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HISTOIRE COMIQUE

Roman

Anatole FRANCE



TABLE des MATIÈRES

20 choix possibles

CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII
CHAPITRE XIX
CHAPITRE XX


TEXTE INTÉGRAL



I

C'était dans une loge d'actrice, à l'Odéon. Sous la lampe électrique, Félicie Nanteuil, la tête poudrée, du bleu aux paupières, du rouge aux joues et aux oreilles, du blanc au cou et aux épaules, donnait le pied à madame Michon, l'habilleuse, qui lui mettait de petits souliers noirs à talons rouges. Le docteur Trublet, médecin du théâtre et ami des actrices, appuyait sur un coussin du divan son crâne chauve, et, les mains jointes sur le ventre, croisait ses jambes courtes. Il interrogeait :

—Quoi encore, ma chère enfant ?

—Est-ce que je sais !... Des étouffements... des vertiges... Tout d'un coup, une angoisse comme si j'allais mourir. C'est même ça le plus pénible.

—Êtes-vous prise quelquefois d'une soudaine envie de rire ou de pleurer, sans cause apparente, sans raison ?

—Ça, je ne peux pas vous dire, parce que, dans la vie, on a tant de raisons de rire ou de pleurer !...

—Êtes-vous sujette à des éblouissements ?

—Non... Mais imaginez-vous, docteur, que je crois voir, la nuit, sous les meubles, un chat qui me regarde avec des yeux de braise.

—Tâchez de ne plus rêver de chat, dit madame Michon ; parce que c'est mauvais signe... Voir un chat, ça annonce trahison par des amis et perfidie de femme.

—Mais ce n'est pas en rêvant que je vois un chat ! C'est tout éveillée.

Trublet, qui n'était de service à l'Odéon qu'une fois par mois, y venait en voisin presque tous les soirs. Il aimait les comédiennes, prenait plaisir à causer avec elles, leur donnait des conseils et jouissait de leur confiance avec délicatesse.

Il promit à Félicie de lui faire tout de suite une ordonnance :

—Ma chère enfant, nous soignerons l'estomac et vous ne verrez plus de chats sous les meubles.

Madame Michon rectifiait le corset. Et le docteur, subitement assombri, la regardait qui tirait sur les lacets.

—Ne froncez pas le sourcil, docteur, dit Félicie, je ne me serre jamais. Avec la taille que j'ai, ce serait vraiment bête de ma part.

Elle ajouta, pensant à sa meilleure camarade du théâtre :

—C'est bon pour Fagette, qui n'a ni épaules ni hanches... Elle est toute droite... Michon, tu peux gagner encore un peu... Je sais que vous êtes l'ennemi des corsets, docteur. Je ne peux pourtant pas m'habiller comme les femmes esthètes, avec des langes... Venez passer votre main, vous verrez que je ne me serre pas trop.

Il se défendit d'être l'ennemi des corsets, ne condamnant que les corsets trop serrés. Il déplora que les femmes n'eussent aucun sens de l'harmonie des lignes et qu'elles attachassent à la finesse de la taille une idée de grâce et de beauté, sans comprendre que cette beauté consistait tout entière dans les molles inflexions par lesquelles le corps, après avoir fourni le superbe épanouissement de la poitrine, s'amincit lentement au-dessous du thorax pour se magnifier ensuite dans l'ample et tranquille évasement des flancs.

—La taille, dit-il, la taille, puisqu'il faut employer ce mot affreux, doit être un passage lent, insensible, et doux entre les deux gloires de la femme, sa poitrine et son ventre. Et vous l'étranglez stupidement, vous vous défoncez le thorax, qui entraîne les seins dans sa ruine, vous vous aplatissez les fausses côtes, vous vous creusez un horrible sillon au-dessus du nombril.

Les négresses, qui se taillent les dents en pointe et qui se fendent les lèvres pour y introduire un disque de bois, se défigurent avec moins de barbarie. Car, enfin, on conçoit qu'il reste encore de la splendeur féminine à une créature qui s'est passé un anneau dans les cartilages du nez et dont la lèvre est distendue par une rondelle d'acajou grande comme ce pot de pommade. Mais la dévastation est entière quand la femme exerce ses ravages dans le centre sacré de son empire.

Insistant sur un sujet qui lui tenait à cœur, il reprit une à une les déformations du squelette et des muscles causées par le corset, et fit des descriptions imagées et précises, des peintures lugubres et bouffonnes. Nanteuil riait en l'écoutant. Elle riait parce que, étant femme, elle avait du penchant à rire des laideurs et des misères physiques, parce que, rapportant tout à son petit monde d'artistes, chaque difformité décrite par le docteur lui rappelait une camarade du théâtre et s'imprimait dans son esprit en caricature, et parce que, se sachant bien faite, elle se réjouissait de son jeune corps, en se représentant toutes ces disgrâces de la chair. Riant d'un rire clair, elle allait par la loge vers le docteur, entraînant madame Michon, qui tenait les lacets comme des rênes, avec un air de sorcière emportée au sabbat.

—Restez donc tranquille ! fit-elle.

Et elle objecta que les femmes de la campagne, qui ne mettaient pas de corset, étaient encore plus abîmées que les femmes de la ville.

Le docteur reprocha amèrement aux civilisations occidentales leur mépris et leur ignorance de la beauté vivante.

Trublet, né dans l'ombre des tours de Saint-Sulpice, était allé, jeune, exercer la médecine au Caire.

Il en avait rapporté un peu d'argent, une maladie de foie et la connaissance des mœurs diverses des hommes. En son âge mûr, de retour au pays natal, il ne quittait plus guère sa vieille rue de Seine et prenait grand plaisir à vivre, un peu triste seulement de voir ses contemporains si malhabiles à se reconnaître dans le déplorable malentendu qui, voilà dix-huit siècles, brouilla l'humanité avec la nature.

On frappa ; une voix de femme cria du couloir :

—C'est moi !

Félicie, tandis qu'elle passait sa jupe rose, pria le docteur d'ouvrir la porte. Madame Doulce entra, pesante, laissant à l'abandon son corps massif, qu'elle avait su longtemps rassembler sur la scène, et tendre à la dignité des mères nobles.

—Bonjour, mignonne. Bonjour, docteur... Tu sais, Félicie, je ne suis pas complimenteuse. Eh bien ! je t'ai vue avant-hier et je t'assure que dans le «deux» de la Mère confidente tu fais des choses très bien et qui ne sont pas faciles.

Nanteuil sourit des yeux, et, comme il arrive toujours quand on reçoit un compliment, elle en attendit un autre.

Madame Doulce, invitée par le silence de Nanteuil, murmura de nouvelles louanges :

—... des choses excellentes, des choses personnelles.

—Vous trouvez, madame Doulce ? Tant mieux ! parce que je ne sens pas bien ce rôle-là. Et puis la grande Perrin m'ôte tous mes moyens. C'est vrai ! quand je m'assois sur les genoux de cette femme-là, ça me fait un effet... Vous ne savez pas toutes les horreurs qu'elle me dit à l'oreille pendant que nous sommes en scène.

Elle est enragée... Je comprends tout, mais il y a des choses qui me dégoûtent... Michon, est-ce que le corsage ne fronce pas dans le dos, à droite ?

—Ma chère enfant, s'écria Trublet avec enthousiasme, vous venez de prononcer une parole admirable.

—Laquelle ? demanda simplement Nanteuil.

—Vous avez dit : «Je comprends tout, mais il y a des choses qui me dégoûtent.» Vous comprenez tout ; les actions et les pensées des hommes vous apparaissent comme des cas particuliers de la mécanique universelle, vous n'en concevez ni colère ni haine. Mais il y a des choses qui vous dégoûtent ; vous avez de la délicatesse, et il est bien vrai que la morale est affaire de goût. Mon enfant, je voudrais qu'on pensât aussi sainement que vous à l'Académie des Sciences morales. Oui, vous avez raison. Les instincts que vous attribuez à votre camarade, il est aussi vain de les lui reprocher que de reprocher à l'acide lactique d'être un acide à fonctions mixtes.

—Qu'est-ce que vous dites ?

—Je dis que nous ne pouvons plus louer ni blâmer aucune pensée, aucune action humaine, une fois que la nécessité de ces actions et de ces pensées nous est démontrée.

—Alors, vous approuvez les mœurs de la grande Perrin, vous, un homme décoré ! C'est du propre !

Le docteur se souleva et dit :

—Mon enfant, prêtez-moi, je vous prie, un moment d'attention. Je vais vous faire un récit instructif :

»Autrefois, la nature humaine était différente de ce qu'elle est aujourd'hui. Il y avait non seulement des hommes et des femmes, mais aussi des androgynes, c'est-à-dire des êtres qui réunissaient en eux les deux sexes.

Ces trois sortes d'hommes avaient quatre bras, quatre jambes et deux visages. Ils étaient robustes et tournaient rapidement sur eux-mêmes comme des roues. Leur force leur inspira l'audace de combattre les dieux à l'exemple des Géants. Jupiter, ne pouvant souffrir une telle insolence...

—Michon, est-ce que la jupe ne traîne pas trop à gauche ? demanda Nanteuil.

—... résolut, poursuivit le docteur, de les rendre moins forts et moins hardis. Il sépara chaque homme en deux, de manière qu'il n'eut plus que deux bras, deux jambes et une tête, et la race humaine fut dès lors ce qu'elle est aujourd'hui. Chacun de nous n'est donc qu'une moitié d'homme qui a été séparée de son tout comme on divise une sole en deux parts. Ces moitiés cherchent toujours leurs moitiés. L'amour que nous avons les uns pour les autres n'est que la force qui nous pousse à réunir nos deux moitiés pour nous rétablir dans notre ancienne perfection. Les hommes qui proviennent de la séparation des androgynes aiment les femmes ; les femmes qui ont cette même origine aiment les hommes. Mais les femmes qui proviennent de la séparation des femmes primitives n'accordent pas grande attention aux hommes et sont portées vers les femmes. Ne soyez donc plus surprise quand vous voyez...

—C'est vous, docteur, qui avez imaginé cette histoire-là ? demanda Nanteuil, en piquant une rose à son corsage.

Le docteur se défendit avec force d'en avoir rien inventé. Au contraire, il en avait, disait-il, retranché une partie.

—Tant mieux ! s'écria Nanteuil. Parce que je vais vous dire : Celui qui a trouvé ça n'est pas malin.

—Il est mort, dit Trublet.

Nanteuil exprima de nouveau le dégoût que lui inspirait sa partenaire ; mais madame Doulce, qui était prudente et déjeunait quelquefois chez Jeanne Perrin, détourna la conversation.

—Enfin, mignonne, tu le tiens, le rôle d'Angélique. Seulement, rappelle-toi ce que je t'ai dit : il faut garder le geste un peu étroit, la taille un peu raide. C'est le secret des ingénues. Défie-toi de ta jolie souplesse naturelle. Les jeunes filles du répertoire doivent être un rien poupée. C'est de style. Le costume le veut. Vois-tu, Félicie, ce que tu dois observer avant tout, quand tu joues dans la Mère confidente, qui est une délicieuse pièce...

Félicie l'interrompit :

—Moi, vous savez, pourvu que j'aie un bon rôle, la pièce, je m'en fiche. Et puis, je n'aime pas bien Marivaux... Vous riez, docteur ? Est-ce que j'ai fait une gaffe ? Ce n'est pas de Marivaux, la Mère confidente ?

—Mais si !

—Alors !... Vous cherchez toujours à m'embrouiller... Je disais que cette Angélique m'agace. Je voudrais quelque chose de plus étoffé, de plus en dehors... Ce soir, surtout, ce rôle m'horripile.

—C'est une raison de croire que tu le joueras très bien, ma mignonne, dit madame Doulce.

Et elle professa :

—Nous n'entrons jamais mieux dans nos rôles que lorsque nous y entrons de force et malgré nous. Je pourrais vous en citer de nombreux exemples. Et moi-même, dans la Vivandière d'Austerlitz, j'ai étonné la salle entière par l'accent de ma gaieté, au moment où l'on venait de m'annoncer que mon pauvre Doulce, si grand artiste et si bon mari, avait été foudroyé d'apoplexie, à l'orchestre de l'Opéra, en saisissant son cornet à piston.

—Pourquoi veut-on absolument que je ne sois qu'une ingénue ? demanda Nanteuil, qui voulait être aussi une amoureuse, une grande coquette et jouer tous les rôles.

—Et cela se comprend, poursuivit obstinément madame Doulce.

L'art de la comédie est un art d'imitation. Or, ce qu'on n'éprouve pas, on l'imite d'autant mieux.

—Ne vous faites pas d'illusions, mon enfant, dit le docteur à Félicie. Quand on est une ingénue, on le reste à jamais. On naît Angélique ou Dorine, Célimène ou madame Pernelle. Au théâtre, les unes ont toujours vingt ans, les autres toujours trente, les autres toujours soixante... Vous, mademoiselle Nanteuil, vous aurez toujours dix-huit ans et vous serez toujours une ingénue.

—Je suis très contente de mon emploi, répondit Nanteuil, mais vous ne pouvez pas exiger que j'interprète avec le même plaisir toutes les ingénues. Il y a un rôle, par exemple, que je voudrais bien jouer ! C'est Agnès de l'École des femmes.

Au seul nom d'Agnès ! le docteur, ravi, murmura dans ses coussins :

Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?

—Agnès, voilà un beau rôle ! s'écria Nanteuil. Je l'ai demandé à Pradel.

Pradel, directeur du théâtre, était un ancien comédien, avisé et bonhomme, dépouillé d'illusions et ne nourrissant point de trop hautes espérances. Il aimait la paix, les livres et les femmes. Nanteuil n'avait qu'à se louer de Pradel et elle parlait de lui sans malveillance, avec une honnête liberté.

—Il a été ignoble, il a été dégoûtant, infect, dit-elle ; il m'a refusé le rôle d'Agnès pour le donner à Falempin. Il faut dire aussi que je ne lui avais pas demandé comme il fallait. Tandis que Falempin, elle sait la manière, elle ! je vous en réponds. Mais ça m'est égal : si Pradel ne me laisse pas jouer Agnès, je l'envoie promener, lui et son sale guignol !

Madame Doulce continua de prodiguer ses enseignements inécoutés.

Comédienne de mérite, mais vieillie, usée, jamais plus engagée, elle donnait des conseils aux débutantes, leur écrivait leurs lettres, et gagnait ainsi l'unique repas qu'elle faisait presque chaque jour, le matin ou le soir.

Félicie, tandis que madame Michon lui nouait un velours noir autour du cou, interrogea Trublet :

—Docteur, vous dites que mes vertiges viennent de l'estomac : vous êtes sûr ?

Avant que Trublet eût pu répondre, madame Doulce s'écria que les vertiges venaient toujours de l'estomac, et qu'elle avait au sien, deux ou trois heures après les repas, des gonflements douloureux. Puis, elle demanda un remède au docteur.

Cependant Félicie réfléchissait, car elle était capable de réflexion. Tout à coup :

—Docteur, je voudrais vous faire une question que vous trouverez peut-être drôle... mais je voudrais bien savoir si, de connaître tout ce qu'il y a dans le corps, d'avoir vu toutes les affaires que nous avons au dedans de nous, ça ne vous gêne pas, des moments, avec les femmes. Il me semble que, d'avoir l'idée de tout ça, ça devrait vous dégoûter.

Trublet, du fond de ses coussins, envoya un baiser à Félicie :

—Ma chère enfant, il n'y a pas de plus fin, de plus riche, de plus beau tissu que la peau d'une jolie femme. C'est ce que je me disais à l'instant, en contemplant votre nuque, et vous concevez aisément que, sous cette impression...

Elle lui fit une grimace de guenon dédaigneuse.

—Croyez-vous que c'est spirituel, de répondre par des imbécillités à une question sérieuse ?

—Eh bien, mademoiselle, puisque vous le voulez, je vais vous faire une réponse instructive.

Il y a vingt ans, nous avions à l'hôpital Saint-Joseph, dans la salle d'autopsie, une vieux surveillant ivrogne, le père Rousseau, qui, tous les jours, à onze heures du matin, déjeunait au bord de la table sur laquelle le cadavre était étendu. Il déjeunait parce qu'il avait faim. Ceux qui ont faim, rien ne les empêche de manger, dès qu'ils ont de quoi. Seulement, le père Rousseau disait : «Je ne sais pas si c'est l'air de la salle qui le veut, mais je ne peux rien manger que de frais et d'appétissant.»

—Je comprends, dit Félicie. Il vous faut des petites bouquetières... C'est défendu, vous savez... Mais vous êtes là assis comme un Turc, et vous ne m'avez pas écrit mon ordonnance.

Elle l'interrogea du regard.

—L'estomac, où est-ce au juste ?

La porte était restée entr'ouverte. Un jeune homme très joli, très élégant, la poussa, et, après avoir fait deux pas dans la loge, demanda gentiment s'il pouvait entrer.

—Vous, dit Nanteuil.

Et elle lui tendit la main, qu'il baisa avec plaisir, correction et fatuité.

Il traita madame Doulce sans égards particuliers, et demanda :

—Comment vous portez-vous, docteur Socrate ?

C'est ainsi qu'on appelait parfois Trublet, à cause de sa face camuse et de sa parole subtile.

Trublet, lui désignant Nanteuil :

—Monsieur de Ligny, voici une jeune personne qui ne sait pas précisément si elle a un estomac. La question est grave. Nous lui conseillons de s'en rapporter, pour la réponse, à la petite fille qui mangeait trop de confitures.

Sa maman lui disait : «Tu te feras mal à l'estomac.» Et elle répondit : «C'est les dames qui ont des estomacs ; les petites filles n'en n'ont pas.»

—Mon Dieu ! que vous êtes bête, docteur ! s'écria Nanteuil.

—Puissiez-vous dire vrai, mademoiselle. La bêtise, c'est l'aptitude au bonheur. C'est le souverain contentement. C'est le premier des biens dans une société policée.

—Vous êtes paradoxal, mon cher docteur, observa M. de Ligny. Mais je vous accorde qu'il vaut mieux être bête comme tout le monde que d'avoir de l'esprit comme personne.

—C'est vrai, ce qu'il dit là, Robert ! s'écria Nanteuil, sincère et pénétrée.

Et elle ajouta, d'un ton méditatif :

—Il y a au moins une chose certaine, docteur. C'est que la bêtise empêche souvent de faire des bêtises. Je l'ai remarqué bien des fois. Hommes ou femmes, ce ne sont pas les plus bêtes qui agissent le plus bêtement. Ainsi, il y a des femmes intelligentes qui sont stupides avec les hommes.

—Vous voulez dire celles qui ne peuvent pas s'en passer.

—On ne peut rien te cacher, mon petit Socrate.

—Ah ! soupira la grande Doulce, quelle terrible servitude ! Toute femme qui ne domine pas ses sens est perdue pour l'art.

Nanteuil haussa ses jolies épaules, encore un peu pointues de jeunesse :

—Oh ! oh ! la grande aïeule, n'essayez donc pas d'abrutir la petite classe. En voilà, des idées ! De votre temps, est-ce que les comédiennes dominaient leurs... comment avez-vous dit ça ? Allons donc ! elles les dominaient pas du tout.

S'apercevant que Nanteuil devenait orageuse, la grande Doulce se retira avec prudence et dignité.

Et, dans le couloir, elle fit encore une recommandation :

—Ma mignonne, souviens-toi de jouer Angélique en bouton de rose. Le rôle l'exige.

Mais Nanteuil, agacée, ne l'écoutait pas.

—C'est vrai, dit-elle en s'asseyant devant sa toilette, elle me fait bouillir, la vieille Doulce, avec sa morale ! Elle croit qu'on a oublié ses histoires ? Elle se trompe. Madame Ravaud les raconte six fois par semaine. Tout le monde sait qu'elle avait réduit son musicien de mari à un tel état d'épuisement qu'un soir il tomba dans son cornet à piston. Et ses amants, des hommes superbes, demandez à Michon, en moins de deux ans elle en faisait des souffles, des ombres. Voilà comment elle les dominait, ses... Et si on était venu lui dire qu'elle était perdue pour l'art !...

Le docteur Trublet tendit vers Nanteuil, comme pour l'arrêter, ses deux mains ouvertes :

—Ne vous indignez pas, mon enfant. Madame Doulce est sincère. Elle aimait les hommes, maintenant elle aime Dieu. On aime ce qu'on peut, comme on peut et avec ce qu'on a. Elle est devenue chaste et pieuse à l'âge congruent. Elle observe toutes les pratiques de la religion : elle va à la messe les dimanches et fêtes, elle...

—Eh bien ! elle a raison d'aller à la messe, déclara Nanteuil. Michon, allume-moi une bougie pour chauffer mon rouge. Il faut que je me refasse les lèvres... Certainement, elle a raison d'aller à la messe. Mais la religion ne défend pas d'avoir un amant.

—Vous croyez ? demanda le docteur.

—Ah ! je connais ma religion mieux que vous, bien sûr !

Une cloche lugubre sonna, et la voix lamentable de l'avertisseur monta dans les couloirs :

—La petite pièce est terminée !...

Nanteuil se leva et passa à son poignet un ruban de velours avec un médaillon d'acier.

Agenouillée, madame Michon arrangeait les trois plis Watteau de la robe rose et, la bouche pleine d'épingles, d'un coin de lèvres exprimait cette maxime :

—Ce qu'il y a de bon quand on est vieille, c'est que les hommes ne peuvent plus vous faire souffrir.

Robert de Ligny tira de son étui une cigarette :

—Vous permettez ?...

Et il s'approcha de la bougie allumée sur la toilette.

Nanteuil, qui ne le quittait pas des yeux, vit, sous les moustaches ardentes et légères comme des flammes, les lèvres empourprées par la lumière aspirer et puis souffler la fumée. Elle en sentit une petite chaleur aux oreilles. Feignant de chercher ses bijoux, elle effleura de sa bouche le cou de Ligny et lui murmura :

—Attends-moi après le spectacle, dans un fiacre, au coin de la rue de Tournon.

A ce moment un bruit de voix et de pas monta du corridor. Les acteurs de la petite pièce regagnaient leurs loges.

—Docteur, passez-moi votre journal.

—Il est bien ennuyeux, mademoiselle.

—Passez-le-moi tout de même.

Elle le prit et le tint en abat-jour au-dessus de sa tête.

—La lumière me fait mal aux yeux.

Il était vrai que, parfois, une clarté trop vive lui donnait la migraine. Mais elle venait de se regarder dans la glace. Les paupières bleues, les cils enduits d'une pâte noire, les joues peintes, les lèvres dessinées au rouge en petit cœur, elle se trouvait un air de morte fardée avec des yeux de verre, et ne voulait pas que Ligny la vît ainsi.

Tandis qu'elle tenait son visage dans l'ombre, un grand maigre garçon entra dans la loge en se dandinant.

Ses yeux sombres se creusaient au-dessus d'un nez en bec de corbeau ; sa bouche riait d'un rire immobile ; à son long cou, la pomme d'Adam faisait une grande ombre sur son rabat. Il était costumé en huissier du répertoire.

—C'est vous, Chevalier ? Bonjour, mon ami, dit gaiement le docteur Trublet, qui aimait les cabots, préférait les mauvais et avait un goût spécial pour Chevalier.

—Tout le monde, alors ! s'écria Nanteuil. Ce n'est plus une loge, c'est un moulin.

—Mes compliments tout de même à la meunière, dit Chevalier. Figurez-vous qu'il y a dans la salle un tas d'idiots. Vous ne le croiriez pas ? ils m'ont emboîté.

—Ce n'est pas une raison pour entrer sans frapper, répondit Nanteuil, hargneuse.

Le docteur fit remarquer que M. de Ligny avait laissé la porte ouverte. Alors Nanteuil à Ligny, avec un accent de tendre reproche :

—Vraiment, vous avez fait cela ?... Mais, quand on est entré, on ferme la porte aux autres : c'est élémentaire.

Elle s'enveloppa d'un manteau de flanelle blanche.

L'avertisseur appela les artistes en scène.

Elle prit la main que lui tendit Ligny et, cherchant des doigts le poignet, elle enfonça l'ongle à l'endroit où la peau, près des veines, est tendre. Puis elle disparut dans le corridor sombre.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE II

II

Chevalier, après avoir remis son costume de ville, s'assit dans une baignoire, à côté de madame Doulce. Il contemplait Félicie, menue et lointaine sur la scène. Et, se rappelant qu'il l'avait tenue entre ses bras dans sa mansarde de la rue des Martyrs, il pleura de douleur et de rage.

Ils s'étaient rencontrés, l'année précédente, dans une fête donnée sous le patronage du député Lecureuil, au bénéfice des artistes pauvres du neuvième arrondissement. Il avait rôdé autour d'elle, muet, affamé, les dents longues et les yeux flamboyants. Et, durant quinze jours, il l'avait poursuivie sans repos. Elle, froide et tranquille, avait semblé l'ignorer ; puis elle avait cédé tout d'un coup et si brusquement que, ce jour-là, en la quittant, radieux et surpris encore, il lui avait dit une bêtise. Il lui avait dit : «Moi, qui te croyais en porcelaine !...» Durant trois mois entiers, il avait goûté des joies aiguës comme la douleur. Puis Félicie était devenue fuyante, lointaine, étrangère. Maintenant, elle ne l'aimait plus. Il en cherchait la raison sans pouvoir la trouver. Il souffrait de n'être plus aimé ; il souffrait plus encore d'être jaloux. Sans doute, aux premières et belles heures de son amour, il n'avait pas ignoré que Félicie eût un amant, Girmandel, huissier rue de Provence ; et il en avait été malheureux. Mais, ne le voyant jamais, il s'en faisait une idée si confuse et si mal déterminée que sa jalousie se perdait dans le vague. Félicie lui disait qu'avec Girmandel elle n'avait jamais pris aucune part à ce qui se passait, ni même essayé de feindre ; il la croyait. Et c'était pour lui une vive satisfaction. Elle lui disait encore que depuis longtemps, depuis des mois, Girmandel n'était pour elle qu'un ami, et il la croyait.

Enfin, il trompait l'huissier et sentait agréablement cet avantage. Il avait appris aussi que Félicie, qui achevait sa seconde année de Conservatoire, ne s'était pas refusée à son professeur. Mais la peine qu'il en avait ressentie était adoucie par la considération d'un usage auguste et séculaire. Maintenant, Robert de Ligny lui causait d'intolérables souffrances. Depuis quelque temps, il le trouvait sans cesse près d'elle. Qu'elle aimât Robert, il n'en pouvait douter. Et si parfois il pensait qu'elle ne s'était pas encore donnée à cet homme, c'était sans raison et seulement pour soulager de temps en temps sa souffrance.

Des applaudissements réguliers éclatèrent au fond du théâtre et quelques messieurs de l'orchestre, avec un léger murmure des lèvres, battirent des mains lentement et sans bruit. Nanteuil venait de donner sa dernière réplique à Jeanne Perrin.

—Brava ! brava ! Elle est délicieuse, cette petite, soupira madame Doulce.

Dans sa jalouse rage, Chevalier fut mauvais camarade. Il posa un doigt sur son front :

—Elle joue avec ça.

Puis, étendant la main sur son cœur :

—C'est avec ça qu'il faut jouer.

—Merci, mon ami, merci ! murmura madame Doulce, reconnaissant dans ces maximes sa louange manifeste.

Elle disait, en effet, qu'on ne joue bien qu'en jouant avec son cœur elle professait que, pour exprimer fortement une passion, il faut l'éprouver, et qu'il est nécessaire de sentir les impressions qu'on doit rendre. Elle se donnait volontiers en exemple. Reine tragique, après avoir vidé sur la scène une coupe de poison, elle avait eu toute la nuit les entrailles en feu.

Elle disait néanmoins : «L'art dramatique est un art d'imitation, et l'on imite d'autant mieux un sentiment qu'on ne l'éprouve pas.» Et, pour illustrer cette maxime, elle trouvait encore des exemples dans sa carrière triomphale.

Elle poussa un long soupir :

—Cette petite est admirablement douée. Mais il faut la plaindre : elle vient dans de mauvais jours. Il n'y a plus de public, plus de critique, plus de pièces, plus de théâtres, plus d'artistes. C'est la décadence de l'art.

Chevalier secoua la tête :

—Ne la plaignez pas : elle aura tout ce qu'on peut désirer, le succès, la fortune. Elle est rosse. La rosserie mène à tout. Tandis que les gens de cœur n'ont qu'à se mettre une pierre au cou et à se jeter dans la rivière. Mais moi aussi, j'irai loin, moi aussi, je monterai haut. Moi aussi, je serai rosse.

Il se leva et sortit sans attendre la fin du spectacle. Il ne remonta pas à la loge de Félicie, de peur d'y rencontrer Ligny dont la vue lui était insupportable, et parce que, de la sorte, il pouvait s'imaginer que Ligny n'y était pas revenu.

Éprouvant un malaise physique à s'éloigner d'elle, il fit cinq ou six tours sous les galeries éteintes et désertes de l'Odéon, descendit les degrés dans la nuit et prit la rue de Médicis. Les cochers sommeillaient sur leurs sièges, en attendant la fin du spectacle, et, sur la cime des platanes, la lune courait dans les nuées. Gardant un reste d'espoir absurde et doux, cette nuit-là comme les autres nuits, il allait attendre Félicie chez sa mère.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE III

III

Madame Nanteuil habitait avec sa fille, au cinquième étage d'une maison du boulevard Saint-Michel, un petit appartement dont les fenêtres s'ouvraient sur le jardin du Luxembourg. Elle reçut Chevalier avec bienveillance, lui sachant gré d'aimer Félicie et de n'être pas aimé d'elle, et ignorant, par principe, qu'il eût été l'amant de sa fille. Elle le fit asseoir près d'elle, dans la salle à manger où brûlait dans le poêle un feu de coke. A la clarté de la lampe, des revolvers d'ordonnance, des sabres avec la dragonne à glands d'or, luisaient sur le mur, autour d'une cuirasse de femme, armée de rondelles de fer-blanc à l'endroit des seins, pièce d'armure que, l'hiver précédent, Félicie, encore élève du Conservatoire, avait portée pour représenter Jeanne d'Arc chez une duchesse spirite. Veuve d'officier et mère d'actrice, madame Nanteuil, de son vrai nom madame Nanteau, conservait ces trophées.

—Félicie n'est pas encore rentrée, monsieur Chevalier. Je ne l'attends pas avant minuit. Elle est en scène jusqu'à la fin du spectacle.

—Je le sais : j'étais de la première pièce. J'ai quitté le théâtre après le «un» de la Mère confidente.

—Oh ! monsieur Chevalier, pourquoi n'êtes-vous pas resté jusqu'à la fin ? Ma fille aurait été bien contente si vous étiez resté. Quand on joue, on aime à avoir des amis dans la salle.

Chevalier répondit d'une façon ambiguë :

—Oh ! les amis, ce n'est pas ce qui manque.

—Vous vous trompez, monsieur Chevalier ; les bons amis sont rares. Madame Doulce était là, sans doute ? A-t-elle été contente de Félicie ?

Et elle ajouta très humblement :

—Je serais vraiment heureuse qu'elle eût du succès.

Il est si difficile de percer dans son état, quand on est seule, sans appui, sans protections ! Et elle a bien besoin de réussir, la pauvre petite !

Chevalier n'avait pas le cœur à s'apitoyer sur Félicie. Il dit brusquement, en haussant les épaules :

—Ah ! ne vous inquiétez donc pas. Elle réussira. Elle est comédienne dans l'âme. Elle a le théâtre dans le corps. Elle l'a dans les jambes.

Madame Nanteuil sourit paisiblement :

—La pauvre enfant ! Elles ne sont pas bien grosses, ses jambes. Félicie n'a pas une mauvaise santé. Mais il ne faut pas qu'elle se fatigue. Elle a souvent des vertiges, des migraines.

La bonne vint mettre sur la table un plat de charcuterie, une bouteille et des assiettes.

Cependant Chevalier cherchait dans son esprit le moyen d'amener à propos une question qu'il avait sur les lèvres depuis le bas de l'escalier. Il voulait savoir si Félicie fréquentait encore Girmandel, dont il n'entendait plus parler. Nous formons des souhaits proportionnés à notre état. Maintenant, dans la misère de son existence, dans la détresse de son cœur, il désirait ardemment que Félicie, qui ne l'aimait plus, aimât Girmandel qu'elle aimait peu, et toute son espérance était que Girmandel la gardât pour lui, la prît toute et ne laissât rien d'elle à Robert de Ligny. L'idée que la jeune fille était avec Girmandel soulageait sa jalousie, et il tremblait d'apprendre qu'elle avait quitté l'huissier.

Certes, il ne se serait jamais permis d'interroger une mère sur les amants de sa fille. Mais on pouvait parler de Girmandel à madame Nanteuil, qui ne voyait rien que d'honorable dans ses relations de famille avec l'officier ministériel, homme riche, marié et père de deux filles charmantes.

Il fallait seulement, pour amener le nom de l'huissier dans la conversation, user d'un artifice. Chevalier en trouva un qui lui parut ingénieux.

—A propos, dit-il, j'ai rencontré Girmandel en voiture.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

—Il passait en fiacre sur le boulevard Saint-Michel. J'ai bien cru le reconnaître. Je serais surpris si ce n'était pas lui.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

—Sa barbe blonde, son visage rouge... Il est très reconnaissable, Girmandel.

Madame Nanteuil ne fit point de réponse.

—Vous étiez très liées avec lui, dans le temps, vous et Félicie. Est-ce que vous le voyez toujours ?

Madame Nanteuil répondit mollement :

—Monsieur Girmandel ? mais oui, nous le voyons toujours...

A cette parole, Chevalier ressentit presque de la joie. Mais elle l'avait trompé ; elle n'avait pas dit la vérité. Elle avait menti par amour-propre et pour ne pas révéler un secret domestique, qu'elle ne jugeait point à l'honneur de sa maison. Ce qui était vrai, c'est que, dans l'emportement de son amour pour Ligny, Félicie avait plaqué Girmandel, et l'huissier, qui pourtant était homme du monde, avait cessé net d'éclairer. Madame Nanteuil, à son âge, avait repris un amant par amour maternel et pour que sa fille ne fût pas dans le besoin. Elle avait renoué sa vieille liaison avec Tony Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy. Tony Meyer ne remplaçait pas avantageusement Girmandel : il donnait peu d'argent.

Madame Nanteuil, qui était sage et savait le prix des choses, n'en murmurait pas, et elle était récompensée de son dévouement, car, depuis six semaines qu'elle était aimée à nouveau, elle rajeunissait.

Chevalier, qui suivait son idée, demanda :

—Girmandel, il n'est plus jeune ?

—Il n'est pas vieux, dit madame Nanteuil. Un homme n'est pas vieux à quarante ans.

—Est-ce qu'il n'est pas ramolli ?

—Mais non, répondit madame Nanteuil avec tranquillité.

Chevalier, songeur, se tut. Madame Nanteuil s'assoupit. Puis, tirée de sa somnolence par la bonne qui apportait la salière et la carafe, elle demanda :

—Et vous, monsieur Chevalier, êtes-vous content ?

Non, il n'était pas content. Les critiques s'entendaient pour lui casser les reins. Et la preuve qu'ils étaient coalisés contre lui, c'est qu'ils disaient tous la même chose : ils disaient qu'il avait le masque ingrat.

—Un masque ingrat ! s'écriait-il indigné, ils devraient dire : un masque prédestiné... Je vais vous expliquer, madame Nanteuil. Je vois grand : c'est ce qui me fait du tort. Ainsi, dans la Nuit du 23 octobre, qu'on répète en ce moment, je fais Florentin : six répliques, une panne... Mais j'ai grandi le personnage démesurément. Durville est furieux. Il me coupe tous mes effets.

Madame Nanteuil, placide et bienveillante, trouva de bonnes paroles. Il y avait des obstacles, mais on finissait par les surmonter. Sa fille aussi s'était heurtée au mauvais vouloir de certains critiques.

—Minuit et demi ! dit Chevalier assombri.

Félicie est en retard.

Madame Nanteuil supposait qu'elle avait été retenue par madame Doulce.

—Madame Doulce se charge ordinairement de la ramener, et vous savez qu'elle n'est jamais pressée.

Chevalier se leva et fit mine de s'en aller, pour montrer qu'il avait de l'usage. Madame Nanteuil le retint.

—Restez donc : Félicie ne va pas tarder à rentrer. Elle sera bien contente de vous trouver ici. Vous souperez avec elle.

Madame Nanteuil s'assoupit de nouveau sur sa chaise. Chevalier, silencieux, attachait son regard au cartel pendu contre la muraille et, à mesure que l'aiguille s'avançait sur le cadran, il sentait une plaie brûlante s'agrandir dans sa poitrine, et chaque menu coup du balancier le touchait au vif, aiguillonnait sa jalousie, en marquant les moments que Nanteuil passait avec Ligny. Car il était sûr, maintenant, qu'ils étaient ensemble. Le silence de la nuit, interrompu seulement par le bruit sourd des fiacres qui roulaient sur le boulevard, favorisait les images et les réflexions qui le torturaient. Il les voyait.

Réveillée en sursaut par des chants montés du trottoir, madame Nanteuil confirma la pensée sur laquelle elle s'était endormie.

—C'est ce que je dis toujours à Félicie : on ne doit pas se décourager. Il y a dans la vie de mauvais jours...

Chevalier fit signe qu'il y en avait.

—Mais ceux qui souffrent, dit-il, n'ont que ce qu'ils méritent. Il ne faut qu'un moment pour s'ôter tous les ennuis, pas vrai ?

Elle approuva : certainement il y avait des chances subites, surtout au théâtre.

Il reprit d'une voix profonde, intérieure :

—Si l'on croit que c'est pour le théâtre que je me fais du mauvais sang... Le théâtre, je suis bien sûr de m'y faire une place, un jour, et belle !... Mais à quoi sert d'être un grand artiste, si l'on n'est pas heureux ? Il y a des ennuis bêtes qui sont terribles. Des douleurs qui vous battent les tempes par petits coups égaux et réguliers comme le tic tac de cette pendule et qui rendent fou.

Il s'arrêta ; le regard sombre de ses yeux creux contemplait la panoplie suspendue au mur. Puis il reprit :

—Ces ennuis bêtes, ces douleurs ridicules, si on les supporte trop longtemps, c'est qu'on est un lâche.

Et il tâta l'étui du revolver qu'il portait constamment dans sa poche.

Madame Nanteuil l'écoutait, sereine, avec cette douce volonté de ne rien savoir, qui était tout son génie dans la vie.

—Une chose terrible aussi, dit-elle, c'est la cuisine. Félicie est dégoûtée de tout. On ne sait que lui faire.

A partir de ce moment, la conversation languissante se traîna en paroles détachées, qui n'avaient que peu de sens. Madame Nanteuil, la bonne, le feu de coke, la lampe, l'assiette de charcuterie, dans une tristesse morne, attendaient Félicie. Une heure sonna. La souffrance de Chevalier était maintenant abondante et tranquille. Il possédait la certitude. Les voitures, plus rares, roulaient plus sonores sur la chaussée. Le bruit d'une de ces voitures s'arrêta devant la maison. Quelques instants après, il entendit le petit grillotis de la clé dans la serrure, le choc d'une porte, des pas légers dans l'antichambre.

La pendule marquait une heure vingt-trois minutes. Il fut tout à coup agité de trouble et d'espérance.

C'était elle ! Qui sait ce qu'elle dirait ? Peut-être qu'elle expliquerait ce retard de la façon la plus naturelle.

Félicie entra dans la salle à manger, les cheveux en désordre, l'œil brillant, les joues blanches, les lèvres avivées et froissées, lasse, indifférente, muette, heureuse, jolie, ayant l'ait de garder sous son manteau, qu'elle tenait des deux mains fermé sur elle, un reste de chaleur et de volupté.

Sa mère lui dit :

—Je commençais à être inquiète... Tu ne te défais pas ? Elle répondit :

—J'ai faim.

Elle se laissa tomber sur une chaise, devant la petite table ronde. Rejetant son manteau sur le dossier, elle découvrit son buste fin dans sa petite robe noire de pensionnaire, et, le coude gauche sur la toile cirée de la table, elle se mit à piquer de sa fourchette les tranches de saucisson.

—Est-ce que ça a bien marché ce soir ? demanda madame Nanteuil.

—Très bien.

—Tu vois : Chevalier est venu te tenir compagnie. C'est gentil à lui, n'est-ce pas ?

—Ah ! Chevalier... eh bien ! qu'il se mette à table.

Et, sans plus répondre aux questions de sa mère, elle mangeait, avide et charmante, comme Cérès chez la vieille femme. Puis elle repoussa son assiette et, renversée sur sa chaise, les paupières mi-closes, la bouche entr'ouverte, elle sourit d'un sourire qui ressemblait à un baiser.

Madame Nanteuil, ayant pris son vin chaud, se leva.

—Vous m'excuserez, monsieur Chevalier : j'ai mes comptes à mettre à jour.

Tels étaient les termes par lesquels elle annonçait ordinairement qu'elle allait se coucher.

Resté seul avec Félicie, Chevalier lui dit violemment :

—C'est bête ! c'est lâche ! mais je t'aime à en devenir fou... Tu entends, Félicie ?

—Pour sûr, que j'entends ! Tu n'as pas besoin de parler si haut.

—C'est ridicule, n'est-ce pas ?

—Non, ce n'est pas ridicule, c'est...

Elle n'acheva pas.

Il s'approcha d'elle, tirant sa chaise sous lui.

—Tu es rentrée à une heure vingt-cinq. C'est Ligny qui t'a reconduite, j'en suis sûr. Il t'a reconduite en fiacre. J'ai entendu la voiture s'arrêter devant ta maison.

Comme elle ne répondait pas, il reprit :

—Dis le contraire !

Elle se tut. Et il répéta d'une voix pressante et comme suppliante :

—Dis que non !...

Si elle avait voulu, d'une parole, d'un seul mot, d'un petit mouvement de la tête et des épaules, elle l'aurait rendu très doux et presque heureux. Mais elle garda un silence méchant. Les lèvres serrées, le regard lointain, elle semblait perdue dans un rêve.

Il poussa un soupir rauque :

—Imbécile que j'étais, je ne pensais pas à cela ! Je me disais que tu reviendrais chez toi, comme les autres jours, avec madame Doulce, ou toute seule... Ah ! si j'avais su que tu te ferais reconduire par cet individu !...

—Eh bien ! qu'est-ce que tu aurais fait si tu avais su ?

—Je vous aurais suivis, pardi !

Elle arrêta durement sur lui ses prunelles trop claires :

—Ça, je te le défends, tu m'entends ! Si j'apprends que tu m'as suivie une seule fois, je ne te revois plus.

D'abord, tu n'as pas le droit de me suivre. Je suis libre de faire ce que je veux, peut-être !

Suffoqué de surprise et de colère, il balbutia :

—Pas le droit ? Pas le droit ?... Tu dis que je n'ai pas le droit ?...

—Non, tu n'as pas le droit... Et puis, je ne veux pas.

Son visage prit une expression de dégoût :

—C'est ignoble d'espionner une femme. Si tu essayes seulement une fois de savoir où je vais, je te fiche à la porte, et ce ne sera pas long.

—Alors, murmura-t-il, plein de stupeur, nous ne sommes rien l'un pour l'autre, je ne suis rien pour toi... Nous n'avons pas été ensemble... Voyons, Félicie, rappelle-toi...

Mais elle, impatientée :

—Ah ! qu'est-ce que tu veux que je me rappelle ?...

—Félicie, pense que tu t'es donnée à moi !

—Tu ne veux pas pourtant, mon cher, que j'y pense toute la journée. Ce serait abusif.

Il la regarda quelque temps avec plus de curiosité que de colère et lui dit, moitié amer et moitié doux :

—On peut dire que tu es rosse !... Sois-le, Félicie ! Sois-le, tant que tu voudras ! Qu'est-ce que ça fait, puisque je t'aime ? Tu es à moi, je te reprends ; je te reprends et je te garde. Voyons ! je ne peux pas souffrir toujours comme une pauvre bête. Écoute : Je passerai l'éponge. Nous recommencerons notre amour. Et, cette fois, ce sera très bien. Et tu seras à moi pour toujours, à moi seul. Je suis un honnête homme, tu sais.

Tu peux compter sur moi. Je t'épouserai quand j'aurai une position.

Elle le regarda avec une surprise dédaigneuse. Il crut qu'elle avait des doutes sur son avenir dramatique, et, pour les dissiper, il dit, dressé sur ses longues jambes :

—Tu ne crois pas à mon étoile, Félicie ? Tu as tort. Je me sens capable de grandes créations. Qu'on me donne un rôle, et on verra. Et je n'ai pas seulement la comédie en moi, j'ai le drame, j'ai la tragédie... Oui, la tragédie. Je sais dire les vers. Et c'est un talent qui se fait rare aujourd'hui... Aussi ne crois pas, Félicie, que je te fasse un affront en t'offrant de t'épouser. Loin de là !... Nous nous marierons plus tard, quand ce sera possible et convenable. Rien ne presse, bien sûr. En attendant, nous reprendrons nos bonnes habitudes de la rue des Martyrs... Tu te souviens, Félicie : nous y avons été si heureux ! Le lit n'était pas large, mais nous disions : «Ça ne fait rien...» J'ai maintenant deux belles chambres dans la rue de la Montagne-Sainte-Geneviève, derrière Saint-Étienne-du-Mont. Il y a ton portrait sur tous les murs... Tu y retrouveras le petit lit de la rue des Martyrs... Mais écoute-moi bien, j'ai trop souffert ; je ne veux plus souffrir. J'exige que tu sois à moi, à moi seul.

Tandis qu'il parlait, Félicie était allée prendre sur la cheminée les cartes avec lesquelles sa mère jouait tous les soirs et elle les étalait sur la table.

—A moi seul... Tu m'entends, Félicie.

—Laisse-moi tranquille, je fais une réussite.

—Écoute-moi, Félicie. J'exige que tu ne reçoives plus dans ta loge cet imbécile...

Examinant ses cartes, elle murmura :

—Toutes les noires sont en bas.

—Cet imbécile, parfaitement.

C'est un diplomate, et le ministère des Affaires étrangères, aujourd'hui, c'est le refuge des incapables.

Il haussa la voix :

—Félicie, dans ton intérêt comme dans le mien, écoute-moi.

—Ne crie donc pas : maman dort.

Il reprit d'une voix sourde :

—Sache bien que je ne veux pas que Ligny devienne ton amant.

Elle releva sa petite tête méchante :

—Et s'il l'est ?

Il fit un pas vers elle, sa chaise levée, la regarda d'un œil fou en riant d'un rire fêlé :

—S'il l'est, il ne le sera pas longtemps.

Et il laissa retomber sa chaise.

Maintenant elle avait peur. Elle s'efforça de sourire.

—Tu vois bien que je plaisante.

Elle réussit, sans trop de peine, à lui faire croire qu'elle lui avait parlé de cette manière seulement pour le punir, parce qu'il devenait insupportable. Il se calma. Elle lui dit alors qu'elle était lasse, qu'elle tombait de sommeil. Il se décida enfin à s'en aller. Sur le palier, il se retourna et dit :

—Félicie, je te conseille, pour éviter un malheur, de ne plus revoir Ligny.

Elle lui cria par la porte entre-bâillée :

—Tape au carreau de la loge pour qu'on t'ouvre !

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE IV

IV

Dans la salle obscure, de grands pans de toile couvraient le balcon et les loges. L'orchestre était revêtu d'une housse immense, qui, retroussée sur les bords, laissait place à quelques figures humaines pâlissant en cette ombre, comédiens, machinistes, costumiers, amis du directeur, mères et amants d'actrices. Des yeux s'allumaient çà et là dans le creux noir des baignoires.

On répétait pour la cinquante-sixième fois la Nuit du 23 octobre 1812, drame célèbre, vieux de vingt ans, et qui n'avait pas encore été représenté à ce théâtre. La pièce était sue et l'on avait fixé au lendemain cette dernière répétition particulière que, sur les scènes moins austères que l'Odéon, on nomme la «répétition des couturières».

Nanteuil n'était pas de la pièce. Mais elle avait eu affaire ce jour-là au théâtre, et comme on lui avait dit que Marie-Claire était exécrable dans le rôle de la générale Malet, elle était venue voir un peu, cachée au fond d'une baignoire.

La grande scène du «deux» commençait. Le décor représentait une mansarde de la maison de santé où le conspirateur était détenu en 1812. Durville, qui tenait le rôle du général Malet, venait de faire son entrée. Il répétait en costume : longue redingote bleue, avec le collet par-dessus les oreilles, culotte chamois à pont. Et déjà même il s'était fait une tête, la tête glabre et martiale des généraux de l'Empire, avec la patte de lièvre qui passa des vainqueurs d'Austerlitz à leurs fils les bourgeois de Juillet. Debout, le coude droit dans la main gauche et le front dans la main droite, il exhalait l'orgueil de sa voix profonde et de sa culotte collante.

»—Seul, sans argent, du fond d'une prison, s'attaquer à ce colosse qui commande un million de soldats et qui fait trembler tous les peuples et tous les rois de l'Europe...

Eh bien ! ce colosse s'écroulera.

Du fond de la scène, le vieux Maury, qui faisait le conspirateur Jacquemont, donna la réplique :

»—Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute.

Soudain des cris à la fois plaintifs et furieux s'élevèrent de l'orchestre.

L'auteur éclatait. C'était un homme de soixante-dix ans, qui bouillait de jeunesse.

—Qu'est-ce que je vois là, au fond ? Ce n'est pas un acteur, c'est une cheminée. Il faudra faire venir les fumistes, les marbriers pour l'ôter de là... Maury, remuez-vous donc, sacrebleu !

Maury passa.

»—Il peut, en tombant, nous écraser dans sa chute... Je reconnais que ce ne sera pas de votre faute, général. Votre proclamation est excellente. Vous leur promettez une constitution, la liberté, l'égalité... C'est du machiavélisme !

Durville répliqua :

»—Et du meilleur. Race incorrigible, ils s'apprêtent à violer les serments qu'ils n'ont pas faits encore, et, parce qu'ils mentent, ils se croient des Machiavels... Le pouvoir absolu, qu'en ferez-vous donc, imbéciles ?...

La voix stridente de l'auteur grinça :

—Vous n'y êtes pas, Dauville.

—Moi ? demanda Durville étonné.

—Oui, vous, Dauville, vous ne comprenez pas un mot de ce que vous dites.

Pour humilier les cabots, pour abattre leur superbe, cet homme qui, de sa vie, n'avait oublié le nom d'une crémière ou d'un portier, dédaignait de retenir les noms des plus illustres comédiens.

—Dauville, mon ami, reprenez-moi ça.

Il jouait tous les rôles.

Joyeux, funèbre, violent, tendre, impétueux, caressant, il prenait une voix tour à tour grave et flûtée ; il soupirait, il rugissait, il riait, il pleurait. Il se transformait, ainsi que l'homme du conte populaire, en flamme, en fleuve, en femme, en tigre.

Dans les coulisses, les comédiens n'échangeaient entre eux que des propos insignifiants et brefs. Leur liberté de parole, leur facilité de mœurs, la familiarité de leurs habitudes ne les empêchaient pas de garder ce que, dans toute réunion d'hommes, il faut d'hypocrisie pour que les gens puissent se regarder les uns les autres sans horreur et sans dégoût. Même il régnait dans cet atelier d'art en pleine activité une belle apparence d'accord et d'union, un sentiment unanime créé par la pensée, haute ou médiocre, de l'auteur, un esprit d'ordre qui obligeait toutes les rivalités et tous les mauvais vouloirs à se changer en bonne volonté et en harmonieux concours.

Nanteuil, dans sa loge, se sentait mal à l'aise en pensant que Chevalier était là tout près. Depuis l'avant-veille, depuis la nuit où il avait proféré d'obscures menaces, elle ne l'avait pas revu et la peur qu'il lui avait faite restait en elle. «Félicie, pour éviter un malheur, je te conseille de ne plus revoir Ligny» : qu'est-ce que cela voulait dire ? Elle réfléchissait sur lui sérieusement. Ce garçon qui, l'avant-veille encore, lui semblait insignifiant et banal, qu'elle avait bien trop vu, qu'elle savait par cœur, comme il lui apparaissait maintenant mystérieux et plein de secrets ! Comme elle s'apercevait tout à coup qu'elle ne le connaissait pas ! De quoi était-il capable ? Elle s'efforçait de le deviner. Qu'allait-il faire ? Rien, sans doute.

Tous les hommes qu'on quitte menacent et ne font rien. Mais Chevalier était-il un homme tout à fait comme les autres ? On le disait fou. C'était une manière de parler. Mais elle ignorait elle-même s'il n'y avait pas en lui un peu de folie. A présent, elle l'étudiait avec un sincère intérêt. Très intelligente, elle ne lui avait jamais trouvé beaucoup d'intelligence ; mais il l'avait surprise plusieurs fois par l'obstination de sa volonté. Elle se rappelait de lui des actes d'énergie sauvage. Naturellement jaloux, il y avait des choses qu'il comprenait. Il savait à quoi une femme est obligée, pour se faire une place au théâtre, ou pour avoir des toilettes ; mais il ne voulait pas qu'on le trompât par amour. Était-ce un homme à commettre un crime, à faire un malheur ? Voilà ce qu'elle ne pouvait découvrir. Elle se rappelait la manie que ce garçon avait de manier des armes. Quand elle allait le voir, rue des Martyrs, elle le trouvait toujours dans sa chambre démontant et nettoyant un vieux fusil. Pourtant il ne chassait jamais. Il se vantait d'être un excellent tireur et portait un revolver sur lui. Mais qu'est-ce que cela prouvait ? Jamais encore elle n'avait tant pensé à lui.

Nanteuil s'inquiétait ainsi, dans sa baignoire, quand Jenny Fagette vint l'y rejoindre, Jenny Fagette, fine et frêle, la Muse d'Alfred de Musset, qui, la nuit, brûlait ses yeux de pervenche à rédiger des courriers mondains et des articles de modes. Comédienne médiocre, mais femme adroite, merveilleusement active, c'était la meilleure amie de Nanteuil. Elles se reconnaissaient l'une à l'autre de grandes qualités, et des qualités différentes de celles qu'elles se trouvaient à elles-mêmes, et elles agissaient de concert comme les deux grandes puissances de l'Odéon.

Cependant Fagette faisait tout son possible pour prendre Ligny à son amie, non par goût, car elle était sèche comme un cotret et méprisait les hommes, mais dans l'idée qu'une liaison avec un diplomate lui procurerait certains avantages et surtout pour ne pas perdre l'occasion d'être rosse. Nanteuil le savait. Elle savait que toutes ses camarades, Ellen Midi, Duvernet, Herschell, Falempin, Stella, Marie-Claire, voulaient lui prendre Ligny. Elle avait vu Louise Dalle, habillée comme une maîtresse de piano, ayant toujours l'air d'escalader l'omnibus et gardant jusque dans ses provocations et ses frôlements les apparences d'une irrémédiable honnêteté, poursuivre Ligny de ses jambes trop longues et l'obséder de ses regards de Pasiphaé pauvre. Et elle avait surpris, dans un couloir, la doyenne, cette bonne mère Ravaud, découvrant à l'approche de Ligny ce qui lui restait encore, ses magnifiques bras, depuis quarante ans illustres.

Fagette montra à Nanteuil avec dégoût, d'un bout de doigt ganté, la scène sur laquelle s'agitaient Durville, le vieux Maury et Marie-Claire.

—Regarde-moi ces gens-là. Ils ont l'air de jouer à soixante mètres sous l'eau.

—C'est parce que les herses ne sont pas allumées, observa Nanteuil.

—Non, non. Ce théâtre a toujours l'air d'être au fond de l'eau. Et dire que moi aussi, tout à l'heure, je vais entrer dans l'aquarium... Nanteuil, il ne faut pas que tu restes plus d'une saison dans ce théâtre. On s'y noie. Mais regarde-les, regarde-les donc !

Durville devenait presque ventriloque, pour paraître plus grave et plus mâle :

»—La paix, l'abolition des droits réunis et de la conscription, une haute solde pour la troupe ; à défaut d'argent, quelques mandats sur la banque, quelques grades distribués à propos, ce sont là des moyens infaillibles.

Madame Doulce entra dans la loge. Ayant entr'ouvert son manteau tragiquement doublé d'antiques peaux de lapin, elle découvrit un petit livre écorné.

—Ce sont les lettres de madame de Sévigné, dit-elle. Vous savez que je fais, dimanche prochain, une lecture des plus belles lettres de madame de Sévigné.

—Où ça ? demanda Fagette.

—Salle Renard.

Ce devait être une salle ignorée et lointaine. Nanteuil et Fagette ne la connaissaient pas.

—Je donne cette lecture au bénéfice des trois pauvres orphelins qu'a laissés l'artiste Lacour, mort si tristement de phtisie, cet hiver. Mes mignonnes, je compte sur vous pour placer des billets.

—C'est vrai, tout de même, qu'elle est ridicule, Marie-Claire ! dit Nanteuil.

On gratta à la porte de la baignoire. C'était Constantin Marc, le jeune auteur d'une pièce que l'Odéon allait mettre tout de suite en répétition, la Grille, et Constantin Marc, bien que campagnard et vivant dans les bois, ne pouvait plus désormais respirer que dans le théâtre. Nanteuil devait jouer le grand rôle de la pièce : il la regardait avec émotion, comme l'amphore précieuse destinée à contenir sa pensée.

Cependant Durville s'enrouait :

»—Et si la France ne peut être sauvée qu'au prix de notre vie et de notre honneur, je dirai avec l'homme de 93 : «Périsse notre mémoire !»

Fagette désigna du doigt un jeune homme bouffi qui se tenait, la canne sous le menton, à l'orchestre.

—Est-ce que ce n'est pas le baron Deutz ?

—Tu le demandes ! répondit Nanteuil.

Ellen Midi est de la pièce. Elle joue dans le quatre. Le baron Deutz est venu se montrer.

—Attendez un peu, mes enfants, je vais dire un mot à ce malotru, qui m'a rencontrée hier sur la place de la Concorde et qui ne m'a pas saluée.

—Le baron Deutz ?... Il ne t'a pas vue !...

—Il m'a parfaitement vue. Mais il était en famille. Je vais le moucher ; vous allez voir, mes amis.

Elle l'appela tout doucement :

—Deutz ! Deutz !

Le baron s'approcha et vint s'accouder, souriant et satisfait, au rebord de la baignoire.

—Dites donc, monsieur Deutz, hier, quand vous m'avez rencontrée, vous étiez donc en bien mauvaise compagnie, que vous ne m'avez pas saluée ?

Il la regarda, surpris :

—Moi ? J'étais avec ma sœur.

—Ah !...

Et, sur la scène, Marie-Claire, suspendue au cou de Durville, s'écriait :

»—Va ! triomphe ou succombe ; dans la bonne ou la mauvaise fortune, ta gloire est égale. Et, quoi qu'il arrive, je saurai me montrer la femme d'un héros.

—Passez, madame Marie-Claire ! dit Pradel.

A ce moment, Chevalier fit son entrée, et tout aussitôt l'auteur, s'arrachant les cheveux, vomit des imprécations :

—Ce n'est pas une entrée, c'est un écroulement, c'est une catastrophe, c'est un cataclysme. Bonté divine ! un bolide, un aérolithe, un morceau de la lune tomberait sur la scène que ce ne serait pas un si effroyable désastre...

Je retire ma pièce !... Chevalier, recommencez votre entrée, mon garçon.

Le peintre qui avait dessiné les costumes Michel, jeune homme blond à la barbe mystique, était assis à la première travée, sur un bras de fauteuil. Il se pencha à l'oreille de Roger, le décorateur :

—Et dire que c'est la cinquante-sixième fois qu'il attrape Chevalier avec cette impétuosité, l'auteur !

—Tu sais : il est bigrement mauvais, Chevalier, répondit Roger sans hésitation.

—Ce n'est pas qu'il est mauvais, reprit Michel avec indulgence. Mais il a toujours l'air de rire, et il n'y a rien de pis pour un comique. Je l'ai connu tout petit à Montmartre. A la pension, ses maîtres lui demandaient : «Pourquoi riez-vous ?» Il ne riait pas, il n'avait pas envie de rire : il recevait des gifles toute la journée. Ses parents voulaient le mettre dans les produits chimiques. Mais il rêvait le théâtre et passait ses journées sur la butte, dans l'atelier du peintre Montalent. Montalent travaillait alors, nuit et jour, à sa Mort de saint Louis, une grande machine qui lui était commandée pour la cathédrale de Carthage. Un jour, Montalent lui dit...

—Un peu de silence ! cria Pradel.

—... lui dit : «Chevalier, puisque tu n'as rien à faire, pose-moi donc Philippe le Hardi.—Je veux bien», dit Chevalier. Montalent lui fit prendre l'attitude d'un homme accablé de douleur. De plus, il lui plaqua sur les joues deux larmes grandes comme des verres de lunettes. Il termine son tableau, l'expédie à Carthage et fait monter six bouteilles de Champagne. Trois mois après, il recevait du Père Cornemuse, chef des missions françaises en Tunisie, une lettre lui annonçant que le tableau de la Mort de saint Louis, ayant été mis sous les yeux du cardinal-archevêque, avait été refusé par Son Éminence à cause de l'expression indécente de Philippe le Hardi, qui regardait en riant le saint roi, son père, expirant sur la paille.

Montalent n'y comprenait rien ; il était furieux et voulait faire un procès au cardinal-archevêque. Il reçoit son tableau, le déballe, le contemple dans un sombre silence, et s'écrie tout à coup : «C'est vrai que Philippe le Hardi a l'air de se gondoler. J'ai été stupide : je lui ai donné la tête de Chevalier, qui a toujours l'air de rire, l'animal !»

—Taisez-vous donc ! hurla Pradel.

Et l'auteur s'écria :

—Pradel, mon bon ami, jetez-moi tout ce monde-là dehors.

Il mettait en scène infatigablement :

—Un peu plus en arrière, Trouville, là... Chevalier, vous vous approchez de la table, vous prenez les papiers les uns après les autres, et vous dites : «Sénatus-consulte... ordre du jour... dépêches pour les départements... proclamation...» Comprenez-vous ?

—Oui, maître... «Sénatus-consulte... ordre du jour... dépêches pour les départements... proclamation...»

—Allons, Marie-Claire, mon enfant, du mouvement, sacrebleu ! passez... C'est ça, très bien... Repassez ; très bien, très bien, hardi donc !... Ah ! la misérable ; elle f... tout par terre !...

Il appela le directeur de la scène :

—Romilly, donnez un peu de lumière. On n'y voit goutte. Dauville, mon bon ami, qu'est-ce que vous faites là devant le trou du souffleur ? Vous n'en bougez pas ! Mettez-vous donc une fois pour toutes dans la tête que vous n'êtes pas la statue du général Malet, que vous êtes le général Malet lui-même, et que ma pièce n'est pas un catalogue de figures de cire, mais une tragédie vivante, émouvante, qui vous arrache des larmes et...

Il ne put achever et sanglota longtemps dans son mouchoir.

Puis il rugit :

—Sacré tonnerre ! Pradel !... Romilly !... où est Romilly ? Ah ! le voilà, le gredin... Romilly, je vous avais dit de rapprocher le poêle de la lucarne. Vous ne l'avez pas fait. A quoi pensez-vous, mon ami ?

On se trouvait arrêté tout à coup par une difficulté grave. Chevalier, porteur de papiers d'où dépendait le sort de l'Empire, devait s'échapper de la maison d'arrêt par la lucarne, Le jeu de scène n'avait pas été réglé encore : il n'avait pu l'être avant la plantation du décor. Et l'on s'apercevait que les mesures avaient été mal prises et que la lucarne n'était pas praticable.

L'auteur sauta sur la scène.

—Romilly, mon ami, le poêle n'est pas au repère. Comment voulez-vous que Chevalier passe par la lucarne ? Poussez-moi tout de suite ce poêle à droite.

—Je veux bien, dit Romilly ; mais nous boucherons la porte.

—Comment, nous boucherons la porte ?

—Parfaitement.

Le directeur du théâtre, le directeur de la scène, les machinistes, examinaient le décor avec une morne attention et l'auteur se taisait.

—Ne vous inquiétez pas, maître, dit Chevalier. Il n'y a besoin de rien changer : je sauterai bien.

Monté sur le poêle, il parvint en effet à saisir le bord de la lucarne et à s'élever sur les coudes, ce qui n'avait pas semblé possible.

Un murmure d'admiration s'éleva de la scène, des coulisses et de la salle : Chevalier avait donné une idée étonnante de sa force et de son adresse.

—Très bien ! s'écria l'auteur.

Chevalier, c'est parfait, mon ami... Cet animal-là est agile comme un singe. Pas un de vous ne serait fichu d'en faire autant. Si tous les rôles étaient tenus comme celui de Florentin, la pièce irait aux nues.

Nanteuil, dans sa loge, l'admirait presque. Pendant une seconde, il lui était apparu plus qu'homme, homme et gorille, et la peur qu'elle avait de lui s'était démesurément agrandie. Elle ne l'aimait pas, elle ne l'avait jamais aimé ; elle ne le désirait pas ; le temps était loin où elle avait bien voulu de lui, et, depuis quelques jours, elle n'imaginait pas le plaisir avec un autre que Ligny ; mais si elle s'était trouvée, en ce moment, seule avec Chevalier, elle se serait sentie sans force, et elle aurait tâché de l'apaiser par sa soumission comme on apaise une puissance surnaturelle.

Sur la scène, pendant qu'un salon Empire descendait des frises, l'auteur, dans le bruit de la manœuvre, sous la chute des portants, tenait à la fois dans sa main toute la troupe et tous les figurants et donnait en même temps à tous des conseils ou des exemples.

—Vous, la grosse, la marchande de gâteaux, madame Ravaud, vous n'avez donc jamais entendu crier dans les Champs-Élysées : «Régalez-vous ! V'là le plaisir, mesdames !» Ça se chante. Apprenez-moi cet air-là pour demain... Et toi, le tapin, passe-moi ta caisse : je vais t'enseigner comment on fait un roulement, sacrebleu !... Fagette, mon enfant, qu'est-ce que tu viens fiche au bal du Ministre de la police, si tu n'as pas de bas à coins d'or ? Enfile-toi des bas de laine tricotée, tout de suite... C'est bien la dernière pièce que je donne à ce théâtre... Où est le colonel de la dixième cohorte ? C'est toi ?...

Eh bien ! mon ami, tes soldats défilent comme des porcs... Madame Marie-Claire, approchez un peu, que je vous apprenne à faire la révérence.

Il avait cent yeux, cent bouches, et des bras, des mains partout.

Dans la salle, Romilly serrait la main à M. Gombaut, des Sciences morales, venu en voisin.

—Vous direz ce que vous voudrez, monsieur Gombaut, ce n'est peut-être pas exact au point de vue des faits, mais c'est théâtre.

—La conspiration de Malet, répondit M. Gombaut, reste, et restera sans doute longtemps encore, une énigme historique. L'auteur de ce drame a profité des points obscurs pour y introduire des éléments dramatiques. Mais ce qui, pour moi, est hors de doute c'est que le général Malet, bien qu'associé à des royalistes, était lui-même républicain et travaillait à rétablir le gouvernement populaire. Il prononça dans son interrogatoire une parole sublime et profonde. Quand le président du conseil de guerre lui demanda : «Quels étaient vos complices ?» Malet répondit : «Toute la France, et vous-même, si j'avais réussi.»

Appuyé à la loge de Nanteuil, un vieux sculpteur, vénérable et beau comme un satyre antique, contemplait, l'œil humide et la bouche riante, la scène en ce moment agitée et bouleversée.

—Êtes-vous content de la pièce, maître ? lui demanda Nanteuil.

Et le maître, qui ne connaissait au monde que des os, des tendons et des muscles, répondit :

—Oh ! oui, mademoiselle, oh ! oui. Il y a là une petite, la petite Midi, qui a une attache d'épaule, un joyau...

Il la dessina du pouce.

Des larmes lui venaient aux yeux.

Chevalier demanda s'il pouvait entrer dans la baignoire. Il était content, moins encore de son prodigieux succès que de voir Félicie. Il s'imaginait, dans sa folie, qu'elle était venue pour lui, qu'elle l'aimait, qu'elle se redonnait.

Elle le craignait, et, comme elle était peureuse, elle le flatta :

—Mes compliments, Chevalier. Tu as été étourdissant. Ta sortie est étonnante. Tu peux me croire. Je ne suis pas seule à le dire. Fagette t'a trouvé prodigieux.

—Vrai ? demanda Chevalier.

Ce moment fut un des plus heureux de sa vie.

Une voix stridente, partie des hauteurs désertes des troisièmes galeries, traversa la salle comme un sifflet de locomotive.

—On ne vous entend pas du tout, mes enfants ; parlez plus haut et prononcez distinctement.

Et l'auteur apparut, infiniment petit, dans les ténèbres de la coupole.

Alors la voix des acteurs, groupés sur le devant de la scène, autour d'un flambeau de bouillotte, s'éleva plus distincte :

»—L'Empereur laissera reposer trois semaines les troupes à Moscou ; puis il s'élancera avec la rapidité de l'aigle à Saint-Pétersbourg.

»—Pique, trèfle, atout, je marque deux points.

»—Là, nous passerons l'hiver, et, au printemps prochain, nous pénétrerons dans l'Inde, en traversant la Perse, et c'en sera fait de la puissance britannique.

»—Trente-six en carreau.

»—Et moi, impériale d'as.

»—A propos, messieurs, que dites-vous du décret impérial sur les comédiens de Paris, daté du Kremlin ? Voilà les querelles de mademoiselle Mars et de mademoiselle Leverd terminées !

—Regardez donc, dit Nanteuil, elle est très gentille, Fagette, dans sa robe bleue Marie-Louise, garnie de chinchilla.

Madame Doulce tira de dessous ses fourrures une botte de billets fanés déjà pour s'être trop offerts.

—Maître, dit-elle à Constantin Marc, vous savez que je fais dimanche prochain une lecture des plus belles lettres de madame de Sévigné, avec commentaire, au bénéfice des trois pauvres orphelins qu'a laissés l'artiste Lacour, qui est mort cet hiver d'une manière si déplorable.

—Avait-il du talent ? demanda Constantin Marc.

—Pas du tout, dit Nanteuil.

—Eh bien, alors, en quoi sa mort est-elle déplorable ?

—Oh ! maître, soupira madame Doulce, n'affectez pas l'insensibilité.

—Je n'affecte pas l'insensibilité. Mais il y a une chose qui me surprend, c'est le prix que nous attachons à des existences qui ne nous intéressent en rien. Nous avons l'air de croire que la vie est en elle-même quelque chose de précieux. Pourtant la nature nous enseigne assez que rien n'est plus vil ni plus méprisable. Autrefois, on était moins barbouillé de sentimentalisme. Chacun tenait sa propre vie pour infiniment précieuse, mais ne professait aucun respect pour la vie d'autrui. On était alors plus près de la nature : nous sommes faits pour nous manger les uns les autres. Mais notre race faible, énervée, hypocrite, se plaît dans un cannibalisme sournois. Tout en nous entre-dévorant, nous proclamons que la vie est sacrée, et nous n'osons plus avouer que la vie c'est le meurtre.

—La vie, c'est le meurtre, répéta Chevalier songeur et sans comprendre.

Puis il jaillit en idées fumeuses.

—Le meurtre et le carnage, peut-être ! Mais le carnage amusant et le meurtre drôle.

La vie, c'est la catastrophe burlesque, c'est le comique terrible, c'est le masque de carnaval sur des joues sanglantes. Voilà ce que c'est que la vie pour l'artiste ; l'artiste au théâtre et l'artiste en action !

Nanteuil inquiète cherchait un sens à ces paroles confuses.

L'acteur exalté poursuivit :

—La vie, c'est autre chose encore : c'est la fleur et le couteau, c'est de voir rouge un jour et bleu le lendemain, c'est la haine et l'amour, la haine délicieuse et ravissante, l'amour cruel.

—Monsieur Chevalier, demanda Constantin Marc, du ton le plus tranquille, ne trouvez-vous pas naturel d'être meurtrier et ne croyez-vous pas que c'est seulement la peur d'être tué qui nous empêche de tuer ?

Chevalier répondit d'une voix pensive et profonde :

—Certes, non ! ce n'est pas la peur d'être tué qui m'empêcherait de tuer. Je n'ai pas peur de la mort. Mais j'ai le respect de la vie d'autrui. Je suis humain, c'est plus fort que moi. J'ai sérieusement examiné depuis quelque temps la question que vous me posez, monsieur Constantin Marc. J'y ai réfléchi pendant des jours et des nuits, et je sais maintenant que je ne pourrais tuer personne.

Alors Nanteuil, joyeuse, versa sur lui un regard de mépris. Elle ne le craignait plus et elle ne lui pardonnait pas de lui avoir fait peur.

Elle se leva.

—Bonsoir, j'ai mal à la tête... A demain, monsieur Constantin Marc.

Et elle sortit lestement.

Chevalier la poursuivit dans le couloir, dévala derrière elle l'escalier de la scène, et la rejoignit devant la loge du concierge.

—Félicie, viens dîner ce soir avec moi au cabaret.

Je serai si content ! Veux-tu ?

—Oh ! non, par exemple !

—Pourquoi ne veux-tu pas ?

—Laisse-moi tranquille, tu m'ennuies.

Elle voulut s'échapper. Il la retint.

—Je t'aime tant ! ne me fais pas trop souffrir.

Elle s'avança sur lui, et, les lèvres retroussées, serrant les dents, lui siffla aux oreilles :

—C'est fini ! fini ! fini ! tu entends. J'en ai soupé, de toi.

Alors, très doux, très grave :

—C'est la dernière fois que nous causons nous deux. Écoute, Félicie, avant qu'il y ait un malheur, je dois t'avertir. Je ne peux pas te forcer à m'aimer. Mais je ne veux pas que tu en aimes un autre. Pour la dernière fois, je te conseille de ne pas revoir monsieur de Ligny. Je t'empêcherai d'être à lui.

—Tu m'empêcheras, toi ? Pauvre ami !

Plus doucement, encore il répondit :

—Je le veux, je le ferai. On obtient ce qu'on veut ; seulement, il faut y mettre le prix.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE V

V

Rentrée chez elle, Félicie eut une crise de larmes. Elle revoyait Chevalier l'implorant d'une voix lamentable, avec un air de pauvre. Elle avait entendu cette voix et vu cette mine aux chemineaux exténués sur la route, quand sa mère, craignant que sa poitrine ne se prît, l'avait emmenée passer l'hiver à Antibes, chez une tante riche. Elle méprisait Chevalier de sa douceur et de sa tranquillité. Mais le souvenir de ce visage et de cette voix lui faisait mal. Elle ne put rien manger. Elle avait des étouffements. Le soir, une angoisse si cruelle la prit aux entrailles qu'elle eut peur de mourir. Elle pensa qu'elle éprouvait un tel énervement parce qu'elle était restée deux jours sans voir Robert. Il était neuf heures. Elle espéra le trouver encore chez lui et mit son chapeau.

—Maman, il faut que j'aille ce soir au théâtre. Je file.

Par égard pour sa mère, elle usait ainsi d'un langage voilé.

—Va, mon enfant, et ne rentre pas trop tard.

Ligny habitait chez ses parents. Il avait, sous les combles du joli hôtel de la rue Vernet, un petit appartement de garçon, éclairé par des fenêtres rondes, et qu'il appelait «son œil-de-bœuf». Félicie le fit avertir par le portier qu'on l'attendait dans une voiture. Ligny n'aimait pas que les femmes vinssent trop souvent le relancer dans sa famille. Son père, diplomate de carrière, très occupé des intérêts extérieurs de la France, demeurait dans une ignorance incroyable de ce qui se passait chez lui. Mais madame de Ligny se montrait attentive à faire observer les convenances dans sa maison. Et son fils était soucieux de satisfaire des exigences qui portaient sur les formes, sans jamais s'étendre au fond des choses.

Elle le laissait entièrement libre d'aimer qui il voulait et c'est à peine si parfois, en de graves épanchements, elle lui donnait à entendre que la fréquentation des femmes du monde est utile aux jeunes gens. Aussi Robert avait-il toujours détourné Félicie de venir rue Vernet. Il avait loué, boulevard de Villiers, une petite maison où ils pouvaient se voir tout à l'aise. Mais, cette fois, après deux jours passés sans elle, il fut très content de sa visite imprévue et descendit tout de suite.

Blottis dans le fiacre, ils allèrent à travers l'ombre et la neige, au pas tranquille du canasson, par les rues et les boulevards, et l'épaisse nuit enveloppa leurs amours.

L'ayant ramenée à sa porte :

—A demain, dit-il.

—Oui, à demain, boulevard de Villiers. Viens de bonne heure.

Elle s'appuyait sur lui pour descendre de voiture. Brusquement, elle se rejeta en arrière.

—La ! là ! entre les arbres... Il nous a vus... Il nous guettait.

—Qui donc ?

—Un homme... que je ne connais pas.

Elle venait de reconnaître Chevalier.

Elle descendit, sonna et, tremblante, attendit, plongée dans la pelisse de Robert, que la porte s'ouvrît. Puis elle le retint.

—Robert, monte avec moi. J'ai peur.

Non sans un peu d'impatience, il la suivit dans l'escalier.

Chevalier avait attendu Félicie, dans la petite salle à manger, devant l'armure de Jeanne d'Arc, en compagnie de madame Nanteuil, jusqu'à une heure du matin.

Puis il était descendu et l'avait guettée sur le trottoir, et, quand il avait vu le fiacre s'arrêter devant la porte, il s'était dissimulé derrière un arbre. Il savait bien qu'elle reviendrait avec Ligny ; mais, en les voyant ensemble, il lui avait semblé que la terre s'entr'ouvrait, et, pour ne pas tomber, il s'était retenu au tronc de l'arbre. Il resta jusqu'à ce que Ligny fût sorti de la maison ; il l'observa qui, serré dans sa pelisse, gagnait sa voiture, fit deux pas pour s'élancer sur lui, s'arrêta, puis à grands pas descendit le boulevard.

Il allait, chassé par la pluie et le vent. Ayant trop chaud, il ôta son feutre et prit plaisir à sentir les gouttes d'eau froide sur son front. Il eut une vague conscience que des maisons, des arbres, des murs, des lumières passaient indéfiniment à ses côtés ; il allait, songeant.

Il se trouva, sans savoir comment il y était venu, sur un pont qu'il connaissait à peine et au milieu duquel se dressait une statue colossale de femme. Maintenant il était tranquille, il avait pris une résolution. C'était une vieille idée qu'il avait cette fois enfoncée dans son cerveau comme un clou, et qui le traversait de part en part. Il ne l'examinait même plus. Il calculait froidement les moyens d'exécuter ce qu'il avait résolu. Il marcha devant lui, au hasard, absorbé, pensif, calme comme un géomètre.

Sur le pont des Arts, il s'aperçut qu'un chien le suivait. C'était un grand chien rustique à long poil, dont les yeux vairons, pleins de douceur, exprimaient une détresse infinie. Il lui parla :

—Tu n'as pas de collier. Tu n'es pas heureux. Mon pauvre ami, je ne peux rien pour toi.

A quatre heures du matin, il se trouva dans l'avenue de l'Observatoire.

Découvrant les maisons du boulevard Saint-Michel, il en ressentit une impression douloureuse et, brusquement, rebroussa vers l'Observatoire. Le chien avait disparu. Près du Lion de Belfort, Chevalier s'arrêta devant une tranchée profonde qui coupait la chaussée. Contre le remblai, sous une bâche soutenue par quatre pieux, un vieil homme veillait devant un brasier. Les oreilles de son bonnet de poil de lapin étaient rabattues ; son nez énorme flamboyait. Il leva la tête ; ses yeux, qui pleuraient, paraissaient tout blancs, sans prunelles dans un cercle de feu et de larmes. Il fourrait au fond de son brûle-gueule quelques brins de tabac de cantine, mêlés à des mies de pain, qui ne remplissaient pas même à demi le fourneau de la petite pipe.

—Voulez-vous du tabac, le vieux ? demanda Chevalier en lui tendant sa blague.

L'homme fut lent à répondre. Il ne comprenait pas vite, et les politesses l'étonnaient.

Enfin il ouvrit une bouche toute noire :

—C'est pas de refus, dit-il.

Et il se souleva à demi. Un de ses pieds était chaussé d'un vieux soulier, l'autre entouré de linges. Lentement, de ses mains engourdies, il bourrait sa pipe. De la neige fondue tombait.

—Vous permettez ? dit Chevalier.

Et il se coula, sous la bâche, à côté du vieil homme. De temps en temps, ils échangeaient une parole.

—Sale temps !

—C'est un temps de saison. L'hiver est dur. L'été est préférable.

—Alors vous gardez le chantier, la nuit, mon bonhomme ?

Le vieux répondait volontiers aux questions.

Avant qu'il parlât, sa gorge faisait entendre un susurrement très long et très doux :

—Je fais un jour une chose, un jour l'autre. Je bricole, quoi !

—Vous n'êtes pas de Paris ?

—Je suis natif de la Creuse. J'ai travaillé comme terrassier dans les Vosges. Je m'en suis parti l'année qu'il est venu des Prussiens et d'autres peuples... Il y en avait des milliers. On ne peut pas comprendre d'où ils venaient... Tu as peut-être entendu parler de cette guerre des Prussiens, mon garçon ?

Il resta longtemps sans parler, puis :

—Comme ça tu es en bordée, mon garçon. Tu ne veux pas rentrer au chantier ?

—Je suis artiste dramatique, répondit Chevalier.

Le vieux, qui ne comprenait pas, demanda :

—Où qu'il est, ton chantier ?

Chevalier voulut être admiré du vieillard :

—Je joue la comédie dans un grand théâtre, dit-il ; je suis un des principaux acteurs de l'Odéon. Vous connaissez l'Odéon ?

Le gardien secoua la tête. Il ne connaissait pas l'Odéon. Après un très long silence, il rouvrit sa bouche noire :

—Comme ça, mon garçon, tu es en bordée. Tu veux pas rentrer au chantier, pas vrai ?

Chevalier lui répondit :

—Lisez le journal après-demain. Vous y verrez mon nom.

Le vieil homme essaya de trouver un sens à ces paroles ; mais c'était trop difficile, il y renonça et revint à ses pensées familières.

—Quand on est en bordée, c'est, des fois, pour des semaines et des mois...

Au petit jour, Chevalier reprit sa course.

Le ciel était de lait. Les roues lourdes réveillaient les pavés. Des voix, çà et là, résonnaient dans l'air frais. La neige ne tombait plus. Il allait au hasard devant lui. A voir renaître la vie, il s'égayait presque. Sur le pont des Arts, il regarda longtemps couler la Seine, puis il reprit sa course. Sur la place du Havre, il vit un café ouvert. Une faible lueur d'aurore rougissait les glaces de la façade. Les garçons sablaient le carrelage et posaient les tables. Il se jeta sur une chaise :

—Garçon, une verte !

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE VI

VI

Dans le fiacre, par delà les fortifications où s'allongeait le boulevard désert, Félicie et Robert se tenaient pressés l'un contre l'autre.

—Tu ne l'aimes pas ta Félicie, dis ?... Est-ce que ça ne te flatte pas d'avoir une petite femme qu'on acclame, qu'on applaudit et dont on parle dans les journaux ?... Maman colle dans un album les articles qu'on fait sur moi. L'album est déjà rempli.

Il lui répondit qu'il n'avait pas attendu qu'elle eût du succès pour la trouver charmante. Et, de fait, leur liaison avait commencé lorsqu'elle débutait obscurément à l'Odéon dans une reprise ignorée.

—Quand tu m'as dit que tu me voulais, je ne t'ai pas fait attendre, hein ? Ça a été fait tout de suite. N'est-ce pas que j'ai eu raison ? Tu es trop intelligent pour me juger mal de ce que je n'ai pas traîné les choses. En te voyant pour la première fois, j'ai senti que je serais à toi. Alors, ce n'était pas la peine de tarder. Je ne regrette pas. Et toi ?

Le fiacre s'arrêta, à peu de distance des fortifications, devant une grille de jardin.

La grille, qui n'avait pas été peinte depuis longtemps, posait sur un mur enduit de cailloutage, assez bas et assez large pour que les enfants vinssent s'y percher. Elle était aveuglée à mi-hauteur par une plaque de tôle dentelée, et ne haussait pas à plus de trois mètres du sol ses pointes rouillées. Au milieu, entre deux piliers de maçonnerie surmontés de vases de fonte, cette grille formait une porte à double battant, pleine à sa partie inférieure et garnie, au dedans, d'une jalousie vermoulue.

Ils descendirent de voiture.

Les arbres du boulevard dressaient sur quatre lignes, dans la brume, leurs légers squelettes. On entendait, à travers un vaste silence, le bruit décroissant de leur fiacre, qui regagnait la barrière, et le trot d'un cheval venant de Paris.

Elle dit en frissonnant :

—Comme c'est triste, la campagne !

—Mais, ma chérie, le boulevard de Villiers, ce n'est pas la campagne !

Il ne réussissait pas à ouvrir la grille, et la serrure grinçait.

Agacée elle lui dit :

—Ouvre, je t'en prie : ce bruit me fait mal aux nerfs.

Elle s'aperçut que le fiacre venu de Paris était arrêté près de leur maison, à la distance d'une dizaine d'arbres ; elle observa le cheval maigre et fumant, le cocher sordide, et demanda :

—Qu'est-ce que c'est que cette voiture ?

—C'est un fiacre, ma chérie.

—Pourquoi s'arrête-t-il ici ?

—Il ne s'arrête pas ici. Il s'arrête devant la maison à côté.

—Il n'y a pas de maison à côté ; il y a un terrain vague.

—Eh bien ! il s'arrête devant un terrain vague ; qu'est-ce que tu veux que je te dise ?...

—Je ne vois personne en sortir.

—Le cocher attend peut-être un voyageur.

—Devant le terrain vague ?

—Sans doute, ma chérie... Cette serrure est rouillée.

Elle alla, en se dissimulant derrière les arbres, jusqu'à l'endroit où le fiacre était arrêté, puis elle revint vers Ligny qui avait enfin réussi à ouvrir la grille.

—Robert, les stores sont baissés.

—C'est qu'il y a des amoureux dedans.

—Est-ce que tu ne trouves pas que ce fiacre est bizarre ?

—Il n'est pas beau. Mais tous les fiacres sont vilains. Entre.

—Est-ce que ce n'est pas quelqu'un qui nous suit ?

—Qui veux-tu qui nous suive ?

—Je ne sais pas... Une de tes femmes.

Mais elle ne disait pas ce qu'elle pensait.

—Entre donc, ma chérie.

Quand elle fut entrée :

—Referme bien la grille, Robert.

Devant eux s'étendait une petite pelouse ovale. Au fond s'élevait la maison, avec son perron de trois marches, sa marquise de zinc, ses six fenêtres et son toit d'ardoise.

Ligny l'avait prise en location, pour une année, à un vieil employé de commerce, dégoûté de ce que les rôdeurs lui volaient la nuit ses poules et ses lapins. Des deux côtés de la pelouse, une allée sablée conduisait au perron. Ils prirent l'allée qui était à leur droite. Le sable criait sous leurs pas.

—Aujourd'hui encore, dit Ligny, madame Simonneau a oublié de fermer les volets.

Madame Simonneau était une femme de Neuilly qui venait tous les matins faire le ménage.

Un grand arbre de Judée, tout penché et qui semblait mort, allongeait jusqu'à la marquise une de ses branches rondes et noires.

—Je n'aime pas bien cet arbre, dit Félicie ; ses branches ont l'air de gros serpents. Il y en a une qui entre presque dans notre chambre.

Ils montèrent les trois marches du perron.

Et, tandis qu'il cherchait dans le trousseau la clé de la porte, elle posa sa tête sur son épaule.

Félicie avait dans ses dévoilements une fierté tranquille qui la rendait adorable. Elle montrait un si paisible orgueil de sa nudité que sa chemise, à ses pieds, semblait un paon blanc.

Et quand Robert la vit nue et claire comme les ruisseaux et les étoiles :

—Au moins, lui dit-il, tu ne te fais pas prier, toi !... C'est singulier : il y a des femmes qui, sans même qu'on leur demande rien, font tout ce qu'il est possible de faire et ne veulent pas qu'on leur voie pendant ce temps-là seulement un petit bout de peau.

—Pourquoi ? demanda Félicie, en jouant avec les fils légers de sa chevelure.

Robert de Ligny avait la pratique des femmes. Pourtant il ne sentit pas combien cette question était insidieuse. Il avait reçu des enseignements moraux et il s'inspira, dans sa réponse, des professeurs dont il avait suivi les cours.

—Cela tient sans doute, dit-il, à l'éducation, à des principes religieux, à un sentiment inné qui subsiste alors même que...

Ce n'était point ainsi qu'il fallait répondre, car Félicie, haussant les épaules et mettant les poings sur ses hanches polies, l'interrompit vivement :

—Tu es naïf, toi... C'est qu'elles sont mal faites... l'éducation ! la religion !... Ça me fait bouillir, d'entendre des choses pareilles... Est-ce que j'ai été plus mal élevée que les autres ? Est-ce que j'ai moins de religion qu'elles ?... Dis donc, Robert, combien en as-tu vu de femmes bien faites ? Compte un peu sur tes doigts...

Oui, il y en a des tas de femmes qui ne montrent ni leurs épaules, ni rien ! Tiens, Fagette, elle ne se montre pas même aux femmes : pendant qu'elle passe une chemise blanche, elle tient la vieille entre ses dents. Bien sûr, que j'en ferais autant, si j'étais bâtie comme elle !

Elle se tut, s'apaisa et, tranquille dans son orgueil, elle coula lentement la paume de ses mains sur ses flancs, sur ses reins, et dit fièrement :

—Et ce qu'il y a de mieux, c'est qu'il n'y en a pas trop.

Elle savait ce que l'élégante minceur de ses formes donnait de grâce à sa beauté.

Maintenant sa tête renversée baignait dans la chevelure blonde qui coulait de toutes parts ; son corps gracile, un peu soulevé par un oreiller glissé sous les reins, était étendu sans mouvement ; une jambe allongée au bord du lit brillait et le pied aigu la terminait en pointe d'épée. La clarté du grand feu allumé dans la cheminée dorait cette chair, faisait palpiter des lumières et des ombres sur ce corps inerte, le revêtait de splendeur et de mystère, tandis que les vêtements et le linge, couchés sur les meubles, sur le tapis, attendaient comme un troupeau docile.

Elle se souleva sur son coude, et, la joue dans la main :

—Ah ! tu es bien le premier. Je ne te mens pas : les autres, ça n'existe pas.

Il n'était pas jaloux du passé et ne craignait pas les comparaisons, il la questionna.

—Alors, les autres ?...

—D'abord, il n'y en a que deux : mon professeur, et, naturellement, celui-là ne compte pas, et puis celui que je t'ai dit, un homme sérieux, que ma mère m'avait donné.

—Pas d'autre ?

—Je te jure.

—Et Chevalier ?

—Lui ? Ah ! non, par exemple !... Tu ne voudrais pas !

—Et l'homme sérieux, que ta mère t'avait donné, il ne compte pas non plus ?

—Je t'assure qu'avec toi, je suis une autre femme. Ah ! bien vrai ! tu es le premier qui m'ait eue... C'est drôle, tout de même. Dès que je t'ai vu, je t'ai voulu. Tout de suite, j'ai eu envie de toi. J'avais deviné. A quoi ? Je serais bien embarrassée de le dire... Oh ! je n'ai pas réfléchi !... Avec tes manières correctes, sèches, froides, ton air de petit loup bichonné, tu m'as plu, voila !... Maintenant, je ne pourrais pas me passer de toi. Oh ! non, je ne le pourrais pas.

Il l'assura qu'en la possédant il avait eu de délicieuses surprises et il lui dit des choses caressantes et jolies, qui toutes avaient été dites avant lui.

Elle lui prit la tête dans ses mains :

—C'est vrai que tu as des dents de loup. Je crois que c'est tes dents, qui, le premier jour, m'avaient donné envie de toi. Mords-moi.

Il la pressa contre lui et sentit ce corps souple et ferme répondre à son étreinte. Tout à coup elle se dégagea :

—Est-ce que tu n'entends pas crier le sable ?

—Non.

—Écoute : j'entends un bruit de pas dans l'allée.

Assise, repliée sur elle-même, elle tendait l'oreille.

Il était déçu, agacé, irrité, et peut-être un peu blessé dans son amour-propre.

—Qu'est-ce qui te prend ? C'est stupide. Elle lui cria très sec :

—Tais-toi donc !

Elle épiait un bruit léger et proche comme de branches cassées.

Tout à coup elle sauta du lit avec une telle vivacité d'instinct et un mouvement si rapide de jeune animal que Ligny, bien qu'il fût peu littéraire, songea à la chatte métamorphosée en femme.

—Tu es folle ! où vas-tu ?

Elle souleva un bord du rideau, essuya la buée sur un coin de vitre et regarda par la fenêtre. Elle ne vit rien que la nuit. Tout bruit avait cessé.

Pendant ce temps, Ligny, rencogné dans la ruelle, maussade, grognait :

—Comme tu voudras, mais, si tu attrapes un rhume, tant pis pour toi !

Elle se recoula dans le lit. D'abord il lui garda un peu rancune ; mais elle l'enveloppa d'une fraîcheur délicieuse.

Et quand ils revinrent à eux, ils furent étonnés de voir à la montre qu'il était sept heures.

Il alluma la lampe, une lampe à pétrole en forme de colonne, avec une ampoule de cristal, dans laquelle la mèche s'enroulait comme un ténia. Elle se rhabilla très vite. Ils avaient un étage à descendre par un escalier de bois étroit et noir. Il passa le premier, la lampe à la main, et s'arrêta dans le couloir.

—Sors, ma chérie, avant que j'éteigne.

Elle ouvrit la porte, et, aussitôt, elle recula en poussant un grand cri. Elle venait de voir Chevalier sur le perron, les bras étendus, long, noir, dressé comme une croix. Il tenait un revolver à la main. L'arme ne brillait pas. Pourtant elle la vit très distinctement.

—Qu'est-ce qu'il y a ? demanda Ligny qui baissait la mèche de la lampe.

—Écoutez, et n'approchez pas ! cria Chevalier d'une voix forte. Je vous défends d'être l'un à l'autre.

C'est ma dernière volonté. Adieu, Félicie.

Et il mit dans sa bouche le canon du revolver.

Blottie au mur du couloir, elle ferma les yeux... Quand elle les rouvrit, Chevalier était couché sur le côté en travers de la porte. Il avait les paupières grandes ouvertes, l'air de regarder et de rire. Un filet de sang coulait de sa bouche sur la dalle du perron. Un tremblement convulsif agitait son bras. Puis il ne bougea plus. Replié sur lui-même, il avait l'air plus petit qu'avant.

Au coup de revolver, Ligny était accouru. Il souleva le corps dans la nuit noire. Et, tout de suite, le reposant doucement sur la dalle, il frotta des allumettes que le vent soufflait aussitôt. Enfin, dans une lueur, il vit que la balle avait emporté un morceau du crâne et que les méninges étaient mises à découvert sur une surface grande comme le creux de la main, grise et sanguinolente, très irrégulière, et dont les contours lui rappelèrent l'Afrique telle qu'elle est figurée dans les atlas. Et il fut pris devant ce mort d'un respect subit. Il le tira par les aisselles avec des précautions minutieuses jusque dans l'antichambre. Là, il l'abandonna et courut par la maison, cherchant et appelant Félicie.

Il la trouva dans la chambre à coucher qui, la tête sous les draps du lit défait, criait : «Maman ! maman !» et récitait des prières.

—Ne reste pas là, Félicie.

Elle descendit avec lui l'escalier. Mais dans le corridor :

—Tu sais bien qu'on ne peut pas passer. Il la fit sortir par la porte de la cuisine.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE VII

VII

Demeuré seul dans la maison silencieuse, Robert de Ligny ralluma la lampe. Il commençait à entendre des voix graves, et même un peu solennelles, qui parlaient au dedans de lui. Formé dès l'enfance aux règles de la responsabilité morale, il éprouvait un regret douloureux, qui ressemblait à un remords. Songeant qu'il avait causé la mort de cet homme, bien que c'eût été sans le vouloir et sans le savoir, il ne se sentait pas tout à fait innocent. Des lambeaux d'enseignement philosophique et religieux revenaient troubler sa conscience. Des phrases de moralistes et de sermonnaires, apprises au collège et tombées tout au fond de sa mémoire, lui remontaient subitement à la pensée. Ses voix intérieures les lui récitaient. Elles disaient, d'après quelque vieil orateur sacré : «En se livrant aux désordres les moins coupables dans l'opinion du monde, on s'expose à commettre les actes les plus condamnables... Nous voyons par d'effroyables exemples que la volupté conduit au crime.» Ces maximes, sur lesquelles il n'avait jamais réfléchi, prenaient pour lui, tout à coup, un sens précis et rigoureux. Il y songea sérieusement. Mais, parce qu'il n'avait pas l'esprit profondément religieux et qu'il n'était pas capable de nourrir des scrupules exagérés, il n'en conçut qu'une édification médiocre, et sans cesse décroissante. Bientôt, il les jugea importunes et sans application possible à sa situation. «En se livrant aux désordres les moins coupables dans l'opinion du monde... Nous voyons par d'effroyables exemples...» Ces phrases, qui tout à l'heure retentissaient dans son âme comme un grondement de tonnerre, il les percevait maintenant dans les nasillements et les grasseyements des professeurs et des prêtres qui les lui avaient apprises et il les trouvait un peu ridicules.

Par une naturelle association d'idées il se rappela un passage d'une vieille histoire romaine, qu'il avait lu, en seconde, pendant une étude, et qui l'avait frappé, quelques lignes sur une dame convaincue d'adultère et accusée d'avoir mis le feu à Rome. «Tant il est vrai, disait l'historien, qu'une personne qui trahit la pudeur est capable de tous les crimes.» A ce souvenir, il sourit intérieurement et pensa que les moralistes avaient tout de même de drôles d'idées sur la vie.

La mèche, qui charbonnait, éclairait mal. Il ne parvenait pas à la moucher et elle répandait une infecte odeur de pétrole. Songeant à l'auteur de la phrase sur la dame romaine, il se disait :

«Vrai ! Celui-là, il en avait une couche !...»

Il était rassuré sur son innocence. Ses légers remords s'étaient entièrement dissipés, et il ne concevait pas qu'il eût pu se croire un moment responsable de la mort de Chevalier. Toutefois cette affaire l'ennuyait...

Subitement il pensa :

—S'il vivait encore !

Tout à l'heure, l'espace d'une seconde, à la lueur d'une allumette soufflée aussitôt qu'éprise, il avait vu le crâne troué du comédien. Mais s'il avait mal vu ? S'il avait pris pour un ravage de la cervelle et du crâne une déchirure de la peau ? Garde-t-on le jugement dans ces premiers moments de surprise et d'horreur ? Une blessure peut être hideuse sans être mortelle, ni même très grave. Il lui avait bien paru que cet homme était mort. Mais était-il médecin pour en juger sûrement ?

Il s'impatienta après la mèche qui charbonnait encore et murmura :

—Cette lampe empoisonne.

Puis se rappelant une manière de dire habituelle au docteur Socrate et dont il ignorait l'origine, il la répéta mentalement :

—Cette lampe pue comme trente-six mille charretées de diables.

Les exemples lui revinrent à l'esprit de plusieurs suicides manqués. Il se rappela avoir lu dans un journal qu'un mari, après avoir tué sa femme, s'était tiré, comme Chevalier, un coup de revolver dans la bouche et n'avait réussi qu'à se fracasser la mâchoire ; il se rappela qu'à son cercle, après un scandale de jeu, un sportsman connu, ayant voulu se brûler la cervelle, s'était fait sauter l'oreille. Ces exemples s'appliquaient au cas de Chevalier avec une exactitude frappante.

—S'il n'était pas mort ?...

Il désirait, espérait contre toute évidence, que ce malheureux respirât encore et pût être sauvé. Il songeait à chercher des linges et à faire les premiers pansements. Pour examiner de nouveau l'homme étendu dans l'antichambre, il souleva trop brusquement la lampe encore mal allumée et l'éteignit.

Alors, surpris par les ténèbres subites, il perdit patience et s'écria :

—La rosse !

En la rallumant, il se flattait de l'idée que Chevalier, porté à l'hôpital, reprendrait connaissance, vivrait. Et le voyant déjà debout, juché sur ses longues jambes, criant, toussant, ricanant, il désirait moins ardemment cette guérison, il commençait même à ne plus la souhaiter, à la trouver importune et désobligeante. Il se demandait avec inquiétude, dans un véritable malaise :

—Que reviendrait-il faire en ce monde, le sombre cabot ? Rentrerait-il à l'Odéon ? Promènerait-il dans les couloirs sa grande cicatrice ? Faudrait-il le voir rôder encore autour de Félicie ?

Il approcha du corps la lampe allumée et reconnut la plaie livide et sanguinolente dont les contours irréguliers lui rappelaient l'Afrique de ses cartes d'écolier.

Visiblement la mort avait été instantanée, et il ne comprenait pas comment il avait pu en douter un moment.

Il sortit de la maison et se mit à marcher à grands pas dans le jardin. L'image de la blessure flottait devant ses yeux comme l'impression d'une lumière trop vive. Elle allait et grandissait ; elle formait dans la nuit sur le ciel noir un continent pâle d'où il voyait jaillir éperdus des négrillons armés de flèches.

Il jugea que la première chose à faire était d'appeler madame Simonneau, qui demeurait tout près, sur le boulevard Bineau, dans la maison du café. Il ferma soigneusement la porte de la grille et alla chercher la femme de ménage. Sur le boulevard il retrouva le calme de l'esprit et des sens. Il s'accommoda de l'événement. Il acceptait le fait accompli, mais il chicanait la destinée sur les circonstances. Puisqu'il fallait un mort, il consentait à ce qu'il y en eût un, mais il en aurait préféré un autre. Il éprouvait à l'égard de celui-ci un sentiment de dégoût et de répulsion. Il se disait vaguement :

—J'admets un suicide. Mais à quoi bon un suicide ridicule et déclamatoire ? Cet homme ne pouvait-il se tuer chez lui ? Ne pouvait-il, si sa résolution était inébranlable, l'exécuter avec une vraie fierté, d'une façon discrète ? C'est ainsi qu'à sa place eût agi un galant homme. On aurait plaint et respecté sa mémoire.

Il se rappela mot pour mot les paroles que, dans la chambre à coucher, une heure avant le drame, il avait échangées avec Félicie. Il lui avait demandé si elle n'avait pas été un peu avec Chevalier. Il le lui avait demandé, non pour le savoir, car il n'en doutait guère, mais pour montrer qu'il le savait. Et elle lui avait répondu, indignée : «Lui ! Ah ! non, par exemple...

Tu ne voudrais pas !...»

Il ne la blâmait pas d'avoir menti. Toutes les femmes mentent. Il goûtait plutôt la jolie désinvolture avec laquelle elle avait jeté ce garçon hors de son passé. Mais il lui en voulait de s'être donnée à un bas cabot. Sa délicatesse en était blessée. Chevalier lui gâtait Félicie. Pourquoi prenait-elle des amants de cette espèce ? Elle manquait donc de goût ? Elle ne choisissait donc pas ? Elle faisait donc comme les filles ? Elle n'avait donc pas le sens d'une certaine propreté qui avertit les femmes de ce qu'elles peuvent faire et de ce qu'elles ne peuvent pas faire ? Elle ne savait donc pas se tenir ? Eh bien ! voilà ce qui arrive quand on n'a pas de tenue ! Il la chargea du malheur advenu et fut soulagé d'un grand poids.

Madame Simonneau n'était pas chez elle. Il la demanda aux garçons du café, aux garçons de l'épicier, aux filles de la blanchisseuse, aux gardiens de la paix, au facteur. Enfin, sur l'indication d'une voisine, il la trouva qui mettait des cataplasmes à une vieille dame, car elle était garde-malade. Son visage était pourpre et elle puait l'eau-de-vie. Il l'envoya veiller le mort. Il lui recommanda de le recouvrir d'un drap et de se tenir à la disposition du commissaire et du médecin qui viendraient pour les constatations. Elle répondit, un peu blessée, qu'elle savait, Dieu merci, ce qu'elle avait à faire. Elle le savait, en effet. Madame Simonneau était née dans une société soumise aux autorités constituées et qui respecte les morts. Mais lorsque ayant interrogé M. de Ligny, elle apprit qu'il avait traîné le corps dans l'antichambre, elle ne put lui cacher que cette façon d'agir était imprudente et l'exposait à des désagréments.

—Vous ne deviez pas, lui dit-elle.

Quand une personne s'est détruite, il ne faut jamais y toucher avant que la police arrive.

Ligny alla ensuite avertir le commissaire. La première émotion passée, il n'éprouvait aucune surprise, sans doute parce que les événements qui, de loin, eussent semblé étranges, quand ils sont accomplis près de nous, paraissent naturels, comme ils le sont en effet, se développent d'une façon commune, se décomposent en une succession de petits faits et vont se perdre dans la banalité courante de la vie. Il était distrait de la mort violente d'un malheureux par les circonstances mêmes de cette mort, par la part qu'il y avait et l'occupation qu'elle lui donnait. En se rendant chez le commissaire, il se sentait aussi tranquille et libre d'esprit que lorsqu'il allait au ministère pour y déchiffrer des dépêches.

A neuf heures du soir, le commissaire de police pénétra dans le jardin avec son secrétaire et un agent de police. Le médecin de la ville, M. Hibry, arriva au même moment. Déjà, par l'industrie de madame Simonneau, toujours intéressée aux fournitures, la maison exhalait une violente odeur de phénol et brillait de bougies allumées. Et madame Simonneau s'agitait dans un pressant désir de procurer au mort un crucifix et un rameau de buis bénit. A la clarté d'une bougie, le médecin examina le cadavre.

C'était un gros homme, au teint rouge et à la respiration forte, qui venait de dîner.

—La balle, de gros calibre, dit-il, a pénétré par la voûte palatine, elle a traversé le cerveau, et elle est venue briser le pariétal gauche, emportant une partie de la substance cérébrale et faisant sauter un morceau du crâne. La mort a été instantanée.

Il remit la bougie à madame Simonneau, et poursuivit :

—Des éclats du crâne ont été projetés à une certaine distance.

On pourra les retrouver dans le jardin. Je conjecture que la balle était ronde. Une balle conique aurait causé moins de ravages.

Cependant le commissaire, M. Josse-Arbrissel, grand et maigre, à longue moustache grise, ne semblait ni voir ni entendre. Un chien hurlait devant la grille.

—La direction de la blessure, dit le médecin, ainsi que les doigts de la main droite encore repliés, prouvent surabondamment le suicide.

Il alluma un cigare.

—Nous sommes suffisamment édifiés, dit le commissaire.

—Je regrette, messieurs, de vous avoir dérangés, dit Robert de Ligny, et je vous remercie de la bonne grâce avec laquelle vous avez rempli votre office.

Le secrétaire du commissariat et l'agent de police, conduits par madame Simonneau, montèrent le corps au premier étage.

M. Josse-Arbrissel se mordait les ongles et regardait dans le vague.

—Un drame de la jalousie, dit-il, rien de plus commun. Nous avons ici, à Neuilly, une moyenne constante de morts volontaires. Sur cent suicides, trente ont pour cause le jeu. Le reste est dû à des désespoirs d'amour, à la misère ou à des maladies incurables.

—Chevalier ? demanda le docteur Hibry, qui était amateur de spectacles, Chevalier ? attendez donc, je l'ai vu... Je l'ai vu dans un bénéfice, aux Variétés. Parfaitement. Il récitait un monologue.

Le chien hurlait devant la grille.

—On ne peut s'imaginer, reprit le commissaire, les ravages que le pari mutuel exerce dans cette commune.

Je n'exagère pas, trente pour cent au bas mot des suicides que je constate sont causés par le jeu. Tout le monde joue, ici. Autant de boutiques de coiffeurs, autant d'agences clandestines. Pas plus tard que la semaine dernière, un concierge de l'avenue du Roule a été trouvé pendu dans le Bois. Encore, les ouvriers, les domestiques, les petits employés qui jouent, ne sont pas réduits à se tuer. Ils changent de quartier, ils disparaissent. Mais un homme établi, un fonctionnaire que le jeu a ruiné, qui est accablé de dettes criardes, menacé de saisie et sous le coup de plaintes au parquet, il ne peut pas disparaître. Que voulez-vous qu'il devienne ?

—J'y suis ! s'écria le docteur. Il récita le Duel dans la Savane. On est un peu fatigué des monologues ; mais celui-là est très drôle. Vous vous rappelez : «Voulez-vous vous battre à l'épée ? Non, monsieur. Au pistolet ? Non, monsieur. Au sabre, au couteau ? Non, monsieur. Alors je vois ce que vous voulez. Vous n'êtes pas dégoûté. Vous voulez le duel dans la savane. J'y consens. Nous remplacerons la savane par une maison à cinq étages. Vous êtes autorisé à vous dissimuler dans le feuillage.» Chevalier disait très drôlement le Duel dans la Savane. Il m'a beaucoup amusé ce soir-là. Il est vrai que je suis bon public. J'adore le théâtre.

Le commissaire de police n'entendait pas. Il suivait sa pensée.

—On ne saura jamais ce que le pari mutuel dévore par année de fortunes et d'existences. Le jeu ne lâche jamais ses victimes ; quand il leur a tout pris, il reste leur unique espérance. En effet, par quel autre moyen peut-on espérer ?...

Il s'arrêta de parler, tendit l'oreille au cri lointain d'un camelot, se jeta sur l'avenue à la poursuite de l'ombre fuyante et glapissante, l'appela, lui arracha un journal de courses qu'il déploya sous un bec de gaz pour y chercher des noms de chevaux, Fleur-des-pois, la Châtelaine, Lucrèce.

Puis, l'œil hagard, les mains tremblantes, stupide, assommé, il laissa tomber la feuille : son cheval ne gagnait pas.

Et le docteur Hibry, en l'observant de loin, songeait que, médecin des morts, il pourrait bien être appelé un jour à constater le suicide de son commissaire de police, et il se déterminait par avance à conclure autant que possible à la mort accidentelle.

Tout à coup, saisissant son parapluie :

—Je file. On m'a donné pour ce soir une place à l'Opéra-Comique. Ce serait dommage de la perdre.

Avant de quitter la maison, Ligny demanda à madame Simonneau :

—Où l'avez-vous mis ?

—Dans le lit, répondit madame Simonneau. C'était plus convenable.

Il ne fit point d'objection, et, levant les yeux sur la façade de la maison, il vit aux fenêtres de la chambre à coucher, à travers les rideaux de mousseline, la lueur des deux bougies que la femme de ménage avait allumées sur la table de nuit.

—On pourrait peut-être, dit-il, faire venir une religieuse pour le veiller.

—C'est inutile, répondit madame Simonneau qui avait invité des voisines et commandé son vin et son fricot, c'est inutile : je le veillerai moi-même.

Ligny n'insista pas.

Le chien hurlait encore devant la grille.

En regagnant à pied la barrière, il vit sur Paris une lueur rouge qui remplissait tout le ciel. Aux faîtes des cheminées, les tuyaux se dressaient, grotesques et noirs, devant cette brume ardente et semblaient regarder avec une familiarité ridicule l'embrasement mystérieux d'un monde.

Les rares passants qu'il rencontra sur le boulevard allaient tranquillement, sans lever la tête. Bien qu'il sût que, dans les nuits des villes, souvent l'air humide reflète les lumières et se colore de cette lueur égale qui ne palpite pas, il s'imaginait voir le reflet d'un immense incendie. Il acceptait sans réflexion que Paris s'abîmât dans une conflagration prodigieuse ; il trouvait naturel que la catastrophe intime à laquelle il était mêlé se confondît avec un désastre public et que cette nuit, enfin, fût pour tout un peuple, comme pour lui-même, une nuit sinistre.

Ayant très faim, il prit une voiture à la barrière et se fit conduire à une taverne de la rue Royale. Dans la salle lumineuse et chaude, il ressentit une impression de bien-être. Après avoir fait son menu, il ouvrit un journal du soir et vit, dans le compte rendu des Chambres, que son ministre avait prononcé un discours. En parcourant ce discours, il étouffa un petit rire ; il se rappelait certaines histoires, contées au quai d'Orsay. Le ministre des Affaires étrangères était amoureux de madame de Neuilles, cocotte vieillie, haussée par la rumeur publique à l'état d'aventurière et d'espionne. Il essayait, disait-on, sur elle les discours qu'il devait prononcer devant le Parlement. Ligny, qui avait été un peu l'amant, autrefois, de madame de Neuilles, se figurait l'homme d'État en chemise récitant à son amie cette déclaration : «Non certes, je ne méconnais pas les justes susceptibilités du sentiment national. Résolument pacifique, mais soucieux de l'honneur de la France, le gouvernement saura, etc.» Et cette vision le mettait en gaieté. Il tourna la page et lut : «Demain, à l'Odéon, première représentation (à ce théâtre) de : La Nuit du 23 octobre 1812, avec messieurs Durville, Maury, Romilly, Destrée, Vicar, Léon Clim, Valroche, Aman, Chevalier...

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE VIII

VIII

Le lendemain, à une heure, au foyer du théâtre, on répétait la Grille pour la première fois. Une lumière triste s'amortissait sur les pierres grises de la voûte, des tribunes et des colonnes. Dans la majesté maussade de cette pâle architecture, sous la statue de Racine, les acteurs principaux lisaient leurs rôles, qu'ils ne savaient pas encore, devant Pradel, directeur du théâtre, Romilly, directeur de la scène, et Constantin Marc, auteur de la pièce, assis tous trois sur un canapé de velours rouge, tandis que, d'une banquette reculée dans un entre-colonnement, s'exhalaient les haines attentives et les jalousies chuchotantes des actrices sacrifiées. L'amoureux, Paul Delage, déchiffrait péniblement une réplique :

»—Je reconnais le château aux murs de brique, aux toits d'ardoise, le parc où j'ai si souvent enlacé, sur l'écorce des arbres, son chiffre et le mien, l'étang dont les eaux endormies...

Fagette reprenait :

»—Craignez, Aimeri, que le château ne vous reconnaisse pas, que le parc ait oublié votre nom, que l'étang murmure : «Quel est cet étranger ?»

Mais elle était enrhumée et lisait sur une copie pleine de fautes.

—Ne restez pas là, Fagette : c'est le pavillon rustique, dit Romilly.

—Comment voulez-vous que je le sache ?

—On a mis une chaise.

»—... Que l'étang murmure : «Quel est cet étranger ?»

—Mademoiselle Nanteuil, à vous... Où est donc Nanteuil ?... Nanteuil !

Nanteuil parut, emmitouflée dans ses fourrures, son petit sac et son rôle à la main, blanche comme un linge, les yeux battus, les jambes molles.

Elle avait passé une nuit pleine d'épouvantes. Tout éveillée, elle avait vu le mort entrer dans sa chambre.

Elle demanda :

—Par où est-ce que j'entre ?

—Par la droite.

—C'est bon.

Et elle lut :

»—Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin. Je n'en sais pas la cause. Pourriez-vous me la dire ?

Delage lut sa réplique ;

»—C'est peut-être, Cécile, par une permission spéciale de la Providence ou de la destinée. Le Dieu qui vous aime vous laisse le sourire à l'heure des larmes et des grincements de dents.

—Nanteuil, tu passes, ma mignonne, dit Romilly. Delage, efface-toi un peu pour la laisser passer.

Nanteuil passa :

»—Des jours terribles, dites-vous, Aimeri ? Nos jours sont ce que nous les faisons. Ils ne sont terribles que pour les méchants.

Romilly interrompit :

—Delage, efface-toi un peu, fais attention de ne pas la cacher aux spectateurs... Reprends, Nanteuil.

Nanteuil reprit :

»—Des jours terribles, dites-vous, Aimeri ? Nos jours sont ce que nous les faisons. Ils ne sont terribles que pour les méchants.

Constantin Marc ne reconnaissait plus son œuvre, n'entendait plus même le son de ses phrases bien-aimées, qu'il s'était répétées tant de fois à lui-même dans ses bois du Vivarais. Étonné, stupide, il se taisait.

Nanteuil passa gentiment et se remit à lire :

»—Vous me jugerez peut-être bien folle, Aimeri ; dans le couvent où j'ai été élevée, j'ai souvent envié le sort des victimes.

Delage donna sa réplique ; mais il sauta un feuillet de la copie :

»—Le temps est superbe. Déjà les invités vont et viennent dans le jardin.

Il fallut tout reprendre :

»—Des jours terribles, dites-vous, Aimeri...

Et ils allaient, sans s'inquiéter de comprendre, mais attentifs à régler leurs mouvements, comme s'ils étudiaient des figures de danse.

—Dans l'intérêt de la pièce, il faudra faire des coupures, dit Pradel à l'auteur consterné.

Et Delage poursuivait :

»—Ne m'accusez point, Cécile : j'eus pour vous une amitié d'enfance, une de ces amitiés fraternelles, qui donnent à l'amour qu'elles font naître l'apparence inquiétante de l'inceste.

—L'inceste ! s'écria Pradel. Vous ne pouvez pas laisser l'inceste, monsieur Constantin Marc. Le public a des susceptibilités que vous ne soupçonnez, pas. Et puis, il faut intervertir l'ordre des deux répliques qui viennent ensuite. L'optique de la scène l'exige.

La répétition fut interrompue. Romilly, avisant Durville qui, dans une embrasure, contait des histoires joyeuses :

—Durville, vous pouvez vous en aller. On ne répétera pas le «deux» aujourd'hui.

Avant de se retirer, le vieux comédien alla serrer la main à Nanteuil. Jugeant opportun de lui apporter l'expression de sa douloureuse sympathie, il se fit des yeux noyés, comme eût fait à sa place tout porteur de condoléances. Mais il se les fit bien. Ses prunelles nageaient dans leurs orbites, pareilles à la lune dans les nuées.

Les coins abattus de ses lèvres tombaient dans deux plis profonds qui les prolongeaient jusqu'au bas du menton. Il avait l'air vraiment affligé.

—Ma pauvre mignonne, soupira-t-il, je te plains, va !... De voir un être pour lequel on a éprouvé un... sentiment... avec lequel on a... vécu dans l'intimité... de le voir emporté par un coup... tragique, c'est rude... c'est terrible !...

Et il lui tendait ses mains compatissantes.

Nanteuil, énervée, serrant dans ses poings son petit mouchoir et son manuscrit, lui tourna le dos et siffla entre ses dents :

—Vieil idiot !

Fagette la prit par la taille, la mena doucement à l'écart au pied de la statue de Racine et lui souffla dans l'oreille :

—Ma chérie, écoute-moi ! Il faut absolument étouffer cette affaire-là. On ne parle pas d'autre chose. Si tu laisses dire le monde, on fera de toi la veuve Chevalier pour la vie.

Et, comme elle avait du style, elle ajouta :

—Je te connais, je suis ta meilleure amie. Je sais ce que tu vaux. Mais prends garde, Félicie : les femmes ont le prix qu'elles se donnent.

Tous les traits de Fagette portèrent. Nanteuil, les joues en feu, retint ses larmes. Trop jeune pour posséder ou même souhaiter la prudence qui vient aux comédiennes célèbres quand elles sont en âge de passer femmes du monde, elle était pleine d'amour-propre, et, depuis qu'elle aimait, elle avait envie d'effacer de son passé toute inélégance ; elle sentait que Chevalier, en se suicidant pour elle, avait agi publiquement à son égard avec une familiarité qui la rendait ridicule.

Ne sachant pas encore que tout s'oublie et se perd au cours rapide des heures, que toutes nos actions coulent comme l'eau des fleuves entre des rivages sans mémoire, elle songeait, irritée et triste, aux pieds de Jean Racine, qui entendait ses douleurs.

—Regarde-la donc, dit madame Marie-Laure au jeune Delage. Elle a envie de pleurer. Je la comprends. Un homme s'est tué pour moi. J'en ai été très ennuyée. C'était un comte.

—Reprenons, dit Pradel... Mademoiselle Nanteuil, allons ! donnez votre réplique.

Et Nanteuil :

»—Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin...

Soudain, madame Doulce parut. Grande et douloureuse, elle laissa tomber ces mots :

—Une bien triste nouvelle. Le curé lui refuse l'entrée de son église.

Chevalier n'ayant plus de parents, hors une sœur ouvrière à Pantin, madame Doulce s'était chargée de commander l'enterrement, aux frais des comédiens.

On l'entourait. Elle reprit :

—L'Église le repousse comme un maudit. C'est affreux !

—Pourquoi ? demanda Romilly.

Madame Doulce répondit très bas et comme à regret :

—Parce qu'il s'est suicidé.

—Il faut arranger ça, dit Pradel.

Romilly montra de l'empressement.

—Le curé me connaît, dit-il ; c'est un brave homme. Je vais donner un coup de pied jusqu'à Saint-Étienne-du-Mont et je serais bien surpris si...

Madame Doulce secoua tristement la tête ;

—Tout est inutile.

—Il faut pourtant que nous ayons un service religieux, dit Romilly, avec l'autorité d'un directeur de la scène.

—Certes, dit madame Doulce.

Madame Marie-Laure, agitée, pensait qu'on pouvait forcer les prêtres à dire une messe.

—Restons calmes, dit Pradel, en caressant sa barbe vénérable. Sous Louis XVIII, le peuple enfonça les portes de Saint-Roch, fermées au cercueil de mademoiselle Raucourt. Les temps et les circonstances sont autres. Usons de moyens plus doux.

Constantin Marc, voyant, plein de regrets, sa pièce abandonnée, s'était approché, lui aussi, de madame Doulce ; il lui demanda :

—Pourquoi voulez-vous que Chevalier soit béni par l'Église ? Pour ma part, je suis catholique. Chez moi, ce n'est pas une foi, c'est un système, et je considère comme un devoir de participer à toutes les pratiques extérieures du culte. Je suis pour toutes les autorités, pour le juge, pour le soldat, pour le prêtre. Je ne puis donc être suspect de favoriser les enterrements civils. Mais je ne comprends guère que vous vous obstiniez à offrir au curé de Saint-Étienne-du-Mont un mort qu'il repousse. Pourquoi voulez-vous donc que ce malheureux Chevalier aille à l'église ?

—Pourquoi ? répondit madame Doulce. Pour le salut de son âme et parce que c'est plus convenable.

—Ce qui serait convenable, répliqua Constantin Marc, ce serait d'obéir aux lois de l'Église, qui excommunie les suicidés.

—Monsieur Constantin Marc, avez-vous lu les Soirées de Neuilly ? demanda Pradel qui était grand bouquineur et liseur. Vous n'avez pas lu les Soirées de Neuilly, par M. de Fongeray ? Vous avez eu tort. C'est un livre curieux, qu'on trouve parfois encore sur les quais.

Il est orné d'une lithographie d'Henry Monnier représentant, je ne sais pourquoi, Stendhal en caricature. Fongeray est le pseudonyme de deux libéraux de la Restauration, Dittmer et Cavé. Cet ouvrage se compose de comédies et de drames qui ne peuvent être joués, mais qui contiennent des scènes de mœurs fort intéressantes. Vous y verrez comment, sous le règne de Charles X, un vicaire d'une des églises de Paris, l'abbé Mouchaud, refusa d'enterrer une dame pieuse et voulut à toute force enterrer un athée. Madame d'Hautefeuille était pieuse, mais elle possédait des biens nationaux. Elle mourut administrée par un prêtre janséniste. C'est pourquoi après sa mort elle ne fut pas reçue par l'abbé Mouchaud dans l'église où elle avait passé sa vie. En même temps que madame d'Hautefeuille, sur la même paroisse, un gros banquier, monsieur Dubourg, se laissa mourir. Par son testament, il avait ordonné qu'on le portât directement au cimetière. «C'est un catholique, pensa l'abbé Mouchaud, il nous appartient.» Aussitôt il fit un paquet de son étole et de son surplis, courut chez le mort, lui donna l'extrême-onction et l'amena dans son église.

—Eh bien ! répondit Constantin Marc, ce vicaire était un excellent politique. Les athées ne sont pas pour l'Église des ennemis redoutables. Ce ne sont pas des adversaires. Ils ne peuvent élever une Église contre elle, et ils n'y songent pas. Il y a eu de tout temps des athées parmi les chefs et les princes de l'Église, et plusieurs d'entre eux ont rendu à la papauté d'éclatants services. Au contraire, quiconque ne se soumet pas strictement à la discipline ecclésiastique et rompt sur un point avec la tradition, quiconque oppose une foi à la foi, une opinion, une pratique à l'opinion reçue et à la pratique commune, est une cause de désordre, une menace de péril, et doit être extirpé.

Le vicaire Mouchaud l'avait compris. Il fallait en faire un évêque et un cardinal.

Madame Doulce avait eu l'art de ne pas tout dire à la fois ; elle ajouta :

—Je ne me suis pas laissé abattre par la résistance de monsieur le curé. J'ai prié, j'ai supplié. Et il m'a répondu : «Nous sommes respectueusement soumis à l'ordinaire. Allez à l'archevêché. Je ferai ce que Monseigneur m'ordonnera.» Il ne me reste plus qu'à suivre ce conseil. Je cours à l'archevêché.

—Travaillons, dit Pradel.

Romilly appela Nanteuil :

—Nanteuil, allons, Nanteuil, reprends toute ta scène.

Et Nanteuil reprit :

»—Mon cousin, je me suis éveillée toute joyeuse ce matin...

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE IX

IX

Ce qui rendait difficiles les négociations du Théâtre avec l'Église, c'était l'éclat donné par les journaux au suicide du boulevard de Villiers. Les reporters en avaient publié toutes les circonstances, et, comme le disait M. l'abbé Mirabelle, second vicaire de l'archevêque, au point où en étaient les choses, ouvrir à Chevalier les portes de sa paroisse, c'était publier le droit des excommuniés aux prières de l'Église.

D'ailleurs M. Mirabelle qui se montra, dans cette affaire, plein de sagesse et de prudence, indiqua la voie.

—Vous comprenez bien, dit-il à madame Doulce, que ce n'est pas l'opinion des journaux qui peut nous toucher. Elle nous est absolument indifférente, et nous ne nous inquiétons en aucune matière de ce que cinquante feuilles publiques disent de ce malheureux jeune homme. Que les journalistes aient servi ou trahi la vérité, c'est leur affaire et non la mienne. J'ignore et veux ignorer ce qu'ils ont écrit. Mais le fait du suicide est notoire. Vous ne pouvez le contester. Il conviendrait maintenant d'examiner de près, avec les lumières de la science, les circonstances dans lesquelles ce fait a été accompli. Ne vous étonnez pas que j'invoque ainsi la science. Elle n'a pas de meilleure amie que la religion. Or la science médicale peut nous être ici d'un grand secours. Vous allez tout de suite le comprendre. L'Église ne retranche de son sein le suicidé qu'en tant que le suicide constitue un acte de désespoir. Les fous qui attentent à leur vie ne sont pas des désespérés, et l'Église ne leur refuse point ses prières : elle prie pour tous les malheureux. Ah ! s'il pouvait être établi que ce pauvre enfant a agi sous l'influence d'une fièvre chaude ou d'une maladie mentale, si un médecin était à même de certifier que cet infortuné ne jouissait pas de sa raison lorsqu'il se détruisit de ses propres mains, le service religieux serait célébré sans obstacle.

Ayant recueilli ces paroles de M. l'abbé Mirabelle, madame Doulce courut au théâtre. La répétition de la Grille était terminée. Elle trouva Pradel dans son cabinet avec deux jeunes actrices, qui lui demandaient l'une un engagement, l'autre un congé. Il refusait, conformément à son principe de ne jamais accueillir une demande qu'après l'avoir d'abord rejetée. Il donnait ainsi du prix aux moindres choses qu'il accordait. Ses yeux luisants et sa barbe de patriarche, ses façons à la fois amoureuses et paternelles le faisaient ressembler à Loth, tel qu'on le voit entre ses deux filles dans les estampes des vieux maîtres. Posée sur la table, une amphore de carton doré aidait à l'illusion.

—Ce n'est pas possible, disait-il à chacune ; ce n'est vraiment pas possible, mon enfant... Enfin revenez demain.

Après les avoir congédiées, il demanda, tout en signant des lettres :

—Eh bien ! madame Doulce, quelles nouvelles ?

Constantin Marc, survenu avec Nanteuil, s'écria précipitamment :

—Et mes décors ? Monsieur Pradel !

Puis il décrivit pour la vingtième fois le paysage sur lequel devait se lever la toile.

—Au premier plan, un vieux parc. Les troncs des grands arbres, du côté du nord, sont verdis par la mousse. Il faut qu'on sente l'humidité de la terre.

Et le directeur répondit :

—Soyez sûr qu'on fera tout ce qu'il sera possible de faire et que ce sera très convenable... Eh bien ! madame Doulce, quelles nouvelles ?

—Il y a une lueur d'espérance, répondit-elle.

—Au fond, dans une brume légère, dit l'auteur, les pierres grises et les toits d'ardoise fine de l'Abbaye-aux-Dames...

—Parfaitement.

Asseyez-vous donc, madame Doulce, je suis à vous.

—J'ai reçu, à l'archevêché, le meilleur accueil, dit madame Doulce.

—Monsieur Pradel, il est nécessaire que les murs de l'Abbaye paraissent sourds, profonds et pourtant subtilisés par la brume du soir. Un ciel d'or pâle...

—Monsieur l'abbé Mirabelle, reprit madame Doulce, est un prêtre de la plus haute distinction...

—Monsieur Marc, vous tenez beaucoup à votre ciel d'or pâle ? demanda le directeur. Continuez, madame Doulce, continuez, je vous écoute...

—... Et, d'une politesse exquise. Il a fait une délicate allusion aux indiscrétions des journaux...

A ce moment, M. Marchegeay, le régisseur, bondit dans le cabinet. Ses yeux verts étincelaient et ses moustaches rouges dansaient comme des flammes. Il parla avec volubilité :

—Ça recommence !... Lydie, la petite figurante, pousse des cris de putois dans les escaliers. Elle dit que Delage a voulu la violer. C'est bien la dixième fois depuis un mois qu'elle nous recommence cette histoire-là. En voilà une scie !

—Ce n'est pas tolérable dans une maison comme celle-ci, dit Pradel. Vous ficherez Delage à l'amende... Madame Doulce, continuez, je vous prie.

—Monsieur l'abbé Mirabelle m'a expliqué avec une parfaite clarté que le suicide est un acte de désespoir.

Mais Constantin Marc demanda avec intérêt à Pradel si Lydie, la petite figurante, était jolie.

—Vous l'avez vue, dans la Nuit du 23 octobre, elle fait la femme du peuple qui, sur la plaine de Grenelle, achète des plaisirs à madame Ravaud.

—Il me semble que c'est une très belle fille, dit Constantin Marc.

—Certainement, répondit Pradel.

Mais elle serait une plus belle fille encore si elle n'avait pas les chevilles comme des poteaux.

Constantin Marc, méditatif, reprit :

—Et Delage l'a violée... Cet homme a le sens de l'amour. L'amour est un acte simple et primitif. C'est la lutte, c'est la haine. La violence y est nécessaire. L'amour par le consentement mutuel n'est qu'une fastidieuse corvée.

Et il s'écria, très excité :

—Delage est prodigieux !

—Ne vous emballez pas, dit Pradel. Cette petite Lydie aguiche mes acteurs dans sa loge, puis, tout à coup, elle crie qu'on la viole pour qu'on lui donne de l'argent... C'est son amant qui lui a appris le truc, et qui touche la galette... Vous disiez donc, madame Doulce...

—Après une longue et intéressante conversation, reprit madame Doulce, monsieur l'abbé Mirabelle m'a fait entrevoir une solution favorable. Il m'a donné à entendre que, pour lever toutes les difficultés, il suffirait qu'un médecin attestât que Chevalier n'avait pas toute sa raison et n'était pas responsable de ses actes.

—Mais, observa Pradel, Chevalier n'était pas fou. Il avait toute sa raison.

—Ce n'est pas à nous de le dire, répliqua madame Doulce. Et qu'en savons-nous ?

—Non, dit Nanteuil, il n'avait pas toute sa raison.

Pradel haussa les épaules :

—Après tout, c'est possible. La folie et la raison, c'est affaire d'appréciation... A qui pourrait-on bien demander un certificat ?

Madame Doulce et Pradel se rappelèrent successivement trois médecins ; mais ils ne purent trouver l'adresse du premier ; le second avait un mauvais caractère et l'on reconnut que le troisième était mort.

Nanteuil dit qu'il fallait s'adresser au docteur Trublet.

—C'est une idée ! s'écria Pradel. Allons demander un certificat au docteur Socrate... Quel jour sommes-nous ?... Vendredi. C'est son jour de consultation. Nous le trouverons chez lui.

Le docteur Trublet logeait dans une vieille maison, au plus haut de la rue de Seine. Pradel emmena Nanteuil, dans l'idée que Socrate ne refuserait rien à une jolie femme. Constantin Marc, qui ne pouvait vivre, à Paris, loin des comédiens, les accompagna. L'affaire Chevalier commençait à l'amuser. Il la trouvait comique, c'est-à-dire appartenant aux comédiens. Bien que l'heure de la consultation fût passée, le salon du docteur était encore plein de gens qui voulaient être guéris. Trublet les renvoya et reçut, dans son cabinet, les gens de théâtre. Il se tenait devant une table encombrée de livres et de papiers. Contre la fenêtre, un fauteuil articulé s'étalait, infirme et cynique. Le directeur de l'Odéon exposa l'objet de sa visite, et il conclut :

—Le service de Chevalier ne sera célébré à l'église que si vous attestez que ce malheureux garçon ne jouissait pas de toute sa raison.

Le docteur Trublet déclara que Chevalier pouvait bien se passer du service religieux.

—Adrienne Lecouvreur, qui valait mieux que lui, s'en est passée. Mademoiselle Monime, après sa mort, n'eut point de messe et, comme vous savez, on lui refusa «l'honneur de pourrir dans un vilain cimetière, avec tous les gueux du quartier». Elle ne s'en trouva pas plus mal.

—Vous n'ignorez pas, docteur Socrate, répondit Pradel, que les comédiens sont les plus religieux des hommes.

Mes pensionnaires seraient désolés s'ils ne pouvaient assister à la messe de leur camarade. Ils se sont déjà assuré le concours de plusieurs artistes lyriques et la musique sera très belle.

—Ça, c'est une raison, dit Trublet. Je n'y contredis pas. Charles Monselet, qui était un homme d'esprit, songea, peu d'heures avant sa mort, à sa messe en musique. «Je connais beaucoup d'artistes de l'Opéra, dit-il, j'aurai un Pie Jesu aux truffes.» Mais, puisque l'archevêché n'autorise pas, cette fois, le concert spirituel, il conviendrait de le remettre à une autre occasion.

—Pour ce qui est de moi, répliqua le directeur, je n'ai aucune croyance religieuse. Mais je considère que l'Église et le Théâtre sont deux grandes puissances sociales et qu'il y a intérêt à ce qu'elles soient amies et alliées. Je ne manque jamais, pour ma part, une occasion de sceller l'alliance. Au prochain carême, je ferai lire par Durville un sermon de Bourdaloue. Je suis subventionné : je dois être concordataire.

»Et puis, quoi qu'on en dise, le catholicisme est encore la forme la plus acceptable de l'indifférence religieuse.

—Eh bien ! objecta Constantin Marc, si vous voulez montrer de la déférence à l'Église, pourquoi lui poussez-vous, de force ou de ruse, un cercueil dont elle ne veut pas ?

Le docteur parla dans le même sentiment et finit par dire :

—Mon cher Pradel, ne vous occupez donc pas de cette affaire-là.

Mais alors Nanteuil, les yeux ardents, la voix sifflante :

—Il faut qu'il aille à l'église, docteur ; signez ce qu'on vous demande, écrivez qu'il n'avait pas sa raison.

Je vous en prie.

Il n'y avait pas que de la religion dans ce désir. Il s'y mêlait un sentiment intime et un fond obscur de vieilles croyances, ignorées d'elle-même. Elle espérait que, porté à l'église, aspergé d'eau bénite, Chevalier serait apaisé, deviendrait un bon mort et ne la tourmenterait plus. Elle craignait, au contraire, que, privé de bénédictions et de prières, il n'errât sans cesse autour d'elle, maudit et malfaisant. Et, plus simplement, dans sa peur de le revoir, elle voulait que les prêtres aussi prissent soin de l'enterrer, que tout le monde s'y mît, pour qu'il le fût davantage, autant qu'il était possible et tout à fait. Ses lèvres tremblaient ; elle tordait ses mains jointes.

Trublet, vieux connaisseur, la regardait avec intérêt. Il avait l'intelligence et le goût de la machine féminine. Celle-ci le ravissait. En l'observant, sa face camuse brillait de plaisir.

—Soyez tranquille, mon enfant. Il y a toujours moyen de s'entendre avec l'Église. Ce que vous me demandez n'est pas dans mes attributions ; je suis un médecin laïque. Mais nous avons aujourd'hui, Dieu merci ! des médecins religieux qui envoient leurs malades aux eaux ecclésiastiques et dont la fonction spéciale est de constater les guérisons miraculeuses. J'en connais un qui loge dans le quartier ; je vais vous donner son adresse. Allez le voir, l'évêché n'a rien à lui refuser. Il arrangera votre affaire.

—Non pas, dit Pradel, vous avez donné vos soins à ce malheureux Chevalier. C'est à vous de délivrer un certificat.

Romilly approuva :

—Évidemment, docteur.

Vous êtes médecin du théâtre. Il faut laver son linge sale en famille.

Et Nanteuil tourna vers Socrate un regard de prière.

—Mais, demanda Trublet, qu'est-ce que vous voulez que je dise ?

—C'est bien simple, répondit Pradel. Dites qu'il était, dans une certaine mesure, irresponsable.

—Vous me sollicitez bonnement à parler comme un médecin des tribunaux. C'est trop exiger de moi.

—Vous croyez donc, docteur, que Chevalier était en possession de sa pleine et entière responsabilité morale ?

—Je crois, au contraire, qu'il n'était responsable de ses actes à aucun degré.

—Alors ?...

—Mais je crois aussi qu'il ne différait nullement en cela de vous, de moi, de tous les autres hommes. Mes confrères légistes distinguent entre les responsabilités individuelles. Ils ont des procédés pour reconnaître les responsabilités pleines et celles auxquelles il manque un ou plusieurs quartiers. Il est remarquable, d'ailleurs, que, pour faire condamner un malheureux, ils lui trouvent toujours une pleine responsabilité... Et la leur, elle est donc pleine... comme la lune ?

Et le docteur Socrate développa devant les gens de théâtre étonnés une ample théorie du déterminisme universel. Il remonta jusqu'aux origines de la vie. Et, semblable au Silène de Virgile qui, barbouillé du suc des mûres, chantait à des bergers de Sicile et à la naïade Églé l'origine du monde, il se répandit en paroles abondantes :

—Appeler un malheureux à répondre de ses actes !... mais quand le système solaire n'était encore qu'une pâle nébuleuse, formant dans l'éther une couronne légère d'une circonférence mille fois plus vaste que l'orbite de Neptune, il y avait belle lurette que nous étions tous conditionnés, déterminés, destinés irrévocablement et que votre responsabilité, ma chère enfant, la mienne, celle de Chevalier, celle de tous les hommes, était, non pas atténuée, mais abolie d'avance. Tous nos mouvements, causés par des mouvements antérieurs de la matière, sont soumis aux lois qui gouvernent les forces cosmiques, et la mécanique humaine n'est qu'un cas particulier de la mécanique universelle.

Il montra de la main une armoire fermée :

—J'ai là, en bouteilles, de quoi transformer, abolir ou exaspérer la volonté de cinquante mille hommes.

—Ce ne serait pas de jeu, objecta Pradel.

—J'en conviens, ce ne serait pas de jeu. Mais ces substances ne sont pas essentiellement des produits de laboratoire. Le laboratoire combine, il ne crée rien. Ces substances sont éparses dans la nature. A l'état libre, elles nous enveloppent et nous pénètrent, elles déterminent notre volonté : elles conditionnent notre libre arbitre, qui n'est que l'illusion causée en nous par l'ignorance de nos déterminations.

—Qu'est-ce que vous dites ? demanda Pradel ahuri.

—Je dis que la volonté est une illusion causée par l'ignorance où nous sommes des causes qui nous obligent à vouloir. Ce qui veut en nous, ce n'est pas nous, ce sont des myriades de cellules d'une activité prodigieuse, que nous ne connaissons pas, qui ne nous connaissent pas, qui s'ignorent les unes les autres, et qui pourtant nous constituent.

Elles produisent par leur agitation d'innombrables courants que nous appelons nos passions, nos pensées, nos joies, nos souffrances, nos désirs, nos craintes et notre volonté. Nous nous croyons maîtres de nous, et seulement une goutte d'alcool excite, pour les engourdir ensuite, ces éléments par lesquels nous sentons et voulons.

Constantin Marc interrompit le docteur :

—Pardon ! Puisque vous parlez de l'action de l'alcool, je voudrais vous consulter à ce sujet. Je bois un petit verre d'armagnac après chaque repas. Ce n'est pas trop, dites-moi ?

—C'est beaucoup trop. L'alcool est un poison. Si vous avez chez vous une bouteille d'eau-de-vie, jetez-la par la fenêtre.

Pradel était pensif. Il estimait qu'en supprimant la volonté et la responsabilité chez tous les hommes, le docteur Socrate lui faisait un tort personnel.

—Vous direz ce que vous voudrez. La volonté et la responsabilité ne sont pas des illusions. Ce sont des réalités tangibles et fortes. Je sais à quoi m'engage mon cahier des charges, et j'impose ma volonté à mon personnel.

Et il ajouta avec amertume :

—Je crois à la volonté, à la responsabilité morale, à la distinction du bien et du mal. Sans doute, selon vous, ce sont des idées bêtes...

—Assurément, répondit le docteur, ce sont des idées bêtes. Mais elles nous sont très convenables, puisque nous sommes des bêtes. On l'oublie toujours. Ce sont des idées bêtes, augustes et salutaires. Les hommes ont senti que, sans ces idées, ils deviendraient tous fous. Ils n'avaient que le choix de la bêtise ou de la fureur.

Ils ont raisonnablement choisi la bêtise. Tel est le fondement des idées morales.

—Quel paradoxe ! s'écria Romilly.

Le docteur poursuivit avec sérénité :

—La distinction du bien et du mal dans les sociétés humaines n'est jamais sortie de l'empirisme le plus grossier. Elle a été constituée dans un esprit tout pratique et par simple commodité. Nous ne nous en préoccupons pas pour un cristal ou pour un arbre. Nous pratiquons l'indifférence morale à l'endroit des animaux. Nous la pratiquons à l'endroit des sauvages. Cela nous permet de les exterminer sans remords. C'est ce qu'on appelle la politique coloniale. On ne voit pas non plus que les croyants exigent de leur dieu une haute moralité. Dans l'état actuel de la société, ils n'admettraient pas volontiers qu'il fût libidineux et se compromît avec des femmes ; mais ils trouvent bon qu'il soit vindicatif et cruel. La morale est le consentement mutuel à garder ce qu'on a, terre, maisons, meubles, femmes, et notre vie. Elle n'implique chez ceux qui s'y soumettent aucun effort particulier d'intelligence ou de caractère. Elle est instinctive et féroce. La loi écrite la suit de près et s'accorde assez bien avec elle. Aussi voit-on que les hommes d'un grand cœur ou d'un beau génie furent presque tous accusés d'impiété et, comme Socrate, fils de Phénarète, et Benoît Malon, frappés par la justice de leur pays. Et l'on peut dire qu'un homme qui n'a pas été condamné tout au moins à la prison honore médiocrement sa patrie.

—Il y a des exceptions, dit Pradel.

—Il y en a peu, répondit le docteur Trublet.

Mais Nanteuil suivait son idée :

—Mon petit Socrate, vous pouvez bien attester qu'il était fou.

C'est la vérité. Il n'avait pas sa raison. Je le sais bien, moi.

—Sans doute, il était fou, ma chère enfant. Mais c'est une question de savoir s'il l'était plus que les autres hommes. L'histoire tout entière de l'humanité, remplie de supplices, d'extases et de massacres, est une histoire de déments et de furieux.

—Docteur, demanda Constantin Marc, est-ce que par hasard vous n'admireriez pas la guerre ? C'est pourtant une chose splendide, quand on y pense. Les animaux se dévorent simplement entre eux. Les hommes ont imaginé de se massacrer en beauté. Ils ont appris à s'entre-tuer avec des cuirasses étincelantes, sous des casques surmontés de panaches et desquels tombent des crinières peintes en rouge. Par l'usage de l'artillerie et l'art des fortifications, ils ont introduit la chimie et les mathématiques dans la destruction nécessaire. C'est une invention sublime. Et, puisque l'extermination des êtres nous apparaît comme le but unique de la vie, la sagesse de l'homme est d'avoir fait de cette extermination une jouissance et une splendeur... Car enfin vous ne pouvez nier, docteur, que le meurtre est une loi de la nature, et que, par conséquent, il est divin.

A quoi le docteur Socrate répondit :

—Nous ne sommes que de malheureux animaux et pourtant nous sommes à nous-mêmes notre providence et nos dieux. Les animaux inférieurs, dont les règnes immémoriaux ont précédé le nôtre sur cette planète, l'ont transformée par leur génie et leur courage. Les insectes ont tracé des chemins, fouillé la terre, creusé les troncs d'arbres et les rochers, bâti des maisons, fondé des cités, changé le sol, l'air et les eaux.

Le travail des plus humbles, des madrépores, a créé des îles et des continents. Tout changement matériel produit un changement moral, puisque les mœurs dépendent du milieu. La transformation que l'homme à son tour fait subir à la terre est certes plus profonde et plus harmonieuse que les transformations opérées par les autres animaux. Pourquoi l'humanité ne parviendrait-elle pas à changer la nature jusqu'à la rendre pacifique ? Pourquoi l'humanité, tout infime qu'elle est et sera, ne réussirait-elle pas un jour à supprimer ou, du moins, à régler la concurrence vitale ? Pourquoi n'abolirait-elle pas enfin la loi du meurtre ? On peut beaucoup attendre de la chimie. Pourtant je ne vous réponds de rien. Il est possible que notre race persiste dans la mélancolie, le délire, la manie, la démence et la stupeur jusqu'à sa fin lamentable dans la glace et les ténèbres. Ce monde est peut-être irrémédiablement mauvais. En tout cas, je m'y serai bien amusé. On y jouit d'un spectacle divertissant et je commence à croire que Chevalier était plus fou que les autres hommes d'avoir volontairement quitté sa place.

Nanteuil prit une plume sur le bureau et la tendit, trempée d'encre, au docteur.

Il commença d'écrire :

«Ayant été plusieurs fois appelé à donner mes soins à...

Il s'interrompit et demanda le prénom de Chevalier :

—Aimé, répondit Nanteuil.

»... à Aimé Chevalier, j'ai pu constater dans son économie certains troubles de la sensibilité, de la vue et de la motilité, indices ordinaires...

Il alla prendre un livre sur un rayon de sa bibliothèque.

—Ce serait un grand hasard si je ne découvrais pas de quoi confirmer mon diagnostic dans ces leçons du professeur Ball sur les maladies mentales.

Il feuilleta le livre.

—Et tenez, mon cher Romilly, voici ce que je trouve pour commencer ; à la dix-huitième leçon, page 389 : «On rencontre beaucoup de fous parmi les acteurs.» Cette observation du professeur Ball me rappelle que l'illustre Cabanis demanda un jour au docteur Esprit Blanche si le théâtre n'était pas une cause de folie.

—Vraiment ? demanda Romilly, inquiet.

—N'en doutez point, répondit Trublet. Mais écoutez ce que dit à cette même page le professeur Ball : «Il est incontestable que les médecins sont extrêmement prédisposés à l'aliénation mentale.» Et rien n'est plus vrai. Parmi les médecins, les prédestinés entre tous sont les aliénistes. Il est souvent difficile de décider lequel est le plus fou, du fou ou de son médecin. On dit aussi que les hommes de génie sont enclins à la folie. C'est certain. Toutefois il ne suffit pas d'être un imbécile pour être raisonnable.

Il feuilleta un moment encore les Leçons du professeur Ball, puis il se remit à écrire :

»... indices ordinaires de l'excitation maniaque, et, si l'on considère que le sujet était d'un tempérament névropathique, on aura lieu de croire que sa constitution le conduisit à la folie, qui, selon les professeurs les plus autorisés, n'est que l'exagération du caractère habituel de l'individu, et il n'est pas possible de lui accorder une entière responsabilité morale.»

Il signa et tendit le papier à Pradel :

—Voilà qui est innocent et trop vide de sens pour contenir le moindre mensonge.

Pradel se leva :

—Croyez bien, cher docteur, que nous ne vous aurions pas demandé de mentir.

—Pourquoi ? Je suis médecin.

Je tiens boutique de mensonges. Je soulage, je console. Peut-on consoler et soulager sans mentir ?

Puis, regardant Nanteuil avec sympathie :

—Les femmes et les médecins savent seuls combien le mensonge est nécessaire et bienfaisant aux hommes.

Et, comme Pradel, Constantin Marc et Romilly prenaient congé :

—Passez donc par la salle à manger. J'ai reçu un petit fût de vieil armagnac. Vous allez m'en dire des nouvelles.

Nanteuil était restée dans le cabinet du docteur.

—Mon petit Socrate, j'ai passé une nuit affreuse. Je l'ai vu...

—Pendant votre sommeil ?

—Non, tout éveillée.

—Vous êtes sûre que vous ne dormiez pas ?

—J'en suis sûre.

Il pensa lui demander si la vision avait parlé. Mais il retint la question sur ses lèvres, de peur de suggérer à un sujet si sensible des hallucinations de l'ouïe, qu'en raison de leur caractère impérieux, il redoutait bien plus que les hallucinations de la vue. Il savait la docilité des malades à obéir aux ordres que des voix leur donnent. Renonçant à interroger Félicie, il s'avisa, à tout hasard, de lever les scrupules de conscience qui pouvaient la troubler. Toutefois, ayant observé que, d'ordinaire, le sentiment de la responsabilité morale est faible chez les femmes, il n'y fit pas grand effort et se contenta de dire légèrement :

—Ma chère enfant, il ne faut pas vous croire responsable de la mort de ce malheureux. Le suicide passionnel est l'aboutissant fatal d'un état pathologique.

Tout individu qui se suicide devait se suicider. Vous n'êtes que la cause occasionnelle d'un accident déplorable assurément, mais dont il ne faut pas exagérer l'importance.

Il jugea que c'en était assez sur ce point et s'appliqua tout de suite à dissiper les terreurs dont elle était environnée. Il s'efforça de la persuader par des raisonnements simples qu'elle voyait des images sans réalité, purs reflets de sa propre pensée. Pour illustrer sa démonstration, il lui conta une histoire rassurante :

—Un médecin anglais, lui dit-il, soignait une dame, comme vous très intelligente, qui, comme vous, voyait des chats sous les meubles et était visitée par des fantômes. Il la persuada que ces apparences ne répondaient à rien. Elle le crut et ne se troubla point. Un jour qu'après une longue retraite elle reparaissait dans le monde, entrant dans un salon, elle vit la maîtresse de la maison qui lui montrait un fauteuil et l'invitait à s'asseoir. Elle vit aussi, dans ce fauteuil, un vieux gentleman narquois. Elle se dit que de ces deux personnes, l'une était nécessairement imaginaire et, décidant que le gentleman n'existait pas, elle s'assit dans le fauteuil. En touchant le fond, elle respira. A compter de ce jour, elle ne vit plus aucun fantôme d'homme ni de bête. Avec le vieux gentleman narquois, elle les avait étouffés tous sous son séant.

Félicie secoua la tête :

—Ça n'a pas de rapport.

Elle voulait dire que son fantôme à elle n'était point un vieux monsieur falot, sur lequel on s'assied, que c'était un mort jaloux, qui ne la visitait pas sans dessein. Mais elle craignait de parler de ces choses, et, laissant tomber ses bras sur ses genoux, elle se tut.

La voyant ainsi accablée et morne, il lui représenta que ces troubles de la vision n'étaient ni rares ni bien graves, et qu'ils se dissipaient promptement sans laisser de traces.

—Moi aussi, ajouta-t-il, j'ai eu une vision.

—Vous ?

—Oui, j'ai eu une vision, il y a une vingtaine d'années, en Égypte.

Il s'aperçut qu'elle le regardait avec curiosité et il commença le récit de son hallucination, après avoir allumé toutes les lampes électriques, pour dissiper les fantômes de l'ombre.

—Du temps que j'étais médecin au Caire, chaque année, au mois de février, je remontais le Nil jusqu'à Louksor, et de là, j'allais, avec des amis, visiter dans le désert les tombeaux et les temples. Ces promenades à travers les sables se font à dos d'âne. La dernière fois que je me rendis à Louksor, je louai un jeune ânier, dont l'âne blanc, Rhamsès, était plus vigoureux que les autres. Cet ânier, qui se nommait Sélim, était aussi plus robuste, plus svelte et plus beau que les autres âniers. Il avait quinze ans. Ses yeux doux et farouches brillaient sous un voile magnifique de longs cils noirs ; son visage brun était d'un ovale ferme et pur. Il marchait pieds nus dans le désert, d'un pas qui faisait songer à ces danses de guerriers dont parle la Bible. Tous ses mouvements avaient de la grâce ; sa gaieté de jeune animal était charmante. En piquant de la pointe de son bâton l'échine de Rhamsès, il causait avec moi dans un langage court, mêlé d'anglais, de français et d'arabe ; il parlait volontiers des voyageurs qu'il avait conduits et qu'il croyait être tous des princes ou des princesses ; mais si je le questionnais sur ses parents et ses compagnons, il se taisait, d'un air d'indifférence et d'ennui. Quand il mendiait la promesse d'un bon baschich, le nasillement de sa voix prenait des inflexions caressantes.

Il méditait des ruses subtiles et dépensait des trésors de prières pour se faire donner une cigarette. S'apercevant qu'il m'était agréable que les âniers traitassent leurs animaux avec douceur, il baisait devant moi Rhamsès sur les naseaux, et, durant les haltes, valsait avec lui. Il se montrait parfois ingénieux à obtenir ce qu'il désirait. Mais il était trop imprévoyant pour jamais témoigner la moindre reconnaissance de ce qu'il avait obtenu. Avide de piastres, il convoitait plus ardemment encore les menus objets qui brillent et qu'on peut cacher, les épingles d'or, les bagues, les boutons de manchettes, les briquets en nickel ; quand il voyait une chaîne d'or, son visage s'éclairait d'une lueur de volupté.

»L'été qui suivit fut le temps le plus dur de ma vie. Une épidémie de choléra avait éclaté dans la Basse-Égypte. Je courais la ville du matin au soir dans un air embrasé. Les étés du Caire sont accablants pour les Européens. Nous traversions les semaines les plus chaudes que j'eusse encore connues. J'appris un jour que Sélim, amené devant le tribunal indigène du Caire, venait d'être condamné à mort. Il avait assassiné une enfant de fellahs, une petite fille de neuf ans, pour lui voler ses anneaux d'oreilles, et il l'avait jetée dans une citerne. Les anneaux, tachés de sang, avaient été retrouvés sous une grosse pierre, dans la vallée des Rois. C'était de ces bijoux sauvages que les nubiens nomades façonnent au marteau avec des shellings ou des pièces de quarante sous. On me dit que Sélim serait certainement pendu, parce que la mère de la fillette refusait le prix du sang. Le khédive en effet n'a pas le droit de grâce, et le meurtrier, selon la loi musulmane, ne peut racheter sa vie que si les parents de la victime acceptent de lui une somme d'argent en compensation.

J'étais trop occupé pour penser à cette affaire. Je m'expliquai facilement que Sélim, rusé, mais irréfléchi, caressant, insensible, eût joué avec la fillette, lui eût arraché ses anneaux, l'eût tuée et cachée. Bientôt je n'y songeai plus. Du vieux Caire l'épidémie s'étendait sur les quartiers européens. Je visitais trente et quarante malades par jour et je faisais à chacun d'abondantes injections veineuses. Je souffrais de désordres au foie, j'étais ravagé d'anémie, je tombais de fatigue. Pour ménager mes forces, il me fallait prendre un peu de repos à midi. Je m'étendais, après le déjeuner, dans la cour intérieure de ma maison et, là, je me baignais pour une heure dans cette ombre africaine épaisse et fraîche comme de l'eau. Un jour que j'étais couché de la sorte dans ma cour sur mon divan, au moment où j'allumais une cigarette, je vis venir Sélim. Il souleva de son beau bras de bronze la tenture de la porte et s'approcha de moi, dans sa robe bleue. Il ne parlait pas, mais il souriait de son sourire innocent et sauvage et ses lèvres d'un rouge sombre découvraient des dents éclatantes. Ses yeux, sous l'ombre azurée des cils, brillaient de désir en regardant ma montre posée sur la table.

»Je pensai qu'il s'était échappé. Et j'en étais surpris, non que les captifs soient étroitement surveillés dans ces prisons orientales où les hommes, les femmes, les chevaux et les chiens sont mêlés dans des cours mal closes, sous la garde d'un soldat armé d'un bâton. Mais les musulmans ne sont jamais tentés de fuir leur sort. Sélim s'agenouilla avec une grâce suppliante, et approcha ses lèvres de ma main, pour la baiser selon la coutume antique. Je ne dormais pas et j'en eus la preuve. J'eus aussi la preuve que l'apparition avait été courte.

Quand Sélim disparut, je remarquai que ma cigarette qui brûlait, n'avait pas encore de cendre.

—Est-ce qu'il était mort quand vous l'avez vu ? demanda Nanteuil.

—Non pas, répondit le docteur. J'appris quelques jours après que Sélim, dans sa prison, tressait de petites corbeilles, ou qu'il jouait pendant de longues heures, avec un chapelet de boules de verre, et qu'aux visiteurs européens, surpris de la douceur caressante de ses yeux, il demandait une piastre en souriant : la justice musulmane est lente. Il fut pendu six mois plus tard. Personne, ni lui-même, n'y fit grande attention. J'étais alors en Europe.

—Et depuis il n'est pas revenu ?

—Jamais.

Nanteuil le regarda, déçue.

—J'avais cru qu'il était venu quand il était mort. Mais du moment qu'il était en prison, bien sûr que vous ne pouviez pas le voir chez vous, et que c'était une idée.

Le docteur, comprenant la pensée de Félicie, se hâta d'y répondre :

—Ma petite Nanteuil, croyez-moi. Les fantômes des morts n'ont pas plus de réalité que les fantômes des vivants.

Sans prendre garde à ce qu'il disait, elle lui demanda si vraiment c'était parce qu'il souffrait du foie qu'il avait eu une vision. Il répondit qu'il pensait que le mauvais état des organes digestifs, une fatigue diffuse, une tendance à la congestion, l'avaient prédisposé.

—Il y eut, je crois, ajouta-t-il, une cause plus immédiate. Étendu sur mon divan, j'avais la tête très basse. Je la soulevai pour allumer une cigarette et la laissai retomber aussitôt.

Cette attitude favorise singulièrement les hallucinations. Il suffit parfois de se coucher la tête renversée, pour voir, pour entendre, des formes, des sons imaginaires. C'est pourquoi je vous conseille, mon enfant, de dormir avec un traversin et un gros oreiller.

Elle se mit à rire.

—Comme maman, alors !... majestueusement !

Puis, sautant sur une autre idée :

—Dites donc, Socrate, ce sale individu, pourquoi l'avez-vous vu plutôt qu'un autre ? Vous lui aviez loué un âne, vous n'y pensiez plus. Et il est venu. C'est tout de même drôle.

—Vous me demandez pourquoi celui-là plutôt qu'un autre. Je serais bien embarrassé de vous le dire. Souvent nos visions, liées avec nos pensées intimes, nous en présentent l'image ; parfois, elles ne s'y rattachent en rien et nous montrent une figure inattendue.

Il l'exhorta de nouveau à ne pas se laisser effrayer par des fantômes.

—Les morts ne reviennent pas. Quand l'un d'eux vous apparaît, soyez assurée que vous voyez une imagination de votre cerveau.

Elle demanda :

—Pouvez-vous me garantir qu'il n'y a rien après la mort ?

—Mon enfant, il n'y a rien après la mort qui puisse vous effrayer.

Elle se leva, prit son petit sac et son manuscrit, tendit la main au docteur :

—Vous ne croyez à rien, vous, mon vieux Socrate.

Il la retint un moment dans l'antichambre lui recommanda de se ménager, de mener une vie calme et rafraîchissante, de prendre du repos.

—Si vous croyez que c'est facile dans notre métier !...

Demain, j'ai une répétition au foyer, une répétition sur la scène, une robe à essayer ; ce soir, je joue. Et voilà plus d'un an que je mène cette vie-là.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE X

X

Sous le grand vide réservé par la hauteur des voûtes au vol des prières moutonnait le troupeau bigarré des êtres humains.

Ils étaient là, tous, au pied du catafalque entouré de lumières et couvert de fleurs : Durville, le vieux Maury, Delage, Vicar, Destrée, Léon Clim, Valroche, Aman, Regnard, Pradel et Romilly, et Marchegeay, le régisseur. Elles étaient là toutes, madame Ravaud, madame Doulce, Ellen Midi, Duvernet, Herschell, Falempin, Stella, Marie-Claire, Louise Dalle, Fagette, Nanteuil, agenouillées et vêtues de noir, comme des élégies. Quelques-unes lisaient dans des livres de messe. Il y en avait qui pleuraient. Toutes apportaient au moins au cercueil de leur camarade leurs paupières battues et leur teint blêmi par le froid du matin. Des journalistes, des acteurs, des auteurs dramatiques, des familles entières de ces artisans qui vivent du théâtre et une foule de curieux emplissaient la nef.

Les chantres poussaient les cris lamentables du Kyrie eleison ; le prêtre baisa l'autel, se tourna vers le peuple et dit :

—Dominus vobiscum.

Romilly, enveloppant du regard le public :

—Chevalier a une bonne salle.

—Regarde donc Louise Dalle, dit Fagette. Pour avoir l'air en deuil, elle a mis un waterproof en caoutchouc noir.

Demeuré un peu en arrière avec Pradel et Constantin Marc, le docteur Trublet faisait, à voix basse, selon sa coutume, ses essais moraux :

—Remarquez, dit-il, que sur l'autel et autour du cercueil, on allume, en guise de cierges, de petites veilleuses sur des queues de billard et qu'ainsi l'on offre au Seigneur de l'huile à quinquet pour de la cire vierge.

Les hommes pieux qui vivent dans le sanctuaire ont été de tout temps enclins à faire à leur dieu de ces petites tromperies. L'observation n'est pas de moi ; elle est, je crois, de Renan.

Le célébrant, à droite de l'autel, récitait à voix basse :

—Nolumus autem vos ignorare fratres de dormientibus, ut non contristemini, sicut et cœteri qui spem non habent.

—Qui est-ce qui prend le rôle de Florentin ? demanda Durville à Romilly.

—C'est Regnard : il n'y sera pas plus mauvais que Chevalier.

Pradel tira Trublet par la manche :

—Docteur Socrate, je vous prie de me dire si, comme savant, comme physiologiste, vous voyez de graves difficultés à ce que l'âme soit immortelle.

Il demandait cela en homme affairé et pratique qui a besoin d'un renseignement personnel.

—Vous savez sans doute, mon cher ami, répondit Trublet, ce que disait à ce sujet l'oiseau de Cyrano. Un jour Cyrano de Bergerac entendit deux oiseaux converser dans un arbre. L'un disait : «L'âme des oiseaux est immortelle.—Ce n'est pas douteux, répliqua l'autre. Mais ce qui ne se conçoit pas, c'est que des êtres qui n'ont ni bec ni plumes, qui n'ont pas d'ailes et qui marchent sur deux pieds, croient avoir, comme les oiseaux, une âme immortelle.»

—C'est égal, dit Pradel, d'entendre l'orgue, ça me f... des idées pieuses.

—Requiem æternam dona eis, Domine.

L'auteur célèbre de la Nuit du 23 octobre 1812 apparut dans l'église, et, au même moment, il fut partout à la fois, dans la nef, sous le porche et dans le chœur.

Comme le Diable boiteux, il fallait qu'enfourchant sa béquille, il volât par-dessus les têtes pour passer comme il le fit en un clin d'œil du député Morlot qui, libre penseur, restait sur le parvis, à Marie-Claire agenouillée sous le catafalque.

Dans la même seconde, il chuchota aux oreilles de tous et de toutes des paroles agiles :

—Pradel, concevez-vous ce garçon qui plante là son rôle, un rôle excellent, et va se suicider comme une gourde ? Il se brûle la cervelle l'avant-veille de la première. Il nous oblige à faire un raccord et nous retarde de huit jours. Quel crétin ! Il était diablement mauvais. Mais c'est une justice à lui rendre : il sautait bien, l'animal. Mon bon Romilly, nous faisons le raccord aujourd'hui à deux heures. Veillez à ce que Regnard ait la copie de son rôle et sache grimper sur les toits. Pourvu qu'il ne nous claque pas dans les mains, comme Chevalier ! S'il allait aussi se suicider, celui-là ! Ne riez pas. Il y a un sort sur certains rôles. Ainsi, dans mon Marino Faliero, le gondolier Sandro se casse le bras à la répétition générale. On me donne un autre Sandro. Il se foule le pied à la première représentation. On m'en donne un troisième, il attrape la fièvre typhoïde... Ma petite Nanteuil, je te confierai une magnifique création quand tu seras aux Français. Mais j'ai juré mes grands dieux de ne plus faire jouer une seule pièce dans ce théâtre-ci.

Et tout aussitôt, sous la petite porte qui ferme le chœur du côté de l'Épitre, montrant à des confrères l'épitaphe de Racine, scellée dans le mur, en parisien curieux des antiquités de sa ville, il rappelait l'histoire de cette pierre ; il disait que le poète avait été enseveli, selon son désir, à Port-Royal-des-Champs, au pied de la fosse de M. Hamon, et qu'après la destruction de l'abbaye et la violation des sépulcres, le corps de messire Jean Racine, secrétaire du roi, gentilhomme ordinaire de sa chambre, avait été transporté sans honneurs à Saint-Étienne-du-Mont.

Et il contait comment la pierre tombale, portant, sous le cimier de chevalier et l'écu au cygne d'argent, l'inscription composée par Boileau et mise en latin par M. Dodart, avait servi de dalle dans le chœur de la petite église de Magny-Lessart, où elle avait été trouvée en 1808.

—La voici ! ajouta-t-il. Elle était brisée en six morceaux et le nom de Racine effacé par les souliers des paysans. On a rajusté les fragments et refait les lettres qui manquaient.

Sur ce sujet il s'étendait avec sa vivacité et son abondance coutumières, tirant de sa prodigieuse mémoire une multitude de faits curieux et d'amusantes historiettes, animant l'histoire et passionnant l'archéologie. Son admiration et sa colère jaillissaient coup sur coup, avec violence dans la solennité du lieu, à travers la pompe de la cérémonie.

—Je voudrais bien savoir, par exemple, quels sont les goujats stupides qui ont scellé cette pierre dans ce mur. Hic jacet nobilis vir Johannes Racine. Ce n'est pas vrai ! Ils font mentir l'épitaphe de l'honnête Boileau. Le corps de Racine n'est pas à cette place. Il a été déposé dans la troisième chapelle à gauche en entrant. Quels idiots !

Et, soudain tranquille, il montra la pierre tombale de Pascal.

—Elle provient du musée des Petits-Augustins. On n'aura jamais assez de louanges pour Lenoir, qui, sous la Révolution, recueillit, conserva...

Il improvisa un second cours familier d'archéologie lapidaire, plus brillant que le premier, fit de l'histoire de Pascal un drame amusant et terrible, et disparut.

Il était resté en tout dix minutes dans l'église.

Sur ces têtes pleines de soucis mondains et de désirs profanes le Dies iræ grondait comme un orage :

Mors stupebit et natura,

Quum resurget creatura

Judicanti responsura.

—Dites donc, Dutil : comment cette petite Nanteuil, qui est jolie et intelligente, a-t-elle pu se mettre avec un sale cabot comme Chevalier ?

—Votre ignorance du cœur des femmes m'étonne.

—Herschell était plus jolie quand elle était brune.

Qui Mariam absolvisti

Et latronem exaudisti

Mihi quoque spem dedisti.

—Il faut que j'aille déjeuner.

—Est-ce que vous connaissez quelqu'un qui connaisse le ministre ?

—Durville est claqué. Il souffle comme un phoque.

—Faites-moi donc passer une petite note sur Marie Falempin. Elle a été délicieuse dans les Trois Magots, je vous assure.

Inter oves locum presta,

Et ab hœdis me sequestra,

Statuens in parte dextra.

—Alors, c'est pour Nanteuil qu'il s'est fait sauter le caisson ? Une petite grue qui ne vaut pas son derrière plein d'eau chaude !

Le célébrant mit le vin et l'eau dans le calice et dit :

—Deus qui humanæ substantiæ dignitatem mirabiliter condidisti...

—Est-ce que, vraiment, docteur, il s'est tué parce que Nanteuil ne voulait plus de lui ?

—Il s'est tué, répondit Trublet, parce qu'elle en aimait un autre.

L'obsession des images génétiques détermine parfois la manie et la mélancolie.

—Vous ne connaissez pas les cabots, docteur Socrate, dit Pradel. Il s'est tué pour faire un effet, pas pour autre chose.

—Il n'y a pas que les cabots, dit Constantin Marc, qui éprouvent un besoin irrésistible d'attirer à tout prix l'attention sur eux. L'année dernière, chez moi, à Saint-Bartholomé, pendant qu'on battait à la machine, un enfant de treize ans mit dans l'engrenage son bras, qui fut broyé jusqu'à l'épaule. Le médecin qui l'avait amputé lui demanda, en faisant un pansement, pourquoi il s'était ainsi mutilé. L'enfant avoua que c'était pour qu'on fît attention à lui.

Cependant Nanteuil, les yeux secs et les lèvres serrées, regardait fixement le drap noir qui recouvrait le cercueil et attendait avec impatience qu'il y eût assez d'eau bénite, de cierges et de prières latines sur le mort pour qu'il s'en allât bon et résigné. Elle l'avait revu, cette nuit, et elle pensait qu'il était revenu parce que les prêtres n'avaient pas encore prononcé sur lui les paroles de paix. Puis, songeant qu'un jour elle mourrait aussi et serait couchée comme cet homme dans un cercueil, sous un drap noir, elle frissonna d'épouvante et ferma les yeux. L'idée de la vie était si puissante en elle qu'elle se figurait la mort comme une vie affreuse. Elle eut peur de mourir, et elle pria pour vivre longuement. Agenouillée, la tête inclinée et la cendre voluptueuse de ses cheveux légers lui tombant sur le front, elle lisait, pénitente profane, dans son livre, des paroles qu'elle ne comprenait pas et qui la rassuraient :

«Seigneur Jésus-Christ, Roi de gloire, délivrez les âmes de tous les fidèles défunts des peines de l'enfer et des profondeurs de l'abîme.

Délivrez-les de la gueule du lion. Que l'enfer ne les ensevelisse pas et qu'ils ne tombent pas dans les ténèbres ; mais que saint Michel, le prince des Anges, les conduise à la lumière sainte, que vous avez promise à Abraham et à sa postérité...»

Au moment de l'Élévation, l'assistance, pénétrée d'un vague sentiment que le mystère devenait plus auguste, cessa les conversations particulières et affecta quelque apparence de recueillement. Et dans le silence des orgues, au tintement de la clochette agitée par un enfant, les têtes se courbèrent. Puis, après le dernier évangile, quand, l'office terminé, le prêtre, suivi de ses acolytes, s'approcha du catafalque au chant du Libera, il y eut dans la foule un mouvement de délivrance et l'on se bouscula un peu pour défiler devant le cercueil. Les femmes, dont la piété, la tristesse et la contrition dépendaient de leur immobilité et de leur agenouillement, furent tout de suite ramenées à leurs idées coutumières par le mouvement et les rencontres du défilé. Elles échangèrent entre elles et avec les hommes les propos de leur état :

—Tu sais, dit Ellen Midi à Falempin, que Nanteuil entre à la Comédie-Française.

—Pas possible !

—L'engagement est signé.

—Comment a-t-elle obtenu ça ?...

—C'est pas en jouant la comédie, bien sûr, répondit Ellen qui commença une histoire très scandaleuse.

—Prends garde, dit Falempin, elle est derrière toi.

—Je la vois bien ! Elle en a eu, un front, de venir ici, crois-tu ?

Marie-Claire coula dans l'oreille de Durville une nouvelle extraordinaire :

—On dit qu'il s'est suicidé.

Eh bien ! ce n'est pas vrai. Il ne s'est pas suicidé du tout. Et la preuve, c'est qu'on l'enterre à l'église.

—Alors ? demanda Durville.

—Monsieur de Ligny l'a surpris avec Nanteuil et l'a tué.

—Allons donc !

—Je t'assure que je suis bien informée.

Les conversations devenaient vives et familières.

—Vous voilà, vieux marcheur !

—La recette baisse déjà.

—Stella s'est fait recommander par dix-sept députés, dont neuf de la commission du budget.

—Je lui avais pourtant dit, à Herschell : «Le petit Bocquet, ce n'est pas votre affaire. Il vous faut un homme sérieux.»

Quand la bière, aux bras des croque-morts, passa sous le portail, les rayons délicieux d'un soleil d'hiver descendirent sur les visages des femmes et sur les roses du cercueil. Rangés des deux côtés du parvis, quelques jeunes gens des Écoles cherchaient les figures célèbres ; les petites ouvrières des ateliers voisins, se tenant deux à deux enlacées, méditaient les toilettes des actrices. Et, dressés contre le porche sur leurs pieds endoloris, deux vagabonds, accoutumés à vivre sous le grand ciel doux ou farouche, tournaient lentement des regards mornes, tandis qu'un collégien contemplait avec ivresse les cheveux ardents qui tordaient leurs flammes sur la nuque de Fagette.

Arrêtée devant les portes, au plus haut des degrés, elle causait avec Constantin Marc et quelques journalistes :

—... Monsieur de Ligny ? Il était assidu chez moi bien avant de connaître Nanteuil.

Il me regardait des heures entières, avec des yeux passionnés, sans oser rien me dire. Je le recevais volontiers parce qu'il était très convenable. C'est une justice à lui rendre : il a d'excellentes manières. Il se montrait aussi réservé que possible. Enfin, un jour, il me déclara qu'il était amoureux fou de moi. Je lui répondis que, puisqu'il me parlait sérieusement, je ferais de même ; que j'éprouvais un vrai chagrin de le voir dans cet état ; que, chaque fois que pareille chose arrivait, j'en étais vivement contrariée ; que j'étais une femme sérieuse, que j'avais arrangé ma vie et que je ne pouvais rien pour lui. Il était désespéré. Il m'annonça, qu'il partait pour Constantinople, qu'il ne reviendrait plus. Il ne se décidait ni à rester ni à s'en aller. Il tomba malade. Nanteuil, qui croyait que je l'aimais et que je voulais le garder, se donna tout le mal possible pour me le prendre. Elle lui fit des avances folles. Je la trouvais parfois un peu ridicule, mais, comme vous pensez bien, je ne faisais aucun obstacle à ses projets. De son côté, monsieur de Ligny, pour me donner du regret, du dépit, que sais-je ? dans l'espoir de me rendre jalouse, répondait très clairement aux avances de Nanteuil. Voilà comment ils se mirent ensemble. J'en fus enchantée. Nanteuil et moi, nous sommes les meilleures amies du monde.

Madame Doulce, entre la haie des curieux, descendait lentement les degrés et se donnait l'illusion d'entendre la foule murmurer : «C'est la Doulce !»

Elle saisit Nanteuil au passage, la pressa sur son cœur, et dans un beau mouvement de charité chrétienne, l'enveloppa de son manteau, en disant avec des sanglots :

—Essaie de prier, mon enfant, et prends cette médaille.

Elle a été bénie par le pape. C'est un père dominicain qui me l'a donnée.

Madame Nanteuil, un peu essoufflée, mais qui rajeunissait depuis qu'elle recommençait d'aimer, sortit la dernière. Durville lui serra la main.

—Ce pauvre Chevalier ! murmura-t-il.

—Ce n'était pas une mauvaise nature, répondit madame Nanteuil. Mais il a manqué de tact. Un homme du monde ne se suicide pas de cette manière. Ce garçon n'avait pas d'éducation.

Le corbillard se mit en mouvement dans l'ombre colossale du Panthéon et descendit la rue Soufflot, bordée de librairies. Les camarades de Chevalier, les employés du théâtre, le directeur, le docteur Socrate, Constantin Marc, quelques journalistes et quelques curieux suivirent. Le clergé et les actrices prirent place dans les voitures. Nanteuil, malgré l'avis contraire de madame Doulce, suivit avec Fagette dans un coupé de place.

Le temps était beau. On causait familièrement derrière le corbillard.

—Mais c'est au diable bouilli, le cimetière !

—Montparnasse ? Trente minutes au plus.

—Tu sais que Nanteuil est engagée à la Comédie-Française ?

—Est-ce que nous répétons aujourd'hui ? demanda Constantin Marc à Romilly.

—Certainement, à trois heures, au foyer. Nous répétons jusqu'à cinq heures. Ce soir, je joue ; demain, je joue ; dimanche, je joue en matinée et le soir... Nous autres comédiens, nous n'avons jamais fini, il faut toujours recommencer, toujours donner de sa personne...

Le poète Adolphe Meunier lui mit la main sur l'épaule :

—Ça va bien, Romilly ?

—Et vous, Meunier ?...

Toujours pousser le rocher de Sisyphe. Et ce ne serait rien. Mais le succès ne dépend point que de nous. Si la pièce est mauvaise et tombe, tout ce que nous y avons mis, notre travail, notre talent, un morceau de notre vie s'écroule avec... Et ce que j'en ai vu de ces éboulements ! Que de fois la pièce s'est abattue sous moi, comme une rosse, et m'a fichu par terre ! Ah ! si l'on n'était puni que de ses fautes !...

—Mon cher Romilly, répliqua vivement Meunier, croyez-vous que notre fortune, à nous auteurs dramatiques, ne dépende pas des comédiens autant que de nous-mêmes ? Croyez-vous que jamais ils ne jettent bas, par leur imprudence ou leur maladresse, une œuvre qui s'élançait de haut vol ? Est-ce que nous aussi, comme le légionnaire de César, nous ne sommes pas saisis de trouble et d'angoisse à cette pensée que notre sort n'est pas assuré par notre propre valeur, mais qu'il dépend de ceux qui combattent avec nous ?

—C'est la vie, cela ! dit Constantin Marc. En toute entreprise, partout et toujours, nous payons pour les fautes des autres.

—Il n'est que trop vrai, reprit Meunier, qui venait de voir tomber son drame lyrique de Pandolphe et Clarimonde. Mais cette iniquité nous révolte.

—Elle ne doit nullement nous révolter, répliqua Constantin Marc. Il y a une loi sacrée qui gouverne le monde, à laquelle nous devons obéir, que nous devons adorer, c'est l'injustice, l'auguste, la sainte injustice. Elle est bénie partout sous les noms de bonheur, fortune, génie et grâce. C'est une faiblesse de ne pas la reconnaître et la vénérer sous son vrai nom.

—C'est bizarre, ce que vous dites là ! fit le doux Meunier.

—Réfléchissez, reprit Constantin Marc.

Vous aussi, vous êtes du parti de l'injustice, puisque vous recherchez les honneurs, et que vous voulez raisonnablement étouffer vos concurrents, désir naturel, injuste et légitime. Connaissez-vous rien de plus stupide et de plus odieux que ces gens que nous avons vu réclamer la justice ? L'opinion publique, qui n'est pourtant pas bien intelligente, le sens commun, qui n'est pourtant pas un sens supérieur, a senti qu'ils étaient au rebours de la nature, de la société, de la vie.

—Certainement, dit Meunier, mais la justice...

—La justice n'est que le rêve de quelques imbéciles. L'injustice, c'est la pensée même de Dieu. La doctrine du péché originel suffirait seule à me rendre chrétien, et la doctrine de la grâce renferme en elle toutes les vérités humaines et divines.

—Vous avez la foi ? demanda respectueusement Romilly.

—Je n'ai pas la foi, mais je voudrais l'avoir. Je la considère comme le bien le plus précieux dont on puisse jouir en ce monde. A Saint-Bartholomé, je vais à la messe tous les dimanches et fêtes, et je n'ai pas entendu une seule fois le curé faire son prône, sans me dire : «Je donnerais tout ce que j'ai, ma maison, mes champs, mes bois, pour être aussi bête que cet animal-là.»

Michel, le jeune peintre à la barbe mystique, disait à Roger, le décorateur :

—Ce pauvre Chevalier avait des idées. Mais toutes n'étaient pas bonnes. Un soir, il entra radieux et transfiguré dans la brasserie, s'assit près de nous, et, tordant son vieux feutre entre ses longs doigts rouges, s'écria : «J'ai découvert la vraie manière de jouer le drame.

Personne jusqu'ici n'a su jouer le drame, personne, entendez-vous !» Et il nous conta sa découverte : «Je viens de la Chambre. On m'avait fait grimper à l'amphithéâtre. Je voyais les députés grouiller comme des insectes noirs au fond d'un puits. Tout à coup un petit homme, trapu, monte à la tribune. Il avait l'air de porter sur son dos un sac de charbon. Il écartait les coudes et fermait les poings. Il était comique, quoi ! Il avait l'accent méridional et faisait des fautes de diction. Il parla des travailleurs, des prolétaires, de la justice sociale. C'était superbe ; sa voix, son geste, vous prenaient aux entrailles ; la salle faillit crouler sous les applaudissements. Je me suis dit : «Ce qu'il fait, je le ferai au théâtre, et mieux. Moi, un comique, je jouerai le drame. Les grands rôles de drame doivent, pour produire leur effet, être tenus par un comique, mais qui ait de l'âme.» Et le pauvre garçon croyait avoir conçu un art nouveau. «On verra», disait-il.

A l'angle du boulevard Saint-Michel, un journaliste s'approcha de Meunier :

—Est-ce vrai que Robert de Ligny a été amoureux fou de Fagette ?

—S'il l'aime, ce n'est pas depuis longtemps. Il y a quinze jours, au théâtre, il m'a demandé : «Qu'est-ce que c'est que cette petite blonde ?» Et il montrait Fagette.

—Je ne sais d'où vient, disait le courriériste d'un journal du soir au courriériste d'un journal du matin, cette manie que nous avons de calomnier l'humanité. Je suis étonné, au contraire, du nombre de braves gens que je découvre. C'est à croire que les hommes ont la pudeur du bien qu'ils font, et qu'ils se cachent pour accomplir des actes de dévouement et de générosité...

N'est-ce pas votre avis ?

—Moi, répondit le courriériste d'un journal du matin, chaque fois que j'ai ouvert une porte par méprise, je le dis au propre et au figuré, j'ai découvert une ignominie insoupçonnée. Si tout à coup la société se retournait comme un gant et qu'on en vît le dedans, nous tomberions tous évanouis de dégoût et d'effroi.

—Dans le temps, dit Roger au peintre Michel, j'ai connu sur la Butte l'oncle de Chevalier. Il était photographe et s'habillait comme un astrologue. C'était un vieux fou qui envoyait toujours à un client le portrait d'un autre. Les clients réclamaient... Mais pas tous. Il y en avait même qui se trouvaient ressemblants.

—Qu'est-ce qu'il est devenu ?

—Il a fait faillite et il s'est pendu.

Sur le boulevard Saint-Michel, Pradel, qui marchait au côté de Trublet, profitait encore de l'occasion pour se renseigner sur l'immortalité de l'âme et la destinée de l'homme après la mort. Il n'obtenait rien qui lui parût suffisamment positif et répétait :

—Je voudrais savoir.

A quoi le docteur Socrate répondait :

—Les hommes ne sont pas faits pour savoir ; les hommes ne sont pas faits pour comprendre. Ils n'ont pas ce qu'il faut pour cela. Un cerveau d'homme est plus grand et plus riche en circonvolutions qu'un cerveau de gorille, mais il n'y a de l'un à l'autre aucune différence essentielle. Nos plus hautes pensées et nos plus vastes systèmes ne seront jamais que le prolongement magnifique des idées que contient la tête des singes. Ce que nous savons de plus que le chien sur l'univers nous amuse et nous flatte ; c'est peu de chose en soi et nos illusions croissent avec nos connaissances.

Mais Pradel n'écoutait plus.

Il récitait mentalement le discours qu'il devait prononcer sur la tombe de Chevalier.

Quand le convoi tourna vers les pelouses défleuries qui couvrent l'avenue de l'Observatoire, le tramway lui céda le passage, par respect pour la mort.

Trublet en fit la remarque.

—Les hommes, dit-il, respectent la mort, parce qu'ils estiment justement que, s'il est respectable de mourir, chacun est assuré d'être respectable du moins en cela.

Les comédiens émus s'entretenaient entre eux de la mort de Chevalier. Durville, mystérieusement, d'une voix profonde, révélait le drame :

—Ce n'est pas un suicide. C'est un crime passionnel. Monsieur de Ligny a surpris Chevalier avec Nanteuil. Il lui a tiré sept balles de revolver. Deux balles ont atteint notre malheureux camarade à la tête et à la poitrine, quatre se sont perdues et la cinquième a effleuré Nanteuil au-dessous du sein gauche.

—Nanteuil est blessée ?

—Légèrement.

—Monsieur de Ligny sera poursuivi ?

—On étouffera l'affaire, et l'on aura raison. Mais je suis exactement informé.

Dans les voitures aussi, les comédiennes semaient des bruits divers. Les unes croyaient à un meurtre, les autres à un suicide.

—Il s'est tiré un coup de revolver dans la poitrine, assurait Falempin. Il n'était que blessé. Le médecin l'a dit : si on lui avait donné des soins à temps, on l'aurait sauvé. Mais ils l'ont laissé sur le plancher, baignant dans son sang.

Et madame Doulce dit à Ellen Midi :

—Moi, il m'est arrivé bien souvent de m'approcher d'un lit de mort.

Alors je m'agenouille et je prie. Aussitôt, je me sens pénétrée d'une sérénité céleste.

—Vous avez de la chance ! lui répondit Ellen Midi.

Au bout de la rue Campagne-Première, sur les boulevards larges et gris, ils sentirent tous la longueur du chemin parcouru et la tristesse du passage. Ils sentirent que derrière ce cercueil ils avaient franchi les confins de la vie et qu'ils étaient chez les morts. A leur droite, s'étendaient les marbriers et les fleuristes funéraires, des étalages de pots de fleurs et le mobilier économique des tombes, jardinières en zinc, couronnes d'immortelles en ciment, anges gardiens en plâtre. A leur gauche, ils voyaient derrière le mur bas du cimetière se dresser les croix blanches entre les têtes nues des tilleuls et partout ils respiraient, dans la poussière pâle, la mort, la mort banale, régulière, administrée par la Ville et l'État et pauvrement enjolivée par la piété des familles.

Entre les deux lourds piliers de pierre, surmontés de sabliers ailés, ils passèrent. Le char s'avança lentement sur le sable qui criait dans le silence. Il semblait, au milieu des maisons des morts, avoir doublé de hauteur. Les gens du cortège lisaient sur les tombes des noms célèbres ou regardaient la statue d'une jeune fille assise, un livre à la main. Le vieux Maury déchiffrait sur les épitaphes l'âge des défunts. Les vies courtes et plus encore les vies moyennes l'affligeaient comme un mauvais présage. Mais, quand il rencontrait des morts exemplaires par leur grand âge, il en recevait avec joie l'espérance et la probabilité d'un long reste de vie.

Le char s'arrêta au milieu d'une allée latérale.

Le clergé et les femmes descendirent de voiture. Delage reçut dans ses bras, du haut du marchepied, la bonne madame Ravaud, qui devenait un peu lourde, et tout à coup, moitié railleur, moitié sérieux, il lui fit des propositions. Elle n'était plus jeune ; elle avait un demi-siècle de théâtre. Delage, en ses vingt-cinq ans, la trouvait prodigieusement vieille. Et, tout en lui parlant à l'oreille, il s'excitait, s'entêtait, devenait sincère, la désirait vraiment, par curiosité perverse, par envie de faire quelque chose d'extraordinaire et certitude d'être de force à le faire, peut-être par instinct professionnel de joli garçon, et parce qu'enfin, ayant d'abord demandé ce qu'il ne voulait pas, il commençait à vouloir ce qu'il avait demandé. Madame Ravaud s'échappa, indignée et flattée.

Et le cercueil allait à bras d'homme par un chemin étroit bordé de cyprès nains, sous un bourdonnement de prières :

In paradisum deducant te Angeli, in tuo adventu suscipiant te Martyres et perducant te in civitatem sanctam Jerusalem, Chorus Angelorum te suscipiat et cum Lazaro, quondam paupere, aeternam habeas requiem.

Bientôt il n'y eut plus de voie tracée. Il fallut, à la suite du cercueil agile, du prêtre et des enfants de chœur, s'éparpiller, enjamber les pierres couchées et se couler entre les cippes et les stèles. On perdait, on retrouvait le mort. Nanteuil mettait de l'ardeur à le poursuivre, inquiète, brusque, son livre à la main, tirant sa jupe accrochée aux grilles, et frôlant les couronnes sèches qui laissaient sur sa robe des têtes d'immortelles. Enfin, les premiers arrivés sentirent l'âcre odeur de la terre fraîche et, du haut des dalles voisines, virent la fosse dans laquelle descendait le cercueil.

Les comédiens avaient fait libéralement les frais de l'enterrement ; ils s'étaient cotisés pour acheter à leur camarade ce qu'il lui fallait de terre, deux mètres concédés pour cinq ans.

Romilly, au nom des acteurs de l'Odéon, avait versé à l'Administration 300 francs, exactement 301 fr. 80 centimes. Il avait même dessiné un projet de monument, une stèle brisée à laquelle des masques comiques étaient suspendus. Mais à ce sujet on n'avait pas pris de décision.

Le célébrant bénit la fosse. Et le prêtre et les enfants murmurèrent des paroles alternées :

—Requiem aeternam dona ei, Domine.

—Et lux perpetua luceat ei.

—Requiescat in pace.

—Amen.

—Anima ejus et animae omnium fidelium defunctorum, per misericordiam Dei, requiescant in pace.

—Amen.

—De profundis...

Chacun vint jeter de l'eau bénite sur le cercueil. Nanteuil surveilla tout, les prières, les pelletées de terre, les aspersions, puis, agenouillée sur un coin de tombe, à l'écart, elle récita avec ferveur : «Notre Père qui êtes aux cieux...»

Pradel, au bord de la fosse parla. Il se défendit de faire un discours. Mais le théâtre de l'Odéon ne pouvait pas laisser partir sans une parole d'adieu un jeune artiste aimé de tous.

—Je dirai donc, au nom de la grande et cordiale famille dramatique, les mots qui sont dans tous les cœurs...

Groupés autour de l'orateur dans des attitudes classées, les comédiens écoutaient avec une science profonde. Ils écoutaient en action, de l'oreille, de la bouche, de l'œil, des bras, des jambes. Ils écoutaient chacun dans sa manière, avec noblesse, ingénuité, douleur ou révolte, selon son emploi.

Non, le directeur du théâtre ne laisserait pas partir sans une parole d'adieu le vaillant comédien qui, dans sa trop courte carrière, avait donné plus que des espérances.

—Chevalier, fougueux, inégal, inquiet, communiquait à ses créations un caractère particulier, une physionomie distinctive. Nous l'avons vu, il y a bien peu de jours, je pourrais dire : il y a bien peu d'heures, imprimer à une figure épisodique un relief puissant. L'illustre auteur de la pièce en était frappé. Chevalier touchait au succès. Il avait le feu sacré. On s'est demandé la cause de sa fin si cruelle. Ne cherchez pas. Chevalier est mort de son art : il est mort de la fièvre dramatique. Il est mort dévoré par la flamme qui tous nous consume lentement. Hélas ! le théâtre, dont le public voit seulement les sourires et les larmes aussi douces que les sourires, est un maître jaloux qui exige de ses serviteurs un dévouement absolu, les plus douloureux sacrifices, et qui parfois demande des victimes. Adieu, Chevalier, au nom de tous vos camarades. Adieu !

Les mouchoirs essuyèrent des larmes. Les comédiens pleuraient sincèrement ; ils pleuraient sur eux.

Quand ils se furent tous écoulés, le docteur Trublet, resté seul dans le cimetière avec Constantin Marc, embrassa du regard la multitude des tombes.

—Vous rappelez-vous, dit-il, une réflexion d'Auguste Comte : «L'humanité est composée de morts et de vivants. Les morts sont de beaucoup les plus nombreux» ? Certes, les morts sont de beaucoup les plus nombreux. Par leur multitude et la grandeur du travail accompli, ils sont les plus puissants. Ce sont eux qui gouvernent ; nous leur obéissons. Nos maîtres sont sous ces pierres. Voici le législateur qui a fait la loi que je subis aujourd'hui, l'architecte qui a bâti ma maison, le poète qui a créé les illusions qui nous troublent encore, l'orateur qui nous a persuadés avant notre naissance.

Voici tous les artisans de nos connaissances vraies ou fausses, de notre sagesse et de nos folies. Ils sont là, les chefs inflexibles, auxquels on ne désobéit pas. En eux est la force, la suite et la durée... Qu'est-ce qu'une génération de vivants, en comparaison des générations innombrables des morts ? Qu'est-ce que notre volonté d'un jour, devant leur volonté mille fois séculaire ?... Nous révolter contre eux, le pouvons-nous ? Nous n'avons pas seulement le temps de leur désobéir !

—Enfin, vous y venez, docteur Socrate ! s'écria Constantin Marc ; vous renoncez au progrès, à la justice nouvelle, à la paix du monde, à la libre pensée, vous vous soumettez à la tradition... Vous consentez à la vieille erreur, à la bonne ignorance, à la vénérable iniquité de nos pères. Vous rentrez dans la tradition française, vous vous soumettez à la coutume antique, à l'autorité des ancêtres.

—Où prenez-vous la coutume et la tradition ? demanda Trublet ; où prenez-vous l'autorité ? Il y a des traditions inconciliables, des coutumes diverses, des autorités opposées. Les morts ne nous imposent pas une volonté. Ils nous soumettent à des volontés contradictoires. Les opinions du passé qui pèsent sur nous sont incertaines et confuses. En nous écrasant, elles se détruisent les unes les autres. Tous ces morts ont vécu, comme nous, dans le trouble et la contradiction. Chacun en son temps a fait à sa manière, dans la haine ou l'amour, le songe de la vie. Faisons ce rêve à notre tour, avec bienveillance et joie, s'il est possible, et allons déjeuner. Je vais vous mener dans un petit bouchon de la rue Vavin, chez Clémence, qui ne fait qu'un plat, mais un plat prodigieux : le cassoulet de Castelnaudary, qu'il ne faut pas confondre avec le cassoulet à la mode de Carcassonne, simple gigot de mouton aux haricots.

Le cassoulet de Castelnaudary contient des cuisses d'oie confites, des haricots préalablement blanchis, du lard et un petit saucisson. Pour être bon, il faut qu'il ait cuit longuement sur un feu doux. Le cassoulet de Clémence cuit depuis vingt ans. Elle remet dans le poêlon tantôt de l'oie ou du lard, tantôt un saucisson ou des haricots, mais c'est toujours le même cassoulet. Le fond reste ; et ce fond antique et précieux lui donne la saveur que, dans les tableaux des vieux maîtres vénitiens, on trouve aux chairs ambrées des femmes. Venez, je veux vous faire goûter le cassoulet de Clémence.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XI

XI

Après avoir fait sa prière, Nanteuil, sans écouter le discours de Pradel, sauta dans une voiture pour rejoindre Robert de Ligny, qui l'attendait devant la gare Montparnasse. Au milieu des passants, ils se donnèrent la main et se regardèrent sans se rien dire. Mieux que jamais ils se sentirent liés l'un à l'autre. Robert l'aimait.

Il l'aimait sans le savoir. Elle n'était pour lui, à ce qu'il croyait, qu'un plaisir dans la série infinie des plaisirs possibles. Mais le plaisir avait pris pour lui la forme de Félicie, et, s'il avait mieux réfléchi aux innombrables femmes qu'il se promettait dans la vaste suite de sa vie nouvellement commencée, il aurait reconnu que, maintenant, c'était toutes des Félicies. Il aurait pu du moins s'apercevoir que, sans intention de lui être fidèle, il ne songeait pas à la tromper, et que, depuis qu'elle s'était donnée, il n'en avait pas désiré une autre. Il ne s'en apercevait pas.

Cette fois pourtant, sur cette place agitée et banale, en la voyant, non plus dans l'ombre voluptueuse de la nuit, ni sous ces lueurs caressantes de l'alcôve, qui donnaient à sa forme nue le vague délicieux d'une voie lactée, mais sous la dure lumière d'un jour diffus, aux clartés minutieuses d'un soleil sans gloire et sans ombres qui accusait sous la voilette les paupières brûlées de larmes, les joues nacrées et les lèvres froissées, il sentit qu'il éprouvait pour cette chair un goût mystérieux et profond.

Il ne l'interrogea pas. Ils se dirent des mots tendres. Et, comme elle avait très faim, il la mena déjeuner dans un cabaret connu, dont le nom brillait en lettres d'or sur une des vieilles maisons de la place. Ils se firent servir dans un jardin d'hiver, dont les rochers, le bassin et l'arbre étaient multipliés par des glaces encadrées de treillis vert.

Devant la nappe, en consultant le menu, ils causèrent avec plus d'abandon qu'ils n'avaient fait jusque-là. Il lui disait que les émotions et les tracas de ces trois derniers jours l'avaient énervé, mais qu'il n'y pensait plus et que ce serait absurde de s'occuper encore de cette affaire. Elle lui parlait de sa santé, se plaignait de ne pouvoir dormir que d'un mauvais sommeil et d'avoir des rêves. Mais elle ne lui disait pas ce qu'elle voyait dans ses rêves, et elle évitait de parler du mort. Il lui demanda si elle n'avait pas eu une matinée fatigante et pourquoi elle était allée jusqu'au cimetière, ce qui ne servait à rien.

Incapable de lui expliquer les profondeurs de son âme soumise aux rites, aux cérémonies propitiatoires et aux incantations, elle secoua la tête comme pour dire : «Fallait».

Tandis qu'aux tables voisines des déjeuneurs achevaient leur repas, ils causèrent longtemps, tous deux à voix basse, en attendant d'être servis.

Robert s'était promis, il s'était juré de ne jamais reprocher à Félicie d'avoir eu Chevalier pour amant, ou même de lui faire une seule question à ce sujet. Et pourtant, par une sourde rancune, par une mauvaise humeur remontée, par une naturelle curiosité, et aussi parce qu'il l'aimait trop pour se contenir, il lui dit d'une voix amère :

—Tu as été avec lui, autrefois.

Elle se tut et ne nia pas. Non qu'elle sentît qu'il était désormais inutile de mentir. Au contraire, elle avait l'habitude de nier l'évidence, et, certes, elle avait trop le sens des hommes pour ignorer qu'en amour il n'y a pas de mensonge si grossier qu'ils ne puissent croire s'ils en ont envie.

Mais cette fois, contre sa nature et son habitude, elle ne mentit pas. Elle avait peur d'offenser le mort. Elle pensait que le renier ce serait lui faire tort, lui retrancher sa part, l'irriter. Elle se tut, craignant de le voir venir s'accouder à la table avec son rire fixe et sa tête trouée, et de l'entendre dire de sa voix plaintive : «Félicie, tu n'as pas oublié, pourtant, notre petite chambre de la rue des Martyrs !...»

Ce que, depuis sa mort, il était devenu pour elle, elle n'aurait pu le dire, tant c'était hors de ses croyances et contraire à sa raison et tant les mots qui l'eussent exprimé lui semblaient vieux, ridicules et hors d'usage. Mais, d'une hérédité lointaine ou plutôt de quelques récits entendus dans son enfance, elle tirait le sentiment confus qu'il était au nombre de ces morts qui tourmentaient autrefois les vivants et qu'exorcisaient les prêtres : car, en pensant à lui, elle commençait instinctivement le signe de la croix et ne s'arrêtait que pour ne pas paraître ridicule.

Ligny, la voyant triste et troublée, se reprocha ses paroles dures et inutiles, et, dans le moment même où il se les reprochait, il en ajoutait d'aussi dures et d'aussi inutiles :

—Tu m'avais pourtant dit que ce n'était pas vrai !

Elle répondit avec ferveur :

—C'est que je voulais, vois-tu, que ce ne fût pas vrai.

Elle ajouta :

—Ah ! mon chéri, depuis que je suis à toi, je t'assure bien que je n'ai pas été à un autre. Je n'y ai pas de mérite : ça me serait impossible.

Comme les jeunes animaux, elle avait besoin de gaieté.

Le vin, qui brillait dans son verre ainsi que de l'ambre liquide, fut une joie pour ses yeux et elle en mouilla sa langue avec volupté. Elle s'intéressa aux plats qu'on lui servait, et surtout aux pommes soufflées, semblables à des ampoules d'or. Puis elle observa les déjeuneurs attablés dans la salle et s'amusa d'eux, leur prêtant, sur leur mine, des sentiments ridicules ou des passions grotesques. Elle remarquait les regards malveillants que lui jetaient les femmes, et les efforts que faisaient les hommes pour lui paraître beaux et considérables. Et elle fit une réflexion générale :

—Robert, as-tu remarqué que les gens ne sont jamais naturels ? Ils ne disent pas une chose parce qu'ils la pensent. Ils la disent parce qu'ils croient que c'est celle-là qu'il fallait dire. Cette habitude les rend très ennuyeux. Et il est extrêmement rare de trouver quelqu'un de naturel. Toi, tu es naturel.

—En effet, je ne crois pas être poseur.

—Tu poses comme les autres. Mais tu poses dans ta nature. Je vois bien quand tu veux m'épater...

Elle lui parla de lui-même, et, ramenée par le cours involontaire de ses idées au drame de Neuilly, elle demanda :

—Ta mère ne t'a rien dit ?

—Non.

—Elle a su, pourtant...

—C'est probable.

—Est-ce que tu t'entends bien avec elle ?

—Mais oui !

—On dit qu'elle est encore très belle, ta mère. Est-ce vrai ?

Il ne répondit pas et essaya de changer la conversation.

Il n'aimait pas que Félicie lui parlât de sa mère ni s'occupât de sa famille. Monsieur et madame de Ligny jouissaient de la plus haute considération dans la société parisienne. M. de Ligny, diplomate d'origine et de carrière, était en soi très honorable. Il l'était même avant que de naître par les services diplomatiques que ses ancêtres avaient rendus à la France. Son bisaïeul avait signé l'abandon de Pondichéry à l'Angleterre. Madame de Ligny vivait très correctement avec son mari. Mais, sans aucune fortune, elle menait grand train et ses toilettes étaient une des dernières gloires de la France. Elle recevait dans son intimité un ancien ambassadeur. Le vieillard, son âge, sa situation, ses opinions, ses titres, sa grande fortune rendaient cette liaison respectable. Madame de Ligny tenait à distance les dames de la République, et leur donnait, quand il lui plaisait, des leçons de convenances. Elle n'avait rien à redouter de l'opinion élégante. Robert savait qu'elle était respectable aux gens du monde. Mais il craignait toujours qu'en parlant d'elle, Félicie ne le fît pas avec toute la réserve nécessaire. Il avait peur que, n'étant pas du monde, elle ne dît ce qu'il ne fallait pas dire. Il avait tort : Félicie ne connaissait pas la vie intime de madame de Ligny ; et, si elle l'avait connue, elle ne l'aurait pas blâmée. Cette dame lui inspirait une curiosité naïve et une admiration mêlée de crainte. Son amant ne voulant pas lui parler de sa mère, elle voyait dans cette réserve une morgue aristocratique et même une marque de mésestime qui révoltaient son orgueil de fille libre et de plébéienne. Elle lui disait avec aigreur : «Je peux bien te parler de ta mère.» La première fois, elle avait ajouté : «La mienne la vaut bien.» Mais elle s'était aperçue que c'était commun, et elle ne le disait plus.

Maintenant la salle était vide.

Elle regarda sa montre, et, voyant qu'il était trois heures :

—Il faut que je file. On répète la Grille, cet après-midi. Constantin Marc doit être déjà au théâtre... En voilà encore un drôle de garçon ! Il raconte que, dans le Vivarais, il culbute toutes les femmes. Et il est si timide qu'il n'ose seulement pas causer avec Fagette et Falempin. Je lui fais peur. Ça m'amuse.

Elle était si lasse qu'elle n'avait pas le courage de se lever.

—C'est bizarre ! on dit partout que je suis engagée aux Français. Ce n'est pas vrai. Il n'en est même pas question... Bien sûr que je ne pourrai pas rester indéfiniment où je suis. A la longue, on s'abrutirait là dedans. Mais rien ne presse. J'ai un grand rôle à créer dans la Grille. On verra après. Ce que je demande, moi, c'est à jouer la comédie. Je n'ai pas envie d'entrer aux Français pour n'y rien faire.

Tout à coup, regardant devant elle avec des yeux pleins d'épouvante, elle se rejeta en arrière, pâlit et poussa un cri aigu. Puis ses paupières battirent, et elle murmura qu'elle étouffait.

Robert lui ouvrit son corsage et lui mouilla les tempes d'un peu d'eau.

Elle dit :

—Un prêtre ! j'ai vu un prêtre... Il était en surplis... Ses lèvres remuaient et ne faisaient pas de bruit... Il m'a regardée.

Il tâcha de la rassurer :

—Voyons, ma chérie, comment veux-tu qu'un prêtre, un prêtre en surplis, passe dans le restaurant ?

Elle écoutait, docile, et se laissait persuader :

—Tu as raison, tu as raison, je sais bien.

Très vite, dans sa petite tête, les illusions se dissipaient.

Elle était née deux cent trente ans après la mort de Descartes, dont elle n'avait jamais entendu parler, et qui lui avait pourtant enseigné l'usage de la raison, comme aurait dit le docteur Socrate.

A six heures, Robert la prit, au sortir de la répétition, sous les arcades et l'emmena en voiture.

Elle demanda :

—Où allons-nous ?

Il hésita un peu.

—Tu ne veux pas retourner là-bas, dans notre maison ?

Elle se récria :

—Ah ! non, par exemple ! Jamais !

Il lui répondit qu'il l'avait pensé, qu'il chercherait autre chose : un petit rez-de-chaussée à Paris ; qu'en attendant, pour aujourd'hui, ils se contenteraient d'un logis de hasard.

Elle le regarda, les yeux fixes et lourds, l'attira violemment à elle, et lui brûla l'oreille et le cou du souffle de son désir. Puis ses bras se détachèrent, elle retomba molle et triste à son côté.

Quand le fiacre s'arrêta :

—Tu ne m'en voudras pas, n'est-ce pas ? mon Robert, de ce que je vais te dire : Pas aujourd'hui... demain...

Elle avait jugé nécessaire de faire ce sacrifice au mort jaloux.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XII

XII

Le lendemain, il la mena dans une chambre meublée, qu'il avait choisie banale, mais gaie, au premier étage d'un hôtel donnant sur un square, près de la Bibliothèque. Au milieu du square s'élevait, soutenue par des nymphes robustes, la vasque d'une fontaine. Les allées bordées de lauriers et de fusains étaient désertes et, de la place peu fréquentée, on entendait le murmure énorme et rassurant de la ville. La répétition avait fini très tard. Quand ils entrèrent dans la chambre, la nuit, déjà plus lente à venir en cette saison de neiges fondues, commençait d'assombrir les tentures. Les grandes glaces de l'armoire et de la cheminée s'emplissaient de lueurs vagues et d'ombres.

Elle ôta sa veste de fourrure, alla regarder à la fenêtre, entre les rideaux, et dit :

—Robert, les marches du perron sont mouillées.

Il lui répondit qu'il n'y avait pas de perron, mais le trottoir et la chaussée, puis un autre trottoir et la grille du square.

—Tu es une Parisienne, tu connais bien cette place. Il y a au milieu, dans les arbres, une fontaine monumentale, avec des femmes énormes qui n'ont pas des seins aussi jolis que les tiens.

Dans son impatience, il l'aida à défaire sa robe de drap. Mais il ne trouvait pas les agrafes et s'égratignait aux épingles.

Il dit :

—Je suis maladroit.

Elle répondit en riant :

—Bien sûr que tu n'es pas aussi habile que madame Michon !... Ce n'est pas tant la maladresse ; mais tu as peur de te piquer. Les hommes, c'est lâche. Tandis que les femmes, il faut bien qu'elles s'habituent à souffrir...

C'est vrai ! une femme, ça a mal presque tout le temps.

Il ne remarqua pas qu'elle était pâle, avec un cercle d'ombre autour des yeux. Il la désirait trop et ne la voyait plus.

Il lui dit :

—Elles sont très sensibles à la douleur, elles sont aussi très sensibles au plaisir... Connais-tu Claude Bernard ?

—Non !

—C'était un grand savant. Il a dit qu'il n'hésitait pas à reconnaître à la femme la suprématie dans le domaine de la sensibilité physique et morale.

Nanteuil en dégrafant son corset :

—S'il a voulu dire par là que toutes les femmes sont sensibles, c'est un rude cornichon. Il aurait fallu lui envoyer Fagette, et il aurait vu s'il est facile d'en obtenir quoi que ce soit, dans le domaine... comment dit-il ça ?... de la sensibilité physique et morale.

Et elle ajouta, avec un orgueil très doux :

—Ne t'y trompe pas, mon Robert, des femmes comme moi, il n'y en a pas des tas.

Comme il l'attirait dans ses bras, elle se dégagea :

—Tu me retardes.

Puis, assise et repliée sur elle-même pour défaire ses bottines.

—Tu ne sais pas ? Le docteur Socrate m'a raconté, l'autre jour, qu'il avait eu une apparition. Il a vu un ânier qui avait assassiné une petite fille. J'ai rêvé cette nuit, de cette histoire-là, seulement dans mon rêve, je ne savais jamais si l'ânier était un homme ou une femme. Ce qu'il était embrouillé, mon rêve !... A propos du docteur Socrate, devine de qui il est l'amant... de la dame qui tient le cabinet de lecture de la rue Mazarine.

Elle n'est plus très jeune, mais elle est très intelligente. Est-ce que tu crois qu'il la trompe ?... J'ôte mes bas, c'est plus convenable. Et elle lui conta une histoire de théâtre :

—Je crois que, décidément, je ne resterai pas longtemps à l'Odéon.

—Pourquoi ?

—Tu vas voir. Pradel m'a dit aujourd'hui, avant la répétition : «Ma petite Nanteuil, il n'y a jamais rien eu entre nous. C'est ridicule...» Il a été très convenable, mais il m'a fait comprendre que nous étions, l'un vis-à-vis de l'autre, dans une situation irrégulière qui ne pouvait se prolonger indéfiniment... Parce que tu sais que Pradel a établi une règle. Autrefois il choisissait parmi ses pensionnaires. Il avait des favorites, on criait. Maintenant, pour la bonne administration du théâtre, il les prend toutes, même celles qui ne lui plaisent pas, même celles qui lui déplaisent. Il n'y a plus de favorites. Tout va bien. Ah ! c'est un vrai directeur, cet homme-là.

Comme Robert, dans le lit, écoutait sans rien dire, elle alla le secouer :

—Alors, ça te serait égal que je me mette avec Pradel ?

—Non, ma chérie, non ça ne me serait pas égal. Mais ce n'est pas ce que je dirais qui l'empêcherait.

Penchée sur lui, elle lui donnait des caresses ardentes, en forme de menaces et de châtiment, et elle lui criait :

—Tu ne m'aimes donc pas, que tu n'es pas jaloux ? Je veux que tu sois jaloux.

Puis, brusquement, elle s'éloigna de lui, et, retenant sur son épaule gauche la chemise qui avait glissé sous le sein droit, elle s'attarda devant la table de toilette et demanda avec inquiétude :

—Robert, tu n'as rien apporté ici de l'autre chambre ?

—Rien.

Alors, doucement, timidement, elle se coula dans le lit. Mais, à peine y était-elle étendue, qu'elle s'accouda à l'oreiller, et, le cou tendu, la bouche entr'ouverte, écouta. Il lui semblait entendre ce bruit léger de pas dans le sable qu'elle avait entendu dans la maison du boulevard de Villiers. Elle courut à la fenêtre, vit l'arbre de Judée, la pelouse, la grille. Sachant ce qu'elle allait voir encore, elle voulut se cacher la tête dans les mains. Mais elle ne put soulever les bras, et le visage de Chevalier se dressa devant elle.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XIII

XIII

Elle était rentrée chez elle avec une fièvre ardente. Robert, ayant dîné en famille regagna son grenier. Dans l'état où Nanteuil l'avait laissé, il était agacé et de très mauvaise humeur.

Sa chemise et son habit, préparés sur le lit par le valet de chambre, avaient l'air de l'attendre dans une attitude domestique et servile. Il commença de s'habiller avec une vivacité un peu rageuse. Il était impatient de sortir. Il ouvrit son œil-de-bœuf, écouta la rumeur de la ville et vit au-dessus des toits la lueur que faisait Paris dans le ciel. Il aspira toute la chair amoureuse amassée, par cette nuit d'hiver, dans les théâtres et les grands cabarets, les cafés-concerts et les bars.

Irrité de ce que Félicie avait déçu son désir, il était décidé à se contenter ailleurs, et, ne se sentant point de préférence, il se croyait seulement embarrassé de choisir ; mais il s'aperçut bientôt qu'il n'avait envie d'aucune des femmes qu'il connaissait et qu'il n'avait même pas envie des inconnues. Il ferma sa fenêtre et s'assit devant le feu.

C'était un feu de coke : madame de Ligny, qui portait des manteaux de vingt-cinq mille francs, économisait sur la table et les feux. Elle ne souffrait pas qu'on brûlât du bois dans les chambres.

Il réfléchit à ses affaires dont, jusque-là, il s'était peu soucié, à la carrière où il était entré et qu'il voyait obscure devant lui. Le ministre était grand ami de sa famille. Montagnard cévenol, nourri de châtaignes, ses yeux éblouis clignaient aux tables fleuries. Trop fin pourtant et trop habile pour ne pas garder sur la vieille aristocratie qui l'accueillait l'avantage des dures volontés et des refus hautains.

Ligny le connaissait et n'attendait de lui nulle faveur. En cela plus perspicace que sa mère, qui se croyait quelque pouvoir sur ce petit homme noir et velu, submergé par ses jupes impérieuses, chaque jeudi, du salon à la table. Il le jugeait désobligeant. Et puis il y avait quelque chose entre eux. Robert, par malchance, avait précédé son ministre dans l'intimité d'une personne que celui-ci aimait jusqu'à l'absurdité, madame de Neuilles, une femme galante. Et il croyait voir que le petit homme velu s'en doutait et l'en regardait de travers. Enfin il s'était fait au quai d'Orsay l'idée que les ministres ne peuvent et ne veulent jamais grand'chose. Mais il n'exagérait rien et croyait très possible de se faire attacher au cabinet. Jusqu'ici ç'avait été son désir. Il tenait beaucoup à ne pas quitter Paris. Sa mère, au contraire, eût préféré qu'il allât à La Haye, où un poste de troisième secrétaire était vacant. Maintenant il se décidait tout à coup pour La Haye. «Je partirai, se dit-il. Le plus tôt sera le meilleur.» Sa résolution prise, il en examina les motifs. D'abord, c'était excellent pour son avenir. Ensuite, le poste de La Haye était agréable. Un camarade, qui l'avait occupé, vantait l'hypocrisie délicieuse de la petite capitale endormie, où tout était machiné, truqué pour l'agrément du corps diplomatique. Il considéra même que La Haye était l'auguste berceau d'un nouveau droit international, et il alla jusqu'à décrocher cette raison qu'il ferait plaisir à sa mère. Après quoi il s'aperçut qu'il voulait partir seulement à cause de Félicie.

Il eut sur elle des pensées qui n'étaient pas bienveillantes. Il la savait menteuse et peureuse, méchante pour ses amies. Il avait la preuve qu'elle aimait les plus sales cabots ou que, tout au moins, elle s'en arrangeait.

Il n'était pas certain qu'elle ne le trompât pas, non qu'il eût rien découvert de suspect dans la vie qu'elle menait, mais parce qu'il doutait raisonnablement de toutes les femmes. Il se représenta tout le mal qu'il savait d'elle et se persuada que c'était une petite rosse ; et, sentant qu'il l'aimait, il pensa qu'il l'aimait seulement parce qu'elle était très jolie. Cette raison lui parut bonne, mais, en y regardant, il s'aperçut qu'elle n'expliquait rien ; qu'il aimait cette fille, non parce qu'elle était très jolie, mais parce qu'elle était jolie d'une certaine manière, parce qu'elle l'était à sa façon, étrangement, qu'il l'aimait pour ce qu'il y avait en elle de rare et d'incomparable, parce qu'enfin c'était une merveilleuse chose d'art et de volupté, un joyau vivant d'un prix inestimable. Alors, se sentant faible, il pleura, il pleura sa liberté perdue, sa pensée captive, son âme troublée, sa chair et son sang dévoués à un petit être faible et perfide.

A regarder le coke rouge dans la grille de la cheminée, il s'était brûlé les yeux. Il les ferma de douleur et vit, sous ses paupières closes, des nègres qui s'agitaient dans un tumulte obscène et sanglant. Tandis qu'il cherchait de quel livre de voyages, lu dans des années d'adolescence, sortaient ces noirs, il les vit diminuer, se résoudre en points imperceptibles et disparaître dans une Afrique rouge, qui peu à peu représenta la blessure aperçue à la lueur d'une allumette la nuit du suicide. Il songea :

—Cet imbécile de Chevalier. Je n'y pensais guère.

Tout à coup, sur ce fond de sang et de flamme parut la forme cambrée de Félicie, et il sentit en lui se tendre un désir cruel et chaud.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XIV

XIV

Il l'alla voir le lendemain, dans le petit appartement du boulevard Saint-Michel. Ce n'était pas son habitude. Il n'aimait guère à se rencontrer avec madame Nanteuil, qui était pourtant à son égard très polie et même obséquieuse, mais qui l'ennuyait et le gênait.

Ce fut elle qui le reçut dans le salon modique. Elle le remercia de l'intérêt qu'il portait à la santé de Félicie, l'instruisit que la pauvre enfant avait été, la veille au soir, agitée et souffrante, mais qu'elle allait mieux.

—Elle travaille son rôle, dans sa chambre. Je vais l'avertir que vous êtes ici. Elle sera bien contente de vous voir, monsieur de Ligny. Elle sait que vous l'aimez bien. Et les vrais amis sont rares, surtout dans le monde du théâtre.

Robert observait madame Nanteuil avec une attention qu'il ne lui avait pas encore prêtée. Il cherchait à voir en elle la figure que sa fille aurait plus tard. Volontiers il lisait en passant sur le visage des mères la bonne aventure des filles. Et cette fois il déchiffrait obstinément les traits et les formes de cette dame comme une intéressante prophétie. Il n'y lut rien qui fût de mauvais augure, ni de bon. Madame Nanteuil, grasse, le teint reposé, la peau fraîche, n'était pas désagréable, dans le mol empâtement de ses chairs. Mais sa fille ne lui ressemblait pas du tout.

La voyant toute calme et placide, il lui dit :

—Vous n'êtes pas nerveuse, vous ?

—Je ne l'ai jamais été. Ma fille ne tient pas de moi. C'est tout le portrait de son père. Il était délicat, sans avoir une mauvaise santé. Il est mort d'une chute de cheval... Vous prendrez bien une tasse de thé, monsieur de Ligny.

Félicie entra.

Les cheveux répandus sur les épaules, elle était enveloppée d'un peignoir de laine blanche, retenu très lâche à la taille par une grosse cordelière de passementerie, et traînait ses mules rouges ; elle avait l'air d'un enfant. L'ami de la maison, Tony Meyer, marchand de tableaux, quand il la voyait dans ce vêtement, d'aspect un peu monacal, l'appelait frère Ange de Charolais, parce qu'il lui trouvait de la ressemblance avec un portrait de Nattier représentant mademoiselle de Charolais dans l'habit franciscain. Robert restait surpris et muet devant cette fillette.

—C'est gentil à vous, fit-elle, d'être venu prendre de mes nouvelles. Je vous remercie. Je vais mieux.

—Elle travaille beaucoup, elle travaille trop, dit madame Nanteuil. Son rôle de la Grille la fatigue.

—Mais non, maman.

On parla théâtre, et la conversation fut pauvre.

Dans un silence, madame Nanteuil demanda à M. de Ligny s'il recherchait toujours les vieilles gravures de modes.

Félicie et Robert la regardèrent sans comprendre. Ils lui avaient naguère parlé de gravures de modes pour expliquer des rendez-vous qu'ils n'avaient pu cacher. Mais ils n'y songeaient plus. Depuis lors, un morceau de la lune, comme disait le vieil auteur, était tombé dans leur amour ; seule, madame Nanteuil, en son respect profond des fictions, se rappelait :

—Ma fille m'a dit que vous aviez beaucoup de ces gravures anciennes et qu'elle y trouvait des idées pour ses costumes.

—Parfaitement, madame, parfaitement.

—Venez, monsieur de Ligny, dit Félicie.

Je voudrais vous montrer un projet de costume pour Cécile de Rochemaure.

Et elle l'entraîna dans sa chambre.

C'était une petite chambre tendue de papier fleuri, meublée d'une armoire à glace, de deux chaises de crin et d'un lit de fer à courtepointe de piqué blanc, surmonté d'un bénitier et d'un rameau de buis.

Elle lui donna un long baiser sur la bouche.

—Je t'aime, tu sais !

—C'est bien sûr ?

—Oh ! oui. Et toi ?

—Moi aussi je t'aime. Je n'aurais pas cru que je t'aimerais autant.

—Alors, c'est venu après.

—Ça vient toujours après.

—C'est vrai, ce que tu dis là, Robert. Avant on ne sait pas.

Elle secoua la tête.

—J'ai été bien malade hier.

—Tu as vu Trublet ? Qu'est-ce qu'il t'a dit ?

—Il m'a dit que le repos, le calme m'était nécessaire... Mon chéri, il faudra que nous soyons raisonnables une quinzaine de jours encore. Ça t'ennuie ?

—Mais oui.

—Moi aussi, ça m'ennuie. Mais qu'est-ce que tu veux ?...

Il fit deux ou trois tours, furetant dans les coins. Elle le regardait avec un peu d'inquiétude, craignant qu'il ne l'interrogeât sur ses pauvres bijoux et ses pauvres bibelots, cadeaux modestes, mais dont on ne peut pas toujours expliquer l'origine. On dit ce qu'on veut, bien sûr, mais on peut se couper, avoir des ennuis, et vraiment ça n'en vaut pas la peine.

Elle détourna son attention.

—Robert, ouvre ma boîte à gants.

—Qu'est-ce qu'il y a dans ta boîte à gants ?

—Les violettes que tu m'as données la première fois. Mon chéri, ne me quitte pas. Ne t'en va pas !... Quand je pense que tu peux t'en aller d'un jour à l'autre dans des pays étrangers, à Londres, à Constantinople, je deviens folle.

Il la rassura, lui dit qu'on avait pensé l'envoyer à La Haye. Mais qu'il n'irait pas, qu'il se ferait attacher au cabinet du ministre.

—Tu me promets ?

Il promit sincèrement. Et elle devint très gaie.

Lui montrant la petite armoire à glace :

—Vois-tu, mon chéri, c'est là que j'étudie mon rôle. Quand tu es venu, je travaillais ma scène du quatre. Je profite de ce que je suis seule pour chercher le ton juste. Je tâche de dire large et fondu. Si j'écoutais Romilly, je détaillerais et ce serait mesquin. J'ai à dire : «Je ne vous crains pas.» C'est le grand effet du rôle. Sais-tu comment Romilly voudrait que je dise : «Je ne vous crains pas.» Je vais t'expliquer. Je mets la main sous le nez, j'écarte les doigts et je dis un mot à chaque doigt, séparément, sur un ton particulier, avec une physionomie spéciale : «Je, ne, vous, crains, pas», comme si je montrais les marionnettes ! Un peu plus, je mettrais à tous mes doigts un petit chapeau en papier. C'est fin, c'est spirituel, crois-tu ?

Puis, soulevant ses cheveux et découvrant son front courageux :

—Je vais te montrer comment je fais ça.

Subitement transfigurée et grandie, elle dit avec un air de fierté ingénue et de tranquille innocence :

»—Non, monsieur, je ne vous crains pas.

Pourquoi vous craindrais-je ! Vous avez pensé me prendre à votre piège et vous vous êtes mis à ma merci. Vous êtes un homme d'honneur. Maintenant que je suis sous votre toit, vous me direz ce que vous avez dit au chevalier d'Amberre, votre ennemi, quand il eut franchi cette grille. Vous me direz : «Vous êtes chez vous : commandez.»

Elle avait le don mystérieux de changer d'âme et de visage. Ligny était sous le charme du beau mensonge.

—Tu es étonnante !

—Écoute-moi, mon chat. J'aurai un grand bonnet de linon, avec des barbes qui me descendront en étages sur les joues. Parce que, tu sais, dans la pièce, je suis une jeune fille de la Révolution. Et il faut que je le fasse sentir. Il faut que j'aie la Révolution en moi, tu comprends ?

—Tu connais la Révolution ?

—Mais oui !... Je ne sais pas les dates, bien sûr. Mais j'ai le sentiment de l'époque. Pour moi, la révolution c'est d'avoir la poitrine fière sous un fichu croisé et les genoux bien libres dans une jupe rayée, et c'est d'avoir un petit feu aux pommettes. Voilà !

Il l'interrogea sur la pièce. Et il s'aperçut qu'elle ne la connaissait pas. Elle n'avait pas besoin de la connaître. Elle devinait, elle trouvait d'instinct tout ce qu'il lui fallait.

—Dans les répétitions, je n'indique pas un seul de mes effets. Je garde tout pour le public. Romilly en sera bleu... Ce qu'ils seront tous embêtés... Ah ! mon chéri, Fagette en fera une maladie.

Elle s'assit sur une mauvaise petite chaise. Son front, tout à l'heure d'un blanc de marbre, était rose ; elle avait repris son air de gamine.

Il s'approcha, il la regarda dans le gris charmant des yeux, et, comme la veille au soir, devant le feu de coke, il pensa qu'elle était menteuse et peureuse, méchante pour ses amies ; mais il le pensa avec indulgence.

Il pensa qu'elle aimait les plus sales cabots ou tout au moins qu'elle s'en arrangeait : mais il le pensa avec une douce pitié ; il se rappela tout le mal qu'il savait d'elle, mais sans amertume. Il sentit qu'il l'aimait, que c'était moins parce qu'elle était jolie que parce qu'elle l'était à sa manière, qu'il l'aimait enfin parce qu'elle était un joyau vivant et une incomparable chose d'art et de volupté. Il la regarda dans le gris charmant des yeux, dans les prunelles où nageaient sous une eau lumineuse comme de petits signes astrologiques. Il la regarda d'un regard si profond qu'elle en sentit le fil la traverser tout entière. Et sûre qu'il avait vu en elle, elle lui dit, les yeux dans les yeux, en lui tenant la tête serrée entre ses deux mains :

—Eh bien ! oui, je suis une sale cabotine ; mais je t'aime et je me fiche de l'argent. Et il n'y en a pas beaucoup qui me valent. Et tu le sais bien.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XV

XV

Ils se voyaient tous les jours au théâtre et faisaient ensemble des promenades à pied.

Nanteuil jouait presque chaque soir et travaillait avec ardeur le rôle de Cécile. Elle retrouvait peu à peu la tranquillité, passait des nuits moins agitées, n'obligeait plus sa mère à lui tenir la main pendant qu'elle s'endormait, et n'étouffait plus dans des cauchemars. Une quinzaine de jours s'écoulèrent ainsi. Puis, un matin, tandis qu'assise devant sa toilette elle se peignait les cheveux, comme le temps était sombre, elle avança la tête vers la glace, et elle y vit, non pas son visage, mais celui du mort. Un filet de sang lui coulait d'un coin de la lèvre ; il riait et la regardait.

Alors elle se décida à faire ce qu'elle croyait utile et bon. Elle prit une voiture et alla le voir. En passant sur le boulevard Saint-Michel, elle avait acheté chez sa fleuriste une botte de roses. Elle les lui apportait. Elle se mit à genoux devant la petite croix noire qui marquait l'endroit où on l'avait mis. Elle lui parla. Et le pria d'être raisonnable, de la laisser tranquille. Elle lui demanda pardon de l'avoir traité autrefois avec dureté. On ne s'entend pas toujours dans la vie. Mais il devait comprendre maintenant et pardonner. A quoi lui servait-il de la tourmenter ? Elle ne demandait pas mieux que de garder de lui un bon souvenir. Elle irait le voir de temps en temps. Mais qu'il renonçât à la poursuivre et à l'effrayer.

Elle s'efforça de le flatter et de l'endormir par de douces paroles :

—Je comprends que tu aies voulu te venger. C'est naturel. Mais tu n'es pas méchant au fond. Ne sois plus fâché. Ne me fais plus peur.

Ne viens plus. Je viendrai, moi, je viendrai souvent. Je t'apporterai des fleurs.

Elle avait bien envie de le tromper, de l'endormir par de fausses promesses, de lui dire : «Reste, ne t'agite plus, reste, et je te jure de ne plus rien faire qui te déplaise, je te promets d'obéir à ta volonté.» Mais elle n'osait pas mentir sur une tombe, et elle était sûre que ce serait inutile, que les morts savent tout.

Un peu lasse, elle prolongea quelques moments encore, plus mollement, ses supplications et ses prières, et elle s'aperçut que l'horreur que lui causaient les tombes, elle ne l'éprouvait pas, cette fois, et qu'elle n'avait pas peur du mort. Elle en chercha la raison et découvrit qu'il ne l'effrayait pas parce qu'il n'était pas là.

Et elle songea :

—Il n'est pas là ; il n'est jamais là ; il est partout, excepté là où on l'a mis. Il est dans les rues, dans les maisons, dans les chambres.

Et elle se leva désespérée, sûre maintenant de le rencontrer partout, excepté dans le cimetière.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XVI

XVI

Après quinze jours de patience, Ligny la pressa de reprendre la vie d'autrefois. Le terme était échu, qu'elle-même avait fixé. Il ne voulait pas attendre davantage. Elle souffrait autant que lui de ne plus se donner. Mais elle craignait de voir revenir le mort. Elle trouva des prétextes gauches pour différer les rendez-vous, et puis elle avoua qu'elle avait peur. Il la méprisait de montrer si peu de raison et de courage. Il ne sentait plus qu'elle l'aimait et il lui disait des paroles dures. Et il la poursuivait sans cesse de son désir.

Alors vinrent les jours âpres et les heures ingrates. Comme elle n'osait plus entrer avec lui sous un toit, ils montaient en fiacre et, après avoir roulé longuement dans les banlieues, ils descendaient sur de mornes avenues, s'y enfonçaient sous l'âpre vent d'est, marchant à grands pas, comme flagellés par le souffle d'une invisible colère.

Une fois pourtant, le jour était si doux, qu'il les pénétra de sa douceur. Ils suivaient côte à côte les allées désertes du Bois. Les bourgeons, qui commençaient à se gonfler à la pointe des branches fines et noires, faisaient aux arbres, sous le ciel rose, des cimes violettes. A leur gauche, s'étendait la prairie semée de bouquets d'arbres nus, et l'on voyait les maisons d'Auteuil. Les lents coupés clos des vieillards passaient sur la route, et les nourrices poussaient des voitures d'enfants. Un auto traversa de son bourdonnement le silence du Bois.

—Tu aimes ces machines-là ? demanda Félicie.

—Je trouve ça commode, voilà tout. C'est vrai qu'il n'était pas chauffeur. Il n'avait de goût pour aucun sport et ne s'occupait que des femmes.

Montrant un fiacre qui venait de les dépasser :

—Robert, tu as vu ?

—Non.

—Il y avait dedans Jeanne Perrin avec une femme.

Et, comme il montrait une paisible indifférence, elle lui dit sur un ton de reproche :

—Tu es comme le docteur Socrate : tu trouves ça naturel ?

Le lac dormait clair et tranquille entre ses murailles sombres de sapins. Ils prirent à leur droite le sentier qui longe la berge où les oies blanches et les cygnes lissent leurs plumes.

A leur approche, une flottille de canards, comme des nacelles vivantes, le col en forme de proue, cingla vers eux.

Félicie leur dit, d'un ton de regret, qu'elle n'avait rien à leur donner.

—Lorsque j'étais petite, ajouta-t-elle, papa me menait le dimanche donner du pain aux bêtes. C'était ma récompense, quand j'avais bien étudié toute la semaine. Papa se plaisait à la campagne. Il aimait les chiens, les chevaux, toutes les bêtes. Il était très doux, très intelligent. Il travaillait beaucoup. Mais l'existence est difficile pour un officier qui n'a pas de fortune. Il souffrait de ne pas pouvoir faire comme les officiers riches, et puis il ne s'entendait pas avec maman. Il n'a pas été heureux dans la vie, papa. Il était souvent triste. Il parlait peu, sans nous parler, nous nous comprenions tous les deux. Il m'aimait bien... Mon Robert, plus tard, dans longtemps, dans bien longtemps, j'aurai une maisonnette à la campagne. Et quand tu y viendras, mon chéri, tu me trouveras en jupe courte donnant du grain à mes poules.

Il lui demanda comment l'idée lui était venue d'entrer au théâtre.

—Je savais bien que je ne me marierais pas, puisque je n'avais pas de dot.

Et de voir mes grandes amies dans les modes ou dans les télégraphes, ça ne m'encourageait pas à faire comme elles. Déjà toute petite, je trouvais joli d'être actrice. J'avais joué à la pension dans une petite pièce, pour la saint Nicolas. Ça m'avait amusée. La maîtresse disait que je ne jouais pas bien ; mais c'était parce que maman lui devait trois mois. Dès l'âge de quinze ans, j'ai pensé sérieusement au théâtre. Je suis entrée au Conservatoire. J'ai travaillé, j'ai beaucoup travaillé. C'est éreintant notre métier. Mais de réussir, ça repose.

A la hauteur du chalet de l'île, ils trouvèrent le bac amarré à l'estacade. Il y sauta entraînant Félicie.

—Ces grands arbres sont beaux, même sans feuilles, dit-elle ; mais je croyais que, dans cette saison, le chalet était fermé.

Le passeur lui répondit que, par les beaux jours d'hiver, les promeneurs aimaient à aller dans l'île, parce qu'on y était tranquille et qu'à l'instant même, il venait encore d'y conduire deux dames.

Un garçon, qui habitait la solitude de l'île, leur servit du thé, dans un salon rustique, meublé de deux chaises, d'une table, d'un piano et d'un divan. Les lambris étaient moisis, les parquets disjoints. Elle regarda par la fenêtre la pelouse et les grands arbres.

—Qu'est-ce que c'est, demanda-t-elle, que cette grosse boule sombre dans le peuplier ?

—C'est du gui, ma chérie.

—On dirait un animal pelotonné autour de la branche, et qui la ronge. C'est désagréable à voir.

Elle posa la tête sur l'épaule de son ami et lui dit languissamment :

—Je t'aime.

Il l'entraîna sur le divan.

Elle le sentait qui, glissant à ses pieds, coulait sur elle des mains inhabiles d'impatience, et elle le laissait faire, inerte, découragée, prévoyant que c'était inutile. Les oreilles lui tintaient comme, une clochette. Le tintement cessa et elle entendit à sa droite une voix étrange, claire, glaciale, dire : «Je vous défends d'être l'un à l'autre.» Il lui sembla que la voix parlait de haut dans une lueur, mais elle n'osa tourner la tête. C'était une voix inconnue. Involontairement et, malgré elle, elle chercha à se rappeler sa voix à lui, et elle s'aperçut qu'elle en avait oublié le son, qu'elle ne pourrait jamais le retrouver. Elle pensa : «C'est peut-être la voix qu'il a maintenant.» Effrayée, elle ramena vivement sa jupe sur ses genoux. Mais elle se retint de crier et ne parla pas de ce qu'elle venait d'entendre, de peur qu'on ne la crût folle et parce qu'elle discernait tout de même que ce n'était pas réel.

Ligny s'éloigna :

—Si tu ne veux plus de moi, dis-le franchement. Je ne te prendrai pas de force.

Assise le buste droit et les genoux serrés, elle lui dit :

—Tant que nous sommes dans la foule, tant qu'il y a du monde autour de nous, je te désire, je te veux ; et dès que nous sommes seuls, j'ai peur.

Il lui répondit par une moquerie facile et méchante :

—Ah ! si pour t'exciter, il te faut un public !...

Elle se leva et se remit à la fenêtre. Une larme coulait sur sa joue. Elle pleura longtemps en silence. Puis vivement elle l'appela :

—Regarde donc !

Et elle lui montra Jeanne Perrin qui se promenait sur la pelouse avec une jeune femme.

Elles se tenaient enlacées, se donnaient l'une à l'autre des violettes à respirer et souriaient.

—Vois ! elle est heureuse, tranquille, cette femme.

Et Jeanne Perrin, goûtant la paix des longues habitudes, allait satisfaite et tranquille, ne laissant pas même paraître l'orgueil de ses préférences étranges.

Félicie la regardait avec une curiosité qu'elle ne s'avouait pas à elle-même et l'enviait de son calme.

—Elle n'a pas peur, elle.

—Laisse-la donc. Quel mal nous fait-elle ?

Et il la prit violemment par la taille.

Elle se dégagea en frissonnant. A la fin, déçu, frustré, humilié, il se mit en colère, la traita de sotte, jura qu'il ne supporterait pas plus longtemps ces façons ridicules.

Elle ne lui répondit rien et recommença de pleurer.

Irrité de ces larmes, il lui parla durement :

—Puisque tu ne peux plus me donner ce que je te demande, c'est inutile de nous revoir. Nous n'avons plus rien à nous dire. D'ailleurs, je vois bien que tu ne m'aimes plus. Et tu l'avouerais, si tu pouvais une fois dire la vérité : tu n'as jamais aimé que ce misérable cabotin.

Alors elle éclata de colère et gémit de désespoir :

—Menteur ! menteur ! C'est abominable ce que tu dis là. Tu vois que je pleure et tu veux me faire souffrir davantage. Tu profites de ce que je t'aime pour me rendre malheureuse. C'est lâche ! Eh bien, non, je ne t'aime plus. Va-t'en ! Je ne veux plus te voir.

Va-t'en... Mais c'est vrai, qu'est-ce que nous faisons là ? Est-ce que nous allons passer notre vie à nous regarder comme ça avec fureur, avec désespoir, avec rage. Ce n'est pas de ma faute... Je ne peux pas, je ne peux pas. Pardonne-moi, mon chéri, mon amour. Je t'aime, je t'adore, je te veux. Mais chasse-le, toi. Tu es un homme, tu sais ce qu'il faut faire. Chasse-le. Tu l'as tué, ce n'est pas moi. C'est toi. Tue-le donc tout à fait... Je deviens folle, mon Dieu ! je deviens folle.

Le lendemain, Ligny demanda à être envoyé comme troisième secrétaire à La Haye. Il fut nommé huit jours après et partit aussitôt, sans avoir revu Félicie.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XVII

XVII

Madame Nanteuil ne pensait qu'à sa fille. Sa liaison avec Tony Meyer, le marchand de tableaux de la rue de Clichy, lui laissait des loisirs et la liberté du cœur. Elle rencontra au théâtre un fabricant d'appareils électriques, encore jeune, au-dessus de ses affaires et d'une extrême politesse, M. Bondois. Il était d'un tempérament amoureux et d'un caractère timide, et, comme les femmes belles et jeunes lui faisaient peur, il s'était accoutumé à ne désirer que les autres. Madame Nanteuil était encore très agréable. Mais, un soir qu'elle était mal habillée et n'avait pas bonne mine, il s'offrit. Elle l'accepta pour faire aller un peu la maison et pour que sa fille ne manquât de rien. Son dévouement lui procura le bonheur. M. Bondois l'aimait et la cultivait ardemment. Étonnée d'abord, elle en fut ensuite heureuse et tranquille ; il lui parut naturel et bon d'être aimée, et elle ne devait pas croire qu'elle en eût passé la saison, quand on lui prouvait le contraire.

Elle s'était toujours montrée bienveillante, d'un caractère facile et d'une humeur égale. Mais jamais encore elle n'avait fait paraître dans sa maison un si heureux génie et de si gracieuses pensées. Douce aux autres et à elle-même, gardant au cours des heures changeantes le sourire qui découvrait ses belles dents et creusait des fossettes dans ses joues grasses, reconnaissante à la vie de ce qu'elle lui donnait, fleurie, épanouie, abondante, elle était la joie et la jeunesse de la maison.

Tandis que madame Nanteuil ne concevait et n'exprimait que des idées riantes et claires, Félicie devenait sombre, maussade et chagrine. Des plis se creusaient dans son joli visage ; sa voix grinçait.

Elle avait connu tout de suite la situation qu'occupait M. Bondois dans sa famille et, soit qu'elle eût préféré que sa mère ne vécût et ne respirât que pour elle, soit qu'elle souffrît en sa piété filiale d'être forcée de l'estimer moins, soit qu'elle lui enviât un plaisir, soit qu'elle éprouvât seulement ce malaise que nous causent les choses de l'amour quand elles se font trop près de nous, Félicie, tous les jours, de préférence durant les repas, reprochait amèrement à madame Nanteuil, par allusions très claires et en termes mal voilés, le nouvel ami de la maison, et témoignait à M. Bondois lui-même, chaque fois qu'elle le rencontrait, un dégoût expansif et une abondante aversion. Madame Nanteuil n'en ressentait qu'une affliction légère et elle excusait sa fille en considérant que cette enfant n'avait encore aucune expérience de la vie. Et M. Bondois, à qui Félicie inspirait une terreur surhumaine, s'efforçait de l'apaiser par des signes respectueux et de menus présents.

Elle était violente parce qu'elle souffrait. Les lettres qu'elle recevait de La Haye irritaient son amour et le rendaient douloureux. Elle se desséchait, en proie aux images brûlantes. Quand elle voyait trop précisément son ami absent, ses tempes bourdonnaient, son cœur battait violemment, puis une ombre lourde s'épaississait dans sa tête ; toute la sensibilité de ses nerfs, toute la chaleur de son sang, toutes les forces de son être coulaient en elle et descendaient pour s'amasser en désir dans les profondeurs de sa chair. Alors elle ne songeait plus qu'à retrouver Ligny. C'est lui seul qu'elle voulait, et elle s'étonnait elle-même du dégoût qu'elle ressentait pour tout autre que lui. Car elle n'avait pas toujours eu l'instinct si exclusif. Elle se promettait d'aller tout de suite demander de l'argent à Bondois et de prendre le train pour La Haye.

Et elle ne le faisait pas. Ce qui l'arrêtait, c'était moins la pensée de déplaire à son amant, qui eût trouvé ce voyage incorrect, qu'une vague peur de réveiller l'ombre endormie.

Elle ne l'avait pas revue depuis le départ de Ligny. Mais il se passait encore en elle et autour d'elle des choses troublantes. Dans la rue, un barbet la suivait qui apparaissait et s'évanouissait tout à coup. Un matin qu'elle était couchée, sa mère lui dit : «Je vais chez la modiste», et sortit. Deux ou trois minutes après, Félicie la vit, qui rentrait dans la chambre comme si elle y avait oublié quelque chose. Mais l'apparition s'avança sans regard, sans paroles, sans bruit et disparut en touchant le lit.

Elle eut des illusions plus inquiétantes. Un dimanche, elle jouait en matinée, dans Athalie, le rôle du jeune Zacharie. Comme elle avait de très jolies jambes, ce travesti lui plaisait, et elle était contente aussi de montrer qu'elle savait dire les vers. Mais elle remarqua qu'il y avait à l'orchestre un prêtre en soutane. Ce n'était pas la première fois qu'un ecclésiastique assistait à une représentation matinale de cette tragédie tirée de l'Écriture. Pourtant elle en éprouva une impression pénible. Quand elle entra en scène, elle vit distinctement Louise Dalle, coiffée du turban de Jozabeth, charger un revolver devant le trou du souffleur. Elle eut le jugement assez ferme et l'esprit assez présent pour écarter cette vision absurde, qui disparut. Mais elle dit ses premiers vers d'une voix éteinte.

Elle se sentait à l'estomac des brûlures. Elle souffrait d'étouffements ; parfois, sans cause, une angoisse indicible la prenait aux entrailles, son cœur battait d'un mouvement fou, et elle craignait de mourir.

Le docteur Trublet la soignait avec une prudence attentive.

Elle le voyait souvent au théâtre et parfois elle allait le consulter dans le vieux logis de la rue de Seine. Elle ne passait pas par le salon d'attente ; le domestique la faisait entrer tout de suite dans la petite salle à manger où luisaient dans l'ombre des faïences arabes, et elle passait toujours la première. Un jour Socrate parvint à lui faire comprendre la manière dont les images se forment dans le cerveau et comment ces images ne correspondent pas toujours à des objets extérieurs, ou du moins n'y correspondent pas toujours avec exactitude.

—Les hallucinations, ajouta-t-il, ne sont le plus souvent que de fausses perceptions. On voit ce qui est, mais on le voit mal, et l'on fait d'un plumeau une tête hérissée, d'un œillet rouge la gueule d'un monstre, d'une chemise un fantôme dans son linceul. Insignifiantes erreurs.

Elle trouva dans ces raisons la force de mépriser et de dissiper ses visions de chiens, de chats ou de personnes vivantes et familières. Mais elle craignait de revoir le mort. Et les terreurs mystiques nichées dans des plis obscurs de son cerveau étaient plus fortes que les démonstrations du savant. On avait beau lui dire que les morts ne revenaient jamais, elle savait bien le contraire.

Socrate lui recommanda cette fois encore de prendre des distractions, de voir des amis, et de préférence des amis agréables, et de fuir, comme ses deux plus perfides ennemies, l'ombre et la solitude.

Et il ajouta cette prescription :

—Surtout évitez les personnes et les choses qui peuvent avoir quelque rapport avec l'objet de vos visions.

Il ne s'apercevait pas que c'était impossible.

Et Nanteuil ne s'en aperçut pas non plus.

—Alors vous me guérirez, mon bon Socrate ? dit-elle en tournant vers lui ses jolis yeux gris, pleins de prières.

—Vous vous guérirez vous-même, mon enfant. Vous vous guérirez, parce que vous êtes laborieuse, raisonnable et courageuse... Mais oui, vous êtes à la fois peureuse et brave. Vous avez peur du danger, mais vous avez du cœur à vivre. Vous guérirez, parce que vous n'êtes pas en sympathie avec le mal et la souffrance. Vous guérirez, parce que vous voulez guérir.

—Vous croyez qu'on guérit quand on veut ?

—Quand on veut d'une certaine façon intime et profonde, quand ce sont nos cellules qui veulent en nous, quand c'est notre inconscient qui veut ; quand on veut avec la volonté sourde, abondante et pleine de l'arbre vigoureux qui veut reverdir au printemps.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XVIII

XVIII

Cette nuit-là, ne pouvant s'endormir, elle se retournait dans son lit et rejetait les couvertures. Elle sentait que le sommeil était loin encore, qu'il viendrait sur les premiers rayons, pleins de poussières dansantes, que le matin darde aux fentes des rideaux. La veilleuse, dont le petit cœur ardent luisait à travers sa chair de porcelaine, lui faisait une compagne mystique et familière. Félicie souleva les paupières et but d'un regard cette lueur blanche et laiteuse qui la tranquillisait. Puis, refermant les yeux, elle retomba dans l'ennui tumultueux de l'insomnie. Par instants, il lui venait à la mémoire une phrase de son rôle, à laquelle elle n'attachait aucune signification et qui l'obsédait : «Nos jours sont ce que nous les faisons.» Et son esprit se fatiguait à retourner sans cesse quatre ou cinq idées.

—Il faudra, demain, que j'aille essayer ma robe chez madame Royaumont. Hier, je suis entrée avec Fagette dans la loge de Jeanne Perrin, qui s'habillait, et qui a montré ses jambes velues, comme si elle en était fière. Elle n'est pas laide, Jeanne Perrin ; elle a même une belle tête ; mais c'est son expression qui me déplaît. Comment madame Colbert fait-elle pour me réclamer trente-deux francs ? Quatorze et trois, dix-sept, et neuf, vingt-six. Je ne lui dois que vingt-six francs. «Nos jours sont ce que nous les faisons.» Que j'ai chaud !

D'un bond de ses reins souples, elle se retourna et ses bras nus s'ouvrirent pour étreindre l'air comme un corps subtil et frais.

—Il me semble qu'il y a un siècle que Robert est parti. C'est mal de sa part de m'avoir laissée seule. Je m'ennuie après lui.

Et, pelotonnée dans son lit, elle se rappelait studieusement comme c'était quand ils se tenaient pressés l'un contre l'autre.

Elle l'appelait :

—Mon chat ! mon petit loup !

Aussitôt les idées recommençaient dans sa tête leur manège fatigant.

—«Nos jours sont ce que nous les faisons. Nos jours sont ce que nous les faisons. Nos jours...» Quatorze et trois, dix-sept, et neuf, vingt-six. J'ai bien vu que Jeanne Perrin faisait exprès de montrer ses longues jambes d'homme, toutes sombres de poils. Est-ce vrai, ce qu'on dit, que Jeanne Perrin donne de l'argent aux femmes ? Il faudra que demain, à quatre heures, j'aille essayer ma robe. Il y a une chose terrible, c'est que madame Royaumont ne sait jamais bien monter les manches. Que j'ai chaud ! Socrate est un bon médecin. Mais, des moments, il s'amuse à abrutir les personnes.

Tout à coup elle pensa à Chevalier et elle sentit comme une influence de lui qui se coulait le long des murs de la chambre. Elle crut voir que la clarté de la veilleuse en était obscurcie. C'était moins qu'une ombre et c'était inquiétant. L'idée la traversa tout à coup que cette chose subtile venait des portraits du mort. Elle n'en avait gardé aucun dans sa chambre. Mais l'appartement en contenait encore, qu'elle n'avait pas détruits. Elle en fit le compte avec soin et trouva qu'il devait en rester trois : un premier, très jeune, sur un fond nuageux ; un autre, rieur et familier, à cheval sur une chaise ; un troisième, en don César de Bazan. Dans sa hâte de les anéantir, elle sauta du lit, alluma une bougie et, traînant ses mules, glissa, en chemise, dans le salon, jusqu'à la table de palissandre, surmontée d'un palmier phénix, souleva le tapis, fouilla le tiroir. Il contenait des jetons, des bobèches, quelques morceaux de bois décollés des meubles, deux ou trois pendeloques du lustre et quelques photographies, parmi lesquelles elle ne trouva qu'un seul Chevalier, le plus jeune, sur un fond nuageux.

Elle chercha les deux autres dans un petit meuble façon de Boulle qui ornait l'intervalle des fenêtres et portait les lampes de Chine.

Là dormaient des globes de verre dépoli, des abat-jour, des coupes de cristal garnies de bronze doré, un porte-allumettes en porcelaine peinte, orné d'un enfant endormi près d'un chien, contre un tambour, des livres débrochés, des partitions en lambeaux, deux éventails brisés, une flûte et un petit tas de portraits-cartes. Elle y découvrit un deuxième Chevalier, le don César de Bazan. Le dernier n'y était pas. Elle se demanda inutilement où on avait bien pu le fourrer. En vain elle fouilla les boîtes, les coupes, les cache-pots, le casier à musique. Et tandis qu'elle le recherchait ardemment, le portrait grandissait et se précisait dans son imagination, atteignait la taille humaine, prenait un air moqueur et la narguait. Elle avait la tête en feu, les pieds glacés et sentait la peur lui entrer dans le creux de l'estomac. Au moment de renoncer et d'aller cacher sa tête dans l'oreiller, elle se rappela que sa mère gardait des photographies dans son armoire à glace. Elle reprit courage. Doucement, elle entra dans la chambre de madame Nanteuil endormie, à pas muets gagna l'armoire, l'ouvrit avec lenteur, sans bruit, et, montée sur une chaise, explora la plus haute tablette, chargée de vieux cartons. Elle mit la main sur un album qui datait du second Empire et qu'on n'avait pas ouvert depuis vingt ans. Elle remua des tas de lettres, des liasses de papier timbré et de reconnaissances du Mont-de-Piété. Réveillée par la lumière de la bougie et par le bruit de souris que faisait la chercheuse, madame Nanteuil demanda :

—Qui est là ?

Aussitôt, voyant juché sur une chaise, en longue chemise de nuit, une grosse natte dans le dos, le petit fantôme familier :

—C'est toi, Félicie ? Tu n'es pas malade ?...

Qu'est-ce que tu fais là ?

—Je cherche quelque chose.

—Dans mon armoire ?

—Oui, maman.

—Veux-tu bien aller te coucher ! tu vas t'enrhumer... Dis-moi ce que tu cherches, au moins. Si c'est le chocolat, il est sur la planche du milieu, à côté du sucrier en argent.

Mais Félicie avait saisi un paquet de photographies qu'elle feuilletait rapidement.

Sous ses doigts impatients passaient madame Doulce, couverte de dentelles ; Fagette, éclatante et les cheveux dévorés de lumière ; Tony Meyer, les yeux rapprochés l'un de l'autre et le nez tombant sur les lèvres ; Pradel, à la barbe fleurie ; Trublet, chauve et camus ; M. Bondois, l'œil craintif et le nez roide sur une moustache épaisse. Bien qu'elle n'eût point la tête à s'occuper de M. Bondois, elle lui donna au passage un regard hostile et, d'aventure, lui fit tomber sur le nez une goutte de bougie.

Madame Nanteuil, tout à fait réveillée, s'étonnait :

—Félicie, qu'est-ce que tu as à fourgonner comme ça dans mon armoire ?

Félicie, qui tenait enfin le portrait tant cherché, ne répondit que par un cri de joie sauvage et s'envola de la chaise emportant son mort et, par mégarde, M. Bondois avec.

Rentrée dans le salon, elle s'accroupit devant la cheminée et fit un feu de papier dans lequel elle jeta les trois photographies de Chevalier. Elle les regarda flamber, et quand les trois cartes, tordues et noircies, se furent envolées sans forme ni matière, elle respira largement. Elle croyait bien, cette fois, avoir ôté au mort jaloux la substance de ses apparitions et s'être délivrée de l'obsession.

En reprenant son bougeoir, elle vit M. Bondois dont le nez disparaissait sous un rond de cire blanche. Ne sachant qu'en faire, elle le jeta en riant dans la cheminée encore flambante.

Rentrée dans sa chambre, elle se mit devant sa glace et serra sa chemise sur elle, pour marquer ses formes. Une réflexion, qui lui traversait parfois la tête, s'y arrêta cette fois un peu plus longtemps qu'à l'ordinaire. Elle se disait à elle-même :

—Pourquoi est-on faite comme ça, avec une tête, des bras, des jambes, des mains, des pieds, une poitrine, un ventre ? Pourquoi comme ça et pas autrement ? C'est drôle !

En cet instant, la forme humaine lui apparaissait arbitraire, bizarre, étrange. Mais son étonnement cessa vite. Et, se regardant, elle se plut. Elle avait d'elle un goût vif et profond. Elle découvrit ses seins, les tint délicatement sur le creux de ses mains, les contempla dans la glace avec tendresse, comme s'ils eussent été non pas d'elle, mais à elle, comme deux êtres animés, comme une couple de colombes.

Après leur avoir souri, elle se recoucha. Se réveillant à une heure tardive de la matinée, elle éprouva une seconde de surprise d'être couchée seule. Parfois, en songe, elle se dédoublait et, sentant sa propre chair, rêvait qu'elle recevait les caresses d'une femme.

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XIX

XIX

La répétition générale de la Grille était annoncée pour deux heures. Dès une heure, le docteur Trublet avait pris sa place accoutumée dans la loge de Nanteuil.

Félicie, aux mains de madame Michon, reprochait à son docteur de ne rien lui dire. Mais c'est elle qui, préoccupée, l'esprit tendu sur le rôle qu'elle allait jouer, n'écoutait pas. Elle recommanda qu'on ne laissât entrer personne dans la loge. Pourtant elle reçut avec plaisir Constantin Marc, se trouvant en sympathie avec lui.

Il était très ému. Pour cacher son trouble, il affectait de parler de ses bois du Vivarais, il commençait des histoires de chasse et des contes de paysans, qu'il n'achevait pas.

—J'ai le trac, dit Nanteuil. Et vous, monsieur Marc, est-ce que vous ne sentez pas des coups dans l'estomac ?

Il se défendit d'éprouver aucune émotion.

Elle insista :

—Avouez que vous voudriez bien que ce soit fini.

—Eh bien, puisque vous y tenez, peut-être que j'aimerais mieux que ce fût fini.

Sur quoi, le docteur Socrate, d'un air simple et d'une voix tranquille, lui adressa cette parole interrogative :

—Ne pensez-vous pas que ce qui doit s'accomplir ne soit déjà accompli et n'ait été de tout temps accompli ?

Et, sans attendre de réponse, il ajouta :

—Si les phénomènes du monde parviennent successivement à notre connaissance, nous n'en devons pas conclure qu'ils sont en réalité successifs, et nous avons encore moins de raisons de croire qu'ils se produisent au moment où nous les percevons.

—C'est évident, dit Constantin Marc, qui n'avait pas écouté.

—L'univers, poursuivit le docteur, nous apparaît sans cesse imparfait, et nous avons l'illusion qu'il s'achève sans cesse.

Comme nous percevons les phénomènes successivement, nous croyons qu'en effet ils succèdent les uns aux autres. Nous nous imaginons que ceux que nous ne voyons plus sont passés et que ceux que nous ne voyons pas encore sont futurs. Mais on peut concevoir des êtres construits de telle façon qu'ils découvrent simultanément ce qui pour nous est le passé et l'avenir. On en peut concevoir qui perçoivent les phénomènes dans un ordre rétrograde et les voient se dérouler de notre futur à notre passé. Des animaux disposant de l'espace autrement que nous et capables, par exemple, de se mouvoir avec une vitesse plus grande que celle de la lumière, se feraient de la succession des phénomènes une idée très différente de celle que nous en avons.

—Pourvu qu'aujourd'hui Durville ne me fasse pas de blagues en scène ! s'écria Félicie pendant que madame Michon lui passait ses bas sous sa jupe.

Constantin Marc l'assura que Durville n'y songeait même pas et il la supplia de ne pas s'inquiéter.

Et le docteur Socrate reprit sa démonstration.

—Nous-mêmes, par une nuit claire, le regard sur l'Épi de la Vierge, qui palpite à la cime d'un peuplier, nous voyons à la fois ce qui fut et ce qui est. Et l'on peut dire également que nous voyons ce qui est et ce qui sera. Car, si l'étoile, telle qu'elle nous apparaît, est le passé par rapport à l'arbre, l'arbre est l'avenir par rapport à l'étoile. Cependant l'astre qui, de loin, nous montre son petit visage de feu, non tel qu'il est aujourd'hui, mais tel qu'il était lors de notre jeunesse, peut-être même avant notre naissance, et le peuplier, dont les jeunes feuilles tremblent dans l'air frais du soir, se rejoignent en nous dans un même moment du temps et nous sont présents l'un et l'autre à la fois.

Nous disons d'une chose qu'elle est dans le présent quand nous la percevons précisément. Nous disons qu'elle est dans le passé lorsque nous n'en gardons qu'une image indistincte. Une chose fût-elle accomplie depuis des millions d'années, si nous en recevons une impression aussi forte que possible, ce ne sera pas pour nous une chose passée : elle nous sera présente. L'ordre dans lequel roulent les choses dans les abîmes de l'univers nous est inconnu. Nous ne connaissons que l'ordre de nos perceptions. Croire que l'avenir n'est pas, parce que nous ne le connaissons pas, c'est croire qu'un livre est inachevé parce que nous n'avons pas fini de le lire.

Ici le docteur s'arrêta un moment. Et Nanteuil, dans le silence, entendit battre son cœur. Elle s'écria :

—Continuez, mon bon Socrate, continuez, je vous en prie. Si vous saviez comme vous me faites du bien en causant !... Vous pensez que je n'écoute pas un mot de ce que vous dites. Mais de vous entendre dire des choses lointaines, ça me distrait ; ça me fait sentir qu'il n'y a pas que mon entrée ; ça m'empêche de m'enfoncer dans le trou noir... Dites n'importe quoi, mais ne vous arrêtez pas...

Le sage Socrate, qui sans doute avait prévu la bonne influence que sa parole exerçait sur la comédienne, poursuivit son discours :

—L'univers se construit aussi fatalement qu'un triangle dont un côté et deux angles sont donnés. Les choses futures sont déterminées. Elles sont dès lors terminées. Elles sont comme si elles existaient. Elles existent déjà. Elles existent si bien que nous les connaissons en partie. Et, si cette partie est infime par rapport à leur immensité, elle est en proportion très appréciable avec la partie que nous pouvons connaître des choses accomplies.

Il nous est permis de dire que, pour nous, l'avenir n'est pas beaucoup plus obscur que le passé. Nous savons que les générations succéderont aux générations dans le travail, la joie et la souffrance. J'étends mes regards par delà la durée de la race humaine. Je vois les constellations changer lentement dans le ciel leurs formes, qui semblaient immuables ; je regarde le chariot dételer son antique attelage, le bouclier d'Orion se rompre, Sirius s'éteindre. Nous savons que le soleil se lèvera demain et que longtemps encore, dans les nuées épaisses ou les vapeurs légères, il se lèvera tous les matins.

Adolphe Meunier entra discrètement sur la pointe des pieds.

Le docteur lui serra la main :

—Bonjour, monsieur Meunier. Nous voyons la nouvelle lune du mois prochain. Nous ne la voyons pas aussi distinctement que la nouvelle lune de cette nuit, parce que nous ne savons pas dans quel ciel gris ou roux elle montrera son derrière de vieille casserole sur mon toit, parmi les tuyaux coiffés de chapeaux pointus et de capotes romantiques, aux regards des chats amoureux. Mais ce lever de la lune prochaine, si nous étions assez savants pour le connaître d'avance dans ses moindres circonstances, toutes nécessaires, nous nous ferions une idée aussi nette de la nuit dont je parle que de celle où nous sommes : l'une et l'autre nous seraient également présentes.

»La connaissance que nous avons des faits est l'unique raison qui nous porte à croire à leur réalité. Nous connaissons certains faits à venir. Nous devons donc les tenir pour réels. Et s'ils sont réels, ils sont réalisés. Ainsi donc il est croyable, mon cher Constantin Marc, que votre pièce est jouée, depuis mille ans, ou depuis une demi-heure, ce qui revient absolument au même.

Il est croyable que nous sommes tous morts depuis longtemps. Pensez-le, et vous serez tranquille.

Constantin Marc, qui avait très mal suivi ces raisons et qui n'en sentait ni l'à-propos ni la convenance, répondit un peu agacé que tout cela était dans Bossuet.

—Dans Bossuet ! s'écria le docteur outré, je vous défie bien d'y trouver rien de semblable. Bossuet n'avait aucune philosophie.

Nanteuil se tourna vers le docteur. Elle était coiffée d'un grand bonnet de linon, à haute coiffe arrondie, serré sur la tête par un large ruban bleu et dont les barbes descendant en étages lui ombrageaient le front et les joues. Elle s'était changée en une blonde ardente. Des cheveux roux lui tombaient en boucles sur les épaules. Sur son sein se croisait un fichu d'organdi pris dans une large ceinture violette. Sa jupe blanche rayée de rose, coulant comme mouillée de la taille un peu haute, la faisait paraître très longue. Et elle apparaissait en figure de rêve.

—Delage aussi, dit-elle, fait de sales blagues : savez-vous celle qu'il a faite à Marie-Claire ? Ils jouaient tous les deux dans les Femmes savantes. En scène, il lui a mis un œuf dans la main. Elle n'a pas pu s'en débarrasser de tout l'acte.

A l'appel de l'avertisseur, elle descendit, suivie de Constantin Marc. Ils entendaient le bruit de la salle, la rumeur du monstre, et il leur semblait qu'ils entraient dans la gueule ardente de la bête apocalyptique.

La Grille fut bien accueillie. Venue en fin de saison, sans espoir d'une longue durée, elle trouva grâce devant tous. Vers le milieu du premier acte, on y sentit du style, de la poésie et, çà et là, des obscurités.

Dès lors on la respecta, on affecta de s'y plaire, on voulut l'avoir comprise. On lui passa de n'être guère dramatique. Elle était littéraire, et, cette fois, on admettait le genre.

Constantin Marc ne connaissait encore personne à Paris. Il avait fait venir au théâtre trois ou quatre propriétaires du Vivarais qui rougeoyaient à l'orchestre, dans leurs cravates blanches, roulaient des yeux ronds et n'osaient applaudir. Comme il n'avait pas d'amis, personne ne pensa à nuire à son succès. Et même, dans les couloirs, on le faisait homme de talent contre d'autres. Très ému cependant, il errait de loge en loge ou s'abattait au fond de l'avant-scène du directeur. Il s'inquiétait des critiques.

—Soyez tranquille, lui dit Romilly. Ils diront de votre pièce le bien ou le mal qu'ils pensent de Pradel. Et, dans ce moment-ci, ils en pensent plus de mal que de bien.

Adolphe Meunier l'avertit, avec un pâle sourire, que la salle était bonne et que les critiques trouvaient l'écriture de la pièce très soignée. Il attendit en retour quelques paroles obligeantes sur Pandolphe et Clarimonde. Mais Constantin Marc ne songea pas à les lui adresser.

Romilly secoua la tête :

—Il faut prévoir les éreintements. Monsieur Meunier le sait bien. La presse a été envers lui d'une injustice féroce.

—Hélas ! soupira Meunier, on ne dira jamais autant de mal de nous qu'on en a dit de Shakespeare et de Molière.

Le succès de Nanteuil fut grand, et marqué moins encore par de bruyants rappels que par l'approbation plus discrète et plus profonde des amateurs délicats.

Elle avait montré des qualités qu'on ne lui connaissait pas encore, la pureté de la diction, la noblesse des attitudes, une grâce chaste et fière.

Sur la scène, pendant le dernier entr'acte, le ministre lui adressa ses félicitations. C'était signe que la salle était favorable : car les ministres n'expriment jamais des opinions singulières. Derrière le grand-maître de l'Université, se pressait une foule flatteuse de fonctionnaires, de gens du monde et d'auteurs dramatiques. Les bras allongés vers elle comme des pompes, ils lui exprimaient tous à la fois leur admiration. Et madame Doulce, étouffée par leur nombre, abandonnait aux boutons des vêtements d'hommes des lambeaux de ses innombrables dentelles de coton.

Le dernier acte fut le triomphe de Nanteuil. Elle eut mieux du public que des pleurs et des cris. Elle obtint de tous les yeux ces regards humides et pourtant sans larmes, de toutes les poitrines ce murmure profond et presque muet, que seule arrache la beauté.

Elle sentit qu'elle avait démesurément grandi en un moment et, la toile tombée, elle murmura :

—Cette fois, ça y est !

Elle se déshabillait dans sa loge pleine de corbeilles d'orchidées, de bouquets de roses et de gerbes de lilas, quand on lui apporta une dépêche. Elle l'ouvrit. C'était un télégramme de La Haye qui contenait ces mots :

M'associe de cœur à succès certain.

ROBERT.

Au moment où elle achevait de lire, le docteur Trublet entra dans la loge.

Elle lui jeta au cou ses bras ardents de fatigue et de joie, l'attira contre sa poitrine moite et mit sur ce visage de Silène méditatif un plein baiser de sa bouche enivrée.

Socrate, qui était un sage, reçut ce baiser comme un présent du sort, sachant bien qu'il n'était pas pour lui, mais qu'il était dédié à la gloire et à l'amour.

Nanteuil s'aperçut elle-même que dans son ivresse elle avait peut-être chargé ses lèvres d'un souffle trop ardent, car elle dit en jetant les bras dans le vague :

—Tant pis ! je suis si heureuse !

HISTOIRE COMIQUE - Anatole FRANCE > CHAPITRE XX

XX

A Pâques, un événement considérable accrut sa joie. Elle fut engagée à la Comédie-Française. Depuis quelque temps, sans le dire, elle sollicitait pour cela. Sa mère l'avait aidée dans ses démarches. Madame Nanteuil était aimable, depuis qu'elle était aimée. Maintenant elle portait des corsets droits et avait des jupons qu'elle pouvait montrer partout. Elle fréquenta les bureaux du ministère, et l'on croit que, sollicitée par un sous-chef aux beaux-arts, elle céda de très bonne grâce. Du moins, Pradel l'affirmait. Il s'écriait tout réjoui :

—On ne la reconnaît plus, la maman Nanteuil ! Elle est devenue très désirable, et je l'aime mieux que sa petite rosse de fille. Elle a meilleur caractère.

Comme les autres, Félicie Nanteuil avait dédaigné, méprisé, dénigré la Comédie-Française. Elle avait dit comme les autres : «Je n'ai guère envie d'entrer dans cette maison-là.» Et quand elle fut de la maison, elle exulta de joie et d'orgueil. Ce qui doublait son plaisir, c'est qu'elle devait débuter dans l'École des Femmes. Déjà elle travaillait le rôle d'Agnès avec un vieux professeur obscur qu'elle estimait parce qu'il avait toutes les traditions, M. Maxime. Elle jouait, le soir, Cécile de la Grille et vivait dans une fièvre de travail, quand elle reçut une lettre par laquelle Robert de Ligny lui annonçait qu'il revenait à Paris.

Durant son séjour à La Haye, il avait fait quelques expériences qui lui avaient démontré la force de son amour pour Félicie. Il avait eu des femmes qui passaient pour agréables et jolies. Mais ni madame Boumdernoot, de Bruxelles, grande et fraîche, ni les sœurs van Cruysen, modistes sur le Vyver, ni Suzette Berger, des Folies-Marigny, alors en tournée par l'Europe septentrionale, ne lui avaient donné dans le plaisir un sentiment de plénitude.

Près d'elles, il avait regretté Félicie et découvert que, de toutes les femmes, il ne désirait que celle-là. Sans madame Boumdernoot, les sœurs van Cruysen et Suzette Berger, il n'aurait jamais connu tout le prix qu'avait pour lui Félicie Nanteuil. Si l'on s'en tient aux mots, on dira qu'il l'avait trompée. C'est le terme propre. Il y en a d'autres qui reviennent à celui-là et sont d'un moins bon usage. Mais si l'on y regarde de plus près, il ne l'avait pas trompée. Il l'avait cherchée, il l'avait cherchée hors d'elle et avait appris qu'il ne la trouverait qu'en elle. Dans son inutile sagesse, il en éprouvait presque de la colère et de l'effroi, inquiet de mettre désormais la multitude de ses désirs sur si peu de substance et dans un endroit unique et fragile. Et il aimait d'autant plus Félicie qu'il l'aimait avec quelque rage et quelque haine.

Le jour même de son arrivée, il lui donna rendez-vous dans une garçonnière qu'un collègue riche du ministère des Affaires étrangères lui avait prêtée. C'était, sur l'avenue de l'Alma, au rez-de-chaussée d'une maison avenante, deux petites pièces tendues de soleils aux cœurs bruns, aux pétales d'or, qui montaient égaux, tranquilles et sans ombre, sur le mur réjoui. Modernes de style, les meubles d'un vert pâle, décorés de tiges fleuries, suivaient dans leurs contours les courbes molles des liliacées et prenaient la douceur des végétations humides. La psyché s'inclinait légèrement dans son cadre de plantes bulbeuses aux formes souples, terminées par des corolles closes, et, dans ce cadre, la glace avait la fraîcheur de l'eau. Une peau d'ours blanc s'allongeait, au pied du lit.

—Toi ! toi !... C'est toi !...

Elle ne pouvait dire autre chose.

Elle lui voyait des prunelles luisantes et lourdes de désir, et, tandis qu'elle le regardait, un nuage s'épaississait sur ses yeux, le feu subtil de son sang, la brûlure de ses reins, le souffle chaud de sa poitrine, l'ardeur fumeuse de son front lui vinrent ensemble à la bouche, et elle appuya longuement sur les lèvres de son amant un baiser rempli de toutes ces flammes et frais comme une fleur dans la rosée.

Ils se demandaient l'un à l'autre vingt choses à la fois et entremêlaient leurs questions.

—Est-ce que tu t'ennuyais loin de moi, Robert ?

—Alors, tu débutes à la Comédie ?

—Est-ce que c'est joli, La Haye ?

—Oui, une petite ville paisible. Des maisons rouges, grises, jaunes, avec des pignons en escalier, des volets verts, des géraniums aux fenêtres.

—Qu'est-ce que tu faisais là dedans ?

—Pas grand'chose... Je faisais le tour du Vyver.

—Tu n'allais pas avec des femmes, au moins ?

—Ah ! ma foi, non... Comme tu es jolie, ma chérie ! Tu es guérie maintenant ?

—Oui, oui, je suis guérie.

Et, tout à coup suppliante :

—Robert, je t'aime. Ne me quitte pas. Si tu me quittais, bien sûr que je n'en prendrais pas un autre. Et qu'est-ce que je deviendrais ? Tu sais que je ne peux pas me passer d'amour.

Il lui répondit brusquement, d'un ton rude, qu'il ne l'aimait que trop, qu'il ne pensait qu'à elle.

—J'en deviens stupide !

Cette rudesse la ravit et la rassura mieux que n'eût fait la molle douceur des serments et des promesses. Elle sourit et commença à se déshabiller généreusement.

—Quand débutes-tu à la Comédie ?

—Ce mois-ci.

Elle ouvrit son petit sac et en tira, avec sa poudre de riz, son bulletin de répétition, qu'elle tendit à Robert. Ce qu'elle ne se lassait pas d'admirer dans ce papier, c'était qu'il portait l'en-tête de la Comédie, avec la date lointaine, auguste, de la fondation.

—Tu vois. Je débute dans Agnès de l'École des Femmes.

—C'est un joli rôle.

—Je te crois !

Et, en se déshabillant, des vers lui venaient aux lèvres, et elle les murmurait :

«Moi, j'ai blessé quelqu'un ? fis-je tout étonnée.

Oui, dit-elle, blessé ; mais blessé tout de bon ;

Et c'est l'homme qu'hier vous vîtes du balcon.

Las ! qui pourrait, lui dis-je, en avoir été cause ?

Sur lui, sans y penser, fis-je choir quelque chose ?...»

Tu vois, je n'ai pas maigri...

«Non, dit-elle, vos yeux ont fait ce coup fatal,

Et c'est de leurs regards qu'est venu tout son mal...»

J'ai plutôt engraissé, mais pas trop.

«Hé, mon Dieu ! ma surprise est, fis-je, sans seconde ;

Mes yeux ont-ils du mal pour en donner au monde ?»

Il écoutait ces vers avec plaisir. S'il n'avait pas beaucoup plus de lettres antiques ni de tradition française que ses jeunes contemporains, il avait plus de goût et des curiosités plus vives. Et, comme tous les Français, il aimait Molière, le comprenait, le sentait profondément.

—C'est délicieux, dit-il. Maintenant viens.

Elle laissa couler sa chemise avec une grâce tranquille et bienfaisante.

Mais, parce qu'elle voulait se faire désirer, et pour l'amour de la comédie, elle commença le récit d'Agnès :

«J'étais sur le balcon à travailler au frais,

Lorsque je vis passer sous les arbres d'auprès

Un jeune homme bien fait qui, rencontrant ma vue...»

Il l'appela, l'attira à lui. Elle lui glissa des bras, et, s'approchant de la psyché, elle continua de réciter et de jouer devant la glace :

«D'une humble révérence aussitôt me salue.»

Elle fléchit le genou, une première fois légèrement, ensuite un peu plus bas, puis, la jambe gauche en avant, et rejetant la jambe droite en arrière, elle salua profondément :

«Moi, pour ne point manquer à la civilité,

Je fis la révérence aussi de mon côté...»

Il l'appela, plus pressant. Mais elle fit une seconde révérence, dont elle marqua les temps avec une amusante précision. Et elle ne s'arrêta plus de réciter ni de faire des révérences aux endroits où le texte et la tradition les indiquent.

«Soudain il me refait une autre révérence ;

Moi, j'en refais de même une autre en diligence ;

Et lui, d'une troisième aussitôt repartant,

D'une troisième aussi j'y repars à l'instant...»

Elle exécutait tous les jeux de scène sérieusement, avec conscience et le soin de bien faire. Ses attitudes, dont quelques-unes déconcertaient parce qu'il eût fallu une jupe pour les expliquer, étaient presque toutes jolies et toutes intéressantes, en ce qu'elles accusaient dans un corps jeune des muscles fermes sous leur molle enveloppe, et révélaient, à chaque mouvement, des correspondances et des harmonies qu'on n'observe pas d'ordinaire.

En revêtant sa nudité de la bienséance des attitudes et de l'ingénuité des expressions, elle réalisait par fortune et caprice un joyau d'art, une allégorie de l'Innocence dans le goût d'Allegrain ou de Clodion. Et, dans cette figurine animée résonnait avec une pureté délicieuse le grand vers comique. Robert, charmé malgré lui, la laissa aller jusqu'au bout. Ce qui l'amusait surtout, c'était que la chose la plus publique de toutes, une scène de théâtre, lui fût offerte ainsi d'une façon privée et secrète. Et, en observant les façons cérémonieuses de cette fille toute nue, il se donnait aussi le plaisir philosophique de découvrir avec quoi l'on fait de la dignité dans les meilleures compagnies.

«Il passe, vient, repasse et toujours de plus belle

Me fait à chaque fois révérence nouvelle ;

Et moi, qui tous ses tours fixement regardais,

Nouvelle révérence aussi je lui rendais...»

Cependant elle admirait dans la glace ses seins fraîchement éclos, sa taille agile, ses bras un peu minces, ronds et fuselés, ses jambes fines, ses beaux genoux polis, et, voyant tout cela servir au bel art de la comédie, elle s'animait, s'exaltait ; une légère rougeur, comme un fard, colorait ses joues.

«Tant que si sur ce point la nuit ne fût venue,

Toujours comme cela je me serais tenue,

Ne voulant point céder, ni recevoir l'ennui

Qu'il me pût estimer moins civile que lui...»

Il lui cria, du lit, où il était accoudé :

—Maintenant, viens !

Alors, tout animée et empourprée :

—Et moi, tu crois donc que je ne t'aime pas !...

Elle se jeta au côté de son ami. Abandonnée et souple, elle renversa la tête, offrant aux baisers ses yeux voilés de cils ombreux et sa bouche entr'ouverte où luisait un humide éclair.

Tout à coup elle se dressa sur ses genoux. Ses prunelles fixes étaient pleines d'une horreur indicible. De sa gorge sortit un cri rauque, suivi d'une plainte douce et longue comme un son d'orgue. Elle montra du doigt, en détournant la tête, la fourrure blanche étendue au pied du lit.

—Là ! là !... Il est couché en chien de fusil, la tête trouée... Il me regarde en riant avec du sang au coin de la bouche...

Ses yeux, grands ouverts, roulèrent tout blancs. Son corps se tendit en arc, et quand il eut repris sa souplesse, elle tomba comme morte.

Il lui mouilla les tempes d'eau froide et la ranima. D'une voix enfantine, elle se plaignit d'être brisée à toutes les jointures. Sentant une brûlure au creux de ses mains, elle regarda et vit que la paume était coupée et saignait.

Elle dit :

—C'est mes ongles qui sont entrés dans ma main. Ils sont pleins de sang, mes ongles, vois !

Elle le remercia tendrement des soins qu'il lui avait donnés, et s'excusa avec douceur de lui causer tous ces ennuis.

—C'est pas pour ça que tu étais venu, hein ?

Elle essaya de sourire et regarda autour d'elle.

—C'est joli, ici.

Son regard rencontra le bulletin de répétition ouvert sur la table de nuit, et elle soupira :

—Qu'est-ce que ça fait que je sois une grande artiste, si je ne suis pas heureuse ?

Sans le savoir, elle répétait mot pour mot ce que Chevalier avait dit quand elle l'avait repoussé.

Puis, soulevant sa tête encore lourde au-dessus de l'oreiller qu'elle avait creusé, elle tourna vers son amant ses yeux tristes et lui dit avec résignation :

—Nous nous aimions bien, nous deux. C'est fini. Nous ne serons plus jamais l'un à l'autre, plus jamais... Il ne veut pas !

FIN

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