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LE LIVRE DE MON AMI

Roman

Anatole FRANCE



TABLE des MATIÈRES

34 choix possibles

LE LIVRE DE PIERRE
PREMIERES CONQUETES
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
NOUVELLES AMOURS
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
SUZANNE
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
LES AMIS DE SUZANNE
CHAPITRE I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
LA BIBLIOTHEQUE DE SUZANNE
CHAPITRE I
CHAPITRE II


TEXTE INTÉGRAL



LE LIVRE DE PIERRE

31 décembre 188...

Net mezzo del cammin di nostra vita...

Au milieu du chemin de la vie...

Ce vers, par lequel Dante commence la première cantate de La Divine Comédie, me vient à la pensée, ce soir, pour la centième fois peut-être. Mais c'est la première fois qu'il me touche.

Avec quel intérêt je le repasse en esprit, et comme je le trouve sérieux et plein ! C'est qu'à ce coup j'en puis faire l'application à moi-même. Je suis, à mon tour, au point où fut Dante quand le vieux soleil marqua la première année du XIVe siècle. Je suis au milieu du chemin de la vie, à supposer ce chemin égal pour tous et menant à la vieillesse.

Mon Dieu ! je savais, il y a vingt ans, qu'il faudrait en arriver là : je le savais, mais je ne le sentais pas. Je me souciais alors du milieu du chemin de la vie comme de la route de Chicago. Maintenant que j'ai gravi la côte, je retourne la tête pour embrasser d'un regard tout l'espace que j'ai traversé si vite, et le vers du poète florentin me remplit d'une telle rêverie, que je passerais volontiers la nuit devant mon feu à soulever des fantômes. Les morts sont si légers, hélas !

Il est doux de se souvenir. Le silence de la nuit y invite.

Son calme apprivoise les revenants, qui sont timides et fuyants par nature et veulent l'ombre avec la solitude pour venir parler à l'oreille de leurs amis vivants. Les rideaux des fenêtres sont tirés, les portières pendent à plis lourds sur le tapis. Seule une porte est entrouverte, là, du côté où mes yeux se tournent par instinct. Il en sort une lueur d'opale ; il en vient des souffles égaux et doux, dans lesquels je ne saurais distinguer moi-même celui de la mère de ceux des enfants.

Dormez, chéris, dormez !

Nel mezzo del cammin di nostra vita...

Au coin du feu qui meurt, je rêve et je me figure que cette maison de famille, avec la chambre où luit en tremblant la veilleuse et d'où s'exhalent ces souffles purs, est une auberge isolée sur cette grand-route dont j'ai déjà suivi la moitié.

Dormez, chéris ; nous repartirons demain !

Demain ! Il fut un temps où ce mot contenait pour moi la plus belle des magies. En le prononçant, je voyais des figures inconnues et charmantes me faire signe du doigt et murmurer : « Viens ! » J'aimais tant la vie, alors ! J'avais en elle la belle confiance d'un amoureux, et je ne pensais pas qu'elle pût me devenir sévère, elle qui pourtant est sans pitié.

Je ne l'accuse pas. Elle ne m'a pas fait les blessures qu'elle a faites à tant d'autres. Elle m'a même quelquefois caressé par hasard, la grande indifférente ! En retour de ce qu'elle m'a pris ou refusé, elle m'a donné des trésors auprès desquels tout ce que je désirais n'était que cendre et fumée. Malgré tout, j'ai perdu l'espérance, et maintenant je ne puis entendre dire : « À demain ! » sans éprouver un sentiment d'inquiétude et de tristesse.

Non ! je n'ai plus confiance en mon ancienne amie la vie.

Mais je l'aime encore. Tant que je verrai son divin rayon briller sur trois fronts blancs, sur trois fronts aimés, je dirai qu'elle est belle et je la bénirai.

Il y a des heures où tout me surprend, des heures où les choses les plus simples me donnent le frisson du mystère.

Ainsi, il me paraît, en ce moment, que la mémoire est une faculté merveilleuse et que le don de faire apparaître le passé est aussi étonnant et bien meilleur que le don de voir l'avenir.

C'est un bienfait que le souvenir. La nuit est calme, j'ai rassemblé les tisons dans la cheminée et ranimé le feu.

Dormez, chéris, dormez !

J'écris mes souvenirs d'enfance et c'est

POUR VOUS TROIS

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > PREMIERES CONQUETES

PREMIERES CONQUETES

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE I

I

LES MONSTRES

Les personnes qui m'ont dit ne rien se rappeler des premières années de leur enfance m'ont beaucoup surpris.

Pour moi, j'ai gardé de vifs souvenirs du temps où j'étais un très petit enfant. Ce sont, il est vrai, des images isolées, mais qui, par cela même, ne se détachent qu'avec plus d'éclat sur un fond obscur et mystérieux. Bien que je sois encore assez éloigné de la vieillesse, ces souvenirs, que j'aime, me semblent venir d'un passé infiniment profond.

Je me figure qu'alors le monde était dans sa magnifique nouveauté et tout revêtu de fraîches couleurs. Si j'étais un sauvage, je croirais le monde aussi jeune ou, si vous voulez, aussi vieux que moi. Mais j'ai le malheur de n'être point un sauvage. J'ai lu beaucoup de livres sur l'antiquité de la terre et l'origine des espèces, et je mesure avec mélancolie la courte durée des individus à la longue durée des races. Je sais donc qu'il n'y a pas très longtemps que j'avais mon lit à galerie dans une grande chambre d'un vieil hôtel fort déchu, qui a été démoli depuis pour faire place aux bâtiments neufs de l'École des beaux-arts. C'est là qu'habitait mon père, modeste médecin et grand collectionneur de curiosités naturelles. Qui est-ce qui dit que les enfants n'ont pas de mémoire ? Je la vois encore, cette chambre, avec son papier vert à ramages et une jolie gravure en couleurs qui représentait, comme je l'ai su depuis, Virginie traversant dans les bras de Paul le gué de la rivière Noire.

Il m'arriva dans cette chambre des aventures extraordinaires.

J'y avais, comme j'ai dit, un petit lit à galerie qui restait tout le jour dans un coin et que ma mère plaçait, chaque nuit, au milieu de la chambre, sans doute pour le rapprocher du sien, dont les rideaux immenses me remplissaient de crainte et d'admiration. C'était toute une affaire de me coucher. Il y fallait des supplications, des larmes, des embrassements. Et ce n'était pas tout : je m'échappais en chemise et je sautais comme un lapin. Ma mère me rattrapait sous un meuble pour me mettre au lit. C'était très gai.

Mais à peine étais-je couché, que des personnages tout à fait étrangers à ma famille se mettaient à défiler autour de moi. Ils avaient des nez en bec de cigogne, des moustaches hérissées, des ventres pointus et des jambes comme des pattes de coq. Ils se montraient de profil, avec un oeil rond au milieu de la joue, et défilaient, portant balais, broches, guitares, seringues et quelques instruments inconnus. Laids comme ils étaient, ils n'auraient pas dû se montrer ; mais je dois leur rendre une justice :

ils se coulaient sans bruit le long du mur, et aucun d'eux, pas même le plus petit et le dernier, qui avait un soufflet au derrière, ne fit jamais un pas vers mon lit. Une force les retenait visiblement aux murs le long desquels ils glissaient sans présenter une épaisseur appréciable. Cela me rassurait un peu ; d'ailleurs, je veillais. Ce n'est pas en pareille compagnie, vous pensez bien, qu'on ferme l'oeil.

Je tenais mes yeux ouverts. Et pourtant (cela est un autre prodige) je me retrouvais tout à coup dans la chambre pleine de soleil, n'y voyant que ma mère en peignoir rose et ne sachant pas du tout comment la nuit et les monstres s'en étaient allés.

« Quel dormeur tu fais ! » disait ma mère en riant.

Il fallait, en effet, que je fusse un fameux dormeur.

Hier, en flânant sur les quais, je vis dans la boutique d'un marchand de gravures un de ces cahiers de grotesques dans lesquels le Lorrain Callot exerça sa pointe fine et dure et qui se sont faits rares. Au temps de mon enfance, une marchande d'estampes, la mère Mignot, notre voisine, en tapissait tout un mur, et je les regardais chaque jour, en allant à la promenade et en en revenant ; je nourrissais mes yeux de ces monstres, et, quand j'étais couché dans mon petit lit à galerie, je les revoyais sans avoir l'esprit de les reconnaître. O magie de Jacques Callot !

Le petit cahier que je feuilletais réveilla en moi tout un monde évanoui, et je sentis s'élever dans mon âme comme une poussière embaumée au milieu de laquelle passaient des ombres chéries.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE II

II

LA DAME EN BLANC

En ce temps-là, deux dames habitaient la même maison que nous, deux dames vêtues l'une tout de blanc, l'autre tout de noir.

Ne me demandez pas si elles étaient jeunes : cela passait ma connaissance. Mais je sais qu'elles sentaient bon et qu'elles avaient toutes sortes de délicatesses. Ma mère, fort occupée et qui n'aimait pas à voisiner, n'allait guère chez elles. Mais j'y allais souvent, moi, surtout à l'heure du goûter, parce que la dame en noir me donnait des gâteaux.

Donc, je faisais seul mes visites. Il fallait traverser la cour.

Ma mère me surveillait de sa fenêtre, et frappait sur les vitres quand je m'oubliais trop longtemps à contempler le cocher qui pansait ses chevaux. C'était tout un travail de monter l'escalier à rampe de fer, dont les hauts degrés n'avaient point été faits pour mes petites jambes. J'étais bien payé de ma peine dès que j'entrais dans la chambre des dames ; car il y avait là mille choses qui me plongeaient dans l'extase. Mais rien n'égalait les deux magots de porcelaine qui se tenaient assis sur la cheminée, de chaque côté de la pendule. D'eux-mêmes, ils hochaient la tête et tiraient la langue. J'appris qu'ils venaient de Chine et je me promis d'y aller. La difficulté était de m'y faire conduire par ma bonne. J'avais acquis la certitude que la Chine était derrière l'Arc de Triomphe, mais je ne trouvais jamais moyen de pousser jusque-là.

Il y avait aussi, dans la chambre des dames, un tapis à fleurs, sur lequel je me roulais avec délices, et un petit canapé doux et profond, dont je faisais tantôt un bateau, tantôt un cheval ou une voiture. La dame en noir, un peu grasse, je crois, était très douce et ne me grondait jamais.

La dame en blanc avait ses impatiences et ses brusqueries, mais elle riait si joliment ! Nous faisions bon ménage tous les trois, et j'avais arrangé dans ma tête qu'il ne viendrait jamais que moi dans la chambre aux magots. La dame en blanc, à qui je fis part de cette décision, se moqua bien un peu de moi, à ce qu'il me sembla ; mais j'insistai et elle me promit tout ce que je voulus.

Elle promit. Un jour pourtant, je trouvai un monsieur assis dans mon canapé, les pieds sur mon tapis et causant avec mes dames d'un air satisfait. Il leur donna même une lettre qu'elles lui rendirent après l'avoir lue. Cela me déplut, et je demandai de l'eau sucrée parce que j'avais soif et aussi pour qu'on fît attention à moi. En effet, le monsieur me regarda.

« C'est un petit voisin, dit la dame en noir.

- Sa mère n'a que celui-là, n'est-il pas vrai ? reprit le monsieur.

- Il est vrai, dit la dame en blanc. Mais qu'est-ce qui vous a fait croire cela ?

- C'est qu'il a l'air d'un enfant gâté, reprit le monsieur.

Il est indiscret et curieux. En ce moment, il ouvre des yeux comme des portes cochères. » C'était pour le mieux voir. Je ne veux pas me flatter, mais je compris admirablement, après la conversation, que la dame en blanc avait un mari qui était quelque chose dans un pays lointain, que le visiteur apportait une lettre de ce mari, qu'on le remerciait de son obligeance, et qu'on le félicitait d'avoir été nommé premier secrétaire. Tout cela ne me contenta pas et, en m'en allant, je refusai d'embrasser la dame en blanc, pour la punir.

Ce jour-là, au dîner, je demandai à mon père ce que c'était qu'un secrétaire. Mon père ne me répondit point, et ma mère me dit que c'était un petit meuble dans lequel on range des papiers. Conçoit-on cela ? On me coucha, et les monstres, avec un oeil au milieu de la joue, défilèrent autour de mon lit en faisant plus de grimaces que jamais.

Si vous croyez que je pensai le lendemain au monsieur que j'avais trouvé chez la dame en blanc, vous vous trompez ; car je l'avais oublié de tout mon coeur, et il n'eût tenu qu'à lui d'être à jamais effacé de ma mémoire. Mais il eut l'audace de se représenter chez mes deux amies. Je ne sais si ce fut dix jours ou dix ans après sa première visite.

J'incline à croire aujourd'hui que ce fut dix jours. Il était étonnant, ce monsieur, de prendre ainsi ma place. Je l'examinai, cette fois, et ne lui trouvai rien d'agréable. Il avait des cheveux très brillants, des moustaches noires, des favoris noirs, un menton rasé avec une fossette au milieu, la taille fine, de beaux habits, et sur tout cela un air de contentement. Il parlait du cabinet du ministre des Affaires étrangères, des pièces de théâtre, des modes et des livres nouveaux, des soirées et des bals dans lesquels il avait vainement cherché ces dames. Et elles l'écoutaient !

Était-ce une conversation, cela ? Et ne pouvait-il parler, comme faisait avec moi la dame en noir, du pays où les montagnes sont en caramel, et les rivières en limonade ?

Quand il fut parti, la dame en noir dit que c'était un jeune homme charmant. Je dis, moi, qu'il était vieux et qu'il était laid. Cela fit beaucoup rire la dame en blanc. Ce n'était pas risible, pourtant. Mais voilà, elle riait de ce que je disais ou bien elle ne m'écoutait pas parler. La dame en blanc avait ces deux défauts, sans compter un troisième qui me désespérait : celui de pleurer, de pleurer, de pleurer. Ma mère m'avait dit que les grandes personnes ne pleuraient jamais. Ah ! c'est qu'elle n'avait pas vu comme moi la dame en blanc, tombée de côté sur un fauteuil, une lettre ouverte sur ses genoux, la tête renversée et son mouchoir sur les yeux. Cette lettre (je parierais aujourd'hui que c'était une lettre anonyme) lui faisait bien de la peine.

C'était dommage, car elle savait si bien rire ! Ces deux visites me donnèrent l'idée de la demander en mariage.

Elle me dit qu'elle avait un grand mari en Chine, qu'elle en aurait un petit sur le quai Malaquais ; ce fut arrangé, et elle me donna un gâteau.

Mais le monsieur aux favoris noirs revenait bien souvent. Un jour que la dame en blanc me contait qu'elle ferait venir pour moi de Chine des poissons bleus, avec une ligne pour les pêcher, il se fit annoncer et fut reçu. A la façon dont nous nous regardâmes, il était clair que nous ne nous aimions pas. La dame en blanc lui dit que sa tante (elle voulait dire la dame en noir) était allée faire une emplette aux Deux Magots. Je voyais les deux magots sur la cheminée et je ne concevais pas qu'il fallût sortir pour leur acheter quoi que ce fût. Mais il se présente tous les jours des choses si difficiles à comprendre ! Le monsieur ne parut nullement affligé de l'absence de la dame en noir, et il dit à la dame en blanc qu'il voulait lui parler sérieusement. Elle s'arrangea avec coquetterie dans sa causeuse et lui fit signe qu'elle l'écoutait. Cependant il me regardait et semblait embarrassé.

« Il est très gentil, ce petit garçon, dit-il enfin, en me passant la main sur la tête ; mais...

- C'est mon petit mari, dit la dame en blanc.

- Eh bien, reprit le monsieur, ne pourriez-vous le renvoyer à sa mère ? Ce que j'ai à vous dire ne doit être entendu que de vous. » Elle lui céda.

« Chéri, me dit-elle, va jouer dans la salle à manger, et ne reviens que quand je t'appellerai. Va, chéri ! » J'y allai le coeur gros. Elle était pourtant très curieuse, la salle à manger, à cause d'un tableau à horloge qui représentait une montagne au bord de la mer avec une église, sous un ciel bleu. Et quand l'heure sonnait, un navire s'agitait sur les flots, une locomotive avec ses voitures sortait d'un tunnel et un ballon s'élevait dans les airs. Mais, quand l'âme est triste, rien ne peut lui sourire. D'ailleurs, le tableau à horloge restait immobile, il paraît que la locomotive, le navire et le ballon ne partaient que toutes les heures, et c'est long, une heure ! Du moins, ce l'était en ce temps-là. Par bonheur, la cuisinière vint chercher quelque chose dans le buffet et, me voyant tout triste, me donna des confitures qui charmèrent les peines de mon coeur.

Mais, quand je n'eus plus de confitures, je retombai dans le chagrin. Bien que le tableau à horloge n'eût pas encore sonné, je me figurais que des heures et des heures s'amoncelaient sur ma triste solitude. Par moments, il me venait de la chambre voisine quelques éclats de la voix du monsieur ; il suppliait la dame en blanc, puis il semblait en colère contre elle. C'était bien fait. Mais n'en finiraient-ils donc jamais ? Je m'aplatis le nez contre les vitres, je tirai des crins aux chaises, j'agrandis les trous du papier de tenture, j'arrachai les franges des rideaux, que sais-je ?

L'ennui est une terrible chose. Enfin, n'y pouvant plus tenir, je m'avançai sans bruit jusqu'à la porte qui donnait accès dans la chambre aux magots et je haussai le bras pour atteindre le bouton. Je savais bien que je faisais une action indiscrète et mauvaise ; mais cela même me donnait une espèce d'orgueil.

J'ouvris la porte et je trouvai la dame en blanc debout contre la cheminée. Le monsieur, à genoux à ses pieds, ouvrait de grands bras comme pour la prendre. Il était plus rouge qu'une crête de coq ; les yeux lui sortaient de la tête.

Peut-on se mettre dans un état pareil ?

« Cessez, monsieur, disait la dame en blanc, qui était plus rose que de coutume et très agitée... Cessez, puisque vous me dites que vous m'aimez ; cessez... et ne me faites pas regretter... » Et elle avait l'air de le craindre et d'être à bout de forces.

Il se releva vite en me voyant, et je crois bien qu'il eut un moment l'idée de me jeter par la fenêtre. Mais elle, au lieu de me gronder comme je m'y attendais, me serra dans ses bras en m'appelant son chéri.

M'ayant emporté sur le canapé, elle pleura longtemps et doucement sur ma joue. Nous étions seuls. Je lui dis, pour la consoler, que le monsieur aux favoris était un vilain homme et qu'elle n'aurait pas de chagrin si elle était restée seule avec moi, comme c'était convenu. Mais, c'est égal, je trouvai que les grandes personnes étaient quelquefois bien drôles.

A peine étions-nous remis, que la dame en noir entra avec des paquets.

Elle demanda s'il n'était venu personne.

« M. Arnould est venu, répondit tranquillement la dame en blanc ; mais il n'est resté qu'une seconde. » Pour cela, je savais bien que c'était un mensonge ; mais le bon génie de la dame en blanc, qui sans doute était avec moi depuis quelques instants, me mit son doigt invisible sur la bouche.

Je ne revis plus M. Arnould, et mes amours avec la dame en blanc ne furent plus troublées ; c'est pourquoi, sans doute, je n'en ai pas gardé le souvenir. Hier encore, c'est-à-dire après plus de trente ans, je ne savais pas ce qu'elle était devenue.

Hier, j'allai au bal du ministre des Affaires étrangères. Je suis de l'avis de Lord Palmerston, qui disait que la vie serait supportable sans les plaisirs. Mon travail quotidien n'excède ni mes forces ni mon intelligence, et j'ai pu parvenir à m'y intéresser. Ce sont les réceptions officielles qui m'accablent. Je savais qu'il serait fastidieux et inutile d'aller au bal du ministre ; je le savais et j'y allai, parce qu'il est dans la nature humaine de penser sagement et d'agir d'une façon absurde.

À peine étais-je entré dans le grand salon, qu'on annonça l'ambassadeur de *** et madame ***. J'avais rencontré plusieurs fois l'ambassadeur, dont la figure fine porte l'empreinte de fatigues qui ne sont point toutes dues aux travaux de la diplomatie. Il eut, dit-on, une jeunesse orageuse, et il court sur son compte, dans les réunions d'hommes, plusieurs anecdotes galantes. Son séjour en Chine, il y a trente ans, est particulièrement riche en aventures qu'on aime à conter à huis clos en prenant le café. Sa femme, que je n'avais pas l'honneur de connaître, me sembla passer la cinquantaine. Elle était tout en noir ; de magnifiques dentelles enveloppaient admirablement sa beauté passée, dont l'ombre s'entrevoyait encore. Je fus heureux de lui être présenté ; car j'estime infiniment la conversation des femmes âgées.

Nous causâmes de mille choses, au son des violons qui faisaient danser les jeunes femmes, et elle en vint à me parler par hasard du temps où elle logeait dans un vieil hôtel du quai Malaquais.

« Vous étiez la dame en blanc ! m'écriai-je.

- En effet, monsieur, me dit-elle ; je m'habillais toujours en blanc.

- Et moi, madame, j'étais votre petit mari.

- Quoi ! monsieur, vous êtes le fils de cet excellent docteur Nozière ? Vous aimiez beaucoup les gâteaux. Les aimez-vous encore ? Venez donc en manger chez nous.

Nous avons tous les samedis un petit thé intime. Comme on se retrouve !

- Et la dame en noir ?

- C'est moi qui suis aujourd'hui la dame en noir. Ma pauvre tante est morte l'année de la guerre. Dans les derniers temps de sa vie elle parlait souvent de vous. »

Tandis que nous causions ainsi, un monsieur à moustaches et à favoris blancs salua respectueusement l'ambassadrice, avec toutes les grâces raides d'un vieux beau. Il me semblait bien reconnaître son menton.

« M. Arnould, me dit-elle, un vieil ami. »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE III

III

JE TE DONNE CETTE ROSE

Nous habitions un grand appartement plein de choses étranges. Il y avait sur les murs des trophées d'armes sauvages surmontés de crânes et de chevelures ; des pirogues avec leurs pagaies étaient suspendues aux plafonds, côte à côte avec des alligators empaillés ; les vitrines contenaient des oiseaux, des nids, des branches de corail et une infinité de petits squelettes qui semblaient pleins de rancune et de malveillance. Je ne savais quel pacte mon père avait fait avec ces créatures monstrueuses, je le sais maintenant :

c'était le pacte du collectionneur. Lui, si sage et si désintéressé, il rêvait de fourrer la nature entière dans une armoire. C'était dans l'intérêt de la science ; il le disait, il le croyait ; en fait, c'était par manie de collectionneur.

Tout l'appartement était rempli de curiosités naturelles.

Seul, le petit salon n'avait été envahi ni par la zoologie, ni par la minéralogie, ni par l'ethnographie, ni par la tératologie ; là, ni écailles de serpents ni carapaces de tortues, point d'ossements, point de flèches de silex, point de tomahawks, seulement des roses. Le papier du petit salon en était semé. C'étaient des roses en bouton, closes, modestes, toutes pareilles et toutes jolies.

Ma mère, qui avait des griefs sérieux contre la zoologie comparée et la mensuration des crânes, passait sa journée dans le petit salon, devant sa table à ouvrage. Je jouais à ses pieds sur le tapis, avec un mouton qui n'avait que trois pieds, après en avoir eu quatre, en quoi il était indigne de figurer avec les lapins à deux têtes dans la collection tératologique de mon père ; j'avais aussi un polichinelle qui remuait les bras et sentait la peinture : il fallait que j'eusse en ce temps-là beaucoup d'imagination, car ce polichinelle et ce mouton me représentaient les personnages divers de mille drames curieux. Quand il arrivait quelque chose de tout à fait intéressant au mouton ou au polichinelle, j'en faisais part à ma mère. Toujours inutilement. Il est à remarquer que les grandes personnes ne comprennent jamais bien ce qu'expliquent les petits enfants. Ma mère était distraite. Elle ne m'écoutait pas avec assez d'attention. C'était son grand défaut. Mais elle avait une façon de me regarder avec ses grands yeux et de m'appeler « petit bêta » qui raccommodait les choses.

Un jour, dans le petit salon, laissant sa broderie, elle me souleva dans ses bras et, me montrant une des fleurs du papier, elle me dit :

« Je te donne cette rose. » Et, pour la reconnaître, elle la marqua d'une croix avec son poinçon à broder.

Jamais présent ne me rendit plus heureux.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE IV

IV

LES ENFANTS D'EDOUARD

« Il a l'air d'un brigand, mon petit garçon, avec ses cheveux ébouriffés ! Coiffez-le "aux enfants d'Édouard", monsieur Valence. »

M. Valence, à qui ma chère mère parlait de la sorte, était un vieux perruquier agile et boiteux, dont la seule vue me rappelait une odeur écoeurante de fers chauds, et que je redoutais, tant à cause de ses mains grasses de pommade que parce qu'il ne pouvait me couper les cheveux sans m'en laisser tomber dans le cou. Aussi, quand il me passait un peignoir blanc et qu'il me nouait une serviette autour du cou, je résistais, et il me disait :

« Tu ne veux pourtant pas, mon petit ami, rester avec une chevelure de sauvage, comme si tu sortais du radeau de la Méduse. » Il racontait à tout propos, de sa voix vibrante de Méridional, le naufrage de la Méduse, dont il n'avait échappé qu'après d'effroyables misères. Le radeau, les inutiles signaux de détresse, les repas de chair humaine, il disait tout cela avec la belle humeur de quelqu'un qui prend les choses par leur bon côté ; car c'était un homme jovial, M. Valence !

Ce jour-là, il m'accommoda trop lentement la tête à mon gré, et d'une façon que je jugeai bien étrange dès que je pus me regarder dans la glace. Je vis alors les cheveux rabattus et taillés droit comme un bonnet au-dessus des sourcils et tombant sur les joues comme des oreilles d'épagneul.

Ma mère était ravie : Valence m'avait véritablement coiffé aux enfants d'Édouard. Vêtu comme je l'étais d'une blouse de velours noir, on n'avait plus, disait-elle, qu'à m'enfermer dans la tour avec mon frère aîné...

« Si l'on ose ! » ajouta-t-elle, en me soulevant dans ses bras avec une crânerie charmante.

Et elle me porta, étroitement embrassé, jusqu'à la voiture. Car nous allions en visite.

Je lui demandai quel était ce frère aîné que je ne connaissais pas et cette tour qui me faisait peur.

Et ma mère, qui avait la divine patience et la simplicité joyeuse des âmes dont la seule affaire en ce monde est d'aimer, me conta, dans un babil enfantin et poétique, comment les deux enfants du roi Edouard, qui étaient beaux et bons, furent arrachés à leur mère et étouffés dans un cachot de la tour de Londres par leur méchant oncle Richard.

Elle ajouta, s'inspirant selon toute apparence d'une peinture à la mode, que le petit chien des enfants aboya pour les avertir de l'approche des meurtriers.

Elle finit en disant que cette histoire était très ancienne, mais si touchante et si belle, qu'on ne cessait d'en faire des peintures et de la représenter sur les théâtres, et que tous les spectateurs pleuraient, et qu'elle avait pleuré comme eux.

Je dis à maman qu'il fallait être bien méchant pour la faire pleurer ainsi, elle et tout le monde.

Elle me répondit qu'il y fallait, au contraire, une grande âme et un beau talent, mais je ne la compris pas. Je n'entendais rien alors à la volupté des larmes.

La voiture nous arrêta dans l'île Saint-Louis, devant une vieille maison que je ne connaissais pas. Et nous montâmes un escalier de pierre, dont les marches usées et fendues me faisaient grise mine.

Au premier tournant, un petit chien se mit, à japper :

« C'est lui, pensai-je, c'est le chien des enfants d'Edouard. » Et une peur subite, invincible, folle, s'empara de moi. Evidemment, cet escalier, c'était celui de la tour, et, avec mes cheveux découpés, en bonnet et ma blouse de velours, j'étais un enfant d'Edouard. On allait me faire mourir. Je ne voulais pas ; je me cramponnai à la robe de ma mère en criant :

« Emmène-moi, emmène-moi ! Je ne veux pas monter dans l'escalier de la tour !

- Tais-toi donc, petit sot... Allons, allons, mon chéri, n'aie pas peur... Cet enfant est vraiment trop nerveux...

Pierre, Pierre, mon petit bonhomme, sois raisonnable. » Mais, pendu à sa jupe, raidi, crispé, je n'entendais rien ; je criais, je hurlais, j'étouffais. Mes regards, pleins d'horreur, nageaient dans les ombres animées par la peur féconde.

À mes cris, une porte s'ouvrit sur le palier et il en sortit un vieux monsieur en qui, malgré mon épouvante et malgré son bonnet grec et sa robe de chambre, je reconnus mon ami Robin, Robin mon ami, qui m'apportait une fois la semaine des gâteaux secs dans la coiffe de son chapeau.

C'était Robin lui-même ; mais je ne pouvais concevoir qu'il fût dans la tour, ne sachant pas que la tour était une maison, et que, cette maison étant vieille, il était naturel que ce vieux monsieur y habitât.

Il nous tendit les bras avec sa tabatière dans la main gauche et une pincée de tabac entre le pouce et l'index de la main droite. C'était lui.

« Entrez donc, chère dame ! ma femme va mieux ; elle sera enchantée de vous voir. Mais maître Pierre, à ce qu'il me semble, n'est pas très rassuré. Est-ce notre petite chienne qui lui fait peur ? - Ici, Finette. » J'étais rassuré ; je dis :

«Vous demeurez dans une vilaine tour, monsieur Robin. »À ces mots, ma mère me pinça le bras dans l'intention, que je saisis fort bien, de m'empêcher de demander un gâteau à mon ami Robin, ce que précisément j'allais faire.

Dans le salon jaune de M. et Mme Robin, Finette me fut d'un grand secours. Je jouai avec elle, et ceci me resta dans l'esprit qu'elle avait aboyé aux meurtriers des enfants d'Édouard. C'est pourquoi je partageai avec elle le gâteau que M. Robin me donna. Mais on ne peut s'occuper longtemps du même objet, surtout quand on est un petit enfant. Mes pensées sautèrent d'une chose à l'autre, comme des oiseaux de branche en branche, puis se reposèrent de nouveau sur les enfants d'Edouard. M'étant fait à leur égard une opinion, j'étais pressé de la produire. Je tirai M. Robin par la manche.

« Dis donc, monsieur Robin, vous savez, si maman avait été dans la tour de Londres, elle apparaît empêché le méchant oncle d'étouffer les enfants d'Edouard sous leurs oreillers. » Il me sembla que M. Robin ne comprenait pas ma pensée dans toute sa force ; mais, quand nous nous retrouvâmes seuls, maman et moi, dans l'escalier, elle m'éleva dans ses bras :

« Monstre ! que je t'embrasse ! »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE V

V

LA GRAPPE DE RAISIN

J'étais heureux, j'étais très heureux. Je me représentais mon père, ma mère et ma bonne, comme des géants très doux, témoins des premiers jours du monde, immuables, éternels, uniques dans leur espèce. J'avais la certitude qu'ils sauraient me garder de tout mal et j'éprouvais près d'eux une entière sécurité. La confiance que m'inspirait ma mère était quelque chose d'infini : quand je me rappelle cette divine, cette adorable confiance, je suis tenté d'envoyer des baisers au petit bonhomme que j'étais, et ceux qui savent combien il est difficile en ce monde de garder un sentiment dans sa plénitude comprendront un tel élan vers de tels souvenirs.

J'étais heureux. Mille choses, à la fois familières et mystérieuses, occupaient mon imagination, mille choses qui n'étaient rien en elles-mêmes, mais qui faisaient partie de ma vie. Elle était toute petite, ma vie ; mais c'était une vie, c'est-à-dire le centre des choses, le milieu du monde. Ne souriez pas à ce que je dis là, ou n'y souriez que par amitié et songez-y ; quiconque vit, fût-il petit chien, est au milieu des choses.

J'étais heureux de voir et d'entendre. Ma mère n'entrouvrait pas son armoire à glace sans me faire éprouver une curiosité fine et pleine de poésie. Qu'y avait-il donc, dans cette armoire ? Mon Dieu ! ce qu'il pouvait y avoir : du linge, des sachets d'odeur, des cartons, des boîtes. Je soupçonne aujourd'hui ma pauvre mère d'un faible pour les boîtes. Elle en avait de toute sorte et en prodigieuse quantité. Et ces boîtes, qu'il m'était interdit de toucher, m'inspiraient de profondes méditations. Mes jouets aussi faisaient travailler ma petite tête ; du moins, les jouets qu'on me promettait, et que j'attendais ; car ceux que je possédais n'avaient pour moi plus de mystère, portant plus de charme. Mais qu'ils étaient beaux, les joujoux de mes rêves ! Un autre miracle, c'était la quantité de traits et de figures qu'on peut tirer d'un crayon ou d'une plume. Je dessinais des soldats ; je faisais une tête ovale et je mettais un shako au-dessus. Ce n'est qu'après de nombreuses observations que je fis entrer la tête dans le shako jusqu'aux sourcils. J'étais sensible aux fleurs, aux parfums, au luxe de la table, aux beaux vêtements. Ma toque à plumes et mes bas chinés me donnaient quelque orgueil.

Mais ce que j'aimais plus que chaque chose en particulier, c'était l'ensemble des choses : la maison, l'air, la lumière, que sais-je ? la vie enfin ! Une grande douceur m'enveloppait. Jamais petit oiseau ne se frotta plus délicieusement au duvet de son nid.

J'étais heureux, j'étais très heureux. Pourtant, j'enviais un autre enfant. Il se nommait Alphonse. Je ne lui connaissais pas d'autre nom, et il est fort possible qu'il n'eût que celui-là. Sa mère était blanchisseuse et travaillait en ville.

Alphonse vaguait tout le long de la journée dans la cour ou sur le quai, et j'observais de ma fenêtre son visage barbouillé, sa tignasse jaune, sa culotte sans fond et ses savates, qu'il traînait dans les ruisseaux. J'aurais bien voulu, moi aussi, marcher en liberté dans les ruisseaux.

Alphonse hantait les cuisinières et gagnait près d'elles force gifles et quelques vieilles croûtes de pâté. Parfois les palefreniers l'envoyaient puiser à la pompe un seau d'eau qu'il rapportait fièrement, avec une face cramoisie et la langue hors de la bouche. Et je l'enviais. Il n'avait pas comme moi des fables de La Fontaine à apprendre ; il ne craignait pas d'être grondé pour une tache à sa blouse, lui !

Il n'était pas tenu de dire bonjour, monsieur. bonjour, madame. à des personnes dont les jours et les soirs, bons ou mauvais, ne l'intéressaient pas du tout ; et, s'il n'avait pas comme moi une arche de Noé et un cheval à mécanique, il jouait à sa fantaisie avec les moineaux qu'il attrapait, les chiens errants comme lui, et même les chevaux de l'écurie, jusqu'à ce que le cocher l'envoyât dehors au bout d'un balai. Il était libre et hardi. De la cour, son domaine, il me regardait à ma fenêtre comme on regarde un oiseau en cage.

Cette cour était gaie à cause des bêtes de toute espèce et des gens de service qui la fréquentaient. Elle était grande ; le corps de logis qui la fermait au midi était tapissé d'une vieille vigne noueuse et maigre, au-dessus de laquelle était un cadran solaire dont le soleil et la pluie avaient effacé les chiffres, et cette aiguille d'ombre qui coulait insensiblement sur la pierre m'étonnait. De tous les fantômes que j'évoque, celui de cette vieille cour est un des plus étranges pour les Parisiens d'aujourd'hui. Leurs cours ont quatre mètres carrés ; on peut y voir un morceau du ciel, grand comme un mouchoir, par-dessus cinq étages de garde-manger en surplomb. C'est là un progrès, mais il est malsain.

Il advint un jour que cette cour si gaie, où les ménagères venaient le matin emplir leur cruche à la pompe et où les cuisinières secouaient, vers six heures, leur salade dans un panier de laiton, en échangeant des propos avec les palefreniers, il advint que cette cour fut dépavée. On ne la dépavait que pour la repaver ; mais, comme il avait plu pendant les travaux, elle était fort boueuse, et Alphonse, qui y vivait comme un satyre dans son bois, était, de la tête aux pieds, de la couleur du sol. Il remuait les pavés avec une joyeuse ardeur. Puis, levant la tête et me voyant muré là-haut, il me fit signe de venir. J'avais bien envie de jouer avec lui à remuer les pavés. Je n'avais pas de pavés à remuer dans ma chambre, moi. Il se trouva que la porte de l'appartement était ouverte. Je descendis dans la cour.

« Me voilà, dis-je à Alphonse.

- Porte ce pavé », me dit-il.

Il avait l'air sauvage et la voix rauque ; j'obéis. Tout à coup le pavé me fut arraché des mains et je me sentis enlevé de terre. C'était ma bonne qui m'emportait, indignée. Elle me lava au savon de Marseille et me fit honte de jouer avec un polisson, un rôdeur, un vaurien.

« Alphonse, ajouta ma mère, Alphonse est mal élevé ; ce n'est pas sa faute, c'est son malheur ; mais les enfants bien élevés ne doivent pas fréquenter ceux qui ne le sont pas. » J'étais un petit enfant très intelligent et très réfléchi. Je retins les paroles de ma mère et elles s'associèrent, je ne sais comment, à ce que j'appris des enfants maudits en me faisant expliquer ma vieille Bible en estampes. Mes sentiments pour Alphonse changèrent tout à fait. Je ne l'enviai plus ; non. Il m'inspira un mélange de terreur et de pitié.

« Ce n'est pas sa faute, c'est son malheur. » Cette parole de ma mère me troublait pour lui. Vous fîtes bien, maman, de me parler ainsi ; vous fîtes bien de me révéler dès l'âge le plus tendre l'innocence des misérables. Votre parole était bonne ; c'était à moi à la garder présente dans la suite de ma vie.

Pour cette fois du moins, elle eut son effet et je m'attendris sur le sort de l'enfant maudit. Un jour, tandis qu'il tourmentait dans la cour le perroquet d'une vieille locataire, je contemplai ce Caïn sombre et puissant, avec toute la componction d'un bon petit Abel. C'est le bonheur, hélas ! qui fait les Abels. Je m'ingéniai à donner à l'autre un témoignage de ma pitié. Je songeai à lui envoyer un baiser ; mais son visage farouche me parut peu propre à le recevoir et mon coeur se refusa à ce don. Je cherchai longtemps ce que je pourrais bien donner ; mon embarras était grand.

Donner à Alphonse mon cheval à mécanique, qui précisément n'avait plus ni queue ni crinière, me parut toutefois excessif. Et puis, est-ce bien par le don d'un cheval qu'on marque sa pitié ? Il fallait un présent convenable à un maudit. Une fleur peut-être ? Il y avait des bouquets dans le salon. Mais une fleur, cela ressemble à un baiser. Je doutais qu'Alphonse aimât les fleurs. Je fis, dans une grande perplexité, le tour de la salle à manger. Tout à coup, je frappai joyeusement dans mes mains : j'avais trouvé !

Il y avait sur le buffet, dans une coupe, de magnifiques raisins de Fontainebleau. Je montai sur une chaise et pris de ces raisins une grappe longue et pesante qui remplissait la coupe aux trois quarts. Les grains d'un vert pâle étaient dorés d'un côté et l'on devait croire qu'ils fondraient délicieusement dans la bouche ; pourtant je n'y goûtai pas. Je courus chercher un peloton de fil dans la table à ouvrage de ma mère. Il m'était interdit d'y rien prendre. Mais il faut savoir désobéir. J'attachai la grappe au bout d'un fil, et, me penchant sur la barre de la fenêtre, j'appelai Alphonse et fis descendre lentement la grappe dans la cour. Pour la mieux voir, l'enfant maudit écarta de ses yeux les mèches de ses cheveux jaunes, et, quand elle fut à portée de son bras, il l'arracha avec le fil ; puis, relevant la tête, il me tira la langue, me fit un pied de nez et s'enfuit avec la grappe en me montrant son derrière. Mes petits amis ne m'avaient pas accoutumé à ces façons. J'en fus d'abord très irrité.

Mais une considération me calma. « J'ai bien fait, pensai-je, de n'envoyer ni une fleur ni un baiser. » Ma rancune s'évanouit à cette pensée, tant il est vrai que, quand l'amour-propre est satisfait, le reste importe peu.

Toutefois, à l'idée qu'il faudrait confesser mon aventure à ma mère, je tombai dans un grand abattement. J'avais tort ; ma mère me gronda, mais avec de la gaieté : je le vis à ses yeux qui riaient.

« Il faut donner son bien, et non celui des autres, me dit-elle, et il faut savoir donner.

- C'est le secret du bonheur, et peu le savent », ajouta mon père.

Il le savait, lui !

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE VI

VI

MARCELLE AUX YEUX D'OR

J'avais cinq ans et je me faisais du monde une idée que j'ai dû changer depuis ; c'est dommage, elle était charmante. Un jour, tandis que j'étais occupé à dessiner des bonshommes, ma mère m'appela sans songer qu'elle me dérangeait. Les mères ont de ces étourderies.

Cette fois, il s'agissait de me faire ma toilette. Je n'en sentais pas la nécessité et j'en voyais le désagrément, je résistais, je faisais des grimaces ; j'étais insupportable.

Ma mère me dit :

« Ta marraine va venir : ce serait joli si tu n'étais pas habillé ! » Ma marraine ! je ne l'avais pas encore vue ; je ne la connaissais pas du tout. Je ne savais même pas qu'elle existât. Mais je savais très bien ce que c'est qu'une marraine : je l'avais lu dans les contes et vu dans les images ; je savais qu'une marraine est une fée.

Je me laissai peigner et savonner tant qu'il plut à ma chère maman. Je songeais à ma marraine avec une extrême curiosité de la connaître. Mais, bien que grand questionneur d'ordinaire, je ne demandai rien de tout ce que je brûlais de savoir.

« Pourquoi ?

- Vous me demandez pourquoi ? Ah ! c'est que je n'osais ; c'est que les fées, telles que je les comprenais, voulaient le silence et le mystère ; c'est qu'il est dans les sentiments un vague si précieux, que l'âme la plus neuve en ce monde est, par instinct, jalouse de le garder ; c'est qu'il existe, pour l'enfant comme pour l'homme, des choses ineffables ; c'est que, sans l'avoir connue, j'aimais ma marraine. » Je vais bien vous surprendre, mais la vérité a parfois heureusement quelque chose d'imprévu, qui la rend supportable... Ma marraine était belle à souhait. Quand je la vis, je la reconnus. C'était bien celle que j'attendais, c'était ma fée. Je la contemplais sans surprise, ravi. Pour cette fois, et par extraordinaire, la nature égalait les rêves de beauté d'un petit enfant.

Ma marraine me regarda : elle avait des yeux d'or. Elle me sourit et je lui vis des dents aussi petites que les miennes. Elle parla : sa voix était claire et chantait comme une source dans les bois. Elle me baisa, ses lèvres étaient fraîches ; je les sens encore sur ma joue.

Je goûtai à la voir une infinie douceur, et il fallait, paraît-il, que cette rencontre fût charmante de tout point ; car le souvenir qui m'en reste est dégagé de tout détail qui l'eût gâté. Il a pris une simplicité lumineuse. C'est la bouche entrouverte pour un sourire et pour un baiser, debout, les bras ouverts, que m'apparaît invariablement ma marraine.

Elle me souleva de terre et me dit :

« Trésor, laisse-moi voir la couleur de tes yeux. » Puis, agitant les boucles de ma chevelure :

« Il est blond, mais il deviendra brun. » Ma fée connaissait l'avenir. Pourtant ses prédictions indulgentes ne l'annonçaient pas tout entier. Mes cheveux, aujourd'hui, ne sont plus ni blonds ni noirs.

Elle m'envoya, le lendemain, des joujoux qui ne me parurent pas faits pour moi. Je vivais avec mes livres, mes images, mon pot de colle, mes boîtes de couleur et tout mon attirail de petit garçon intelligent et chétif, déjà sédentaire, qui s'initiait naïvement par ses jouets à ce sentiment des formes et des couleurs, cause de tant de douleurs et de joies.

Les présents choisis par ma marraine n'entraient pas dans ces moeurs. C'était un mobilier complet de sport-boy et de petit gymnaste à trapèze, cordes, barres, poids, haltères, tout ce qu'il faut pour exercer la force d'un enfant et préparer la grâce virile.

Par malheur, j'avais déjà le pli du bureau, le goût des découpures faites patiemment le soir à la lampe, le sens profond des images, et, quand je sortais de mes amusements d'artiste prédestiné, c'était par des coups de folie, par une rage de désordre, pour jouer éperdument à des jeux sans règle, sans rythme : au voleur, au naufrage, à l'incendie. Tous ces appareils de buis verni et de fer me parurent froids, lourds, sans caprice et sans âme, jusqu'à ce que ma marraine y eût mis, en m'en enseignant l'usage, un peu de son charme. Elle soulevait les haltères avec beaucoup de crânerie, et, portant les coudes en arrière, elle me montrait comment les barres, passées sur le dos et sous les bras, développent la poitrine.

Un jour, elle me prit sur ses genoux et me promit un bateau, un bateau avec tous ses gréements, toutes ses voiles et des canons aux sabords. Ma marraine parlait marine comme un loup de mer. Elle n'oubliait ni hune, ni dunette, ni haubans, ni perroquet, ni cacatois. Elle n'en finissait point avec ces mots étranges et elle mettait comme de l'amitié à les dire. Ils lui rappelaient sans doute bien des choses. Une fée, cela va sur les eaux.

Je ne l'ai pas reçu, ce bateau. Mais je n'ai jamais eu besoin, même en bas âge, de posséder les choses pour en jouir, et le bateau de la fée m'a occupé bien des heures. Je le voyais. Je le vois encore. Ce n'est plus un jouet. C'est un fantôme. Il coule en silence sur une mer brumeuse, et j'aperçois à son bord une femme immobile, les bras inertes, les yeux grands et vides.

Je ne devais plus revoir ma marraine.

J'avais dès lors une idée juste de son caractère. Je sentais qu'elle était née pour plaire et pour aimer, que c'était là son affaire en ce monde. Je ne me trompais pas, hélas ! J'ai su depuis que Marcelle (elle se nommait Marcelle) n'a jamais fait que cela.

C'est bien des années plus tard que j'appris quelque chose de sa vie. Marcelle et ma mère s'étaient connues au couvent. Mais ma mère, plus âgée de quelques années, était trop sage et trop mesurée pour devenir la compagne assidue de Marcelle, qui mettait dans ses amitiés une ardeur extraordinaire et une sorte de folie. La jeune pensionnaire qui inspira à Marcelle les sentiments les plus extravagants était la fille d'un négociant, une grosse personne calme, moqueuse et bornée. Marcelle ne la quittait pas des yeux, fondait en larmes pour un mot, pour un geste de son amie, l'accablait de serments, lui faisait toutes les heures des scènes de jalousie, et lui écrivait à l'étude des lettres de vingt pages, tant qu'enfin la grosse fille, impatientée, déclara qu'il y en avait assez et qu'elle voulait être tranquille.

La pauvre Marcelle se retira si abattue et si triste, qu'elle fit pitié à ma mère. C'est alors que commença leur liaison, peu de temps avant que ma mère sortît du couvent. Elles promirent de se rendre visite et tinrent parole.

Marcelle avait pour père le meilleur homme du monde, charmant, avec bien de l'esprit et pas le sens commun. Il quitta la marine, sans motif, après vingt ans de navigation.

On s'en étonnait. Il fallait s'étonner qu'il fût resté si longtemps au service. Sa fortune était médiocre et son économie détestable.

Regardant par sa fenêtre, un jour de pluie, il vit sa femme et sa fille à pied, fort embarrassées de leurs jupes et de leur en-tout cas. Il s'aperçut pour la première fois qu'elles n'avaient point de voiture, et cette découverte le chagrina beaucoup. Sur-le-champ il réalisa ses valeurs, vendit les bijoux de sa femme, emprunta de l'argent à divers amis et courut à Bade. Comme il avait une martingale infaillible, il joua gros jeu à l'effet de gagner chevaux, carrosse et livrée. Au bout de huit jours, il rentra chez lui sans un sou, et croyant plus que jamais à sa martingale.

Il lui restait une petite terre dans la Brie, où il éleva des ananas. Après un an de cette culture, il dut vendre le fonds pour payer les serres. Alors il se jeta dans des inventions de machines, et sa femme mourut sans qu'il y prît garde. Il envoyait aux ministres, aux Chambres, à l'Institut, aux sociétés savantes, à tout le monde, des plans et des mémoires. Ces mémoires étaient quelquefois rédigés en vers. Pourtant il se faisait quelque argent, il vivait. C'était miraculeux. Marcelle trouvait cela simple, et achetait des chapeaux avec toutes les pièces de cent sous qui lui tombaient sous la main.

Pour jeune fille qu'elle était alors, ma mère ne comprenait pas la vie de cette façon, et Marcelle la faisait trembler. Mais elle aimait Marcelle.

« Si tu savais, m'a dit cent fois ma mère, si tu savais comme elle était charmante alors !

- Ah ! chère maman, je l'imagine bien. » Il y eut pourtant une brouille entre elles, et la cause en fut un sentiment délicat qu'il ne faudrait point laisser dans l'ombre où l'on cache les fautes de ceux qui nous sont chers, mais que je ne dois pas analyser, moi, comme tout autre pourrait le faire. Je ne le dois pas, dis-je, et ne le puis non plus, n'ayant sur ce sujet que des indices extrêmement vagues. Ma mère était alors fiancée à un jeune médecin qui l'épousa peu après et devint mon père. Marcelle était charmante ; on vous l'a dit assez. Elle inspirait et respirait l'amour. Mon père était jeune. Ils se voyaient, se parlaient.

Que sais-je encore ?... Ma mère se maria et ne revit plus Marcelle.

Mais, après deux ans d'exil, la belle aux yeux d'or eut son pardon. Elle l'eut si bien qu'on la pria d'être ma marraine.

Dans l'intervalle, elle s'était mariée. Cela, je pense, avait beaucoup aidé au raccommodement. Marcelle adorait son mari, un monstre de petit moricaud qui naviguait depuis l'âge de sept ans sur un navire de commerce, et que je soupçonne véhémentement d'avoir fait la traite des noirs.

Comme il possédait des biens à Rio de Janeiro, il y emmena ma marraine.

Ma mère m'a dit souvent :

« Tu ne peux te figurer ce qu'était le mari de Marcelle :

un magot, un singe, un singe habillé de jaune des pieds à la tête. Il ne parlait aucune langue. Il savait seulement un peu de toutes, et s'exprimait par des cris, des gestes et des roulements d'yeux. Pour être juste, il avait des yeux superbes.

Et ne crois pas, mon enfant, qu'il fût des îles, ajoutait ma mère ; il était Français, natif de Brest, et se nommait Dupont. » Il faut vous apprendre, en passant, que ma mère disait« les îles » pour tout ce qui n'est pas l'Europe ; et cela désespérait mon père, auteur de divers travaux d'ethnographie comparée.

« Marcelle, poursuivait ma mère, Marcelle était folle de son mari. Dans les premiers temps, on avait toujours l'air de les gêner en allant les voir. Elle fut heureuse pendant trois ou quatre ans ; je dis heureuse parce qu'il faut tenir compte des goûts. Mais, pendant le voyage qu'elle fit en France..., tu ne te rappelles pas, tu étais trop petit.

- Oh ! maman, je me rappelle parfaitement.

- Eh bien, pendant ce voyage, son moricaud prit là-bas, dans les îles, d'horribles habitudes : il s'enivrait dans les cabarets de matelots avec des créatures. Il reçut un coup de couteau. Au premier avis qu'elle en eut, Marcelle s'embarqua. Elle soigna son mari avec cette ardeur superbe qu'elle mettait à tout. Mais il eut un vomissement de sang et mourut.

- Marcelle n'est-elle pas revenue en France ? Maman, pourquoi n'ai-je pas revu ma marraine ? » A cette question, ma mère répondit avec embarras.

« Étant veuve, elle connut à Rio de Janeiro des officiers de marine qui lui firent grand tort. Il ne faut pas penser du mal de Marcelle, mon enfant. C'est une femme à part, qui n'agissait pas comme les autres. Mais il devenait difficile de la recevoir.

- Maman, je ne pense pas du mal de Marcelle ; dites-moi seulement ce qu'elle est devenue.

- Mon fils, un lieutenant de vaisseau l'aima, ce qui était bien naturel, et la compromit, parce qu'une si belle conquête flattait son amour-propre. Je ne te le nommerai pas ; il est aujourd'hui contre-amiral, et tu as dîné plusieurs fois avec lui.

- Quoi ! c'est V..., ce gros homme rougeaud ? Eh bien, maman, il raconte de jolies histoires de femmes, après dîner, cet amiral-là.

- Marcelle l'aima à la folie. Elle le suivait partout. Tu conçois, mon enfant, que je ne sais pas très bien cette histoire-là. Mais elle finit d'une façon terrible. Ils étaient tous deux en Amérique, je ne puis te dire exactement en quel endroit, parce que je n'ai jamais pu retenir les noms de la géographie. S'étant lassé d'elle, il la quitta sous quelque prétexte et revint en France. Tandis qu'elle l'attendait là-bas, elle apprit par un petit journal de Paris qu'il se montrait au théâtre avec une actrice. Elle n'y put tenir, et, bien que souffrant de la fièvre, elle s'embarqua. Ce fut son dernier voyage. Elle mourut à bord, mon enfant, et ta pauvre marraine, cousue dans un drap, fut jetée à la mer. » Voilà ce que m'a conté ma mère. Je n'en sais pas davantage. Mais, chaque fois que le ciel est d'un gris tendre et que le vent a des plaintes douces, ma pensée s'envole vers Marcelle et je lui dis :

« Pauvre âme en peine, pauvre âme errant sur l'antique océan qui berça les premières amours de la terre, cher fantôme, à ma marraine et ma fée, sois bénie par le plus fidèle de tes amoureux, par le seul, peut-être, qui se souvienne encore de toi ! Sois bénie pour le don que tu mis sur mon berceau en t'y penchant seulement ; sois bénie pour m'avoir révélé, quand je naissais à peine à la pensée, les tourments délicieux que la beauté donne aux âmes avides de la comprendre ; sois bénie par celui qui fut l'enfant que tu soulevas de terre pour chercher la couleur de ses yeux !

Il fut, cet enfant, le plus heureux, et, j'ose dire, le meilleur de tes amis. C'est à lui que tu donnas le plus, à généreuse femme ! car tu lui ouvris, avec tes deux bras, le monde infini des rêves. »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE VII

VII

NOTRE ÉCRITE À L'AUBE

Voilà la moisson d'une nuit d'hiver, ma première gerbe de souvenirs. La laisserai-je aller au vent ? Ne vaut-il pas mieux la lier et la porter à la grange ? Elle sera, je crois, une bonne nourriture pour les esprits.

Le meilleur et le plus savant des hommes, M. Littré, aurait voulu que chaque famille eût ses archives et son histoire morale. « Depuis, a-t-il dit, qu'une bonne philosophie m'a enseigné à estimer grandement la tradition et la conservation, j'ai bien des fois regretté que, durant le Moyen âge, des familles bourgeoises n'aient pas songé à former de modestes registres où seraient consignés les principaux incidents de la vie domestique, et qu'on se transmettrait tant que la famille durerait. Combien curieux seraient ceux de ces registres qui auraient atteint notre époque quelque succinctes qu'en fussent les notices !

Que de notions et d'expériences perdues, qui auraient été sauvées par un peu de soin et d'esprit de suite ! » Eh bien, je réaliserai pour ma part le désir du sage vieillard : ceci sera gardé et commencera le registre de la famille Nozière. Ne perdons rien du passé. Ce n'est qu'avec le passé qu'on fait l'avenir.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > NOUVELLES AMOURS

NOUVELLES AMOURS

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE I

I

L'ERMITAGE DU JARDIN DES PLANTES

Je ne savais pas lire, je portais des culottes fendues, je pleurais quand ma bonne me mouchait et j'étais dévoré par l'amour de la gloire. Telle est la vérité : dans l'âge le plus tendre, je nourrissais le désir de m'illustrer sans retard et de durer dans la mémoire des hommes. J'en cherchais les moyens tout en déployant mes soldats de plomb sur la table de la salle à manger. Si j'avais pu, je serais allé conquérir l'immortalité dans les champs de bataille, et je serais devenu semblable à quelqu'un de ces généraux que j'agitais dans mes petites mains et à qui je dispensais la fortune des armes sur une toile cirée.

Mais il n'était pas en moi d'avoir un cheval, un uniforme, un régiment et des ennemis, toutes choses essentielles à la gloire militaire. C'est pourquoi je pensai devenir un saint. Cela exige moins d'appareil et rapporte beaucoup de louanges. Ma mère était pieuse. Sa piété - comme elle aimable et sérieuse - me touchait beaucoup. Ma mère me lisait souvent La vie des Saints, que j'écoutais avec délices et qui remplissait mon âme de surprise et d'amour. Je savais donc comment les hommes du Seigneur s'y prenaient pour rendre leur vie précieuse et pleine de mérites.

Je savais quelle céleste odeur répandent les roses du martyre. Mais le martyre est une extrémité à laquelle je ne m'arrêtai pas. Je ne songeai pas non plus à l'apostolat et à la prédication, qui n'étaient guère dans mes moyens. Je m'en tins aux austérités, comme étant d'un usage facile et sûr.

Pour m'y livrer sans perdre de temps, je refusai de déjeuner. Ma mère, qui n'entendait rien à ma nouvelle vocation, me crut souffrant et me regarda avec une inquiétude qui me fit de la peine. Je n'en jeûnai pas moins. Puis, me rappelant saint Siméon stylite, qui vécut sur une colonne, je montai sur la fontaine de la cuisine ; mais je ne pus y vivre, car Julie, notre bonne, m'en délogea promptement. Descendu de ma fontaine, je m'élançai avec ardeur dans le chemin de la perfection et résolus d'imiter saint Nicolas de Patras, qui distribua ses richesses aux pauvres. La fenêtre du cabinet de mon père donnait sur le quai. Je jetai par la fenêtre une douzaine de sous qu'on m'avait donnés parce qu'ils étaient neufs et qu'ils reluisaient ; je jetai ensuite des billes et des toupies et mon sabot avec son fouet de peau d'anguille.

« Cet enfant est stupide ! » s'écria mon père en fermant la fenêtre.

J'éprouvai de la colère et de la honte à m'entendre juger ainsi. Mais je considérai que mon père, n'étant pas saint comme moi, ne partageait pas avec moi la gloire des bienheureux, et cette pensée me fut une grande consolation.

Quand vint l'heure de m'en aller promener, on me mit mon chapeau ; j'en arrachai la plume, à l'exemple du bienheureux Labre, qui, lorsqu'on lui donnait un vieux bonnet tout crasseux, avait soin de le traîner dans la fange avant de le mettre sur sa tête. Ma mère, en apprenant l'aventure des richesses et celle du chapeau, haussa les épaules et poussa un gros soupir. Je l'affligeais vraiment.

Pendant la promenade, je tins les yeux baissés pour ne pas me laisser distraire par les objets extérieurs, me conformant ainsi à un précepte souvent donné dans la Vie des Saints.

C'est au retour de cette promenade salutaire que, pour achever ma sainteté, je me fis un cilice en me fourrant dans le dos le crin d'un vieux fauteuil. J'en éprouvai de nouvelles tribulations, car Julie me surprit au moment où j'imitais ainsi les fils de saint François. S'arrêtant à l'apparence sans pénétrer l'esprit, elle vit que j'avais crevé un fauteuil et me fessa par simplicité.

En réfléchissant aux pénibles incidents de cette journée, je reconnus qu'il est bien difficile de pratiquer la sainteté dans la famille. Je compris pourquoi les saints Antoine et Jérôme s'en étaient allés au désert parmi les lions et les aegipans ; et je résolus de me retirer dès le lendemain dans un ermitage. Je choisis, pour m'y cacher, le labyrinthe du Jardin des plantes. C'est là que je voulais vivre dans la contemplation, vêtu, comme saint Paul l'Ermite, d'une robe de feuilles de palmier. Je pensais : « Il y aura dans ce jardin des racines pour ma nourriture. On y découvre une cabane au sommet d'une montagne. Là, je serai au milieu de toutes les bêtes de la création ; le lion qui creusa de ses ongles la tombe de sainte Marie l'Egyptienne viendra sans doute me chercher pour rendre les devoirs de la sépulture à quelque solitaire des environs. Je verrai, comme saint Antoine, l'homme aux pieds de bouc et le cheval au buste d'homme. Et peut-être que les anges me soulèveront de terre en chantant des cantiques. » Ma résolution paraîtra moins étrange quand on saura que, depuis longtemps, le Jardin des plantes était pour moi un lieu saint, assez semblable au paradis terrestre, que je voyais figuré sur ma vieille Bible en estampes. Ma bonne m'y menait souvent et j'y éprouvais un sentiment de sainte allégresse. Le ciel même m'y semblait plus spirituel et plus pur qu'ailleurs, et, dans les nuages qui passaient sur la volière des aras, sur la cage du tigre, sur la fosse de l'ours et sur la maison de l'éléphant, je voyais confusément Dieu le Père avec sa barbe blanche et dans sa robe bleue, le bras étendu pour me bénir avec l'antilope et la gazelle, le lapin et la colombe ; et quand j'étais assis sous le cèdre du Liban, je voyais descendre sur ma tête, à travers les branches, les rayons que le Père éternel laissait échapper de ses doigts.

Les animaux qui mangeaient dans ma main en me regardant avec douceur me rappelaient ce que ma mère m'enseignait d'Adam et des jours de l'innocence première.

La création réunie là, comme jadis dans la maison flottante du patriarche, se reflétait dans mes yeux, toute parée de grâce enfantine. Et rien ne me gâtait mon paradis. Je n'étais pas choqué d'y voir des bonnes, des militaires et des marchands de coco. Au contraire, je me sentais heureux près de ces humbles et de ces petits, moi le plus petit de tous. Tout me semblait clair, aimable et bon, parce que, avec une candeur souveraine, je ramenais tout à mon idéal d'enfant.

Je m'endormis dans la résolution d'aller vivre au milieu de ce jardin pour acquérir des mérites et devenir l'égal des grands saints dont je me rappelais l'histoire fleurie.

Le lendemain matin, ma résolution était ferme encore.

J'en instruisis ma mère. Elle se mit à rire.

« Qui t'a donné l'idée de te faire ermite sur le labyrinthe du Jardin des plantes ? me dit-elle en me peignant les cheveux et en continuant de rire.

- Je veux être célèbre, répondis-je, et mettre sur mes cartes de visite : « Ermite et saint du calendrier », comme papa met sur les siennes : «Lauréat de l'Académie de médecine et secrétaire de la Société d'anthropologie. » À ce coup, ma mère laissa tomber le peigne qu'elle passait dans mes cheveux.

« Pierre ! s'écria-t-elle, Pierre ! quelle folie et quel péché !

Je suis bien malheureuse ! Mon petit garçon a perdu la raison à l'âge où l'on n'en a pas encore. » Puis, se tournant vers mon père :

« Vous l'avez entendu, mon ami ; à sept ans il veut être célèbre !

- Chère amie, répondit mon père, vous verrez qu'à vingt ans il sera dégoûté de la gloire.

- Dieu le veuille ! dit ma mère ; je n'aime point les vaniteux. » Dieu l'a voulu et mon père ne se trompait pas. Comme le roi d'Yvetot, je vis fort bien sans gloire et n'ai plus la moindre envie de graver le nom de Pierre Nozière dans la mémoire des hommes.

Toutefois, quand maintenant je me promène, avec mon cortège de souvenirs lointains, dans ce Jardin des plantes, bien attristé et abandonné, il me prend une incompréhensible envie de conter aux amis inconnus le rêve que je fis jadis d'y vivre en anachorète, comme si ce rêve d'enfant pouvait, en se mêlant aux pensées d'autrui, y faire passer la douceur d'un sourire.

C'est aussi pour moi une question de savoir si vraiment j'ai bien fait de renoncer dès l'âge de six ans à la vie militaire ; car le fait est que je n'ai pas songé depuis à être soldat. Je le regrette un peu. Il y a, sous les armes, une grande dignité de vie. Le devoir y est clair et d'autant mieux déterminé que ce n'est pas le raisonnement qui le détermine.

L'homme qui peut raisonner ses actions découvre bientôt qu'il en est peu d'innocentes. Il faut être prêtre ou soldat pour ne pas connaître les angoisses du doute.

Quant au rêve d'être un solitaire, je l'ai refait toutes les fois que j'ai cru sentir que la vie était foncièrement mauvaise : c'est dire que je l'ai fait chaque jour. Mais, chaque jour, la nature me tira par l'oreille et me ramena aux amusements dans lesquels s'écoulent les humbles existences.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE II

II

LE PERE LE BEAU

On trouve dans les Mémoires de Henri Heine des portraits d'une réalité frappante, qu'enveloppe pourtant une sorte de poésie. Tel est le portrait de Simon de Geldern, oncle du poète. « C'était, dit Henri Heine, un original de l'extérieur le plus humble et aussi le plus bizarre, une petite figure placide, un visage pâle et sévère, dont le nez avait une rectitude grecque, bien qu'il fût assurément d'un tiers plus long que les Grecs n'avaient l'habitude de porter leur nez... Il allait toujours vêtu d'après une mode surannée, portait des culottes courtes, des bas de soie blancs, des souliers à boucle, et, selon l'ancienne coutume, une queue assez longue. Lorsque ce petit bonhomme trottait à pas menus à travers les rues, sa queue sautillait d'une épaule sur l'autre, faisait des cabrioles de toute sorte, et semblait se moquer de son propre maître derrière son dos. » Ce bonhomme avait l'âme la plus magnanime, et sa petite redingote, terminée en queue de bergeronnette, enveloppait le dernier des chevaliers. Ce chevalier, toutefois, ne fut point errant. Il resta chez lui à Düsseldorf, dans L'Arche de Noé. « C'est le nom que portait la petite maison patrimoniale, à cause de l'arche que l'on voyait joliment sculptée sur la porte et peinte en couleurs voyantes. Là, il put s'adonner sans repos à tous ses goûts, à tous ses enfantillages d'érudition, à sa bibliomanie et à sa rage d'écrivailler, principalement dans les gazettes politiques et les revues obscures. » C'est par le zèle du bien public que le pauvre Simon de Geldem était poussé à écrire. Il y peinait beaucoup. Penser seulement lui coûtait des efforts désespérés. Il se servait d'un vieux style roide qu'on lui avait enseigné dans les écoles de jésuites.

« Ce fut justement cet oncle, nous dit Henri Heine, qui exerça une grande influence sur la culture de mon esprit, et auquel, sur ce point, je suis infiniment redevable. Si différente que fût notre manière de voir, ses aspirations littéraires, pitoyables d'ailleurs, contribuèrent peut-être à éveiller en moi le désir d'écrire. » La figure du vieux Geldem m'en rappelle une autre qui, n'existant, celle-là, que par mes propres souvenirs, semblera pâle et sans charme. À la vérité, je n'en saurai jamais faire un de ces portraits à la fois fantastiques et vrais dont Rembrandt et Heine eurent le secret. C'est dommage ! l'original méritait un savant peintre.

Oui, j'eus aussi mon Simon de Geldem pour m'inspirer dès l'enfance l'amour des choses de l'esprit et la folie d'écrire. Il se nommait Le Beau ; c'est peut-être à lui que je dois de barbouiller, depuis quinze ans, du papier avec mes rêves. Je ne sais si je peux l'en remercier. Du moins, il n'inspira à son élève qu'une manie innocente comme la sienne.

Sa manie était de faire des catalogues. Il cataloguait, cataloguait. Je l'admirais, et, à dix ans, je trouvais plus beau de faire des catalogues que de gagner des batailles. Je me suis, depuis, un peu gâté le jugement ; mais, au fond, je n'ai pas changé d'avis autant qu'on pourrait croire. Le père Le Beau, comme on l'appelait, me semble encore digne de louanges et d'envie, et, si parfois il m'arrive de sourire en pensant à ce vieil ami, ma gaieté est tout affectueuse et tout attendrie.

Le père Le Beau était fort vieux quand j'étais fort jeune ; ce qui nous permit de nous entendre très bien ensemble.

Tout en lui m'inspirait une curiosité confiante. Ses lunettes chaussées au bout du nez qu'il avait gros et rond, son visage rose et plein, ses gilets à fleurs, sa grande douillette dont les poches béantes regorgeaient de bouquins, sa personne entière vous avait une bonhomie relevée par un grain de folie. Il se coiffait d'un chapeau bas à grands bords autour desquels ses cheveux blancs s'enroulaient comme le chèvrefeuille aux balustrades des terrasses. Tout ce qu'il disait était simple, court, varié, en images, ainsi qu'un conte d'enfant. Il était naturellement puéril, et m'amusait sans s'efforcer en rien. Grand ami de mes parents et voyant en moi un petit garçon intelligent et tranquille, il m'encourageait à l'aller voir dans sa maison, où il n'était guère visité que par les rats.

C'était une vieille maison, bâtie de côté sur une rue étroite et monstrueuse qui mène au Jardin des plantes, et où je pense qu'alors tous les fabricants de bouchons et tous les tonneliers de Paris étaient réunis. On y sentait une odeur de bouc et de futailles que je n'oublierai de ma vie.

On traversait, conduit par Nanon, la vieille servante, un petit jardin de curé ; on montait le perron et l'on entrait dans le logis le plus extraordinaire. Des momies rangées tout le long de l'antichambre vous faisaient accueil ; une d'elles était renfermée dans sa gaine dorée, d'autres n'avaient plus que des linges noircis autour de leurs corps desséchés ; une enfin, dégagée de ses bandelettes, regardait avec des yeux d'émail et montrait ses dents blanches.

L'escalier n'était pas moins effrayant : des chaînes, des carcans, des clefs de prison plus grosses que le bras pendaient aux murs.

Le père Le Beau était de force à mettre, comme Bouvard, un vieux gibet dans sa collection. Il possédait du moins l'échelle de Latude et une douzaine de belles poires d'angoisse. Les quatre pièces de son logis ne différaient point les unes des autres ; des livres y montaient jusqu'au plafond et couvraient les planches pêle-mêle avec des cartes, des médailles, des armures, des drapeaux, des toiles enfumées et des morceaux mutilés de vieille sculpture en bois ou en pierre. Il y avait là, sur une table boiteuse et sur un coffre vermoulu, des montagnes de faïences peintes.

Tout ce qui peut se pendre pendait du plafond dans des attitudes lamentables. En ce musée chaotique, les objets se confondaient sous une même poussière, et ne semblaient tenir que par les innombrables fils dont les araignées les enveloppaient.

Le père Le Beau, qui entendait à sa façon la conservation des oeuvres d'art, défendait à Nanon de balayer les planchers. Le plus curieux, c'est que tout dans ce fouillis avait une figure ou triste ou moqueuse et vous regardait méchamment. J'y voyais un peuple enchanté de malins esprits.

Le père Le Beau se tenait d'ordinaire dans sa chambre à coucher, qui était aussi encombrée que les autres, mais non point aussi poudreuse ; car la vieille servante avait, par exception, licence d'y promener le plumeau et le balai. Une longue table couverte de petits morceaux de carton en occupait la moitié.

Mon vieil ami, en robe de chambre à ramages et coiffé d'un bonnet de nuit, travaillait devant cette table avec toute la joie d'un coeur simple. Il cataloguait. Et moi, les yeux grands ouverts, retenant mon souffle, je l'admirais. Il cataloguait surtout les livres et les médailles. Il s'aidait d'une loupe et couvrait ses fiches d'une petite écriture régulière et serrée. Je n'imaginais pas qu'on pût se livrer à une occupation plus belle. Je me trompais. Il se trouva un imprimeur pour imprimer le catalogue du père Le Beau, et je vis alors mon ami corriger les épreuves. Il mettait des signes mystérieux en marge des placards. Pour le coup, je compris que c'était la plus belle occupation du monde et je demeurai stupide d'admiration.

Peu à peu, l'audace me vint et je me promis d'avoir aussi un jour des épreuves à corriger. Ce voeu n'a point été exaucé. Je le regrette médiocrement, ayant reconnu, dans le commerce d'un homme de lettres de mes amis, qu'on se lasse de tout, même de corriger des épreuves. Il n'en est pas moins vrai que mon vieil ami détermina ma vocation.

Par le spectacle peu commun de son ameublement, il accoutuma mon esprit d'enfant aux formes anciennes et rares, le tourna vers le passé et lui donna des curiosités ingénieuses ; par l'exemple d'un labeur intellectuel régulièrement accompli sans peine et sans inquiétude, il me donna dès l'enfance l'envie de travailler à m'instruire. C'est grâce à lui enfin que je suis devenu en mon particulier grand liseur, zélé glossateur de textes anciens et que je griffonne des mémoires qui ne seront point imprimés.

J'avais douze ans, quand mourut doucement ce vieillard aimable et singulier. Son catalogue, comme vous pensez bien, restait en placards ; il ne fut point publié. Manon vendit aux brocanteurs les momies et le reste, et ces souvenirs sont vieux maintenant de plus d'un quart de siècle.

La semaine dernière, je vis exposée à l'hôtel Drouot une de ces petites Bastilles que le patriote Palloy taillait, en 1789, dans des pierres de la forteresse détruite et qu'il offrait, moyennant salaire, aux municipalités et aux citoyens. La pièce était peu rare et de maniement incommode. Je l'examinai pourtant avec une curiosité instinctive, et j'éprouvai quelque émotion en lisant, à la base d'une des tours, cette mention à demi effacée : Du cabinet de M. Le Beau.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE III

III

LA GRAND-MAMAN NOZIERE

Ce matin-là, mon père avait le visage bouleversé. Ma mère, affairée, parlait tout bas. Dans la salle à manger, une couturière cousait des vêtements noirs.

Le déjeuner fut triste et plein de chuchotements. Je sentais bien qu'il y avait quelque chose.

Enfin, ma mère, tout de noir habillée et voilée, me dit :

« Viens, mon chéri. » Je lui demandai où nous allions ; elle me répondit :

« Pierre, écoute-moi bien. Ta grand-maman Nozière... tu sais, la mère de ton père... est morte cette nuit. Nous allons lui dire adieu et l'embrasser une dernière fois. » Et je vis que ma mère avait pleuré. Pour moi, je ressentis une impression bien forte ; car elle ne s'est pas encore effacée depuis tant d'années, et si vague, qu'il m'est impossible de l'exprimer par des mots. Je ne puis même pas dire que c'était une impression triste. La tristesse du moins n'y avait rien de cruel. Un mot peut-être, un seul, celui de romanesque, peut s'appliquer en quelque chose à cette impression qui n'était formée en effet par aucun élément de réalité.

Tout le long du chemin, je pensais à ma grand-mère ; mais je ne pus me faire une idée de ce qui lui était arrivé.

Mourir ! je ne devinais pas ce que cela pouvait être. Je sentais seulement que l'heure en était grave.

Par une illusion qui peut s'expliquer, je crus voir, en approchant de la maison mortuaire, que les alentours et tout le voisinage étaient sous l'influence de la mort de ma grand-mère, que le silence matinal des rues, les appels des voisins et des voisines, l'allure rapide des passants, le bruit des marteaux du maréchal avaient pour cause la mort de ma grand-mère. A cette idée, qui m'occupait tout entier, j'associais la beauté des arbres, la douceur de l'air et l'éclat du ciel, remarqués pour la première fois.

Je me sentais marcher dans une voie de mystère, et, quand, au détour d'une rue, je vis le petit jardin et le pavillon bien connus, j'éprouvai comme une déception de n'y rien trouver d'extraordinaire. Les oiseaux chantaient.

J'eus peur et je regardai ma mère. Ses yeux étaient fixés, avec une expression de crainte religieuse, sur un point vers lequel à mon tour je dirigeai mon regard.

Alors j'aperçus à travers les vitres et les rideaux blancs de la chambre de ma grand-mère une lueur, une faible et pâle lueur, qui tremblait. Et cette lueur était si funèbre dans la grande clarté du jour, que je baissai la tête pour ne plus la voir.

Nous montâmes le petit escalier de bois et nous traversâmes l'appartement, qu'emplissait un vaste silence.

Quand ma mère allongea la main pour ouvrir la porte de la chambre, je voulus lui arrêter le bras... Nous entrâmes.

Une religieuse assise dans un fauteuil se leva et nous fit place au chevet du lit. Ma grand-mère était là, couchée, les yeux clos.

Il me semblait que sa tête était devenue lourde, lourde comme une pierre, tant elle creusait l'oreiller ! Avec quelle netteté je la vis ! Un bonnet blanc lui cachait les cheveux ; elle paraissait moins vieille qu'à l'ordinaire, bien que décolorée.

Oh ! qu'elle n'avait pas l'air de dormir ! Mais d'où lui venait ce petit sourire narquois et obstiné qui faisait tant de peine à voir ?

Il me sembla que les paupières palpitaient un peu, sans doute parce qu'elles étaient exposées à la clarté tremblante des deux cierges allumés sur la table, à côté d'une assiette où un rameau de buis trempait dans l'eau bénite.

« Embrasse ta grand-mère », me dit maman.

J'avançai mes lèvres. L'espèce de froid que je sentis n'a pas de nom et n'en aura jamais.

Je baissai les yeux et j'entendis ma mère qui sanglotait.

Je ne sais pas, en vérité, ce que je serais devenu si la servante de ma grand-mère ne m'eût pas emmené de cette chambre.

Elle me prit par la main, me mena chez un marchand de jouets et me dit :

« Choisis. » Je choisis une arbalète et je m'amusai à lancer des pois chiches dans les feuilles des arbres.

J'avais oublié ma grand-mère.

C'est le soir seulement, en voyant mon père, que les pensées du matin me revinrent. Mon pauvre père n'était plus reconnaissable. Il avait le visage gonflé, luisant, plein de feux, les yeux noyés, les lèvres convulsives.

Il n'entendait pas ce qu'on lui disait et passait de l'accablement à l'impatience. Près de lui, ma mère écrivait des adresses sur des lettres bordées de noir. Des parents vinrent l'aider. On me montra à plier les lettres. Nous étions une dizaine autour d'une grande table. Il faisait chaud. Je travaillais à une besogne nouvelle ; cela me donnait de l'importance et m'amusait.

Après sa mort, ma grand-mère vécut pour moi d'une seconde vie plus remarquable que la première. Je me représentais avec une force incroyable tout ce que je lui avais vu faire ou entendu dire autrefois, et mon père faisait d'elle tous les jours des récits qui nous la rendaient vivante, si bien que parfois, le soir, à table, après le repas, il nous semblait presque l'avoir vue rompre notre pain.

Pourquoi n'avons-nous pas dit à cette chère ombre ce que dirent au Maître les pèlerins d'Emmaüs :

« Demeurez avec nous, car il se fait tard et déjà le jour baisse. » Oh ! quel gentil revenant elle faisait, avec son bonnet de dentelles à rubans verts ! Il n'entrait pas dans la tête qu'elle s'accommodât de l'autre monde. La mort lui convenait moins qu'à personne. Cela va à un moine de mourir, ou encore à quelque belle héroïne. Mais cela ne va pas du tout à une petite vieille rieuse et légère, joliment chiffonnée, comme était grand-maman Nozière.

Je vais vous dire ce que j'avais découvert tout seul, quand elle vivait encore.

Grand-maman était frivole ; grand-maman avait une morale facile ; grand-maman n'avait pas plus de piété qu'un oiseau. Il fallait voir le petit oeil rond qu'elle nous faisait quand, le dimanche, nous partions, ma mère et moi, pour l'église. Elle souriait du sérieux que ma mère apportait à toutes les affaires de ce monde et de l'autre. Elle me pardonnait facilement mes fautes, et je crois qu'elle était femme à en pardonner de plus grosses que les miennes.

Elle avait coutume de dire de moi :

« Ce sera un autre gaillard que son père. » Elle entendait par là que j'emploierais ma jeunesse à danser et que je serais amoureux des cent mille vierges.

Elle me flattait. La seule chose qu'elle approuverait en moi, si elle était encore de ce monde (où elle compterait aujourd'hui cent dix ans d'âge), c'est une grande facilité à vivre et une heureuse tolérance que je n'ai pas payées trop cher en les achetant au prix de quelques croyances, morales et politiques. Ces qualités avaient chez ma grand-mère l'attrait des grâces naturelles. Elle mourut sans savoir qu'elle les possédait. Mon infériorité est de connaître que je suis tolérant et sociable.

Elle datait du XVIIIe siècle, ma grand-mère. Et il y paraissait bien ! Je regrette qu'on n'ait pas écrit ses Mémoires.

Quant à les écrire elle-même, elle en était bien incapable.

Mais mon père n'eût-il pas dû le faire au lieu de mesurer des crânes de Papous et de Boschimans ? Caroline Nozière naquit à Versailles le 16 avril 1772 ; elle était fille du médecin Dussuel ; dont Cabanis estimait l'intelligence et le caractère. Ce fut Dussuel qui, en 1786, soigna le dauphin, atteint d'une légère scarlatine. Une voiture de la reine allait tous les jours à Lucienne le prendre dans la maisonnette où il vivait pauvrement avec ses livres et son herbier, comme un disciple de Jean-Jacques. Un jour la voiture rentra vide au palais ; le médecin avait refusé de venir. A la visite suivante, la reine irritée lui dit :

« vous nous aviez donc oubliés, monsieur !

- Madame, répondit Dussuel, vos reproches m'offensent ; mais ils font honneur à la nature et je dois les pardonner à une mère. N'en doutez pas, je soigne votre fils avec humanité. Mais j'ai été retenu hier auprès d'une paysanne en couches. » En 1789, Dussuel publia une brochure que je ne puis ouvrir sans respect ni lire sans sourire. Cela a pour titre :

Les Voeux d'un citoyen, et pour épigraphe : Miseris succurrere disco. L'auteur dit en commençant qu'il forme, sous le chaume, des voeux pour le bonheur des Français. Il trace ensuite, avec candeur, les règles de la félicité publique ; ce sont celles d'une sage liberté, garantie par la Constitution. Il termine en signalant à la reconnaissance des hommes sensibles Louis XVI, roi d'un peuple libre, et il annonce le retour de l'âge d'or.

Trois ans après, on lui guillotinait ses malades, qui étaient en même temps ses amis, et lui-même, suspect de modérantisme, était conduit, sur l'ordre du comité de Sèvres, à Versailles, dans le couvent des Récollets transformé en maison d'arrêt. Il y arriva couvert de poussière et plus semblable à un vieux gueux qu'à un médecin philosophe. Il posa à terre un petit sac contenant les oeuvres de Raynal et de Rousseau, se laissa tomber sur une chaise et soupira :

« Est-ce donc la récompense de cinquante ans de vertu ? » Une jeune femme admirablement belle, qu'il n'avait pas vue d'abord, s'approchant avec une cuvette et une éponge, lui dit :

« Il est croyable que nous serons guillotinés, monsieur.

voulez-vous, en attendant, me permettre de vous laver la figure et les mains ? car vous êtes fait comme un sauvage.

- Femme sensible, s'écria le vieux Dussuel, est-ce dans le séjour du crime que je devais vous rencontrer ! votre âge, votre visage, vos procédés, tout me dit que vous êtes innocente.

- Je ne suis coupable que d'avoir pleuré la mort du meilleur des rois, répondit la belle captive.

- Louis XVI eut des vertus, reprit mon aïeul ; mais quelle n'eût point été sa gloire s'il avait été fidèle jusqu'au bout à cette sublime Constitution !...

- Quoi ! monsieur, s'écria la jeune femme en agitant son éponge dégoûtante, vous êtes un jacobin et du parti des brigands !...

- Eh quoi ! madame, vous êtes de la faction des ennemis de la France ? soupira Dussuel à demi débarbouillé. Se peut-il qu'on trouve de la sensibilité chez une aristocrate ? » Elle se nommait de Laville et avait porté le deuil du roi.

Pendant les quatre mois qu'ils furent enfermés ensemble, elle ne cessa de quereller son compagnon et de s'ingénier à lui rendre service. Contre leur attente, on ne leur coupa point la tête ; ils furent relaxés sur un rapport du député Battelier, et Mme de Laville devint par la suite la meilleure amie de ma grand-mère, qui était alors âgée de vingt et un ans et mariée depuis trois ans au citoyen Danger, adjudant-major d'un bataillon de volontaires du Haut-Rhin.

« C'est un fort joli homme, disait ma grand-mère, mais je ne serais pas sûre de le reconnaître dans la rue. » Elle assurait ne l'avoir jamais vu, en tout, plus de six heures en cinq fois. Elle l'avait épousé par une idée d'enfant, afin de pouvoir porter une coiffure à la nation.

En réalité, elle ne voulait point de mari. Et lui voulait toutes les femmes. Il s'en alla ; elle le laissa aller sans lui en vouloir le moins du monde.

En partant pour la gloire, Danger laissait pour tout bien à sa femme, dans le tiroir d'un secrétaire, des reçus d'argent d'un sien frère, Danger de Saint-Elme, officier à l'armée de Condé, et un paquet de lettres écrites par des émigrés. Il y avait là de quoi faire guillotiner ma grand-mère et cinquante personnes avec elle.

Elle en avait bien quelque soupçon, et, à chaque visite domiciliaire qu'on faisait dans le quartier, elle se disait :

« Il faudra pourtant que je brûle les papiers de mon coquin de mari. » Mais les idées lui dansaient dans la tête. Elle s'y décida pourtant un matin.

Elle avait bien pris son temps !...

Assise devant la cheminée, elle triait les papiers du secrétaire, après les avoir répandus pêle-mêle sur le canapé. Et tranquillement, elle faisait des petits tas, mettant à part ce qu'on pouvait garder, à part ce qu'il fallait détruire. Elle lisait une ligne de ça, une ligne de là, telle page ou telle autre, et son esprit, voyageant de souvenir en souvenir, picorait en route quelque brin du passé, quand tout à coup elle entendit ouvrir la porte d'entrée. Aussitôt, par une révélation soudaine de l'instinct, elle sut que c'était une visite domiciliaire.

Elle saisit à brassée tous les papiers et les jeta sous le canapé, dont la housse traînait jusqu'à terre. Et, comme ils débordaient, elle les repoussa du pied sous le meuble. Une corne de lettre passait encore comme le bout de l'oreille d'un petit chat blanc, quand un délégué du Comité de sûreté générale entra dans la chambre avec six hommes de la section, armés de fusils, de sabres et de piques.

Mme Danger se tenait debout devant le canapé. Elle songeait que la certitude de sa perte n'était pas tout à fait entière, qu'il lui restait une petite chance sur mille et mille, et ce qui allait se passer l'intéressait extrêmement.

« Citoyenne, lui dit le président de la section, tu es dénoncée comme entretenant une correspondance avec les ennemis de la République. Nous venons saisir tous tes papiers. » L'homme du Comité de sûreté générale s'assit sur le canapé pour écrire le procès-verbal de la saisie.

Alors ces gens fouillèrent tous les meubles, crochetèrent les serrures et vidèrent les tiroirs. N'y trouvant rien, ils défoncèrent les placards, culbutèrent les commodes, retournèrent les tableaux et crevèrent à coups de baïonnette les fauteuils et les matelas ; mais ce fut en vain. Ils éprouvèrent les murs à coups de crosse, explorèrent les cheminées et firent sauter quelques lames du parquet. Ils y perdirent leur peine. Enfin, après trois heures de fouilles infructueuses et de ravages inutiles, lassés, désespérés, humiliés, ils se retirèrent en promettant bien de revenir. Ils ne s'étaient pas avisés de regarder sous le canapé.

Peu de jours après, comme elle revenait de la comédie, ma grand-mère trouva à la porte de sa maison un homme décharné, blême, défiguré par une barbe grise et sale, qui se jeta à ses pieds et lui dit :

« Citoyenne Danger, je suis Alcide, sauvez-moi ! » Elle le reconnut alors.

« Mon Dieu ! lui dit-elle, se peut-il que vous soyez M.Alcide, mon maître à danser ? En quel état vous revois-je, monsieur Alcide !

- Je suis proscrit, citoyenne ; sauvez-moi !

- Je ne puis que l'essayer. Je suis moi-même suspecte, et ma cuisinière est jacobine. Suivez-moi. Mais veillez à ce que mon portier ne vous voie pas. Il est officier municipal. » Ils montèrent l'escalier, et cette bonne petite Mme Danger s'enferma dans son appartement avec le déplorable Alcide, qui grelottait la fièvre et répétait en claquant des dents :

Ça ira ! ça ira !... Le portier m'a dit qu'un scélérat du nom d'Alcide est recherché dans la section, et que vous pouvez vous attendre à une visite domiciliaire pour cette nuit. » Alcide, entre deux matelas, entendait ces douceurs. Il fut pris, après le départ de Zoé, d'un tremblement nerveux qui secouait tout le lit, et sa respiration devint si pénible qu'elle emplissait toute la chambre d'un sifflement strident.

« voilà qui va bien », se dit la petite Mme Danger.

Et elle mangea son aile de poulet, et passa au triste Alcide deux doigts de vin de Bordeaux.

« Ah ! madame !... ah ! Jésus !... » s'écriait Alcide.

Et il se mit à geindre avec plus de force que de raison.

« À merveille ! se dit Mme Danger ; la municipalité n'a qu'à venir... » Elle en était là de ses pensées, quand un bruit de crosses tombant lourdement à terre ébranla le palier. Zoé introduisit quatre officiers municipaux et trente soldats de la garde nationale.

Alcide ne bougeait plus et ne faisait plus entendre le moindre souffle.

« Levez-vous, citoyenne », dit un des gardes.

Un autre objecta que la citoyenne ne pouvait s'habiller devant les hommes.

Un citoyen, voyant une bouteille de vin, la saisit, y goûta, et les autres burent à la régalade.

Un joyeux compère s'assit sur le lit, et, prenant le menton de Mme Danger :

« Quel dommage qu'avec une si jolie figure elle soit une aristocrate et qu'il faille couper ce petit cou-là !

- Allons ! dit Mme Danger, je vois que vous êtes des gens aimables. Faites vite et cherchez tout ce que vous avez à chercher, car je meurs de sommeil. » Ils restèrent deux mortelles heures dans la chambre ; ils passèrent vingt fois l'un après l'autre devant le lit et regardèrent s'il n'y avait personne dessous. Puis, après avoir débité mille impertinences, ils s'en allèrent.

Le dernier avait à peine tourné les talons, que la petite Mme Danger, la tête dans la ruelle, appela :

« Monsieur Alcide ! monsieur Alcide ! » Une voix gémissante répondit :

«Ciel ! on peut nous entendre. Jésus ! madame, ayez pitié de moi !

- Monsieur Alcide, poursuivait ma grand-mère, quelle peur vous m'avez faite ! Je ne vous entendais plus, je croyais que vous étiez mort, et, à l'idée de coucher sur un mort, j'ai pensé cent fois m'évanouir. Monsieur Alcide, vous n'en usez pas bien à mon égard. Quand on n'est pas mort, on le dit, vertubleu ! Je ne vous pardonnerai jamais la peur que vous m'avez faite. » Ne fut-elle pas excellente, ma grand-mère, avec son pauvre M. Alcide ? Elle l'alla cacher le lendemain à Meudon et le sauva gentiment.

On ne soupçonnerait pas la fille du philosophe Dussuel d'avoir cru facilement aux miracles, ni de s'être aventurée sur les confins du monde surnaturel. Elle n'avait pas un brin de religion, et son bon sens, un peu court, s'offensait de tout mystère. Pourtant, cette personne si raisonnable racontait à qui voulait l'entendre un fait merveilleux dont elle avait été témoin.

En visitant son père, aux Récollets de Versailles, elle avait connu Mme de Laville, qui y était prisonnière. Quand cette dame fut libre, elle alla habiter rue de Lancry, dans la même maison que ma grand-mère. Les deux appartements donnaient sur le même palier.

Mme de Laville habitait avec sa jeune soeur nommée Amélie.

Amélie était grande et belle. Son visage pâle, décoré d'une chevelure noire, avait une incomparable beauté d'expression. Ses yeux, chargés de langueur ou de flammes, cherchaient autour d'elle quelque chose d'inconnu.

Chanoinesse au chapitre séculier de l'Argentière, en attendant un établissement dans le monde, Amélie avait éprouvé, disait-on, dès le sortir de l'enfance, les douleurs d'un amour qui ne fut point partagé et qu'elle fut obligée de taire.

Elle paraissait accablée d'ennui. Il lui arrivait de fondre en larmes sans raison apparente. Tantôt elle restait des journées entières dans une immobilité stupide, tantôt elle dévorait des livres de dévotion. Mordue par ses propres chimères, elle se tordait dans d'indicibles souffrances.

L'arrestation de sa soeur, le supplice de plusieurs de ses amis, guillotinés comme conspirateurs, et d'incessantes alertes achevèrent de ruiner sa constitution ébranlée. Elle devint d'une maigreur effrayante. Les tambours qui appelaient tous les jours les sections aux armes, les bandes de citoyens en bonnet rouge et armés de piques qui défilaient devant ses fenêtres en chantant le Ça ira ! la jetaient dans une épouvante que suivaient des alternatives de torpeur et d'exaltation. Des troubles nerveux se manifestèrent avec une force terrible et produisirent des effets étranges.

Amélie eut des songes dont la lucidité étonna ceux qui l'entouraient.

Errant la nuit, éveillée ou endormie, elle entendait des bruits lointains, des soupirs de victimes. Parfois, debout, elle étendait le bras et, montrant dans l'ombre quelque chose d'invisible, elle prononçait le nom de Robespierre.

« Elle a, disait sa soeur, des pressentiments certains et elle prophétise les malheurs. » Or, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ma grand-mère se tenait, ainsi que son père, dans la chambre des deux soeurs : ils étaient tous quatre fort agités, résumant les graves événements de la journée et s'efforçant d'en deviner l'issue : le tyran décrété d'arrestation, conduit au Luxembourg et refusé par le concierge, mené ensuite aux bureaux de la police, sur le quai des Orfèvres, puis délivré par la Commune et porté à l'Hôtel de ville...

Y était-il encore, et dans quelle attitude, humiliée ou menaçante ? Ils éprouvaient tous quatre une grande anxiété et n'entendaient rien, sinon, par intervalles, le galop des chevaux des estafettes d'Henriot qui brûlaient le pavé des rues. Ils attendaient, échangeant par moments un souvenir, un doute, un voeu. Amélie restait silencieuse.

Tout à coup, elle poussa un grand cri.

Il était une heure et demie du matin. Penchée sur une glace, elle semblait contempler une scène tragique.

Elle disait :

« Je le vois ! je le vois ! Qu'il est pâle ! Le sang s'échappe à flots de sa bouche, ses dents et ses mâchoires sont brisées.

Louanges, louanges à Dieu ! le buveur de sang ne boira plus que le sien !...» En achevant ces paroles, qu'elle prononçait sur une étrange melopée, elle poussa un cri d'horreur et tomba à la renverse. Elle avait perdu connaissance.

A ce moment même, dans la salle du conseil de l'Hôtel de ville, Robespierre recevait le coup de pistolet qui lui brisa la mâchoire et mit fin à la Terreur.

Ma grand-mère, qui était un esprit fort, croyait fermement à cette vision.

« Comment expliquez-vous cela ?

- Je l'explique en faisant remarquer que ma grand-mère, pour esprit fort qu'elle était, croyait assez au diable et au loup-garou. Jeune, toute cette sorcellerie l'amusait, et elle était, comme on dit, une grande faiseuse d'almanachs.

Plus tard, elle prit peur du diable ; mais il était trop tard : il la tenait, elle ne pouvait plus n'y pas croire. » Le 9 thermidor rendit la vie supportable à la petite société de la rue de Lancry. Ma grand-mère goûta fort ce changement ; mais il lui fut impossible de garder rancune aux hommes de la Révolution. Elle ne les admirait pas elle n'a jamais admiré que moi - mais elle n'avait point de haine contre eux, il ne lui vint jamais en tête de leur demander compte de la peur qu'ils lui avaient faite. Cela tient peut-être à ce qu'ils ne lui avaient point fait peur. Cela tient surtout à ce que ma grand-mère était une bleue, une bleue dans l'âme. Et, comme a dit l'autre, les bleus seront toujours les bleus.

Cependant Danger poursuivait à travers tous les champs de bataille sa brillante carrière. Toujours heureux, il était en grand uniforme, à la tête de sa brigade, quand il fut tué d'un boulet de canon le 20 avril 1808, dans le beau combat d'Abensberg.

Ma grand-mère apprit par Le Moniteur qu'elle était veuve et que le brave général Danger « était enseveli sous les lauriers ».

Elle s'écria :

« Quel malheur ! un si bel homme ! » Elle épousa, l'année suivante, M.Hippolyte Nozière, commis principal au ministère de la Justice, homme pur et jovial, qui jouait de la flûte de six à neuf heures du matin et de cinq à huit heures du soir. Ce fut, cette fois, un mariage pour de bon. Ils s'aimaient et, n'étant plus très jeunes, ils surent être indulgents l'un pour l'autre. Caroline pardonna à Hippolyte son éternelle flûte. Et Hippolyte passa à Caroline toutes les lunes qu'elle avait dans la tête. Ils furent heureux.

Mon grand-père Nozière est l'auteur d'une Statistique des Prisons, Paris, Imprimerie royale, 1817-1819, 2 vol. in-4° ; et des Filles de Momus, chansons nouvelles, Paris, chez l'auteur, 1821, in-18.

La goutte lui fit grand-guerre ; mais elle ne put lui ôter sa gaieté, même en l'empêchant de jouer de la flûte ; finalement, elle l'étouffa. Je ne l'ai pas connu, mais j'ai là son portrait : on l'y voit en habit bleu, frisé comme un agneau et le menton perdu dans une cravate immense.

« Je le regretterai jusqu'à mon dernier jour, disait à quatre-vingts ans ma grand-mère, veuve alors depuis une quinzaine d'années.

- vous avez bien raison, madame, lui répondit un vieil ami : Nozière avait toutes les vertus qui font un bon mari.

- Toutes les vertus et tous les défauts, s'il vous plaît, reprit ma grand-mère.

- Pour être un époux accompli, madame, il faut donc avoir des défauts ?

- Pardi ! fit ma grand-mère en haussant les épaules ; il faut n'avoir pas de vices, et c'est un grand défaut, cela ! » Elle mourut, le 4 juillet 1853, dans sa quatre-vingt et unième année.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE IV

IV

LA DENT

Si l'on mettait à se cacher autant de soin qu'on en met d'ordinaire à se montrer, on éviterait bien des peines. J'en fis de bonne heure une première expérience.

C'était un jour de pluie. J'avais reçu en cadeau tout un attirail de postillon, casquette, fouet, guides et grelots. Il y avait beaucoup de grelots. J'attelai ; c'est moi que j'attelai à moi-même, car j'étais tout ensemble le postillon, les chevaux et la voiture. Mon parcours s'étendait de la cuisine à la salle à manger par un couloir. Cette salle à manger me représentait très bien une place de village. Le buffet d'acajou où je relayais me semblait sans difficulté l'auberge du Cheval-Blanc. Le couloir m'était une grande route avec ses perspectives changeantes et ses rencontres imprévues.

Confiné dans un petit espace sombre, je jouissais d'un vaste horizon et j'éprouvais, entre des murs connus, ces surprises qui font le charme des voyages. C'est que j'étais alors un grand magicien. J'évoquais pour mon amusement des êtres aimables et je disposais à souhait de la nature.

J'ai eu, depuis, le malheur de perdre ce don précieux. J'en jouissais abondamment dans ce jour de pluie où je fus postillon.

Cette jouissance aurait dû suffire à mon contentement ; mais est-on jamais content ? L'envie me vint de surprendre, d'éblouir, d'étonner des spectateurs. Ma casquette de velours et mes grelots ne m'étaient plus de rien si personne ne les admirait. Comme j'entendais mon père et ma mère causer dans la chambre voisine, j'y entrai avec un grand fracas. Mon père m'examina pendant quelques instants ; puis il haussa les épaules et dit :

« Cet enfant ne sait que faire ici. Il faut le mettre en pension.

- Il est encore bien petit, dit ma mère.

- Eh bien, dit mon père, on le mettra avec les petits. » Je n'entendis que trop bien ces paroles ; celles qui suivirent m'échappèrent en partie, et, si je peux les rapporter exactement, c'est qu'elles m'ont été répétées plusieurs fois depuis.

Mon père ajouta :

« Cet enfant, qui n'a ni frères ni soeurs, développe ici, dans l'isolement, un goût de rêverie qui lui sera nuisible par la suite. La solitude exalte son imagination et j'ai observé que déjà sa tête était pleine de chimères. Les enfants de son âge qu'il fréquentera à l'école lui donneront l'expérience du monde. Il apprendra d'eux ce que sont les hommes ; il ne peut l'apprendre de vous et de moi qui lui apparaissons comme des génies tutélaires. Ses camarades se comporteront avec lui comme des égaux qu'il faut tantôt plaindre et défendre, tantôt persuader ou combattre. Il fera avec eux l'apprentissage de la vie sociale.

- Mon ami, dit ma mère, ne craignez-vous pas que, parmi ces enfants, il n'y en ait de mauvais ?

- Les mauvais eux-mêmes, répondit mon père, lui seront utiles s'il est intelligent, car il apprendra à les distinguer des bons, et c'est une connaissance fort nécessaire.

D'ailleurs, vous visiterez vous-même les écoles du quartier, et vous choisirez une maison fréquentée par des enfants dont l'éducation correspond à celle que vous avez su donner à Pierre. La nature des hommes est partout la même ; mais leur « nourriture », comme disaient nos anciens, diffère beaucoup d'un lieu à un autre. Une bonne culture, pratiquée depuis plusieurs générations, produit une fleur d'une extrême délicatesse, et cette fleur qui a coûté un siècle à former peut se perdre en peu de jours. Des enfants incultes feraient, par leur contact, dégénérer sans profit pour eux la culture de notre fils. La noblesse des pensées vient de Dieu ; celle des manières s'acquiert par l'exemple et se fixe par l'hérédité. Elle passe en beauté la noblesse du nom. Elle est naturelle et se prouve par sa propre grâce, tandis que l'autre se prouve par des vieux papiers qu'on ne sait comment débrouiller.

- vous avez raison, mon ami, répondit ma mère. J'irai dès demain à la recherche d'une bonne pension pour notre enfant. Je la choisirai comme vous dites, et je m'assurerai qu'elle est prospère, car les soucis d'argent détournent l'esprit du maître et aigrissent son caractère. Que pensez-vous, mon ami, d'une pension tenue par une femme ? » Mon père ne répondait point.

« Qu'en pensez-vous ? répéta ma mère.

- C'est un point qu'il faut examiner », dit mon père.

Assis dans son fauteuil, devant son bureau à cylindre, il examinait depuis quelques instants une espèce de petit os pointu d'un bout et tout fruste de l'autre. Il le roulait dans ses doigts ; certainement il le roulait aussi dans sa pensée et, dès lors, avec tous mes grelots, je n'existais plus pour lui.

Ma mère, accoudée au dossier du fauteuil, suivait l'idée qu'elle venait d'exprimer.

Le docteur lui montra le vilain petit os et dit :

« voici la dent d'un homme qui vécut au temps du mammouth, pendant l'âge des glaces, dans une caverne jadis nue et désolée, maintenant à demi couverte de vigne vierge et de giroflée et près de laquelle s'élève depuis plusieurs années cette jolie maison blanche que nous habitâmes pendant deux mois d'été, l'année de notre mariage. Ce furent deux mois heureux. Comme il s'y trouvait un vieux piano, tu y jouais du Mozart tout le jour, ma chérie, et, grâce à toi, une musique spirituelle et charmante, qui s'envolait par les fenêtres, animait cette vallée, où l'homme de la caverne n'avait entendu que les miaulements du tigre. » Ma mère posa sa tête sur l'épaule de mon père, qui continua ainsi :

« Cet homme ne connaissait que la peur et la faim. Il ressemblait à une bête. Son front était déprimé. Les muscles de ses sourcils formaient en se contractant de hideuses rides ; ses mâchoires faisaient sur sa face une énorme saillie ; ses dents avançaient hors de sa bouche. voyez comme celle-ci est longue et pointue.

« Telle fut la première humanité. Mais insensiblement, par de lents et magnifiques efforts, les hommes, devenus moins misérables, devinrent moins féroces ; leurs organes se modifièrent par l'usage. L'habitude de la pensée développa le cerveau, et le front s'agrandit. Les dents, qui ne s'exerçaient plus à déchirer la chair crue, poussèrent moins longues dans la mâchoire moins forte. La face humaine prit une beauté sublime, et le sourire naquit sur les lèvres de la femme. » Ici, mon père baisa la joue de ma mère, qui souriait ; puis, élevant lentement au-dessus de sa tête la dent de l'homme des cavernes, il s'écria :

« vieil homme, dont voici la rude et farouche relique, ton souvenir me remue dans le plus profond de mon être ; je te respecte et t'aime, à mon aïeul ! Reçois, dans l'insondable passé où tu reposes, l'hommage de ma reconnaissance, car je sais combien je te dois. Je sais ce que tes efforts m'ont épargné de misères. Tu ne pensais point à l'avenir, il est vrai ; une faible lueur d'intelligence vacillait dans ton âme obscure ; tu ne pus guère songer qu'à te nourrir et à te cacher. Tu étais homme, pourtant. Un idéal confus te poussait vers ce qui est beau et bon aux hommes.

Tu vécus misérable ; tu ne vécus pas en vain, et la vie que tu avais reçue si affreuse, tu la transmis un peu moins mauvaise à tes enfants. Ils travaillèrent à leur tour à la rendre meilleure. Tous, ils ont mis la main aux arts : l'un inventa la meule, l'autre la roue. Ils se sont tous ingéniés, et l'effort continu de tant d'esprits à travers les âges a produit des merveilles qui maintenant embellissent la vie. Et, chaque fois qu'ils inventaient un art ou fondaient une industrie, ils faisaient naître par cela même des beautés morales et créaient des vertus. Ils donnèrent des voiles à la femme, et les hommes connurent le prix de la beauté. » Ici, mon père posa sur son bureau la dent préhistorique et il embrassa ma mère.

Il parlait encore. Il disait :

« Ainsi nous leur devons tout, à ces ancêtres, tout et même l'amour ! » Je voulus toucher cette dent qui avait inspiré à mon père des paroles que je ne comprenais pas. Je m'approchai du bureau pour la saisir. Mais, au bruit que firent mes grelots, mon père tourna la tête de mon côté, me regarda gravement et dit :

« Tout beau ! la tâche n'est pas finie ; nous serions moins généreux que les hommes des cavernes si, notre tour étant venu, nous ne travaillais pas à rendre à nos enfants la vie plus sûre et meilleure qu'elle n'est pour nous-mêmes. Il est deux secrets pour cela : aimer et connaître. Avec la science et l'amour, on fait le monde.

- Sans doute, mon ami, dit ma mère ; mais plus j'y songe, plus je me persuade que c'est à une femme qu'il faut confier un petit garçon de l'âge de notre Pierre. J'ai entendu parler d'une demoiselle Lefort. J'irai la voir demain. »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE V

V

LA RÉVÉLATION DE LA POÉSIE

Mademoiselle Lefort, qui tenait dans le faubourg Saint-Germain une pension pour des enfants en bas âge, consentit à me recevoir de dix heures à midi et de deux heures à quatre. Je m'étais fait par avance une idée affreuse de cette pension, et, quand ma bonne m'y traîna pour la première fois, je me jugeai perdu.

Aussi je fus extrêmement surpris, en entrant, de voir dans une grande chambre cinq ou six petites filles et une douzaine de petits garçons qui riaient, faisaient des grimaces et donnaient toute sorte de signes de leur insouciance et de leur espièglerie. Je les jugeai bien endurcis.

Je vis, par contre, que Mlle Lefort était profondément triste. Ses yeux bleus étaient humides et ses lèvres entrouvertes.

De pâles boucles à l'anglaise pendaient le long de ses joues, comme au bord des eaux les branches mélancoliques des saules. Elle regardait sans voir et semblait perdue dans un rêve.

La douceur de cette demoiselle affligée et la gaieté des enfants m'inspirèrent de la confiance ; à la pensée que j'allais partager le sort de plusieurs petites filles, peu à peu, toutes mes craintes s'évanouirent.

Mlle Lefort, m'ayant donné une ardoise avec un crayon, me fit asseoir à côté d'un garçon de mon âge qui avait les yeux vifs et l'air fin.

« Je m'appelle Fontanet, me dit-il, et toi ? » Puis il me demanda ce que faisait mon père. Je lui dis qu'il était médecin.

« Le mien est avocat, répondit Fontanet ; c'est mieux.

- Pourquoi ?

- Tu ne vois pas que c'est plus joli d'être avocat ?

- Non.

- Alors c'est que tu es bête. » Fontanet avait l'esprit fertile. Il me conseilla d'élever des vers à soie et me montra une belle table de Pythagore qu'il avait faite lui-même. J'admirai Pythagore et Fontanet.

Moi, je ne savais que des fables.

En partant, je reçus de Mlle Lefort un bon point dont je ne pus parvenir à découvrir l'usage. Ma mère m'expliqua que n'avoir point d'utilité était le propre des honneurs. Elle me demanda ensuite ce que j'avais fait dans cette première journée. Je lui répondis que j'avais regardé Mlle Lefort.

Elle se moqua de moi, mais j'avais dit la vérité. J'ai été enclin de tout temps à prendre la vie comme un spectacle.

Je n'ai jamais été un véritable observateur ; car il faut à l'observation un système qui la dirige, et je n'ai point de système. L'observateur conduit sa vue ; le spectateur se laisse prendre par les yeux. Je suis né spectateur et je conserverai, je crois, toute ma vie cette ingénuité des badauds de la grande ville, que tout amuse et qui gardent, dans l'âge de l'ambition, la curiosité désintéressée des petits enfants. De tous les spectacles auxquels j'ai assisté, le seul qui m'ait ennuyé est celui qu'on a dans les théâtres en regardant la scène. Au contraire, les représentations de la vie m'ont toutes diverti, à commencer par celles que j'eus dans la pension de Mlle Lefort.

Je continuai donc à regarder ma maîtresse et, me confirmant dans l'idée qu'elle était triste, je demandai à Fontanet d'où venait cette tristesse. Sans rien affirmer de positif, Fontanet l'attribuait au remords et croyait bien se rappeler qu'elle fut subitement imprimée sur les traits de Mlle Lefort, au jour, déjà ancien, où cette personne lui confisqua sans nul droit une toupie de buis et commit presque aussitôt un nouvel attentat ; car, pour étouffer les plaintes de celui qu'elle avait spolié, elle lui enfonça le bonnet d'âne sur la tête.

Fontanet concevait qu'une âme souillée de ces actes eût perdu à jamais la joie et le repos ; mais les raisons de Fontanet ne me suffisaient pas et j'en cherchais d'autres.

Il était difficile, à vrai dire, de chercher quelque chose dans la classe de Mlle Lefort, à cause du tumulte qui y régnait sans cesse. Les élèves s'y livraient de grands combats devant Mlle Lefort, visible, mais absente. Nous nous jetions les uns aux autres tant de catéchismes et de croûtes de pain, que l'air en était obscurci et qu'un crépitement continu remplissait la salle. Seuls, les plus jeunes enfants, les pieds dans les mains et la langue tirée hors la bouche, regardaient le plafond avec un sourire pacifique.

Soudain Mlle Lefort, entrant dans la mêlée d'un air de somnambule, punissait quelque innocent ; puis elle rentrait dans sa tristesse comme dans une tour. Faites réflexion, je vous prie, à l'état d'esprit d'un petit garçon de huit ans qui, au milieu de cette agitation incompréhensible, écrit depuis six semaines sur une ardoise :

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

C'était là ma tâche. Par moments je me pressais la tête dans les mains pour contenir mes idées ; mais une seule était distincte : l'idée de la tristesse de Mlle Lefort. Je m'occupais sans cesse de ma désolée maîtresse. Fontanet augmentait ma curiosité par d'étranges récits. Il contait qu'on ne pouvait passer le matin devant la chambre de Mlle Lefort sans entendre des cris lamentables, mêlés à des bruits de chaînes.

« Je me rappelle, ajouta-t-il, qu'il y a longtemps, un mois peut-être, elle lut à toute la classe, en sanglotant, une histoire qu'on croit être en vers. » Il y avait dans le récit de Fontanet une expression d'horreur qui me pénétra. J'eus lieu de penser, dès le lendemain, que ce récit n'était pas imaginaire, du moins quant à la lecture à haute voix ; car, pour ce qui est des chaînes qui faisaient pâlir Fontanet, je n'en ai jamais rien su, et je suppose aujourd'hui que le bruit de ces chaînes était en réalité un bruit de pelles et de pincettes.

Le lendemain, voici ce qui eut lieu :

Mlle Lefort frappa sur sa table avec une règle pour obtenir le silence, toussa et dit d'une voix sourde :

« Pauvre Jeanne ! » Après une pause elle ajouta :

Des vierges du hameau Jeanne était la plus belle.

Fontanet me donna un coup de coude dans la poitrine en lançant un rire en fusée. Mlle Lefort lui jeta un regard indigné ; puis, d'une voix plus triste que les psaumes de la pénitence, elle continua l'histoire de la pauvre Jeanne. Il est probable et même certain que cette histoire était en vers d'un bout à l'autre ; mais je suis bien forcé de la conter comme je l'ai retenue. On reconnaîtra, j'espère, dans ma prose, les membres épars du poète dispersé.

Jeanne était fiancée ; elle avait engagé sa foi à un jeune et vaillant montagnard. Oswald était le nom de cet heureux pasteur. Déjà tout est préparé pour l'hyménée, les compagnes de Jeanne lui apportent le voile et la couronne.

Heureuse Jeanne ! Mais une langueur l'envahit. Ses joues se couvrent d'une pâleur mortelle. Oswald descend de la montagne. Il accourt et lui dit : « N'es-tu pas ma compagne ? » Elle répond d'une voix éteinte : « Cher Oswald, adieu ! Je meurs ! » Pauvre Jeanne ! Le tombeau fut son lit nuptial, et les cloches du hameau, qui devaient sonner pour son hymen, sonnèrent pour ses funérailles.

Il y avait dans ce récit un grand nombre de termes que j'entendais pour la première fois et dont je ne savais pas la signification ; mais l'ensemble m'en sembla si triste et si beau que je ressentis, à l'entendre, un frisson inconnu ; le charme de la mélancolie m'était révélé par une trentaine de vers dont j'aurais été incapable d'expliquer le sens littéral. C'est que, à moins d'être vieux, on n'a pas besoin de beaucoup comprendre pour beaucoup sentir. Des choses obscures peuvent être des choses touchantes, et il est bien vrai que le vague plaît aux jeunes âmes.

Les larmes jaillirent de mon coeur trop plein, et Fontanet ne put, ni par ses grimaces ni par ses moqueries, arrêter mes sanglots. Pourtant, je ne doutais pas alors de la supériorité de Fontanet. Il a fallu qu'il devînt sous-secrétaire d'État pour m'en faire douter.

Mes larmes furent agréables à Mlle Lefort ; elle m'appela auprès d'elle et me dit :

« Pierre Nozière, vous avez pleuré ; voici la croix d'honneur. Apprenez que c'est moi qui ai fait cette poésie. J'ai un gros cahier rempli de vers aussi beaux que ceux-là ; mais je n'ai pas encore trouvé l'éditeur pour les imprimer. Cela n'est-il pas horrible et même inconcevable ?

- Oh ! mademoiselle, lui dis-je, je suis bien content. Je sais maintenant la cause de votre chagrin. vous aimez la pauvre Jeanne qui est morte dans le hameau, et c'est parce que vous pensez à elle, n'est-ce pas, que vous êtes triste et que vous ne vous apercevez jamais de ce que nous faisons dans la classe ? » Malheureusement, ces propos lui déplurent ; car elle me regarda avec colère et dit :

« Jeanne est une fiction. vous êtes un sot. Rendez cette croix et retournez à votre place. » Je retournai à ma place en pleurant. Cette fois, c'est sur moi que je pleurais, et j'avoue que ces nouvelles larmes n'avaient pas cette espèce de douceur qui s'était mêlée à celles que la pauvre Jeanne m'avait tirées. Une chose augmentait mon trouble : je ne savais pas du tout ce que c'était qu'une fiction ; Fontanet ne le savait pas davantage.

Je le demandai à ma mère, quand je fus de retour à la maison.

« Une fiction, me répondit ma mère, c'est un mensonge.

- Ah ! maman, lui dis-je, c'est un malheur que Jeanne soit un mensonge.

- Quelle Jeanne ? » demanda ma mère.

Des vierges du hameau Jeanne était la plus belle.

Et je contai l'histoire de Jeanne telle qu'elle me restait dans l'esprit.

Ma mère ne me répondit rien ; mais je l'entendis qui disait à l'oreille de mon père :

« Quelles pauvretés on apprend à cet enfant !

- Ce sont, en effet, de grandes pauvretés, dit mon père.

Que voulez-vous aussi qu'une vieille fille entende à la pédagogie ? J'ai un système d'éducation que je vous exposerai un jour. D'après ce système, il faut apprendre à un enfant de l'âge de notre Pierre les moeurs des animaux auxquels il ressemble par les appétits et par l'intelligence. Pierre est capable de comprendre la fidélité d'un chien, le dévouement d'un éléphant, les malices d'un singe : c'est cela qu'il faut lui conter, et non cette Jeanne, ce hameau et ces cloches qui n'ont pas le sens commun.

- vous avez raison, répondit ma mère ; l'enfant et la bête s'entendent fort bien, ils sont tous deux près de la nature. Mais, croyez-moi, mon ami, il y a une chose que les enfants comprennent mieux encore que les ruses des singes : ce sont les belles actions des grands hommes.

L'héroïsme est clair comme le jour, même pour un petit garçon ; et, si l'on raconte à Pierre la mort du chevalier d'Assas, il la comprendra, avec l'aide de Dieu, comme vous et moi.

- Hélas ! soupira mon père, je crois, au contraire, que l'héroïsme s'entend de diverses façons, selon les temps, les lieux et les personnes. Mais il n'importe ; ce qui importe dans le sacrifice, c'est le sacrifice même. Si l'objet pour lequel on se dévoue est une illusion, le dévouement n'en est pas moins une réalité ; et cette réalité est la plus splendide parure dont l'homme puisse décorer sa misère morale.

Chère amie, votre générosité naturelle vous a fait comprendre ces vérités mieux que je ne les comprenais moi-même avec le secours de l'expérience et de la réflexion. Je les ferai entrer dans mon système. » Ainsi disputaient le docteur et ma mère.

Huit jours après, j'écrivais pour la dernière fois sur mon ardoise, au milieu du tumulte :

La faim mit au tombeau Malfilâtre ignoré.

Fontanet et moi, nous quittâmes ensemble la pension de Mlle Lefort.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE VI

VI

TEUTOBOCHUS

Il ne me paraît pas possible qu'on puisse avoir l'esprit tout à fait commun, si l'on fut élevé sur les quais de Paris, en face du Louvre et des Tuileries, près du palais Mazarin, devant la glorieuse rivière de Seine, qui coule entre les tours, les tourelles et les flèches du vieux Paris. Là, de la rue Guénégaud à la rue du Bac, les boutiques des libraires, des antiquaires et des marchands d'estampes étalent à profusion les plus belles formes de l'art et les plus curieux témoignages du passé. Chaque vitrine est, dans sa grâce bizarre et son pêle-mêle amusant, une séduction pour les yeux et pour l'esprit. Le passant qui sait voir en emporte toujours quelque idée, comme l'oiseau s'envole avec une paille pour son nid.

Puisqu'il y a là des arbres avec des livres, et que des femmes y passent, c'est le plus beau lieu du monde.

Au temps de mon enfance, bien plus encore qu'à présent, ce marché de la curiosité était abondamment fourni de meubles anciens, d'estampes anciennes, de vieux tableaux et de vieux livres, de crédences sculptées, de potiches à fleurs, d'émaux, de faïences décorées, d'orfrois, d'étoffes brochées, de tapisseries à personnages, de livres à figures et d'éditions princeps reliées en maroquin. Ces aimables choses s'offraient à des amateurs délicats et savants auxquels les agents de change et les actrices ne les disputaient point encore. Elles étaient déjà familières à Fontanet et à moi, quand nous avions encore des grands cols brodés, des culottes courtes et les mollets nus.

Fontanet demeurait au coin de la rue Bonaparte, où son père avait son cabinet d'avocat. L'appartement de mes parents touchait à une des ailes de l'hôtel de Chimay. Nous étions, Fontanet et moi, voisins et amis. En allant ensemble, les jours de congé, jouer aux Tuileries, nous passions par ce docte quai Voltaire et, là, cheminant, un cerceau à la main et une balle dans la poche, nous regardions aux boutiques tout comme les vieux messieurs, et nous nous faisions à notre façon des idées sur toutes ces choses étranges, venues du passé, du mystérieux passé.

Eh oui ! nous flânions, nous bouquinions, nous examinions des images.

Cela nous intéressait beaucoup. Mais Fontanet, je dois le dire, n'avait pas comme moi le respect de toutes les vieilleries. Il riait des antiques plats à barbe et des saints évêques dont le nez était cassé. Fontanet était, dès lors, l'homme de progrès que vous avez entendu à la tribune de la Chambre.

Ses irrévérences me faisaient frémir. Je n'aimais point qu'il appelât têtes de pipe les portraits bizarres des ancêtres.

J'étais conservateur. Il m'en est resté quelque chose, et toute ma philosophie m'a laissé l'ami des vieux arbres et des curés de campagne.

Je me distinguais encore de Fontanet par un penchant à admirer ce que je ne comprenais pas. J'adorais les grimoires ; et tout, ou peu s'en faut, m'était grimoire. Fontanet, au contraire, ne prenait plaisir à examiner un objet qu'autant qu'il en concevait l'usage. Il disait : « Tu vois, il y a une charnière, cela s'ouvre. Il y a une vis, cela se démonte. » Fontanet était un esprit juste. Je dois ajouter qu'il était capable d'enthousiasme en regardant des tableaux de batailles. Le Passage de la Bérézina lui donnait de l'émotion. La boutique de l'armurier nous intéressait l'un et l'autre. Quand nous voyions, au milieu des lances, des targes, des cuirasses et des rondaches, M. Petit-Prêtre, revêtu d'un tablier de serge verte, s'en aller, boitant comme vulcain, prendre au fond de l'atelier une antique épée qu'il posait ensuite sur son établi et qu'il serrait dans un étau de fer pour nettoyer la lame et réparer la poignée, nous avions la certitude d'assister à un grand spectacle ; M. Petit-Prêtre nous apparaissait haut de cent coudées. Nous restions muets, collés à la vitre. Les yeux noirs de Fontanet brillaient et toute sa petite figure brune et fine s'animait.

Le soir, ce souvenir nous exaltait beaucoup, et mille projets enthousiastes germaient dans nos têtes.

Fontanet me dit une fois :

« Si, avec du carton et le papier couleur d'argent qui enveloppe le chocolat, nous faisions des armes semblables à celles de Petit-Prêtre !... » L'idée était belle. Mais nous ne parvînmes pas à la réaliser convenablement. Je fis un casque, que Fontanet prit pour un bonnet de magicien.

Alors je dis :

« Si nous fondions un musée !... » Excellente pensée ! Mais nous n'avions pour le moment à mettre dans ce musée qu'un demi-cent de billes et une douzaine de toupies.

C'est à ce coup que Fontanet eut une troisième conception. Il s'écria :

« Composons une Histoire de France, avec tous les détails, en cinquante volumes. » Cette proposition m'enchanta, et je l'accueillis avec des battements de mains et des cris de joie. Nous convînmes que nous commencerions le lendemain matin, malgré une page du De vins que nous avions à apprendre.

« Tous les détails ! répéta Fontanet. Il faut mettre tous les détails ! » C'est bien ainsi que je l'entendais. Tous les détails !

On nous envoya coucher. Mais je restai bien un quart d'heure dans mon lit sans dormir, tant j'étais agité par la pensée sublime d'une Histoire de France en cinquante volumes, avec tous les détails.

Nous la commençâmes, cette histoire. Je ne sais, ma foi, plus pourquoi nous la commençâmes par le roi Teutobochus. Mais telle était l'exigence de notre plan. Notre premier chapitre nous mit en présence du roi Teutobochus, qui était haut de trente pieds, comme on put s'en assurer en mesurant ses ossements retrouvés par hasard. Dès le premier pas, affronter un tel géant ! La rencontre était terrible. Fontanet lui-même en fut étonné.

« Il faut sauter par-dessus Teutobochus », me dit-il.

Je n'osai point.

L'Histoire de France en cinquante volumes s'arrêta à Teutobochus.

Que de fois, hélas ! j'ai recommencé dans ma vie cette aventure du livre et du géant ! Que de fois, sur le point de commencer une grande oeuvre ou de conduire une vaste entreprise, je fus arrêté net par un Teutobochus nommé vulgairement sort, hasard, nécessité ! J'ai pris le parti de remercier et de bénir tous ces Teutobochus qui, me barrant les chemins hasardeux de la gloire, m'ont laissé à mes deux fidèles gardiennes, l'obscurité et la médiocrité. Elles me sont douces toutes deux et m'aiment. Il faut bien que je le leur rende !

Quant à Fontanet, mon subtil ami Fontanet, avocat, conseiller général, administrateur de diverses compagnies, député, c'est merveille de le voir se jouer et courir entre les jambes de tous les Teutobochus de la vie publique, contre lesquels, à sa place, je me serais mille fois cassé le nez.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE VII

VII

LE PRESTIGE DE M. L'ABBÉ JUBAL

C'est le coeur gros de crainte et d'orgueil que j'entrai en huitième préparatoire. Le professeur de cette classe,

M. l'abbé Jubal, n'était pas bien terrible par lui-même ; il n'avait pas l'air d'un homme cruel ; il avait plutôt l'air d'une demoiselle. Mais il se tenait dans une grande chaire haute et noire, et cela me le rendait effrayant. Il avait la voix et le regard doux, les cheveux bouclés, les mains blanches, l'âme bienveillante. Il ressemblait à un mouton, plus peut-être qu'il n'était séant à un professeur.

Ma mère, l'ayant vu un jour au parloir, murmura :

« Il est bien jeune ! » Et cela était dit d'un certain ton.

Je commençais à ne plus le craindre quand je me vis contraint de l'admirer. Cela arriva pendant que je récitais ma leçon, qui consistait en des vers de l'abbé Gauthier, sur les premiers rois de France.

Je disais chaque vers tout d'une haleine et comme s'il eût été fait d'un mot unique :

Pharamondfutdit-onlepremierdecesrois QuelesfrancsdanslaGauleontmissurlepavois Clodionprendcambraipuisrègnemérovée...

Là, je m'arrêtai court et répétai : Mérovée, Mérovée, Mérovée. Cette rime, mêlant l'utile à l'agréable, me rappela que, lorsque régna Mérovée, Lutèce fut préservée... Mais de quoi ? Il m'était bien impossible de le dire, l'ayant complètement oublié. La chose, je l'avoue, m'avait peu frappé.

J'avais l'idée que Lutèce était une vieille dame. J'étais content qu'elle eût été préservée, mais ses affaires m'intéressaient en somme extrêmement peu.

Malheureusement, M. l'abbé Jubal semblait tenir beaucoup à ce que je disse de quel dommage elle avait été préservée. Je faisais :

« Heu... Mérovée !... heu, heu, heu. » J'aurais donné ma langue au chat pour peu que c'en eût été l'usage dans la classe de huitième préparatoire. Mon voisin Fontanet se moquait de moi, et M. Jubal se limait les ongles. Enfin :

« Des fureurs d'Attila Lutèce est préservée,

me dit-il. Puisque vous aviez oublié ce vers, monsieur Nozière, il fallait le refaire au lieu de rester court. vous pouviez dire :

De l'invasion d'Attila Lutèce est préservée.

ou bien :

Du sombre Attila Lutèce est préservée.

ou plus élégamment :

Du fléau de Dieu Lutèce est préservée.

« On peut changer les mots pourvu qu'on respecte la mesure. » J'eus un mauvais point ; mais M. l'abbé Jubal acquit un grand prestige à mes yeux par sa facilité poétique. Ce prestige devait croître encore.

M. Jubal, que ses fonctions attachaient à la grammaire de Noël et Chapsal et à l'Histoire de France de l'abbé Gauthier, ne négligeait pourtant pas l'enseignement moral et religieux.

Un jour, je ne sais à quel propos, il prit un air grave et nous dit :

« Mes enfants, s'il vous fallait recevoir un ministre, vous vous empresseriez de lui faire les honneurs de votre logis, comme à un représentant du souverain. Eh bien, quels hommages ne devez-vous pas rendre aux prêtres, qui représentent Dieu sur la terre ? Autant Dieu est au-dessus des rois, autant le prêtre est au-dessus des ministres. »

Je n'avais jamais reçu de ministre et ne comptais pas en recevoir de longtemps. J'avais même la certitude que, s'il en venait un à la maison, ma mère m'enverrait dîner, ce jour-là, avec les bonnes, comme cela se pratiquait malheureusement à chaque repas de gala. Je n'en comprenais pas moins que les prêtres sont prodigieusement respectables et, faisant à M. Jubal l'application de cette vérité, je ressentis un grand trouble. Je me rappelai avoir, en sa présence, attaché un pantin de papier dans le dos de Fontanet. Cela était-il respectueux ? Aurais-je attaché un pantin de papier dans le dos de Fontanet devant un ministre ?

Assurément non. Et pourtant je l'avais attaché, ce pantin, à l'insu, il est vrai, mais en la présence de M. l'abbé Jubal, qui est au-dessus des ministres. Même il tirait la langue, le pantin ! Mon âme était éclairée. Je vécus bourrelé de remords. Ma résolution fut d'honorer M. l'abbé Jubal, et, s'il m'arriva depuis de fourrer des petits cailloux dans le cou de Fontanet pendant la classe et de dessiner des bonshommes sur la chaire même de l'abbé Jubal, je le fis du moins avec la satisfaction de connaître toute l'étendue de ma faute.

Il me fut donné, à quelque temps de là, de mesurer la grandeur spirituelle de M. l'abbé Jubal.

J'étais dans la chapelle, attendant avec deux ou trois camarades mon tour de me confesser. Le jour baissait. La lueur de la lampe perpétuelle faisait trembler les étoiles d'or de la voûte assombrie. Au fond du choeur, la vierge peinte s'effaçait dans le vague d'une apparition. L'autel était chargé de vases dorés, pleins de fleurs ; une odeur d'encens flottait dans l'air ; on entrevoyait confusément mille choses, et l'ennui, l'ennui même, ce grand mal des enfants, prenait une teinte douce dans l'atmosphère de cette chapelle. Il me semblait que, du côté de l'autel, elle touchait au paradis.

Le jour était tombé. Tout à coup je vis M. l'abbé Jubal s'avancer avec une lanterne jusqu'au choeur. Il fit une génuflexion profonde, puis, ouvrant la grille, il monta les degrés de l'autel. Je l'observais : il défit un paquet d'où sortirent des guirlandes de fleurs artificielles, qui ressemblaient à ces thyrses de cerises qu'au mois de juillet de vieilles femmes nous vendaient dans les rues. Et je m'émerveillai de voir mon professeur s'approcher de l'Immaculée Conception. vous mîtes une pincée de pointes dans votre bouche, monsieur l'abbé ; je craignis d'abord que ce ne fût pour les avaler, mais c'était pour les tenir à portée de votre main. Car vous montâtes sur un escabeau et vous commençâtes à clouer les guirlandes autour de la niche de la sainte vierge. Mais vous descendiez de temps en temps de votre escabeau pour juger à distance de l'effet de votre ouvrage, et vous en étiez content ; vos joues étaient rouges, votre oeil était clair ; vous eussiez souri, sans les pointes que vous teniez entre vos dents. Et moi, je vous admirais de tout mon coeur. Et, bien que la lanterne qui était à terre vous éclairât les narines d'une façon comique, je vous trouvais très beau. Je compris que vous étiez au-dessus des ministres, comme vous nous l'aviez insinué dans un discours habile. Je pensai que monter tout empanaché sur un cheval blanc pour gagner une bataille n'était pas une chose aussi belle et désirable que de suspendre des guirlandes aux murs d'une chapelle. Je connus que ma vocation était de vous imiter.

Je vous imitai dès le soir même à la maison, en découpant avec les ciseaux de ma mère tout le papier que je pus trouver et dont je fis des guirlandes. Mes devoirs en souffrirent. Mon exercice français en souffrit notamment dans des proportions considérables.

C'était un exercice d'après le manuel d'un M. Coquempot, dont le livre était un livre cruel. Je n'ai point de rancune, et, si cet auteur avait eu un nom moins mémorable, je l'aurais généreusement oublié. Mais on n'oublie pas Coquempot. Je ne veux pas abuser contre lui de cette circonstance fortuite. Pourtant qu'il me soit permis de m'étonner qu'il faille faire des exercices si douloureux pour apprendre une langue qu'on nomme maternelle et que ma mère m'apprenait fort bien, seulement en causant devant moi. Car elle parlait à ravir, ma mère !

Mais M. l'abbé Jubal était pénétré de l'utilité de Coquempot, et, comme il ne pouvait entrer dans mes raisons, il me donna un mauvais point. L'année scolaire s'acheva sans incident notable. Fontanet se mit à élever des chenilles dans son pupitre. Alors j'en élevai aussi par amour-propre, bien qu'elles me fissent horreur. Fontanet haïssait Coquempot, cette haine nous réunit. Au seul nom de Coquempot, nous échangions sur nos bancs des regards d'intelligence et des grimaces expressives. Cela nous vengeait. Fontanet me confia que, si l'on faisait encore du Coquempot en huitième, il s'engageait comme mousse sur un grand navire. Cette résolution me plut et je promis à Fontanet de m'engager avec lui. Nous nous jurâmes amitié.

Le jour de la distribution des prix, nous étions méconnaissables, Fontanet et moi. Cela tenait, sans doute, à ce que nous étions peignés. Nos vestes neuves, nos pantalons blancs, la tente de coutil, l'affluence des parents, l'estrade ornée de drapeaux, tout cela m'inspirait l'émotion des grands spectacles. Les livres et les couronnes formaient un amas éclatant dans lequel je cherchais anxieusement à deviner ma part, et je frissonnais sur mon banc.

Mais Fontanet, plus sage, n'interrogeait pas la destinée. Il gardait un calme admirable. tournant dans tous les sens sa petite tête de furet, il remarquait les nez difformes des pères et les chapeaux ridicules des mères, avec une présence d'esprit dont j'étais incapable.

La musique éclata. Le directeur, ayant sur sa soutane le petit manteau de cérémonie, parut sur l'estrade au côté d'un général en grand uniforme et à la tête des professeurs.

Je les reconnus tous. Ils prirent place, selon leur rang, derrière le général : d'abord le sous-directeur, puis les professeurs des hautes classes ; puis M. Schuwer, professeur de solfège ; M. Trouillon, professeur d'écriture, et le sergent Morin, professeur de gymnastique. M. l'abbé Jubal parut le dernier et s'assit tout au fond sur un pauvre petit tabouret qui, faute de place, ne posait que de trois pieds sur l'estrade et crevait la toile avec le quatrième. Encore M. l'abbé Jubal ne put-il garder longtemps cette humble place. Des nouveaux venus le refoulèrent dans un coin où il disparut sous un drapeau. On mit une table sur lui et ce fut tout. Fontanet s'amusa beaucoup de cette suppression.

Pour moi, j'étais confondu qu'on laissât ainsi dans un coin, comme une canne ou un parapluie, une personne qui excellait dans les fleurs et la poésie et représentait Dieu sur la terre.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE VIII

VIII

LA CASQUETTE DE FONTANET

Chaque samedi, on nous menait à la confesse. Si quelqu'un peut me dire pourquoi, il me fera plaisir. Cette pratique m'inspirait beaucoup de respect et d'ennui. Je ne crois pas que M. l'aumônier prît un véritable intérêt à entendre mes péchés ; mais il m'était certainement désagréable de les lui dire. La première difficulté était de les trouver. vous me croirez peut-être si je vous déclare qu'à dix ans je ne possédais pas les qualités psychiques et les méthodes d'analyse qui m'eussent permis d'explorer rationnellement ma conscience interne.

Pourtant, il fallait avoir des péchés ; car, point de péchés, point de confession. On m'avait donné, il est vrai, un petit livre qui les contenait tous. Je n'avais qu'à choisir. Mais le choix même était difficile. Il y en avait là tant et de si obscurs sur le larcin, la simonie, la prévarication, la fornication et la concupiscence ! Je trouvais dans ce petit livre :

« Je m'accuse d'avoir désespéré. - Je m'accuse d'avoir entendu de mauvaises conversations. » Cela encore ne laissait pas de m'embarrasser beaucoup.

C'est pourquoi je m'en tenais d'ordinaire au chapitre des distractions. Distractions à l'office, distractions pendant les repas, distractions dans « les assemblées », j'avouais tout, et le vide déplorable de ma conscience m'inspirait une grande honte.

J'étais humilié de n'avoir pas de péchés.

Un jour, enfin, je songeai à la casquette de Fontanet ; je tenais mon péché ; j'étais sauvé !

À compter de ce jour, je me déchargeai chaque samedi, aux pieds de M. l'aumônier, du poids de la casquette de Fontanet.

Par la façon dont j'endommageais en elle le bien du prochain, cette casquette m'inspirait, chaque samedi, pendant quelques minutes, de vives inquiétudes sur le salut de mon âme. Je la remplissais de sable ; je la jetais dans les arbres, d'où il fallait l'abattre à coups de pierres comme un fruit avant sa maturité ; j'en faisais un chiffon pour effacer les figures à la craie sur le tableau noir ; je la jetais par un soupirail dans des caves inaccessibles, et, lorsque au sortir de la classe l'ingénieux Fontanet parvenait à la retrouver, ce n'était plus qu'un lambeau sordide.

Mais une fée veillait sur sa destinée, car elle reparaissait le lendemain matin sur la tête de Fontanet avec l'aspect imprévu d'une casquette propre, honnête, presque élégante. Et cela tous les jours. Cette fée était la soeur aînée de Fontanet. A ce seul trait, on peut l'estimer bonne ménagère.

Plus d'une fois, tandis que je m'agenouillais au pied du sacré tribunal, la casquette de Fontanet plongeait, de mon fait, au fond du bassin de la cour d'honneur. Il y avait alors dans ma situation quelque chose de délicat.

Et quel sentiment m'animait contre cette casquette ? La vengeance.

Fontanet me persécutait, à cause d'une gibecière de forme antique et bizarre que mon oncle, homme économe, m'avait donnée pour mon malheur. Elle était beaucoup trop grande pour moi et j'étais beaucoup trop petit pour elle. De plus, cette gibecière ne ressemblait pas à une gibecière, par la raison que ce n'en était pas une. C'était un vieux portefeuille, qui se tirait comme un accordéon et auquel le cordonnier de mon oncle avait mis une courroie.

Ce portefeuille m'était odieux, non sans raison. Mais je ne crois pas aujourd'hui qu'il fût assez laid pour mériter les indignités qu'on lui fit. Il était de maroquin rouge à large dentelle d'or, et portait au-dessus d'une serrure de cuivre une couronne et des armoiries lacérées. Une soie passée, qui avait été bleue, le tapissait intérieurement. S'il existait encore, avec quelle attention je l'examinerais ! Car, à me rappeler la couronne, qui devait être une couronne royale, et l'écu, sur lequel on voyait encore (à moins que je ne l'aie rêvé) trois fleurs de lys mal effacées à coups de canif, je soupçonne aujourd'hui ce portefeuille d'avoir été, à l'origine, le portefeuille d'un ministre de Louis XVI.

Mais Fontanet, qui ne le considérait point dans son passé, ne pouvait me le voir au dos sans y jeter des boules de neige ou des marrons d'Inde, selon la saison, et des balles élastiques toute l'année.

Dans le fait, mes camarades, et Fontanet lui-même, n'avaient qu'un seul grief contre ma gibecière : son étrangeté. Elle n'était pas comme les autres ; de là tous les maux qu'elle m'a causés. Les enfants ont un sentiment brutal de l'égalité. Ils ne souffrent rien de distinct ni d'original. C'est ce caractère que mon oncle n'avait pas assez observé quand il me fit son pernicieux présent. La gibecière de Fontanet était affreuse ; ses deux frères aînés l'ayant traînée tour à tour sur les bancs du lycée, elle ne pouvait plus être salie ; le cuir en était tout écorché et crevé ; les boucles, disparues, étaient remplacées par des ficelles ; mais, comme elle n'avait rien d'extraordinaire, Fontanet n'en éprouva jamais de désagrément. Et moi, quand j'entrais dans la cour de la pension, mon portefeuille au dos, j'étais immédiatement assourdi par des huées, entouré, bousculé, renversé à plat ventre. Fontanet appelait cela me faire faire la tortue, et il montait sur ma carapace. Il n'était pas bien lourd, mais j'étais humilié. Aussitôt remis debout, je sautais sur sa casquette.

Sa casquette était toujours neuve et ma gibecière indestructible, hélas ! Et nos violences s'enchaînaient par une inexorable fatalité, comme les crimes dans l'antique maison des Atrides.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE IX

IX

LES DERNIERES PAROLES DE DÉCIUS MUS

Ce matin, en bouquinant sur les quais, je trouvai dans la boîte à deux sous un tome dépareillé de Tite-Live. Comme je le feuilletais au hasard, je tombai sur cette phrase : « Les débris de l'armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit », et cette phrase me rappela le souvenir de M. Chotard. Or, quand je pense à M. Chotard, c'est pour un bon moment. Je pensais encore à lui en rentrant à la maison, à l'heure du déjeuner. Et, comme j'avais un sourire aux lèvres, on m'en demanda la cause.

« La cause, mes enfants, c'est M. Chotard.

- Quel est ce Chotard qui te fait sourire ?

- Je vais vous le dire. Si je vous ennuie, faites semblant d'écouter et laissez-moi croire que ce n'est pas à lui-même que l'entêté conteur conte ses histoires.

« J'avais quatorze ans et j'étais en troisième. Mon professeur, qui se nommait Chotard, avait le teint fleuri d'un vieux moine, et c'en était un.

« Frère Chotard, après avoir été une des plus douces ouailles du bercail de saint François, jeta en 1830 le froc aux orties et prit l'habit des laïques sans réussir toutefois à le porter avec élégance. Quelle raison eut frère Chotard d'agir ainsi ? Les uns disent que ce fut l'amour : les autres disent que ce fut la peur, et qu'après les Trois Glorieuses, le peuple souverain ayant jeté quelques trognons de choux aux capucins de ***, le frère Chotard sauta par-dessus les murs du couvent, pour épargner à ses persécuteurs un aussi gros péché que de malmener un capucin.

« Ce bon frère était un savant homme. Il prit ses grades, donna des leçons et vécut tant et si bien qu'il grisonnait des cheveux, florissait des joues et rougeoyait du nez quand je fus amené avec mes camarades au pied de sa chaire.

« Quel belliqueux professeur de troisième nous avions là ! Il fallait le voir, lorsque, texte en main, il conduisait à Philippes les soldats de Brutus. Quel courage ! quelle grandeur d'âme ! quel héroïsme ! Mais il choisissait son temps pour être un héros, et ce temps n'était pas le temps présent. M. Chotard se montrait inquiet et craintif dans le cours de la vie. On l'effrayait facilement.

« Il avait peur des voleurs, des chiens enragés, du tonnerre, des voitures et de tout ce qui peut, de près ou de loin, endommager le cuir d'un honnête homme.

« Il est vrai de dire que son corps seul demeurait parmi nous ; son âme était dans l'antiquité. Il vivait, cet excellent homme, aux Thermopyles avec Léonidas ; dans la mer de Salamine, sur la nef de Thémistocle ; dans les champs de Cannes, près de Paul-Emile ; il tombait tout sanglant dans le lac Trasimène, où, plus tard, un pêcheur trouvera son anneau de chevalier romain. Il bravait, à Pharsale, César et les dieux ; il brandissait son glaive rompu sur le cadavre de varus, dans la forêt Hercynie. C'était un fameux homme de guerre.

« Résolu à vendre chèrement sa vie sur les bords de l'Algos-Potamos et fier de vider la coupe libératrice dans Numance assiégée, M. Chotard ne dédaignait nullement de recourir, avec les rusés capitaines, aux stratagèmes les plus perfides.

« - Un des stratagèmes qu'il faut recommander, nous dit un jour M. Chotard, en commentant un texte d'Elien, est d'attirer l'armée ennemie dans un défilé et de l'y écraser sous des quartiers de roc. » « Il ne nous dit point si l'armée ennemie avait souvent l'obligeance de se prêter à cette manoeuvre. Mais j'ai hâte d'en venir au point par lequel Chotard s'illustra dans les esprits de tous ses élèves.

« Il nous donnait pour sujet de compositions, tant latines que françaises, des combats, des sièges, des cérémonies expiatoires et propitiatoires, et c'est en dictant le corrigé de ces narrations qu'il déployait toute son éloquence. Son style et son débit exprimaient dans les deux langues la même ardeur martiale. Il lui arrivait parfois d'interrompre le cours de son idée pour nous dispenser des punitions méritées, mais le ton de sa voix restait héroïque jusque dans ces incidences ; en sorte que, parlant tour à tour avec le même accent comme un consul qui exhorte ses troupes et comme un professeur de troisième qui distribue des pensums, il jetait les esprits des élèves dans un trouble d'autant plus grand qu'il était impossible de savoir si c'était le consul ou le professeur qui parlait. Il lui arriva un jour de se surpasser dans ce genre, par un discours incomparable. Ce discours, nous le sûmes tous par coeur ; j'eus soin de l'écrire sur mon cahier sans en rien omettre.

« Le voici tel que je l'entendis, tel que je l'entends encore, car il me semble que la voix grasse de M. Chotard résonne encore à mes oreilles et les emplit de sa solennité monotone.

DERNIERES PAROLES DE DÉCIUS MUS

Près de se dévouer aux dieux Mânes et pressant déjà de l'éperon les flancs de son coursier impétueux, Décius Mus se retourna une dernière fois vers ses compagnons d'armes et leur dit :

Si vous n'observez pas mieux le silence, je vous infligerai une retenue générale. J'entre, pour la patrie, dans l'immortalité. Le gouffre m'attend. Je vais mourir pour le salut commun. Monsieur Fontanet, vous me copierez dix pages de rudiment. Ainsi l'a décidé, dans sa sagesse, Jupiter Capitolinus, l'éternel gardien de la Ville éternelle. Monsieur Nozière, si, comme il me semble, vous passez encore votre devoir à M. Fontanet pour qu'il le copie, selon son habitude, j'écrirai à monsieur votre père. Il est juste et nécessaire qu'un citoyen se dévoue pour le salut commun. Enviez-moi et ne me pleurez pas. Il est inepte de rire sans motif Monsieur Nozière, vous serez consigné jeudi. Mon exemple vivra parmi vous.

Messieurs, vos ricanements sont d'une inconvenance que je ne puis tolérer. J'informerai M. le proviseur de votre conduite. Et je verrai, du sein de l'Élysée, ouvert aux mânes des héros, les vierges de la République suspendre des guirlandes de fleurs au pied de mes images. "

« J'avais, en ce temps-là, une prodigieuse faculté de rire. Je l'exerçai tout entière sur les dernières paroles de Décius Mus, et, quand, après nous avoir donné le plus puissant motif de rire, M. Chotard ajouta qu'il est inepte de rire sans motif, je me cachai la tête dans un dictionnaire et perdis le sentiment. Ceux qui n'ont pas été secoués à quinze ans par un fou rire sous une grêle de pensums ignorent une volupté.

« Mais il ne faut pas croire que j'étais capable seulement de muser en classe. J'étais à ma manière un bon petit humaniste. Je sentais avec beaucoup de force ce qu'il y a d'aimable et de noble dans ce qu'on appelle si bien les belles-lettres.

« J'avais dès lors un goût du beau latin et du beau français que je n'ai pas encore perdu, malgré les conseils et les exemples de mes plus heureux contemporains. Il m'est arrivé à cet égard ce qui arrive communément aux gens dont les croyances sont méprisées. Je me suis fait un orgueil de ce qui n'était peut-être qu'un ridicule. Je me suis entêté dans ma littérature, et je suis resté un classique. On peut me traiter d'aristocrate et de mandarin ; mais je crois que six ou sept ans de culture littéraire donnent à l'esprit bien préparé pour la recevoir une noblesse, une force élégante, une beauté qu'on n'obtient point par d'autres moyens.

« Quant à moi, j'ai goûté avec délices Sophocle et Virgile. M. Chotard, je l'avoue, M. Chotard, aidé de Tite-Live, m'inspirait des rêves sublimes. L'imagination des enfants est merveilleuse. Et il passe de bien magnifiques images dans la tête des petits polissons ! Quand il ne me donnait pas un fou rire, M.Chotard me remplissait d'enthousiasme.

« Chaque fois que de sa voix grasse de vieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase : "Les débris de l'armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit", je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossués, des cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision, à demi voilée, qui s'effaçait lentement, était si grave, si morne et si fière, que mon coeur en bondissait de douleur et d'admiration dans ma poitrine. »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE X

X

LES HUMANITÉS

Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l'automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent ; je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d'octobre, alors qu'il est un peu triste et plus beau que jamais ; car c'est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c'est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s'en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seule le voit ; car ce petit bonhomme est une ombre ; c'est l'ombre du moi que j'étais il y a vingt-cinq ans. vraiment, il m'intéresse, ce petit : quand il existait, je ne me souciais guère de lui ; mais, maintenant qu'il n'est plus, je l'aime bien. Il valait mieux, en somme, que les autres moi que j'ai eus après avoir perdu celui-là. Il était bien étourdi ; mais il n'était pas méchant, et je dois lui rendre cette justice qu'il ne m'a pas laissé un seul mauvais souvenir ; c'est un innocent que j'ai perdu : il est bien naturel que je le regrette ; il est bien naturel que je le voie en pensée et que mon esprit s'amuse à ranimer son souvenir.

Il y a vingt-cinq ans, à pareille époque, il traversait, avant huit heures, ce beau jardin pour aller en classe. Il avait le coeur un peu serré : c'était la rentrée.

Pourtant, il trottait, ses livres sur son dos, et sa toupie dans sa poche. L'idée de revoir ses camarades lui remettait de la joie au coeur. Il avait tant de choses à dire et à entendre !

Ne lui fallait-il pas savoir si Laboriette avait chassé pour de bon dans la forêt de l'Aigle ? Ne lui fallait-il pas répondre qu'il avait, lui, monté à cheval dans les montagnes d'Auvergne ? Quand on fait une pareille chose, ce n'est pas pour la tenir cachée. Et puis c'est si bon de retrouver des camarades ! Combien il lui tardait de revoir Fontanet, son ami, qui se moquait si gentiment de lui, Fontanet qui, pas plus gros qu'un rat et plus ingénieux qu'Ulysse, prenait partout la première place avec une grâce naturelle !

Il se sentait tout léger, à la pensée de revoir Fontanet.

C'est ainsi qu'il traversait le Luxembourg dans l'air frais du matin. Tout ce qu'il voyait alors, je le vois aujourd'hui.

C'est le même ciel et la même terre ; les choses ont leur âme d'autrefois, leur âme qui m'égaye et m'attriste, et me trouble ; lui seul n'est plus.

C'est pourquoi, à mesure que je vieillis, je m'intéresse de plus en plus à la rentrée des classes.

Si j'avais été pensionnaire dans un lycée, le souvenir de mes études me serait cruel et je le chasserais. Mais mes parents ne me mirent point à ce bagne. J'étais externe dans un vieux collège un peu monacal et caché ; je voyais chaque jour la rue et la maison et n'étais point retranché, comme les pensionnaires, de la vie publique et de la vie privée. Aussi, mes sentiments n'étaient point d'un esclave ; ils se développaient avec cette douceur et cette force que la liberté donne à tout ce qui croît en elle. Il ne s'y mêlait pas de haine. La curiosité y était bonne et c'est pour aimer que je voulais connaître. Tout ce que je voyais en chemin dans la rue, les hommes, les bêtes, les choses, contribuait, plus qu'on ne saurait croire, à me faire sentir la vie dans ce qu'elle a de simple et de fort.

Rien ne vaut la rue pour faire comprendre à un enfant la machine sociale. Il faut qu'il ait vu, au matin, les laitières, les porteurs d'eau, les charbonniers ; il faut qu'il ait examiné les boutiques de l'épicier, du charcutier et du marchand de vin ; il faut qu'il ait vu passer les régiments, musique en tête ; il faut enfin qu'il ait humé l'air de la rue, pour sentir que la loi du travail est divine et qu'il faut que chacun fasse sa tâche en ce monde. J'ai conservé de ces courses du matin et du soir, de la maison au collège et du collège à la maison, une curiosité affectueuse pour les métiers et les gens de métier.

Je dois avouer, pourtant, que je n'avais pas pour tous une amitié égale. Les papetiers qui étalent à la devanture de leur boutique des images d'Epinal furent d'abord mes préférés. Que de fois, le nez collé contre la vitre, j'ai lu d'un bout à l'autre la légende de ces petits drames figurés !

J'en connus beaucoup en peu de temps : il y en avait de fantastiques qui faisaient travailler mon imagination et développaient en moi cette faculté sans laquelle on ne trouve rien, même en matière d'expériences et dans le domaine des sciences exactes. Il y en avait qui, représentant les existences sous une forme naïve et saisissante, me firent regarder pour la première fois la chose la plus terrible, ou pour mieux dire la seule chose terrible, la destinée. Enfin, je dois beaucoup aux images d'Epinal.

Plus tard, à quatorze ou quinze ans, je ne m'arrêtais plus guère aux étalages des épiciers, dont les boîtes de fruits confits, pourtant, me semblèrent longtemps admirables. Je dédaignai les merciers et ne cherchai plus à deviner les sens de l'énigmatique qui brille en or sur leur enseigne.

Je m'arrêtais à peine à déchiffrer les rébus naïfs, figurés sur la grille historiée des vieux débits de vin, où l'on voit un coing ou une comète en fer forgé.

Mon esprit, devenu plus délicat, ne s'intéressait plus qu'aux échoppes d'estampes, aux étalages de bric-à-brac et aux boîtes de bouquins.

ô vieux juifs sordides de la rue du Cherche-Midi, naïfs bouquinistes des quais, mes maîtres, que je vous dois de reconnaissance ! Autant et mieux que les professeurs de l'Université, vous avez fait mon éducation intellectuelle.

Braves gens, vous avez étalé devant mes yeux ravis les formes mystérieuses de la vie passée et toute sorte de monuments précieux de la pensée humaine. C'est en furetant dans vos boîtes, c'est en contemplant vos poudreux étalages, chargés des pauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je me pénétrai insensiblement de la plus saine philosophie.

Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers, les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues que vous vendiez pour vivre, j'ai pris, tout enfant, un profond sentiment de l'écoulement des choses et du néant de tout. J'ai deviné que les êtres n'étaient que des images changeantes dans l'universelle illusion, et j'ai été dès lors enclin à la tristesse, à la douceur et à la pitié.

L'école en plein vent m'enseigna, comme vous voyez, de hautes sciences. L'école domestique me fut plus profitable encore. Les repas en famille, si doux quand les carafes sont claires, la nappe blanche et les visages tranquilles, le dîner de chaque jour avec sa causerie familière, donnent à l'enfant le goût et l'intelligence des choses de la maison, des choses humbles et saintes de la vie. S'il a le bonheur d'avoir, comme moi, des parents intelligents et bons, les propos de table qu'il entend lui donnent un sens juste et le goût d'aimer. Il mange chaque jour de ce pain bénit que le père spirituel rompit et donna aux pèlerins dans l'auberge d'Emmaüs. Et il se dit comme eux : « Mon coeur est tout chaud en dedans de moi. » Les repas que les pensionnaires prennent au réfectoire n'ont point cette douceur et cette vertu. Oh ! la bonne école que l'école de la maison !

Pourtant on entrerait bien mal dans ma pensée si l'on croyait que je méprise les études classiques. Je crois que, pour former un esprit, rien ne vaut l'étude des deux antiquités d'après les méthodes des vieux humanistes français.

Ce mot d'humanités, qui veut dire élégance, s'applique bien à la culture classique.

Le petit bonhomme dont je vous parlais tout à l'heure avec une sympathie qu'on me pardonnera peut-être, en songeant qu'elle n'est point égoïste et que c'est à une ombre qu'elle va, ce petit bonhomme qui traversait le Luxembourg en sautant comme un moineau, était, je vous prie de le croire, un assez bon humaniste. Il goûtait, en son âme enfantine, la force romaine et les grandes images de la poésie antique. Tout ce qu'il voyait et sentait dans sa bonne liberté d'externe qui flâne aux boutiques et dîne avec ses parents, ne le rendait point insensible au beau langage qu'on enseigne au collège. Loin de là : il se montrait aussi attique et aussi cicéronien, peu s'en faut, qu'on peut l'être dans une troupe de petits grimauds régie par d'honnêtes barbacoles.

Il travaillait peu pour la gloire et ne brillait guère sur les palmarès ; mais il travaillait beaucoup pour que cela l'amusât, comme disait La Fontaine. Ses versions étaient fort bien tournées et ses discours latins eussent mérité les louanges même de M. l'Inspecteur, sans quelques solécismes qui les déparaient généralement. Ne vous a-t-il pas déjà conté qu'à douze ans les récits de Tite-Live lui arrachaient des larmes généreuses ?

Mais c'est en abordant la Grèce qu'il vit la beauté dans sa simplicité magnifique. Il y vint tard. Les fables d'Esope lui avaient d'abord assombri l'âme. Un professeur bossu les lui expliquait, bossu de corps et d'âme. voyez-vous Thersite conduisant les jeunes Galates dans les bosquets des Muses ? Le petit bonhomme ne concevait pas cela. On croira que son pédagogue bossu, se vouant spécialement à expliquer les fables d'Esope, était admissible dans cet emploi : non pas ! c'était un faux bossu, un bossu géant, sans esprit et sans humanité, enclin au mal et le plus injuste des hommes. Il ne valait rien, même pour expliquer les pensées d'un bossu. D'ailleurs, ces méchantes petites fables sèches, qui portent le nom d'Esope, nous sont parvenues limées par un moine byzantin, qui avait un crâne étroit et stérile sous sa tonsure. Je ne savais pas, en cinquième, leur origine, et je me souciais peu de la savoir ; mais je les jugeais exactement comme je les juge à présent.

Après Esope, on nous donna Homère. Je vis Thétis se lever comme une nuée blanche au-dessus de la mer, je vis Nausicaa et ses compagnes, et le palmier de Délos, et le ciel et la terre et la mer, et le sourire en larmes d'Andromaque... Je compris, je sentis. Il me fut impossible, pendant six mois, de sortir de l'Odyssée. Ce fut pour moi la cause de punitions nombreuses. Mais que me faisaient les pensums ? J'étais avec Ulysse « sur la mer violette » ! Je découvris ensuite les tragiques. Je ne compris pas grand-chose à Eschyle ; mais Sophocle, mais Euripide m'ouvrirent le monde enchanté des héros et des héroïnes et m'initièrent à la poésie du malheur. A chaque tragédie que je lisais, c'étaient des joies et des larmes nouvelles et des frissons nouveaux.

Alceste et Antigone me donnèrent les plus nobles rêves qu'un enfant ait jamais eus. La tête enfoncée dans mon dictionnaire, sur mon pupitre barbouillé d'encre, je voyais des figures divines, des bras d'ivoire tombant sur des tuniques blanches, et j'entendais des voix plus belles que la plus belle musique, qui se lamentaient harmonieusement.

Cela encore me causa de nouvelles punitions. Elles étaient justes : je m'occupais de choses étrangères à la classe. Hélas ! l'habitude m'en resta. Dans quelque classe de la vie qu'on me mette pour le reste de mes jours, je crains bien, tout vieux, d'encourir encore le reproche que me faisait mon professeur de seconde : « Monsieur Pierre Nozière, vous vous occupez de choses étrangères à la classe. » Mais c'est surtout par les soirs d'hiver, au sortir du collège, que je m'enivrais dans les rues de cette lumière et de ce chant. Je lisais sous les réverbères et devant les vitrines éclairées des boutiques les vers que je me récitais ensuite à demi-voix en marchant. L'activité des soirs d'hiver régnait dans les rues étroites du faubourg, que l'ombre enveloppait déjà.

Il m'arriva bien souvent de heurter quelque patronnet qui, sa manne sur la tête, menait son rêve comme je menais le mien, ou de sentir subitement à la joue l'haleine chaude d'un pauvre cheval qui tirait sa charrette. La réalité ne me gâtait point mon rêve, parce que j'aimais bien mes vieilles rues de faubourg dont les pierres m'avaient vu grandir. Un soir, je lus des vers d'Antigone à la lanterne d'un marchand de marrons, et je ne puis pas, après un quart de siècle, me rappeler ces vers :

Tombeau ! ô lit nuptial.'...

sans revoir l'Auvergnat soufflant dans un sac de papier et sans sentir à mon côté la chaleur de la poêle où rôtissaient les marrons. Et le souvenir de ce brave homme se mêle harmonieusement dans ma mémoire aux lamentations de la vierge thébaine.

Ainsi j'appris beaucoup de vers. Ainsi j'acquis des connaissances utiles et précieuses. Ainsi je fis mes humanités.

Ma manière était bonne pour moi ; elle ne vaudrait rien pour un autre. Je me garderais bien de la recommander à personne.

Au reste, je dois vous confesser que, nourri d'Homère et de Sophocle, je manquais de goût quand j'entrai en rhétorique. C'est mon professeur qui me le déclara, et je le crois volontiers. Le goût qu'on a ou qu'on montre à dix-sept ans est rarement bon. Pour améliorer le mien, mon professeur de rhétorique me recommanda l'étude attentive des oeuvres complètes de Casimir Delavigne. Je ne suivis point sa recommandation. Sophocle m'avait fait prendre un certain pli que je ne pus défaire. Ce professeur de rhétorique ne me paraissait point et ne me paraît point encore un fin lettré ; mais il avait, avec un esprit chagrin, un caractère droit et une âme fière. S'il nous enseigna quelques hérésies littéraires, il nous montra du moins, par son exemple, ce que c'est qu'un honnête homme.

Cette science a bien son prix. M. Charron était respecté de tous ses élèves. Car les enfants apprécient avec une parfaite justesse la valeur morale de leurs maîtres. Ce que je pensais, il y a vingt-cinq ans, de l'injurieux bossu et de l'honnête Charron, je le pense encore aujourd'hui.

Mais le soir tombe sur les platanes du Luxembourg, et le petit fantôme que j'avais évoqué se perd dans l'ombre.

Adieu, petit moi que j'ai perdu et que je regretterais à jamais, si je ne te retrouvais embelli dans mon fils !

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE XI

XI

LA FORET DE MYRTES

J'avais été un enfant très intelligent, mais, vers dix-sept ans, je devins stupide. Ma timidité était telle alors, que je ne pouvais ni saluer ni m'asseoir en compagnie, sans que la sueur me mouillât le front. La présence des femmes me jetait dans une sorte d'effarement. J'observais à la lettre ce précepte de l'Imitation de Jésus-Christ, qu'on m'avait appris dans je ne sais quelle basse classe et que j'avais retenu parce que les vers, qui sont de Corneille, m'en avaient semblé bizarres :

Fuis avec un grand soin la pratique des femmes ; Ton ennemi par là peut savoir ton défaut.

Recommande en commun aux bontés du Très-Haut. Celles dont les vertus embellissent les âmes, Et, sans en voir jamais qu'avec un prompt adieu, Aime-les toutes, mais en Dieu.

Je suivais le conseil du vieux moine mystique ; mais, si je le suivais, c'était bien malgré moi. J'aurais voulu voir les femmes avec un adieu moins prompt.

Parmi les amies de ma mère, il en était une auprès de laquelle j'aurais particulièrement aimé me tenir et causer longtemps. C'était la veuve d'un pianiste mort jeune et célèbre, Adolphe Gance. Elle se nommait Alice. Je n'avais jamais bien vu ni ses cheveux, ni ses yeux, ni ses dents...

Comment bien voir ce qui flotte, brille, étincelle, éblouit ?

mais elle me semblait plus belle que le rêve et d'un éclat surnaturel. Ma mère avait coutume de dire qu'à les détailler les traits de Mme Gance n'avaient rien d'extraordinaire.

Chaque fois que ma mère exprimait ce sentiment, mon père secouait la tête avec incrédulité. C'est qu'il faisait sans doute comme moi, cet excellent père : il ne détaillait pas les traits de Mme Gance. Et, quel qu'en fût le détail, l'ensemble en était charmant. N'en croyez point maman ; je vous assure que Mme Gance était belle. Mme Gance m'attirait : la beauté est une douce chose ; Mme Gance me faisait peur : la beauté est une chose terrible.

Un soir que mon père recevait quelques personnes, Mme Gance entra dans le salon avec un air de bonté qui m'encouragea un peu. Elle prenait quelquefois, au milieu des hommes, l'air d'une promeneuse qui jette à manger aux petits oiseaux. Puis, tout à coup, elle affectait une attitude hautaine ; son visage se glaçait et elle agitait son éventail avec une lenteur maussade. Je ne m'expliquais pas cela. Je me l'explique aujourd'hui parfaitement :

Mme Gance était coquette, voilà tout.

Je vous disais donc qu'en entrant dans le salon, ce soir-là, elle jeta à tout le monde et même au plus humble, qui était moi, quelque miette de son sourire. Je ne la quittai point du regard et je crus surprendre dans ses beaux yeux une expression de tristesse ; j'en fus bouleversé. C'est que, voyez-vous, j'étais une bonne créature. On la pria de jouer au piano. Elle joua un nocturne de Chopin : je n'ai jamais rien entendu de si beau. Je croyais sentir les doigts mêmes d'Alice, ses doigts longs et blancs, dont elle venait d'ôter les bagues, effleurer mes oreilles d'une céleste caresse.

Quand elle eut fini, j'allai d'instinct et sans y penser la ramener à sa place et m'asseoir auprès d'elle. En sentant les parfums de son sein, je fermai les yeux. Elle me demanda si j'aimais la musique ; sa voix me donna le frisson. Je rouvris les yeux et je vis qu'elle me regardait ; ce regard me perdit.

« Oui, monsieur », répondis-je dans mon trouble...

Puisque la terre ne s'entrouvrit pas en ce moment pour m'engloutir, c'est que la nature est indifférente aux voeux les plus ardents des hommes.

Je passai la nuit dans ma chambre à m'appeler idiot et brute et à me donner des coups de poing par le visage. Le matin, après avoir longuement réfléchi, je ne me réconciliai pas avec moi-même. Je me disais : « vouloir exprimer à une femme qu'elle est belle, qu'elle est trop belle et qu'elle sait tirer du piano des soupirs, des sanglots et des larmes véritables, et ne pouvoir lui dire que ces deux mots : Oui, monsieur, c'est être dénué plus que de raison du don d'exprimer sa pensée. Pierre Nozière, tu es un infirme, va te cacher ! » Hélas ! je ne pouvais pas même me cacher tout à fait. Il me fallait paraître en classe, à table, en promenade. Je cachais mes bras, mes jambes, mon cou, comme je pouvais. On me voyait encore et j'étais bien malheureux. Avec mes camarades, j'avais au moins la ressource de donner et de recevoir des coups de poing ; c'est une attitude, cela.

Mais avec les amies de ma mère, j'étais pitoyable. J'éprouvais la bonté de ce précepte de l'Imitation :

Fuis avec un grand soin la pratique des femmes.

«Quel conseil salutaire ! me disais-je. Si j'avais fuie Mme Gance dans cette soirée funeste où, jouant un nocturne avec tant de poésie, elle fit passer dans l'air de voluptueux frissons ; si je l'avais fuie alors, elle ne m'aurait pas dit : « Aimez-vous la musique ? » et je ne lui aurais pas répondu : « Oui, monsieur. » Ces deux mots : « Oui, monsieur», me tintaient sans cesse aux oreilles. Le souvenir m'en était toujours présent ou plutôt, par un horrible phénomène de conscience, il me semblait que, le temps s'étant subitement arrêté, je restais indéfiniment à l'instant où venait d'être articulée cette parole irréparable : « Oui, monsieur. » Ce n'était pas un remords qui me torturait. Le remords est doux auprès de ce que je ressentais. Je demeurai dans une sombre mélancolie pendant six semaines, au bout desquelles mes parents eux-mêmes s'aperçurent que j'étais imbécile.

Ce qui complétait mon imbécillité, c'est que j'avais autant d'audace dans l'esprit que de timidité dans les manières. D'ordinaire, l'intelligence des jeunes gens est rude. La mienne était inflexible. Je croyais posséder la vérité. J'étais violent et révolutionnaire, quand j'étais seul.

Seul, quel gaillard, quel luron je faisais ! J'ai bien changé depuis lors. Maintenant, je n'ai pas trop peur de mes contemporains. Je me mets autant que possible à ma place entre ceux qui ont plus d'esprit que moi et ceux qui en ont moins, et je compte sur l'intelligence des premiers. Par contre, je ne suis plus trop rassuré en face de moi-même...

Mais je vous conte une histoire de ma dix-septième année.

vous concevez qu'alors cette timidité et cette audace mêlées faisaient de moi un être tout à fait absurde.

Six mois après l'affreuse aventure que je vous ai dite, et ma rhétorique étant terminée avec quelque honneur, mon père m'envoya passer les vacances au grand air. Il me recommanda à un de ses plus humbles et de ses plus dignes confrères, à un vieux médecin de campagne, lequel pratiquait à Saint-Patrice.

C'est là que j'allai. Saint-Patrice est un petit village de la côte normande qui s'adosse à une forêt et qui descend doucement vers une plage de sable, resserrée entre deux falaises. Cette plage était alors sauvage et déserte. La mer, que je voyais pour la première fois, et les bois, dont le calme était si doux, me causèrent d'abord une sorte de ravissement. Le vague des eaux et des feuillages était en harmonie avec le vague de mon âme. Je courais à cheval dans la forêt ; je me roulais à demi nu sur la grève, plein de désir de quelque chose d'inconnu que je devinais partout et que je ne trouvais nulle part.

Seul tout le jour, je pleurais sans cause ; il m'arrivait quelquefois de sentir tout à coup mon coeur se gonfler si fort, que je croyais mourir. Enfin, j'éprouvais un grand trouble ; mais est-il en ce monde un calme qui vaille l'inquiétude que je sentais ? Non. J'en atteste les bois dont les branches cinglaient mon visage ; j'en atteste la falaise où j'allais voir le soleil descendre dans la mer, rien ne vaut le mal dont j'étais alors tourmenté, rien ne vaut les premiers rêves des hommes ! Si le désir embellit toutes les choses sur lesquelles il se pose, le désir de l'inconnu embellit l'univers.

J'ai toujours eu, avec assez de finesse, d'étranges naïvetés. J'aurais peut-être ignoré pendant bien des jours encore la cause de mon trouble et de mes vagues désirs. Mais un poète me la révéla.

J'avais pris aux poètes, dés le collège, un goût que j'ai heureusement gardé. À dix-sept ans, j'adorais Virgile et je le comprenais presque aussi bien que si mes professeurs ne me l'avaient pas expliqué. En vacances, j'avais toujours un Virgile dans ma poche. C'était un méchant petit Virgile anglais de Bliss ; je l'ai encore. Je le garde aussi précieusement qu'il m'est possible de garder quelque chose ; des fleurs desséchées s'en échappent à chaque fois que je l'ouvre. Les plus anciennes de ces fleurs viennent de ce bois de Saint-Patrice où j'étais si heureux et si malheureux à dix-sept ans.

Or, un jour que je passais seul à l'orée de ce bois, respirant avec délices l'odeur des foins coupés, tandis que le vent qui soufflait de la mer mettait du sel sur mes lèvres, j'éprouvai un invincible sentiment de lassitude, je m'assis à terre et regardai longtemps les nuages du ciel.

Puis, par habitude, j'ouvris mon Virgile et je lus : Hic, quos durus amor...

« Là, ceux qu'un impitoyable amour a fait périr en une langueur cruelle vont cachés dans des allées mystérieuses, et la forêt de myrtes étend son ombrage alentour... » « Et la forêt de myrtes étend son ombrage... » Oh ! je la connaissais, cette forêt de myrtes ; je l'avais en moi tout entière. Mais je ne savais pas son nom. Virgile venait de me révéler la cause de mon mal. Grâce à lui, je savais que j'aimais.

Mais je ne savais pas encore qui j'aimais. Cela me fut révélé l'hiver suivant, quand je revis Mme Gance. vous êtes sans doute plus perspicace que je ne fus. vous l'avez deviné, c'est Alice que j'aimais. Admirez cette fatalité !

J'aimais précisément la femme devant laquelle je m'étais couvert de ridicule et qui devait penser de moi pis même que du mal. Il y avait de quoi se désespérer. Mais alors le désespoir était hors d'usage ; pour s'en être trop servi, nos pères l'avaient usé. Je ne fis rien de terrible ni de grand. Je ne m'allai point cacher sous les arceaux ruinés d'un vieux cloître ; je ne promenai point ma mélancolie dans les déserts ; je n'appelai point les aquilons. Je fus seulement très malheureux et passai mon baccalauréat.

Mon bonheur même était cruel : c'était de voir et d'entendre Alice et de penser : « Elle est la seule femme au monde que je puisse aimer ; je suis le seul homme qu'elle ne puisse souffrir. » Quand elle déchiffrait au piano, je tournais les pages en regardant les cheveux légers qui se jouaient sur son cou blanc. Mais, pour ne pas m'exposer à lui dire encore une fois : « Oui, monsieur », je fis voeu de ne plus lui adresser la parole. Des changements survinrent bientôt dans ma vie et je perdis Alice de vue sans avoir violé mon serment.

J'ai retrouvé Mme Gance aux eaux, dans la montagne, cet été. Un demi-siècle pèse aujourd'hui sur la beauté qui me donna mes premiers troubles, et les plus délicieux.

Mais cette beauté ruinée a de la grâce encore. Je me relevai moi-même en cheveux gris du voeu de mon adolescence :

« Bonjour, madame », dis-je à Mme Gance.

Et, cette fois, hélas ! l'émotion des jeunes années ne troubla ni mon regard ni ma voix.

Elle me reconnut sans trop de peine. Nos souvenirs nous unirent, et nous nous aidâmes l'un l'autre à charmer par des causeries la vie banale de l'hôtel.

Bientôt des liens nouveaux se formèrent d'eux-mêmes entre nous, et ces liens ne seront que trop solides : c'est la communauté des fatigues et des peines qui les forme.

Nous causions tous les matins, sur un banc vert, au soleil, de nos rhumatismes et de nos deuils. C'était matière à longs propos. Pour nous divertir, nous mélangions le passé au présent.

« Que vous fûtes belle, lui dis-je un jour, madame, et combien admirée !

- Il est vrai, me répondit-elle en souriant. Je puis le dire, maintenant que je suis une vieille femme ; je plaisais.

Ce souvenir me console de vieillir. J'ai été l'objet d'hommages assez flatteurs. Mais je vous surprendrais bien si je vous disais quel est, de tous les hommages, celui qui m'a le plus touchée.

- Je suis curieux de le savoir.

- Eh bien, je vais vous le dire. Un soir (il y a bien longtemps), un petit collégien éprouva en me regardant un tel trouble qu'il répondit : Oui, monsieur ! à une question que je lui faisais. Il n'y a pas de marque d'admiration qui m'ait autant flattée et mieux contentée que ce "Oui, monsieur !" et l'air dont il était dit. »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE XII

XII

L'OMBRE

Il m'arriva, dans ma vingtième année, une aventure extraordinaire. Mon père m'ayant envoyé dans le bas Maine pour régler une affaire de famille, je partis un après-midi de la jolie petite ville d'Ernée pour aller, à sept lieues de là, visiter, dans la pauvre paroisse de Saint-Jean, la maison, maintenant déserte, qui abrita pendant plus de deux cents ans ma famille paternelle. On entrait en décembre. Il neigeait depuis le matin. La route, qui cheminait entre des haies vives, était défoncée en beaucoup d'endroits, et nous avions grand-peine, mon cheval et moi, à éviter les fondrières.

Mais, à cinq ou six kilomètres de Saint-Jean, je la trouvai moins mauvaise, et, malgré un vent furieux qui se leva et la neige qui me cinglait le visage, je pris le galop. Les arbres qui bordaient la route fuyaient à mes côtés comme des ombres difformes et douloureuses dans la nuit. Ils étaient horribles, ces arbres noirs, la tête coupée, couverts de tumeurs et de plaies, les bras tordus. On les nomme dans le bas Maine des émousses. Ils me faisaient une sorte de peur, à cause de ce qu'un vicaire de Saint-Marcel d'Ernée m'avait conté la veille. Un de ces arbres, m'avait dit le vicaire, un de ces vieux mutilés du Bocage, un châtaignier étêté depuis plus de deux cents ans et creux comme une tour, fut fendu du haut en bas par la foudre, le 24 février 1849. Alors, à travers la fente, on vit dedans un squelette d'homme qui se tenait tout debout, ayant à son côté un fusil et un chapelet. Sur une montre trouvée aux pieds de cet homme, on lut le nom de Claude Nozière. Ce Claude, grand-oncle de mon père, fut en son vivant contrebandier et brigand. En 1794, il prit part à la chouannerie, dans la bande de Treton, dit Jambe-d'Argent. Blessé grièvement, poursuivi, traqué par les bleus, il alla se cacher et mourir dans le creux de cet émousse. Ni amis ni ennemis ne surent ce qu'il était devenu ; et c'est un demi-siècle après sa mort que le vieux chouan fut exhumé par un coup de tonnerre.

Je songeais à lui, en voyant fuir les émousses de deux côtés du chemin, et j'allongeais l'allure de mon cheval. Il était nuit noire quand j'arrivai à Saint-Jean.

J'entrai dans l'auberge, dont l'enseigne faisait grincer tristement sa chaîne au vent, dans l'ombre. Et, après avoir conduit moi-même mon cheval à l'écurie, j'entrai dans la salle basse et me jetai dans un vieux fauteuil à oreilles, au coin de la cheminée. Tandis que je me réchauffais ainsi, je pus voir, à la clarté de la flamme, le visage de mon hôtesse.

C'était celui d'une horrible vieille. Sur sa face, déjà couverte d'un peu de terre, on ne voyait qu'un nez rongé et des yeux morts dans des paupières sanglantes. Elle m'examinait avec défiance, comme un étranger. C'est pourquoi je lui dis, pour la rassurer, mon nom qu'elle devait bien connaître. Elle répondit, en secouant la tête, qu'il n'y avait plus de Nozière. Pourtant, elle voulut bien m'apprêter à souper. Elle jeta un fagot dans l'âtre et sortit.

J'étais triste et las, et tourmenté d'une angoisse indicible.

Des images sombres et violentes venaient m'assaillir. Je m'assoupis un moment ; mais, dans mon demi-sommeil, je continuai d'entendre dans la trémie les gémissements du vent dont les rafales soulevaient sur mes bottes les cendres du foyer.

Quand, au bout de quelques minutes, je rouvris les yeux, je vis ce que je n'oublierai jamais, je vis distinctement, au fond de la chambre, sur le mur blanchi à la chaux, une ombre immobile ; c'était l'ombre d'une jeune fille. Le profil en était si doux, si pur et si charmant, que je sentis, en le voyant, toute ma fatigue et toute ma tristesse se fondre en un sentiment délicieux d'admiration.

Je la contemplai, ce me semble, pendant une minute ; il se peut toutefois que mon ravissement ait été plus ou moins long, car je n'ai aucun moyen d'en estimer la véritable durée. Je tournai ensuite la tête pour voir celle qui faisait une si belle ombre. Il n'y avait personne dans la chambre... personne que la vieille cabaretière occupée à mettre une nappe blanche sur la table.

De nouveau je regardai le mur : l'ombre n'y était plus.

Alors quelque chose comme une peine d'amour me prit le coeur, et la perte que je venais de faire me désola.

Je réfléchis quelques instants, avec une entière lucidité, puis :

« La mère ! dis-je, la mère ! qui donc était là, tout à l'heure ? » Mon hôtesse, surprise, me dit qu'elle n'avait vu personne.

Je courus à la porte. La neige, qui tombait abondamment, couvrait le sol, et aucun pas n'était marqué dans la neige.

« La mère ! vous êtes sûre qu'il n'y a point une femme dans la maison ? » Elle répondit qu'il n'y avait qu'elle.

« Mais cette ombre ? » m'écriai-je.

Elle se tut.

Alors je m'efforçai de déterminer, d'après les principes d'une exacte physique, la place du corps dont j'avais vu l'ombre, et, montrant du doigt cette place :

« Elle était là, là, vous dis-je... » La vieille s'approcha, une chandelle à la main, et arrêta sur moi ses horribles yeux sans regard, puis :

« Je vois, à cette heure, dit-elle, que vous ne me trompez pas, et que vous êtes bien un Nozière. Seriez-vous point le fils à Jean, le docteur de Paris ? J'ai connu son oncle, le gars René. Il voyait, lui aussi, une femme que personne ne voyait. Il faut croire que c'est une punition de Dieu sur toute la famille pour la faute de Claude le chouan, qui perdit son âme avec la femme du boulanger.

- Parlez-vous, lui dis-je, de Claude, dont le squelette fut trouvé dans le tronc creux d'un émousse, avec un fusil et un chapelet ?

- Mon jeune monsieur, le chapelet ne lui servit de rien.

Il s'était damné pour une femme. » La vieille ne m'en dit pas davantage. Je pus à peine goûter le pain, les oeufs, le lard et le cidre qu'elle me servit.

Mes yeux se tournaient sans cesse vers le mur où j'avais vu l'ombre. Oh ! je l'avais bien vue ! Elle était fine et plus nette que n'aurait dû l'être une ombre produite naturellement par la clarté tremblante de l'âtre et la flamme fumeuse d'une chandelle.

Le lendemain je visitai la maison déserte où vécurent en leur temps Claude et René ; je parcourus le pays, j'interrogeai le curé ; mais je n'appris rien qui pût me faire connaître la jeune fille dont j'avais vu l'ombre.

Aujourd'hui encore, je ne sais s'il faut en croire la vieille cabaretière. Je ne sais si quelque fantôme visitait, dans l'âpre solitude du Bocage, les paysans dont je sors, et si l'Ombre héréditaire, qui hantait mes aïeux farouches et mystiques, ne s'est pas montrée avec une grâce nouvelle à leur enfant rêveur.

Ai-je vu dans l'auberge de Saint-Jean le démon familier des Nozière, ou plutôt ne me fut-il pas annoncé, dans cette nuit d'hiver, que ma part des choses de ce monde serait la meilleure et que l'indulgente nature m'avait accordé le plus cher de ses dons, le don des rêves ?

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > SUZANNE

SUZANNE

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE I

I

LE COQ

Suzanne ne s'était pas encore mise à la recherche du beau. Elle s'y mit à trois mois et vingt jours avec beaucoup d'ardeur.

C'était dans la salle à manger. Elle a, cette salle, un faux air d'ancienneté à cause des plats de faïence, des bouteilles de grès, des buires d'étain et des fioles de verre de Venise qui chargent les dressoirs. C'est la maman de Suzanne qui a arrangé tout cela en Parisienne entichée de bibelots.

Suzanne, au milieu de ces vieilleries, paraît plus fraîche dans sa robe blanche brodée, et l'on se dit, en la voyant là :

« C'est, en vérité, une petite créature toute neuve ! » Elle est indifférente à cette vaisselle d'aïeux, aux vieux portraits noirs et aux grands plats de cuivre pendus aux murs. Je compte bien que, plus tard, toutes ces antiquités lui donneront des idées fantastiques et feront germer dans sa tête des rêves bizarres, absurdes et charmants. Elle aura ses visions. Elle y exercera, si son esprit s'y prête, cette jolie imagination de détail et de style qui embellit la vie. Je lui conterai des histoires insensées qui ne seront pas beaucoup plus fausses que les autres, mais qui seront beaucoup plus belles ; elle en deviendra folle. Je souhaite à tous ceux que j'aime un petit grain de folie. Cela rend le coeur gai. En attendant, Suzanne ne sourit même pas au petit Bacchus assis sur son tonneau. On est sérieux, à trois mois et vingt jours.

Or, c'était un matin, un matin d'un gris tendre. Des liserons emmêlés à la vigne vierge encadraient la fenêtre de leurs étoiles diversement nuancées. Nous avions fini de déjeuner, ma femme et moi, et nous causions comme des gens qui n'ont rien à dire. C'était une de ces heures où le temps coule comme un fleuve tranquille. Il semble qu'on le voie couler et que chaque mot qu'on dit soit un petit caillou qu'on y jette. Je crois bien que nous parlions de la couleur des yeux de Suzanne. C'est un sujet inépuisable.

« Ils sont d'un bleu d'ardoise.

- Ils ont un ton de vieil or et de soupe à l'oignon.

- Ils ont des reflets verts.

- Tout cela est vrai ; ils sont miraculeux. » En ce moment Suzanne entra ; ils étaient, pour cette fois, de la couleur du temps, qui était d'un si joli gris. Elle entra dans les bras de sa bonne. L'élégance mondaine voudrait que ce fût dans les bras de sa nourrice. Mais Suzanne fait comme l'agneau de La Fontaine et comme tous les agneaux : elle tète sa mère. Je sais bien qu'en pareil cas et dans cet excès de rusticité, on doit sauver au moins les apparences et avoir une nourrice sèche. Une nourrice sèche a des grosses épingles et des rubans à son bonnet comme une autre nourrice ; il ne lui manque que du lait.

Le lait, cela regarde seulement l'enfant, tandis que tout le monde voit les rubans et les épingles. Quand une mère a la faiblesse de nourrir, elle prend, pour cacher sa honte, une nourrice sèche.

Mais la maman de Suzanne est une étourdie qui n'a pas songé à ce bel usage.

La bonne de Suzanne est une petite paysanne qui vient de son village, où elle a élevé sept ou huit petits frères, et qui chante du matin au soir des chansons lorraines. On lui accorda une journée pour voir Paris ; elle revint enchantée : elle avait vu de beaux radis. Le reste ne lui semblait point laid, mais les radis l'émerveillaient : elle en écrivit au pays. Cette simplicité la rend parfaite avec Suzanne, qui, de son côté, ne semble remarquer dans la nature entière que les lampes et les carafes.

Quand Suzanne parut, la salle à manger devint très gaie.

On rit à Suzanne ; Suzanne nous rit : il y a toujours moyen de s'entendre quand on s'aime. La maman tendit ses bras souples, sur lesquels la manche du peignoir coulait dans l'abandon d'un matin d'été. Alors Suzanne tendit ses petits bras de marionnette qui ne pliaient pas dans leur manche de piqué. Elle écartait les doigts, en sorte qu'on voyait cinq

petits rayons roses au bout des manches. Sa mère, éblouie, la prit sur ses genoux, et nous étions tous trois parfaitement heureux ; ce qui tient peut-être à ce que nous ne pensions à rien. Cet état ne pouvait durer. Suzanne, penchée vers la table, ouvrit les yeux tant et si bien, qu'ils devinrent tout ronds, et secoua ses petits bras comme s'ils eussent été en bois, ainsi qu'ils en avaient l'air. Il y avait de la surprise et de l'admiration dans son regard. Sur la stupidité touchante et vénérable de son petit visage, on voyait se glisser je ne sais quoi de spirituel. Elle poussa un cri d'oiseau blessé.

« C'est peut-être une épingle qui l'a piquée », pensa sa mère, fort attachée, par bonheur, aux réalités de la vie.

Ces épingles anglaises se défont sans qu'on s'en aperçoive et Suzanne en a huit sur elle !

Non, ce n'était pas une épingle qui la piquait. C'était l'amour du beau.

« L'amour du beau à trois mois et vingt jours ?

- Jugez plutôt : coulée à demi hors des bras de sa mère, elle agitait les poings sur la table et, s'aidant de l'épaule et du genou, soufflant, toussant, bavant, elle parvint à embrasser une assiette. Un vieil ouvrier rustique de Strasbourg (ce devait être un homme simple ; la paix soit à ses os !) avait peint sur cette assiette un coq rouge. » Suzanne voulut prendre ce coq ; ce n'était pas pour le manger, c'était donc parce qu'elle le trouvait beau. Sa mère, à qui je fis ce simple raisonnement, me répondit :

« Que tu es bête ! si Suzanne avait pu saisir ce coq, elle l'aurait mis tout de suite à sa bouche au lieu de le contempler. vraiment, les gens d'esprit n'ont pas le sens commun !

- Elle n'y eût point manqué, répondis-je ; mais qu'est-ce que cela prouve, sinon que ses facultés diverses et déjà nombreuses ont pour principal organe la bouche ?

Elle a exercé sa bouche avant d'exercer ses yeux, et elle a bien fait ! Maintenant sa bouche exercée, délicate et sensible, est le meilleur moyen de connaissance qu'elle ait encore à son service. Elle a raison de l'employer. Je vous dis que votre fille est la sagesse même. Oui, elle aurait mis le coq dans sa bouche ; mais elle l'y aurait mis comme une belle chose et non comme une chose nourrissante. Notez que cette habitude, qui existe en fait chez les petits enfants, reste en figure dans la langue des hommes. Nous disons goûter un poème, un tableau, un opéra. » Pendant que j'exprimais ces idées insoutenables que le monde philosophique accepterait toutefois, si elles étaient émises dans un langage inintelligible, Suzanne frappait l'assiette avec ses poings, la grattait de l'ongle, lui parlait (et dans quel joli babil mystérieux !) puis la retournait avec de grandes secousses.

Elle n'y mettait pas beaucoup d'adresse ; non ! et ses mouvements manquaient d'exactitude. Mais un mouvement, si simple qu'il paraisse, est très difficile à faire quand il n'est pas habituel. Et quelles habitudes voulez-vous qu'on ait à trois mois et vingt jours ? Songez à ce qu'il faut gouverner de nerfs, d'os et de muscles pour seulement lever le petit doigt. Conduire tous les fils des marionnettes de M. Thomas Holden n'est, en comparaison, qu'une bagatelle. Darwin, qui est un observateur sagace, s'émerveillait de ce que les petits enfants pussent rire et pleurer. Il écrivit un gros volume pour expliquer comment ils s'y prenaient.

Nous sommes sans pitié, « nous autres savants », comme dit M. Zola.

Mais je ne suis pas, heureusement, un aussi grand savant que M. Zola. Je suis superficiel. Je ne fais pas des expériences sur Suzanne, et je me contente de l'observer, quand je puis le faire sans la contrarier.

Elle grattait son coq et devenait perplexe, ne concevant pas qu'une chose visible fût insaisissable. Cela passait son intelligence, que d'ailleurs tout passe. C'est même cela qui rend Suzanne admirable. Les petits enfants vivent dans un perpétuel miracle ; tout leur est prodige ; voilà pourquoi il y a une poésie dans leur regard. Près de nous, ils habitent d'autres régions que nous. L'inconnu, le divin inconnu les enveloppe.

« Petite bête ! dit sa maman.

- Chère amie, votre fille est ignorante, mais raisonnable. Quand on voit une belle chose, on veut la posséder.

C'est un penchant naturel, que les lois ont prévu. Les Bohémiens de Béranger, qui disent que voir, c'est avoir, sont des sages d'une espèce fort rare. Si tous les hommes pensaient comme eux, il n'y aurait pas de civilisation et nous vivrions nus et sans arts comme les habitants de la Terre de Feu. vous n'êtes point de leur sentiment ; vous aimez les vieilles tapisseries où l'on voit des cigognes sous des arbres et vous en couvrez tous les murs de la maison.

Je ne vous le reproche pas, loin de là. Mais comprenez donc Suzanne et son coq.

- Je la comprends, elle est comme petit Pierre, qui demanda la lune dans un seau d'eau. On ne la lui donna pas. Mais, mon ami, n'allez pas dire qu'elle prend un coq peint pour un coq véritable, puisqu'elle n'en a jamais vu.

- Non ; mais elle prend une illusion pour une réalité. Et les artistes sont bien un peu responsables de sa méprise.

voilà bien longtemps qu'ils cherchent à imiter, par des lignes et des couleurs, la forme des choses. Depuis combien de milliers d'années est mort ce brave homme des cavernes qui grava d'après nature un mammouth sur une lame d'ivoire ! La belle merveille qu'après tant et de si longs efforts dans les arts d'imitation ils soient parvenus à séduire une petite créature de trois mois et vingt jours ! Les apparences ! Qui ne séduisent-elles pas ? La science elle-même, dont on nous assomme, va-t-elle au-delà de ce qui semble ? Qu'est-ce que M. le professeur Robin trouve au fond de son microscope ? Des apparences et rien que des apparences. "Nous sommes vainement agités par des mensonges", a dit Euripide... » Je parlais ainsi et, me préparant à commenter le vers d'Euripide, j'y aurais sans doute trouvé des significations profondes auxquelles le fils de la marchande d'herbes n'avait jamais pensé. Mais le milieu devenait tout à fait impropre aux spéculations philosophiques ; car, ne pouvant parvenir à détacher le coq de l'assiette, Suzanne se jeta dans une colère qui la rendit rouge comme une pivoine, lui élargit le nez à la façon des Cafres, lui remonta les joues dans les yeux et les sourcils jusqu'au sommet du front. Ce front, tout à coup rougi, bouleversé, travaillé de bosses, de cavités, de sillons contraires, ressemblait à un sol volcanique. Sa bouche se fendit jusqu'aux oreilles et il en sortit, entre les gencives, des hurlements barbares.

« À la bonne heure ! m'écriai-je. voilà l'éclat des passions ! Les passions, il n'en faut pas médire. Tout ce qui se fait de grand en ce monde est fait par elles. Et voici qu'un de leurs éclairs rend un tout petit bébé presque aussi effrayant qu'une menue idole chinoise. Ma fille, je suis content de vous. Ayez des passions fortes, laissez-les grandir et croissez avec elles. Et si, plus tard, vous devenez leur maîtresse inflexible, leur force sera votre force et leur grandeur votre beauté. Les passions, c'est toute la richesse morale de l'homme.

- Quel vacarme ! s'écrie la maman de Suzanne. On ne s'entend plus dans cette salle, entre un philosophe qui déraisonne et un bébé qui prend un coq peint pour je ne sais quoi de véritable. Les pauvres femmes ont bien besoin de sens commun pour vivre avec un mari et des enfants !

- votre fille, répondis-je, vient de chercher le beau pour la première fois. C'est la fascination de l'abîme, dirait un romantique ; c'est, dirai-je, l'exercice naturel des nobles esprits. Mais il ne faut pas s'y livrer trop tôt et avec des méthodes trop insuffisantes. Chère amie, vous avez des charmes souverains pour calmer les douleurs de Suzanne.

Endormez votre fille. »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE II

II

AMES OBSCURES

Tout dans l'immuable nature

Est miracle aux petits enfants ;

Ils naissent, et leur âme obscure

Eclôt dans des enchantements.

Le reflet de cette magie

Donne à leur regard un rayon.

Déjà la belle Illusion

Excite leur frêle énergie.

L'inconnu, l'inconnu divin,

Les baigne comme une eau profonde ;

On les presse, on leur parle en vain,

Ils habitent un autre monde ;

Leurs yeux purs, leurs yeux grands ouverts,

S'emplissent de rêves étranges.

Oh ! qu'ils sont beaux, ces petits anges

Perdus dans l'antique univers.

Leur tête légère et ravie

Songe tandis que nous pensons ;

Ils font de frissons en frissons

La découverte de la vie.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE III

III

L'ÉTOILE

Suzanne a accompli ce soir le douzième mois de son âge, et, depuis un an qu'elle est sur cette vieille terre, elle a fait bien des expériences. Un homme capable de découvrir en douze ans autant de choses et de si utiles que Suzanne en a découvertes en douze mois serait un mortel divin. Les petits enfants sont des génies méconnus ; ils prennent possession du monde avec une énergie surhumaine. Rien ne vaut cette première poussée de la vie, ce premier jet de l'âme.

Concevez-vous que ces petits êtres voient, touchent, parlent, observent, comparent, se souviennent ? Concevez-vous qu'ils marchent, qu'ils vont et viennent ? Concevez-vous qu'ils jouent ? Cela surtout est merveilleux qu'ils jouent, car le jeu est le principe de tous les arts. Des poupées et des chansons, c'est déjà presque tout Shakespeare.

Suzanne a une grande corbeille pleine de joujoux, dont quelques-uns seulement sont des joujoux par nature et par destination, tels qu'animaux en bois blanc et bébés de caoutchouc. Les autres ne sont devenus des jouets que par un tour particulier de leur fortune : ce sont de vieux porte-monnaie, des chiffons, des fonds de boîtes, un mètre, un étui à ciseaux, une bouillotte, un indicateur des chemins de fer et un caillou. Ils sont les uns et les autres pitoyablement avariés. Chaque jour, Suzanne les tire un par un de la corbeille pour les donner à sa mère. Elle n'en remarque aucun d'une façon spéciale, et elle ne fait généralement aucune distinction entre ce petit bien et le reste des choses.

Le monde est pour elle un immense joujou découpé et peint.

Si on voulait se pénétrer de cette conception de la nature et y rapporter tous les actes, toutes les pensées de Suzanne, on admirerait la logique de cette petite âme ; mais on la juge d'après nos idées, non d'après les siennes.

Et, parce qu'elle n'a pas notre raison, on décide qu'elle n'a pas de raison. Quelle injustice ! Moi qui sais me mettre au vrai point de vue, je découvre un esprit de suite là où le vulgaire n'aperçoit que des façons incohérentes.

Pourtant, je ne m'abuse pas ; je ne suis pas un père idolâtre ; je reconnais que ma fille n'est pas beaucoup plus admirable qu'un autre enfant. Je n'emploie pas, en parlant d'elle, des expressions exagérées. Je dis seulement à sa mère :

« Chère amie, nous avons là une bien jolie petite fille. » Elle me répond à peu près ce que Mme Primerose répondait quand ses voisins lui faisaient un semblable compliment :

« Mon ami, Suzanne est ce que Dieu l'a faite : assez belle, si elle est assez bonne. » Et, en disant cela, elle répand sur Suzanne un long regard magnifique et candide, où l'on devine, sous les paupières abaissées, des prunelles brillantes d'orgueil et d'amour.

J'insiste, je dis :

« Convenez qu'elle est jolie. » Mais elle a, pour n'en pas convenir, plusieurs raisons que je découvre mieux encore qu'elle ne ferait elle-même.

Elle veut s'entendre dire encore et toujours que sa petite enfant est jolie. En le disant elle-même, elle croirait manquer à certaine bienséance, et ne pas montrer toute la délicatesse qu'il faut. Elle craindrait surtout d'offenser on ne sait quelle puissance invisible, obscure, qu'elle ne connaît pas, mais qu'elle sent là, dans l'ombre, prête à punir sur leurs bébés les mamans qui s'enorgueillissent.

Et quel heureux ne le craindrait pas, ce spectre si certainement caché dans les rideaux de la chambre ? Qui donc, le soir, pressant dans ses bras sa femme et son enfant, oserait dire, en présence du monstre invisible :

« Mes coeurs, où en sommes-nous de notre part de joie et de beauté ? » C'est pourquoi je dis à ma femme :

« vous avez raison, chère amie, vous avez toujours raison. Le bonheur repose ici, sous ce petit toit. Chut ! Ne faisons pas de bruit : il s'envolerait. Les mères athéniennes craignaient Némésis, cette déesse toujours présente, jamais visible, dont elles ne savaient rien, sinon qu'elle était la jalousie des dieux, Némésis, hélas ! dont le doigt se reconnaissait partout, à toute heure, dans cette chose banale et mystérieuse : l'accident. Les mères athéniennes !... J'aime à me figurer une d'elles endormant au cri des cigales, sous le laurier, au pied de l'autel domestique, son nourrisson nu comme un petit dieu. »

« J'imagine qu'elle se nommait Lysilla, qu'elle craignait Némésis comme vous la craignez, mon amie, et que, comme vous, loin d'humilier les autres femmes par l'éclat d'un faste oriental, elle ne songeait qu'à se faire pardonner sa joie et sa beauté... Lysilla ! Lysilla ! avez-vous donc passé sans laisser sur la terre une ombre de votre forme, un souffle de votre âme charmante ? Etes-vous donc comme si vous n'aviez jamais été ? » La maman de Suzanne coupe le fil capricieux de ces pensées.

« Mon ami, dit-elle, pourquoi parlez-vous ainsi de cette femme ? Elle eut son temps comme nous avons le nôtre.

Ainsi va la vie.

- vous concevez donc, mon âme, que ce qui a été puisse n'être plus ?

- Parfaitement. Je ne suis pas comme vous qui vous étonnez de tout, mon ami. » Et ces paroles, elle les prononce d'un ton tranquille en préparant la toilette de nuit de Suzanne. Mais Suzanne refuse obstinément de se coucher.

Ce refus passerait dans l'histoire romaine pour un beau trait de la vie d'un Titus, d'un Vespasien ou d'un Alexandre Sévère. Ce refus fait que Suzanne est grondée. Justice humaine, te voilà ! À vrai dire, si Suzanne veut rester debout, c'est, non pas pour veiller au salut de l'Empire, mais pour fouiller dans le tiroir d'une vieille commode hollandaise à gros ventre et à massives poignées de cuivre.

Elle y plonge ; elle se tient d'une main au meuble, et, de l'autre, elle empoigne des bonnets, des brassières, des robes qu'elle jette, avec un grand effort, à ses pieds, en poussant de petits cris changeants, légers et sauvages. Son dos, couvert d'un fichu en pointe, est d'un ridicule attendrissant ; sa petite tête, qu'elle tourne par moments vers moi, exprime une satisfaction plus touchante encore.

Je n'y puis tenir. J'oublie Némésis, je m'écrie :

« voyez-la : elle est adorable dans son tiroir ! » D'un geste à la fois mutin et craintif, sa maman me met un doigt sur la bouche. Puis elle retourne auprès du tiroir saccagé. Cependant je poursuis ma pensée :

« Chère amie, si Suzanne est admirable par ce qu'elle sait, elle est non moins admirable par ce qu'elle ne sait pas.

C'est dans ce qu'elle ignore qu'elle est pleine de poésie. » À ces mots, la maman de Suzanne tourna ses yeux vers moi en souriant un peu de côté, ce qui est signe de moquerie, puis elle s'écria :

« La poésie de Suzanne ! la poésie de votre fille ! Mais elle ne se plaît qu'à la cuisine, votre fille ! Je la trouvai l'autre jour radieuse au milieu des épluchures. vous appelez cela de la poésie, vous ?

- Sans doute, chère amie, sans doute. La nature tout entière se reflète en elle avec une si magnifique pureté, qu'il n'y a rien au monde de sale pour elle, pas même le panier aux épluchures. C'est pourquoi vous la trouvâtes perdue, l'autre jour, dans l'enchantement des feuilles de chou, des pelures d'oignon et des queues de crevettes.

C'était un ravissement, madame. Je vous dis qu'elle transforme la nature avec une puissance angélique, et que tout ce qu'elle voit, tout ce qu'elle touche s'empreint pour elle de beauté. » Pendant ce discours, Suzanne quitta sa commode et s'approcha de la fenêtre. Sa mère l'y suivit et la prit dans ses bras. La nuit était tranquille et chaude. Une ombre transparente baignait la fine chevelure de l'acacia dont nous voyions les fleurs tombées former des traînées blanches dans notre cour. Le chien dormait, les pattes hors de sa niche. La terre était trempée au loin d'un bleu céleste. Nous nous taisions tous trois.

Alors, dans le silence, dans l'auguste silence de la nuit, Suzanne leva le bras aussi haut qu'il lui fut possible et, du bout de son doigt, qu'elle ne peut jamais ouvrir tout à fait, elle montra une étoile. Ce doigt, qui est d'une petitesse miraculeuse, se courbait par intervalles comme pour appeler.

Et Suzanne parla à l'étoile !

Ce qu'elle disait n'était pas composé de mots, c'était un parler obscur et charmant, un chant étrange, quelque chose de doux et de profondément mystérieux, ce qu'il faut enfin pour exprimer l'âme d'un bébé quand un astre s'y reflète.

« Elle est drôle, cette petite », dit sa mère en l'embrassant.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE IV

IV

GUIGNOL

Hier, j'ai mené Suzanne à Guignol. Nous y prîmes tous deux beaucoup de plaisir ; c'est un théâtre à la portée de notre esprit. Si j'étais auteur dramatique, j'écrirais pour les marionnettes. Je ne sais si j'aurais assez de talent pour réussir ; du moins, la tâche ne me ferait point trop de peur.

Quant à composer des phrases pour la bouche savante des belles comédiennes de la Comédie-Française, je n'oserais jamais. Et puis, le théâtre, comme l'entendent les grandes personnes, est quelque chose d'infiniment trop compliqué pour moi. Je ne comprends rien aux intrigues bien ourdies. Tout mon art serait de peindre des passions, et je choisirais les plus simples. Cela ne vaudrait rien pour le Gymnase, le vaudeville ou le Français : mais ce serait excellent pour Guignol.

Ah ! c'est là que les passions sont simples et fortes. Le bâton est leur instrument ordinaire. Il est certain que le bâton dispose d'une grande force comique. La pièce reçoit de cet agent une vigueur admirable ; elle se précipite vers le « grand charassement final ». C'est ainsi que les Lyonnais, chez qui le type de Guignol fut créé, désignent la mêlée générale qui termine toutes les pièces de son répertoire.

C'est une chose éternelle et fatale que ce « grand charassement » ! C'est le 10 août, c'est le 9 thermidor, c'est Waterloo !

Je vous disais donc que j'ai mené hier Suzanne à Guignol. La pièce que nous vîmes représenter pèche sans doute par quelques endroits ; je lui trouvai notamment des obscurités ; mais elle ne peut manquer de plaire à un esprit méditatif, car elle donne beaucoup à penser. Telle que je l'ai comprise, elle est philosophique ; les caractères en sont vrais et l'action en est forte. Je vais vous la conter comme je l'ai entendue.

Quand la toile se leva, nous vîmes paraître Guignol lui-même. Je le reconnus ; c'était bien lui. Sa face large et placide gardait la trace des vieux coups de bâton qui lui avaient aplati le nez, sans altérer l'aimable ingénuité de son regard et de son sourire.

Il ne portait ni la souquenille en serge ni le bonnet de coton qu'en 1815, sur l'allée des Brotteaux, les Lyonnais ne pouvaient regarder sans rire. Mais, si quelque survivant de ces petits garçons qui virent ensemble, au bord du Rhône, Guignol et Napoléon, était venu, avant de mourir de vieillesse, s'asseoir hier avec nous aux Champs-Elysées, il aurait reconnu le fameux « salsifis » de sa chère marionnette, la petite queue qui frétille si drôlement sur la nuque de Guignol. Le reste du costume, habit vert et bicorne noir, était dans la vieille tradition parisienne qui fait de Guignol une espèce de valet.

Guignol nous regarda avec ses grands yeux, et je fus tout de suite gagné par son air de candeur effrontée et cette visible simplicité d'âme qui donne au vice une inaltérable innocence. C'était bien là, pour l'âme et l'expression, le Guignol guignolant que le bonhomme Mourguet, de Lyon, anima avec tant de fantaisie. Je croyais l'entendre répondre à son propriétaire, M. Canezou, qui lui reproche de « faire des contes à dormir debout » :

« vous avez bien raison : allons nous coucher. » Notre Guignol n'avait encore rien dit ; sa petite queue frétillait sur sa nuque. On riait déjà.

Gringalet, son fils, vint le rejoindre et lui donna un grand coup de tête dans le ventre avec une grâce naturelle.

Le public ne s'en fâcha point ; au contraire il éclata de rire.

Un tel début est le comble de l'art. Et, si vous ne savez point pourquoi cette audace réussit, je vais vous le dire :

Guignol est valet et porte la livrée. Gringalet, son fils, porte la blouse ; il ne sert personne et ne sert à rien. Cette supériorité lui permet de malmener son père sans manquer aux convenances.

C'est ce que Mlle Suzanne comprit parfaitement et son amitié pour Gringalet ne fut point diminuée. Gringalet est, en effet, un personnage sympathique. Il est grêle et mince ; mais son esprit est plein de ressources. C'est lui qui rosse le gendarme. A six ans, Mlle Suzanne a son opinion faite sur les agents de l'autorité : elle est contre eux et rit quand Pandore est bâtonné. Elle a tort sans doute. Pourtant, il me déplairait, je l'avoue, qu'elle n'eût point ce tort. J'aime qu'à tout âge on soit un peu mutin. Celui qui vous parle est un paisible citoyen, respectueux de l'autorité et fort soumis aux lois ; cependant si, devant lui, on joue un bon tour à un gendarme, à un sous-préfet ou à un garde champêtre, il sera le premier à en rire. Mais nous en étions à une contestation entre Guignol et Gringalet.

Mlle Suzanne donne raison à Gringalet. Je donne raison à Guignol. Ecoutez et jugez : Guignol et Gringalet ont longtemps cheminé pour atteindre un village mystérieux, qu'eux seuls ont découvert et où courraient en foule les hommes hardis et cupides, s'ils le connaissaient. Mais ce village est mieux caché que ne le fut, pendant cent années, le château de la Belle au bois dormant. Il y a quelque magie à cela ; car le lieu est habité par un enchanteur, qui réserve un trésor à quiconque sortira victorieux de plusieurs épreuves, dont l'idée seule fait frémir d'épouvante.

Nos deux voyageurs entrent dans la région enchantée, avec des dispositions bien dissemblables. Guignol est las ; il se couche. Son fils lui reproche cette mollesse.

« Est-ce ainsi, lui dit-il, que nous nous emparerons des trésors que nous sommes venus chercher ? » Et Guignol répond :

« Est-il un trésor qui vaille le sommeil ? » J'aime cette réponse. Je vois en Guignol un sage qui sait la vanité de toute chose, et qui aspire au repos comme à l'unique bien après les agitations coupables ou stériles de la vie. Mais Mlle Suzanne le tient pour un lourdaud qui dort mal à propos et perdra, par sa faute, les biens qu'il était venu chercher, de grands biens, peut-être : des rubans, des gâteaux et des fleurs. Elle loue Gringalet de son zèle à conquérir ces trésors magnifiques.

Les épreuves, je l'ai dit, sont terribles. Il faut affronter un crocodile et tuer le Diable. Je dis à Suzanne :

« Mam'selle Suzon, voilà le Diable ! » Elle me répond :

« Ça, c'est un nègre ! » Cette réponse, empreinte de rationalisme, me désespère.

Mais moi, qui sais à quoi m'en tenir, j'assiste avec intérêt à la lutte du Diable et de Gringalet. Lutte terrible qui finit par la mort du Diable. Gringalet a tué le Diable !

Franchement, ce n'est pas ce qu'il a fait de mieux, et je comprends que les spectateurs plus spiritualistes que mam'selle Suzon restent froids et même un peu effrayés.

Le Diable mort, adieu le péché ! Peut-être la beauté, cette alliée du Diable, s'en ira-t-elle avec lui ! peut-être ne verrons-nous plus les fleurs dont on s'enivre et les yeux dont on meurt ! Alors que deviendrons-nous en ce monde ? Nous restera-t-il même la ressource d'être vertueux ? J'en doute.

Gringalet n'a pas assez considéré que le mal est nécessaire au bien, comme l'ombre à la lumière ; que la vertu est toute dans l'effort et que, si l'on n'a plus de diable à combattre, les saints seront aussi désoeuvrés que les pécheurs. On s'ennuiera mortellement. Je vous dis qu'en tuant le Diable, Gringalet a commis une grave imprudence.

Polichinelle est venu nous faire la révérence, la toile est tombée, les petits garçons et les petites filles s'en sont allés, et je reste plongé dans mes réflexions. Mam'selle Suzon, qui me voit songeur, me croit triste. Elle a communément cette idée que les gens qui réfléchissent sont des malheureux. C'est avec une pitié délicate qu'elle me prend la main et me demande pourquoi j'ai du chagrin.

Je lui avoue que je suis fâché que Gringalet ait tué le Diable.

Alors elle me passe ses petits bras autour du cou et, approchant ses lèvres de mon oreille :

« Je vais te dire une chose : Gringalet a tué le nègre, mais il ne l'a pas tué pour de bon. » Cette parole me rassure ; je me dis que le Diable n'est pas mort, et nous partons contents.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > LES AMIS DE SUZANNE

LES AMIS DE SUZANNE

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE I

I

ANDRÉ

vous avez connu le docteur Trévière. vous vous rappelez sa large face ouverte et lumineuse et son beau regard bleu.

Il avait la main et l'âme d'un grand chirurgien. On admirait sa présence d'esprit dans les circonstances difficiles.

Un jour qu'il faisait, à l'amphithéâtre, une grave opération, le patient, à demi opéré, tomba dans une extrême faiblesse. Plus de chaleur, plus de circulation ; l'homme passait. Alors Trévière le saisit à deux bras, poitrine contre poitrine, et secoua avec la puissance d'un lutteur ce corps sanglant et mutilé. Puis il reprit son scalpel et le mania avec cette audace prudente qui lui était habituelle. La circulation était rétablie, l'homme était sauvé.

En quittant le tablier, Trévière redevenait naïf et bonhomme. On aimait son gros rire. Quelques mois après l'opération que je viens de rappeler, il se fit, en essuyant son bistouri, une piqûre à laquelle il ne prit pas garde et qui lui inocula une affection purulente dont il mourut en deux jours, à l'âge de trente-six ans. Il laissait une femme et un enfant qu'il adorait.

On voyait, tous les jours de soleil, sous les sapins du bois de Boulogne, une jeune femme en deuil qui faisait de la guipure et regardait par-dessus son aiguille un petit garçon à quatre pattes entre sa pelle, sa brouette et des petits tas de terre. C'était Mme Trévière. Le soleil caressait la chaude pâleur de sa face et un trop-plein de vie et d'âme s'échappait en effluves de sa poitrine, parfois oppressée, et de ses grands yeux bruns pailletés d'or. Elle couvait du regard son enfant, qui, pour lui montrer les « pâtés » de terre qu'il avait faits, levait sa tête rousse et ses yeux bleus, la tête et les yeux de son père.

Il était rond et rose. Puis il s'amincit en grandissant, et ses joues, tiquetées de taches de rousseur, pâlirent. Sa mère s'inquiétait. Parfois, tandis qu'il s'amusait à courir dans le Bois avec ses petits camarades, s'il frôlait la chaise où elle brodait, elle le saisissait au vol, lui soulevait le menton sans rien dire, fronçait le sourcil en examinant ce visage pâlot et secouait imperceptiblement la tête, tandis qu'il reprenait sa volée. La nuit, au moindre bruit, elle se relevait et restait nu-pieds, penchée sur le petit lit. Des médecins, anciens camarades de son mari, la rassurèrent.

L'enfant n'était que délicat. Mais il lui fallait la pleine campagne.

Mme Trévière fit ses malles et partit pour Brolles, où les parents de son mari étaient cultivateurs. Car vous savez que Trévière était fils de paysans et que, jusqu'à douze ans, il dénicha des merles en revenant de l'école.

On s'embrassa sous les jambons pendus aux solives de la salle enfumée. La mère Trévière, accroupie devant les tisons de la grande cheminée et ne lâchant pas la queue de la poêle, regardait d'un oeil méfiant la Parisienne et sa bonne. Mais elle trouva le petit « bien mignon et tout le portrait de son père ». Quant au bonhomme Trévière, sec et roide dans sa veste de gros drap, il était bien content de voir son petit-fils André.

On n'avait pas fini de souper, et déjà André donnait de gros baisers à son grand-papa, dont le menton piquait, piquait. Puis, monté tout droit sur les genoux du bonhomme, il lui enfonçait le poing dans la joue, en lui demandant pourquoi c'était creux.

« Parce que je n'ai plus de dents.

- Et pourquoi tu n'as plus de dents ?

- Parce qu'elles étaient devenues noires et que je les ai semées dans le sillon pour voir s'il n'en pousserait point des blanches. » Et André riait de tout son coeur. Les joues de son grand-père, c'était bien autre chose que les joues de sa maman !

On avait réservé à la Parisienne et au petit la chambre d'honneur, où étaient le lit nuptial, dans lequel les bonnes gens n'avaient couché qu'une fois, et l'armoire de chêne, bourrée de linge, fermée à clef. La couchette qui avait toutefois servi à l'enfant de la maison avait été tirée du grenier pour le petit-fils. On l'avait dressée dans le coin le plus abrité, sous une tablette chargée de pots de confitures.

Mme Trévière, en femme ordonnée, fit, pour se reconnaître, trente-six petits tours sur le plancher de sapin qui craquait. Mais elle eut la déception de ne découvrir aucun porte-manteau.

Le plafond à poutres saillantes et les murs étaient blanchis à la chaux. Mme Trévière remarqua peu les images coloriées qui égayaient cette belle chambre ; pourtant, elle vit au-dessus du lit nuptial une gravure représentant des enfants en veste noire et en pantalon blanc, un brassard au coude, un cierge à la main, défilant dans une église gothique. Elle lut au-dessous cette formule gravée, avec les noms, date et signature remplis à la main : Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière a fait sa première communion, dans l'église paroissiale de Brolles, le 15 mai 1849.

Gontard, curé.

La veuve lut et poussa un soupir, un de ces soupirs de femme raisonnable et forte qui sont, avec les larmes d'amour, les plus beaux trésors de la terre. Ceux qui sont aimés ne devraient pas mourir.

Quand elle eut déshabillé André :

« Allons, lui dit-elle, fais ta prière. » Il murmura :

« Maman, je t'aime. » Et, sur cette dévotion, laissant tomber sa tête et fermant les, deux poings, il s'endormit en paix.

A son réveil, il découvrit la basse-cour. Surpris, émerveillé, enchanté, il vit les poules, la vache, le vieux cheval borgne et le cochon. Le cochon surtout le ravit. Et le charme dura des jours et des jours. Quand c'était l'heure du repas, on parvenait à grand-peine à le ramener, couvert de paille et de fumier, avec des toiles d'araignée dans les cheveux et du purin dans les bottines, les mains noires, les genoux écorchés, les joues roses, riant, heureux.

« Ne m'approche pas, petit monstre ! » lui criait sa mère.

Et c'étaient des embrassements sans fin.

Assis devant la table, sur le bord de la bancelle, et mordant un énorme pilon de volaille, il avait l'air d'un petit Hercule dévorant sa massue.

Il mangeait sans s'en apercevoir, oubliait de boire et babillait.

« Maman, qu'est-ce que c'est qu'un poulet vert ?

- Cela ne peut être qu'un perroquet », répondit trop légèrement la Parisienne.

C'est ainsi qu'André fut induit à désigner par le nom de perroquets les canards de son grand-père, ce qui rendait ses récits prodigieusement obscurs.

Mais il ne s'en laissait pas facilement imposer.

« Maman, sais-tu ce que grand-père m'a dit ? Il m'a dit que c'étaient les poules qui faisaient les oeufs. Mais je sais bien que non. Je sais bien que c'est le fruitier de l'avenue de Neuilly qui fait les oeufs ; alors on les porte aux poules pour qu'elles les réchauffent. Car, comment veux-tu, maman, que les poules fassent des oeufs, puisqu'elles n'ont pas de mains ? » Et André continua à explorer la nature. En se promenant dans la forêt avec sa maman, il éprouvait toutes les émotions de Robinson Crusoé. Un jour, tandis que Mme Trévière, assise sous un chêne au bord de la route, travaillait à sa guipure, il trouva une taupe. C'est très grand, une taupe. Il est vrai que celle-là était morte. Elle avait même du sang au museau. Sa maman lui cria :

« André ! veux-tu bien laisser ces horreurs... Tiens, regarde vite là, dans l'arbre. » Et il aperçut un écureuil qui sautait dans les branches.

Sa maman avait raison : un écureuil vivant est plus joli qu'une taupe morte.

Mais il était parti trop vite, et André demandait si les écureuils ont des ailes, quand un passant, dont la face mâle et franche était encadrée d'une belle barbe brune, tira son chapeau de paille et s'arrêta devant Mme Trévière.

« Bonjour, madame ; vous vous portez bien ? Comme on se retrouve ! voilà votre petit bonhomme ? Il est très gentil.

On m'avait bien dit que vous logiez ici chez le père Trévière... Excusez-moi. Je le connais depuis si longtemps !

- Nous sommes venus ici parce que mon petit garçon avait besoin du grand air. Mais vous, monsieur, je me rappelle que vous habitiez déjà dans ces parages quand j'avais mon mari. » Comme la voix de la jeune veuve s'éteignait, il reprit d'un ton grave :

« Je sais, madame. » Et, très naturellement, il inclina la tête comme pour saluer au passage le souvenir d'un grand deuil.

Puis, après un moment de silence :

« C'était le bon temps ! Que de braves gens il y avait alors, qui sont partis depuis ! Mes pauvres paysagistes !

Mon pauvre Millet ! C'est égal. Je suis resté l'ami des peintres, comme ils m'appellent tous là-bas, à Barbizon. Je les connais tous. Ce sont de bons enfants.

- Et votre fabrique ?

- Ma fabrique ? elle va toute seule. » André vint se jeter entre eux.

« Maman ! maman ! il y a sous une grosse pierre des bêtes au Bon Dieu. Il y en a au moins un million, vrai !

- Tais-toi et va jouer », lui répondit sèchement sa mère.

L'ami des peintres reprit de sa belle voix chaude :

« Cela fait plaisir de se revoir ! Les amis me demandent bien souvent ce qu'est devenue la belle Mme Trévière. Je leur dirai qu'elle est toujours et plus que jamais la belle Mme Trévière. Au revoir, madame.

- Bonjour, monsieur Lassalle. » André reparut.

« Maman, est-ce que toutes les bêtes ne sont pas au Bon Dieu ? Est-ce qu'il y a des bêtes au Diable ? Maman ? tu ne me réponds pas... Pourquoi ?» Et il la tira par sa jupe. Alors elle le gronda.

« André, il ne faut pas m'interrompre, quand je parle à quelqu'un. Tu m'entends ?

- Pourquoi ?

- Parce que ce n'est pas poli. » Il y eut quelques larmes qui finirent par un sourire dans des baisers. Ce fut encore une jolie journée. On voit sur les campagnes de ces ciels humides et traversés de rayons qui attristent et charment.

À quelques jours de là, par une grosse pluie, M. Lassalle, haut botté, fit une visite à la jeune veuve.

« Bonjour, madame. Eh bien, père Trévière, plus solide que jamais ?...

- Le coffre est encore bon, mais les jambes ne valent plus rien.

- Et vous, la mère ? toujours le nez sur la marmite, donc ? vous goûtez la soupe. C'est d'une bonne cuisinière. » Et ces familiarités faisaient sourire la vieille dont les prunelles pétillaient entre les pommettes ridées.

Il prit André sur ses genoux et lui pinça les joues. Mais l'enfant se dégagea brusquement et alla enfourcher les jambes de son grand-père.

« Tu es le cheval. Je suis le postillon. Hue ! Plus fort, plus fort !... » La visite se passa sans que la veuve et le visiteur eussent échangé quatre paroles, mais leurs regards avaient plusieurs fois croisé des lueurs, comme ces éclairs qui jaillissent entre ciel et terre dans les chaudes nuits d'été.

« Papa, est-ce que vous connaissez beaucoup ce monsieur ? demanda la jeune femme, avec un air d'indifférence.

- Je le connaissais avant qu'il portât culottes. Et qu'est-ce qui ne connaissait pas son père dans le pays ? Des braves gens tout à fait, tout francs et tout ronds. Ils ont du bien. M. Philippe... (nous l'appelons M. Philippe) n'emploie pas moins de soixante ouvriers dans son usine. » André crut le moment venu d'exprimer son sentiment :

« Il est vilain, le monsieur », dit-il.

Sa maman lui répondit vivement que, s'il ne parlait que pour dire des sottises, il ferait mieux de se taire.

Depuis lors, le hasard voulut que Mme Trévière rencontrât M. Lassalle à tous les tournants de la route.

Elle devenait inquiète, distraite, songeuse. Elle tressaillait au bruit du vent dans les feuilles. Elle oubliait sa guipure commencée et prenait l'habitude de soutenir son menton dans le creux de sa main.

Un soir d'automne, tandis qu'une grande tempête, venue de la mer, passait avec de longs hurlements sur la maison du père Trévière et sur toute la contrée, la jeune femme eut hâte de renvoyer la bonne qui faisait le feu et de coucher André. Pendant qu'elle lui tirait ses bas de laine et qu'elle tâtait à pleines mains les petits pieds froids, lui, écoutant les grondements sourds du vent et les tintements de la pluie contre les vitres, il noua ses deux bras sur le cou de sa mère penchée.

« Maman, dit-il, j'ai peur. » Mais elle, en lui donnant un baiser :

« Ne t'agite pas, dors, mon chéri. » fuis elle alla s'asseoir près du feu et lut une lettre.

A mesure qu'elle lisait, ses joues se coloraient ; un souffle chaud lui montait de la poitrine. Et, quand elle eut fini de lire, elle resta étendue dans son fauteuil, les mains inertes et l'âme perdue dans un rêve. Elle songeait :

« Il m'aime ; il est si bon, si franc, si honnête ! Les soirées d'hiver sont bien tristes quand on est seule. Il s'est montré si délicat avec moi ! Certainement, il a beaucoup de coeur.

J'en vois la preuve, rien qu'à la manière dont il m'a fait sa demande. » Alors ses yeux rencontrèrent la gravure de la première communion. Je, soussigné, certifie que Pierre-Agénor Trévière...

Elle baissa les yeux. Puis elle songea de nouveau.

« Une femme ne sait pas bien élever toute seule un garçon... André aura un père. »« Maman ! » Cet appel, sorti du petit lit, la fit tressaillir.

« Que me veux-tu, André ? Tu es bien agité ce soir !

- Maman, je pensais à une chose.

- Au lieu de dormir... A laquelle ?

- Papa est mort, n'est-ce pas ?

- Oui, mon pauvre enfant.

- Alors il ne reviendra plus !

- Hélas ! non, mon chéri.

- Eh bien, maman, c'est bien heureux tout de même.

Parce que Je t'aime tant, vois-tu, maman ! tant, que jet aime pour tous les deux. Et, s'il revenait, je ne pourrais plus l'aimer du tout. » Elle le considéra quelque temps avec inquiétude et retomba dans le fauteuil, où elle resta immobile, la tête dans les mains.

Il y avait déjà plus de deux heures que l'enfant dormait aux bruits de la tempête quand, s'étant approchée de lui elle soupira tout bas : '« Dors ! il ne reviendra pas. » Et Pourtant deux mois plus tard il revint. Il revint sous la grosse figure hâlée de M. Lassalle, le nouveau maître de la maison. Et le petit André recommença de jaunir, de maigrir et de tomber en langueur.

Maintenant il est guéri. Et il aime sa bonne comme autrefois il aimait sa mère. Il ne sait pas que sa bonne a un amoureux.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE II

II

PIERRE

« Quel âge a votre petit garçon, madame ? » À cette question, elle regarde son petit garçon comme on regarde la pendule pour voir l'heure. Et elle répond :

« Pierre ! il a vingt-neuf mois, madame. » Il valait autant dire deux ans et demi ; mais, comme le petit Pierre a beaucoup d'esprit et fait mille choses étonnantes pour son âge, on craint de rendre les autres mères un peu moins jalouses, si on le leur présente un peu plus âgé qu'il n'est, et par conséquent un peu moins prodigieux.

C'est pour une autre raison encore qu'elle ne veut pas qu'on lui vieillisse son Pierre d'un seul jour. Ah ! c'est qu'elle veut le garder tout petit, tout bébé. Elle sent bien que, plus il grandira, moins il sera son enfant. Elle sent qu'il lui échappe peu à peu. Hélas ! ils ne cherchent qu'à se détacher, ces petits ingrats. La première séparation date de leur naissance. Alors, on a beau être leur mère, on n'a plus qu'un sein et deux bras pour les retenir.

Tout cela fait que Pierre a tout juste vingt-neuf mois.

C'est, d'ailleurs, un bel âge et qui m'inspire, pour ma part, beaucoup de considération ; j'ai plusieurs amis de cet âge dont les procédés sont excellents à mon égard. Mais aucun de ces jeunes amis n'a autant d'imagination que Pierre.

Pierre assemble les idées avec une extrême facilité et un peu de caprice.

Il se rappelle certaines idées très anciennes. Il reconnaît des visages absents depuis plus d'un mois. Il découvre, dans les images coloriées qu'on lui donne, mille particularités qui le charment et l'inquiètent. Quand il feuillette le livre illustré qu'il préfère et dont il n'a déchiré que la moitié des pages, ses joues se tachent de rouge, et une lueur trop vive passe dans ses yeux.

Sa mère a peur de ce teint-là et de ces yeux-là ; elle craint que trop de travail ne fatigue une tête si petite et molle encore ; elle craint la fièvre, elle craint tout. Elle a peur de porter malheur à l'enfant dont elle s'est enorgueillie. Elle en est presque à souhaiter que son petit garçon, dont elle fut si fière, ressemble au petit du boulanger qu'elle voit tous les jours sur le pas de la boutique, avec une face énorme et plate, des yeux bleus sans regard, une bouche perdue sous les joues et un air de santé bête.

Il ne donne pas d'inquiétude, au moins, celui-là ! Tandis que Pierre change de couleur à chaque instant ; il a ses petites mains brûlantes, et il dort dans son berceau d'un sommeil agité.

Le médecin n'aime guère, non plus, que notre petit ami regarde des images. Il recommande le calme des idées.

Il fit :

« Elevez-le comme un petit chien. Ce n'est pourtant pas difficile ! » En quoi il se trompe ; c'est, au contraire, très difficile. Le docteur n'a aucune idée de la psychologie d'un petit garçon de vingt-neuf mois. Et puis le docteur est-il sûr que les petits chiens s'élèvent tous dans le calme de la pensée ? J'en ai connu un qui, âgé de six semaines environ, rêvait toute la nuit et passait, dans son sommeil, du rire aux larmes avec une rapidité pénible. Il emplissait ma chambre de l'expression des sentiments les plus désordonnés. Est-ce du calme, cela ?

Non pas ! Aussi le petit animal faisait comme Pierre : il maigrissait. Il vécut pourtant. Pierre a de même en lui les germes d'une généreuse vie. Il n'est atteint dans aucun organe essentiel. Mais on voudrait le voir moins maigre et moins pâle.

Paris convient mal à ce petit Parisien. Ce n'est pas qu'il s'y déplaise. Au contraire, il s'y amuse trop ; il y est attiré par trop de formes, de couleurs et de mouvements ; il a trop à sentir et à comprendre ; il s'y fatigue.

Au mois de juillet, sa mère l'emmena tout pâle et mince dans un petit coin de la Suisse, où l'on ne voyait que des sapins aux flancs de la montagne, de l'herbe et des vaches au creux de la vallée.

Un tel repos sur le sein de la grande et calme nourrice dura trois mois, trois mois pleins de riantes images et pendant lesquels beaucoup de pain bis fut mangé. Et je vis revenir, dans les premiers jours d'octobre, un petit Pierre nouveau, régénéré ; un petit Pierre bruni, doré, cuit, presque joufflu, les mains noires, la voix grosse et le rire gros.

« Regardez mon Pierre, il est affreux, disait la maman joyeuse ; il a les couleurs d'un bébé à vingt-neuf sous ! » Mais elles ne durèrent pas, ces couleurs. Bébé pâlit, redevint nerveux, délicat, avec quelque chose de trop rare et de trop fin. Paris reprenait son influence. Je veux dire le Paris spirituel, qui n'est nulle part et qui est partout, le Paris qui inspire le goût et l'esprit, qui trouble, qui fait qu'on s'ingénie, même quand on est tout petit.

Et voilà Pierre de nouveau blêmissant et rougissant sur des images. vers la fin de décembre, je le trouvai nerveux avec des yeux énormes et de petites mains sèches. Il dormait mal et ne voulait plus manger.

Le médecin disait :

« Il n'a rien ; faites-le manger. » Mais le moyen ? Sa pauvre mère avait essayé de tout, et rien n'avait réussi. Elle en pleurait, et Pierre ne mangeait pas.

La nuit de Noël apporta à Pierre des polichinelles, des chevaux et des soldats en grand nombre. Et, le lendemain matin, devant la cheminée, la maman en peignoir, les mains pendantes, regardait avec défiance toutes ces figures grimaçantes de jouets.

« Cela va encore l'exciter ! se disait-elle. Il y en a trop ! » Et doucement, de peur d'éveiller Pierre, elle prit dans ses bras le polichinelle qui lui avait l'air méchant, les soldats qu'elle redoutait, les croyant fort capables d'entraîner plus tard son fils dans les batailles ; elle prit le bon cheval rouge lui-même, et elle alla, sur la pointe des pieds, cacher tous ces joujoux dans son armoire.

N'ayant laissé dans la cheminée qu'une boîte de bois blanc, le cadeau d'un pauvre homme, une bergerie de trente-neuf sous, elle alla s'asseoir près du petit lit, et regarda dormir son fils. Elle était femme, et le petit air de fraude qu'avait sa bonne action la faisait sourire. Mais, voyant les paupières bleuies du bébé, elle songea de nouveau :

« C'est horrible qu'on ne puisse pas le faire manger, cet enfant ! » À peine habillé, le petit Pierre ouvrit la boîte et vit les moutons, les vaches, les chevaux, les arbres, des arbres frisés. C'était, pour être exact, une ferme plutôt qu'une bergerie.

Il vit le fermier et la fermière. Le fermier portait une faux et la fermière un râteau. Ils allaient au pré faire les foins ; mais ils n'avaient pas l'air de marcher. La fermière était vêtue d'un chapeau de paille et d'une robe rouge.

Pierre lui donna des baisers et elle lui barbouilla la joue. Il vit la maison : elle était si petite, et si basse, que la fermière n'aurait pu s'y tenir debout ; mais cette maison avait une porte, et c'est à quoi Pierre la reconnut pour une maison.

Comment ces figures peintes se reflétèrent-elles dans les yeux barbares et frais d'un petit enfant ? On ne sait, mais ce fut une magie. Il les pressait dans ses petits poings, qui en furent tout poissés ; il les dressait sur sa petite table et les nommait par leurs noms avec l'accent de la passion :

dada ! toutou ! moumou ! En soulevant un de ces étranges arbres verts, au tronc lisse et droit et dont le feuillage en copeaux forme un cône, il s'écria : « Un pin ! » Ce fut, pour sa mère, une sorte de révélation. Elle n'eût jamais trouvé cela. Et pourtant un arbre vert, en forme de cône, sur un fût droit, c'est certainement un sapin. Mais il fallait que Pierre le lui dît pour qu'elle s'en avisât :

« Ange ! » Et elle l'embrassa si fort, que la bergerie en fut aux trois quarts renversée.

Cependant Pierre découvrait aux arbres de la boîte une ressemblance avec des arbres qu'il avait vus là-bas dans la montagne, au bon air.

Il voyait encore d'autres choses que sa maman ne voyait pas. Tous ces petits morceaux de bois enluminés évoquaient en lui des images touchantes. Il revivait par eux dans une nature alpestre ; il était une seconde fois dans cette Suisse qui l'avait si grassement nourri. Alors, les idées se liant les unes aux autres, il pensa à manger et dit :

« Je voudrais du lait et du pain. » Il but et mangea. L'appétit se réveilla. Il soupa le soir comme il avait déjeuné le matin. Le lendemain, la faim lui revint en revoyant la bergerie. Ce que c'est que d'avoir de l'imagination ! Quinze jours après, c'était un gros petit bonhomme. Sa mère était ravie. Elle disait :

« Regardez donc : quelles joues ! un vrai bébé à treize sous ! C'est la bergerie de ce pauvre M. X... qui a fait cela. »

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE III

III

JESSY

Il y avait à Londres, sous le règne d'Elizabeth, un savant nommé Bog, qui était fort célèbre, sous le nom de Bogus, pour un traité des Erreurs humaines, que personne ne connaissait.

Bogus, qui y travaillait depuis vingt-cinq ans, n'en avait encore rien publié ; mais son manuscrit, mis au net et rangé sur des tablettes dans l'embrasure d'une fenêtre, ne comprenait pas moins de dix volumes in-folio. Le premier traitait de l'erreur de naître, principe de toutes les autres.

On voyait dans les suivants les erreurs des petits garçons et des petites filles, des adolescents, des hommes mûrs et des vieillards, et celles des personnages des diverses professions, tels que : hommes d'État, marchands, soldats, cuisiniers, publicistes, etc. Les derniers volumes, encore imparfaits, comprenaient les erreurs de la république, qui résultent de toutes les erreurs individuelles et professionnelles. Et tel était l'enchaînement des idées, dans ce bel ouvrage, qu'on ne pouvait retrancher une page sans détruire tout le reste. Les démonstrations sortaient les unes des autres, et il résultait certainement de la dernière que le mal est l'essence de la vie et que, si la vie est une quantité, on peut affirmer avec une précision mathématique qu'il y a autant de mal que de vie sur la terre.

Bogus n'avait pas fait l'erreur de se marier. Il vivait dans sa maisonnette seul avec une vieille gouvernante nommée Kat, c'est-à-dire Catherine, et qu'il appelait Clausentina, parce qu'elle était de Southampton.

La soeur du philosophe, d'un esprit moins transcendant que celui de son frère, avait, d'erreur en erreur, aimé un marchand de draps de la Cité, épousé ce marchand et mis au monde une petite fille nommée Jessy.

Sa dernière erreur avait été de mourir après dix ans de ménage, et de causer ainsi la mort du marchand de draps, qui ne put lui survivre. Bogus recueillit chez lui l'orpheline, par pitié, et aussi dans l'espoir qu'elle lui fournirait un bon exemplaire des erreurs enfantines.

Elle avait alors six ans. Pendant les huit premiers jours qu'elle fut chez le docteur, elle pleura et ne dit rien. Le matin du neuvième, elle dit à Bog :

« J'ai vu maman ; elle était toute blanche ; elle avait des fleurs dans un pli de sa robe ; elle les a répandues sur mon lit, mais je ne les ai pas retrouvées ce matin. Donne-les moi, dis, les fleurs de maman. » Bog nota cette erreur, mais il reconnut, dans le commentaire qu'il en fit, que c'était une erreur innocente et en quelque sorte gracieuse.

À quelque temps de là, Jessy dit à Bog :

« Oncle Bog, tu es vieux, tu es laid ; mais je t'aime bien et il faut bien m'aimer. » Bog prit sa plume ; mais, reconnaissant, après quelque contention d'esprit, qu'il n'avait plus l'air très jeune et qu'il n'avait jamais été très beau, il ne nota pas la parole de l'enfant. Seulement il dit :

« Pourquoi faut-il t'aimer, Jessy ?

- Parce que je suis petite. » « Est-il vrai, se demanda Bog, est-il vrai qu'il faille aimer les petits ? il se pourrait ; car, dans le fait, ils ont grand besoin qu'on les aime. Par là s'excuserait la commune erreur des mères qui donnent à leurs petits enfants leur lait et leur amour. C'est un chapitre de mon traité qu'il va falloir reprendre. » Le matin de sa fête, le docteur, en entrant dans la salle où étaient ses livres et ses papiers et qu'il nommait sa librairie, sentit une bonne odeur et vit un pot d'oeillets sur le rebord de sa fenêtre.

C'étaient trois fleurs, mais trois fleurs écarlates que la lumière caressait joyeusement. Et tout riait dans la docte salle : le vieux fauteuil de tapisserie, la table de noyer ; les dos antiques des bouquins riaient dans leur veau fauve, dans leur parchemin et dans leur peau de truie. Bogus, desséché comme eux, se mit comme eux à sourire. Jessy lui dit en l'embrassant :

« vois, oncle Bog, vois : ici, c'est le ciel (et elle montrait, à travers les vitres lamées de plomb, le bleu léger de l'air) ; puis, plus bas, c'est la terre, la terre fleurie (et elle montrait le pot d'oeillets) ; puis, au-dessous, les gros livres noirs, c'est l'enfer. » Ces gros livres noirs étaient précisément les dix tomes du traité des Erreurs humaines, rangés sous la fenêtre, dans l'embrasure. Cette erreur de Jessy rappela au docteur son oeuvre, qu'il négligeait depuis quelque temps pour se promener dans les rues et dans les parcs avec sa nièce.

L'enfant découvrait mille choses aimables et les faisait découvrir en même temps à Bogus, qui n'avait guère de sa vie mis le nez dehors. Il rouvrit ses manuscrits, mais il ne se reconnut plus dans son ouvrage, où il n'y avait ni fleurs ni Jessy.

Par bonheur, la philosophie lui vint en aide en lui suggérant cette idée transcendante que Jessy n'était bonne à rien. Il s'attacha d'autant plus solidement à cette vérité, qu'elle était nécessaire à l'économie de son oeuvre.

Un jour qu'il méditait sur ce sujet, il trouva Jessy qui, dans la librairie, enfilait une aiguille devant la fenêtre où étaient les oeillets. Il lui demanda ce qu'elle voulait coudre.

Jessy lui répondit :

« Tu ne sais donc pas, oncle Bog, que les hirondelles sont parties ? » Bogus n'en savait rien, la chose n'étant ni dans Pline ni dans Avicenne. Jessy continua :

« C'est Kat qui m'a dit hier...

- Kat ? s'écria Bogus, cette enfant veut parler de la respectable Clausentina !

- Kat m'a dit hier : "Les hirondelles sont parties cette année plus tôt que de coutume ; cela nous présage un hiver précoce et rigoureux." voilà ce que m'a dit Kat. Et puis j'ai vu maman en robe blanche, avec une clarté dans les cheveux ; seulement elle n'avait pas de fleurs comme l'autre fois. Elle m'a dit : "Jessy, il faudra tirer du coffre la houppelande fourrée de l'oncle Bog et la réparer si elle est en mauvais état." Je me suis éveillée et, sitôt levée, j'ai tiré la houppelande du coffre ; et, comme elle a craqué en plusieurs endroits, je vais la recoudre. »

L'hiver vint et fut tel que l'avaient prédit les hirondelles.

Bogus, dans sa houppelande, les pieds au feu, cherchait à raccommoder certains chapitres de son traité. Mais, à chaque fois qu'il parvenait à concilier ses nouvelles expériences avec la théorie du mal universel, Jessy brouillait ses idées en lui apportant un pot de bonne ale, ou seulement en montrant ses yeux et son sourire.

Quand revint l'été, ils firent, l'oncle et la nièce, des promenades dans les champs. Jessy en rapportait des herbes qu'il lui nommait et qu'elle classait, le soir, selon leurs propriétés. Elle montrait, dans ces promenades, un esprit juste et une âme charmante. Or, un soir, comme elle étalait sur la table les herbes cueillies dans le jour, elle dit à Bogus :

« Maintenant, oncle Bog, je connais par leur nom toutes les plantes que tu m'as montrées. voici celles qui guérissent et celles qui consolent. Je veux les garder, pour les reconnaître toujours et les faire connaître à d'autres. Il me faudrait un gros livre pour les sécher dedans.

- Prends celui-ci », dit Bog.

Et il lui montra le tome premier du traité des Erreurs humaines.

Quand le volume eut une plante à chaque feuillet, on prit le suivant, et, en trois étés, le chef-d'oeuvre du docteur fut complètement changé en herbier.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > LA BIBLIOTHEQUE DE SUZANNE

LA BIBLIOTHEQUE DE SUZANNE

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE I

I

À MADAME D ***

Paris, le 15 décembre 188...

Voici venir le premier jour de l'an. Ce jour étant celui des dons et des souhaits, les enfants en ont la meilleure part.

Et c'est bien naturel. Ils ont grand besoin qu'on les aime.

Et puis ils ont cela de charmant, qu'ils sont pauvres. Ceux même d'entre eux qui sont nés dans le luxe n'ont rien que ce qu'on leur donne. Enfin, ils ne rendent pas ; c'est pourquoi il y a plaisir à leur faire des présents.

Rien n'est plus intéressant que de choisir les joujoux et les livres qui leur conviennent. J'écrirai quelque jour un essai philosophique sur les jouets. C'est un sujet qui me tente, mais que je n'ose aborder sans une longue et sérieuse préparation.

Aujourd'hui, je m'en tiendrai aux livres destinés à récréer l'enfance, et, puisque vous avez bien voulu m'y inviter, je vous soumettrai, madame, quelques réflexions à ce sujet.

Une question se pose tout d'abord. Faut-il donner de préférence aux enfants des livres écrits spécialement pour eux ?

Pour répondre à cette question, l'expérience suffit. Il est remarquable que les enfants montrent, la plupart du temps, une extrême répugnance à lire les livres qui sont faits pour eux. Cette répugnance ne s'explique que trop bien. Ils sentent, dès les premières pages, que l'auteur s'est efforcé d'entrer dans leur sphère au lieu de les transporter dans la sienne, qu'ils ne trouveront pas, par conséquent, sous sa conduite, cette nouveauté, cet inconnu dont l'âme humaine a soif à tout âge. Ils sont déjà possédés, ces petits, de la curiosité qui fait les savants et les poètes. Ils veulent qu'on leur révèle l'univers, le mystique univers. L'auteur qui les replie sur eux-mêmes et les retient dans la contemplation de leur propre enfantillage les ennuie cruellement.

C'est pourtant à cela qu'on s'applique, par malheur, quand on travaille, comme on dit, pour le jeune âge. On veut se rendre semblable aux petits. On devient enfant, sans l'innocence et la grâce. Je me rappelle un Collège incendié qu'on me donna avec les meilleures intentions du monde. J'avais sept ans et je compris que c'était une niaiserie. Un autre Collège incendié m'eût dégoûté des livres, et j'adorais les livres.

« Il faut bien pourtant, me direz-vous, se mettre à la portée des jeunes intelligences. » Sans doute, mais on y réussit mal par le moyen ordinairement employé, qui consiste à affecter la niaiserie, à prendre un ton béat, à dire sans grâce des choses sans force, enfin à se priver de tout ce qui, dans une intelligence adulte, charme ou persuade.

Pour être compris de l'enfance, rien ne vaut un beau génie. Les oeuvres qui plaisent le mieux aux petits garçons et aux petites filles sont les oeuvres magnanimes, pleines de grandes créations, dans lesquelles la belle ordonnance des parties forme un ensemble lumineux, et qui sont écrites dans un style fort et plein de sens.

J'ai plusieurs fois fait lire à de très jeunes enfants quelques chants de l'Odyssée, dans une bonne traduction. Ces enfants étaient ravis. Le Don Quichotte est, moyennant de larges coupures, la lecture la plus agréable où puisse se plonger une âme de douze ans. Pour moi, dès que j'ai su lire, j'ai lu le généreux livre de Cervantes, et je l'ai tant aimé et si bien senti, que c'est à cette lecture que je dois une forte part de la gaieté que j'ai encore aujourd'hui dans l'esprit.

Robinson Crusoé lui-même, qui est, depuis un siècle, le classique de l'enfance, fut écrit en son temps pour de graves hommes, pour des marchands de la Cité de Londres et pour des marins de Sa Majesté. L'auteur y mit tout son art, toute sa rectitude d'esprit, son vaste savoir, son expérience. Et cela se trouva n'être que le nécessaire pour amuser des écoliers.

Les chefs-d'oeuvre que je cite là contiennent un drame et des personnages. Le plus beau livre du monde n'a pas de sens pour un enfant, si les idées y sont exprimées d'une façon abstraite. La faculté d'abstraire et de comprendre l'abstraction se développe tard et très inégalement chez les hommes. Mon professeur de sixième, qui, sans lui en faire un reproche, n'était ni un Rollin ni un Lhomond, nous disait de lire pendant les vacances, pour nous délasser, le Petit Carême de Massillon. Mon professeur de sixième nous disait cela pour nous faire croire qu'il se délassait lui-même à cette lecture et nous étonner ainsi. Un enfant que le Petit Carême intéresserait serait un monstre. Je crois d'ailleurs qu'il n'y a pas d'âge pour se plaire à de tels ouvrages.

Quand vous écrivez pour les enfants, ne vous faites point une manière particulière. Pensez très bien, écrivez très bien. Que tout vive, que tout soit grand, large, puissant dans votre récit. C'est là l'unique secret pour plaire à vos lecteurs.

Cela dit, j'aurais tout dit, si, depuis vingt ans, nous n'avions en France et, je crois bien, dans le monde entier, l'idée qu'il ne faut donner aux enfants que des livres de science, de peur de leur gâter l'esprit par de la poésie.

Cette idée est si profondément enracinée dans l'esprit public qu'aujourd'hui, quand on réimprime Perrault, c'est seulement pour les artistes et les bibliophiles. voyez, par exemple, les éditions qu'en ont données Perrin et Lemerre.

Elles vont dans les bibliothèques des amateurs et se relient en maroquin plein avec des dorures au petit fer.

Par contre, les catalogues illustrés des livres d'étrennes enfantines présentent aux yeux, pour les séduire, des crabes, des araignées, des nids de chenille, des appareils à gaz. C'est à décourager d'être enfant. A chaque fin d'année, les traités de vulgarisation scientifique, innombrables comme les lames de l'Océan, inondent et submergent nous et nos familles. Nous en sommes aveuglés, noyés. Plus de belles formes, plus de nobles pensées, plus d'art, plus de goût, rien d'humain. Seulement des réactions chimiques et des états physiologiques.

On m'a montré hier l'Alphabet des Merveilles de l'Industrie !

Dans dix ans, nous serons tous électriciens.

M. Louis Figuier, qui pourtant est un homme de bien, sort de sa placidité ordinaire à la seule pensée que les petits garçons et les petites filles de France peuvent connaître encore Peau-d'Ane. Il a composé une préface tout exprès pour dire aux parents de retirer à leurs enfants les Contes de Perrault et de les remplacer par les ouvrages du docteur Ludovicus Ficus son ami. « Fermez-moi ce livre, mademoiselle Jeanne, laissez là, s'il vous plaît, "l'oiseau bleu, couleur du temps" que vous trouvez si aimable et qui vous fait pleurer, et étudiez vite l'éthérisation. Il serait beau qu'à sept ans vous n'eussiez pas encore une opinion faite sur la puissance anesthésique du protoxyde d'azote ! » M. Louis Figuier a découvert que les fées sont des êtres imaginaires. C'est pourquoi il ne peut souffrir qu'on parle d'elles aux enfants. Il leur parle du guano, qui n'a rien d'imaginaire. - Eh bien, docteur, les fées existent précisément parce qu'elles sont imaginaires. Elles existent dans les imaginations naïves et fraîches, naturellement ouvertes à la poésie toujours jeune des traditions populaires.

Le moindre petit livre qui inspire une idée poétique, qui suggère un beau sentiment, qui remue l'âme enfin, vaut infiniment mieux, pour l'enfance et pour la jeunesse, que tous vos bouquins bourrés de notions mécaniques.

Il faut des contes aux petits et aux grands enfants, de beaux contes en vers ou en prose, des écrits qui nous donnent à rire ou à pleurer, et qui nous mettent dans l'enchantement.

Je reçois aujourd'hui même, avec bien du plaisir, un livre qui s'appelle Le Monde enchanté, et qui contient une douzaine de contes de fées.

L'aimable et savant homme qui les a réunis, M. de Lescure, montre, dans sa préface, à quel besoin éternel de l'âme répond la féerie.

« Le besoin, dit-il, d'oublier la terre, la réalité, leurs déceptions, leurs affronts, si durs aux âmes fières, leurs chocs brutaux, si douloureux aux sensibilités délicates, est un besoin universel. Le rêve, plus que le rire, distingue l'homme des animaux et établit sa supériorité. »

Eh bien, ce besoin de rêver, l'enfant l'éprouve. Il sent son imagination qui travaille, et c'est pour cela qu'il veut des contes.

Les conteurs refont le monde à leur manière et ils donnent aux faibles, aux simples, aux petits, l'occasion de le refaire à la leur. Aussi ont-ils l'influence la plus sympathique. Ils aident à imaginer, à sentir, à aimer.

Et ne craignez point qu'ils trompent l'enfant en peuplant son esprit de nains ou de fées. L'enfant sait bien que la vie n'a point de ces apparitions charmantes. C'est votre science amusante qui le trompe ; c'est elle qui sème des erreurs difficiles à corriger. Les petits garçons qui n'ont point de défiance se figurent, sur la foi de M. Verne, qu'on va en obus dans la lune et qu'un organisme peut se soustraire sans dommage aux lois de la pesanteur.

Ces caricatures de la noble science des espaces célestes, de l'antique et vénérable astronomie sont sans vérité comme sans beauté.

Quel profit tirent les enfants d'une science sans méthode, d'une littérature faussement pratique qui ne parle ni à l'intelligence ni au sentiment ?

Il faudrait en revenir aux belles légendes à poésie des poètes et des peuples, à tout ce qui donne le frisson du beau.

Hélas ! notre société est pleine de pharmaciens qui craignent l'imagination. Et ils ont bien tort. C'est elle, avec ses mensonges, qui sème toute beauté et toute vertu dans le monde. On n'est grand que par elle. O mères ! n'ayez pas peur qu'elle perde vos enfants : elle les gardera, au contraire, des fautes vulgaires et des erreurs faciles.

LE LIVRE DE MON AMI - Anatole FRANCE > CHAPITRE II

II

DIALOGUE SUR LES CONTES DE FÉES

LAURE, OCTAVE, RAYMOND

LAURE

La bande de pourpre qui barrait le couchant a pâli et l'horizon s'est teint d'une lueur orangée, au-dessus de laquelle le ciel est d'un vert très pâle. voici la première étoile ; elle est toute blanche et elle tremble... Mais j'en découvre une autre et une autre encore, et tout à l'heure on ne pourra plus les compter. Les arbres du parc sont noirs et semblent agrandis. Ce petit chemin, qui descend là-bas entre des haies d'épines et dont je connais tous les cailloux, me paraît, à l'heure qu'il est, profond, aventureux et mystérieux, et je m'imagine, malgré moi, qu'il mène dans des contrées semblables à celles qu'on voit dans les rêves. La belle nuit ! et comme il est bon de respirer ! Je vous écoute, mon cousin ; parlez-nous des contes de fées, puisque vous avez tant de choses curieuses à nous en dire. Mais, de grâce, ne me les gâtez pas. Je vous préviens que je les adore. C'est à ce point que j'en veux un petit peu à ma fille, qui me demande si les ogres et les fées, « c'est vrai ».

RAYMOND

C'est un enfant du siècle. Le doute lui pousse avant les dents de sagesse. Je ne suis pas de l'école de cette philosophe en jupe courte, et je crois aux fées. Les fées existent, cousine, puisque les hommes les ont faites. Tout ce qu on imagine est réel : il n'y a même que cela qui soit réel. Si un vieux moine venait me dire : « J'ai vu le Diable ; il a une queue et des cornes », je répondrais à ce vieux moine :

« Mon père, en admettant que, par hasard, le Diable n'existât pas, vous l'avez créé ; maintenant, à coup sûr, il existe.

Gardez-vous-en ! » Cousine, croyez aux fées, aux ogres et au reste.

LAURE

Parlons des fées, et laissons le reste. vous nous disiez tantôt que des savants s'occupent de nos contes bleus. Je vous le répète, j'ai une peur affreuse qu'ils ne me les gâtent.

Tirer le petit Chaperon rouge de la « nursery » pour le mener à l'Institut ! Imagine-t-on cela !

OCTAVE

Je croyais les savants d'aujourd'hui plus dédaigneux ; mais je vois que vous êtes bons princes et que vous ne méprisez pas des récits parfaitement absurdes et d'une extrême puérilité.

LAURE

Les contes de fées sont absurdes et puérils, cela est sûr.

Mais j'ai bien de la peine à en convenir, tant je les trouve jolis.

RAYMOND

Convenez-en, cousine, convenez-en sans crainte. L'Iliade est enfantine aussi, et c'est le plus beau poème qu'on puisse lire. La poésie la plus pure est celle des peuples enfants. Les peuples sont comme le rossignol de la chanson : ils chantent bien tant qu'ils ont le coeur gai. En vieillissant, ils deviennent graves, savants, soucieux, et leurs meilleurs poètes ne sont plus que des rhéteurs magnifiques. Certes, La Belle au bois dormant est chose puérile.

C'est ce qui la fait ressembler à un chant de l'Odyssée. Cette belle simplicité, cette divine ignorance du premier âge qu'on ne retrouve pas dans les ouvrages littéraires des époques classiques, est conservée en fleur avec son parfum dans les contes et les chansons populaires. Ajoutons bien vite, comme Octave, que ces contes sont absurdes. S'ils n'étaient pas absurdes, ils ne seraient pas charmants.

Dites-vous bien que les choses absurdes sont les seules agréables, les seules belles, les seules qui donnent de la grâce à la vie et qui nous empêchent de mourir d'ennui. Un poème, une statue, un tableau raisonnables feraient bâiller tous les hommes, même les hommes raisonnables. Tenez, cousine, ces volants à votre jupe, ces plissés, ces bouillons, ces noeuds, tout ce jeu d'étoffes est absurde, et c'est délicieux. Je vous en fais mon compliment.

LAURE

Ne parlez point chiffons ; vous n'y entendez rien. Je vous accorde qu'il ne faut pas être trop uniment raisonnable en art. Mais dans la vie...

RAYMOND

Il n'y a de beau dans la vie que les passions, et les passions sont absurdes. La plus belle de toutes est la plus déraisonnable de toutes : c'est l'amour. Il y a une passion moins absurde que les autres, c'est l'avarice ; aussi est-elle effroyablement laide. « Les fous seuls m'amusent », disait Dickens. Malheur à qui ne ressemble pas quelquefois à don Quichotte et ne prit jamais des moulins à vent pour des géants ! Ce magnanime don Quichotte était son propre enchanteur. Il égalait la nature à son âme.

Ce n'est être point dupe, cela ! Les dupes sont ceux qui ne voient devant eux rien de beau ni de grand.

OCTAVE

Il me semble, Raymond, que cette absurdité, que vous admirez si fort, a sa source dans l'imagination et que ce que vous venez de nous dire sous une forme brillante et paradoxale peut se traduire tout uniment ainsi : l'imagination fait d'un homme ému un artiste, et d'un brave homme un héros.

RAYMOND

vous exprimez assez exactement une des faces de ma pensée ; mais je voudrais bien savoir ce que vous entendez par le mot imagination et si, dans votre esprit, c'est la faculté de se représenter des choses qui sont ou des choses qui ne sont pas.

OCTAVE

Je suis un homme qui ne sait que planter des choux, et je parle de l'imagination comme un aveugle des couleurs.

Mais je crois qu'elle n'est digne de son nom que quand elle donne l'être à des formes ou à des âmes nouvelles, en un mot, quand elle crée.

RAYMOND

L'imagination, telle que vous la définissez, n'est point une faculté humaine. L'homme est absolument incapable d'imaginer ce qu'il n'a ni vu, ni entendu, ni senti, ni goûté.

Je ne me mets pas à la mode et m'en tiens à mon vieux Condillac. Toutes les idées nous viennent par les sens, et l'imagination consiste, non pas à créer, mais à assembler des idées.

LAURE

Osez-vous parler ainsi ? Je puis, quand je veux, voir des anges.

RAYMOND

vous voyez des enfants avec des ailes d'oie. Les Grecs voyaient des centaures, des sirènes, des harpies, parce qu'ils avaient vu précédemment des hommes, des chevaux, des femmes, des poissons et des oiseaux. Swedenborg, qui a de l'imagination, décrit les habitants des planètes, ceux de Mars, ceux de Vénus, ceux de Saturne. Eh bien, il ne leur donne pas une seule qualité qui ne se trouve sur la terre ; mais il assemble ces qualités de la manière la plus extravagante ; il délire constamment. voyez, au contraire, ce que fait une belle imagination naïve : Homère, ou, pour mieux dire, le rhapsode inconnu, fait émerger de la blanche mer une jeune femme, « comme une nuée ». Elle parle, elle se lamente avec une sérénité céleste ! « Hélas ! enfant, dit-elle, pourquoi t'ai-je nourri ?... Je t'enfantai dans ma maison pour une mauvaise destinée. Mais j'irai sur l'Olympe neigeux... J'irai dans la maison d'airain de Zeus, j'embrasserai ses genoux, et je crois qu'il sera gagné. » Elle parle, c'est Thétis, elle est déesse. La nature a donné la femme, la mer et la nuée ; le poète les a associées.

Toute poésie, toute féerie est dans ces associations heureuses.

voyez comme à travers la sombre ramure un rayon de lune glisse sur l'écorce argentée des bouleaux. Le rayon tremble, ce n'est pas un rayon, c'est la robe blanche d'une fée. Les enfants qui l'apercevront vont s'enfuir, saisis d'un effroi délicieux.

Ainsi naquirent les fées et les dieux. Il n'y a pas, dans le monde surnaturel, un atome qui n'existe dans le monde naturel.

LAURE

Comme vous mêlez les déesses d'Homère et les fées de Perrault !

RAYMOND

Elles ont, les unes et les autres, la même origine et la même nature. Ces rois, ces princes charmants, ces princesses belles comme le jour, ces ogres qui amusent et effrayent les petits enfants, furent des dieux et des déesses autrefois et remplirent d'épouvante ou d'allégresse l'enfance de l'humanité. Le Petit Poucet, Peau-d'Ane et Barbe-Bleue sont d'antiques et vénérables récits qui viennent de loin, de très loin.

LAURE

D'où ?

RAYMOND

Eh ! le sais-je ? On a voulu, on veut encore nous prouver qu'ils sont originaires de la Bactriane ; on veut qu'ils aient été inventés sous les térébinthes de cette âpre contrée, par les aïeux nomades des Hellènes, des Latins, des Celtes et des Germains. Cette théorie a été élevée et soutenue par des savants très graves qui, s'ils se trompent, du moins ne se trompent point à la légère. Et il faut une bonne tête pour édifier scientifiquement des billevesées. Un polyglotte peut seul divaguer en vingt langues. Les savants dont je vous parle ne divaguent jamais. Mais certains faits, relatifs aux contes, fables et légendes qu'ils tiennent pour indo-européens, leur causent un embarras inextricable.

Quand ils ont bien sué pour vous prouver que Peau-d'Ane vient de la Bactriane et que le roman du Renard est propre à la race japhétique, des voyageurs retrouvent le roman du Renard chez les Zoulous et Peau-d'Ane chez les Papous.

Leur théorie en souffre cruellement. Mais les théories ne sont créées et mises au monde que pour souffrir des faits qu'on y met, être disloquées dans tous leurs membres, enfler et finalement crever comme des ballons. Toutefois, ceci est assez probable que les contes de fées, et notamment ceux de Perrault, procèdent des plus antiques traditions de l'humanité !

OCTAVE

Je vous arrête, Raymond. Bien que peu au fait de la science contemporaine, et plus occupé d'agriculture que d'érudition, j'ai lu dans un petit livre fort bien écrit que les ogres n'étaient autres que ces Hongres ou Hongrois qui ravagèrent l'Europe au Moyen Age, et que la légende de Barbe-Bleue s'était formée d'après l'histoire trop vraie de ce monstrueux maréchal de Raiz qui fut pendu sous Charles VII.

RAYMOND

Nous avons changé tout cela, mon cher Octave, et votre petit livre, qui a pour auteur le baron Walckenaer, est bon à faire des comtes. Les Hongrois s'abattirent, en effet, comme des sauterelles sur l'Europe à la fin du XIe siècle.

C'étaient d'épouvantables barbares ; mais la forme de leur nom dans les langues romanes s'oppose à la dérivation proposée par le baron Walckenaer. Dieu donne au mot ogre une plus ancienne origine ; il le fait sortir du latin orcus, qui, selon Alfred Maury, est d'origine étrusque.

Orcus est l'enfer, le dieu dévorant, qui se repaît de chair et préfère celle des enfants au berceau. Quant à Gilles de Raiz, il fut, en effet, pendu à Nantes en 1440. Mais ce n'est pas pour avoir égorgé sept femmes ; son histoire trop véridique ne ressemble en rien au conte, et c'est faire tort à Barbe-Bleue que de le confondre avec cet abominable maréchal. Barbe-Bleue n'est pas aussi noir qu'on le fait.

LAURE

Pas aussi noir ?

RAYMOND

Il n'est pas noir du tout, puisque c'est le soleil.

LAURE

Le soleil qui tue ses femmes et qui est tué par un dragon et par un mousquetaire ! Cela est ridicule ! Je ne connais ni votre Gilles de Raiz ni vos Hongrois ; mais il me semble beaucoup plus raisonnable de croire, avec mon mari, qu'un fait historique...

RAYMOND

Hé ! cousine, il vous semble raisonnable de vous tromper. L'humanité tout entière est comme vous. Si l'erreur paraissait absurde à tout le monde, personne ne se tromperait. C'est le sens commun qui donne lieu à tous les faux jugements. Le sens commun nous enseigne que la terre est fixe, que le soleil tourne autour et que les hommes qui vivent aux antipodes marchent la tête en bas. Défiez-vous du bon sens, cousine. C'est en son nom qu'on a commis toutes les bêtises et tous les crimes. Fuyons-le, et revenons à Barbe-Bleue, qui est le soleil. Les sept femmes qu'il tue, sont sept aurores. En effet, chaque jour de la semaine, le soleil, en se levant, met fin à une aurore. L'astre chanté dans les hymnes védiques a pris dans le conte gaulois, je l'avoue, la physionomie passablement féroce d'un tyranneau féodal ; mais il a gardé un attribut qui témoigne de son antique origine et qui fait reconnaître en ce méchant hobereau un ancien dieu solaire. Cette barbe à laquelle il doit son nom, cette barbe couleur du temps, l'identifie à l'Indra védique, le dieu du firmament, le dieu radieux, pluvieux, tonnant dont la barbe est d'azur.

LAURE

Cousin, dites-moi, de grâce, si les deux cavaliers, dont l'un était dragon et l'autre mousquetaire, sont aussi des dieux de l'Inde.

RAYMOND

Avez-vous entendu parler des Açwins et des Dioscures ?

LAURE

Jamais.

RAYMOND

Les Açwins chez les Indous et les Dioscures chez les Hellènes figuraient les deux crépuscules. C'est ainsi que, dans le mythe grec, les Dioscures Castor et Pollux délivrent Hélène, la lumière matinale, que Thésée, le soleil, tient prisonnière. Le dragon et le mousquetaire du conte n'en font ni plus ni moins en délivrant Mme Barbe-Bleue, leur soeur.

OCTAVE

Je ne nie pas que ces interprétations ne soient ingénieuses ; mais je les crois dénuées de tout fondement. vous m'avez renvoyé tantôt à mes avoines avec mes Hongrois.

Je vous dirai à mon tour que votre système n'est pas neuf et que feu mon grand-père, grand liseur de Dupuis, de volney et de Dulaure, voyait le zodiaque à l'origine de tous les cultes. Le brave homme me disait, au grand scandale de ma pauvre mère, que Jésus-Christ était le soleil, et ses douze apôtres les douze mois de l'année. Mais savez-vous, monsieur le savant, comment un homme d'esprit confondit Dupuis, volney, Dulaure et mon grand-père ? Il appliqua leur théorie à l'histoire de Napoléon Ier et démontra, par ce moyen, que Napoléon n'avait pas existé, que son histoire était un mythe. Ce héros qui naît dans une île, triomphe dans des contrées orientales et méridionales, perd sa puissance l'hiver dans le Nord et disparaît dans l'Océan, c'est, disait l'auteur dont j'ai oublié le nom, c'est évidemment le soleil. Ses douze maréchaux sont les douze signes du zodiaque, et ses quatre frères, les quatre saisons.

Je crains bien, Raymond, que vous ne procédiez, à l'égard de Barbe-Bleue, comme cet homme d'esprit à l'égard de Napoléon Ier.

RAYMOND

L'auteur dont vous parlez avait de l'esprit, comme vous le dites, et du savoir ; il se nommait Jean-Baptiste Pérès. Il est mort bibliothécaire, à Agen, en 1840. Son curieux petit livre : Comme quoi Napoléon n'a jamais existé, fut imprimé, si je ne me trompe, en 1817.

C'est, en effet, une critique très ingénieuse du système de Dupuis. Mais la théorie, dont je vous ai fait une application isolée, et par conséquent sans force, est établie sur la grammaire et la mythologie comparées. Les frères Grimm ont recueilli, comme vous savez, les contes populaires de l'Allemagne. Leur exemple a été suivi dans presque tous les pays, et nous possédons aujourd'hui des collections de contes scandinaves, danois, flamands, russes, anglais, italiens, zoulous, etc. En lisant ces contes, d'origines si diverses, on remarque avec surprise qu'ils procèdent tous ou presque tous d'un petit nombre de types. Tel conte scandinave semble calqué sur tel conte français, qui lui-même reproduit les traits principaux d'un conte italien.

Or, il n'est pas admissible que ces ressemblances soient l'effet d'échanges successifs entre les différents peuples.

On a donc supposé, comme je vous le disais tout à l'heure, que les familles humaines possédaient ces récits avant leur séparation et qu'elles les imaginèrent pendant leur repos immémorial dans leur commun berceau. Mais, comme on n'a entendu parler ni d'une contrée ni d'un âge où les Zoulous, les Papous et les Indous paissaient leurs boeufs ensemble, il faut penser que les combinaisons de l'esprit humain, à son enfance, sont partout les mêmes, que les mêmes spectacles ont produit les mêmes impressions dans toutes les têtes primitives, et que les hommes, également sujets à la faim, à l'amour et à la peur, ayant tous le ciel sur leur tête et la terre sous leurs pieds, ont tous, pour se rendre compte de la nature et de la destinée, imaginé les mêmes petits drames.

Les contes de nourrice n'étaient pas moins, à leur origine, qu'une représentation de la vie et des choses, propre à satisfaire des êtres très naïfs. Cette représentation se fit probablement d'une manière peu différente dans le cerveau des hommes blancs, dans celui des hommes jaunes et dans celui des hommes noirs.

Cela dit, je crois qu'il sera sage de nous en tenir à la tradition indo-européenne et de remonter à nos aïeux de la Bactriane, sans plus nous inquiéter des autres familles humaines.

OCTAVE

Je vous suis avec plaisir. Mais ne croyez-vous pas qu'un sujet si obscur puisse être livré sans dangers aux hasards de la conversation ?

RAYMOND

À vous dire vrai, je crois que les hasards d'une causerie familière sont moins dangereux pour mon sujet que les développements logiques d'une étude écrite. N'abusez pas contre moi de cet aveu, que je rétracterai, je vous en préviens, dès que vous ferez mine de vous en prévaloir à mes dépens. Désormais, je ne procéderai plus que par affirmations. Je me donnerai le plaisir d'être certain de ce que je dirai. Tenez-vous pour averti. J'ajoute que si je me contredis, ce qui arrivera très probablement, je confondrai dans un même amour les deux fils ennemis de ma pensée, afin d'être sûr de ne point faire tort à celui des deux qui est le bon. Enfin, je serai âpre, tranchant, et, s'il se peut, fanatique.

LAURE

Nous verrons si cet air-là va à votre visage. Mais qui vous force à le prendre ?

RAYMOND

L'expérience. Elle me démontre que le scepticisme le plus étendu cesse là où commence soit la parole, soit l'action. Dès qu'on parle, on affirme. Il faut en prendre son parti. Je m'y résigne. Je vous épargnerai de la sorte les « peut-être », les « si j'ose dire », les « en quelque sorte », et autres mantilles du langage, dont un Renan peut seul se parer avec grâce.

OCTAVE

Soyez âpre, tranchant. Mais, de grâce, mettez un peu d'ordre dans votre exposition. Et qu'on sache quelle est votre thèse, maintenant que vous en avez une.

RAYMOND

Tous ceux qui savent conduire leur esprit dans les recherches d'érudition générale ont reconnu, dans les contes de fées, des mythes antiques et d'antiques adages.

Max Muller a dit (je crois pouvoir citer exactement ses paroles) : « Les contes sont le patois moderne de la mythologie, et, s'ils doivent devenir le sujet d'une étude scientifique, le premier travail à entreprendre est de faire remonter chaque conte moderne à une légende plus ancienne, et chaque légende à un mythe primitif. »

LAURE

Eh bien, ce travail, l'avez-vous fait, cousin ?

RAYMOND

Si je l'avais fait, ce travail formidable, il ne me resterait pas un cheveu sur la tête, et je n'aurais plus le plaisir de vous voir qu'à travers quatre paires de besicles, sous le reflet protecteur d'une visière verte. Ce travail n'a pas été fait ; mais des matériaux suffisants ont été réunis pour permettre aux savants de se convaincre que les contes de fées ne sont pas des imaginations en l'air, et qu'au contraire, « dans bien des cas, ils tiennent, comme dit Max Muller, par toutes leurs racines, aux germes mêmes de l'ancien langage et de l'ancienne pensée ». Les vieux dieux décrépits, tombés en enfance, et mis hors des affaires humaines, servent encore à amuser les petits garçons et les petites filles. C'est l'emploi des grands-pères. En est-il un seul qui convienne mieux à la vieillesse de ces anciens seigneurs de la terre et du ciel ? Les contes de fées sont de beaux poèmes religieux oubliés par les hommes et retenus par les pieuses aïeules à la longue mémoire. Ces poèmes sont devenus puérils et sont restés charmants sur les lèvres molles de la vieille filandière qui les contait aux petits de ses fils, accroupis autour d'elle devant l'âtre.

Les tribus des hommes blancs se sont séparées ; les unes sont allées sous un ciel transparent, le long des blancs promontoires que baigne une mer bleue qui chante ; les autres se sont plongées dans les brumes mélancoliques qui, sur les rivages des mers du Nord, mêlent la terre au ciel et ne laissent deviner que des formes incertaines et monstrueuses. D'autres ont campé dans les steppes monotones où paissaient leurs maigres chevaux ; d'autres ont couché sur la neige durcie, ayant sur la tête un firmament de fer et de diamants. Il en est qui sont allées cueillir la fleur d'or sur une terre de granit. Et les fils de l'Inde ont bu à tous les fleuves de l'Europe. Mais, partout, dans la cabane, ou sous la tente, ou devant le feu de broussailles allumé dans la plaine, l'enfant d'autrefois, devenue aïeule à son tour, répétait aux petits les contes qu'elle avait entendus dans son enfance. C'étaient les mêmes personnages et la même aventure ; seulement la conteuse donnait, sans le savoir, à son récit les teintes de l'air qu'elle avait si longtemps respiré et de la terre qui l'avait nourrie et qui allait bientôt la recevoir. La tribu reprenait sa marche à travers les fatigues et les périls, laissant derrière elle, du côté de l'Orient, l'aïeule couchée au milieu des morts jeunes ou vieux. Mais les contes sortis de ses lèvres, maintenant glacées, s'envolaient comme les papillons de Psyché, et ces frêles immortels, se posant de nouveau sur la bouche des vieilles filandières, étincelaient aux yeux agrandis des nouveaux nourrissons de l'antique race. Et qui donc apprit Peau d'Ane aux fillettes et aux garçonnets de France, « de douce France », comme dit la chanson ? C'est « Ma Mère l'Oie », répondent les savants de village, Ma Mère l'Oie, qui filait sans cesse et sans cesse devisait. Et les savants de s'enquérir. Ils ont reconnu Ma Mère l'Oie dans cette reine Pédauque que les maîtres imagiers représentèrent sur le portail de Sainte-Marie de Nesles dans le diocèse de Troyes, sur le portail de Sainte-Bénigne de Dijon, sur le portail de Saint-Pourçain en Auvergne et de Saint-Pierre de Nevers. Ils ont identifié Ma Mère l'Oie à la reine Bertrade, femme et commère du roi Robert ; à la reine Berthe au grand pied, mère de Charlemagne ; à la reine de Saba, qui, étant idolâtre, avait le pied fourchu ; à Freya au pied de cygne, la plus belle des déesses scandinaves ; à sainte Lucie, dont le corps, comme le nom, était lumière. Mais c'est chercher bien loin et s'amuser à se perdre. Qu'est-ce que Ma Mère l'Oie, sinon notre aïeule à tous et les aïeules de nos aïeules, femmes au coeur simple, aux bras noueux, qui firent leur tâche quotidienne avec une humble grandeur et qui, desséchées par l'âge, n'ayant, comme les cigales, ni chair ni sang, devisaient encore au coin de l'âtre, sous la poutre enfumée, et tenaient à tous les marmots de la maisonnée ces longs discours qui leur faisaient voir mille choses ? Et la poésie rustique, la poésie des champs, des bois et des fontaines, sortait fraîche des lèvres de la vieille édentée.

... comme ces eaux si pures et si belles, qui coulent sans effort des sources naturelles.

Sur le canevas des ancêtres, sur le vieux fonds indou, la Mère l'Oie brodait des images familières, le château et les grosses tours, la chaumière, le champ nourricier, la forêt mystérieuse et les belles Dames, les fées tant connues des villageois et que Jeanne d'Arc aurait pu voir, le soir, sous le gros châtaignier, au bord de la fontaine...

Eh bien, cousine, vous ai-je gâté les contes de fées ?

LAURE

Parlez, parlez, je vous écoute.

RAYMOND

Pour moi, s'il fallait choisir, je donnerais de bon coeur toute une bibliothèque de philosophes, pour qu'on me laissât Peau-d'Ane. Il n'y a dans toute notre littérature que La Fontaine qui ait senti comme Ma Mère l'Oie la poésie du terroir, le charme robuste et profond des choses domestiques.

Mais permettez-moi de rassembler et de resserrer quelques observations importantes qu'il ne faut pas laisser s'éparpiller dans les hasards de la conversation. Les premières langues étaient tout en images et animaient tout ce qu'elles nommaient. Elles dotaient de sentiments humains les astres, les nuages, « vaches célestes », la lumière, les vents, l'aurore. De la parole imagée, vivante, animée, le mythe jaillit et le conte sortit du mythe. Le conte se transforma sans cesse ; car le changement est la première nécessité de l'existence. Il fut pris au mot et à la lettre et ne rencontra pas, par bonheur, des gens d'esprit pour le réduire en allégorie et le tuer du coup. Les bonnes gens voyaient, en Peau-d'Ane, Peau d'Ane elle-même, rien de plus, rien de moins. Perrault n'y chercha pas autre chose. La science vint qui embrassa d'un coup d'oeil le long trajet du mythe et du conte et dit :

« L'aurore devint Peau-d'Ane. » Mais il faut qu'elle ajoute que, dès que Peau-d'Ane fut imaginée, elle prit une physionomie particulière et vécut pour son propre compte.

LAURE

Je commence à voir clair dans ce que vous dites. Mais, puisque vous nommez Peau-d'Ane, je vous avouerai qu'il y a dans son histoire quelque chose qui me choque au dernier point. Est-ce un Indien qui a donné au père de Peau d'Ane cette odieuse passion pour sa fille ?

RAYMOND

Pénétrons le sens du mythe, et l'inceste qui vous fait horreur vous paraîtra bien innocent. Peau-d'Ane est l'aurore ; elle est fille du soleil, puisqu'elle sort de la lumière. Quand on dit que le roi est amoureux de sa fille, cela signifie que le soleil, à son lever, court après l'aurore. De même, dans la mythologie védique, Prajâ-pati, seigneur de la création, protecteur de toute créature, identique au soleil, poursuit sa fille Ouschas, l'aurore, qui fuit devant lui.

LAURE

Tout soleil qu'il est, votre roi me choque et j'en veux à ceux qui l'ont imaginé.

RAYMOND

Ils étaient innocents et par conséquent immoraux... Ne vous récriez pas, cousine, c'est la corruption qui donne une raison d'être à la morale, de même que c'est la violence qui nécessite la loi. Ce sentiment du roi pour sa fille, respecté avec une naïveté religieuse par la tradition et par Perrault, atteste la vénérable antiquité du conte et le fait remonter jusqu'aux tribus patriarcales de l'Ariadne.

L'inceste était considéré sans horreur dans ces innocentes familles de pâtres chez qui le père se nommait « celui qui protège », le frère «celui qui aide », la soeur « celle qui console », la fille « celle qui trait les vaches », le mari « le fort », et l'épouse « la forte ». Ces bouviers du pays du soleil n'avaient point inventé la pudeur. Parmi eux, la femme, étant sans mystère, était sans danger. La volonté du patriarche était la seule loi qui permettait ou non au mari d'emmener une épouse dans le chariot attelé de deux boeufs blancs. Si, par la force des choses, l'union du père et de la fille était rare, cette union n'était pas réprouvée. Le père de Peau-d'Ane ne fit point scandale. Le scandale est propre aux sociétés polies, et c'est même une de leurs distractions les plus chères.

OCTAVE

Je vous laisse dire. Mais je suis bien sûr que vos explications ne valent rien. La morale est innée dans l'homme.

RAYMOND

La morale est la science des moeurs ; elle change avec les moeurs. Elle diffère dans tous les pays et ne reste nulle part dix ans la même.

votre morale, Octave, n'est pas celle de votre père.

Quant aux idées innées, c'est une grande rêverie.

LAURE

Messieurs, laissons, s'il vous plaît, la morale et les idées innées, qui sont des choses fort ennuyeuses, et revenons au père de Peau-d'Ane, qui est le soleil.

RAYMOND

vous rappelez-vous qu'il nourrissait dans son écurie, au milieu des plus nobles chevaux richement caparaçonnés et « roides d'or et de broderies, un âne que la nature avait formé si extraordinaire, dit le conte, que sa litière, au lieu d'être malpropre, était couverte, tous les matins, de beaux écus au soleil et de beaux louis d'or de toute espèce » ? Eh bien, cet âne oriental, onagre, hémione ou zèbre, est le coursier du soleil, et les louis d'or dont il couvre sa litière sont les disques lumineux que l'astre répand à travers la feuillée. Sa peau est elle-même un emblème distinct qui représente la nuée. L'aurore s'en voile et disparaît. vous rappelez-vous la jolie scène, quand Peau-d'Ane est vue, dans sa robe couleur du ciel, par le beau prince qui a mis l'oeil sur le trou de la serrure ? Ce prince, fils du roi, est un rayon de soleil...

LAURE

Dardé à travers la porte, c'est-à-dire entre deux nuages, n'est-il pas vrai ?

RAYMOND

On ne peut mieux dire, cousine, et je vois que vous vous entendez admirablement en mythologie comparée. - Prenons le conte le plus simple de tous, cette histoire d'une jeune fille qui laisse échapper de sa bouche deux roses, deux perles et deux diamants. Cette jeune fille est l'aurore qui fait éclore les fleurs et les baigne de rosée et de lumière. Sa méchante soeur, qui vomit des crapauds, est la brume. - Cendrillon, noircie par les cendres du foyer, c'est l'aurore assombrie par les nuages. Le jeune prince qui l'épouse est le soleil.

OCTAVE

Ainsi les femmes de Barbe-Bleue sont des aurores. Peau d'Ane est une aurore, la jeune fille qui laisse tomber de sa bouche des roses et des perles est une aurore, Cendrillon est une aurore. vous ne nous montrez que des aurores.

RAYMOND

C'est que l'aurore, l'aurore magnifique de l'Inde, est la plus riche source de la mythologie aryenne. Elle est célébrée, sous des noms et des formes multiples, dans les hymnes védiques. Dès la nuit on l'appelle, on l'attend, avec une espérance mêlée de crainte :

«Notre antique amie, l'Aurore, reviendra-t-elle ? Les puissances de la nuit seront-elles vaincues par le dieu de la lumière ? » Mais elle vient, la claire jeune fille, « elle s'approche de chaque maison », et chacun se réjouit dans son coeur. C'est elle, c'est la fille de Dyaus, la divine bouvière, qui conduit, chaque matin, au pâturage les vaches célestes, dont les lourdes mamelles laissent s'égoutter sur la terre aride une rosée fraîche et féconde.

Comme on a chanté sa venue, on chantera sa fuite, et l'hymne va célébrer la victoire du soleil :

«voici encore une forte et mâle action que tu as accomplie, à Indra ! Tu frappes la fille de Dyaus, une femme qu'il est difficile de vaincre. Oui, la fille de Dyaus, la glorieuse, l'Aurore, toi, Indra, grand héros, tu l'as mise en pièces.

« L'Aurore se précipita à bas de son char brisé, craignant qu'Indra, le taureau, ne la frappât.

« Son char gisait là, brisé en morceaux ; quant à elle, elle s'enfuit bien loin. » L'indou primitif se faisait de l'aurore une image changeante, mais toujours vive, et les reflets affaiblis et altérés de cette image sont encore visibles dans les contes dont nous venons de parler, comme aussi dans Le Petit Chaperon rouge. La couleur du bonnet que porte la petite-fille de la Mère Grand est un premier indice de sa céleste origine.

L'office qu'on lui donne de porter une galette et un pot de beurre la fait ressembler à l'aurore des védas, qui est une messagère. Quant au loup qui la dévore...

LAURE

C'est un nuage.

RAYMOND

Non pas, cousine. C'est le soleil.

LAURE

Le soleil, un loup ?

RAYMOND

Le loup dévorateur, au poil brillant, vrika, le loup védique. N'oubliez pas que deux dieux solaires, l'Apollon Lycien des Grecs et l'Apollon Soranus des Latins, ont le loup pour emblème.

OCTAVE

Comment a-t-on pu comparer le soleil à un loup ?

RAYMOND

Quand le soleil tarit les citernes, brûle les prés et sèche le cuir sur l'échine amaigrie des boeufs haletants qui tirent la langue, n'est-ce point un loup dévorant ? Le poil du loup reluit, ses prunelles brillent ; il montre des dents blanches, sa mâchoire et ses reins sont forts : il procède du soleil par l'éclat de son pelage et de ses yeux et par la puissance destructive de ses mâchoires. vous craignez peu le soleil, Octave, dans ce pays humide où fleurissent les pommiers ; mais le petit Chaperon rouge, qui vient de loin, a traversé de chaudes contrées.

LAURE

L'aurore meurt et renaît. Mais le petit Chaperon rouge meurt pour ne plus revenir. Elle eut tort de cueillir des noisettes et d'écouter le loup ; toutefois est-ce une raison pour qu'elle soit mangée sans miséricorde ? Ne vaudrait-il pas mieux qu'elle sortît du ventre de la bête, comme l'aurore de la nuit ?

RAYMOND

votre pitié, cousine, est pleine d'esprit. La mort du petit Chaperon rouge ne peut être définitive. La Mère l'Oie n'avait pas bien retenu la fin du conte.

On peut bien oublier quelque chose à son âge.

Mais les aïeules d'Allemagne et d'Angleterre savent bien que le Chaperon rouge meurt et renaît comme l'aurore.

Elles content qu'un chasseur ouvrit le ventre de la bête et en tira l'enfant rose, qui ouvrit de grands yeux et dit :

« Oh ! que j'ai eu de frayeur et qu'il faisait noir là-dedans ! » Je feuilletais tantôt, dans la chambre de votre fille, un de ces cahiers d'images en couleurs que l'Anglais Walter Crane enlumine avec tant de fantaisie et d'humour. Ce gentleman a l'imagination à la fois savante et familière ; i la le sens des légendes et l'amour de la vie ; il respecte le passé et goûte le présent. C'est l'esprit anglais. Le cahier que je feuilletais contient le texte et les dessins du Little Red Riding Hood (Le Petit Chaperon rouge de l'Angleterre).

Le loup l'avale ; mais un gentleman farmer, en habit vert, culotte jaune et bottes à revers, loge une balle entre les deux yeux luisants du loup, ouvre avec son couteau de chasse le ventre de la bête, et l'enfant en sort, fraîche comme une rose.

Some sportsman (he certainly was a dead shot)

Had aimed at the Wolfwhen she cried ;

So Red Riding Hood got sale home did she not ?

And lived happily there till she died.

voilà la vérité, cousine, et vous l'aviez devinée.

Quant à La Belle au bois dormant, dont l'aventure est d'une poésie naïve et profonde...

OCTAVE

C'est l'aurore !

RAYMOND

Non. La Belle au bois dormant, Le Chat botté et Le Petit Poucet se rattachent à une autre classe de légendes aryennes, à celles qui symbolisent la lutte entre l'hiver et l'été, le renouvellement de la nature, l'éternelle aventure de l'Adonis universel, de cette rose du monde qui se flétrit et refleurit sans cesse. La Belle au bois dormant n'est autre qu'Astéria, claire soeur de Latone, que Cora et que Proserpine. L'imagination populaire fut bien inspirée en donnant à la lumière la forme de ce que la lumière caresse le plus amoureusement sur la terre, la forme d'une belle jeune fille. Pour ma part, j'aime la princesse du bois dormant à l'égal de l'Eurydice de virgile et de la Brunhild de l'Edda qui, piquées, l'une par un serpent, l'autre par une épine, sont ramenées de l'ombre éternelle, la Grecque par un poète, la Scandinave par un guerrier, tous deux amoureux.

C'est le sort commun des héros lumineux des mythes de s'évanouir à l'atteinte d'un objet aigu, épine, griffe ou fuseau. Dans une légende du Dekan, recueillie par Miss Frere, une petite fille se pique à l'ongle qu'une Rakchasa a laissé dans une porte ; aussitôt elle tombe inanimée. Un roi passe, l'embrasse et la réchauffe. Le propre de ces drames de l'hiver et de l'été, de l'ombre et de la lumière, de la nuit et du jour est de recommencer sans cesse. Le conte rapporté par Perrault recommence quand on le croit fini. La Belle épouse le prince et a de ce mariage deux enfants, le petit Jour et la petite Aurore, l'Aithra et l'Héméros d'Hésiode, ou, si vous voulez, Phoebus et Artémis. En l'absence du prince, sa mère, une ogresse, une Rakchasa, c'est-à-dire l'épouvante nocturne, menace de dévorer les deux enfants royaux, les deux jeunes lumières, que sauve le retour du roi-soleil. La Belle au bois dormant a, dans l'ouest de la France, une soeur rustique dont l'histoire est contée naïvement dans une très vieille chanson que je vais vous dire :

Quand j'étais chez mon père,

Guenillon,

Petite jeune fille,

Il m'envoyait au bois,

Guenillon,

Pour cueillir la nouzille,

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

Guenillon, Saute en guenille.

Il m'envoyait au bois

Pour cueillir la nouzille !

Le bois était trop haut,

La belle trop petite...

Le bois était trop haut,

La belle trop petite.

Elle se mit en main

Une tant verte épine...

Elle se mit en main

Une tant verte épine,

À la douleur du doigt

La bell's'est endormie...

À la douleur du doigt,

La bell's'est endormie...

Et au chemin passa

Trois cavaliers bons drilles...

Et le premier des trois

Dit : « Je vois une fille. »

Et le second des trois

Dit : « Elle est endormie. »

Et le second des trois,

Guenillon,

Dit : « Elle est endormie. »

Et le dernier des trois,

Guenillon, Dit :

« Ell'sera ma mie. »

Ah ! ah ! ah ! ah ! ah !

Guenillon,

Saute en guenille.

Ici la légende divine est tombée au dernier étage de la dégradation, et il serait impossible, si les intermédiaires manquaient, de reconnaître en cette rustique Guenillon la lumière céleste qui languit pendant l'hiver et se ranime au printemps. L'épopée de la Perse, le Schahnameh, nous fait connaître un héros dont la destinée ressemble à celle de la Belle au bois dormant. Isfendiar, qui ne peut être blessé par aucune épée, doit mourir d'une épine qui l'atteindra dans l'oeil. L'histoire de Balder, dans l'Edda scandinave, présente avec cette Belle au bois dormant des analogies encore plus saisissantes.

Comme les fées au berceau de la fille du roi, tous les dieux devant le divin enfant Balder jurent de rendre inoffensif pour lui tout ce qui est sur la terre. Mais le gui, qui ne croît pas sur le sol, a été oublié par les immortels comme, par le roi et la reine, la vieille qui filait au faîte de leur tour. Un fuseau pique la belle ; une branche de gui tue Balder.

« Ainsi, par terre, gît Balder, mort, et tout autour gisent, amoncelés, glaives, torches, javelots et lances que, pour s'amuser, les dieux avaient jetés sans effet contre Balder, que ne perçait et n'entamait aucune arme ; mais dans sa poitrine était enfoncée la fatale branche de gui, que Lok, l'accusateur, donna à Hoder, et que Hoder lança sans pensée mauvaise. »

LAURE

Tout cela est fort beau ; mais n'avez-vous rien à nous dire de la petite chienne Pouffe qui était sur le lit de la princesse ? Je lui trouve un air galant : Pouffe fut élevée sur les genoux des marquises, et je m'imagine que madame de Sévigné la caressa de ces mains qui écrivirent des lettres si belles.

RAYMOND

Pour vous être agréable, nous donnerons à la petite chienne Pouffe des aïeux célestes ; ou ferons remonter sa race à Saramâ, la chienne en quête de l'aurore, et au chien Seirios, gardien des étoiles. voilà, si je ne me trompe, une belle noblesse. Il ne reste plus à Pouffe qu'à faire la preuve de ses quartiers pour être admise comme chanoinesse au chapitre d'un Remiremont-Canin. Un d'Hozier à quatre pattes aurait seul autorité pour établir cette filiation. Je me contenterai d'indiquer un des rameaux de ce grand arbre généalogique. Branche finlandaise : le petit chien Flô, à qui sa maîtresse dit par trois fois :

« va, mon petit chien Flô, et vois s'il fera bientôt jour. »

À la troisième fois, l'aube se lève.

OCTAVE

J'admire la facilité avec laquelle vous logez au ciel les bêtes et les gens des contes. Les Romains n'envoyaient pas plus aisément leurs empereurs parmi les constellations. A votre gré, le marquis de Carabas ne peut manquer d'être pour le moins le soleil en personne.

RAYMOND

N'en doutez pas, Octave. Ce personnage pauvre, humilié, qui croît en richesse et en puissance, c'est le soleil qui se lève dans la brume et brille par un midi pur. Notez ce point : le marquis de Carabas sort de l'eau pour se revêtir d'habits resplendissants. On ne peut représenter le lever du soleil par un symbole plus clair.

LAURE

Mais, dans le conte, le marquis est un personnage inerte, qu'on mène ; c'est le chat qui pense et qui agit, et il n'est que juste que ce chat soit, comme la chienne Pouffe, un être céleste.

RAYMOND

C'en est un, et, comme son maître, il figure le soleil.

LAURE

J'en suis bien aise. Mais a-t-il, comme Pouffe, des parchemins en règle ? Peut-il prouver sa noblesse ?

RAYMOND

Ainsi que le dit Racine :

L'hymen n'est pas toujours entouré de flambeaux.

Il se peut que le Chat botté descende de ces chats qui traînèrent le char de Freya, la Vénus scandinave. Mais les tabellions de gouttière n'en disent rien. On connaît un très ancien chat solaire, le chat égyptien, identique à Râ, qui parle dans un rituel funéraire, traduit par monsieur de Rougé, et dit : « Je suis le grand chat qui était en l'avenue de l'arbre de vie, dans An, la nuit du grand combat. » Mais ce chat est un Kouschite, un fils de Cham. Le Chat botté est de la race de Japhet, et je ne vois pas du tout comment on pourrait les rattacher l'un à l'autre.

LAURE

Ce grand chat kouschite, qui parle si obscurément dans votre rituel funéraire, était-il besacier et botté ?

RAYMOND

Le rituel ne le dit pas. Les bottes du chat du marquis sont analogues aux bottes de sept lieues que chausse le Petit Poucet et qui symbolisent la rapidité de la lumière. Le Petit Poucet fut originairement, selon le savant monsieur Gaston Paris, un de ces dieux aryens, conducteurs et voleurs de boeufs célestes, comme cet Hermès enfant, à qui les peintres de vases donnent un soulier pour berceau.

L'imagination populaire logea Poucet dans la plus petite étoile de la Grande-Ourse. propos de bottes, comme on dit, vous savez que Jacquemart, qui faisait des eaux-fortes si belles, rassembla une riche collection de chaussures. Si l'on voulait faire, à son exemple, un musée de chaussures mythologiques, on remplirait plus d'une vitrine. À côté des bottes de sept lieues, du soulier d'Hermès enfant et des bottes du maître chat, il faudrait placer les talonnières d'Hermès adulte, les sandales de Persée, les chaussures d'or d'Athénée, les pantoufles de verre de Cendrillon et les mules étroites de Marie, la petite Russe. Tous ces vêtements de pied expriment à leur façon la vitesse de la lumière et le cours des astres.

LAURE

C'est par erreur, n'est-il pas vrai, qu'on a dit que les pantoufles de Cendrillon étaient de verre ? On ne peut pas se figurer des chaussures faites de la même étoffe qu'une carafe. Des chaussures de vair, c'est-à-dire des chaussures fourrées, se conçoivent mieux, bien que ce soit une mauvaise idée d'en donner à une fillette pour la mener au bal.

Cendrillon devait avoir avec les siennes les pieds pattus comme un pigeon. Il fallait, pour danser si chaudement chaussée, qu'elle fût une petite enragée. Mais les jeunes filles le sont toutes ; elles danseraient avec des semelles de plomb.

RAYMOND

Cousine, je vous avais pourtant bien avertie de vous défier du bon sens. Cendrillon avait des pantoufles non de fourrure, mais de verre, d'un verre transparent comme une glace de Saint-Gobain, comme l'eau de source et le cristal de roche. Ces pantoufles étaient fées ; on vous l'a dit, et cela seul lève toute difficulté. Un carrosse sort d'une citrouille. La citrouille était fée. Or, il est très naturel qu'un carrosse fée sorte d'une citrouille fée. C'est le contraire qui serait surprenant. La Cendrillon russe a une soeur qui se coupe le gros orteil pour chausser la pantoufle, que le sang macule et qui révèle ainsi au prince l'héroïque supercherie de l'ambitieuse.

LAURE

Perrault se contente de dire que les deux méchantes soeurs firent tout leur possible pour faire entrer leur pied dans la pantoufle, mais qu'elles ne purent en venir à bout.

J'aime mieux cela.

RAYMOND

C'est aussi comme cela que l'entendait Ma Mère l'Oie.

Mais, si vous étiez Slave, vous seriez un peu féroce, et l'orteil coupé serait tout à fait de votre goût.

OCTAVE

voilà déjà quelque temps que Raymond nous parle des contes de fées, et il ne nous a pas encore dit un mot des fées elles-mêmes.

LAURE

Cela est vrai. Mais il vaut mieux laisser les fées dans leur vague et leur mystère.

RAYMOND

vous craignez, cousine, que ces capricieuses créatures, tantôt bonnes, tantôt méchantes, jeunes ou vieilles à leur gré, qui dominent la nature et semblent toujours sur le point de s'évanouir en elle, ne se prêtent pas à notre curiosité et ne nous échappent au moment où nous croirons les saisir. Elles sont faites d'un rayon de lune. Le bruissement des feuilles trahit seul leur passage, et leur voix se mêle aux murmures des fontaines. Si l'on ose saisir un pan de leur robe d'or, on n'a dans la main qu'une poignée de feuilles sèches. Je n'aurai point l'impiété de les poursuivre ; mais leur nom seul nous révélera le secret de leur nature.

Fée, en italien fata, en espagnol hada, en portugais et en provençal fada et fade ; fadette dans ce patois berrichon qu'illustra George Sand, est sorti du latin fatum, qui signifie destin. Les fées résultent de la conception la plus douce et la plus tragique, la plus intime et la plus universelle de la vie humaine. Les fées sont nos destinées. Une figure de femme sied bien à la destinée, qui est capricieuse, séduisante, décevante, pleine de charme, de trouble et de péril.

Il est bien vrai qu'une fée est la marraine de chacun de nous et que, penchée sur son berceau, elle lui fait des dons heureux ou terribles qu'il gardera toute sa vie. Prenez les êtres, demandez-vous ce qu'ils sont, ce qui les fait et ce qu'ils font ; vous trouverez que la raison suprême de leur existence heureuse ou funeste, c'est la fée. Claude plaît parce qu'il chante bien ; il chante bien parce que les cordes de sa voix sont harmonieusement construites. Qui les disposa ainsi dans le gosier de Claude ? C'est la fée. Pourquoi la fille du roi se piqua-t-elle au fuseau de la vieille ? Parce qu'elle était vive, un peu étourdie... et que l'arrêt des fées l'ordonnait ainsi.

C'est précisément ce que répond le conte, et la sagesse humaine ne va pas au-delà de cette réponse. Pourquoi, cousine, êtes-vous belle, spirituelle et bonne ? Parce qu'une fée vous donna la bonté, une autre l'esprit, une autre la grâce. Il fut fait comme elles avaient dit. Une mystérieuse marraine détermine à notre naissance tous les actes, toutes les pensées de notre vie, et nous ne serons heureux et bons qu'autant qu'elle l'aura voulu. La liberté est une illusion et la fée une vérité. - Mes amis, la vertu est, comme le vice, une nécessité qu'on ne peut éluder... Oh ! ne vous récriez pas. Pour être involontaire, la vertu n'en est pas moins belle et ne mérite pas moins qu'on l'adore.

Ce qu'on aime dans la bonté, ce n'est pas le prix qu'elle coûte, c'est le bien qu'elle fait.

Les belles pensées sont les émanations des belles âmes qui répandent leur propre substance, comme les parfums sont les particules des fleurs qui s'évaporent. Une âme noble ne peut donner à respirer que de la noblesse, de même qu'une rose ne peut sentir que la rose. Ainsi l'ont voulu les fées. Cousine, rendez-leur grâce.

LAURE

Je ne vous écoute plus. votre sagesse est horrible. Je sais le pouvoir des fées ; je sais leurs caprices ; elles ne m'ont pas épargné plus qu'à d'autres les faiblesses intérieures, les chagrins et les fatigues. Mais je sais qu'au-dessus d'elles, au-dessus des hasards de la vie, plane la pensée éternelle qui nous inspira la foi, l'espérance et la charité. - Bonne nuit, cousin.

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