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LÉONE LÉONI

Roman

George SAND



TABLE des MATIÈRES

25 choix possibles

NOTICE
CHAPITRE I.
CHAPITRE II.
CHAPITRE III.
CHAPITRE IV.
CHAPITRE V.
CHAPITRE VI.
CHAPITRE VII.
CHAPITRE VIII.
CHAPITRE IX.
CHAPITRE X.
CHAPITRE XI.
CHAPITRE XII.
CHAPITRE XIII.
CHAPITRE XIV.
CHAPITRE XV.
CHAPITRE XVI.
CHAPITRE XVII.
CHAPITRE XVIII.
CHAPITRE XIX.
CHAPITRE XX.
CHAPITRE XXI.
CHAPITRE XXII.
CHAPITRE XXIII.
CHAPITRE XXIV.


TEXTE INTÉGRAL



NOTICE

Étant à Venise par un temps très-froid et dans une circonstance fort triste, le carnaval mugissant et sifflant au dehors avec la bise glacée, j'éprouvais le contraste douloureux qui résulte de notre souffrance intérieure, isolée au milieu de l'enivrement d'une population inconnue.

J'habitais un vaste appartement de l'ancien palais Nasi, devenu une auberge et donnant sur le quai des Esclavons, près le pont des Soupirs. Tous les voyageurs qui ont visité Venise connaissent cet hôtel, mais je doute que beaucoup d'entre eux s'y soient trouvés dans une disposition morale aussi douloureusement recueillie, le mardi gras, dans la ville classique du carnaval.

Voulant échapper au spleen par le travail de l'imagination, je commençai au hasard un roman qui débutait par la description même du lieu, de la fête extérieure et du solennel appartement où je me trouvais. Le dernier ouvrage que j'avais lu en quittant Paris était Manon Lescaut. J'en avais causé, ou plutôt écouté causer, et je m'étais dit que faire de Manon Lescaut un homme, de Desgrieux une femme, serait une combinaison à tenter et qui offrirait des situations assez tragiques, le vice étant souvent fort près du crime pour l'homme, et l'enthousiasme voisin du désespoir pour la femme.

J'écrivis ce volume en huit jours, et le relus à peine pour l'envoyer à Paris. Il avait rempli mon but et rendu ma pensée, je n'y aurais rien ajouté en le méditant. Et pourquoi un ouvrage d'imagination aurait-il besoin d'être médité ? Quelle moralité voudrait-on faire ressortir d'une fiction que chacun sait être fort possible dans le monde de la réalité ? Des gens rigides en théorie (on ne sait pas trop pourquoi) ont pourtant jugé l'ouvrage dangereux.

Après tantôt vingt ans écoulés, je le parcours et n'y trouve rien de tel. Dieu merci, le type de Leone Leoni, sans être invraisemblable, est exceptionnel ; et je ne vois pas que l'engouement produit par lui sur une âme faible, soit récompensé par des félicités bien enviables. Au reste, je suis, à l'heure qu'il est, bien fixé sur la prétendue portée des moralités du roman, et j'en ai dit ailleurs ma pensée raisonnée.

GEORGE SAND.

Nohant, janvier 1853.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE I.

I.

Nous étions à Venise. Le froid et la pluie avaient chassé les promeneurs et les masques de la place et des quais. La nuit était sombre et silencieuse. On n'entendait au loin que la voix monotone de l'Adriatique se brisant sur les îlots, et de temps en temps les cris des hommes de quart de la frégate qui garde l'entrée du canal Saint-Georges, s'entre-croisant avec les réponses de la goëlette de surveillance. C'était un beau soir de carnaval dans l'intérieur des palais et des théâtres ; mais au dehors tout était morne, et les réverbères se reflétaient sur les dalles humides, où retentissait de loin en loin le pas précipité d'un masque attardé, enveloppé dans son manteau.

Nous étions tous deux seuls dans une des salles de l'ancien palais Nasi, situé sur le quai des Esclavons, et converti aujourd'hui en auberge, la meilleure de Venise. Quelques bougies éparses sur les tables et la lueur du foyer éclairaient faiblement cette pièce immense, et l'oscillation de la flamme semblait faire mouvoir les divinités allégoriques peintes à fresque sur le plafond. Juliette était souffrante, elle avait refusé de sortir. Étendue sur un sofa et roulée à demi dans son manteau d'hermine, elle semblait plongée dans un léger sommeil, et je marchais sans bruit sur le tapis en fumant des cigarettes de Serraglio.

Nous connaissons, dans mon pays, un certain état de l'âme, qui est, je crois, particulier aux Espagnols. C'est une sorte de quiétude grave qui n'exclut pas, comme chez les peuples tudesques et dans les cafés de l'Orient, le travail de la pensée. Notre intelligence ne s'engourdit pas durant ces extases où l'on nous voit plongés.

Lorsque nous marchons méthodiquement, en fumant nos cigares, pendant des heures entières, sur le même carré de mosaïque, sans nous en écarter d'une ligne, c'est alors que s'opère le plus facilement chez nous ce qu'on pourrait appeler la digestion de l'esprit ; les grandes résolutions se forment en de semblables moments, et les passions soulevées s'apaisent pour enfanter des actions énergiques. Jamais un Espagnol n'est plus calme que lorsqu'il couve quelque projet ou sinistre ou sublime. Quant à moi, je digérais alors mon projet ; mais il n'avait rien d'héroïque ni d'effrayant. Quand j'eus fait environ soixante fois le tour de la chambre et fumé une douzaine de cigarettes, mon parti fut pris. Je m'arrêtai auprès du sofa, et, sans m'inquiéter du sommeil de ma jeune compagne :-Juliette, lui dis-je, voulez-vous être ma femme ?

Elle ouvrit les yeux et me regarda sans répondre. Je crus qu'elle ne m'avait pas entendu, et je réitérai ma demande.

-J'ai fort bien entendu, répondit-elle d'un ton d'indifférence, et elle se tut de nouveau.

Je crus que ma demande lui avait déplu, et j'en conçus une colère et une douleur épouvantables ; mais, par respect pour la gravité espagnole, je n'en témoignai rien, et je me remis à marcher autour de la chambre.

Au septième tour, Juliette m'arrêta en me disant :

-A quoi bon ?

Je fis encore trois tours de chambre ; puis je jetai mon cigare, et, tirant une chaise, je m'assis auprès d'elle.

-Votre position dans le monde, lui dis-je, doit vous faire souffrir ?

-Je sais, répondit-elle en soulevant sa tête ravissante et en fixant sur moi ses yeux bleus où l'apathie semblait toujours combattre la tristesse, oui, je sais, mon cher Aleo, que je suis flétrie dans le monde d'une désignation ineffaçable : fille entretenue.

-Nous l'effacerons, Juliette ; mon nom purifiera le vôtre.

-Orgueil des grands ! reprit-elle avec un soupir.

Puis se tournant tout à coup vers moi, et saisissant ma main, qu'elle porta malgré moi à ses lèvres :-En vérité ! ajouta-t-elle, vous m'épouseriez, Bustamente ? O mon Dieu ! mon Dieu ! quelle comparaison vous me faites faire !

-Que voulez-vous dire, ma chère enfant ? lui demandai-je. Elle ne me répondit pas et fondit en larmes.

Ces larmes, dont je ne comprenais que trop bien la cause, me firent beaucoup de mal. Mais je renfermai l'espèce de fureur qu'elles m'inspiraient, et je revins m'asseoir auprès d'elle.

-Pauvre Juliette, lui dis-je ; cette blessure saignera donc toujours ?

-Vous m'avez permis de pleurer, répondit-elle ; c'est la première de nos conventions.

-Pleure, ma pauvre affligée, lui dis-je, ensuite écoute et réponds-moi.

Elle essuya ses larmes et mit sa main dans la mienne.

-Juliette, lui dis-je, lorsque vous vous traitez de fille entretenue, vous êtes une folle. Qu'importent l'opinion et les paroles grossières de quelques sots ? Vous êtes mon amie, ma compagne, ma maîtresse.

-Hélas ! oui, dit-elle, je suis ta maîtresse, Aleo, et c'est là ce qui me déshonore ; je devrais être morte plutôt que de léguer à un noble coeur comme le tien la possession d'un coeur à demi éteint.

-Nous en ranimerons peu à peu les cendres, ma Juliette ; laisse-moi espérer qu'elles cachent encore une étincelle que je puis trouver.

-Oui, oui, je l'espère, je le veux ! dit-elle vivement. Je serai donc ta femme ? Mais pourquoi ? t'en aimerai-je mieux ? te croiras-tu plus sur de moi ?

-Je te saurai plus heureuse, et j'en serai plus heureux.

-Plus heureuse ! vous vous trompez ; je suis avec vous aussi heureuse que possible ; comment le titre de dona Bustamente pourrait-il me rendre plus heureuse ?

-Il vous mettrait à couvert des insolents dédains du monde.

-Le monde ! dit Juliette ; vous voulez dire vos amis. Qu'est-ce que le monde ? je ne l'ai jamais su. J'ai traversé la vie et fait le tour de la terre sans réussir à apercevoir ce que vous appelez le monde.

-Je sais que tu as vécu jusqu'ici comme la fille enchantée dans son globe de cristal, et pourtant je t'ai vue jadis verser des larmes amères sur la déplorable situation que tu avais alors. Je me suis promis de t'offrir mon rang et mon nom aussitôt que ton affection me serait assurée.

-Vous ne m'avez pas comprise, don Aleo, si vous avez cru que la honte me faisait pleurer. Il n'y avait pas de place dans mon âme pour la honte ; il y avait assez d'autres douleurs pour la remplir et pour la rendre insensible à tout ce qui venait du dehors. S'il m'eût aimée toujours, j'aurais été heureuse, eusse-je été couverte d'infamie aux yeux de ce que vous appelez le monde.

Il me fut impossible de réprimer un frémissement de colère ; je me levai pour marcher dans la chambre. Juliette me retint.-Pardonne-moi, me dit-elle d'une voix émue, pardonne-moi le mal que je te fais. Il est au-dessus de mes forces de ne jamais parler de cela.

-Eh bien, Juliette, lui répondis-je en étouffant un soupir douloureux, parles-en donc si cela doit te soulager ! Mais est-il possible que tu ne puisses parvenir à l'oublier, quand tout ce qui t'environne tend à te faire concevoir une autre vie, un autre bonheur, un autre amour !

-Tout ce qui m'environne ! dit Juliette avec agitation.

Ne sommes-nous pas à Venise ?

Elle se leva et s'approcha de la fenêtre ; sa jupe de taffetas blanc formait mille plis autour de sa ceinture délicate. Ses cheveux bruns s'échappaient des grandes épingles d'or ciselé qui ne les retenaient plus qu'à demi, et baignaient son dos d'un flot de soie parfumée. Elle était si belle avec ses joues à peine colorées et son sourire moitié tendre, moitié amer, que j'oubliai ce qu'elle disait, et je m'approchai pour la serrer dans mes bras. Mais elle venait d'entr'ouvrir les rideaux de la fenêtre, et regardant à travers la vitre, où commençait à briller le rayon humide de la lune :—O Venise ! que tu es changée ! s'écria-t-elle ; que je t'ai vue belle autrefois, et que tu me sembles aujourd'hui déserte et désolée !

—Que dites-vous, Juliette ? m'écriai-je à mon tour ; vous étiez déjà venue à Venise ? Pourquoi ne me l'avez-vous pas dit ?

—Je voyais que vous aviez le désir de voir cette belle ville, et je savais qu'un mot vous aurait empêché d'y venir. Pourquoi vous aurais-je fait changer de résolution !

—Oui, j'en aurais changé, répondis-je en frappant du pied. Eussions-nous été à l'entrée de cette ville maudite, j'aurais fait virer la barque vers une rive que ce souvenir n'eût pas souillée ; je vous y aurais conduite, je vous y aurais portée à la nage, s'il eût fallu choisir entre un pareil trajet et la maison que voici, où peut-être vous retrouvez à chaque pas une trace brûlante de son passage ! Mais, dites-moi donc, Juliette, où je pourrai me réfugier avec vous contre le passé ? Nommez-moi donc une ville, enseignez-moi donc un coin de l'Italie où cet aventurier ne vous ait pas traînée ?

J'étais pâle et tremblant de colère ; Juliette se retourna lentement, me regarda avec froideur, et reportant les yeux vers la fenêtre :—Venise, dit-elle, nous t'avons aimée autrefois, et aujourd'hui je ne te revois pas sans émotion ; car il te chérissait, il t'invoquait partout dans ses voyages, il t'appelait sa chère patrie ; car c'est toi qui fus le berceau de sa noble maison, et un de tes palais porte encore le même nom que lui.

—Par la mort et par l'éternité ! dis-je à Juliette en baissant la voix, nous quitterons demain cette chère patrie !

—Vous pourrez quitter demain et Venise et Juliette, me répondit-elle avec un sang-froid glacial ; mais pour moi je ne reçois d'ordre de personne, et je quitterai Venise quand il me plaira.

—Je crois vous comprendre, Mademoiselle, dis-je avec indignation : Leoni est à Venise.

Juliette fut frappée d'une commotion électrique.—Qu'est-ce que tu dis ? Leoni est à Venise ? s'écria-t-elle dans une sorte de délire, en se jetant dans mes bras ; répète ce que tu as dit ; répète son nom, que j'entende au moins encore une fois son nom ! Elle fondit en larmes, et, suffoquée par ses sanglots, elle perdit presque connaissance. Je la portai sur le sofa, et, sans songer à lui donner d'autres secours, je me remis à marcher sur la bordure du tapis. Alors ma fureur s'apaisa comme la mer quand le sirocco replie ses ailes. Une douleur amère succéda à mon emportement, et je me pris à pleurer comme une femme.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE II.

II.

Au milieu de ce déchirement, je m'arrêtai à quelques pas de Juliette et je la regardai. Elle avait le visage tourné vers la muraille ; mais une glace de quinze pieds de haut, qui remplissait le panneau, me permettait de voir son visage. Elle était pâle comme la mort, et ses yeux étaient fermés comme dans le sommeil ; il y avait plus de fatigue encore que de douleur dans l'expression de sa figure, et c'était là précisément la situation de son âme : l'épuisement et la nonchalance l'emportaient sur le dernier bouillonnement des passions. J'espérai.

Je l'appelai doucement, et elle me regarda d'un air étonné, comme si sa mémoire perdait la faculté de conserver les faits en même temps que son âme perdait la force de ressentir le dépit.

—Que veux-tu, me dit-elle, et pourquoi me réveilles-tu ?

—Juliette, lui dis-je, je t'ai offensée, pardonne-le-moi ; j'ai blessé ton coeur...

—Non, dit-elle en portant une main à son front et en me tendant l'autre, tu as blessé mon orgueil seulement. Je t'en prie, Aleo, souviens-toi que je n'ai rien, que je vis de tes dons, et que l'idée de ma dépendance m'humilie. Tu as été bon et généreux envers moi, je le sais ; lu me combles de soins, tu me couvres de pierreries, tu m'accables de ton luxe et de ta magnificence ; sans toi je serais morte dans quelque hôpital d'indigents, ou je serais enfermée dans une maison de fous. Je sais tout cela. Mais souviens-toi, Bustamente, que tu as fait tout cela malgré moi, que tu m'as prise à demi morte, et que tu m'as secourue sans que j'eusse le moindre désir de l'être ; souviens-toi que je voulais mourir et que tu as passé bien des nuits à mon chevet, tenant mes mains dans les tiennes pour m'empêcher de me tuer ; souviens-toi que j'ai refusé longtemps ta protection et tes bienfaits, et que si je les accepte aujourd'hui, c'est moitié par faiblesse et par découragement de la vie, moitié par affection et par reconnaissance pour toi, qui me demandes à genoux de ne pas les repousser.

Le plus beau rôle t'appartient, ô mon ami, je le sens ; mais suis-je coupable de ce que tu es bon ? doit-on me reprocher sérieusement de m'avilir, lorsque, seule et désespérée, je me confie au plus noble coeur qui soit sur la terre ?

—Ma bien-aimée, lui dis-je en la pressant sur mon coeur, tu réponds admirablement aux viles injures des misérables qui t'ont méconnue. Mais pourquoi me dis-tu cela ? Crois-tu avoir besoin de te justifier auprès de Bustamente du bonheur que lu lui as donné, le seul bonheur qu'il ait jamais goûté dans sa vie ? C'est à moi de me justifier si je puis, car c'est moi qui ai tort. Je sais combien ta fierté et ton désespoir m'ont résisté : je ne devrais jamais l'oublier. Quand je prends un ton d'autorité avec toi, je suis un fou qu'il faut excuser ; car la passion que j'ai pour toi trouble ma raison et dompte toutes mes forces. Pardonne-moi, Juliette, et oublie un instant de colère. Hélas ! je suis malhabile à me faire aimer ; j'ai dans le caractère une rudesse qui te déplaît ; je te blesse quand je commençais à te guérir, et souvent je détruis dans une heure l'ouvrage de bien des jours.

—Non, non, oublions cette querelle, interrompit Juliette en m'embrassant. Pour un peu de mal que vous me faites, je vous en fais cent fois plus. Votre caractère est quelquefois impérieux, ma douleur est toujours cruelle ; et cependant ne croyez pas qu'elle soit incurable. Votre bonté et votre amour finiront par la vaincre. J'aurais un coeur ingrat si je n'acceptais l'espérance que vous me montrez. Nous parlerons de mariage une autre fois ; peut-être m'y ferez-vous consentir. Pourtant j'avoue que je crains cette sorte de dépendance consacrée par toutes les lois et par tous les préjugés : cela est honorable, mais cela est indissoluble.

—Encore un mot cruel, Juliette ! Craignez-vous donc d'être jamais à moi ?

—Non, non, sans doute. Ne t'afflige pas, je ferai ce que tu voudras ; mais laissons cela pour aujourd'hui.

—Eh bien ! accorde-moi une autre faveur à la place de celle-là : consens à quitter Venise demain.

—De tout mon coeur. Que m'importe Venise et tout le reste ? Va, ne me crois pas quand j'exprime quelque regret du passé ; c'est le dépit ou la folie qui me fait parler ainsi ! Le passé ! juste ciel ! ne sais-tu pas combien j'ai de raisons pour le haïr ? Vois comme il m'a brisée ! Comment aurais-je la force de le ressaisir s'il m'était rendu !

Je baisai la main de Juliette pour la remercier de l'effort qu'elle faisait en parlant ainsi ; mais je n'étais pas convaincu : elle ne m'avait fait aucune réponse satisfaisante. Je repris ma promenade mélancolique autour de la chambre.

Le sirocco s'était levé et avait séché le pavé en un instant. La ville était redevenue sonore, comme elle est ordinairement, et mille bruits de fête se faisaient entendre : tantôt la chanson rauque des gondoliers avinés, tantôt les huées des masques sortant des cafés et agaçant les passants, tantôt le bruit de la rame sur le canal. Le canon de la frégate souhaita le bonsoir aux échos des lagunes, qui lui répondirent comme une décharge d'artillerie. Le tambour autrichien y mêla son roulement brutal, et la cloche de Saint-Marc fit entendre un son lugubre.

Une tristesse horrible s'empara de moi. Les bougies, en se consumant, mettaient le feu à leurs collerettes de papier vert et jetaient une lueur livide sur les objets. Tout prenait pour mes sens des formes et des sons imaginaires. Juliette, étendue sur le sofa et roulée dans l'hermine et dans la soie, me semblait une morte enveloppée dans son linceul.

Les chants et les rires du dehors me faisaient l'effet de cris de détresse, et chaque gondole qui glissait sous le pont de marbre situé au bas de ma fenêtre me donnait l'idée d'un noyé se débattant contre les flots et l'agonie. Enfin, je n'avais que des pensées de désespoir et de mort dans la tête, et je ne pouvais soulever le poids dont ma poitrine était oppressée.

Cependant je me calmai et je fis de moins folles réflexions. Je m'avouai que la guérison de Juliette faisait des progrès bien lents, et que, malgré tous les sacrifices que la reconnaissance lui avait arrachés en ma faveur, son coeur était presque aussi malade que dans les premiers jours. Ces regrets si longs et si amers d'un amour si misérablement placé me semblaient inexplicables, et j'en cherchai la cause dans l'impuissance de mon affection. Il faut, pensai-je, que mon caractère lui inspire quelque répugnance insurmontable qu'elle n'ose m'avouer. Peut-être la vie que je mène lui est-elle antipathique, et pourtant j'ai conformé mes habitudes aux siennes. Leoni la promenait sans cesse de ville en ville ; je la fais voyager depuis deux ans sans m'attacher à aucun lieu et sans tarder un instant à quitter l'endroit où je vois la moindre trace d'ennui sur son visage. Cependant elle est triste ; cela est certain ; rien ne l'amuse, et c'est par dévouement qu'elle daigne quelquefois sourire. Rien de ce qui plaît aux femmes n'a d'empire sur cette douleur : c'est un rocher que rien n'ébranle, un diamant que rien ne ternit. Pauvre Juliette ! quelle vigueur dans ta faiblesse ! quelle résistance désespérante dans ton inertie !

Insensiblement je m'étais laissé aller à exprimer tout haut mes anxiétés. Juliette s'était soulevée sur un bras ; et, penchée en avant sur les coussins, elle m'écoutait tristement.

—Ecoute, lui dis-je en m'approchant d'elle, j'imagine une nouvelle cause à ton mal.

Je l'ai trop comprimé, tu l'as trop refoulé dans ton coeur ; j'ai craint lâchement de voir cette plaie, dont l'aspect me déchirait ; et toi, par générosité, tu me l'as cachée. Ainsi négligée et abandonnée, ta blessure s'est envenimée tous les jours, quand tous les jours j'aurais dû la soigner et l'adoucir. J'ai eu tort, Juliette. Il faut montrer ta douleur, il faut la répandre dans mon sein ; il faut me parler de tes maux passés, me raconter ta vie à chaque instant, me nommer mon ennemi ; oui, il le faut. Tout à l'heure tu as dit un mot que je n'oublierai pas ; tu m'as conjuré de te faire au moins entendre son nom. Eh bien ! prononçons-le ensemble, ce nom maudit qui te brûle la langue et le coeur. Parlons de Leoni. Les yeux de Juliette brillèrent d'un éclat involontaire. Je me sentis oppressé ; mais je vainquis ma souffrance, et je lui demandai si elle approuvait mon projet.

—Oui, me dit-elle d'un air sérieux, je crois que tu as raison. Vois-tu, j'ai souvent la poitrine pleine de sanglots ; la crainte de t'affliger m'empêche de les répandre, et j'amasse dans mon sein des trésors de douleur. Si j'osais m'épancher devant toi, je crois que je souffrirais moins. Mon mal est comme un parfum qui se garde éternellement dans un vase fermé ; qu'on ouvre le vase, et le parfum s'échappe bien vite. Si je pouvais parler sans cesse de Leoni, te raconter les moindres circonstances de notre amour, je me remettrais à la fois sous les yeux le bien et le mal qu'il m'a faits ; tandis que ton aversion me semble souvent injuste, et que, dans le secret de mon coeur, j'excuse des torts dont le récit, dans la bouche d'un autre, me révolterait.

—Eh bien ! lui dis-je, je veux les apprendre de la tienne.

Je n'ai jamais su les détails de cette funeste histoire ; je veux que tu me les dises, que tu me racontes ta vie tout entière. En connaissant mieux tes maux, j'apprendrai peut-être à les mieux adoucir. Dis-moi tout, Juliette ; dis-moi par quels moyens ce Leoni a su se faire tant aimer ; dis-moi quel charme, quel secret il avait ; car je suis las de chercher en vain le chemin inabordable de ton coeur. Je t'écoute, parle.

—Ah ! oui, je le veux bien, répondit-elle ; cela va enfin me soulager. Mais laisse-moi parler, et ne m'interromps par aucun signe de chagrin ou d'emportement ; car je dirai les choses comme elles se sont passées ; je dirai le bien et le mal, combien j'ai souffert et combien j'ai aimé.

—Tu diras tout et j'entendrai tout, lui répondis-je. Je fis apporter de nouvelles bougies et ranimer le feu. Juliette parla ainsi.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE III.

III.

Vous savez que je suis fille d'un riche bijoutier de Bruxelles. Mon père était habile dans sa profession, mais peu cultivé d'ailleurs. De simple ouvrier il s'était élevé à la possession d'une belle fortune que le succès de son commerce augmentait de jour en jour. Malgré son peu d'éducation, il fréquentait les maisons les plus riches de la province, et ma mère, qui était jolie et spirituelle, était bien accueillie dans la société opulente des négociants.

Mon père était doux et apathique. Cette disposition augmentait chaque jour avec sa richesse et son bien-être. Ma mère, plus active et plus jeune, jouissait d'une indépendance illimitée, et profitait avec ivresse des avantages de la fortune et des plaisirs du monde. Elle était bonne, sincère et pleine de qualités aimables ; mais elle était naturellement légère, et sa beauté, merveilleusement respectée par les années, prolongeait sa jeunesse aux dépens de mon éducation. Elle m'aimait tendrement, à la vérité, mais sans prudence et sans discernement. Fière de ma fraîcheur et des frivoles talents qu'elle m'avait fait acquérir, elle ne songeait qu'à me promener et à me produire ; elle éprouvait un doux mais dangereux orgueil à me couvrir sans cesse de parures nouvelles, et à se montrer avec moi dans les fêtes. Je me souviens de ce temps avec douleur et pourtant avec plaisir ; j'ai fait depuis de tristes réflexions sur le futile emploi de mes jeunes années, et cependant je le regrette, ce temps de bonheur et d'imprévoyance qui aurait du ne jamais finir ou ne jamais commencer. Je crois encore voir ma mère avec sa taille rondelette et gracieuse, ses mains si blanches, ses yeux si noirs, son sourire si coquet, et cependant si bon, qu'on voyait au premier coup d'oeil qu'elle n'avait jamais connu ni soucis ni contrariétés, et qu'elle était incapable d'imposer aux autres aucune contrainte, même à bonne intention.

Oh ! oui, je me souviens d'elle ! je me rappelle nos longues matinées consacrées à méditer et à préparer nos toilettes de bal, nos après-midi employées à une autre toilette si vétilleuse, qu'il nous restait à peine une heure pour aller nous montrer à la promenade. Je me représente ma mère avec ses robes de satin, ses fourrures, ses longues plumes blanches, et tout le léger volume des blondes et des rubans. Après avoir achevé sa toilette, elle s'oubliait un instant pour s'occuper de moi. J'éprouvais bien quelque ennui à délacer mes brodequins de satin noir pour effacer un léger pli sur le pied, ou bien à essayer vingt paires de gants avant d'en trouver une dont la nuance rosée fût assez fraîche à son gré. Ces gants collaient si exactement, que je les déchirais après avoir pris mille peines pour les mettre ; il fallait recommencer, et nous en entassions les débris avant d'avoir choisi ceux que je devais porter une heure et léguer à ma femme de chambre. Cependant on m'avait tellement accoutumée dès l'enfance à regarder ces minuties comme les occupations les plus importantes de la vie d'une femme, que je me résignais patiemment. Nous partions enfin, et, au bruit de nos robes de soie, au parfum de nos manchons, on se retournait pour nous voir. J'étais habituée à entendre notre nom sortir de la bouche de tous les hommes, et à voir tomber leurs regards sur mon front impassible. Ce mélange de froideur et d'innocente effronterie constitue ce qu'on appelle la bonne tenue d'une jeune personne. Quant à ma mère, elle éprouvait un double orgueil à se montrer et à montrer sa fille ; j'étais un reflet, ou, pour mieux dire, une partie d'elle-même, de sa beauté, de sa richesse ; son bon goût brillait dans ma parure ; ma figure, qui ressemblait à la sienne, lui rappelait, ainsi qu'aux autres, la fraîcheur à peine altérée de sa première jeunesse ; de sorte qu'en me voyant marcher, toute fluette, à côté d'elle, elle croyait se voir deux fois, pâle et délicate comme elle avait été à quinze ans, brillante et belle comme elle l'était encore.

Pour rien au monde elle ne se serait promenée sans moi, elle se serait crue incomplète et à demi habillée.

Après le dîner, recommençaient les graves discussions sur ta robe de bal, sur les bas de soie, sur les fleurs. Mon père, qui ne s'occupait de sa boutique que le jour, aurait mieux aimé passer tranquillement la soirée en famille ; mais il était si débonnaire, qu'il ne s'apercevait pas de l'abandon où nous le laissions. Il s'endormait sur un fauteuil pendant que nos coiffeuses s'évertuaient à comprendre les savantes combinaisons de ma mère. Au moment de partir, on réveillait l'excellent homme, et il allait avec complaisance tirer de ses coffrets de magnifiques pierreries qu'il avait fait monter sur ses dessins. Il nous les attachait lui-même sur les bras et sur le cou, et il se plaisait à en admirer l'effet. Ces écrins étaient destinés à être vendus. Souvent nous entendions autour de nous les femmes envieuses se récrier sur leur éclat, et prononcer à voix basse de malicieuses plaisanteries ; mais ma mère s'en consolait en disant que les plus grandes dames portaient nos restes, et cela était vrai. On venait le lendemain commander à mon père des parures semblables à celles que nous avions portées. Au bout de quelques jours, il envoyait celles-là précisément ; et nous ne les regrettions pas ; car nous ne les perdions que pour en retrouver de plus belles.

Au milieu d'une semblable vie, je grandissais sans m'inquiéter du présent ni de l'avenir, sans faire aucun effort sur moi-même pour former ou affermir mon caractère. J'étais née douce et confiante comme ma mère : je me laissais aller comme elle au courant de la destinée.

Cependant j'étais moins gaie ; je sentais moins vivement l'attrait des plaisirs et de la vanité ; je semblais manquer du peu de force qu'elle avait, le désir et la faculté de s'amuser. J'acceptais un sort si facile sans en savoir le prix et sans le comparer à aucun autre. Je n'avais pas l'idée des passions. On m'avait élevée comme si je ne devais jamais les connaître ; ma mère avait été élevée de même et s'en trouvait bien, car elle était incapable de les ressentir et n'avait jamais eu besoin de les combattre. On avait appliqué mon intelligence à des études où le coeur n'avait aucun travail à faire sur lui-même. Je touchais le piano d'une manière brillante, je dansais à merveille, je peignais l'aquarelle avec une netteté et une fraîcheur admirables ; mais il n'y avait en moi aucune étincelle de ce feu sacré qui donne la vie et qui la fait comprendre. Je chérissais mes parents, mais je ne savais pas ce que c'était qu'aimer plus ou moins. Je rédigeais à merveille une lettre à quelqu'une de mes jeunes amies ; mais je ne savais pas plus la valeur des expressions que celle des sentiments. Je les aimais par habitude, j'étais bonne envers elles par obligeance et par douceur, mais je ne m'inquiétais pas de leur caractère ; je n'examinais rien. Je ne faisais aucune distinction raisonnée entre elles ; celle que j'aimais le plus était celle qui venait me voir le plus souvent.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE IV.

IV.

J'étais ainsi et j'avais seize ans lorsque Leoni vint à Bruxelles. La première fois que je le vis, ce fut au théâtre. J'étais avec ma mère dans une loge, assez près du balcon, où il était avec les jeunes gens les plus élégants et les plus riches. Ce fut ma mère qui me le fit remarquer. Elle était sans cesse à l'affût d'un mari pour moi et le cherchait parmi les hommes qui avaient la toilette la plus brillante et la taille la mieux prise ; c'était tout pour elle. La naissance et la fortune ne la séduisaient que comme les accessoires de choses plus importantes à ses yeux, la tenue et les manières. Un homme supérieur sous un habit simple ne lui eût inspiré que du dédain. Il fallait que son futur gendre eût de certaines manchettes, une cravate irréprochable, une tournure exquise, une jolie figure, des habits faits à Paris, et cette espèce de bavardage insignifiant qui rend un homme adorable dans le monde.

Quant à moi, je ne faisais aucune comparaison entre les uns ou les autres. Je m'en remettais aveuglément au choix de mes parents, et je ne désirais ni ne fuyais le mariage.

Ma mère trouva Leoni charmant. Il est vrai que sa figure est admirablement belle, et qu'il a le secret d'être aisé, gracieux et animé sous ses habits et avec ses manières de dandy. Mais je n'éprouvai aucune de ces émotions romanesques qui font pressentir la destinée aux âmes brûlantes. Je le regardai un instant pour obéir à ma mère, et je ne l'aurais pas regardé une seconde fois, si elle ne m'y eût forcée par ses exclamations continuelles et par la curiosité qu'elle témoigna de savoir son nom. Un jeune homme de notre connaissance, qu'elle appela pour le questionner, lui répondit que c'était un noble Vénitien, ami d'un des premiers négociants de la ville ; qu'il paraissait avoir une immense fortune, et qu'il s'appelait Leone Leoni.

Ma mère fut charmée de cette réponse.

Le négociant, ami de Leoni, donnait précisément le lendemain une fête où nous étions invités. Légère et crédule qu'elle était, il lui suffit d'avoir appris superficiellement que Leoni était riche et noble, pour jeter aussitôt les yeux sur lui. Elle m'en parla dès le soir même, et me recommanda d'être jolie le lendemain. Je souris et m'endormis exactement à la même heure que les autres soirs, sans que la pensée de Leoni accélérât d'une seconde les battements de mon coeur. On m'avait habituée à entendre sans émotion former de semblables projets. Ma mère prétendait que j'étais si raisonnable, qu'on ne devait pas me traiter comme un enfant. Ma pauvre mère ne s'apercevait pas qu'elle était elle-même bien plus enfant que moi.

Elle m'habilla avec tant de soin et de recherche, que je fus proclamée la reine du bal ; mais d'abord ce fut en pure perle : Leoni ne paraissait pas, et ma mère crut qu'il était déjà parti de Bruxelles. Incapable de modérer son impatience, elle demanda au maître de la maison ce qu'était devenu son ami le Vénitien.

—Ah ! dit M. Delpech, vous avez déjà remarqué mon Vénitien ? Il jeta en souriant un coup d'oeil sur ma toilette, et comprit.—C'est un joli garçon, ajouta-t-il, de haute naissance, et très à la mode à Paris et à Londres ; mais je dois vous confesser qu'il est horriblement joueur, et que, si vous ne le voyez pas ici, c'est qu'il préfère les cartes aux femmes les plus belles.

—Joueur ! dit ma mère, cela est fort vilain.

—Oh ! reprit M. Delpech, c'est selon. Quand on en a le moyen !

—Au fait !... dit ma mère ; et cette observation lui suffit.

Elle ne s'inquiéta plus jamais de la passion de Leoni pour le jeu.

Peu d'instants après ce court entretien, Leoni parut dans le salon où nous dansions. Je vis M. Delpech lui parler à l'oreille en me regardant, et les yeux de Leoni flotter incertains autour de moi, jusqu'à ce que, guidé par les indications de son ami, il me découvrit dans la foule et s'approcha pour me mieux voir. Je compris en ce moment que mon rôle de fille à marier était un peu ridicule ; car il y avait quelque chose d'ironique dans l'admiration de son regard, et pour la première fois de ma vie peut-être je rougis et sentis de la honte.

Cette honte devint une sorte de souffrance lorsque je vis que Leoni était retourné à la salle de jeu au bout de quelques instants. Il me sembla que j'étais raillée et dédaignée, et j'en eus du dépit contre ma mère. Cela ne m'était jamais arrivé, et elle s'étonna de l'humeur que je lui montrai.—Allons, me dit-elle avec un peu de dépit à son tour, je ne sais ce que tu as, mais tu deviens laide. Partons.

Elle se levait déjà lorsque Leoni traversa vivement la salle et vint l'inviter à valser. Cet incident inespéré lui rendit la gaieté ; elle me jeta en riant son éventail et disparut avec lui dans le tourbillon.

Comme elle aimait passionnément la danse, nous étions toujours accompagnées au bal par une vieille tante, soeur aînée de mon père, qui me servait de chaperon lorsque je n'étais pas invitée à danser en même temps que ma mère. Mademoiselle Agathe, c'est ainsi qu'on appelait ma tante, était une vieille fille d'un caractère égal et froid. Elle avait plus de bon sens que le reste de la famille ; mais elle n'était pas exemple du penchant à la vanité, qui est recueil de tous les parvenus.

Quoiqu'elle fit au bal une fort triste figure, elle ne se plaignait jamais de l'obligation de nous y accompagner ; c'était pour elle l'occasion de montrer dans ses vieux jours de fort belles robes qu'elle n'avait pas eu le moyen de se procurer dans sa jeunesse. Elle faisait donc un grand cas de l'argent ; mais elle n'était pas également accessible à toutes les séductions du monde. Elle avait une vieille haine contre les nobles, et ne perdait pas une occasion de les dénigrer et de les tourner en ridicule, ce dont elle s'acquittait avec assez d'esprit.

Fine et pénétrante, habituée à ne pas agir et à observer les actions d'autrui, elle avait compris la cause du petit mouvement d'humour que j'avais éprouvé. Le babillage expansif de ma mère l'avait instruite de ses intentions sur Leoni, et le visage à la fois aimable, fier et moqueur du Vénitien lui révélait beaucoup de choses que ma mère ne comprenait pas.—Vois-tu, Juliette, me dit-elle en se penchant vers moi, voici un grand seigneur qui se moque de nous.

J'eus un tressaillement douloureux. Ce que disait ma tante répondait à mes pressentiments. C'était la première fois que j'apercevais clairement sur la figure d'un homme le dédain de notre bourgeoisie. On m'avait accoutumée à me divertir de celui que les femmes ne nous épargnaient guère, et à le regarder comme une marque d'envie ; mais notre beauté nous avait jusque-là préservées du dédain des hommes, et je pensai que Leoni était le plus insolent qui eût jamais existé. Il me fit horreur, et quand, après avoir ramené ma mère à sa place, il m'invita pour la contredanse suivante, je le refusai fièrement. Sa figure exprima un tel étonnement, que je compris à quel point il comptait sur un bon accueil.

Mon orgueil triompha, et je m'assis auprès de ma mère en déclarant que j'étais fatiguée. Leoni nous quitta en s'inclinant profondément à la manière des Italiens, et en jetant sur moi un regard de curiosité où perçait toujours la moquerie de son caractère.

Ma mère, étonnée de ma conduite, commença à craindre que je ne fusse capable d'une volonté quelconque. Elle me parla doucement, espérant qu'au bout de quelque temps je consentirais à danser et que Leoni m'inviterait de nouveau ; mais je m'obstinai à rester à ma place. Au bout d'une heure, nous entendîmes à diverses reprises, dans le bourdonnement vague du bal, le nom de Leoni ; quelqu'un dit en passant près de nous que Leoni perdait six cents louis.—Très-bien ! dit ma tante d'un ton sec ; il fera bien de chercher une belle fille à marier avec une belle dot !

—Oh ! il n'a pas besoin de cela, reprit une autre personne, il est si riche !

—Tenez, ajouta une troisième, le voilà qui danse ; voyez s'il a l'air soucieux.

Leoni dansait en effet, et son visage n'exprimait pas la moindre inquiétude. Il se rapprocha ensuite de nous, adressa des fadeurs à ma mère avec la facilité d'un homme du grand monde, et puis essaya de me faire dire quelque chose en m'adressant des questions indirectes. Je gardai un silence obstiné, et il s'éloigna d'un air indifférent. Ma mère, désespérée, m'emmena.

Pour la première fois elle me gronda, et je la boudai. Ma tante me donna raison et déclara que Leoni était un impertinent et un mauvais sujet. Ma mère, qui n'avait jamais été contrariée à ce point, se mit à pleurer, et j'en fis autant.

Ce fut par ces petites agitations que l'approche de Leoni et de la funeste destinée qu'il m'apportait commença à troubler la paix profonde où j'avais toujours vécu.

Je ne vous dirai pas avec les mêmes détails ce qui se passa les jours suivants. Je ne m'en souviens pas aussi bien, et le commencement de la passion inapaisable que je conçus pour lui m'apparaît toujours comme un rêve bizarre où ma raison ne peut mettre aucun ordre. Ce qu'il y a de certain, c'est que Leoni se montra piqué, surpris et atterré par ma froideur, et qu'il me traita sur-le-champ avec un respect qui satisfit mon orgueil blessé. Je le voyais tous les jours, dans les fêtes ou à la promenade, et mon éloignement pour lui s'évanouissait vite devant les soins extraordinaires et les humbles prévenances dont il m'accablait. En vain ma tante essayait de me mettre en garde contre la morgue dont elle l'accusait ; je ne pouvais plus me sentir offensée par ses manières ou ses paroles ; sa figure même avait perdu cette arrière-pensée de sarcasme qui m'avait choquée d'abord. Son regard prenait de jour en jour une douceur et une tendresse inconcevables. Il ne semblait occupé que de moi seule ; et, sacrifiant son goût pour les cartes, il passait les nuits entières à faire danser ma mère et moi, ou à causer avec nous. Bientôt il fut invité à venir chez nous. Je redoutais un peu cette visite ; ma tante me prédisait qu'il trouverait dans notre intérieur mille sujets de raillerie dont il ferait semblant de ne pas s'apercevoir, mais qui lui fourniraient à rire avec ses amis. Il vint, et, pour surcroît de malheur, mon père, qui se trouvait sur le seuil de sa boutique, le fit entrer par là dans la maison. Cette maison, qui nous appartenait, était fort belle, et ma mère l'avait fait décorer avec un goût exquis ; mais mon père, qui ne se plaisait que dans les occupations de son commerce, n'avait point voulu transporter sous un autre toit l'étalage de ses perles et de ses diamants.

C'était un coup d'oeil magnifique que ce rideau de pierreries étincelantes derrière les grands panneaux de glace qui le protégeaient, et mon père disait avec raison qu'il n'était pas de décoration plus splendide pour un rez-de-chaussée. Ma mère, qui n'avait eu jusque-là que des éclairs d'ambition pour se rapprocher de la noblesse, n'avait jamais été choquée de voir son nom gravé en larges lettres de strass au-dessous du balcon de sa chambre à coucher. Mais lorsque, de ce balcon, elle vit Leoni franchir le seuil de la fatale boutique, elle nous crut perdues, et me regarda avec anxiété.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE V.

V.

Dans le peu de jours qui avaient précédé celui-là, j'avais eu la révélation d'une fierté inconnue. Je la sentis se réveiller, et, poussée par un mouvement irrésistible, je voulus voir de quel air Leoni faisait la conversation au comptoir de mon père. Il tardait à monter, et je supposais avec raison que mon père l'avait retenu pour lui montrer, selon sa naïve habitude, les merveilles de son travail. Je descendis résolument à la boutique, et j'y entrai en feignant quelque surprise d'y trouver Leoni. Cette boutique m'était interdite en tout temps par ma mère, dont la plus grande crainte était de me voir passer pour une marchande. Mais je m'échappais quelquefois pour aller embrasser mon pauvre père, qui n'avait pas de plus grande joie que de m'y recevoir. Lorsqu'il me vit entrer, il fit une exclamation de plaisir et dit à Leoni :—Tenez, tenez, monsieur le baron, je vous montrais peu de chose ; voici mon plus beau diamant. La figure de Leoni trahit une émotion délicieuse ; il sourit à mon père avec attendrissement, et à moi avec passion. Jamais un tel regard n'était tombé sur le mien. Je devins rouge comme le feu. Un sentiment de joie et de tendresse inconnue amena une larme au bord de ma paupière pendant que mon père m'embrassait au front.

Nous restâmes quelques instants sans parler, et Leoni, relevant la conversation, trouva le moyen de dire à mon père tout ce qui pouvait flatter son amour-propre d'artiste et de commerçant. Il parut prendre un extrême plaisir à lui faire expliquer par quel travail on tirait les pierres précieuses d'un caillou brut, pour leur donner l'éclat et la transparence. Il dit lui-même à ce sujet des choses intéressantes ; et, s'adressant à moi, il me donna quelques détails minéralogiques à ma portée.

Je fus confondue de l'esprit et de la grâce avec lesquels il savait relever et ennoblir notre condition à nos propres yeux. Il nous parla de travaux d'orfèvrerie qu'il avait eu l'occasion de voir dans ses voyages, et nous vanta surtout les oeuvres de son compatriote Cellini, qu'il plaça près de Michel-Ange. Enfin, il attribua tant de mérite à la profession de mon père et donna tant d'éloges à son talent, que je me demandais presque si j'étais la fille d'un ouvrier laborieux ou d'un homme de génie.

Mon père accepta cette dernière hypothèse, et, charmé des manières du Vénitien, il le conduisit chez ma mère. Durant cette visite, Leoni eut tant d'esprit et parla sur toutes choses d'une manière si supérieure, que je restai fascinée en l'écoutant. Jamais je n'avais conçu l'idée d'un homme semblable. Ceux qu'on m'avait désignés comme les plus aimables étaient si insignifiants et si nuls auprès de celui-là, que je croyais faire un rêve. J'étais trop ignorante pour apprécier tout ce que Leoni possédait de savoir et d'éloquence, mais je le comprenais instinctivement. J'étais dominée par son regard, enchaînée à ses récits, surprise et charmée à chaque nouvelle ressource qu'il déployait.

Il est certain que Leoni est un homme doué de facultés extraordinaires. En peu de jours il réussit à exciter dans la ville un engouement général. Vous savez qu'il a tous les talents, toutes les séductions. S'il assistait à un concert, après s'être fait un peu prier, il chantait ou jouait tous les instruments avec une supériorité marquée sur les musiciens. S'il consentait à passer une soirée d'intimité, il faisait des dessins charmants sur les albums des femmes. Il crayonnait en un instant des portraits pleins de grâce ou des caricatures pleines de verve ; il improvisait ou déclamait dans toutes les langues ; il savait toutes les danses de caractère de l'Europe, et il les dansait toutes avec une grâce enchanteresse ; il avait tout vu, tout retenu, tout jugé, tout compris ; il savait tout ; il lisait dans l'univers comme dans un livre de poche.

Il jouait admirablement la tragédie et la comédie ; il organisait des troupes d'amateurs ; il était lui-même le chef d'orchestre, le premier sujet, le décorateur, le peintre et le machiniste. Il était à la tête de toutes les parties et de toutes les fêtes. On pouvait vraiment dire que le plaisir marchait sur ses traces, et que tout, à son approche, changeait d'aspect et prenait une face nouvelle. On l'écoutait avec enthousiasme, on lui obéissait aveuglément ; on croyait en lui comme en un prophète ; et s'il eût promis de ramener le printemps au milieu de l'hiver, on l'en aurait cru capable. Au bout d'un mois de son séjour à Bruxelles, le caractère des habitants avait réellement changé. Le plaisir réunissait toutes les classes, aplanissait toutes les susceptibilités hautaines, nivelait tous les rangs. Ce n'étaient tous les jours que cavalcades, feux d'artifice, spectacles, concerts, mascarades. Leoni était grand et généreux ; les ouvriers auraient fait pour lui une émeute. Il semait les bienfaits à pleines mains, et trouvait de l'or et du temps pour tout. Ses fantaisies devenaient aussitôt celles de tout le monde. Toutes les femmes l'aimaient, et les hommes étaient tellement subjugués par lui, qu'ils ne songeaient point à en être jaloux.

Comment, au milieu d'un tel entraînement, aurais-je pu rester insensible à la gloire d'être recherchée par l'homme qui fanatisait toute une province ? Leoni nous accablait de soins et nous entourait d'hommages. Nous étions devenues, ma mère et moi, les femmes les plus à la mode de la ville. Nous marchions à ses côtés, à la tête de tous les divertissements ; il nous aidait à déployer un luxe effréné ; il dessinait nos toilettes et composait nos costumes de caractère : car il s'entendait à tout, et aurait fait lui-même au besoin nos robes et nos turbans.

Ce fut par de tels moyens qu'il accapara l'affection de la famille. Ma tante fut la plus difficile à conquérir. Longtemps elle résista et nous affligea de ses tristes observations.—Leoni, disait-elle, était un homme sans conduite, un joueur effréné. Il gagnait et il perdait chaque soir la fortune de vingt familles ; il dévorerait la nôtre en une nuit. Mais Leoni entreprit de l'adoucir, et il y réussit en s'emparant de sa vanité, ce levier qu'il manoeuvrait si puissamment en ayant l'air de l'effleurer. Bientôt il n'y eut plus d'obstacles. Ma main lui fut promise avec une dot d'un demi-million ; ma tante fit observer encore qu'il fallait avoir des renseignements plus certains sur la fortune et la condition de cet étranger. Leoni sourit et promit de fournir ses titres de noblesse et de propriété en moins de vingt jours. Il traita fort légèrement la rédaction du contrat, qui fut dressé de la manière la plus libérale et la plus confiante envers lui. Il paraissait à peine savoir ce que je lui apportais. M. Delpech et, sur la parole de celui-ci, tous les nouveaux amis de Leoni assuraient qu'il avait quatre fois plus de fortune que nous, et qu'en m'épousant il faisait un mariage d'amour. Je me laissai facilement persuader. Je n'avais jamais été trompée, et je ne me représentais les faussaires et les filous que sous les haillons de la misère et les dehors de l'ignominie...

Un sentiment pénible oppressa la poitrine de Juliette. Elle s'arrêta, et me regarda d'un air égaré.—Pauvre enfant ! lui dis-je, Dieu aurait dû te protéger.

—Oh ! me dit-elle en fronçant légèrement son sourcil d'ébène, j'ai prononcé des mots affreux ; que Dieu me les pardonne ! Je n'ai pas de haine dans le coeur, et je n'accuse point Leoni d'être un scélérat ; non, non, car je ne veux pas rougir de l'avoir aimé.

C'est un malheureux qu'il faut plaindre. Si vous saviez... Mais je vous dirai tout.

—Continue ton histoire, lui dis-je ; Leoni est assez coupable : ton intention n'est pas de l'accuser plus qu'il ne le mérite.

Juliette reprit son récit.

Le fait est qu'il m'aimait, il m'aimait pour moi-même ; la suite l'a bien prouvé. Ne secouez pas la tête, Bustamente. Leoni est un corps robuste, animé d'une âme immense ; toutes les vertus et tous les vices, toutes les passions coupables et saintes y trouvent place en même temps. Personne n'a jamais voulu le juger impartialement ; il avait bien raison de le dire, moi seule l'ai connu et lui ai rendu justice.

Le langage qu'il me parlait était si nouveau à mon oreille, que j'en étais enivrée. Peut-être l'ignorance absolue où j'avais vécu de tout ce qui touchait au sentiment me faisait-elle paraître ce langage plus délicieux et plus extraordinaire qu'il n'eût semblé à une fille plus expérimentée. Mais je crois (et d'autres femmes le croient aussi) que nul homme sur la terre n'a ressenti et exprimé l'amour comme Leoni. Supérieur aux autres hommes dans le mal et dans le bien, il parlait une autre langue, il avait d'autres regards, il avait aussi un autre coeur. J'ai entendu dire à une dame italienne qu'un bouquet dans la main de Leoni avait plus de parfum que dans celle d'un autre, et il en était ainsi de tout. Il donnait du lustre aux choses les plus simples, et rajeunissait les moins neuves. Il y avait un prestige autour de lui ; je ne pouvais ni ne désirais m'y soustraire. Je me mis à l'aimer de toutes mes forces.

Dans ce moment je me sentis grandir à mes propres yeux.

Que ce fût l'ouvrage de Dieu, celui de Leoni ou celui de l'amour, une âme forte se développa et s'épanouit dans mon faible corps. Chaque jour je sentis un monde de pensées nouvelles se révéler à moi. Un mot de Leoni faisait éclore en moi plus de sentiments que les frivoles discours entendus dans toute ma vie. Il voyait ce progrès, il en était heureux et fier. Il voulut le hâter et m'apporta des livres. Ma mère en regarda la couverture dorée, le vélin et les gravures. Elle vit à peine le titre des ouvrages qui allaient bouleverser ma tête et mon coeur. C'étaient de beaux et chastes livres, presque tous écrits par des femmes sur des histoires de femmes : Valérie, Eugène de Rothelin, Mademoiselle de Clermont, Delphine. Ces récits touchants et passionnés, ces aperçus d'un monde idéal pour moi élevèrent mon âme, mais ils la dévorèrent. Je devins romanesque, caractère le plus infortuné qu'une femme puisse avoir.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE VI.

VI.

Trois mois avaient suffi pour cette métamorphose. J'étais à la veille d'épouser Leoni. De tous les papiers qu'il avait promis de fournir, son acte de naissance et ses lettres de noblesse étaient seuls arrivés. Quant aux preuves de sa fortune, il les avait demandées à un autre homme de loi, et elles n'arrivaient pas. Il témoignait une douleur et une colère extrêmes de ce retard, qui faisait toujours ajourner notre union. Un matin, il entra chez nous d'un air désespéré. Il nous montra une lettre non timbrée qu'il venait de recevoir, disait-il, par une occasion particulière. Cette lettre lui annonçait que son chargé d'affaires était mort, que son successeur ayant trouvé ses papiers en désordre était forcé de faire un grand travail pour les reconnaître, et qu'il demandait encore une ou deux semaines avant de pouvoir fournir à sa seigneurie les pièces qu'elle réclamait. Leoni était furieux de ce contre-temps ; il mourrait d'impatience et de chagrin, disait-il, avant la fin de cette horrible quinzaine. Il se laissa tomber sur un fauteuil en fondant en larmes.

Non, ce n'étaient pas des larmes feintes ; ne souriez pas, don Aleo. Je lui tendis la main pour le consoler ; je la sentis baignée de ses pleurs, et, frappée aussitôt d'une commotion sympathique, je me mis à sangloter.

Ma pauvre mère n'y put tenir. Elle courut en pleurant chercher mon père à sa boutique.—C'est une tyrannie odieuse, lui dit-elle en l'entraînant près de nous. Voyez ces deux malheureux enfants ! comment pouvez-vous refuser de faire leur bonheur, quand vous êtes témoin de ce qu'ils souffrent ? Voulez-vous tuer votre fille par respect pour une vaine formalité ? Ces papiers n'arriveront-ils pas aussi bien et ne seront-ils pas aussi satisfaisants après huit jours de mariage ? Que craignez-vous ? Prenez-vous notre cher Leoni pour un imposteur ? Ne comprenez-vous pas que votre insistance pour avoir les preuves de sa fortune est injurieuse pour lui et cruelle pour Juliette ?

Mon père, tout étourdi de ces reproches, et surtout de mes pleurs, jura qu'il n'avait jamais songé à tant d'exigence, et qu'il ferait tout ce que je voudrais. Il m'embrassa mille fois, et me tint le langage qu'on tient à un enfant de six ans lorsqu'on cède à ses fantaisies pour se débarrasser de ses cris. Ma tante arriva et parla moins tendrement. Elle me fit même des reproches qui me blessèrent.—Une jeune personne chaste et bien élevée, disait-elle, ne devait pas montrer tant d'impatience d'appartenir à un homme.—On voit bien, lui dit ma mère, tout à fait piquée, que vous n'avez jamais pu appartenir à aucun. Mon père ne pouvait souffrir qu'on manquât d'égards envers sa soeur. Il pencha de son côté, et fit observer que notre désespoir était un enfantillage, que huit jours seraient bientôt passés. J'étais mortellement offensée de l'impatience qu'on me supposait, et j'essayais de retenir mes larmes ; mais celles de Leoni exerçaient sur moi une puissance magnétique, et je ne pouvais m'arrêter. Alors il se leva, les yeux tout humides, les joues animées, et, avec un sourire d'espérance et de tendresse, il courut vers ma tante ; il prit ses mains dans une des siennes, celles de mon père dans l'autre, et se jeta à genoux en les suppliant de ne plus s'opposer à son bonheur. Ses manières, son accent, son visage, avaient un pouvoir irrésistible ; c'était d'ailleurs la première fois que ma pauvre tante voyait un homme à ses pieds. Toutes les résistances furent vaincues. Les bans étaient publiés, toutes les formalités préparatoires étaient remplies ; notre mariage fut fixé à la semaine suivante, sans aucun égard à l'arrivée des papiers.

Le mardi gras tombait le lendemain.

M. Delpech donnait une fête magnifique ; Leoni nous avait priées de nous habiller en femmes turques ; il nous avait fait une aquarelle charmante, que nos couturières avaient copiée avec beaucoup d'exactitude. Le velours, le satin brodé, le cachemire, ne furent pas épargnés. Mais ce fut la quantité et la Beauté des pierreries qui nous assurèrent un triomphe incontestable sur toutes les toilettes du bal. Presque tout le fonds de boutique de mon père y passa : les rubis, les émeraudes, les opales ruisselaient sur nous ; nous avions des réseaux et des aigrettes de brillants, des bouquets admirablement montés en pierres de toutes couleurs. Mon corsage et jusqu'à mes souliers, étaient brodés en perles fines ; une torsade de ces perles, d'une beauté extraordinaire, me servait de ceinture et tombait jusqu'à mes genoux. Nous avions de grandes pipes et des poignards couverts de saphirs et de brillants. Mon costume entier valait au moins un million.

Leoni parut entre nous deux avec un costume turc magnifique. Il était si beau et si majestueux sous cet habit, que l'on montait sur les banquettes pour nous voir passer. Mon coeur battait avec violence, j'éprouvais un orgueil qui tenait du délire. Ma parure, comme vous pensez, était la moindre chose dont je fusse occupée. La beauté de Leoni, son éclat, sa supériorité sur tous, l'espèce de culte qu'où lui rendait, et tout cela à moi, tout cela à mes pieds ! c'était de quoi enivrer une tête moins jeune que la mienne. Ce fut le dernier jour de ma splendeur ! Par combien de misère et d'abjection n'ai-je pas payé ces vains triomphes !

Ma tante était habillée en juive et nous suivait, portant des éventails et des boites de parfums.

Leoni, qui voulait conquérir son amitié, avait composé son costume avec tant d'art, qu'il avait presque poétisé le caractère de sa figure grave et flétrie. Elle était enivrée aussi, la pauvre Agathe ! Hélas ! qu'est-ce que la raison des femmes ! Nous étions là depuis deux ou trois heures ; ma mère dansait et ma tante bavardait avec les femmes surannées qui composent ce qu'on appelle en France la tapisserie d'un bal. Leoni était assis près de moi, et me parlait à demi-voix avec une passion dont chaque mot allumait une étincelle dans mon sang. Tout à coup la parole expira sur ses lèvres ; il devint pâle comme la mort et sembla frappé de l'apparition d'un spectre. Je suivis la direction de son regard effaré, et je vis à quelques pas de nous une personne dont l'aspect me fut désagréable à moi-même : c'était un jeune homme, nommé Henryet, qui m'avait demandée en mariage l'année précédente. Quoiqu'il fût riche et d'une famille honnête, ma mère ne l'avait pas trouvé digne de moi et l'avait éloigné en alléguant mon extrême jeunesse. Mais au commencement de l'année suivante il avait renouvelé sa demande avec instance, et le bruit avait couru dans la ville qu'il était éperdument amoureux de moi ; je n'avais pas daigné m'en apercevoir, et ma mère, qui le trouvait trop simple et trop bourgeois, s'était débarrassée de ses poursuites un peu brusquement. Il en avait témoigné plus de chagrin que de dépit, et il était parti immédiatement pour Paris. Depuis ce temps, ma tante et mes jeunes amies m'avaient fait quelques reproches de mon indifférence envers lui. C'était, disaient-elles, un excellent jeune homme, d'une instruction solide et d'un caractère noble. Ces reproches m'avaient causé de l'ennui. Son apparition inattendue au milieu du bonheur que je goûtais auprès de Leoni me fut déplaisante et me fit l'effet d'un reproche nouveau ; je détournai la tête, et feignis de ne l'avoir pas vu ; mais le singulier regard qu'il lança à Leoni ne put m'échapper.

Leoni saisit vivement mon bras et m'engagea à venir prendre une glace dans la salle voisine ; il ajouta que la chaleur l'incommodait et lui donnait mal aux nerfs. Je le crus, et je pensai que le regard d'Henryet n'était que l'expression de la jalousie. Nous passâmes dans la galerie ; il y avait peu de monde, j'y fus quelque temps appuyée sur le bras de Leoni. Il était agité et préoccupé ; j'en montrai de l'inquiétude, et il me répondit que cela n'en valait pas la peine, qu'il était seulement un peu souffrant.

Il commençait à se remettre, lorsque je m'aperçus qu'Henryet nous suivait ; je ne pus m'empêcher d'en témoigner mon impatience.

—En vérité, cet homme nous suit comme un remords, dis-je tout bas à Leoni ; est-ce bien un homme ? Je le prendrais presque pour une âme en peine qui revient de l'autre monde.

—Quel homme ? répondit Leoni en tressaillant ; comment l'appelez-vous ? où est-il ? que nous veut-il ? est-ce que vous le connaissez ?

Je lui appris en peu de mots ce qui était arrivé, et le priai de n'avoir pas l'air de remarquer le ridicule manége d'Henryet. Mais Leoni ne me répondit pas ; seulement je sentis sa main, qui tenait la mienne, devenir froide comme la mort ; un tremblement convulsif passa dans tout son corps, et je crus qu'il allait s'évanouir ; mais tout cela fut l'affaire d'un instant.

—J'ai les nerfs horriblement malades, dit-il ; je crois que je vais être forcé d'aller me coucher ; la téte me brûle, ce turban pèse cent livres.

—O mon Dieu ! lui dis-je, si vous partez, déjà, cette nuit va me sembler éternelle et cette fête insupportable.

Essayez de passer dans une pièce plus retirée et de quitter votre turban pour quelques instants ; nous demanderons quelques gouttes d'éther pour calmer vos nerfs.

—Oui, vous avez raison, ma bonne, ma chère Juliette, mon ange. Il y a au bout de la galerie un boudoir où probablement nous serons seuls ; un instant de repos me guérira.

En parlant ainsi, il m'entraîna vers le boudoir avec empressement ; il semblait fuir plutôt que marcher. J'entendis des pas qui venaient sur les nôtres ; je me retournai, et je vis Henryet qui se rapprochait de plus en plus et qui avait l'air de nous poursuivre ; je crus qu'il était devenu fou. La terreur que Leoni ne pouvait plus dissimuler acheva de brouiller toutes mes idées ; une peur superstitieuse s'empara de moi, mon sang se glaça comme dans le cauchemar, et il me fut impossible de faire un pas de plus. En ce moment Henryet nous atteignit et posa une main, qui me sembla métallique, sur l'épaule de Leoni. Leoni resta comme frappé de la foudre, et lui fit un signe de tête affirmatif, comme s'il eût deviné une question ou une injonction dans ce silence effrayant. Alors Henryet s'éloigna, et je sentis mes pieds se déclouer du parquet. J'eus la force de suivre Leoni dans le boudoir, et je tombai sur l'ottomane aussi pâle et aussi consternée que lui.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE VII.

VII.

Il resta quelque temps ainsi ; puis tout à coup rassemblant ses forces, il se jeta à mes pieds.—Juliette, me dit-il, je suis perdu si tu ne m'aimes pas jusqu'au délire.

—O ciel ! qu'est-ce que cela signifie ? m'écriai-je avec égarement en jetant mes bras autour de son cou.

—Et tu ne m'aimes pas ainsi ! continua-t-il avec angoisse ; je suis perdu, n'est-ce pas ?

—Je t'aime de toutes les forces de mon âme ! m'écriai-je en pleurant ; que faut-il faire pour te sauver ?

—Ah ! tu n'y consentirais pas ! reprit-il avec abattement. Je suis le plus malheureux des hommes ; tu es la seule femme que j'aie jamais aimée, Juliette ; et au moment de te posséder, mon âme, ma vie, je te perds à jamais !... Il faudra que je meure.

—Mon Dieu ! mon Dieu ! m'écriai je, ne pouvez-vous parler ? ne pouvez-vous dire ce que vous attendez de moi ?

—Non, je ne puis parler, répondit-il ; un affreux secret, un mystère épouvantable pese sur ma vie entière, et je ne pourrai jamais te le révéler. Pour m'aimer, pour me suivre, pour me consoler, il faudrait être plus qu'une femme, plus qu'un ange peut-être !...

—Pour t'aimer ! pour te suivre ! lui dis-je. Dans quelques jours ne serai-je pas ta femme ? Tu n'auras qu'un mot à dire ; et quelle que soit ma douleur et celle de mes parents, je te suivrai au bout du monde, si tu le veux.

—Est-ce vrai, ô ma Juliette ? s'écria-t-il avec un transport de joie ; tu me suivras ? tu quitteras tout pour moi ?... Eh bien ! si tu m'aimes à ce point, je suis sauvé ! Partons, partons tout de suite...

—Quoi ! y pensez-vous, Leoni ? Sommes-nous mariés ? lui dis-je.

—Nous ne pouvons pas nous marier, répondit-il d'une voix forte et brève.

Je restai atterrée.

—Et si tu ne veux pas m'aimer, si tu ne veux pas fuir avec moi, continua-t-il, je n'ai plus qu'un parti à prendre : c'est de me tuer.

Il prononça ces mots d'un ton si résolu, que je frissonnai de la tête aux pieds.—Mais que nous arrive-t-il donc ? lui dis-je ; est-ce un rêve ? Qui peut nous empêcher de nous marier, quand tout est décidé, quand vous avez la parole de mon père ?

—Un mot de l'homme qui est amoureux de vous, et qui veut vous empêcher d'être à moi.

—Je le hais et je le méprise ! m'écriai-je. Où est-il ? Je veux lui faire sentir la honte d'une si lâche poursuite et d'une si odieuse vengeance... Mais que peut-il contre toi, Leoni ? n'es-tu pas tellement au-dessus de ses attaques qu'un mot de toi ne le réduise en poussière ? Ta vertu et ta force ne sont-elles pas inébranlables et pures comme l'or ? O ciel ! je devine : tu es ruiné ! les papiers que tu attends n'apporteront que de mauvaises nouvelles. Henryet le sait, il te menace d'avertir mes parents. Sa conduite est infâme ; mais ne crains rien, mes parents sont bons, ils m'adorent ; je me jetterai à leurs pieds, je les menacerai de me faire religieuse ; tu les supplieras encore comme hier, et tu les vaincras, sois-en sûr. Ne suis-je pas assez riche pour deux ? Mon père ne voudra pas me condamner à mourir de douleur ; ma mère intercédera pour moi... A nous trois nous aurons plus de force que ma tante pour le convaincre. Va, ne t'afflige plus, Leoni, cela ne peut pas nous séparer, c'est impossible. Si mes parents étaient sordides à ce point, c'est alors que je fuirais avec toi...

—Fuyons donc tout de suite, me dit Leoni d'un air sombre ; car ils seront inflexibles.

Il y a autre chose encore que ma ruine, quelque chose d'infernal que je ne peux pus te dire. Es-tu bonne, es-tu généreuse ? Es-tu la femme que j'ai rêvée et que j'ai cru trouver en toi ? Es-tu capable d'héroïsme ? Comprends-tu les grandes choses, les immenses dévouements ? Voyons, voyons ! Juliette, es-tu une femme aimable et jolie que je vais quitter avec regret, ou es-tu un ange que Dieu m'a donné pour me sauver du désespoir ? Sens-tu ce qu'il y a de beau, de sublime à se sacrifier pour ce qu'on aime ? Ton âme n'est-elle pas émue à l'idée de tenir dans tes mains la vie et la destinée d'un homme, et de t'y consacrer tout entière ! Ah ! que ne pouvons-nous changer de rôle ! que ne suis-je à ta place ! Avec quel bonheur, avec quel transport je t'immolerais toutes les affections, tous les devoirs !...

—Assez, Leoni, lui répondis-je ; vous m'égarez par vos discours. Grâce, grâce pour ma pauvre mère, pour mon pauvre père, pour mon honneur ! Vous voulez me perdre...

—Ah ! tu penses à tout cela ! s'écria t-il, et pas à moi ! Tu poses la douleur de tes parents, et tu ne daignes pas mettre la mienne dans la balance ! Tu ne m'aimes pas...

Je cachai mon visage dans mes mains, j'invoquai Dieu, j'écoutai les sanglots de Leoni ; je crus que j'allais devenir folle.

—Eh bien ! tu le veux, lui dis-je, et tu le peux ; parle, dis-moi tout ce que tu voudras, il faudra bien que je t'obéisse ; n'as-tu pas ma volonté et mon âme à ta disposition ?

—Nous avons peu d'instants à perdre, répondit Leoni. Il faut que dans une heure nous soyons partis, ou la fuite deviendra impossible. Il y a un oeil de vautour qui plane sur nous ; mais, si tu le veux, nous saurons le tromper.

Le veux-tu ? le veux-tu ?

Il me serra dans ses bras avec délire. Des cris de douleur s'échappaient de sa poitrine. Je répondis oui, sans savoir ce que je disais.—Eh bien ! retourne vite au bal, me dit-il, ne montre pas d'agitation. Si on te questionne, dit que tue as été un peu indisposée ; mais ne te laisse pas emmener. Danse s'il le faut. Surtout, si Henryet te parle, sois prudente, ne l'irrite pas ; songe que pendant une heure encore mon sort est dans ses mains. Dans une heure je reviendrai sous un domino. J'aurai ce bout de ruban au capuchon. Tu le reconnaîtras, n'est-ce pas ? Tu me suivras, et surtout tu seras calme, impassible. Il le faut, songe à tout cela : t'en sens-tu la force ?

Je me levai et je pressai ma poitrine brisée dans mes deux mains. J'avais la gorge en feu, mes joues étaient brûlées par la fièvre, j'étais comme ivre.—Allons, allons, me dit-il. Il me poussa dans le bal et disparut. Ma mère me cherchait. Je vis de loin son anxiété, et pour éviter ses questions, j'acceptai précipitamment une invitation à danser.

Je dansai, et je ne sais comment je ne tombai pas morte à la fin de la contredanse, tant j'avais fait d'efforts sur moi-même. Quand je revins à ma place, ma mère était déjà partie pour la valse. Elle m'avait vue danser, elle était tranquille ; elle recommençait à s'amuser pour son compte. Ma tante, au lieu de me questionner sur mon absence, me gronda. J'aimais mieux cela, je n'avais pas besoin de répondre et de mentir. Une de mes amies me demanda d'un air effrayé ce que j'avais et pourquoi ma figure était si bouleversée. Je répondis que je venais d'avoir un violent accès de toux.—Il faut te reposer, me dit-elle, et ne plus danser.

Mais j'étais décidée à éviter le regard de ma mère ; je craignais son inquiétude, sa tendresse et mes remords.

Je vis son mouchoir, qu'elle avait laissé sur la banquette, je le pris, je l'approchai de mon visage, et m'en couvrant la bouche, je le dévorai de baisers convulsifs. Ma compagne crut que je toussais encore ; je feignis de tousser en effet. Je ne savais comment remplir cette heure fatale dont la moitié était à peine écoulée. Ma tante remarqua que j'étais fort enrhumée, et dit qu'elle allait engager ma mère à se retirer. Je fus épouvantée de cette menace, et j'acceptai vite une nouvelle invitation. Quand je fus au milieu des danseurs, je m'aperçus que j'avais accepté une valse. Comme presque toutes les jeunes personnes, je ne valsais jamais ; mais, en reconnaissant dans celui qui déjà me tenait dans ses bras la sinistre figure de Henryet, la frayeur m'empêcha de refuser. Il m'entraîna, et ce mouvement rapide acheva de troubler mon cerveau. Je me demandais si tout ce qui se passait autour de moi n'était pas une vision ; si je n'étais pas plutôt couchée dans un lit, avec la fièvre, que lancée comme une folle au milieu d'une valse avec un être qui me faisait horreur. Et puis je me rappelai que Leoni allait venir me chercher. Je regardai ma mère, qui, légère et joyeuse, semblait voler au travers du cercle des valseurs. Je me dis que cela était impossible, que je ne pouvais pas quitter ma mère ainsi. Je m'aperçus que Henryet me pressait dans ses bras, et que ses yeux dévoraient mon visage incliné vers le sien. Je faillis crier et m'enfuir. Je me souvins des paroles de Leoni : Mon sort est encore dans ses mains pendant une heure. Je me résignai. Nous nous arrêtâmes un instant. Il me parla. Je n'entendis pas et je répondis en souriant avec égarement. Alors je sentis le frôlement d'une étoffe contre mes bras et mes épaules nues. Je n'eus pas besoin de me retourner, je reconnus la respiration à peine saisissable de Leoni.

Je demandai à revenir à ma place. Au bout d'un instant, Leoni, en domino noir, vint m'offrir la main. Je le suivis. Nous traversâmes la foule, nous échappâmes par je ne sais quel miracle au regard jaloux d'Henryet et à celui de ma mère qui me cherchait de nouveau. L'audace avec laquelle je passai au milieu de cinq cents témoins, pour m'enfuir avec Leoni, empêcha qu'aucun s'en aperçut. Nous traversâmes la cohue de l'antichambre. Quelques personnes qui prenaient leurs manteaux nous reconnurent et s'étonnèrent de me voir descendre l'escalier sans ma mère, mais ces personnes s'en allaient aussi et ne devaient point colporter leur remarque dans le bal. Arrivé dans la cour, Leoni se précipita en m'entraînant vers une porte latérale par laquelle ne passaient point les voitures. Nous fîmes en courant quelques pas dans une rue sombre ; puis une chaise de poste s'ouvrit, Leoni m'y porta, m'enveloppa dans un vaste manteau fourré, m'enfonça un bonnet de voyage sur la tête, et en un clin d'oeil la maison illuminée de M. Delpech, la rue et la ville disparurent derrière nous.

Nous courûmes vingt-quatre heures sans faire un mouvement pour sortir du la voiture. A chaque relais Leoni soulevait un peu le châssis, passait le bras en dehors, jetait aux postillons le quadruple de leur salaire, retirait précipitamment son bras et refermait la jalousie. Je ne pensais guère à me plaindre de la fatigue ou de la faim ; j'avais les dents serrées, les nerfs contractés ; je ne pouvais verser une larme ni dire un mot. Leoni semblait plus occupé de la crainte d'être poursuivi que de ma souffrance et de ma douleur. Nous nous arrêtâmes auprès d'un château, à peu de distance de la route. Nous sonnâmes à la porte d'un jardin.

Un domestique vint après s'être fait longtemps attendre. Il était deux heures du matin. Il arriva enfin en grondant et approcha sa lanterne du visage de Leoni ; à peine l'eut-il reconnu qu'il se confondit en excuses et nous conduisit à l'habitation. Elle me sembla déserte et mal tenue. Néanmoins on m'ouvrit une chambre assez convenable. En un instant on alluma du feu, on me prépara un lit, et une femme vint pour me déshabiller. Je tombai dans une sorte d'imbécillité. La chaleur du foyer me ranima un peu, et je m'aperçus que j'étais en robe de nuit et les cheveux épars auprès de Leoni ; mais il n'y faisait pas attention ; il était occupé à serrer dans un coffre le riche costume, les perles et les diamants dont nous étions encore couverts un instant auparavant. Ces joyaux dont Leoni était paré appartenaient pour la plupart à mon père. Ma mère, voulant que la richesse de son costume ne fût pas au-dessous du nôtre, les avait tirés de la boutique et les lui avait prêtés sans rien dire. Quand je vis toutes ces richesses entassées dans un coffre, j'eus une honte mortelle de l'espèce de vol que nous avions commis, et je remerciai Leoni de ce qu'il pensait à les renvoyer à mon père. Je ne sais ce qu'il me répondit ; il me dit ensuite que j'avais quatre heures à dormir, qu'il me suppliait d'en profiter sans inquiétude et sans douleur. Il baisa mes pieds nus et se retira. Je n'eus jamais le courage d'aller jusqu'à mon lit ; je m'endormis auprès du feu sur mon fauteuil. A six heures du matin on vint m'éveiller ; on m'apporta du chocolat et des habits d'homme. Je déjeunai et je m'habillai avec résignation. Leoni vint me chercher, et nous quittâmes avant le jour cette demeure mystérieuse, dont je n'ai jamais connu ni le nom ni la situation exacte, ni le propriétaire, non plus que beaucoup d'autres gîtes, tantôt riches, tantôt misérables, qui, dans le cours de nos voyages, s'ouvrirent pour nous à toute heure et en tout pays au seul nom de Leoni.

A mesure que nous avancions, Leoni reprenait la sérénité de ses manières et la tendresse de son langage. Soumise et enchaînée à lui par une passion aveugle j'étais un instrument dont il faisait vibrer toutes les cordes à son gré. S'il était rêveur, je devenais mélancolique ; s'il était gai, j'oubliais tous mes chagrins et tous mes remords pour sourire à ses plaisanteries ; s'il était passionné j'oubliais la fatigue de mon cerveau et l'épuisement des larmes, je retrouvais de la force pour l'aimer et pour le lui dire.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE VIII.

VIII.

Nous arrivâmes à Genève, où nous ne restâmes que le temps nécessaire pour nous reposer. Nous nous enfonçâmes bientôt dans l'intérieur de la Suisse, et là nous perdîmes toute inquiétude d'être poursuivis et découverts. Depuis notre départ, Leoni n'aspirait qu'à gagner avec moi une retraite agreste et paisible et à vivre d'amour et de poésie dans un éternel tête-à-tête. Ce rêve délicieux se réalisa. Nous trouvâmes dans une des vallées du lac Majeur un chalet des plus pittoresques dans une situation ravissante. Pour très-peu d'argent nous le fîmes arranger commodément à l'intérieur, et nous le prîmes à loyer au commencement d'avril. Nous y passâmes six mois d'un bonheur enivrant, dont je remercierai Dieu toute ma vie, quoiqu'il me les ait fait payer bien cher. Nous étions absolument seuls et loin de toute relation avec le monde. Nous étions servis par deux jeunes mariés gros et réjouis, qui augmentaient notre contentement par le spectacle de celui qu'ils goûtaient. La femme faisait le ménage et la cuisine, le mari menait au pâturage une vache et deux chèvres qui composaient tout notre troupeau. Il tirait le lait et faisait le fromage. Nous nous levions de bonne heure, et, lorsque le temps était beau, nous déjeunions à quelques pas de la maison, dans un joli verger dont les arbres, abandonnés à la direction de la nature, poussaient en tous sens des branches touffues, moins riches en fruits qu'en fleurs et en feuillage. Nous allions ensuite nous promener dans la vallée ou nous gravissions les montagnes. Nous prîmes peu à peu l'habitude de faire de longues courses, et chaque jour nous allions à la découverte de quelque site nouveau. Les pays de montagnes ont cela de délicieux qu'on peut les explorer longtemps avant d'en connaître tous les secrets et toutes les beautés.

Quand nous entreprenions nos plus grandes excursions, Joanne, notre gai majordome, nous suivait avec un panier de vivres, et rien n'était plus charmant que nos festins sur l'herbe. Leoni n'était difficile que sur le choix de ce qu'il appelait le réfectoire. Enfin, quand nous avions trouvé à mi-côte d'une gorge un petit plateau paré d'une herbe fraîche, abrité contre le vent ou le soleil, avec un joli point de vue, un ruisseau tout auprès embaumé de plantes aromatiques, il arrangeait lui-même le repas sur un linge blanc étendu à terre. Il envoyait Joanne cueillir des fraises et plonger le vin dans l'eau froide du torrent. Il allumait un réchaud à l'esprit-de-vin et faisait cuire les oeufs frais. Par le même procédé, après la viande froide et les fruits, je lui préparais d'excellent café. De cette manière nous avions un peu des jouissances de la civilisation au milieu des beautés romantiques du désert.

Quand le temps était mauvais, ce qui arriva souvent au commencement du printemps, nous allumions un grand feu pour préserver de l'humidité notre habitation de sapin ; nous nous entourions de paravents que Leoni avait montés, cloués et peints lui-même. Nous buvions du thé ; et, tandis qu'il fumait dans une longue pipe turque, je lui faisais la lecture. Nous appelions cela nos journées flamandes : moins animées que les autres, elles étaient peut-être plus douces encore. Leoni avait un talent admirable pour arranger la vie, pour la rendre agréable et facile. Dès le matin il occupait l'activité de son esprit à faire le plan de la journée et à en ordonner les heures, et, quand ce plan était fait, il venait me le soumettre. Je le trouvais toujours admirable, et nous ne nous en écartions plus. De cette manière l'ennui, qui poursuit toujours les solitaires et jusqu'aux amants dans le tête-à-tête, n'approchait jamais de nous.

Leoni savait tout ce qu'il fallait éviter et tout ce qu'il fallait observer pour maintenir la paix de l'âme et le bien-être du corps. Il me le dictait avec sa tendresse adorable ; et, soumise à lui comme l'esclave à son maître, je ne contrariais jamais un seul de ses désirs. Ainsi il disait que l'échange des pensées entre deux êtres qui s'aiment est la plus douce des choses, mais qu'elle peut devenir la pire de toutes si on en abuse. Il avait donc réglé les heures et les lieux de nos entretiens. Tout le jour nous étions occupés à travailler ; je prenais soin du ménage, je lui préparais des friandises ou je plissais moi-même son linge. Il était extrêmement sensible à ces petites recherches de luxe, et les trouvait doublement précieuses au fond de notre ermitage. De son côté, il pourvoyait à tous nos besoins et remédiait à toutes les incommodités de notre isolement. Il savait un peu de tous les métiers : il faisait des meubles en menuiserie, il posait des serrures, il établissait des cloisons en châssis et en papier peint, il empêchait une cheminée de fumer, il greffait un arbre à fruit, il amenait un courant d'eau vive autour de la maison. Il était toujours occupé de quelque chose d'utile, et il l'exécutait toujours bien. Quand ces grands travaux-là lui manquaient, il peignait l'aquarelle, composait de charmants paysages avec les croquis que, dans nos promenades, nous avions pris sur nos albums. Quelquefois il parcourait seul la vallée en composant des vers, et il revenait vite me les dire. Il me trouvait souvent dans l'étable avec mon tablier plein d'herbes aromatiques, dont les chèvres sont friandes. Mes deux belles protégées mangeaient sur mes genoux. L'une était blanche et sans tache : elle s'appelait Neige ; elle avait l'air doux et mélancolique.

L'autre était jaune comme un chamois, avec la barbe et les jambes noires. Elle était toute jeune, sa physionomie était mutine et sauvage : nous l'appelions Daine. La vache s'appelait Pâquerette. Elle était rousse et rayée de noir transversalement, comme un tigre. Elle passait sa tête sur mon épaule ; et, quand Leoni me trouvait ainsi, il m'appelait sa Vierge à la crèche. Il me jetait mon album et me dictait ses vers, qui m'étaient presque toujours adressés. C'étaient des hymnes d'amour et de bonheur qui me semblaient sublimes, et qui devaient l'être. Je pleurais sans rien dire en les écrivant ; et quand j'avais fini : «Eh bien ! me disait Leoni, tu les trouves mauvais ?» Je relevais vers lui mon visage baigné de larmes : il riait et m'embrassait avec transport.

Et puis il s'asseyait sur le fourrage embaumé et me lisait des poésies étrangères, qu'il me traduisait avec une rapidité et une précision inconcevables. Pendant ce temps je filais du lin dans le demi-jour de l'étable. Il faut savoir quelle est la propreté exquise des étables suisses pour comprendre que nous eussions choisi la nôtre pour salon. Elle était traversée par un rapide ruisseau d'eau de roche qui la balayait à chaque instant et qui nous réjouissait de son petit bruit. Des pigeons familiers y buvaient à nos pieds, et, sous la petite arcade par laquelle l'eau rentrait, des moineaux hardis venaient se baigner et dérober quelques graines. C'était l'endroit le plus frais dans les jours chauds, quand toutes les lucarnes étaient ouvertes, et le plus chaud dans les jours froids quand les moindres fentes étaient tamponnées de paille et de bruyère. Souvent Leoni, fatigué de lire, s'y endormait sur l'herbe fraîchement coupée, et je quittais mon ouvrage pour contempler ce beau visage, que la sérénité du sommeil ennoblissait encore.

Durant ces journées si remplies, nous nous parlions peu, quoique presque toujours ensemble ; nous échangions quelques douces paroles, quelques douces caresses, et nous nous encouragions mutuellement à notre oeuvre. Mais, quand venait le soir, Leoni devenait indolent de corps et actif d'esprit : c'étaient les heures où il était le plus aimable, et il les avait réservées aux épanchements de notre tendresse. Doucement fatigué de sa journée, il se couchait sur la mousse à mes pieds, dans un endroit délicieux qui était auprès de la maison, sur le versant de la montagne. De là nous contemplions le splendide coucher du soleil, le déclin mélancolique du jour, l'arrivée grave et solennelle de la nuit. Nous savions le moment du lever de toutes les étoiles et sur quelle cime chacune d'elles devait commencer à briller à son tour. Leoni connaissait parfaitement l'astronomie, mais Joanne possédait à sa manière cette science des pâtres, et il donnait aux astres d'autres noms souvent plus poétiques et plus expressifs que les nôtres. Quand Leoni s'était amusé de son pédantisme rustique, il l'envoyait jouer sur son pipeau le Ranz des vaches au bas de la montagne. Ces sons aigus avaient de loin une douceur inconcevable. Leoni tombait dans une rêverie qui ressemblait à l'extase ; puis, quand la nuit était tout à fait venue, quand le silence de la vallée n'était plus troublé que par le cri plaintif de quelque oiseau des rochers, quand les lucioles s'allumaient dans l'herbe autour de nous, et qu'un vent tiède planait dans les sapins au-dessus de nos têtes, Leoni semblait sortir d'un rêve ou s'éveiller à une autre vie. Son âme s'embrasait, son éloquence passionnée m'inondait le coeur ; il parlait aux cieux, au vent, aux échos, à toute la nature avec enthousiasme ; il me prenait dans ses bras et m'accablait de caresses délirantes ; puis il pleurait d'amour sur mon sein, et, redevenu plus calme, il m'adressait les paroles les plus suaves et les plus enivrantes.

Oh ! comment ne l'aurais-je pas aimé, cet homme sans égal, dans ses bons et dans ses mauvais jours ? Qu'il était aimable alors ! qu'il était beau ! Comme le hâle allait bien à son mâle visage et respectait son large front blanc sur des sourcils de jais ! Comme il savait aimer et comme il savait le dire ! Comme il savait commander à la vie et la rendre belle ! Comment n'aurais-je pas pris en lui une confiance aveugle ? Comment ne me serais-je pas habituée à une soumission illimitée ? Tout ce qu'il faisait, tout ce qu'il disait était bien, beau et bon. Il était généreux, sensible, délicat, héroïque ; il prenait plaisir à soulager la misère ou les infirmités des pauvres qui venaient frapper à notre porte. Un jour il se précipita dans un torrent, au risque de sa vie, pour sauver un jeune pâtre ; une nuit il erra dans les neiges au milieu des plus affreux dangers pour secourir des voyageurs égarés qui avaient fait entendre des cris de détresse. Oh ! comment, comment, comment me serais-je méfiée de Leoni ? comment aurais-je fait pour craindre l'avenir ? Ne me dites plus que je fus crédule et faible ; la plus virile des femmes eût été subjuguée à jamais par ces six mois de son amour. Quant à moi, je le fus entièrement, et le remords cruel d'avoir abandonné mes parents, l'idée de leur douleur s'affaiblit peu à peu et finit presque par s'effacer. Oh ! qu'elle était grande, la puissance de cet homme !

Juliette s'arrêta et tomba dans une triste rêverie. Une horloge lointaine sonna minuit. Je lui proposai d'aller se reposer.—Non, dit-elle ; si vous n'êtes pas las de m'entendre, je veux parler encore. Je sens que j'ai entrepris une tâche bien pénible pour ma pauvre âme, et que quand j'aurai fini je ne sentirai plus rien, je ne me souviendrai plus de rien pendant plusieurs jours.

Je veux profiter de la force que j'ai aujourd'hui.

—Oui, Juliette, tu as raison, lui dis-je. Arrache le fer de ton sein, et tu seras mieux après. Mais dis-moi, ma pauvre enfant, comment la singulière conduite d'Henryet au bal et la lâche soumission de Leoni à un regard de cet homme ne t'avaient-elles pas laissé dans l'esprit un doute, une crainte ?

—Quelle crainte pouvais-je conserver ? répondit Juliette ; j'étais si peu instruite des choses de la vie et des turpitudes de la société, que je ne comprenais rien à ce mystère. Leoni m'avait dit qu'il avait un secret terrible : j'imaginai mille infortunes romanesques. C'était la mode alors en littérature de faire agir et parler des personnages frappés des malédictions les plus étranges et les plus invraisemblables. Les théâtres et les romans ne produisaient plus que des fils de bourreaux, des espions héroïques, des assassins et des forçats vertueux. Je lus un jour Frederick Styndall, une autre fois l'Espion de Sooper me tomba sous la main. Songez que j'étais bien enfant et que dans ma passion mon esprit était bien en arrière de mon coeur. Je m'imaginai que la société, injuste et stupide, avait frappé Leoni de réprobation pour quelque imprudence sublime, pour quelque faute involontaire ou par suite de quelque féroce préjugé. Je vous avouerai même que ma pauvre tête de jeune tille trouva un attrait de plus dans ce mystère impénétrable, et que mon âme de femme s'exalta devant l'occasion de risquer sa destinée entière pour soulager une belle et poétique infortune.

—Leoni dut s'apercevoir de cette disposition romanesque et l'exploiter ? dis-je à Juliette.

—Oui, me répondit-elle, il le fit ; mais, s'il se donna tant de peine pour me tromper, c'est qu'il m'aimait, c'est qu'il voulait mon amour à tout prix.

Nous gardâmes un instant le silence, et Juliette reprit son récit.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE IX.

IX.

L'hiver arriva ; nous avions fait le projet d'en supporter les rigueurs plutôt que d'abandonner notre chère retraite. Leoni me disait que jamais il n'avait été si heureux, que j'étais la seule femme qu'il eût jamais aimée, qu'il voulait renoncer au monde pour vivre et mourir dans mes bras. Son goût pour les plaisirs, sa passion pour le jeu, tout cela était évanoui, oublié à jamais. Oh ! que j'étais reconnaissante de voir cet homme si brillant, si adulé, renoncer sans regret à tous les enivrements d'une vie d'éclat et de fêtes pour venir s'enfermer avec moi dans une chaumière ! Et soyez sûr, don Aleo, que Leoni ne me trompait point alors. S'il est vrai que de puissants motifs l'engageaient à se cacher, du moins il est certain qu'il se trouva heureux dans sa retraite et que j'y fus aimée. Eût-il pu feindre cette sérénité durant six mois sans qu'elle fût altérée un seul jour ? Et pourquoi ne m'eût-il pas aimée ? j'étais jeune, belle, j'avais tout quitté pour lui et je l'adorais. Allez, je ne m'abuse plus sur son caractère, je sais tout et je vous dirai tout. Cette âme est bien laide et bien belle, bien vile et bien grande ; quand on n'a pas la force de haïr cet homme, il faut l'aimer et devenir sa proie.

Mais l'hiver débuta si rudement, que notre séjour dans la vallée devint extrêmement dangereux. En quelques jours la neige monta sur la colline et arriva jusqu'au niveau de notre chalet ; elle menaçait de l'engloutir et de nous y faire périr de famine. Leoni s'obstinait à rester ; il voulait faire des provisions et braver l'ennemi ; mais Jeanne assura que notre perte était certaine si nous ne battions en retraite au plus vite ; que depuis dix ans on n'avait pas vu un pareil hiver, et qu'au dégel le chalet serait balayé comme une plume par les avalanches, à moins d'un miracle de saint Bernard et de Notre-Dame-des-Lavanges.

—Si j'étais seul, me dit Leoni, je voudrais attendre le miracle et me moquer des lavanges ; mais je n'ai plus de courage quand tu partages mes dangers. Nous partirons demain.

—Il le faut bien, lui dis-je ; mais où irons-nous ? Je serai reconnue et découverte tout de suite ; on me reconduira de vive force chez mes parents.

—Il y a mille moyens d'échapper aux hommes et aux lois, répondit Leoni en souriant ; nous en trouverons bien un : ne t'inquiète pas ; l'univers est à notre disposition.

—Et par où commencerons-nous ? lui demandai-je en m'efforçant de sourire aussi.

—Je n'en sais rien encore, dit-il, mais qu'importe ? nous serons ensemble ; où pouvons-nous être malheureux ?

—Hélas ! lui dis-je, serons-nous jamais aussi heureux qu'ici ?

—Veux-tu y rester ? demanda-t-il.

—Non, lui répondis-je, nous ne le serions plus ; en présence du danger, nous serions toujours inquiets l'un pour l'autre.

Nous fîmes les apprêts de notre départ ; Jeanne passa la journée à déblayer le sentier par lequel nous devions partir. Pendant la nuit il m'arriva une aventure singulière, et à laquelle bien des fois depuis je craignis de réfléchir.

Au milieu de mon sommeil, je fus saisie par le froid et je m'éveillai. Je cherchai Leoni à mes côtés, il n'y était plus ; sa place était froide, et la porte de la chambre, à demi entr'ouverte, laissait pénétrer un vent glacé. J'attendis quelques instants ; mais Leoni ne revenant pas, je m'étonnai, je me levai et je m'habillai à la hâte.

J'attendis encore avant de me décider à sortir, craignant de me laisser dominer par une inquiétude puérile. Son absence se prolongea ; une terreur invincible s'empara de moi, et je sortis, à peine vêtue, par un froid de quinze degrés. Je craignais que Leoni n'eût encore été au secours de quelques malheureux perdus dans les neiges, comme cela était arrivé peu de nuits auparavant, et j'étais résolue à le chercher et à le suivre. J'appelai Jeanne et sa femme ; ils dormaient d'un si profond sommeil qu'ils ne m'entendirent pas. Alors, dévorée d'inquiétude, je m'avançai jusqu'au bord de la petite plate-forme palissadée qui entourait le chalet, et je vis une faible lueur argenter la neige à quelque distance. Je crus reconnaître la lanterne que Leoni portait dans ses excursions généreuses. Je courus de ce côté aussi vite que me le permit la neige, où j'entrais jusqu'aux genoux. J'essayai de l'appeler, mais le froid me faisait claquer les dents, et le vent, qui me venait à la figure, interceptait ma voix. J'approchai enfin de la lumière, et je pus voir distinctement Leoni ; il était immobile à la place où je l'avais aperçu d'abord, et il tenait une bêche. J'approchai encore, la neige amortissait le bruit de mes pas ; j'arrivai tout près de lui sans qu'il s'en aperçût. La lumière était enfermée dans son cylindre de métal, et ne sortait que par une fente opposée à moi et dirigée sur lui.

Je vis alors qu'il avait écarté la neige et entamé la terre avec sa bêche ; il était jusqu'aux genoux dans un trou qu'il venait de creuser.

Cette occupation singulière, à une pareille heure et par un temps si rigoureux, me causa une frayeur ridicule. Leoni semblait agité d'une hâte extraordinaire.

De temps en temps il regardait autour de lui avec inquiétude ; je me courbai derrière un rocher, car je fus épouvantée de l'expression de sa figure. Il me sembla qu'il allait me tuer s'il me trouvait là. Toutes les histoires fantastiques et folles que j'avais lues, tous les commentaires bizarres que j'avais faits sur son secret, me revinrent à l'esprit ; je crus qu'il venait déterrer un cadavre, et je faillis m'évanouir. Je me rassurai un peu en le voyant continuer de creuser et retirer bientôt un coffre enfoui dans la terre. Il le regarda avec attention, examina si la serrure n'avait pas été forcée ; puis il le posa hors du trou, et commença à y rejeter la terre et la neige, sans prendre beaucoup de soin pour cacher les traces de son opération.

Quand je le vis près de revenir à la maison avec son coffre, je craignis qu'il ne s'aperçût de mon imprudente curiosité, et je m'enfuis aussi vite que je pus. Je me hâtai de jeter dans un coin mes hardes humides et de me recoucher, résolue à feindre un profond sommeil lorsqu'il rentrerait ; mais j'eus le loisir de me remettre de mon émotion, car il resta encore plus d'une demi-heure sans reparaître.

Je me perdais en commentaires sur ce coffret mystérieux, enfoui sans doute dans la montagne depuis notre arrivée, et destinée nous accompagner comme un talisman de salut ou comme un instrument de mort. Il me sembla qu'il ne devait pas contenir d'argent ; car il était assez volumineux, et pourtant Leoni l'avait soulevé d'une seule main et sans effort. C'étaient peut-être des papiers d'où dépendait son existence entière. Ce qui me frappait le plus, c'est qu'il me semblait déjà avoir vu ce coffre quelque part ; mais il m'était impossible de me rappeler en quelle circonstance.

Cette fois, sa forme et sa couleur se gravèrent dans ma mémoire comme par une sorte de nécessité fatale. Pendant toute la nuit je l'eus devant les yeux, et dans mes rêves j'en voyais sortir une quantité d'objets bizarres : tantôt des cartes représentant des figures étranges, tantôt des armes sanglantes : puis des fleurs, des plumes et des bijoux ; et puis des ossements, des vipères, des morceaux d'or, des chaînes et des carcans de fer.

Je me gardai bien de questionner Leoni et de lui laisser soupçonner ma découverte. Il m'avait dit souvent que, le jour où j'apprendrais son secret, tout serait fini entre nous ; et quoiqu'il me rendît grâce à deux genoux d'avoir cru en lui aveuglément, il me faisait souvent comprendre que la moindre curiosité de ma part lui serait odieuse. Nous partîmes le lendemain à dos de mulet, et nous prîmes la poste à la ville la plus prochaine jusqu'à Venise.

Nous y descendîmes dans une de ces maisons mystérieuses que Leoni semblait avoir à sa disposition dans tous les pays. Celle-là était sombre, délabrée, et comme cachée dans un quartier désert de la ville. Il me dit que c'était la demeure d'un de ses amis absent ; il me pria de ne pas trop m'y déplaire pendant un jour ou deux ; il ajouta que des raisons importantes l'empêchaient de se montrer sur-le-champ dans la ville, mais qu'au plus tard dans vingt-quatre heures je serais convenablement logée et n'aurais pas à me plaindre du séjour de sa patrie.

Nous venions de déjeuner dans une salle humide et froide, lorsqu'un homme mal mis, d'une figure désagréable et d'un teint maladif, se présenta en disant que Leoni l'avait fait appeler.

—Oui, oui, mon cher Thadée, répondit Leoni en se levant avec précipitation ; soyez le bienvenu, et passons dans une autre pièce pour ne pas ennuyer madame de détails d'affaires.

Leoni vint m'embrasser une heure après ; il avait l'air agité, mais content, comme s'il venait de remporter une victoire.

—Je te quitte pour quelques heures, me dit-il ; je vais faire préparer ton nouveau gîte : nous y coucherons demain soir.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE X.

X.

Il fut dehors pendant tout le jour. Le lendemain il sortit de bonne heure. Il semblait fort affairé ; mais son humeur était plus joyeuse que je ne l'avais encore vue. Cela me donna le courage de m'ennuyer encore douze heures, et chassa la triste impression que me causait cette maison silencieuse et froide. Dans l'après-midi, pour me distraire un peu, j'essayai de la parcourir ; elle était fort ancienne : des restes d'ameublement suranné, des lambeaux de tenture et quelques tableaux à demi dévorés par les rats occupèrent mon attention ; mais un objet plus intéressant pour moi me rejeta dans d'autres pensées. En entrant dans la chambre où avait couché Leoni, je vis à terre le fameux coffre ; il était ouvert et entièrement vide. J'eus l'âme soulagée d'un grand poids. Le dragon inconnu enfermé dans ce coffre s'était donc envolé ; la destinée terrible qu'il me semblait représenter ne pesait donc plus sur nous !—Allons, me dis-je en souriant, la boite de Pandore s'est vidée ; l'espérance est restée pour moi.

Comme j'allais me retirer, mon pied se posa sur un petit morceau d'ouate oublié à terre au milieu de la chambre avec des lambeaux de papiers de soie chiffonnés. Je sentis quelque chose qui résistait, et je le relevai machinalement. Mes doigts rencontrèrent le même corps solide au travers du coton, et en l'écartant j'y trouvai une épingle en gros brillants que je reconnus aussitôt pour appartenir à mon père, et pour m'avoir servi le jour du dernier bal à attacher une écharpe sur mon épaule. Cette circonstance me frappa tellement que je ne pensai plus au coffre ni au secret de Leoni. Je ne sentis plus qu'une vague inquiétude pour ces bijoux que j'avais emportés dans ma fuite, et dont je ne m'étais plus occupée depuis, pensant que Leoni les avait renvoyés sur-le-champ.

La crainte que cette démarche n'eût été négligée me fut affreuse ; et lorsque Leoni rentra, la première chose que je lui demandai ingénument fut celle-ci :—Mon ami, n'as-tu pas oublié de renvoyer les diamants de mon père lorsque nous avons quitté Bruxelles ?

Leoni me regarda d'une étrange manière. Il semblait vouloir pénétrer jusqu'aux plus intimes profondeurs de mon âme.

—Qu'as-tu à ne pas me répondre ? lui dis-je ; qu'est-ce que ma question a d'étonnant ?

—A quel diable de propos vient-elle ? reprit-il avec tranquillité.

—C'est qu'aujourd'hui, répondis-je, je suis entrée dans ta chambre par désoeuvrement, et j'ai trouvé ceci par terre. Alors la crainte m'est venue que, dans le trouble de nos voyages et l'agitation de notre fuite, tu n'eusses absolument oublié de renvoyer les autres bijoux. Quant à moi, je te l'ai à peine demandé ; j'avais perdu la tête.

En achevant ces mots, je lui présentai l'épingle. Je parlais si naturellement et j'avais si peu l'idée de le soupçonner qu'il le vit bien ; et prenant l'épingle avec le plus grand calme :

—Parbleu ! dit-il, je ne sais comment cela se fait. Où as-tu trouvé cela ? Es-tu sûre que cela vienne de ton père et n'ait pas été oublié dans cette maison par ceux qui l'ont occupée avant nous ?

—Oh ! lui dis-je, voici auprès du contrôle un cachet imperceptible : c'est la marque de mon père. Avec une loupe tu y verras son chiffre.

—A la bonne heure, dit-il ; cette épingle sera restée dans un de nos coffres de voyage, et je l'aurai fait tomber ce matin en secouant quelque harde.

Heureusement c'est le seul bijou que nous ayons emporté par mégarde ; tous les autres ont été remis à une personne sûre et adressés à Delpech, qui les aura exactement remis à ta famille. Je ne pense pas que celui-ci vaille la peine d'être rendu ; ce serait imposer à ta mère une triste émotion de plus pour bien peu d'argent.

—Cela vaut encore au moins dix mille francs, répondis-je.

—Eh bien, garde-le jusqu'à ce que tu trouves une occasion pour le renvoyer. Ah ça ! es-tu prête ? les malles sont-elles refermées ? Il y a une gondole à la porte, et ta maison t'attend avec impatience ; on sert déjà le souper.

Une demi-heure après nous nous arrêtâmes à la porte d'un palais magnifique. Les escaliers étaient couverts de tapis de drap amarante ; les rampes, de marbre blanc, étaient chargées d'orangers en fleurs, en plein hiver, et de légères statues qui semblaient se pencher sur nous pour nous saluer. Le concierge et quatre domestiques en livrée vinrent nous aider à débarquer. Leoni prit le flambeau de l'un d'eux, et, l'élevant, il me fit lire sur la corniche du péristyle cette inscription en lettres d'argent sur un fond d'azur : Palazzo Leoni.—O mon ami, m'écriai-je, tu ne nous avais donc pas trompés ? Tu es riche et noble, et je suis chez toi !

Je parcourus ce palais avec une joie d'enfant. C'était un des plus beaux de Venise. L'ameublement et les tentures, éclatants de fraîcheur, avaient été copiés sur les anciens modèles, de sorte que les peintures des plafonds et l'ancienne architecture étaient dans une harmonie parfaite avec les accessoires nouveaux. Notre luxe de bourgeois et d'hommes du Nord est si mesquin, si entassé, si commun, que je n'avais jamais conçu l'idée d'une pareille élégance.

Je courais dans les immenses galeries comme dans un palais enchanté ; tous les objets avaient pour moi des formes inusitées, un aspect inconnu ; je me demandais si je faisais un rêve, et si j'étais vraiment la patronne et la reine de toutes ces merveilles. Et puis, cette splendeur féodale m'entourait d'un prestige nouveau. Je n'avais jamais compris le plaisir ou l'avantage d'être noble. En France on ne sait plus ce que c'est, en Belgique on ne l'a jamais su. Ici, le peu de noblesse qui reste est encore fastueux et fier ; on ne démolit pas les palais, on les laisse tomber. Au milieu de ces murailles chargées de trophées et d'écussons, sous ces plafonds armoriés, en face de ces aïeux de Leoni peints par Titien et Véronèse, les uns graves et sévères sous leurs manteaux fourrés, les autres élégants et gracieux sous leur justaucorps de satin noir, je comprenais cette vanité du rang, qui peut être si brillante et si aimable quand elle ne décore pas un sot. Tout cet entourage d'illustration allait si bien à Leoni, qu'il me serait impossible aujourd'hui encore de me le représenter roturier. Il était vraiment bien le fils de ces hommes à barbe noire et à mains d'albâtre, dont Van Dyck a immortalisé le type. Il avait leur profil d'aigle, leurs traits délicats et fins, leur grande taille, leurs yeux à la fois railleurs et bienveillants. Si ces portraits avaient pu marcher, ils auraient marché comme lui ; s'ils avaient parlé, ils auraient eu son accent.—Eh quoi ! lui disais-je en le serrant dans mes bras, c'est toi, mon seigneur Leone Leoni, qui étais l'autre jour dans ce chalet entre les chèvres et les poules, avec une pioche sur l'épaule et une blouse autour de ta taille ? C'est toi qui as vécu six mois ainsi avec une pauvre fille sans nom et sans esprit, qui n'a d'autre mérite que de t'aimer ? Et tu vas me garder près de toi, tu vas m'aimer toujours, et me le dire chaque matin, comme dans le chalet ?

Oh ! c'est un sort trop élevé et trop beau pour moi ; je n'avais pas aspiré si haut, et cela m'effraie en même temps que cela m'enivre.

—Ne sois pas effrayée, me dit-il en souriant, sois toujours ma compagne et ma reine. A présent, viens souper, j'ai deux convives à te présenter. Arrange tes cheveux, sois jolie ; et quand je t'appellerai ma femme, n'ouvre pas de grands yeux étonnés.

Nous trouvâmes un souper exquis sur une table étincelante de vermeil, de porcelaines et de cristaux. Les deux convives me furent gravement présentés ; ils étaient Vénitiens, tous deux agréables de figure, élégants dans leurs manières, et, quoique bien inférieurs à Leoni, ayant dans la prononciation et dans la tournure d'esprit une certaine ressemblance avec lui. Je lui demandai tout bas s'ils étaient ses parents.

—Oui, me répondit-il tout haut en riant, ce sont mes cousins.

—Sans doute, ajouta celui qu'on appelait le marquis, nous sommes tous cousins.

Le lendemain, au lieu de deux convives, il y en eut quatre ou cinq différents à chaque repas. En moins de huit jours, noire maison fut inondée d'amis intimes. Ces assidus me dévorèrent de bien douces heures que j'aurais pu passer avec Leoni, et qu'il fallait partager avec eux tous. Mais Leoni, après un long exil, semblait heureux de revoir ses amis et d'égayer sa vie : je ne pouvais former un désir contraire au sien, et j'étais heureuse de le voir s'amuser. Il est certain que la société de ces hommes était charmante. Ils étaient tous jeunes et élégants, gais ou spirituels, aimables ou amusants ; ils avaient d'excellentes manières, et des talents pour la plupart. Toutes les matinées étaient employées à faire de la musique ; dans l'après-midi nous nous promenions sur l'eau ; après le dîner nous allions au théâtre, et en rentrant on soupait et on jouait.

Je n'aimais pas beaucoup à être témoin de ce dernier divertissement, où des sommes immenses passaient chaque soir de main en main. Leoni m'avait permis de me retirer après le souper, et je n'y manquais pas. Peu à peu le nombre de nos connaissances augmenta tellement, que j'en ressentis de l'ennui et de la fatigue ; mais je n'en exprimai rien. Leoni semblait toujours enchanté de cette vie dissipée. Tout ce qu'il y avait de dandys de toutes nations à Venise se donna rendez-vous chez nous pour boire, pour jouer et pour faire de la musique. Les meilleurs chanteurs des théâtres venaient souvent mêler leurs voix à nos instruments et à la voix de Leoni, qui n'était ni moins belle ni moins habile que la leur. Malgré le charme de cette société, je sentais de plus en plus le besoin du repos. Il est vrai que nous avions encore de temps en temps quelques bonnes heures de tête-à-tête ; les dandys ne venaient pas tous les jours : mais les habitués se composaient d'une douzaine de personnes de fondation à notre table. Leoni les aimait tant, que je ne pouvais me défendre d'avoir aussi de l'amitié pour elles. C'étaient elles qui animaient tout le, reste par leur suprématie en tout sur les autres. Ces hommes étaient vraiment remarquables, et semblaient en quelque sorte des reflets de Leoni. Ils avaient entre eux cette espèce d'air de famille, cette conformité d'idées et de langage qui m'avaient frappée dès le premier jour ; c'était un je ne sais quoi de subtil et de recherché que n'avaient pas même les plus distingués parmi tous les autres. Leur regard était plus pénétrant, leurs réponses plus promptes, leur aplomb plus seigneurial, leur prodigalité de meilleur goût. Ils avaient chacun une autorité morale sur une partie de ces nouveaux venus ; ils leur servaient de modèle et de guide dans les petites choses d'abord, et plus tard dans les grandes.

Leoni était l'âme de tout ce corps, le chef suprême qui imposait à cette brillante coterie masculine la mode, le ton, le plaisir et la dépense.

Cette espèce d'empire lui plaisait, et je ne m'en étonnais pas ; je l'avais vu régner plus ouvertement encore à Bruxelles, et j'avais partagé son orgueil et sa gloire ; mais le bonheur du chalet m'avait initiée à des joies plus intimes et plus pures. Je le regrettais, et ne pouvais m'empêcher de le dire.—Et moi aussi, me disait-il, je le regrette, ce temps de délices, supérieur à toutes les fumées du monde, mais Dieu n'a pas voulu changer pour nous le cours des saisons. Il n'y a pas plus d'éternel bonheur que de printemps perpétuel. C'est une loi de la nature à laquelle nous ne pouvions nous soustraire. Sois sûre que tout est arrangé pour le mieux dans ce monde mauvais. Le coeur de l'homme n'a pas plus de vigueur que les biens de la vie n'ont de durée : soumettons-nous, plions. Les fleurs se courbent, se flétrissent et renaissent tous les ans ; l'âme humaine peut se renouveler comme une fleur, quand elle connaît ses forces et qu'elle ne s'épanouit pas jusqu'à se briser. Six mois de félicité sans mélange, c'était immense, ma chère ; nous serions morts de trop de bonheur si cela eût continué, ou nous en aurions abusé. La destinée nous commande de redescendre de nos cimes éthérées et de venir respirer un air moins pur dans les villes. Acceptons cette nécessité, et croyons qu'elle nous est bonne. Quand le beau temps reviendra, nous retournerons à nos montagnes, nous serons avides de retrouver tous les biens dont nous aurons été sevrés ici ; nous sentirons mieux le prix de notre calme intimité ; et cette saison d'amour et de délices, que les souffrances de l'hiver nous eussent gâtée, reviendra plus belle encore que la saison dernière.

—Oh ! oui, lui disais-je en l'embrassant, nous retournerons en Suisse ! Oh ! que tu es bon de le vouloir et de me le promettre !...

Mais, dis-moi, Leoni, ne pourrions-nous vivre ici plus simplement et plus ensemble ?

Nous ne nous voyons plus qu'au travers d'un nuage de punch, nous ne nous parlons plus qu'au milieu des chants et des rires. Pourquoi avons-nous tant d'amis ? Ne nous suffirions-nous pas bien l'un à l'autre ?

—Ma Juliette, répondait-il, les anges sont des enfants, et vous êtes l'un et l'autre. Vous ne savez pas que l'amour est l'emploi des plus nobles facultés de l'âme, et qu'on doit ménager ces facultés comme la prunelle de ses yeux ; vous ne savez pas, petite fille, ce que c'est que votre propre coeur. Bonne, sensible et confiante, vous croyez que c'est un foyer d'éternel amour ; mais le soleil lui-même n'est pas éternel. Tu ne sais pas que l'âme se fatigue comme le corps, et qu'il faut la soigner de même. Laisse-moi faire, Juliette, laisse-moi entretenir le feu sacré dans ton coeur. J'ai intérêt à me conserver ton amour, à t'empêcher de le dépenser trop vite. Toutes les femmes sont comme toi : elles se pressent tant d'aimer que tout à coup elles n'aiment plus, sans savoir pourquoi.

—Méchant, lui disais-je, sont-ce là les choses que tu me disais le soir sur la montagne ? Me priais-tu de ne pas trop t'aimer ? croyais-tu que j'étais capable de m'en lasser ?

—Non, mon ange, répondait Leoni en baisant mes mains, et je ne le crois pas non plus à présent. Mais écoute mon expérience : les choses extérieures ont sur nos sentiments les plus intimes une influence contre laquelle les âmes les plus fortes luttent en vain. Dans notre vallée, entourés d'air pur, de parfums et de mélodies naturelles, nous pouvions et nous devions être tout amour, toute poésie, tout enthousiasme ; mais souviens-toi qu'encore là, je le ménageais, cet enthousiasme si facile à perdre, si impossible à retrouver quand on l'a perdu ; souviens-toi de nos jours de pluie, où je mettais une espèce de rigueur à t'occuper pour te préserver de la réflexion et de la mélancolie, qui en est la suite inévitable.

Sois sûre que l'examen trop fréquent de soi-même et des autres est la plus dangereuse des recherches. Il faut secouer ce besoin égoïste qui nous fait toujours fouiller dans notre coeur et dans celui qui nous aime, comme un laboureur cupide qui épuise la terre à force de lui demander de produire. Il faut savoir se faire insensible et frivole par intervalles ; ces distractions ne sont dangereuses que pour les coeurs faibles et paresseux. Une âme ardente doit les rechercher pour ne pas se consumer elle-même ; elle est toujours assez riche. Un mot, un regard suffit pour la faire tressaillir au milieu du tourbillon léger qui l'emporte, et pour la ramener plus ardente et plus tendre au sentiment de sa passion. Ici, vois-tu, nous avons besoin de mouvement et de variété ; ces grands palais sont beaux, mais ils sont tristes. La mousse marine en ronge le pied, et l'eau limpide qui les reflete est souvent chargée de vapeurs qui retombent en larmes. Ce luxe est austère, et ces traces de noblesse qui te plaisent ne sont qu'une longue suite d'épitaphes et de tombeaux qu'il faut orner de fleurs. Il faut remplir de vivants cette demeure sonore, où tes pas te feraient peur si tu y étais seule ; il faut jeter de l'argent par les fenêtres à ce peuple qui n'a pour lit que le parapet glacé des ponts, afin que la vue de sa misère ne nous rende pas soucieux au milieu de notre bien-être. Laisse-toi égayer par nos rires et endormir par nos chants ; suis bonne et insouciante, je me charge d'arranger ta vie et de te la rendre agréable quand je ne pourrai te la rendre enivrante. Sois ma femme et ma maîtresse à Venise, tu redeviendras mon ange et ma sylphide sur les glaciers de la Suisse.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XI.

XI.

C'est par de tels discours qu'il apaisait mon inquiétude et qu'il me traînait, assoupie et confiante, sur le bord de l'abîme. Je le remerciais tendrement de la peine qu'il prenait pour me persuader, quand d'un signe il pouvait me faire obéir. Nous nous embrassions avec tendresse, et nous retournions au salon bruyant où nos amis nous attendaient pour nous séparer.

Cependant, à mesure que nos jours se succédaient ainsi, Leoni ne prenait plus les mêmes soins pour me les faire aimer. Il s'occupait moins de la contrariété que j'éprouvais, et lorsque je la lui exprimais, il la combattait avec moins de douceur. Un jour même il fut brusque et amer ; je vis que je lui causais de l'humeur : je résolus de ne plus me plaindre désormais ; mais je commençai à souffrir réellement et à me trouver malheureuse. J'attendais avec résignation que Leoni prît le temps de revenir à moi. Il est vrai que dans ces moments-là il était si bon et si tendre que je me trouvais folle et lâche d'avoir tant souffert. Mon courage et ma confiance se ranimaient pour quelques jours ; mais ces jours de consolation étaient de plus en plus rares. Leoni, me voyant douce et soumise, me traitait toujours avec affection, mais il ne s'apercevait plus de ma mélancolie ; l'ennui me rongeait, Venise me devenait odieuse : ses eaux, son ciel, ses gondoles, tout m'y déplaisait. Pendant les nuits de jeu, j'errais seule sur la terrasse, au haut de la maison ; je versais des larmes amères ; je me rappelais ma patrie, ma jeunesse insouciante, ma mère si jolie et si bonne, mon pauvre père si tendre et si débonnaire, et jusqu'à ma tante avec ses petits soins et ses longs sermons. Il me semblait que j'avais le mal du pays, que j'avais envie de fuir, d'aller me jeter aux pieds de mes parents, d'oublier à jamais Leoni.

Mais si une fenêtre s'ouvrait au-dessous de moi, si Leoni, las du jeu et de la chaleur, s'avançait sur le balcon pour respirer la fraîcheur du canal, je me penchais sur la rampe pour le voir, et mon coeur battait comme aux premiers jours de ma passion quand il franchissait le seuil de la maison paternelle ; si la lune donnait sur lui et me permettait de distinguer sa noble taille sous le riche costume de fantaisie qu'il portait toujours dans l'intérieur de son palais, je palpitais d'orgueil et de plaisir, comme le jour où il m'avait introduite dans ce bal d'où nous sortîmes pour ne jamais revenir ; si sa voix délicieuse, essayant une phrase de chant, vibrait sur les marbres sonores de Venise et montait vers moi, je sentais mon visage inondé de larmes, comme le soir sur la montagne quand il me chantait une romance composée pour moi le matin.

Quelques mots que j'entendis sortir de la bouche d'un de ses compagnons augmentèrent ma tristesse et mon dégoût à un degré insupportable. Parmi les douze amis de Leoni, le vicomte de Chalm, Français, soi-disant émigré, était celui dont je supportais l'assiduité avec le plus de peine. C'était le plus âgé de tous et le plus spirituel peut-être ; mais sous ses manières exquises perçait une sorte de cynisme dont j'étais souvent révoltée. Il était sardonique, indolent et sec ; c'était de plus un homme sans moeurs et sans coeur ; mais je n'en savais rien, et il me déplaisait suffisamment sans cela. Un soir que j'étais sur le balcon, et qu'un rideau de soie l'empêchait de me voir, j'entendis qu'il disait au marquis vénitien :—Mais où est donc Juliette ? Cette manière de me nommer me fit monter le sang au visage ; j'écoutai et je restai immobile.

—Je ne sais, répondit le Vénitien.—Ah çà ! vous êtes donc bien amoureux d'elle ?—Pas trop, répondit-il, mais assez.—Et Leoni ?—Leoni me la cédera un de ces jours.—Comment ! sa propre femme ?—Allons donc, marquis ! est-ce que vous êtes fou ? reprit le vicomte : elle n'est pas plus sa femme que la vôtre, c'est une fille enlevée à Bruxelles ; quand il en aura assez, ce qui ne tardera pas, je m'en chargerai volontiers. Si vous en voulez après moi, marquis, inscrivez-vous en titre.—Grand merci, répondit le marquis ; je sais comme vous dépravez les femmes, et je craindrais de vous succéder.

Je n'en entendis pas davantage ; je me penchai à demi morte sur la balustrade, et cachant mon visage dans mon châle, je sanglotai de colère et de honte.

Dès le soir même j'appelai Leoni dans ma chambre, et je lui demandai raison de la manière dont j'étais traitée par ses amis. Il prit cette insulte avec une légèreté qui m'enfonça un trait mortel dans le coeur.—Tu es une petite sotte, me dit-il ; tu ne sais pas ce que c'est que les hommes ; leurs pensées sont indiscrètes et leurs paroles encore plus ; les meilleurs sont encore les roués. Une femme forte doit rire de leurs prétentions, au lieu de s'en fâcher.

Je tombai sur un fauteuil et je fondis en larmes en m'écriant :—O ma mère, ma mère ! qu'est devenue votre fille !

Leoni s'efforça de m'apaiser, et il n'y réussit que trop vite. Il se mit à mes pieds, baisa mes mains et mes bras, me conjura de mépriser un sot propos et de ne songer qu'à lui et à son amour.

—Hélas ! lui dis-je, que dois-je penser, quand vos amis se flattent de me ramasser comme ils font de vos pipes quand elles ne vous plaisent plus !

—Juliette, répondit-il, l'orgueil blessé te rend amère et injuste.

J'ai été libertin, tu le sais, je t'ai souvent parlé des dérèglements de ma jeunesse ; mais je croyais m'en être purifié à l'air de notre vallée. Mes amis vivent encore dans le désordre où j'ai vécu, ils ne savent pas, ils ne comprendraient jamais les six mois que nous avons passés en Suisse. Mais toi, devrais-tu les méconnaître et les oublier ?

Je lui demandai pardon, je versai des larmes plus douces sur son front et sur ses beaux cheveux ; je m'efforçai d'oublier la funeste impression que j'avais reçue. Je me flattais d'ailleurs qu'il ferait entendre à ses amis que je n'étais point une fille entretenue et qu'ils eussent à me respecter ; mais il ne voulut pas le faire ou il n'y songea pas, car le lendemain et les jours suivants je vis les regards de M. de Chalm me suivre et me solliciter avec une impudence révoltante.

J'étais au désespoir, mais je ne savais plus comment me soustraire aux maux où je m'étais précipitée. J'avais trop d'orgueil pour être heureuse et trop d'amour pour m'éloigner.

Un soir, j'étais entrée dans le salon pour prendre un livre que j'avais oublié sur le piano. Leoni était en petit comité avec ses élus ; ils étaient groupés autour de la table à thé au bout de la chambre, qui était peu éclairée, et ne s'apercevaient pas de ma présence. Le vicomte semblait être dans une de ses dispositions taquines les plus méchantes.—Baron Leone de Leoni, dit-il d'une voix sèche et railleuse, sais-tu, mon ami, que tu t'enfonces cruellement ?—Qu'est-ce que tu veux dire ? reprit Leoni, je n'ai pas encore de dettes à Venise.—Mais tu en auras bientôt.—J'espère que oui, répondit Leoni avec la plus grande tranquillité.

—Vive Dieu ! dit le marquis, tu es le premier des hommes pour te ruiner ; un demi-million en trois mois, sais-tu que c'est un très-joli train !

La surprise m'avait enchaînée à ma place ; immobile et retenant ma respiration, j'attendis la suite de ce singulier entretien.

—Un demi-million ? demanda le marquis vénitien avec indifférence.

—Oui, repartit Chalm, le juif Thadée lui a compté cinq cent mille francs au commencement de l'hiver.

—C'est très-bien, dit le marquis. Leoni, as-tu payé le loyer de ton palais héréditaire ?

—Parbleu ! d'avance, dit Chalm ; est-ce qu'on le lui aurait loué sans ça ?

—Qu'est-ce que tu comptes faire quand tu n'auras plus rien ? demanda à Leoni un autre de ses affidés.

—Des dettes, répondit Leoni avec un calme imperturbable.

—C'est plus facile que de trouver des juifs qui nous laissent trois mois en paix, dit le vicomte. Que feras-tu quand tes créanciers te prendront au collet ?

—Je prendrai un joli petit bateau... répondit Leoni en souriant.

—Bien ! Et tu iras à Trieste ?

—Non, c'est trop près ; à Palerme, je n'y ai pas encore été.

—Mais quand on arrive quelque part, dit le marquis, il faut faire figure dès les premiers jours.

—La Providence y pourvoira, répondit Leoni, c'est la mère des audacieux.

—Mais non pas celle des paresseux, dit Chalm, et je ne connais au monde personne qui le soit plus que toi.

Que diable as-tu fait en Suisse avec ton infante pendant six mois ?

—Silence là-dessus, répondit Leoni ; je l'ai aimée, et je jetterai mon verre au nez de quiconque le trouvera plaisant.

—Leoni, tu bois trop, lui cria un autre de ses compagnons.

—Peut-être, répondit Leoni, mais j'ai dit ce que j'ai dit.

Le vicomte ne répondit pas à cette espèce de provocation, et le marquis se hâta de détourner la conversation.

—Mais pourquoi, diable ! ne joues-tu pas ? dit-il à Leoni.

—Ventre-Dieu ! je joue tous les jours pour vous obliger, moi qui déteste le jeu ; vous me rendrez stupide avec vos cartes et vos dés, et vos poches qui sont comme le tonneau des Danaïdes, et vos mains insatiables. Vous n'êtes que des sots, vous tous. Quand vous avez fait un coup, au lieu de vous reposer et de jouir de la vie en voluptueux, vous vous agitez jusqu'à ce que vous ayez gâté la chance.

—La chance, la chance ! dit le marquis, on sait ce que c'est que la chance.

—Grand merci ! dit Leoni, je ne veux plus le savoir ; j'ai été trop bien étrillé à Paris. Quand je pense qu'il y a un homme, que Dieu veuille bien dans sa miséricorde donner à tous les diables !...

—Eh bien ! dit le vicomte.

—Un homme, dit le marquis, dont il faudra que nous nous débarrassions à tout prix si nous voulons retrouver la liberté sur la terre. Mais patience, nous sommes deux contre lui.

—Sois tranquille, dit Leoni, je n'ai pas tellement oublié la vieille coutume du pays, que je ne sache purger notre route de celui qui me gênera.

Sans mon diable d'amour qui me tenait à la cervelle, j'avais beau jeu en Belgique.

—Toi ? dit le marquis, tu n'as jamais opéré dans ce genre-là, et tu n'en auras jamais le courage.

—Le courage ? s'écria Leoni en se levant à demi avec des yeux étincelants.

—Pas d'extravagances, reprit le marquis avec cet effroyable sang-froid qu'ils avaient tous. Entendons-nous : tu as du courage pour tuer un ours ou un sanglier ; mais pour tuer un homme, tu as trop d'idées sentimentales et philosophiques dans la tête.

—Cela se peut, répondit Leoni en se rasseyant, cependant je ne sais pas.

—Tu ne veux donc pas jouer à Palerme ? dit le vicomte.

—Au diable le jeu ! Si je pouvais me passionner pour quelque chose, pour la chasse, pour un cheval, pour une Calabraise olivâtre, j'irais l'été prochain m'enfermer dans les Abruzzes et passer encore quelques mois à vous oublier tous.

—Repassionne-toi pour Juliette, dit le vicomte avec ironie.

—Je ne me repassionnerai pas pour Juliette, répondit Leoni avec colère ; mais je te donnerai un soufflet si tu prononces encore son nom.

—Il faut lui faire boire du thé, dit le vicomte ; il est ivre-mort.

—Allons, Leoni, s'écria le marquis en lui serrant le bras, tu nous traites horriblement ce soir ; qu'as-tu donc ? ne sommes-nous plus tes amis ? doutes-tu de nous ? parle.

—Non, je ne doute pas de vous, dit Leoni, vous m'avez rendu autant que je vous ai pris. Je sais ce que vous valez tous ; le bien et le mal, je juge, tout cela sans préjugé et sans prévention.

—Ah ! il ferait beau voir ! dit le vicomte entre ses dents.

—Allons, du punch, du punch ! crièrent les autres.

Il n'y a plus de bonne humeur possible si nous n'achevons de griser Chalm et Leoni ; ils en sont aux attaques de nerfs, mettons-les dans l'extase.

—Oui, mes amis, mes bons amis ! cria Leoni, le punch, l'amitié ! la vie, la belle vie ! A bas les cartes ! ce sont elles qui me rendent maussade ; vive l'ivresse ! vivent les femmes ! vive la paresse, le tabac, la musique, l'argent ! vivent les jeunes filles et les vieilles comtesses ! vive le diable, vive l'amour ! vive tout ce qui fait vivre ! Tout est bon quand on est assez bien constitué pour profiter et jouir de tout.

Ils se levèrent tous en entonnant un choeur bachique : je m'enfuis, je montai l'escalier avec l'égarement d'une personne qui se croit poursuivie, et je tombai sans connaissance sur le parquet de ma chambre.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XII.

XII.

Le lendemain matin on me trouva étendue sur le tapis, raide et glacée comme par la mort ; j'eus une fièvre cérébrale. Je crois que Leoni me donna des soins ; il me sembla le voir souvent à mon chevet, mais je n'en pus conserver qu'une idée vague. Au bout de trois jours j'étais hors de danger. Leoni vint alors savoir de mes nouvelles de temps en temps, et passer une partie de l'après-midi avec moi. Il quittait le palais tous les soirs à six heures et ne rentrait que le lendemain matin ; j'ai su cela plus tard.

De tout ce que j'avais entendu, je n'avais compris clairement qu'une chose, qui était la cause de mon désespoir : c'est que Leoni ne m'aimait plus. Jusque-là je n'avais pas voulu le croire, quoique toute sa conduite dut me le faire comprendre. Je résolus de ne pas contribuer plus longtemps à sa ruine, et de ne pas abuser d'un reste de compassion et de générosité qui lui prescrivait encore des égards envers moi. Je le fis appeler aussitôt que je me sentis la force de supporter cette entrevue, et je lui déclarai ce que je lui avais entendu dire de moi au milieu de l'orgie ; je gardai le silence sur tout le reste. Je ne voyais pas clair dans cette confusion d'infamies que ses amis m'avaient fait pressentir ; je ne voulais pas comprendre cela. Je consentais à tout, d'ailleurs : à mon abandon, à mon désespoir et à ma mort.

Je lui signifiai que j'étais décidée à partir dans huit jours, que je ne voulais rien accepter de lui désormais. J'avais gardé l'épingle de mon père ; en la vendant, j'aurais bien au delà de ce qu'il me fallait d'argent pour retourner à Bruxelles.

Le courage avec lequel je parlai, et que la fièvre aidait sans doute, frappa Leoni d'un coup inattendu.

Il garda le silence et marcha avec agitation dans la chambre ; puis des sanglots et des cris s'échappèrent de sa poitrine ; il tomba suffoqué sur une chaise. Effrayée de l'état où je le voyais, je quittai comme malgré moi ma chaise longue et je m'approchai de lui avec sollicitude. Alors il me saisit dans ses bras, et me serrant avec frénésie :

—Non, non ! tu ne me quitteras pas, s'écria-t-il, jamais je n'y consentirai ; si la fierté, bien juste et bien légitime, ne se laisse pas fléchir, je me coucherai à tes pieds, en travers de cette porte, et je me tuerai si tu marches sur moi. Non, tu ne t'en iras pas, car je t'aime avec passion ; tu es la seule femme au monde que j'aie pu respecter et admirer encore après l'avoir possédée six mois. Ce que j'ai dit est une sottise, une infamie et un mensonge ; tu ne sais pas, Juliette, oh ! tu ne sais pas tous mes malheurs ! tu ne sais pas à quoi me condamne une société d'hommes perdus, à quoi m'entraîne une âme de bronze, de feu, d'or et de boue, que j'ai reçue du ciel et de l'enfer réunis ! Si tu ne veux plus m'aimer, je ne veux plus vivre. Que n'ai-je pas fait, que n'ai-je pas sacrifié, que n'ai-je pas souillé pour m'attacher à cette vie exécrable qu'ils m'ont faite ! Quel démon moqueur s'est donc enfermé dans mon cerveau pour que j'y trouve encore parfois de l'attrait, et pour que je brise, en m'y élançant, les liens les plus sacrés ? Ah ! il est temps d'en finir ; je n'avais eu, depuis que je suis au monde, qu'une période vraiment belle, vraiment pure, celle où je t'ai possédée et adorée. Cela m'avait lavé de toutes mes iniquités, et j'aurais dû rester sous la neige dans le chalet ; je serais mort en paix avec toi, avec Dieu et avec moi-même, tandis que me voilà perdu à tes yeux et aux miens.

Juliette, Juliette ! grâce, pardon ! je sens mon âme se briser si tu m'abandonnes. Je suis encore jeune ; je veux vivre, je veux être heureux, et je ne le serai jamais qu'avec toi. Vas-tu me punir de mort pour un blasphème échappé à l'ivresse ? Y crois-tu, y peux-tu croire ? Oh ! que je souffre ! que j'ai souffert depuis quinze jours ! J'ai des secrets qui me brûlent les entrailles ; si je pouvais te les dire... mais tu ne pourrais jamais les entendre jusqu'au bout !

—Je les sais, lui dis-je ; et si tu m'aimais, je serais insensible à tout le reste...

—Tu les sais ! s'écria-t-il d'un air égaré, tu les sais ! Que sais-tu ?

—Je sais que vous êtes ruiné, que ce palais n'est point à vous, que vous avez mangé en trois mois une somme immense ; je sais que vous êtes habitué à cette existence aventureuse et à ces désordres. J'ignore comment vous défaites si vite et comment vous rétablissez votre fortune ainsi ; je pense que le jeu est votre perte et votre ressource ; je crois que vous avez autour de vous une société funeste, et que vous luttez contre d'affreux conseils ; je crois que vous êtes au bord d'un abîme, mais que vous pouvez encore le fuir.

—Eh bien ! oui, tout cela est vrai, s'écria-t-il, tu sais tout ! et tu me le pardonnerais ?

—Si je n'avais perdu votre amour, lui dis-je, je croirais n'avoir rien perdu en quittant ce palais, ce faste et ce monde qui me sont odieux. Quelque pauvres que nous fussions, nous pourrions toujours vivre comme nous avons fait dans notre chalet, soit là, soit ailleurs, si vous êtes las de la Suisse. Si vous m'aimiez encore, vous ne seriez pas perdu ; car vous ne penseriez ni au jeu, ni à l'intempérance, ni à aucune des passions que vous avez célébrées dans un toast diabolique ; si vous m'aimiez, nous paierions avec ce qui vous reste ce que vous pouvez devoir, et nous irions nous ensevelir et nous aimer dans quelque retraite où j'oublierais vite ce que je viens d'apprendre, où je ne vous le rappellerais jamais, où je ne pourrais pas en souffrir...

Si vous m'aimiez... !

—Oh ! je t'aime, je t'aime, s'écria-t-il ; partons ! sauvons-nous, Sauve-moi ! Sois ma bienfaitrice, mon ange, comme tu l'as toujours été. Viens, pardonne-moi !

Il se jeta à mes pieds, et tout ce que la passion la plus fervente peut dicter, il me le dit avec tant de chaleur, que j'y crus... et que j'y croirai toujours. Leoni me trompait, m'avilissait, et m'aimait en même temps.

Un jour, pour se soustraire aux vifs reproches que je lui adressais, il essaya de réhabiliter la passion du jeu.

—Le jeu, me dit-il avec cette éloquence spécieuse qui n'avait que trop d'empire sur moi, c'est une passion bien autrement énergique que l'amour. Plus féconde en drames terribles, elle est plus enivrante, plus héroïque dans les actes qui concourent à son but. Il faut le dire, hélas ! si ce but est vil en apparence, l'ardeur est puissante, l'audace est sublime, les sacrifices sont aveugles et sans bornes. Jamais, il faut que tu le saches, Juliette, jamais les femmes n'en inspirent de pareils. L'or est une puissance supérieure à la leur. En force, en courage, en dévouement, en persévérance, au prix du joueur, l'amant n'est qu'un faible enfant dont les efforts sont dignes de pitié. Combien peu d'hommes avez-vous vus sacrifier à leur maîtresse ce bien inestimable, cette nécessité sans prix, cette condition d'existence sans laquelle on pense qu'il n'y a pas d'existence supportable, l'honneur ! Je n'en connais guère dont le dévouement aille plus loin que le sacrifice de la vie.

Tous les jours le joueur immole son honneur et supporte la vie. Le joueur est âpre, il est stoïque ; il triomphe froidement, il succombe froidement ; il passe en quelques heures des derniers rangs de la société aux premiers ; dans quelques heures il redescend au point d'où il était parti, et cela sans changer d'attitude ni de visage. Dans quelques heures, sans quitter la place où son démon l'enchaîne, il parcourt toutes les vicissitudes de la vie, il passe par toutes les chances de fortune qui représentent les différentes conditions sociales. Tour à tour roi et mendiant, il gravit d'un seul bond l'échelle immense, toujours calme, toujours maître de lui, toujours soutenu par sa robuste ambition, toujours excité par l'acre soif qui le dévore. Que sera-t-il toute l'heure ? prince ou esclave ? Comment sortira-t-il de cet antre ? nu, ou courbé sous le poids de l'or ? Qu'importe ? Il y reviendra demain refaire sa fortune, la perdre ou la tripler. Ce qu'il y a d'impossible pour lui, c'est le repos ; il est comme l'oiseau des tempêtes, qui ne peut vivre sans les flots agités et les vents en fureur. On l'accuse d'aimer l'or ? il l'aime si peu qu'il le jette à pleines mains. Ces dons de l'enfer ne sauraient lui profiter ni l'assouvir. A peine riche, il lui tarde d'être ruiné afin de goûter encore cette nerveuse et terrible émotion sans laquelle la vie lui est insipide. Qu'est-ce donc que l'or à ses yeux ? Moins par lui-même que des grains de sable aux vôtres. Mais l'or lui est un emblème des biens et des maux qu'il vient chercher et braver. L'or, c'est son jouet, c'est son ennemi, c'est son Dieu, c'est son rêve, c'est son démon, c'est sa maîtresse, c'est sa poésie ; c'est l'ombre qu'il poursuit, qu'il attaque, qu'il étreint, puis qu'il laisse échapper, pour avoir le plaisir de recommencer la lutte et de se prendre encore une fois corps à corps avec le destin.

Va ! c'est beau cela ! c'est absurde, il faut le condamner, parce que l'énergie, employée ainsi, est sans profit pour la société, parce que l'homme qui dirige ses forces vers un pareil but vole à ses semblables tout le bien qu'il aurait pu leur faire avec moins d'égoïsme ; mais en le condamnant, ne le méprisez pas, petites organisations qui n'êtes capables ni de bien ni de mal ; ne mesurez qu'avec effroi le colosse de volonté qui lutte ainsi sur une mer fougueuse pour le seul plaisir d'exercer sa vigueur et de la jeter en dehors de lui. Son égoïsme le pousse au milieu des fatigues et des dangers, comme le vôtre vous enchaîne à de patientes et laborieuses professions. Combien comptez-vous, dans le monde, d'hommes qui travaillent pour la patrie sans songer à eux-mêmes ? Lui, il s'isole franchement, il se met à part ; il dispose de son avenir, de son présent, de son repos, de son honneur. Il se condamne à la souffrance, à la fatigue. Déplorez son erreur, mais ne vous comparez pas à lui, dans le secret de votre orgueil, pour vous glorifier à ses dépens. Que son fatal exemple serve seulement à vous consoler de votre inoffensive nullité.

—O ciel ! lui répondis-je, de quels sophismes votre coeur s'est-il donc nourri, ou bien quelle est la faiblesse de mon intelligence ? Quoi ! le joueur ne serait pas méprisable ? O Leoni, pourquoi, ayant tant de force, ne l'avez-vous pas employée à vous dompter dans l'intérêt de vos semblables ?

—C'est, répondit-il d'un ton ironique et amer, que j'ai mal compris la vie, apparemment ; c'est que mon amour-propre m'a mal conseillé. C'est qu'au lieu de monter sur un théâtre somptueux, je suis montés sur un théâtre en plein vent ; c'est qu'au lieu de m'employer à déclamer de spécieuses moralités sur la scène du monde et à jouer les rôles héroïques, je me suis amusé, pour donner carrière à la vigueur de mes muscles, à faire des tours de force et à me risquer sur un fil d'archal.

Et encore cette comparaison ne vaut rien : le saltimbanque a sa vanité, connue le tragédien, comme l'orateur philanthrope. Le joueur n'en a pas ; il n'est ni admiré, ni applaudi, ni envié. Ses triomphes sont si courts et si hasardés, que ce n'est pas la peine d'en parler. Au contraire, la société le condamne, le vulgaire le méprise, surtout les jours où il a perdu. Tout son charlatanisme consiste à faire bonne contenance, à tomber décemment devant un groupe d'intéressés qui ne le regardent même pas, tant ils ont une autre contention d'esprit qui les absorbe ! Si dans ses rapides heures de fortune il trouve quelque plaisir à satisfaire les vulgaires vanités du luxe, c'est un tribut bien court qu'il paie aux faiblesses humaines. Bientôt il va sacrifier sans pitié ces puériles jouissances d'un instant à l'activité dévorante de son âme, à celle fièvre infernale qui ne lui permet pas de vivre tout un jour de la vie des autres hommes. De la vanité à lui ! il n'en a pas le temps, il a bien autre chose à faire ! N'a-t-il pas son coeur à faire souffrir, sa tête à bouleverser, son sang à boire, sa chair à tourmenter, son or à perdre, sa vie à remettre en question, à reconstruire, à défaire, à tordre, à déchirer par lambeaux, à risquer en bloc, à reconquérir pièce à pièce, à mettre dans sa bourse, à jeter sur la table à chaque instant ? Demandez au marin s'il peut vivre à terre, à l'oiseau s'il peut être heureux sans ses ailes, au coeur de l'homme s'il peut se passer d'émotions.

Le joueur n'est donc pas criminel par lui-même ; c'est sa position sociale qui presque toujours le rend tel, c'est sa famille qu'il ruine ou qu'il déshonore. Mais supposez-le, comme moi, isolé dans le monde, sans affections, sans parentés assez intimes pour être prises en considération, libre, abandonné à lui-même, rassasié ou trompé en amour, comme je l'ai été si souvent, et vous plaindrez son erreur, vous regretterez pour lui qu'il ne soit pas né avec un tempérament sanguin et vaniteux plutôt qu'avec un tempérament bilieux et concentré.

Où prend-on que le joueur soit dans la même catégorie que les flibustiers et les brigands ? Demandez aux gouvernements pourquoi ils tirent une partie de leurs richesses d'une source si honteuse ! Eux seuls sont coupables d'offrir ces horribles tentations à l'inquiétude, ces funestes ressources au désespoir.

Si l'amour du jeu n'est pas en lui-même aussi honteux que la plupart des autres penchants, c'est le plus dangereux de tous, le plus âpre, le plus irrésistible, celui dont les conséquences sont les plus misérables. Il est presque impossible au joueur de ne pas se déshonorer au bout de quelques années.

Quant à moi, poursuivit-il d'un air plus sombre et d'une voix moins vibrante, après avoir pendant longtemps supporté cette vie d'angoisses et de convulsions avec l'héroïsme chevaleresque qui était à la base de mon caractère, je me laissai enfin corrompre ; c'est à dire que, mon âme s'usant peu à peu à ce combat perpétuel, je perdis la force stoïque avec laquelle j'avais su accepter les revers, supporter les privations d'une affreuse misère, recommencer patiemment l'édifice de ma fortune, parfois avec une obole, attendre, espérer, marcher prudemment et pas à pas, sacrifier tout un mois à réparer les pertes d'un jour. Telle fut longtemps ma vie. Mais enfin, las de souffrir, je commençai à chercher hors de ma volonté, hors de ma vertu (car il faut bien le dire, le joueur a sa vertu aussi), les moyens de regagner plus vite les valeurs perdues ; j'empruntai, et dès lors je fus perdu moi-même.

On souffre d'abord cruellement de se trouver dans une situation indélicate ; et puis on s'y fait comme à tout, on s'étourdit, on se blase.

Je fis comme font les joueurs et les prodigues ; je devins nuisible et dangereux à mes amis. J'accumulai sur leurs têtes les maux que longtemps j'avais courageusement assumés sur la mienne. Je fus coupable ; je risquai mon honneur, puis l'existence et l'honneur de mes proches, comme j'avais risqué mes biens. Le jeu a cela d'horrible, qu'il ne vous donne pas de ces leçons sur lesquelles il n'y a point à revenir. Il est toujours là qui vous appelle ! Cet or, qui ne s'épuise jamais, est toujours devant vos yeux. Il vous suit, il vous invite, il vous dit : «Espère !» et parfois il tient ses promesses, il vous rend l'audace, il rétablit votre crédit, il semble retarder encore le déshonneur ; mais le déshonneur est consommé du jour où l'honneur est volontairement mis en risque.

Ici Leoni baissa la tête et tomba dans un morne silence ; la confession qu'il avait peut-être songé à me faire expira sur ses lèvres. Je vis à sa honte et à sa tristesse qu'il était bien inutile de rétorquer les arguments sophistiques de son désordre ; sa conscience s'en était déjà chargée.

—Ecoute, me dit-il quand nous fûmes réconciliés, demain je ferme la maison à tous mes commensaux, et je pars pour Milan, où j'ai à toucher encore une somme assez forte qui m'est due. Pendant ce temps, soigne-toi bien, rétablis ta santé, mets en ordre toutes les requêtes de nos créanciers, et fais les apprêts de notre départ. Dans huit jours, dans quinze au plus, je reviendrai payer nos dettes et te chercher pour aller vivre avec toi où tu voudras, pour toujours.

Je crus à tout, je consentis à tout. Il partit, et la maison fut fermée. Je n'attendis pas que je fusse entièrement guérie pour m'occuper de remettre tout en ordre et de reviser les mémoires des fournisseurs.

J'espérais que Leoni m'écrirait dès son arrivée à Milan, comme il me l'avait promis ; il fut plus de huit jours sans me donner de ses nouvelles. Il m'annonça enfin qu'il était sûr de toucher beaucoup plus d'argent que nous n'en devions, mais qu'il serait obligé de rester vingt jours absent au lieu de quinze. Je me résignai. Au bout de vingt jours, une nouvelle lettre m'annonça qu'il était forcé d'attendre ses rentrées jusqu'à la fin du mois. Je tombai dans le découragement. Seule dans ce grand palais, où, pour échapper aux insolentes visites des compagnons de Leoni, j'étais obligée de me cacher, de baisser les stores de ma fenêtre et de soutenir une espèce de siège, dévorée d'inquiétude, malade et faible, livrée aux plus noires réflexions et à tous les remords que l'aiguillon du malheur réveille, je fus plusieurs fois tentée de mettre fin à ma déplorable vie.

Mais je n'étais pas au bout de mes souffrances.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XIII.

XIII.

Un matin, que je croyais être seule dans le grand salon et que je tenais un livre ouvert sur mes genoux, sans songer à le regarder, j'entendis du bruit auprès de moi, et, sortant de ma léthargie, je vis la détestable figure du vicomte de Chalm. Je fis un cri, et j'allais le chasser, lorsqu'il se confondit en excuses d'un air à la fois respectueux et railleur, auquel je ne sus que répondre. Il me dit qu'il avait forcé ma porte sur l'autorisation d'une lettre de Leoni, qui l'avait spécialement chargé de venir s'informer de ma santé et de lui en donner des nouvelles. Je ne crus point à ce prétexte, et j'allais je lui dire ; mais, sans m'en laisser le temps, il se mit à parler lui-même avec un sang-froid si impudent, qu'à moins d'appeler mes gens, il m'eût été impossible de le mettre à la porte. Il était décidé à ne rien comprendre.

—Je vois, Madame, me dit-il d'un air d'intérêt hypocrite, que vous êtes informée de la situation fâcheuse où se trouve le baron. Soyez sûre que mes faibles ressources sont à sa disposition ; c'est malheureusement bien peu de chose pour contenter la prodigalité d'un caractère si magnifique. Ce qui me console, c'est qu'il est courageux, entreprenant et ingénieux. Il a refait plusieurs fois sa fortune ; il la relèvera encore. Mais vous aurez à souffrir, vous, madame, si jeune, si délicate et si digne d'un meilleur sort ! C'est pour vous que je m'afflige profondément des folies de Leoni et de toutes celles qu'il va encore commettre avant de trouver des ressources. La misère est une horrible chose à votre âge, et quand en a toujours vécu dans le luxe...

Je l'interrompis brusquement ; car je crus voir où il voulait en venir avec son injurieuse compassion.

Je ne comprenais pas encore toute la bassesse de ce personnage.

Devinant ma méfiance, il s'empressa de la combattre. Il me fit entendre, avec toute la politesse de son langage subtil et froid, qu'il se jugeait trop vieux et trop peu riche pour m'offrir son appui, mais qu'un jeune lord immensément riche, qui m'avait été présenté par lui, et qui m'avait fait quelques visites, lui avait confié l'honorable message de me tenter par des promesses magnifiques. Je n'eus pas la force de répondre à cet affront ; j'étais si faible et si abattue, que je me mis à pleurer sans rien dire. L'infâme Chalm crut que j'étais ébranlée ; et, pour me décider entièrement, il me déclara que Leoni ne reviendrait point à Venise, qu'il était enchaîné aux pieds de la princesse Zagarolo, et qu'il lui avait donné plein pouvoir de traiter cette affaire avec moi.

L'indignation me rendit enfin la présence d'esprit dont j'avais besoin pour accabler cet homme de mépris et de confusion. Mais il fut bientôt remis de son trouble.—Je vois, Madame, me dit-il, que votre jeunesse et votre candeur ont été cruellement abusées, et je ne saurais vous rendre haine pour haine, car vous me méconnaissez et vous m'accusez ; moi, je vous connais et vous estime. J'aurai, pour entendre vos reproches et vos injures, tout le stoïcisme dont le véritable dévouement doit savoir s'armer, et je vous dirai dans quel abîme vous êtes tombée et de quelle abjection je veux vous retirer.

Il prononça ces mots avec tant de force et de calme, que mon crédule caractère en fut comme subjugué. Un instant je pensai que, dans le trouble de mes malheurs, j'avais peut-être méconnu un homme sincère. Fascinée par l'impudente sérénité de son visage, j'oubliai les dégoûtantes paroles que je lui avais entendu prononcer, et je lui laissai le temps de parler.

Il vit qu'il fallait profiter de ce moment d'incertitude et de faiblesse, et se hâta de me donner sur Leoni des renseignements d'une odieuse vérité.

—J'admire, dit-il, comment votre coeur, facile et confiant, a pu s'attacher si longtemps à un caractère semblable, il est vrai que la nature l'a doté de séductions irrésistibles, et qu'il a une habileté extraordinaire pour cacher ses turpitudes et pour prendre les dehors de la loyauté. Toutes les villes de l'Europe le connaissent pour un roué charmant. Quelques personnes seulement en Italie savent qu'il est capable de toutes les scélératesses pour satisfaire ses fantaisies innombrables. Aujourd'hui vous le verrez se modeler sur le type de Lovelace, demain sur celui du pastor Fido. Comme il est un peu poëte, il est capable de recevoir toutes les impressions, de comprendre et de singer toutes les vertus, d'étudier et de jouer tous les rôles. Il croit sentir tout ce qu'il imite, et quelquefois il s'identifie tellement avec le personnage qu'il a choisi, qu'il en ressent les passions et en saisit la grandeur. Mais, comme le fond de son âme est vil et corrompu, comme il n'y a en lui qu'affectation et caprice, le vice se réveille tout à coup dans son sang, l'ennui de son hypocrisie le jette dans des habitudes entièrement contraires à celles qui semblaient lui être naturelles. Ceux qui ne l'ont vu que sous une de ses faces mensongères s'étonnent et le croient devenu fou ; ceux qui savent que son caractère est de n'en avoir aucun de vrai, sourient et attendent paisiblement quelque nouvelle invention.

Quoique ce portrait horrible me révoltai au point de me suffoquer, il me semblait y voir briller des traits d'une lumière accablante.

J'étais atterrée, mes nerfs se contractaient. Je regardais Chalm d'un air effaré : il s'applaudit de sa puissance, et continua :

—Ce caractère vous étonne ; si vous aviez plus d'expérience, ma chère dame, vous sauriez qu'il est fort répandu dans le monde. Pour l'avoir à un certain degré, il faut une certaine supériorité d'intelligence ; et si beaucoup de sots s'en abstiennent, c'est qu'ils sont incapables de le soutenir. Vous verrez presque toujours un homme médiocre et vain se renfermer dans une manière d'être obstinée qu'il prendra pour une spécialité, et qui le consolera des succès d'autrui. Il s'avouera moins brillant, mais il se déclarera plus solide et plus utile. La terre n'est peuplée que d'imbéciles insupportables ou de fous nuisibles. Tout bien considéré, j'aime encore mieux les derniers ; j'ai assez de prudence pour m'en préserver et assez de tolérance pour m'en amuser. Mieux vaut rire avec un malicieux bouffon que bâiller avec un bon homme ennuyeux. C'est pourquoi vous m'avez vu dans l'intimité d'un homme que je n'aime ni n'estime. D'ailleurs j'étais attiré ici par vos manières affables, par votre angélique douceur ; je me sentais pour vous une amitié paternelle. Le jeune lord Edwards, qui vous avait vue de sa fenêtre passer des heures entières immobile et rêveuse à votre balcon, m'avait pris pour confident de la passion violente qu'il a conçue pour vous. Je l'avais présenté ici, désirant franchement et ardemment que vous ne restassiez pas plus longtemps dans la position douloureuse et humiliante où l'abandon de Leoni vous laissait ; je, savais que lord Edwards avait une âme digne de la vôtre, et qu'il vous ferait une existence heureuse et honorable... Je viens aujourd'hui renouveler mes efforts et vous révéler son amour, que vous n'avez pas voulu comprendre...

Je mordais mon mouchoir de colère ; mais, dévorée par une idée fixe, je me levai, et je lui dis avec force :

—Vous prétendez que Leoni vous autorise à me faire ces infâmes propositions : prouvez-le-moi ! oui, Monsieur, prouvez-le ! Et je lui secouai le bras convulsivement.

—Parbleu ! ma chère petite, me répondit ce misérable avec son impassibilité odieuse, c'est bien facile à prouver. Mais comment ne vous l'expliquez-vous pas à vous-même ? Leoni ne vous aime plus ; il a une autre maîtresse.

—Prouvez-le ! répétai-je avec exaspération.

—Tout à l'heure, tout à l'heure, me dit-il. Leoni a grand besoin d'argent, et il y a des femmes d'un certain âge dont la protection peut être avantageuse.

—Prouvez-moi tout ce que vous dites ! m'écriai-je, ou je vous chasse à l'instant.

—Fort bien, répondit-il sans se déconcerter ; mais faisons un accord : si j'ai menti, je sortirai d'ici pour n'y jamais remettre les pieds ; si j'ai dit vrai en affirmant que Leoni m'autorise à vous parler de lord Edwards, vous me permettrez de venir ce soir avec ce dernier.

En parlant ainsi, il tira de sa poche une lettre sur l'adresse de laquelle je reconnus l'écriture de Leoni.

—Oui ! m'écriai-je, emportée par l'invincible désir de connaître mon sort ; oui, je le promets.

Le marquis déplia lentement la lettre et me la présenta. Je lus :

«Mon cher vicomte, quoique tu me causes souvent des accès de colère où je t'écraserais volontiers, je crois que tu as vraiment de l'amitié pour moi et que tes offres de service sont sincères. Je n'en profiterai pourtant pas. J'ai mieux que cela, et mes affaires reprennent un train magnifique.

La seule chose qui m'embarrasse et qui m'épouvante, c'est Juliette. Tu as raison : au premier jour elle va faire avorter mes projets. Mais que faire ? J'ai pour elle le plus sot et le plus invincible attachement. Son désespoir m'ôte toutes mes forces. Je ne puis la voir pleurer sans être à ses pieds... Tu crois qu'elle se laisserait corrompre ? Non, tu ne la connais pas ; jamais elle ne se laissera vaincre par la cupidité. Mais le dépit ? dis-tu. Oui, cela est plus vraisemblable. Quelle est la femme qui ne fasse par colère ce qu'elle ne ferait pas par amour ? Juliette est, fière, j'en ai acquis la certitude dans ces derniers temps. Si tu lui dis un peu de mal de moi, si lu lui fais entendre que je suis infidèle..., peut-être !... Mais, mon Dieu ! je ne puis y penser sans que mon âme se déchire... Essaie : si elle succombe, je la mépriserai et je l'oublierai ; si elle résiste... ma foi ! nous verrons. Quel que soit le résultat de tes efforts, j'aurai un grand désastre à craindre ou une grande peine de coeur à supporter.»

—Maintenant, dit le marquis quand j'eus fini, je vais chercher lord Edwards.

Je cachai ma tête dans mes mains et je restai longtemps immobile et muette. Puis tout à coup je cachai cet exécrable billet dans mon sein et je sonnai avec violence.

—Que ma femme de chambre fasse en cinq minutes un porte-manteau, dis-je au laquais, et que Beppo amène la gondole.

—Que voulez-vous faire, ma chère enfant ? me dit le vicomte étonné ; où voulez-vous aller ?

—Chez lord Edwards, apparemment ! lui dis-je avec une ironie amère dont il ne comprit pas le sens. Allez l'avertir, repris-je ; dites-lui que vous avez gagné votre salaire et que je vole vers lui.

Il commença à comprendre que je le raillais avec fureur.

Il s'arrêta irrésolu. Je sortis du salon sans dire un mot de plus, et j'allai mettre un habit de voyage. Je descendis suivie de ma femme de chambre, portant le paquet. Au moment de passer dans la gondole, je sentis une main agitée qui me retenait par mon manteau ; je me retournai, je vis Chalin troublé et effrayé.—Où donc allez-vous ? me dit-il d'une voix altérée. Je triomphais d'avoir enfin troublé son sang-froid de scélérat.

—Je vais à Milan, lui dis-je, et je vous fais perdre les deux ou trois cents sequins que lord Edwards vous avait promis.

—Un instant, dit le vicomte furieux ; rendez-moi la lettre, ou vous ne partirez pas.

—Beppo ! m'écriai-je avec l'exaspération de la colère et de la peur en m'élançant vers le gondolier, délivre-moi de ce rufian, qui me casse le bras.

Tous les domestiques de Leoni me trouvaient douce et m'étaient dévoués. Beppo, silencieux et résolu, me saisit par la taille et m'enleva de l'escalier. En même temps il donna un coup de pied à la dernière marche, et la gondole s'éloigna au moment où il m'y déposait avec une adresse et une force extraordinaires. Chalin faillit être entraîné et tomber dans le canal. Il disparut en me lançant un regard qui était le serment d'une haine éternelle et d'une vengeance implacable.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XIV.

XIV.

J'arrive à Milan après avoir voyagé nuit et, jour sans me donner le temps de me reposer ni de réfléchir. Je descends à l'auberge où Leoni m'avait donné son adresse, je le fais demander, on me regarde avec étonnement.

—Il ne demeure pas ici, me répond le camérière. Il y est descendu en y arrivant, et il y a loué une petite chambre où il a déposé ses effets ; mais il ne vient ici que le matin pour prendre ses lettres, faire sa barbe et s'en aller.

—Mais où loge-t-il ? demandai-je. Je vis que le cameriere me regardait avec curiosité, avec incertitude, et que, soit par respect, soit par commisération, il ne pouvait se décider à me répondre. J'eus la discrétion de ne pas insister, et je me fis conduire à la chambre que Leoni avait louée.—Si vous savez où on peut le trouver à cette heure-ci, dis-je au cameriere, allez le chercher, et dites lui que sa soeur est arrivée.

Au bout d'une heure, Leoni arriva, les bras étendus pour m'embrasser.—Attends, lui dis-je en reculant ; si tu m'as trompée jusqu'ici, n'ajoute pas un crime de plus à tous ceux que tu as commis envers moi. Tiens, regarde ce billet ; est-il de toi ? Si on a contrefait ton écriture, dis-le-moi vite, car je l'espère et j'étouffe.

Leoni jeta les yeux sur le billet et devint pâle comme la mort.

—Mon Dieu ! m'écriai-je, j'espérais qu'on m'avait trompée ! Je venais vers toi avec la presque certitude de te trouver étranger à cette infamie. Je me disais : il m'a fait bien du mal, il m'a déjà trompée ; mais, malgré tout, il m'aime. S'il est vrai que je le gêne et que je lui sois nuisible, il me l'aurait dit il y a à peine un mois, lorsque je me sentais le courage de le quitter, tandis qu'il s'est jeté à mes genoux pour me supplier de rester.

S'il est un intrigant et un ambitieux, il ne devait pas me retenir ; car je n'ai aucune fortune, et mon amour ne lui est avantageux en rien. Pourquoi se plaindrait-il maintenant de mon importunité ? Il n'a qu'un mot à dire pour me chasser. Il sait que je suis fière ; il ne doit craindre ni mes prières ni mes reproches. Pourquoi voudrait-il m'avilir ?

Je ne pus continuer ; un flot de larmes saccadait ma voix et arrêtait mes paroles.

—Pourquoi j'aurais voulu t'avilir ? s'écria Leoni hors de lui ; pour éviter un remords de plus à ma conscience déchirée. Tu ne comprends pas cela, Juliette. On voit bien que tu n'as jamais été criminelle !...

Il s'arrêta ; je tombai sur un fauteuil, et nous restâmes atterrés tous deux.

—Pauvre ange ! s'écria-t-il enfin, méritais-tu d'être la compagne et la victime d'un scélérat tel que moi ? Qu'avais-tu fait à Dieu avant de naître, malheureuse enfant, pour qu'il te jetât dans les bras d'un réprouvé qui te fait mourir de honte et de désespoir ? Pauvre Juliette ! pauvre Juliette !

Et à son tour il versa un torrent de larmes.

—Allons, lui dis-je, je suis venue pour entendre ta justification ou ma condamnation. Tu es coupable, je te pardonne, et je pars.

—Ne parle jamais de cela ! s'écria-t-il avec véhémence. Haie à jamais ce mot-là de nos entretiens. Quand tu voudras me quitter, échappe-toi habilement sans que je puisse t'en empêcher ; mais tant qu'il me restera une goutte de sang dans les veines, je n'y consentirai pas. Tu es ma femme, tu m'appartiens, et je t'aime. Je puis te faire mourir de douleur, mais je ne peux pas te laisser partir.

—J'accepterai la douleur et la mort, lui dis-je, si tu me dis que tu m'aimes encore.

—Oui, je t'aime, je t'aime, cria-t-il avec ses transports ordinaires ; je n'aime que toi, et je ne pourrai jamais en aimer une autre !

—Malheureux ! tu mens, lui dis-je. Tu as suivi la princesse Zagarolo.

—Oui, mais je la déteste.

—Comment ! m'écriai-je frappée d'étonnement. Et pourquoi donc l'as-lu suivie ? Quels honteux secrets cachent donc toutes ces énigmes ? Chalm a voulu me faire entendre qu'une vile ambition t'enchaînait auprès de cette femme ; qu'elle était vieille..., qu'elle te payait... Ah ! quels mots vous me faites prononcer !

—Ne crois pas à ces calomnies, répondit Leoni ; la princesse est jeune, belle ; j'en suis amoureux...

—A la bonne heure, lui dis-je avec un profond soupir, j'aime mieux vous voir infidèle que déshonoré. Aimez la, aimez-la beaucoup ; car elle est riche, et vous êtes pauvre ! Si vous l'aimez beaucoup, la richesse et la pauvreté ne seront plus que des mots entre vous. Je vous aimais ainsi ; et quoique je n'eusse rien pour vivre que vos dons, je n'en rougissais pas ; à présent je m'avilirais et je vous serais insupportable. Laissez-moi donc partir. Votre obstination à me garder pour me faire mourir dans les tortures est une folie et une cruauté.

—-C'est vrai, dit Leoni d'un air sombre ; pars donc ! je suis un bourreau de vouloir t'en empêcher.

Il sortit d'un air désespéré. Je me jetai à genoux, je demandai au ciel de la force, j'invoquai le souvenir de ma mère, et je me relevai pour faire de nouveau les courts apprêts de mon départ.

Quand mes malles furent refermées, je demandai des chevaux de poste pour le soir même, et en attendant je me jetai sur un lit.

J'étais si accablée de fatigue et tellement brisée par le désespoir, que j'éprouvai, en m'endormant, quelque chose qui ressemblait à la paix du tombeau.

Au bout d'une heure je fus réveillée par les embrassements passionnés de Leoni.

—C'est en vain que tu veux partir, me dit-il ; cela est au-dessus de mes forces. J'ai renvoyé tes chevaux, j'ai fait décharger tes malles. Je viens de me promener seul dans la campagne, et j'ai fait mon possible pour me forcer à te perdre. J'ai résolu de ne pas te dire adieu. J'ai été chez la princesse, j'ai tâché de me figurer que je l'aimais ; je la hais et je t'aime. Il faut que tu restes.

Ces émotions continuelles m'affaiblissaient l'âme autant que le corps ; je commençais à ne plus avoir la faculté de raisonner ; le mal et le bien, l'estime et le mépris devenaient pour moi des sons vagues, des mots que je ne voulais plus comprendre, et qui m'effrayaient comme des chiffres innombrables qu'on m'aurait dit de supputer. Leoni avait désormais sur moi plus qu'une force morale ; il avait une puissance magnétique à laquelle je ne pouvais plus me soustraire. Son regard, sa voix, ses larmes agissaient sur mes nerfs autant que sur mon coeur ; je n'étais plus qu'une machine qu'il poussait à son gré dans tous les sens.

Je lui pardonnai, je m'abandonnai à ses caresses, je lui promis tout ce qu'il voulut. Il me dit que la princesse Zagarolo, étant veuve, avait songé à l'épouser ; que le court et frivole engouement qu'il avait eu pour elle lui avait fait croire à son amour ; qu'elle s'était follement compromise pour lui, et qu'il était obligé de la ménager et de s'en détacher peu à peu, ou d'avoir affaire à toute la famille.

—S'il ne s'agissait que de me battre avec tous ses frères, tous ses cousins et tous ses oncles, dit-il, je m'en soucierais fort peu ; mais ils agiront en grands seigneurs, me dénonceront comme carbonaro, et me feront jeter dans une prison, où j'attendrai peut-être dix ans qu'on veuille bien examiner ma cause.

J'écoutai tous ces contes absurdes avec la crédulité d'un enfant. Leoni ne s'était jamais occupé de politique ; mais j'aimais encore à me persuader que tout ce qu'il y avait de problématique dans son existence se rattachait à quelque grande entreprise de ce genre. Je consentis à passer toujours dans l'hôtel pour sa soeur, à me montrer peu dehors et jamais avec lui, enfin à le laisser absolument libre de me quitter à toute heure sur la requête de la princesse.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XV.

XV.

Cette vie fut affreuse, mais je la supportai. Les tortures de la jalousie m'étaient encore inconnues jusque-là ; elles s'éveillèrent, et je les épuisai toutes. J'évitai à Leoni l'ennui de les combattre ; d'ailleurs il ne me restait plus assez de force pour les exprimer. Je résolus de me laisser mourir en silence ; je me sentais assez malade pour l'espérer. L'ennui me dévorait encore plus à Milan qu'à Venise ; j'y avais plus de souffrances et moins de distractions. Leoni vivait ouvertement avec la princesse Zagarolo. Il passait les soirs dans sa loge au spectacle ou au bal avec elle ; il s'en échappait pour venir me voir un instant, et puis il retournait souper avec elle et ne rentrait que le matin à six heures. Il se couchait accablé de fatigue et souvent de mauvaise humeur. Il se levait à midi, silencieux et distrait, et allait se promener en voiture avec sa maîtresse. Je les voyais souvent passer ; Leoni avait auprès d'elle cet air sagement triomphant, cette coquetterie de maintien, ces regards heureux et tendres qu'il avait eus jadis auprès de moi ; maintenant je n'avais plus que ses plaintes et le récit de ses contrariétés. Il est vrai que j'aimais mieux le voir venir à moi soucieux et dégoûté de son esclavage que paisible et insouciant, comme cela lui arrivait quelquefois ; il semblait alors qu'il eût oublié l'amour qu'il avait eu pour moi et celui que j'avais encore pour lui ; il trouvait naturel de me confier les détails de son intimité avec une autre, et ne s'apercevait pas que le sourire de mou visage en l'écoutant était une convulsion muette de la douleur.

Un soir, au coucher du soleil, je sortais de la cathédrale, où j'avais prié Dieu avec ferveur de m'appeler à lui et d'accepter mes souffrances en expiation de mes fautes.

Je marchais lentement sous le magnifique portail, et je m'appuyais de temps en temps contre les piliers, car j'étais faible. Une fièvre lente me consumait. L'émotion de la prière et l'air de l'église m'avaient baignée d'une sueur froide : je ressemblais à un spectre sorti du pavé sépulcral pour voir encore une fois les derniers rayons du jour. Un homme, qui me suivait depuis quelque temps sans que j'y fisse grande attention, me parla, et je me retournai sans surprise, sans frayeur, avec l'apathie d'un mourant. Je reconnus Henryet.

Aussitôt le souvenir de ma patrie et de ma famille se réveilla en moi avec impétuosité. J'oubliai l'étrange conduite de ce jeune homme envers moi, la puissance terrible qu'il exerçait sur Leoni, son ancien amour si mal accueilli par moi, et la haine que j'avais ressentie contre lui depuis. Je ne songeai qu'à mon père et à ma mère, et, lui tendant la main avec vivacité, je l'accablai de questions. Il ne se pressa pas de me répondre, quoiqu'il parût touché de mon émotion et de mon empressement.

—Êtes-vous seule ici ? me dit-il, et puis-je causer avec vous sans vous exposer à aucun danger ?

—Je suis seule, personne ici ne me connaît ni ne s'occupe de moi. Asseyons-nous sur ce banc de pierre, car je suis souffrante, et, pour l'amour du ciel, parlez-moi de mes parents. Il y a une année tout entière que je n'ai entendu prononcer leur nom.

—Vos parents ! dit Henryet avec tristesse. Il y en a un qui ne vous pleure plus.

—Mon père est mort ! m'écriai-je en me levant. Henryet ne répondit pas. Je retombai accablée sur le banc, et je dis à demi-voix :—Mon Dieu, qui allez me réunir à lui, faites qu'il me pardonne !

—Votre mère, dit Henryet, a été longtemps malade.

Elle a essayé ensuite de se distraire ; mais elle avait perdu sa beauté dans les larmes, et n'a point trouvé de consolation dans le monde.

—Mon père mort ! dis-je en joignant mes faibles mains, ma mère vieille et triste ! Et ma tante ?

—Votre tante essaie de consoler votre mère en lui prouvant que vous ne méritez pas ses regrets ; mais votre mère ne l'écoute pas, et chaque jour elle se flétrit dans l'isolement et l'ennui. Et vous, Madame ?

Henryet prononça ces derniers mots d'un ton froid, où perçait cependant la compassion sous le mépris.

—Et moi, je me meurs, vous le voyez.

Il me prit la main, et des larmes lui vinrent aux yeux.

—Pauvre fille ! me dit-il, ce n'est pas ma faute. J'ai fait ce que j'ai pu pour vous empêcher de tomber dans ce précipice, mais vous l'avez voulu.

—Ne parlez pas de cela, lui dis-je, il m'est impossible d'en causer avec vous. Dites-moi si ma mère m'a fait chercher après ma fuite ?

—Votre mère vous a cherchée, mais pas assez. Pauvre femme ! elle était consternée, elle a manqué de présence d'esprit. Il n'y a pas de vigueur, Juliette, dans le sang dont vous êtes formée.

—Ah ! c'est vrai, lui dis-je nonchalamment. Nous étions tous indolents et pacifiques dans ma famille. Ma mère a-t-elle espéré que je reviendrais ?

—Elle l'a espéré follement et puérilement. Elle vous attend encore, et vous espérera jusqu'à son dernier soupir.

Je me mis à sangloter. Henryet me laissa pleurer sans dire un mot.

Je crois qu'il pleurait aussi. J'essuyai mes yeux pour lui demander si ma mère avait été bien affligée de mon déshonneur, si elle avait rougi de moi, si elle osait encore prononcer mon nom.

—Elle l'a sans cesse à la bouche, dit Henryet. Elle conte sa douleur à tout le monde ; à présent on est blasé sur cette histoire, et on sourit quand votre mère commence à pleurer, ou bien on l'évite en disant : Voila encore madame Ruyter qui va nous raconter l'enlèvement de sa fille !

J'écoutai cela sans dépit, et, levant les yeux sur lui, je lui dis :

—Et vous, Henryet, me méprisez-vous ?

—Je ne vous aime ni ne vous estime plus, me répondit-il ; mais je vous plains et je suis à votre service. Ma bourse est à votre disposition. Voulez-vous que j'écrive à votre mère ? Voulez-vous que je vous reconduise auprès d'elle ? Parlez, et ne craignez pas d'abuser de moi. Je n'agis pas par amitié, mais par devoir. Vous ne savez pas, Juliette, combien la vie s'adoucit pour ceux qui se font des lois et qui les observent.

Je ne répondis rien.

—Voulez-vous donc rester ici seule et abandonnée ? Combien y a-t-il de temps que votre mari vous a quittée ?

—Il ne m'a point quittée, répondis-je ; nous vivons ensemble ; il s'oppose à mon départ que je projette depuis longtemps, mais auquel je n'ai plus la force de penser.

Je retombai dans le silence ; il me donna le bras jusque chez moi. Je ne m'en aperçus qu'en arrivant. Je croyais être appuyée sur le bras de Leoni, et je travaillais à concentrer mes peines et à ne rien dire.

—Voulez-vous que je revienne demain savoir vos intentions ? me dit-il en me laissant sur le seuil.

—Oui, lui dis-je, sans penser qu'il pouvait rencontrer Leoni.

—A quelle heure ? demanda-t-il.

—Quand vous voudrez, lui répondis-je d'un air hébété.

Il vint le lendemain peu d'instants après que Leoni fut sorti. Je ne me souvenais plus de le lui avoir permis, et je me montrai si surprise de sa visite, qu'il fut obligé de me le rappeler. Alors me revinrent à la mémoire quelques paroles que j'avais surprises entre Leoni et ses compagnons, mais dont le sens, resté vague dans mon esprit, me semblait applicable à Henryet et renfermer une menace de mort. Je frémis en songeant à quel danger je l'exposais.—Sortons, lui dis-je avec effroi ; vous n'êtes point en sûreté ici. Il sourit, et sa figure exprima un profond mépris pour ce danger que je redoutais.

—Croyez-moi, dit-il en voyant que j'allais insister, l'homme dont vous parlez n'oserait lever le bras sur moi, puisqu'il n'ose pas seulement lever les yeux à la hauteur des miens.

Je ne pouvais entendre parler ainsi de Leoni. Malgré tous ses torts, toutes ses fautes, il était encore ce que j'avais de plus cher au monde. Je priai Henryet de ne point le traiter ainsi devant moi.—Accablez-moi de mépris, lui dis-je ; reprochez-moi d'être une fille sans orgueil et sans coeur, d'avoir abandonné les meilleurs parents qui furent jamais et d'avoir foulé aux pieds toutes les lois qui sont imposées à mon sexe, je ne m'en offenserai pas ; je vous écouterai en pleurant, et je ne vous serai pas moins reconnaissante des offres de service que vous m'avez faites hier. Mais laissez-moi respecter le nom de Leoni ; c'est le seul bien que dans le secret de mon coeur je puisse encore opposer à l'anathème du monde.

—Respecter le nom de Leoni ! s'écria Henryet avec un rire amer ; pauvre femme ! Cependant j'y consentirai si vous voulez partir pour Bruxelles !

Allez consoler votre mère, rentrez dans la voie du devoir, et je vous promets de laisser en paix le misérable qui vous a perdue, et que je pourrais briser comme une paille.

—Retourner auprès de ma mère ! répondis-je. Oh ! oui, mon coeur me le commande à chaque instant ; mais retourner à Bruxelles, mon orgueil me le défend. De quelle manière y serais-je traitée par toutes ces femmes qui ont été jalouses de mon éclat, et qui maintenant se réjouissent de mon abaissement !

—Je crains, Juliette, reprit-il, que ce ne soit pas votre meilleure raison. Votre mère a une maison de campagne ou vous pourriez vivre avec elle loin de la société impitoyable. Avec votre fortune, vous pourriez vivre partout ailleurs encore où votre disgrâce ne serait pas connue, et où votre beauté et votre douceur vous feraient bientôt de nouveaux amis. Mais vous ne voulez pas quitter Leoni, convenez-en.

—Je le veux, lui répondis-je en pleurant, mais je ne le peux pas.

—Malheureuse, malheureuse entre toutes les femmes ! dit Henryet avec tristesse ; vous êtes bonne et dévouée, mai» vous manquez de herté. La où il n'y a pas de noble orgueil il n'y a pas de ressources. Pauvre créature faible ! je vous plains de toute mon âme, car vous avez profané votre coeur, vous l'avez souillé au contact d'un coeur infâme, vous avez courbé la tête sous une main vile, vous aimez un lâche ! Je me demande comment j'ai pu vous aimer autrefois, mais je me demande aussi comment je pourrais à présent, ne pas vous plaindre.

—Mais enfin, lui dis-je effrayée et consternée de son air et de son langage, qu'a donc fait Leoni pour que vous vous croyiez le droit de le traiter ainsi ?

—Doutez-vous de ce droit, Madame ?

Voulez-vous me dire pourquoi Leoni, qui est brave (cela est incontestable) et qui est le premier tireur d'armes que je connaisse, ne s'est jamais avisé de me chercher querelle, à moi qui n'ai jamais touché une épée de ma vie, et qui l'ai chassé de Paris avec un mot, de Bruxelles avec un regard ?

—Cela est inconcevable, dis-je avec accablement.

—Est-ce que vous ne savez pas de qui vous êtes la maîtresse ? reprit Henryet avec force ; est-ce que personne ne vous a raconté les aventures merveilleuses du chevalier Leone ? est-ce que vous n'avez jamais rougi d'avoir été sa complice et de vous être sauvée avec un escroc en pillant la boutique de votre père ?

Je laissai échapper un cri douloureux et je cachai mon visage dans mes mains ; puis je relevai la tête en m'écriant de toutes mes forces :—Cela est faux ! je n'ai jamais fait une telle bassesse ; Leoni n'en est pas plus capable que moi. Nous n'avions pas fait quarante lieues sur la route de Genève que Leoni s'est arrêté au milieu de la nuit, a demandé un coffre et y a mis tous les bijoux pour les renvoyer à mon père.

—Êtes-vous sûre qu'il l'ait fait ? demanda Henryet en riant avec mépris.

—J'en suis sûre ! m'écriai-je ; j'ai vu le coffre, j'ai vu Leoni y serrer les diamants.

—Et vous êtes sûre que le coffre ne vous a pas suivis tout le reste du voyage ? vous êtes sûre qu'il n'a point été déballé à Venise ?

Ces mots furent enfin pour moi un trait de lumière si éblouissant que je ne pus m'y soustraire. Je me rappelai, tout à coup ce que j'avais cherché en vain à ressaisir dans mes souvenirs : la première circonstance où mes yeux avaient fait connaissance avec ce fatal coffret.

En ce moment les trois époques de son apparition me furent présentes et se lièrent logiquement entre elles pour me forcer à une conclusion écrasante : premièrement, la nuit passée dans le château mystérieux où j'avais vu Leoni mettre les diamants dans ce coffre ; en second lieu, la dernière nuit passée au chalet suisse, où j'avais vu Leoni déterrer mystérieusement son trésor confié à la terre ; troisièmement, la seconde journée de notre séjour à Venise, où j'avais trouvé le coffre vide et l'épingle de diamants par terre dans un reste de coton d'emballage. La visite du juif Thadée et les cinq cent mille francs que, d'après l'entretien surpris par moi entre Leoni et ses compagnons, il lui avait comptés à notre arrivée à Venise, coïncidaient parfaitement avec le souvenir de cette matinée. Je me tordis les mains, et, les levant vers le ciel :—Ainsi, m'écriai-je en me parlant à moi-même, tout est perdu, jusqu'à l'estime de ma mère ; tout est empoisonné, jusqu'au souvenir de la Suisse ! Ces six mois d'amour et de bonheur étaient consacrés à receler un vol !

—Et à mettre en défaut les recherches de la justice, ajouta Henryet.

—Mais non ! mais non ! repris-je avec égarement en le regardant comme pour l'interroger ; il m'aimait ! il est sur qu'il m'a aimée ! Je ne peux pas songer à ce temps-là sans retrouver la certitude de son amour. C'était un voleur qui avait dérobé une fille et une cassette, et qui aimait l'une et l'autre.

Henryet haussa les épaules ; je m'aperçus que je divaguais ; et, cherchant à ressaisir ma raison, je voulus absolument savoir la cause de cet ascendant inconcevable qu'il exerçait sur Leoni.

—Vous voulez le savoir ? me dit-il. Et il réfléchit un instant. Puis il reprit :—Je vous le dirai, je puis vous le dire ; d'ailleurs il est impossible que vous ayez vécu un an avec lui sans vous en douter. Il a dû faire assez de dupes à Venise sous vos yeux...

—Faire des dupes ! lui ! comment ? Oh ! prenez garde à ce que vous dites, Henryet ; il est déjà assez chargé d'accusations.

—Je vous crois encore incapable d'être sa complice, Juliette ; mais prenez garde de le devenir ; prenez garde à votre famille.

Je ne sais pas jusqu'à quel point on peut être impunément la maîtresse d'un fripon.

—Vous me faites mourir de honte, Monsieur ; vos paroles sont cruelles ; achevez donc votre ouvrage, et déchirez tout à fait mon coeur en m'apprenant ce qui vous donne pour ainsi dire droit de vie et de mort sur Leoni ? Où l'avez-vous connu ? que savez-vous de sa vie passée ? Je n'en sais rien, moi, hélas ! j'ai vu en lui tant de choses contradictoires que je ne sais plus s'il est riche ou pauvre, s'il est noble ou plébéien ; je ne sais même pas si le nom qu'il porte lui appartient.

—C'est la seule chose que le hasard, répondit Henryet, lui ait épargné la peine de voler. Il s'appelle en effet Leone Leoni, et sort d'une des plus nobles maisons de Venise. Son père avait encore quelque fortune et possédait le palais que vous venez d'habiter. Il avait une tendresse illimitée pour ce fils unique, dont les précoces dispositions annonçaient une organisation supérieure. Leoni fut élevé avec soin, et, dès l'âge de quinze ans, parcourut la moitié de l'Europe avec son gouverneur. En cinq ans il apprit, avec une incroyable facilité, la langue, les moeurs et la littérature des peuples qu'il traversa. La mort de son père le ramena à Venise avec son gouverneur. Ce gouverneur était l'abbé Zanini, que vous avez pu voir souvent chez vous cet hiver. Je ne sais si vous l'avez bien jugé : c'est un homme d'une imagination vive, d'une finesse exquise, d'une instruction immense, mais d'une immoralité incroyable et d'une lâcheté certaine sous les dehors hypocrites de la tolérance et du bon sens. Il avait naturellement dépravé la conscience de son élève, et avait remplacé en lui les notions du juste et de l'injuste par une prétendue science de la vie qui consistait à faire toutes les folies amusantes, toutes les fautes profitables, toutes les bonnes et les mauvaises actions qui pouvaient tenter le coeur humain.

J'ai connu ce Zanini à Paris, et je me souviens de lui avoir entendu dire qu'il fallait savoir faire le mal pour savoir faire le bien, savoir jouir dans le vice pour savoir jouir dans la vertu. Cet homme, plus prudent, plus habile et plus froid que Leoni, lui est beaucoup supérieur dans sa science ; et Leoni, emporté par ses passions ou dérouté par ses caprices, ne le suit que de loin en faisant mille écarts qui doivent le perdre dans la société, et qui l'ont déjà perdu, puisqu'il est désormais à la discrétion de quelques complices cupides et de quelques honnêtes gens dont il lassera la générosité.

Un froid mortel glaçait mes membres tandis qu'Henryet parlait ainsi. Je fis un effort pour écouter le reste.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XVI.

XVI.

—A vingt ans, reprit Henryet, Leoni se trouva donc à la tête d'une fortune assez honorable, et entièrement maître de ses actions. Il était dans la plus facile position pour faire le bien ; mais il trouva son patrimoine au-dessous de son ambition, et, en attendant qu'il élevât une fortune égale à ses désirs sur je ne sais quels projets insensés ou coupables, il dévora en deux ans tout son héritage. Sa maison, qu'il fit décorer avec la richesse que vous avez vue, fut le rendez-vous de tous les jeunes gens dissipée et de toutes les femmes perdues de l'Italie. Beaucoup d'étrangers, amateurs de la vie élégante, y furent accueillis ; et c'est ainsi que Leoni, lié déjà par ses voyages avec beaucoup de gens comme il faut, établit dans tous les pays les relations les plus brillantes et s'assura les protections les plus utiles.

Dans cette nombreuse société durent s'introduire, comme il arrive partout, des intrigants et des escrocs. J'ai vu à Paris, autour de Leoni, plusieurs figures qui m'ont inspiré de la méfiance, et que je soupçonne aujourd'hui devoir former avec lui et le marquis de ***... une affiliation de filous de bonne compagnie. Cédant à leurs conseils, aux leçons de Zanini ou à ses dispositions naturelles, le jeune Leoni dut s'exercer à tricher au jeu. Ce qu'il y a de certain, c'est qu'il acquit ce talent à un degré éminent, et qu'il l'a probablement mis en usage dans toutes les villes de l'Europe sans exciter la moindre défiance. Lorsqu'il fut absolument ruiné, il quitta Venise et se mit à voyager de nouveau en aventurier. Ici le fil de son histoire m'échappe. Zanini, par qui j'ai su une partie de ce que je viens de vous raconter, prétendait l'avoir perdu de vue depuis ce moment, et n'avoir appris que par une correspondance souvent interrompue les mille changements de fortune et les mille intrigues de Leoni dans le monde.

Il s'excusait d'avoir formé un tel élève en disant que Leoni avait pris à côté de sa doctrine ; mais il excusait l'élève en louant l'habileté incroyable, la force d'âme et la présence d'esprit avec laquelle il avait conjuré le sort, traversé et vaincu l'adversité. Enfin Leoni vint à Paris avec son ami fidèle, le marquis de ***..., que vous connaissez, et c'est là que j'eus l'occasion de le voir et de le juger.

Ce fut Zanini qui le présenta chez la princesse de X..., dont il élevait les enfants. La supériorité d'esprit de cet homme l'avait depuis plusieurs années établi dans la société de la princesse sur un pied moins subalterne que les gouverneurs ne le sont d'ordinaire dans les grandes maisons. Il faisait les honneurs du salon, tenait le haut de la conversation, chantait admirablement, et dirigeait les concerts.

Leoni, grâce à son esprit et à ses talents, fut accueilli avec empressement et bientôt recherché avec enthousiasme. Il exerça à Paris, sur certaines coteries, l'empire que vous lui avez vu exercer sur toute une ville de province. Il s'y comportait magnifiquement, jouait rarement, mais toujours pour perdre des sommes immenses que gagnait généralement le marquis de ***... Ce marquis fut présenté peu de temps après lui par Zanini. Quoique compatriote de Leoni, il feignait de ne pas le connaître ou affectait d'avoir de l'éloignement pour lui. Il racontait à l'oreille de tout le monde qu'ils avaient été en rivalité d'amour à Venise, et que, bien que guéris l'un et l'autre de leur passion, ils ne l'étaient point de leur inimitié. Grâce à cette fourberie, personne ne les soupçonnait d'être d'accord pour exercer leur industrie.

Ils l'exercèrent durant tout un hiver sans inspirer le moindre soupçon.

Ils perdaient quelquefois immensément l'un et l'autre, mais plus souvent ils gagnaient, et ils menaient, chacun de son côté, un train de prince. Un jour un de mes amis, qui perdait énormément contre Leoni, surprit un signe imperceptible entre lui et le marquis vénitien. Il garda le silence et les observa tous deux pendant plusieurs jours avec attention. Un soir que nous avions parié du même côté, et que nous perdions toujours, il s'approcha de moi et me dit :—Regardez ces deux Italiens ; j'ai la conviction et presque la certitude qu'ils s'entendent pour tricher. Je quitte demain Paris pour une affaire extrêmement pressée ; je vous laisse le soin d'approfondir ma découverte et d'en avertir vos amis, s'il y a lieu. Vous êtes un homme sage et prudent ; vous n'agirez pas, j'espère, sans bien savoir ce que vous faites. En tout cas, si vous avez quelque affaire avec ces gens-là, ne manquez pas de me nommer à eux comme le premier qui les ait accusés, et écrivez-moi ; je me charge de vicier la querelle avec un des deux. Il me laissa son adresse et partit. J'examinai les deux chevaliers d'industrie, et j'acquis la certitude que mon ami ne s'était pas trompé. J'arrivai à l'entière découverte de leur mauvaise foi précisément à une soirée chez la princesse de X... Je pris aussitôt Zanini par le bras, et l'entraînant à l'écart :—Connaissez-vous bien, lui demandai-je, les deux Vénitiens que vous avez présentés ici ?

—Parfaitement, me répondit-il avec beaucoup d'aplomb ; j'ai été le gouverneur de l'un, je suis l'ami de l'autre.

—Je vous en fais mon compliment, lui dis-je, ce sont deux escrocs. Je lui fis cette réponse avec tant d'assurance, qu'il changea de visage, malgré sa grande habitude de dissimulation.

Je le soupçonnais d'avoir un intérêt dans leur gain, et je lui déclarai que j'allais démasquer ses deux compatriotes. Il se troubla tout à fait et me supplia avec instance de ne pas le faire. Il essaya de me persuader que je me trompais. Je le priai de me conduire dans sa chambre avec le marquis. Là je m'expliquai en peu de mots très-clairs, et le marquis, au lieu de se disculper, pâlit et s'évanouit. Je ne sais si cette scène fut jouée par lui et l'abbé, mais ils me conjurèrent avec tant de douleur, le marquis me marqua tant de honte et de remords, que j'eus la bonhomie de me laisser fléchir. J'exigeai seulement qu'il quittât la France avec Leoni sur-le-champ. Le marquis promit tout ; mais je voulus moi-même faire la même injonction à son complice : je lui ordonnai de le faire monter. Il se fit longtemps attendre ; enfin il arriva, non pas humble et tremblant comme l'autre, mais frémissant de rage et serrant les poings. Il pensait peut-être m'intimider par son insolence ; je lui répondis que j'étais prêt à lui donner toutes les satisfactions qu'il voudrait, mais que je commencerais par l'accuser publiquement. J'offris en même temps au marquis la réparation de mon ami aux mêmes conditions. L'impudence de Leoni fut déconcertée. Ses compagnons lui firent sentir qu'il était perdu s'il résistait. Il prit son parti, non sans beaucoup de résistance et de fureur, et tous deux quittèrent la maison sans reparaître au salon. Le marquis partit le lendemain pour Gènes, Leoni pour Bruxelles. J'étais resté seul avec Zanini dans sa chambre ; je lui fis comprendre les soupçons qu'il m'inspirait et le dessein que j'avais de le dénoncer à la princesse. Comme je n'avais point de preuves certaines contre lui, il fut moins humble et moins suppliant que le marquis ; mais je vis qu'il n'était pas moins effrayé.

Il mit en oeuvre toutes les ressources de son esprit pour conquérir ma bienveillance et ma discrétion. Je lui fis avouer pourtant qu'il connaissait jusqu'à un certain point les turpitudes de son élève, et je le forçai de me raconter son histoire. En ceci Zanini manqua de prudence : il aurait dû soutenir obstinément qu'il les ignorait ; mais la dureté avec laquelle je le menaçais de dévoiler les hôtes qu'il avait introduits lui fit perdre la tête. Je le quittai avec la conviction qu'il était un drôle, aussi lâche, mais plus circonspect que les deux autres. Je lui gardai le secret par prudence pour moi-même. Je craignais que l'ascendant qu'il avait sur la princesse X... ne l'emportât sur ma loyauté, qu'il n'eût l'habileté de me faire passer auprès d'elle pour un imposteur ou pour un fou, et qu'il ne rendit ma conduite ridicule. J'étais las de cette sale aventure. Je n'y pensai plus et quittai Paris trois mois après. Vous savez quelle fut la première personne que mes yeux cherchèrent dans le bal de Delpech. J'étais encore amoureux de vous, et, arrivé depuis une heure, j'ignorais que vous alliez vous marier. Je vous découvris au milieu de la foule ; je m'approchai de vous et je vis Leoni à vos côtés. Je crus faire un rêve, je crus qu'une ressemblance m'abusait. Je fis des questions, et je m'assurai que votre fiancé était le chevalier d'industrie qui m'avait volé trois ou quatre cents louis. Je n'espérai point le supplanter, je crois même que je ne le désirais pas. Succéder dans votre coeur à un pareil homme, essuyer peut-être sur vos joues là trace de ses baisers, était une pensée qui glaçait mon amour. Mais je jurai qu'une fille innocente et une honnête famille ne seraient pas dupes d'un misérable. Vous savez que notre explication ne fut ni longue ni verbeuse ; mais votre fatale passion fit échouer l'effort que je faisais pour vous sauver.

Henryet se tut.

Je baissai la tête, j'étais accablée ; il me semblait que je ne pourrais plus regarder personne en face. Henryet continua :

—Leoni se tira fort habilement d'affaire en enlevant sa fiancée sous mes yeux, c'est-à-dire le million en diamants qu'elle portait sur elle. Il vous cacha, vous et vos joyaux, je ne sais où. Au milieu des larmes répandues sur le sort de sa fille, votre père pleura un peu ses belles pierreries si bien montées. Un jour il lui arriva de dire naïvement devant moi que ce qui lui faisait le plus de peine dans ce vol, c'est que les diamants seraient vendus à moitié prix à quelque juif, et que ces belles montures, si bien travaillées, seraient brisées et fondues par le receleur, qui ne voudrait pas se compromettre.—C'était bien la peine de faire un tel travail ! disait-il en pleurant ; c'était bien la peine d'avoir une fille et de tant l'aimer !

Il parait que votre père eut raison ; car avec le produit de son rapt, Leoni ne trouva moyen de briller à Venise que trois mois. Le palais de ses pères avait été vendu, et maintenant il était à louer. Il le loua et rétablit, dit-on, son nom sur la corniche de la cour intérieure, n'osant pas le mettre sur la porte principale. Comme il n'est décidément connu pour un filou que par très-peu de personnes, sa maison fut de nouveau le rendez-vous de beaucoup d'hommes comme il faut, qui sans doute y furent dupés par ses associés. Mais peut-être la crainte qu'il avait d'être découvert l'empêcha-t-elle de se joindre à eux, car il fut bientôt ruiné de nouveau. Il se contenta sans doute de tolérer le brigandage que ces scélérats commettaient chez lui ; il est à leur merci, et n'oserait se défaire de ceux qu'il déteste le plus.

Maintenant il est, comme vous le savez, l'amant en titre de la princesse Zagarolo ; cette dame, qui a été fort belle, est désormais flétrie et condamnée à mourir prochainement d'une maladie de poitrine... On pense qu'elle léguera tous ses biens à Leoni, qui feint pour elle un amour violent ; et qu'elle aime elle-même avec passion. Il guette l'heure de son testament. Alors vous redeviendrez riche, Juliette. Il a dû vous le dire : encore un peu de patience, et vous remplacerez la princesse dans sa loge au spectacle ; vous irez à la promenade dans ses voilures, dont vous ferez seulement changer l'écusson ; vous serrerez votre amant dans vos bras sur le lit magnifique où elle sera morte, vous pourrez même porter ses robes et ses diamants.

Le cruel Henryet en dit peut-être davantage, mais je n'entendis plus rien, je tombai à terre dans des convulsions terribles.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XVII.

XVII.

Quand je revins à moi, je me trouvai seule avec Leoni. J'étais couchée sur un sofa. Il me regardait avec tendresse et avec inquiétude.

—Mon âme, me dit-il lorsqu'il me vit reprendre l'usage de mes sens, dis-moi ce que tu as ! Pourquoi t'ai-je trouvée dans un état si effrayant ? Où souffres-tu ? Quelle nouvelle douleur as-tu éprouvée ?

—Aucune, lui répondis-je. Et je disais vrai, car en ce moment je ne me souvenais plus de rien.

—Tu me trompes, Juliette, quelqu'un t'a fait de la peine. La servante qui était auprès de toi quand je suis arrivé m'a dit qu'un homme était venu le voir ce matin, qu'il était resté longtemps avec toi, et qu'en sortant il avait recommandé qu'on te portât des soins. Quel est cet homme, Juliette ?

Je n'avais jamais menti de ma vie, il me fut impossible de répondre. Je ne voulais pas nommer Henryet. Leoni fronça le sourcil.—Un mystère ! dit-il, un mystère entre nous ! je ne t'en aurais jamais crue capable. Mais tu ne connais personne ici !... Est-ce que... ? Si c'était lui, il n'y aurait pas assez de sang dans ses veines pour laver son insolence... Dis-moi la vérité, Juliette, est-ce que Chalm est venu te voir ? est-ce qu'il t'a encore poursuivie de ses viles propositions et de ses calomnies contre moi ?

—Chalm ! lui dis-je, est-ce qu'il est à Milan ? Et j'éprouvai un sentiment d'effroi qui dut se peindre sur ma figure, car Leoni vit que j'ignorais l'arrivée du vicomte.

—Si ce n'est pas lui, dit-il en se parlant à lui-même, qui peut être ce faiseur de visites qui reste trois heures enfermé avec ma femme et qui la laisse évanouie ? Le marquis ne m'a pas quitté de la journée.

—O ciel ! m'écriai-je, tous vos odieux compagnons sont donc ici ! Faites, au nom du ciel, qu'ils ne sachent pas où je demeure, et que je ne les voie pas.

—Mais quel est donc l'homme que vous voyez et à qui vous ne refusez pas l'entrée de votre chambre ? dit Leoni, qui devenait de plus en plus pensif et pâle. Juliette, répondez-moi, je le veux, entendez-vous ?

Je sentis combien ma position devenait affreuse. Je joignis mes mains en tremblant et j'invoquai le ciel en silence.

—Vous ne répondez pas, dit Leoni. Pauvre femme ! vous n'avez guère de présence d'esprit. Vous avez un amant, Juliette ! Vous n'avez pas tort, puisque j'ai une maîtresse. Je suis un sot de ne pouvoir le souffrir quand vous acceptez le partage de mon coeur et de mon lit. Mais il est certain que je ne puis être aussi généreux. Adieu.

Il prit son chapeau et mit ses gants avec une froideur convulsive, tira sa bourse, la posa sur la cheminée, et sans m'adresser un mot de plus, sans jeter un regard sur moi, il sortit. Je l'entendis s'éloigner d'un pas égal et descendre l'escalier sans se presser.

La surprise, la consternation et la peur m'avaient glacé le sang. Je crus que j'allais devenir folle ; je mis mon mouchoir dans ma bouche pour étouffer mes cris, et puis, succombant à la fatigue, je retombai dans un accablement stupide.

Au milieu de la nuit, j'entendis du bruit dans la chambre ; j'ouvris les yeux et je vis, sans comprendre ce que je voyais, Leoni qui se promenait avec agitation, et le marquis assis à une table et vidant une bouteille d'eau-de-vie. Je ne fis pas un mouvement. Je n'eus pas l'idée de chercher à savoir ce qu'ils faisaient là ; mais peu à peu leurs paroles, en frappant mes oreilles, arrivèrent jusqu'à mon intelligence et prirent un sens.

—Je te dis que je l'ai vu et que j'en suis sur, disait le marquis.

Il est ici.

—Le chien maudit ! répondit Leoni en frappant du pied ; que la Terre s'ouvre et m'en débarrasse !

—Bien dieu reprit le marquis. Je suis de cet avis-là.

—Il vient jusque dans ma chambre tourmenter cette malheureuse femme !

—Es-tu sûr, Leoni, qu'elle n'en soit pas fort aise ?

—Tais-toi, vipère ! et n'essaie pas de me faire soupçonner cette infortunée. Il ne lui reste au monde que mon estime.

—Et l'amour de M. Henryet, reprit le marquis.

Leoni serra les poings.—Nous la débarrasserons de cet amour-là, s'écria-t-il, et nous en guérirons le Flamand.

—Ah ça, Leone, ne va pas faire de sottise !

—Et toi, Lorenzo, ne va pas faire d'infamie.

—Tu appellerais cela une infamie, toi ? nous n'avons guère les mêmes idées. Tu conduis tranquillement au tombeau la Zagarolo pour hériter de ses biens, et tu trouverais mauvais que je misse en terre un ennemi dont l'existence paralyse à jamais la nôtre ! Il te semble tout simple, malgré la danse des médecins, de hâter par ta tendresse généreuse le terme des maux de ta chère phtisique...

—Va-t'en au diable ! Si cette enragée veut vivre vite et mourir bientôt, pourquoi l'en empêcherais-je ? Elle est assez belle pour me trouver obéissant, et je ne l'aime pas assez pour lui résister.

—Quelle horreur ! murmurai-je malgré moi, et je retombai sur mon oreiller.

—Ta femme a parlé, je crois, dit le marquis.

—Elle rêve, répondit Leoni, elle a la fièvre.

—Es-tu sur qu'elle ne nous écoute pas ?

—Il faudrait d'abord qu'elle eût la force de nous entendre.

Elle est bien malade aussi, la pauvre Juliette ! Elle ne se plaint pas, elle ! elle souffre seule. Elle n'a pas vingt femmes pour la servir, elle ne paie pas de courtisans pour satisfaire ses fantaisies maladives ; elle meurt saintement et chastement comme une victime expiatoire entre le ciel et moi.—Leoni s'assit sur la table et fondit en larmes.

—Voilà l'effet de l'eau-de-vie, dit tranquillement le marquis en portant son verre à sa bouche ; je te l'avais prédit, cela te porte toujours aux nerfs.

—Laisse-moi, bête brute ! s'écria Leoni en poussant la table, qui faillit tomber sur le marquis ; laisse-moi pleurer. Tu ne sais pas ce que c'est que le remords, toi ; tu ne sais pas ce que c'est que l'amour !

—L'amour ! dit le marquis d'un ton théâtral en contrefaisant Leoni, le remords ! voilà des mots bien sonores et très-dramatiques. Quand mets-tu Juliette à l'hôpital ?

—Oui, tu as raison, lui dit Leoni avec un désespoir sombre, parle-moi ainsi, je l'aime mieux. Cela me convient, je suis capable de tout. A l'hôpital ! oui. Elle était si belle, si éblouissante ! je suis venu, et voilà où je la conduis ! Ah ! je m'arracherais les cheveux.

—Allons, dit le marquis après un silence, as-tu fait assez de sentiment aujourd'hui ? Tudieu ! la crise a été longue... Raisonnons à présent : ce n'est pas sérieusement que-tu veux te battre avec Henryet ?

—Très-sérieusement, répondit Leoni ; tu parles bien sérieusement de l'assassiner.

—C'est très-différent.

—C'est absolument la même chose.

Il ne connaît l'usage d'aucune arme, et je suis de première force pour toutes.

—Excepté pour le stylet, reprit le marquis, ou pour le pistolet à bout portant ; d'ailleurs tu ne tues que les femmes.

—Je tuerai au moins cet homme-là, répondit Leoni.

—Et tu crois qu'il consentira à se battre avec toi ?

—Il acceptera, il est brave.

—Mais il n'est pas fou. Il commencera par nous faire arrêter comme deux voleurs.

—Il commencera par me rendre raison. Je l'y forcerai bien, je lui donnerai un soufflet en plein spectacle.

—Il te le rendra en t'appelant faussaire, escroc, fileur de cartes.

—Il faudra qu'il le prouve. Il n'est pas connu ici, tandis que nous y sommes établis d'une manière brillante. Je le traiterai de lunatique et de visionnaire ; et quand je l'aurai tué, tout le monde pensera que j'avais raison.

—Tu es fou, mon cher, répondit le marquis ; Henryet est recommandé aux négociants les plus riches de l'Italie. Sa famille est bien connue et bien famée dans le commerce. Lui-même a sans doute des amis dans la ville, ou au moins des connaissances auprès de qui son témoignage aura du poids. Il se battra demain soir, je suppose. Eh bien ! la journée lui aura suffi pour déclarer à vingt personnes qu'il se bat contre toi parce qu'il t'a vu tricher, et que tu trouves mauvais qu'il ait voulu t'en empêcher.

—Eh bien ! il le dira, on le croira, mais je le tuerai.

—La Zagarolo te chassera et déchirera son testament.

Tous les nobles te fermeront leur porte, et la police te priera d'aller faire l'agréable sur un autre territoire.

—Eh bien ! j'irai ailleurs. Le reste de la terre m'appartiendra quand je me serai délivré de cet homme.

—Oui, et de son sang sortira une jolie petite pépinière d'accusateurs. Au lieu de M. Henryet, tu auras toute la ville de Milan à ta poursuite.

—O ciel ! comment faire ? dit Leoni avec angoisse.

—Lui donner un rendez-vous de la part de ta femme, et lui calmer le sang avec un bon couteau de chasse. Donne-moi ce bout de papier qui est là-bas, je vais lui écrire.

Leoni, sans l'écouter, ouvrit une fenêtre et tomba dans la rêverie, tandis que le marquis écrivait. Quand il eut fini, il l'appela.

—Ecoute, Leoni, et vois si je m'entends à écrire un billet doux :

«Mon ami, je ne puis plus vous recevoir chez moi, Leoni sait tout et me menace des plus horribles traitements : emmenez-moi, ou je suis perdue. Conduisez-moi à ma mère, ou jetez-moi dans un couvent ; faites de moi ce qu'il vous plaira, mais arrachez-moi à l'affreuse situation où je suis. Trouvez-vous demain devant le portail de la cathédrale à une heure du matin, nous concerterons notre départ, il me sera facile d'aller vous trouver, Leoni passe toutes les nuits chez la Zagarolo. Ne soyez pas étonné de cette écriture bizarre et presque illisible : Leoni, dans un accès de colère, m'a presque démis la main droite. Adieu.

JULIETTE RUYTER.»

—Il me semble que cette lettre est prudemment conçue, ajouta le marquis, et peut sembler vraisemblable au Flamand, quel que soit le degré de son intimité avec ta femme.

Les paroles que tantôt dans son délire elle croyait lui adresser nous donnent la certitude qu'il lui a offert de la conduire dans son pays... L'écriture est informe, et qu'il connaisse ou non celle de Juliette...

—Voyons, dit Leoni d'un air attentif en se penchant sur la table.

Sa figure avait une expression effrayante de doute et de persuasion. Je n'en vis pas davantage. Mon cerveau était épuisé, mes idées se confondirent. Je retombai dans une sorte de léthargie.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XVIII.

XVIII.

Quand je revins à moi, la lumière vague de la lampe éclairait les mêmes objets. Je me soulevai lentement, je vis le marquis à la même place où je l'avais vu en perdant connaissance. Il faisait encore nuit. Il y avait encore des bouteilles sur la table, une écritoire et quelque chose que je ne distinguais pas bien et qui ressemblait à des armes. Leoni était debout dans la chambre. Je tâchai de me souvenir de leur conversation précédente. J'espérais que les lambeaux hideux qui m'en revenaient à la mémoire étaient autant de rêves fébriles, et je ne sus pas d'abord qu'entre cette conversation et celle qui commençait vingt-quatre heures s'étaient écoulées. Les premiers mots dont je pus me rendre compte furent ceux-ci :

—Il fallait qu'il se méfiât de quelque chose, car il était armé jusqu'aux dents. En parlant ainsi, Leoni essuyait avec un mouchoir sa main ensanglantée.

—Bah ! ce que tu as n'est qu'une égratignure, dit le marquis : je suis blessé plus sérieusement à la jambe ; et il faudra pourtant que je danse demain au bal, afin qu'on ne s'en doute pas. Laisse donc ta main, panse-la, et songe à autre chose.

—Il m'est impossible de songer à autre chose qu'à ce sang. Il me semble que j'en vois un lac autour de moi.

—Tu as les nerfs trop délicats, Leoni ; tu n'es bon à rien.

—Canaille ! dit Leoni d'un ton de haine et de mépris, sans moi tu étais mort ; tu reculais lâchement, et tu dois être frappé par derrière. Si je ne t'avais vu perdu, et si ta perte n'eût entraîné la mienne, jamais je n'aurais touché à cet homme à pareille heure et en pareil lieu. Mais ta féroce obstination m'a forcé à être ton complice.

Il ne me manquait plus que de commettre un assassinat pour être digne de ta société.

—Ne fais pas le modeste, reprit le marquis ; quand tu as vu qu'il se défendait, tu es devenu un tigre.

—Ah ! oui, cela me réjouissait le coeur de le voir mourir en se défendant ; car enfin je l'ai tué loyalement.

—Très-loyalement : il avait remis la partie au lendemain ; et comme tu étais pressé d'en finir, tu l'as tué tout de suite.

—A qui la faute, traître ? Pourquoi t'es-tu jeté sur lui au moment où nous nous séparions avec la parole l'un de l'autre ? Pourquoi t'es-tu enfui en voyant qu'il était armé, et m'as-tu forcé ainsi à te défendre ou à être dénoncé par lui demain pour l'avoir attiré, de concert avec toi, dans un guet-apens, afin de l'assassiner ? A l'heure qu'il est, j'ai mérité l'échafaud, et pourtant je ne suis point un meurtrier. Je me suis battu à armes égales, à chance égale, à courage égal.

—Oui, il s'est très-bien défendu, dit le marquis ; vous avez fait l'un et l'autre des prodiges de valeur. C'était une chose très-belle à voir et vraiment homérique que ce duel au couteau. Mais je dois dire pourtant que, pour un Vénitien, tu manies cette arme misérablement.

—Il est vrai que ce n'est pas l'arme dont je suis habitué à me servir, et à propos, je pense qu'il serait prudent de cacher ou d'anéantir celle-ci.

—Grande sottise ! mon ami. Il faut bien t'en garder ; les laquais et les amis savent tous que tu portes en tout temps cette arme sur toi ; si tu la faisais disparaître, ce serait un indice contre nous.

—C'est vrai.

Mais la tienne ?

—La mienne est vierge de son sang ; mes premiers coups ont porté à faux, et ensuite les tiens ne m'ont pas laissé de place.

—Ah ! ciel ! c'est, encore vrai. Tu as voulu l'assassiner, et la fatalité m'a contraint de faire moi-même l'action dont j'avais horreur.

—Cela te plaît à dire, mon cher ; tu venais de très-bon coeur au rendez-vous.

—C'est que j'avais en effet le pressentiment, instinctif de ce que mon mauvais génie allait me faire commettre... Après tout, c'était ma destinée et la sienne. Nous voilà donc délivrés de lui ! Mais pourquoi, diable ! as-tu vidé ses poches ?

—Précaution et présence d'esprit de ma part. En le trouvant dépouillé de son argent et de son portefeuille, on cherchera l'assassin dans la plus basse classe, et jamais on ne soupçonnera des gens comme il faut. Cela passera pour un acte de brigandage, et non pour une vengeance particulière. Ne te trahis pas toi-même par une sotte émotion lorsque tu entendras parler demain de l'évènement, et nous n'avons rien à craindre. Approche la bougie, que je brûle ces papiers ; quant à l'argent monnayé, cela n'a jamais compromis personne.

—Arrête ! dit Leoni en saisissant une lettre que le marquis allait brûler avec les autres. J'ai vu là le nom de famille de Juliette.

—C'est une lettre à madame Ruyter, dit le marquis. Voyons :

«Madame, s'il en est temps encore, si vous n'êtes point partie dès hier en recevant la lettre par laquelle je vous appelais auprès de votre fille, ne partez point. Attendez-la ou venez à sa rencontre jusqu'à Strasbourg ; je vous y ferai chercher en arrivant.

J'y serai avec mademoiselle Ruyter avant peu de jours. Elle est décidée à fuir l'infamie et les mauvais traitements de son séducteur. Je viens de recevoir d'elle un billet qui m'annonce enfin cette résolution. Je dois la voir cette nuit pour fixer le moment de notre départ. Je laisserai toutes mes affaires pour profiter de la bonne disposition où elle est et où les flatteries de son amant pourraient bien ne pas la laisser toujours. L'empire qu'il a sur elle est encore immense. Je crains que la passion qu'elle a pour ce misérable ne soit éternelle, et que son regret de l'avoir quitté ne vous fasse verser encore bien des larmes à toutes deux. Soyez indulgente et bonne avec elle ; c'est votre rôle de mère, et vous le remplirez aisément. Pour moi, je suis rude ; et mon indignation s'exprime plus facilement que ma pitié. Je voudrais être plus persuasif ; mais je ne puis être plus aimable, et ma destinée n'est pas d'être aimé.

PAUL HENRYET.»

—Ceci te prouve, ô mon ami ! dit le marquis d'un ton moqueur en présentant cette lettre à la flamme de la bougie, que ta femme est fidèle et que tu es le plus heureux des époux.

—Pauvre femme ! dit Leoni, et pauvre Henryet ! Il l'aurait rendue heureuse, lui ! Il l'aurait respectée et honorée du moins ! Quelle fatalité l'a donc jetée dans les bras d'un méchant coureur d'aventures, poussé vers elle par le destin d'un bout du monde à l'autre, lorsqu'elle avait sous la main le coeur d'un honnête homme ! Aveugle enfant ! pourquoi m'as-tu choisi ?

—Charmant ! dit le marquis ironiquement. J'espère que tu vas faire à ce propos quelques vers. Une jolie épitaphe pour l'homme que tu as massacré ce soir me semblerait une chose de bon goût et tout à fait neuve.

—Oui, je lui en ferai une, dit Leoni, et le texte sera celui-ci :

«Ici repose un honnête homme qui voulut se faire le défenseur de la justice humaine contre deux scélérats, et que la justice divine a laissé égorger par eux.»

Leoni tomba dans une rêverie douloureuse pendant laquelle il murmurait sans cesse le nom de sa victime.

—Paul Henryet ! disait-il. Vingt-deux ou vingt-quatre ans tout au plus. Une figure froide, mais belle. Un caractère raide et probe. La haine de l'injustice. L'orgueil brutal de l'honnêteté, et pourtant quelque chose de tendre et de mélancolique. Il aimait Juliette, il l'a toujours aimée. Il combattait en vain sa passion. Je vois par cette lettre qu'il l'aimait encore, et qu'il l'aurait adorée s'il avait pu la guérir. Juliette, Juliette ! tu pouvais encore être heureuse avec lui ; et je l'ai tué ! Je t'ai ravi celui qui pouvait te consoler ; ton seul défenseur n'est plus, et tu demeures la proie d'un bandit.

—Très-beau ! dit le marquis ; je voudrais que tu ne fisses pas un mouvement des lèvres sans avoir un sténographe à tes côtés pour conserver tout ce que tu dis de noble et de touchant. Moi, je vais dormir ; bonsoir, mon cher, couche avec ta femme, mais change de chemise, car, le diable m'emporte ! tu as le sang d'Henryet sur ton jabot !

Le marquis sortit. Leoni, après un instant d'immobilité, vint à mon lit, souleva le rideau et me regarda. Alors il vit que j'étais assoupie sous mes couvertures, et que j'avais les yeux ouverts et attachés sur lui. Il ne put soutenir l'aspect de mon visage livide et de mon regard fixe : il recula avec un cri de terreur, et je lui dis d'une voix faible et brève, à plusieurs reprises : «Assassin ! assassin ! assassin !»

Il tomba sur ses genoux comme frappé de la foudre, et il se traîna jusqu'à mon lit d'un air suppliant.

«Couche avec ta femme, lui dis je en répétant les paroles du marquis dans une sorte de délire ; mais change de chemise, car tu as le sang d'Henryet sur ton jabot !»

Leoni tomba la face contre terre en poussant des cris inarticulés. Je perdis tout à fait la raison, et il me semble que je répétai ses cris en imitant avec une servilité stupide l'inflexion de sa voix et les convulsions de sa poitrine. Il me crut folle, et, se relevant avec terreur, il vint à moi. Je crus qu'il allait me tuer ; je me jetai dans la ruelle en criant : «Grâce ! grâce ! je ne le dirai pas !» et je m'évanouis au moment où il me saisissait pour me relever et me secourir.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XIX.

XIX.

Je m'éveillai encore dans ses bras, et jamais, il n'eut tant d'éloquence, tant de tendresse et tant de larmes pour implorer son pardon. Il avoua qu'il était le dernier des hommes ; mais il me dit qu'une seule chose le relevait à ses propres yeux, c'était l'amour qu'il avait toujours eu pour moi, et qu'aucun de ses vices, aucun de ses crimes, n'avait eu la force d'étouffer. Jusque-là il s'était débattu contre les apparences qui l'accusaient de toutes parts. Il avait lutté contre l'évidence pour conserver mon estime. Désormais, ne pouvant plus se justifier par le mensonge, il prit une autre voie et embrassa un nouveau rôle pour m'attendrir et me vaincre. Il se dépouilla de tout artifice (peut-être devrais-je dire de toute pudeur), et me confessa toutes les turpitudes de sa vie. Mais, au milieu de cet abîme, il me fit voir et comprendre ce qu'il y avait de vraiment beau en lui, la faculté d'aimer, l'éternelle vigueur d'une âme où les plus rudes fatigues, les plus dangereuses épreuves n'éteignaient point le feu sacré.—Ma conduite est vile, me dit-il ; mais mon coeur est toujours noble ; il saigne toujours de ses torts ; il a conservé, aussi énergique, aussi pur que dans sa première jeunesse, le sentiment du juste et de l'injuste, l'horreur du mal qu'il commet, l'enthousiasme du beau qu'il contemple. Ta patience, tes vertus, ta bonté angélique, ta miséricorde inépuisable comme celle de Dieu, ne peuvent s'exercer en faveur d'un être qui les comprenne mieux et qui les admire davantage. Un homme de moeurs régulières et de conscience délicate les trouverait plus naturelles et les apprécierait moins. Avec cet homme-là d'ailleurs tu ne serais qu'une honnête femme ; avec un homme tel que moi, tu es une femme sublime, et la dette de reconnaissance qui s'amasse dans mon coeur est immense comme tes souffrances et tes sacrifices.

Va, c'est quelque chose que d'être aimée et que d'avoir droit à une passion immense ; sur quel autre auras-tu jamais ce droit comme sur moi ? Pour qui recommenceras-tu les tourments et le désespoir que tu as subis ? Crois-tu qu'il y ait autre chose dans la vie que l'amour ? Pour moi, je ne le crois pas. Et crois-tu que ce soit chose facile que de l'inspirer et de le ressentir ? Des milliers d'hommes meurent incomplets, sans avoir connu d'autre amour que celui des bêtes ; souvent un coeur capable de le ressentir cherche en vain où le placer, et sort vierge de tous les embrassements terrestres pour l'aller trouver peut-être dans les cieux. Ah ! quand Dieu nous l'accorde sur la terre, ce sentiment profond, violent, ineffable, il ne faut plus, Juliette, désirer ni espérer le paradis ; car le paradis, c'est la fusion de deux âmes dans un baiser d'amour. Et qu'importé, quand nous l'avons trouvé ici-bas, que ce soit dans les bras d'un saint ou d'un damné ? qu'il soit maudit ou adoré parmi les hommes, celui que tu aimes, que t'importe, pourvu qu'il te le rende ? Est-ce moi que tu aimes ou est-ce le bruit qui se fait autour de moi ? Qu'as-tu aimé en moi dès le commencement ? est-ce l'éclat qui m'environnait ? Si tu me hais aujourd'hui, il faudra que je doute de ton amour passé ; il faudra qu'au lieu de cet ange, au lieu de cette victime dévouée dont le sang répandu pour moi coule incessamment goutte à goutte sur mes lèvres, je ne voie plus en toi qu'une pauvre fille crédule et faible qui m'a aimé par vanité et qui m'abandonne par égoïsme, Juliette, Juliette, songe à ce que tu fais si tu me quittes ! Tu perdras le seul ami qui te connaisse, qui t'apprécie et qui te vénère, pour un monde qui te méprise déjà, et dont tu ne retrouveras pas l'estime.

Il ne te reste que moi au monde, ma pauvre enfant ; il faut que tu t'attaches à la fortune de l'aventurier, ou que tu meures oubliée dans un couvent. Si tu me quittes, tu es aussi insensée que cruelle ; tu auras eu tous les maux, toute la peine, et tu n'en recueilleras pas les fruits ; car à présent, si, malgré tout ce que tu sais, tu peux encore m'aimer et me suivre, sache que j'aurai pour toi un amour dont tu n'as pas l'idée, et que jamais je n'aurais seulement soupçonné si je t'eusse épousée loyalement et si j'eusse vécu avec toi en paix au sein de ta famille. Jusqu'ici, malgré tout ce que tu as sacrifié, tout ce que tu as souffert, je ne t'ai pas encore aimée comme je me sens capable de le faire. Tu ne m'avais pas encore aimé tel que je suis ; tu t'attachais à un faux Leoni en qui tu voyais encore quelque grandeur et quelque séduction. Tu espérais qu'il deviendrait un jour l'homme que tu avais aimé d'abord ; tu ne croyais pas serrer dans tes bras un homme absolument perdu. Et moi, je me disais : Elle m'aime conditionnellement ; ce n'est pas encore moi qu'elle aime, c'est le personnage que je joue. Quand elle verra mes traits sous mon masque, elle s'enfuira en se couvrant les yeux, elle aura en horreur l'amant qu'elle presse maintenant sur son sein. Non, elle n'est pas la femme et la maîtresse que j'avais rêvée, et que mon âme ardente appelle de tous ses voeux. Juliette fait encore partie de cette société dont je suis l'ennemi ; elle sera mon ennemie quand elle me connaîtra. Je ne puis me confier à elle, je ne puis épancher dans le sein d'aucun être vivant la plus odieuse de mes angoisses, la honte que j'ai de ce que je fais tous les jours. Je souffre, j'amasse des remords. S'il existait une créature capable de m'aimer sans me demander de changer, si je pouvais avoir une amie qui ne fût pas un accusateur et un juge !...

Voilà ce que je pensais, Juliette. Je demandais cette amie au ciel ; mais je demandais que ce fût toi, et non une autre ; car tu étais déjà ce que j'aimais le mieux sur la terre avant de comprendre tout ce qui nous restait à faire l'un et l'autre pour nous aimer véritablement.

Que pouvais-je répondre à de semblables discours ? Je le regardais d'un air stupéfait. Je m'étonnais de le trouver encore beau, encore aimable ; de sentir toujours auprès de lui la même émotion, le même désir de ses caresses, la même reconnaissance pour son amour. Son abjection ne laissait aucune trace sur son noble front ; et quand ses grands yeux noirs dardaient leur flamme sur les miens, j'étais éblouie, enivrée comme autrefois ; toutes ses souillures disparaissaient, et jusqu'aux taches du sang d'Henryet, tout était effacé. J'oubliai tout pour m'attacher à lui par des promesses aveugles, par des serments et des étreintes insensées. Alors en effet je vis son amour se rallumer ou plutôt se renouveler, comme il me l'avait annoncé. Il abandonna à peu près la princesse Zagarolo et passa tout le temps de ma convalescence à mes pieds, avec les mêmes tendresses, les mêmes soins et les mêmes délicatesses d'affection qui m'avaient rendue si heureuse en Suisse ; je puis même dire que ces marques de tendresse furent plus vives et me donnèrent plus d'orgueil et de joie, que ce fut le temps le plus heureux de ma vie, et que jamais Leoni ne me fut plus cher. J'étais convaincue de tout ce qu'il m'avait dit ; je ne pouvais plus d'ailleurs craindre qu'il s'attachât à moi par intérêt, je n'avais plus rien au monde à lui donner, et j'étais désormais à sa charge et soumise aux chances de sa fortune. Enfin, je sentais une sorte d'orgueil à ne pas rester au-dessous de ce qu'il attendait de ma générosité, et sa reconnaissance me sembla il plus grande que mes sacrifices.

Un soir il rentra tout agité, et, me pressant mille fois sur son coeur :

—Ma Juliette, dit-il, ma soeur, ma femme, mon ange, il faut que lu sois bonne et indulgente comme Dieu, il faut, me donner une nouvelle preuve de ta douceur adorable et de ton héroïsme : il faut que tu viennes demeurer avec moi chez la princesse Zagarolo.

Je reculai confondue de surprise ; et, comme je sentis qu'il n'était plus en mon pouvoir de rien refuser, je me mis à pâlir et à trembler comme un condamné en présence du supplice.

—Écoute, me dit-il, la princesse est horriblement mal. Je l'ai négligée à cause de toi ; elle a pris tant de chagrin que sa maladie s'est aggravée considérablement, et que les médecins ne lui donnent pas plus d'un mois à vivre. Puisque tu sais tout...., je puis te parler de cet infernal testament. Il s'agit d'une succession de plusieurs millions, et je suis en concurrence avec une famille attentive à profiter de mes fautes et à m'expulser au moment décisif. Le testament en ma faveur existe en bonne forme, mais un instant de dépit peut l'anéantir. Nous sommes ruinés, nous n'avons plus que cette ressource. Il faut que tu ailles à l'hôpital et que je me fasse chef de brigands si elle nous échappe.

—O mon Dieu ! lui dis je, nous avons vécu en Suisse à si peu de frais ! Pourquoi la richesse est-elle une nécessité pour nous ? A présent que nous nous aimons si bien, ne pouvons-nous vivre heureux sans faire de nouvelles infamies ?...

Il ne me répondit que par une contraction des sourcils qui exprimait la douleur, l'ennui et la crainte que lui causaient mes reproches. Je me tus aussitôt et lui demandai en quoi j'étais nécessaire au succès de son entreprise.

—Parce que la princesse, dans un accès de jalousie assez bien fondée, a demandé à te voir et à l'interroger.

Mes ennemis avaient eu soin de l'informer que je passais toutes les matinées auprès d'une femme jeune et jolie qui était venue me trouver à Milan. Pendant longtemps j'ai réussi à lui faire croire que tu étais ma soeur ; mais, depuis un mois que je la délaisse entièrement, elle a des doutes et refuse de croire à la maladie, que je lui ai fait valoir comme une excuse. Aujourd'hui elle m'a déclaré que, si je la négligeais dans l'état où elle se trouve, elle ne croirait plus à mon affection et me retirerait la sienne.

—Si votre soeur est malade aussi et ne peut se passer de vous, a-t-elle dit, faites-la transporter dans ma maison ; mes femmes et mes médecins la soigneront. Vous pourriez la voir à toute heure ; et, si elle est vraiment votre soeur, je la chérirai comme si elle était la mienne aussi. En vain j'ai voulu combattre celle étrange fantaisie. Je lui ai dit que tu étais très-pauvre et très-fière, que rien au monde ne te ferai consentir à recevoir l'hospitalité, et qu'il était en effet inconvenant et indélicat que tu vinsses demeurer chez la maîtresse de ton frère. Elle n'a rien voulu entendre, et à toutes mes objections elle répond :—Je vois bien que vous me trompez ; ce n'est pas votre soeur. Si tu refuses, nous sommes perdus. Viens, viens, viens ; je t'en supplie, mon enfant, viens !

Je pris mon chapeau et mon châle sans répondre. Pendant que je m'habitais, des larmes coulaient lentement sur mes joues. Au moment de sortir avec moi de ma chambre, Leoni les essuya avec ses lèvres et me pressa mille fois encore dans ses bras, en me nommant sa bienfaitrice, son ange tutélaire et sa seule amie.

Je traversai eu tremblant les vastes appartements de la princesse.

Envoyant la richesse de cette maison, j'avais un serrement de coeur indicible, et je me rappelais les dures paroles d'Henryet :—Quand elle sera morte, vous serez riche, Juliette ; vous hériterez de son luxe, vous coucherez dans son lit et vous pourrez porter ses robes. Je baissais les yux en passant auprès des laquais ; il me semblait qu'ils me regardaient avec haine et avec envie ; et je me sentais plus vile qu'eux. Leoni serrait mon bras sous le sien en sentant trembler mon corps et fléchir mes jambes :—Courage, courage ! me disait-il tout bas.

Enfin nous arrivâmes à la chambre à coucher. La princesse était étendue sur une chaise longue et semblait nous attendre impatiemment. C'était une femme de trente ans environ, très-maigre, d'un jaune uni, et magnifiquement élégante quoique en déshabillé. Elle avait dû être très-belle au temps de sa fraîcheur, et elle avait encore une physionomie charmante. La maigreur de ses joues exagérait la grandeur de ses yeux, dont le blanc, vitrifié par la consomption, ressemblait à de la nacre de perle. Ses cheveux, fins et plats, étaient d'un noir luisant et semblaient débiles et malades comme toute sa personne. Elle fit, en me voyant, une légère exclamation de joie, et me tendit une longue main effilée et bleuâtre que je crois voir encore. Je compris, à un regard de Leoni, que je devais baiser cette main, et je me résignai.

Leoni se sentait mal à l'aise sans doute, et cependant son aplomb et le calme de ses manières me confondirent. Il parlait de moi à sa maîtresse comme si elle n'eût jamais pu découvrir sa fourberie, et il lui exprimait sa tendresse devant moi comme s'il m'eût été impossible d'en ressentir de la douleur ou du dépit.

La princesse semblait de temps en temps avoir des retours de méfiance, et je vis, à ses regards et à ses paroles, qu'elle m'étudiait pour détruire ses soupçons ou pour les confirmer. Ma douceur naturelle excluant toute espèce de haine, elle prit vite confiance en moi ; et, jalouse qu'elle était avec emportement, elle pensa qu'il était impossible à une autre femme de consentir au rôle que je jouais. Une intrigante aurait pu l'accepter, mais mon ton et ma physionomie démentaient cette conjecture. La princesse se prit de passion pour moi. Elle ne voulait plus que je sortisse de sa chambre, elle m'accablait de dons et de caresses. Je fus un peu humiliée de sa générosité et j'eus envie de refuser ; mais la crainte de déplaire à Leoni me fit supporter encore cette mortification. Ce que j'eus à souffrir dans les premiers jours, et les efforts que je fis pour assouplir à ce point mon orgueil, sont des choses inouïes. Cependant peu à peu ces souffrances s'apaisèrent et ma situation d'esprit devint tolérable. Leoni me témoignait à la dérobée une reconnaissance passionnée et une tendresse délirante. La princesse, malgré ses caprices, ses impatiences, et tout le mal que son amour pour Leoni me causait, me devint agréable et presque chère. Elle avait le coeur ardent plutôt que tendre, et le caractère prodigue, plutôt que généreux. Mais elle avait dans les manières une grâce irrésistible ; l'esprit dont pétillait son langage, au milieu des plus vives souffrances, le choix des mots ingénieux et caressants avec lesquels elle me remerciait de mes complaisances ou me priait d'oublier ses emportements, ses petites flatteries, ses finesses, sa coquetterie qui la suivit jusqu'au tombeau, tout en elle avait un caractère d'originalité, de noblesse et d'élégance, dont j'étais d'autant plus frappée que je n'avais jamais vu de près aucune femme de son rang, et que je n'étais point accoutumée à ce grand charme que leur donne l'usage de la bonne compagnie.

Elle possédait ce don à un tel point, que je ne pus y résister, et que je me laissai dominer à son gré ; elle était si malicieuse et si aimable avec Leoni, que je concevais qu'il fût devenu amoureux d'elle, et que j'avais fini par m'habituer à voir leurs baisers et à entendre leurs fadeurs sans en être révoltée. Il y avait vraiment des jours où ils avaient assez de grâce et d'esprit l'un et l'autre pour que j'eusse du plaisir à les écouter, et Leoni trouvait le moyen de m'adresser des choses si délicates, que je me sentais encore heureuse dans mon abominable abaissement. La haine que les laquais et les subalternes m'avaient d'abord témoignée s'était vite apaisée, grâce au soin que j'avais pris de leur abandonner tous les petits présents que me faisait leur maîtresse. J'eus même l'affection et la confiance des neveux et des cousins ; une très-jolie petite nièce, que la princesse refusait obstinément de voir, fut enfin introduite par mes soins jusqu'à elle et lui plut extrêmement. Je la priai alors de me permettre de donner à cet enfant un joli écrin qu'elle m'avait forcée d'accepter dans la matinée ; et cet acte de générosité l'engagea à remettre à la petite fille un présent beaucoup plus considérable. Leoni, qui n'avait rien de mesquin ni de petit dans sa cupidité, vit avec plaisir le secours accordé à une orpheline pauvre, et les autres parents commencèrent à croire qu'ils n'avaient rien à craindre de nous, et que nous n'avions pour la princesse qu'une amitié noble et désintéressée. Les tentatives de délation contre moi cessèrent donc entièrement, et, pendant deux mois, nous eûmes une vie très calme. Je m'étonnai d'être presque heureuse.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XX.

XX.

La seule chose qui m'inquiétât sérieusement, c'était de voir toujours autour de nous le marquis de... Il s'était introduit, je ne sais à quel titre, chez la princesse, et l'amusait par son babil caustique et médisant. Il entraînait ensuite Leoni dans les autres appartements et avait avec lui de longs entretiens dont Leoni sortait toujours sombre.—Je hais et je méprise Lorenzo, me disait-il souvent ; c'est la pire canaille que je connaisse, il est capable de tout. Je le pressais alors de rompre avec lui ; mais il me répondait :—C'est impossible, Juliette ; tu ne sais pas que lorsque deux coquins ont agi ensemble, ils ne se brouillent plus que pour s'envoyer l'un l'autre à l'échafaud. Ces paroles sinistres résonnaient si étrangement dans ce beau palais, au milieu de la vie paisible que nous y menions, et presque aux oreilles de cette princesse si gracieuse et si confiante, qu'il me passait un frisson dans les veines en les entendant.

Cependant les souffrances de notre malade augmentaient de jour en jour, et bientôt vint le moment où elle devait succomber infailliblement. Nous la vîmes s'éteindre peu à peu ; mais elle ne perdit pas un instant sa présence d'esprit, ses plaisanteries et ses discours aimables.

—Que je suis fâchée, disait-elle à Leoni, que Juliette soit ta soeur ! Maintenant que je pars pour l'autre monde, il faut bien que je renonce à toi. Je ne puis exiger ni désirer que tu me restes fidèle après ma mort. Malheureusement tu vas faire des sottises et te jeter à la tête de quelque femme indigne de toi. Je ne connais au monde que ta soeur qui te vaille ; c'est un ange, et il n'y a que toi aussi qui sois digne d'elle.

Je ne pouvais résister à ces cajoleries bienveillantes, et je me prenais pour cette femme d'une affection plus vive à mesure que la mort la détachait de nous.

Je ne voulais pas croire qu'elle put nous être enlevée avec toute sa raison, tout son calme, et au milieu d'une si douce intimité. Je me demandais comment nous ferions pour vivre sans elle, et je ne pouvais m'imaginer son grand fauteuil doré vide, entre Leoni et moi, sans que mes yeux s'humectassent de larmes.

Un soir que je lui faisais la lecture pendant que Leoni était assis sur le tapis et lui réchauffait les pieds dans un manchon, elle reçut une lettre, la lut rapidement, jeta un grand cri et s'évanouit. Tandis que je volais à son secours, Leoni ramassa la lettre et en prit connaissance. Quoique l'écriture fût contrefaite, il reconnut la main du vicomte de Chalm. C'était une délation contre moi, des détails circonstanciés sur ma famille, sur mon enlèvement, sur mes relations avec Leoni ; puis mille calomnies odieuses contre mes moeurs et mon caractère.

Au cri qu'avait jeté la princesse, Lorenzo, qui planait toujours comme un oiseau de malheur autour de nous, entra je ne sais comment, et Leoni, l'entraînant dans un coin, lui montra la lettre du vicomte. Lorsqu'ils se rapprochèrent de nous, le marquis était très-calme, et avait, comme à l'ordinaire, un sourire moqueur sur les lèvres, et Leoni, agité, semblait interroger ses regards pour lui demander conseil.

La princesse était toujours évanouie dans mes bras. Le marquis haussa les épaules.—Ta femme est insupportablement niaise, dit-il assez haut pour que je l'entendisse ; sa présence ici désormais est du plus mauvais effet ; renvoie-la, et dis-lui d'aller chercher du secours. Je me charge du tout.

—Mais que feras-tu ? dit Leoni dans une grande anxiété.

—Sois tranquille, j'ai un expédient tout prêt depuis longtemps : c'est un papier qui est toujours sur moi.

Mais renvoie Juliette..

Leoni me pria d'appeler les femmes ; j'obéis et posai doucement la tête de la princesse sur un coussin. Mais quand je fus au moment de franchir la porte, je ne sais quelle force magnétique m'arrêta et me força de me retourner. Je vis le marquis s'approcher de la malade comme pour la secourir ; mais sa figure me sembla si odieuse, celle de Leoni si pale, que la peur me prit de laisser cette mourante seule avec eux. Je ne sais quelles idées vagues me passèrent par la tête ; je me rapprochait du lit vivement, et, regardant Leoni avec terreur je lui dis :—Prends garde, prends garde !...—A quoi ? me répondit-il d'un air étonné. Le fait est que je ne le savais pas moi-même, et que j'eus honte de l'espèce de folie que je venais de montrer. L'air ironique du marquis acheva de me déconcerter. Je sortis et revins un instant après avec les femmes et le médecin. Celui-ci trouva la princesse en proie à une affreuse crispation de nerfs, et dit qu'il faudrait lâcher de lui faire avaler tout de suite une cuillerée de la potion calmante. On essaya en vain de lui desserrer les dents.—Que la signora s'en charge, dit une des femmes en me désignant ; la princesse n'accepte rien que de sa main et ne refuse jamais ce qui vient d'elle. J'essayai en effet, et la mourante céda doucement. Par un reste d'habitude, elle me pressa faiblement la main en me rendant la cuiller ; puis elle étendit violemment les bras, se leva comme si elle allait s'élancer au milieu de la chambre, et retomba raide morte sur son fauteuil.

Cette mort si soudaine me fit une impression horrible ; je m'évanouis, et l'on m'emporta. Je fus malade quelques jours ; et quand je revins à la vie, Leoni m'apprit que j'étais désormais chez moi, que le testament avait été ouvert et trouvé inattaquable de tous points, que nous étions à la tête d'une belle fortune et maîtres d'un palais magnifique.

—C'est à toi que je dois tout cela, Juliette, me dit-il, et de plus, je te dois la douceur de pouvoir songer sans honte et sans remords aux derniers moments de notre amie. Ta sensibilité, ta bonté angélique, les ont entourés de soins et en ont adouci la tristesse. Elle est morte dans tes bras, cette rivale qu'une autre que toi eût étranglée ! et tu l'as pleurée comme si elle eût été ta soeur, tu es bonne, trop bonne, trop bonne ! Maintenant jouis du fruit de ton courage ; vois comme je suis heureux d'être riche, et de pouvoir t'entourer de nouveau de tout le bien-être dont tu as besoin.

—Tais-toi, lui dis-je, c'est à présent que je rougis et que je souffre. Tant que cette femme était là, et que je lui sacrifiais mon amour et ma fierté, je me consolais en sentant que j'avais de l'affection pour elle et que je m'immolais pour elle et pour toi. A présent je ne vois plus que ce qu'il y avait de bas et d'odieux dans ma situation. Comme tout le monde doit nous mépriser !

—Tu te trompes bien, ma pauvre enfant, dit Leoni ; tout le monde nous salue et nous honore, parce que nous sommes riches.

Mais Leoni ne jouit pas longtemps de son triomphe. Les cohéritiers, arrivés de Rome, furieux contre nous, ayant appris les détails de cette mort si prompte, nous accusèrent de l'avoir hâtée par le poison, et demandèrent qu'on déterrât le corps pour s'en assurer. On procéda à cette opération, et l'on reconnut au premier coup d'oeil les traces d'un poison violent.—Nous sommes perdus ! me dit Leoni en entrant dans ma chambre ; Ildegonda est morte empoisonnée, et l'on nous accuse. Qui a fait cette abomination ? il ne faut pas le demander ; c'est Satan sous la figure de Lorenzo. Voilà comme il nous sert ; il est en sûreté, et nous sommes entre les mains de la justice.

Te sens-tu le courage de sauter par la fenêtre ?

—Non, lui dis-je, je suis innocente, je ne crains rien ; si vous êtes coupable, fuyez.

—Je ne suis pas coupable, Juliette, dit-il en me serrant le bras avec violence ; ne m'accusez pas quand je ne m'accuse pas moi-même. Vous savez qu'ordinairement je ne m'épargne pas.

Nous fûmes arrêtés et jetés en prison. On instruisit contre nous un procès criminel ; mais il fut moins long et moins grave qu'on ne s'y attendait ; notre innocence nous sauva. En présence d'une si horrible accusation, je retrouvai toute la force que donne une conscience pure. Ma jeunesse et mon air de sincérité me gagnèrent l'esprit des juges au premier abord. Je fus promptement acquittée. L'honneur et la vie de Leoni furent un peu plus longtemps en suspens. Mais il était impossible, malgré les apparences, de trouver une preuve contre lui, car il n'était pas coupable ; il avait horreur de ce crime, son visage et ses réponses le disaient assez. Il sortit pur de cette accusation. Tous les laquais furent soupçonnés.

Le marquis avait disparu ; mais il revint secrètement au moment où nous sortions de prison, et intima à Leoni l'ordre de partager la succession avec lui. Il déclara que nous lui devions tout, que, sans la hardiesse et la promptitude de sa résolution, le testament eût été déchiré. Leoni lui fit les plus horribles menaces, mais le marquis ne s'en effraya point. Il avait, pour le tenir en respect, le meurtre de Henryet, commis sous ses yeux par Leoni, et il pouvait l'entraîner dans sa perte. Leoni furieux se soumit à lui payer une somme considérable. Ensuite nous recommençâmes à mener une vie folle et à étaler un luxe effréné : se ruiner de nouveau fut pour Leoni l'affaire de six mois.

Je voyais sans regret s'en aller ces biens que j'avais acquis avec honte et douleur ; mais j'étais effrayée pour Leoni de la misère qui s'approchait encore de nous. Je savais qu'il ne pourrait pas la supporter, et que, pour en sortir, il se précipiterait dans de nouvelles fautes et dans de nouveaux dangers. Il était malheureusement impossible de l'amener à un sentiment de retenue et de prévoyance ; il répondait par des caresses ou des plaisanteries à mes prières et à mes avertissements. Il avait quinze chevaux anglais dans son écurie, une table ouverte à toute la ville, une troupe de musiciens à ses ordres. Mais ce qui le ruina le plus vite, ce furent les dons énormes qu'il fut obligé de faire à ses anciens compagnons pour les empêcher de venir fondre sur lui, et de faire de sa maison une caverne de voleurs. Il avait obtenu d'eux qu'ils n'exerceraient pas leur industrie chez lui ; et, pour les décider à sortir du salon quand ses hôtes commençaient à jouer, il était obligé de leur payer chaque jour une certaine redevance. Cette intolérable dépendance lui donnait parfois envie de fuir le monde et d'aller se cacher avec moi dans quelque tranquille retraite. Mais il est vrai de dire que celle idée l'effrayait encore plus ; car l'affection que je lui inspirais n'avait plus assez de force pour remplir toute sa vie. Il était toujours prévenant avec moi ; mais, comme à Venise, il me délaissait pour s'enivrer de tous les plaisirs de la richesse. Il menait au dehors la vie la plus dissolue, et entretenait plusieurs maîtresses qu'il choisissait dans un monde élégant, auxquelles il faisait des présents magnifiques, et dont la société flattait sa vanité insatiable. Vil et sordide pour acquérir, il était superbe dans sa prodigalité. Son mobile caractère changeait avec sa fortune, et son amour pour moi en subissait toutes les phases.

Dans l'agitation et la souffrance que lui causaient ses revers, n'ayant que moi au monde pour le plaindre et pour l'aimer, il revenait à moi avec transport ; mais au milieu des plaisirs il m'oubliait, et cherchait ailleurs des jouissances plus vives. Je savais toutes ses infidélités ; soit paresse, soit indifférence, soit confiance en mon pardon infatigable, il ne se donnait plus la peine de me les cacher ; et quand je lui reprochais l'indélicatesse de cette franchise, il me rappelait ma conduite envers la princesse Zagarolo, et me demandait si ma miséricorde était déjà épuisée. Le passé m'enchaînait donc absolument à la patience et à la douleur. Ce qu'il y avait d'injuste dans la conduite de Leoni, c'est qu'il semblait croire que désormais je dusse accomplir tous ces sacrifices sans souffrir, et qu'une femme pût prendre l'habitude de vaincre sa jalousie...

Je reçus une lettre de ma mère, qui enfin avait eu de mes nouvelles par Henryet, et qui, au moment de se mettre en route pour venir me chercher, était tombée dangereusement malade. Elle me conjurait de venir la soigner, et me promettait de me recevoir sans reproches et avec reconnaissance. Cette lettre était mille fois trop douce et trop bonne. Je la baignai de mes larmes ; mais elle me semblait malgré moi déplacée, les expressions en étaient inconvenantes à force de tendresse et d'humilité. Le dirai-je, hélas ! ce n'était pas le pardon d'une mère généreuse, c'était l'appel d'une femme malade et ennuyés. Je partis aussitôt et la trouvai mourante. Elle me bénit, me pardonna et mourut dans mes bras, en me recommandant de la faire ensevelir dans un certaine robe qu'elle avait beaucoup aimée.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XXI.

XXI.

Tant de fatigues, tant de douleurs, avaient presque épuisé ma sensibilité. Je pleurai à peine ma mère ; je m'enfermai dans sa chambre après qu'on eut emporté son corps, et j'y restai morne et accablée pendant plusieurs mois, occupée seulement à retourner le passé sous toutes ses faces, et ne songeant pas à me demander ce que je ferais de l'avenir. Ma tante, qui d'abord m'avait fort mal accueillie, fut touchée de cette douleur muette, que son caractère comprenait mieux que l'expansion des larmes. Elle me donna des soins en silence, et veilla à ce que je ne me laissasse pas mourir de faim. La tristesse de cette maison, que j'avais vue si fraîche et si brillante, convenait à la situation de mon âme. Je revoyais les meubles qui me rappelaient les mille petits événements frivoles de mon enfance. Je comparais ce temps où une égratignure à mon doigt était l'accident le plus terrible qui put bouleverser ma famille, à la vie infâme et sanglante que j'avais menée depuis. Je voyais, d'une part, ma mère au bal, de l'autre, la princesse Zagarolo empoisonnée dans mes bras, et peut-être de ma propre main. Le son des violons passait dans mes rêves au milieu des cris d'Henryet assassiné ; et, dans l'obscurité de la prison où, pendant trois mois d'angoisses, j'avais attendu chaque jour une sentence de mort, je voyais arriver à moi, au milieu de l'éclat des bougies et du parfum des fleurs, mon fantôme vêtu d'un crêpe d'argent et couvert de pierreries. Quelquefois, fatiguée de ces rêves confus et effrayants, je soulevais les rideaux, je m'approchais de la fenêtre et je regardais cette ville où j'avais été si heureuse et si vantée, les arbres de cette promenade où tant d'admiration avait suivi chacun de mes pas. Mais bientôt je m'apercevais de l'insultante curiosité qu'excitait ma figure pâle.

On s'arrêtait sous ma fenêtre, on se groupait pour parler de moi en me montrant presque au doigt. Alors je me retirais, je faisais retomber les rideaux, j'allais m'asseoir auprès du lit de ma mère, et j'y restais jusqu'à ce que ma tante vint, avec sa ligure et ses pas silencieux, me prendre le bras et me conduire à table. Ses manières en cette circonstance de ma vie me parurent les plus convenables et les plus généreuses qu'on pût avoir envers moi. Je n'aurais pas écouté les consolations, je n'aurais pu supporter les reproches, je n'aurais pas cru à des marques d'estime. L'affection muette et la pitié délicate me furent plus sensibles. Cette figure morne qui passait sans bruit autour de moi comme un fantôme, comme un souvenir du temps passé, était la seule qui ne put ni me troubler ni m'effrayer. Quelquefois je prenais ses mains sèches, et je les pressais sur ma bouche pendant quelques minutes, sans dire un mot, sans laisser échapper un soupir. Elle ne répondait jamais à cette caresse, mais elle restait là sans impatience et ne retirait pas ses mains à mes baisers ; c'était beaucoup.

Je ne pensais plus à Leoni que comme à un souvenir terrible que j'éloignais de toutes mes forces. Retourner vers lui était une pensée qui me faisait frémir comme eût fait la vue d'un supplice. Je n'avais plus assez de vigueur pour l'aimer ou le haïr. Il ne m'écrivait pas, et je ne m'en apercevais pas, tant j'avais peu compté sur ses lettres. Un jour il en arriva une qui m'apprit de nouvelles calamités. On avait trouvé un testament de la princesse Zagarolo dont la date était plus récente que celle du nôtre. Un de ses serviteurs, en qui elle avait confiance, en avait été le dépositaire depuis sa mort jusqu'à ce jour.

Elle avait fait ce testament à l'époque où Leoni l'avait délaissée pour me soigner, et où elle avait eu des doutes sur notre fraternité. Depuis, elle avait songé à le déchirer en se réconciliant avec nous ; mais, comme elle était sujette à mille caprices, elle avait gardé pres d'elle les deux testaments, afin d'être toujours prête à en laisser subsister un. Leoni savait dans quel meuble était déposé le sien ; mais l'autre était connu seulement de Vincenzo, l'homme de confiance de la princesse ; et il devait, à un signe d'elle, le brûler ou le conserver.

Elle ne s'attendait pas, l'infortunée, à une mort si violente et si soudaine. Vincenzo, que Leoni avait comblé de ses générosités, et qui lui était tout dévoué à cette époque, n'ayant d'ailleurs pas pu savoir les dernières intentions de la princesse, conserva le testament sans rien dire, et nous laissa produire le nôtre. Il eût pu s'enrichir par ce moyen en nous menaçant ou en vendant son secret aux héritiers naturels ; mais ce n'était pas un malhonnête homme ni un méchant coeur. Il nous laissa jouir de la succession sans exiger de meilleurs traitements que ceux qu'il recevait. Mais, quand j'eus quitté Leoni, il devint mécontent ; car Leoni était brutal avec ses gens, et je les enchaînais seule à son service par mon indulgence. Un jour Leoni s'oublia jusqu'à frapper ce vieillard, qui aussitôt tira le testament de sa poche et lui déclara qu'il allait le porter chez les cousins de la princesse. Aucune menace, aucune prière, aucune offre d'argent ne put apaiser son ressentiment. Le marquis arriva et résolut d'employer la force pour lui arracher le fatal papier ; mais Vincenzo, qui, malgré son âge, était un homme remarquablement vigoureux, le renversa, le frappa, menaça Leoni de le jeter par la fenêtre s'il s'attaquait à lui, et courut produire les pièces de sa vengeance.

Leoni fut aussitôt dépossédé, condamné à représenter tout ce qu'il avait mangé de la succession, c'est-à-dire les trois quarts. Incapable de s'acquitter, il essaya vainement de fuir. Il fut mis eu prison, et c'est de là qu'il m'écrivait, non pas tous les détails que je viens de vous dire et que j'ai sus depuis, mais en peu de mots l'horreur de sa situation. Si je ne venais à son secours, il pourrait languir toute sa vie dans la captivité la plus affreuse, car il n'avait plus le moyen de se procurer le bien-être dont nous avions pu nous entourer lors de notre première réclusion. Ses amis l'abandonnaient et se réjouissaient peut-être d'être débarrassés de lui. Il était absolument sans ressources, dans un cachot humide où la lèpre le dévorait déjà. On avait vendu ses bijoux et jusqu'à ses hardes ; il avait à peine de quoi se préserver du froid.

Je partis aussitôt. Comme je n'avais jamais eu l'intention de me fixer à Bruxelles, et que la paresse de la douleur m'y avait seule enchaînée depuis une demi-année J'avais converti à peu près tout mon héritage en argent comptant ; j'avais formé souvent le projet de l'employer à fonder un hôpital pour les filles repenties, et à m'y faire religieuse. D'autres fois j'avais songé à placer cet argent sur la Banque de France, et à en faire pour Leoni une rente inaliénable qui le préservât à jamais du besoin et des bassesses. Je n'aurais gardé pour moi qu'une modique pension viagère, et j'aurais été m'ensevelir seule dans la vallée suisse, où le souvenir de mon bonheur m'aurait aidé à supporter l'horreur de la solitude. Lorsque j'appris le nouveau malheur où Leoni était tombé, je sentis mon amour et ma sollicitude pour lui se réveiller plus vifs que jamais.

Je fis passer toute ma fortune à un banquier de Milan. Je n'en réservai qu'un capital suffisant pour doubler la pension que mon père avait léguée à ma tante. Ce capital fut, à sa grande satisfaction, la maison que nous habitions, et où elle avait passé la moitié de sa vie. Je lui en abandonnai la possession et je partis pour rejoindre Leoni. Elle ne me demanda pas où j'allais, elle le savait trop bien ; elle n'essaya point de me retenir ; elle ne me remercia point, elle me pressa la main ; mais, en me retournant, je vis couler lentement sur sa joue ridée la première larme que je lui eusse jamais vu répandre.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XXII.

XXII.

Je trouvai Leoni dans un état horrible, hâve, livide et presque fou. C'était la première fois que la misère et la souffrance l'avaient étreint réellement. Jusque-là il n'avait fait que voir crouler son opulence peu à peu, tout en cherchant et en trouvant les moyens de la rétablir. Ses désastres en ce genre avaient été grands ; l'industrie et le hasard ne l'avaient jamais laissé longtemps aux prises avec les privations de l'indigence. Sa force morale s'était toujours maintenue, mais elle fut vaincue quand la force physique l'abandonna. Je le trouvai dans un état d'excitation nerveuse qui ressemblait à de la fureur. Je me portai caution de sa dette. Il me fut aisé de fournir les preuves de ma solvabilité, je les avais sur moi. Je n'entrai donc dans sa prison que pour l'en faire sortir. Sa joie fut si violente, qu'il ne put la soutenir, et qu'il fallut le transporter évanoui dans la voiture.

Je l'emmenai à Florence et l'entourai de tout le bien-être que je pus lui procurer. Toutes ses dettes payées, il me restait fort peu de chose. Je mis tous mes soins à lui faire oublier les souffrances de sa prison. Son corps robuste fut vite rétabli, mais son esprit resta malade. Les terreurs de l'obscurité et les angoisses du désespoir avaient fait une profonde impression sur cet homme actif, entreprenant, habitué aux jouissances de la richesse ou aux agitations de la vie aventureuse. L'inaction l'avait brisé. Il était devenu sujet à des frayeurs puériles, à des violences terribles ; il ne pouvait plus supporter aucune contrariété ; et ce qu'il y eut de plus affreux, c'est qu'il s'en prenait à moi de toutes celles que je ne pouvais lui éviter. Il avait perdu cette puissance de volonté qui lui faisait envisager sans crainte l'avenir le plus précaire.

Il s'effrayait maintenant de la pauvreté, et me demandait chaque jour quelles ressources j'aurais quand celles que j'avais encore seraient épuisées. Je ne savais que répondre, j'étais épouvantée moi-même de notre prochain dénûment. Ce moment arriva. Je me mis à peindre à l'aquarelle des écrans, des tabatières et divers autres petits meubles en bois de Spa. Quand j'avais travaillé douze heures par jour, j'avais gagné huit ou dix francs. C'eût été assez pour mes besoins ; mais pour Leoni c'était la misère la plus profonde. Il avait envie de cent choses impossibles ; il se plaignait avec amertume, avec fureur de n'être plus riche. Il me reprochait souvent d'avoir payé ses dettes, et de ne pas m'être sauvée avec lui en emportant mon argent. J'étais forcée, pour l'apaiser, de lui prouver qu'il m'eût été impossible de le tirer de prison en commettant cette friponnerie. Il se mettait à la fenêtre et maudissait avec d'horribles jurements les gens riches qui passaient dans leurs équipages. Il me montrait ses vêtements usés, et me disait avec un accent impossible à rendre : «Tu ne peux donc pas m'en faire faire d'autres ? Tu ne veux donc pas ?» il finit par me répéter si souvent que je pouvais le tirer de cette détresse et que j'avais l'égoïsme et la cruauté de l'y laisser, que je le crus fou et que je n'essayai plus de lui faire entendre raison. Je gardais le silence chaque fois qu'il y revenait, et je lui cachais mes larmes, qui ne servaient qu'à l'irriter. Il pensa que je comprenais ses abominables suggestions, et traita mon silence d'indifférence féroce et d'obstination imbécile. Plusieurs fois il me frappa violemment et m'eût tuée si on ne fût venu à mon secours. Il est vrai que quand ces accès étaient passés, il se jetait à mes pieds et me demandait pardon avec des larmes.

Mais j'évitais, autant que possible, ces scènes de réconciliation, car l'attendrissement causait une nouvelle secousse à ses nerfs et provoquait le retour de la crise. Cette irritabilité cessa enfin et fit place à une sorte de désespoir morne et stupide plus affreux encore. Il me regardait d'un air sombre et semblait nourrir contre moi une haine cachée et des projets de vengeance. Quelquefois, en m'éveillant au milieu de la nuit, je le voyais debout auprès de mon lit avec sa figure sinistre, je croyais qu'il voulait me tuer, et je poussais des cris de terreur. Mais il haussait les épaules et retournait à son lit avec un rire hébété.

Malgré tout cela, je l'aimais encore, non plus tel qu'il était, mais à cause de ce qu'il avait été et de ce qu'il pouvait redevenir. Il y avait des moments où j'espérais qu'une heureuse révolution s'opérerait en lui, et qu'il sortirait de cette crise, renouvelé et corrigé de tous ses mauvais penchants. Il semblait ne plus songer à les satisfaire, et n'exprimait plus ni regrets ni désirs de quoi que ce soit. Je n'imaginais pas le sujet des longues méditations où il semblait plongé. La plupart du temps ses yeux étaient fixés sur moi avec une expression si étrange, que j'avais peur de lui. Je n'osais lui parler, mais je lui demandais grâce par des regards suppliants. Alors il me semblait voir les siens s'humecter et un soupir imperceptible soulever sa poitrine ; puis il détournait la tête comme s'il eût voulu cacher ou étouffer son émotion, et il retombait dans sa rêverie. Je me flattais alors qu'il faisait des réflexions salutaires, et que bientôt il m'ouvrirait son coeur pour me dire qu'il avait conçu la haine du vice et l'amour de la vertu.

Mes espérances s'affaiblirent lorsque je vis le marquis de... reparaître autour de nous.

Il n'entrait jamais dans mon appartement, parce qu'il savait l'horreur que j'avais de lui ; mais il passait sous les fenêtres et appelait Leoni, ou venait jusqu'à ma porte et frappait d'une certaine manière pour l'avertir. Alors Leoni sortait avec lui et restait longtemps dehors. Un jour je les vis passer et repasser plusieurs fois ; le vicomte de Chalm était avec eux.—Leoni est perdu, pensai-je, et moi aussi ; il va se commettre sous mes yeux quelque nouveau crime.

Le soir Leoni rentra tard ; et, comme il quittait ses compagnons à la porte de la rue, je l'entendis prononcer ces paroles :—Mais vous lui direz bien que je suis fou ; absolument fou, que, sans cela, je n'y aurais jamais consenti. Elle doit bien savoir que la misère m'a rendu fou. Je n'osai point lui demander d'explication, et je lui servis son modeste repas. Il n'y toucha pas et se mit à attiser le feu convulsivement ; puis il me demanda de l'éther, et après en avoir pris une très forte dose, il se coucha et parut dormir. Je travaillais tous les soirs aussi longtemps que je le pouvais sans être vaincue par le sommeil et la fatigue. Ce soir-là, je me sentis si lasse, que je m'endormis dès minuit. A peine étais-je couchée, que j'entendis un léger bruit, et il me sembla que Leoni s'habillait pour sortir. Je l'appelai et lui demandai ce qu'il faisait.—Rien, dit-il, je veux me lever et t'aller trouver ; mais je crains ta lumière, tu sais que cela m'attaque les nerfs et me cause des douleurs affreuses à la tête ; éteins-la.—J'obéis.—Est-ce fait ? me dit-il. Maintenant recouche-toi, j'ai besoin de t'embrasser, attends-moi. Cette marque d'affection, qu'il ne m'avait pas donnée depuis plusieurs semaines, fit tressaillir mon pauvre coeur de joie et d'espérance.

Je me flattai que le réveil de sa tendresse allait amener celui de sa raison et de sa conscience. Je m'assis sur le bord de mon lit et je l'attendis avec transport. Il vint se jeter dans mes bras ouverts pour le recevoir, et, m'étreignant avec passion, il me renversa sur mon lit. Mais, au même instant, un sentiment de méfiance, qui me fut envoyé par la protection du ciel ou par la délicatesse de mon instinct, me fit passer la main sur le visage de celui qui m'embrassait. Leoni avait laissé croître sa barbe et ses moustaches depuis qu'il était malade ; je trouvai un visage lisse et uni. Je fis un cri et le repoussai violemment.

—Qu'as-tu donc ? me dit la voix de Leoni.

—Est-ce que tu as coupé ta barbe ? lui dis-je.

—Tu le vois bien, me répondit-il.

Mais alors je m'aperçus que la voix parlait à mon oreille en même temps qu'une autre bouche se collait à la mienne. Je me dégageai avec la force que donnent la colère et le désespoir, et, m'enfuyant au bout de la chambre, je relevai précipitamment la lampe, que j'avais couverte et non éteinte. Je vis lord Edwards, assis sur le bord du lit, stupide et déconcerté (je crois qu'il était ivre), et Leoni, qui venait à moi d'un air égaré.—Misérable ! m'écriai-je.

—Juliette, me dit-il avec des yeux hagards et une voix étouffée, cédez, si vous m'aimez. Il s'agit pour moi de sortir de la misère où vous voyez que je me consume. Il s'agit de ma vie et de ma raison, vous le savez bien. Mon salut sera le prix de votre dévouement ; et quant à vous, vous serez désormais riche et heureuse avec un homme qui vous aime depuis longtemps, et à qui rien ne coûte pour vous obtenir.

Consens-y, Juliette, ajouta-t-il à voix basse, ou je te poignarde quand il sera hors de la chambre.

La frayeur m'ôta le jugement : je m'élançai par la fenêtre au risque de me tuer. Des soldats qui passaient me relevèrent ; on me rapporta évanouie dans la maison. Quand je revins à moi, Leoni et ses complices l'avaient quittée. Ils avaient déclaré que je m'étais précipitée par la fenêtre dans un accès de fièvre cérébrale, tandis qu'ils étaient allés dans une autre chambre pour me chercher des secours. Ils avaient feint beaucoup de consternation. Leoni était resté jusqu'à ce que le chirurgien qui me soigna eût déclaré que je n'avais aucune fracture. Alors Leoni était sorti en disant qu'il allait rentrer, et depuis deux jours il n'avait pas reparu. Il ne revint pas, et je ne le revis jamais.

Ici Juliette termina son récit, et resta accablée de fatigue et de tristesse.—C'est alors, ma pauvre enfant, lui dis-je, que je fis connaissance avec toi. Je demeurais dans la même maison. Le récit de ta chute m'inspira de la curiosité. Bientôt j'appris que tu étais jeune et digne d'un intérêt sérieux ; que Leoni, après t'avoir accablée des plus mauvais traitements, t'avait enfin abandonnée mourante et dans la misère. Je voulus te voir ; tu étais dans le délire quand j'approchai de ton lit. Oh ! que tu étais belle, Juliette, avec tes épaules nues, tes cheveux épars, tes lèvres brûlées du feu de la fièvre, et ton visage animé par l'énergie de la souffrance ! Que tu me semblas belle encore, lorsque, abattue par la fatigue, tu retombas sur ton oreiller, pâle et penchée comme une rose blanche qui s'effeuille à la chaleur du jour ! Je ne pus m'arracher d'auprès de toi. Je me sentis saisi d'une sympathie irrésistible, entraîné par un intérêt que je n'avais jamais éprouvé.

Je fis venir les premiers médecins de la ville ; je te procurai tous les secours qui te manquaient. Pauvre fille abandonnée ! je passai les nuits près de toi, je vis ton désespoir, je compris ton amour. Je n'avais jamais aimé, aucune femme ne me semblait pouvoir répondre à la passion que je me sentais capable de ressentir. Je cherchais un coeur aussi fervent que le mien. Je me méfiais de tous ceux que j'éprouvais, et bientôt je reconnaissais la prudence de ma retenue en voyant la sécheresse et la frivolité de ces coeurs féminins. Le tien me sembla le seul qui pût me comprendre. Une femme capable d'aimer et de souffrir comme tu avais fait était la réalisation de tous mes rêves. Je désirai, sans l'espérer beaucoup, obtenir ton affection. Ce qui me donna la présomption d'essayer de te consoler, ce fut la certitude que je sentis en moi de t'aimer sincèrement et généreusement. Tout ce que tu disais dans ton délire te faisait connaître à moi autant que l'a fait depuis notre intimité. Je connus que tu étais une femme sublime aux prières que tu adressais à Dieu à voix haute, avec un accent dont rien ne pourrait rendre la sainteté déchirante. Tu demandais pardon pour Leoni, toujours pardon, jamais vengeance ! Tu invoquais les âmes de tes parents, tu leur racontais d'une voix haletante par quels malheurs tu avais expié ta fuite et leur douleur. Quelquefois tu me prenais pour Leoni et tu m'adressais des reproches foudroyants ; d'autres fois tu te croyais avec lui en Suisse, et tu me pressais dans tes bras avec passion. Il m'eût été bien facile alors d'abuser de ton erreur, et l'amour qui s'allumait dans mon sein me faisait de tes caresses insensées un véritable supplice. Mais je serais mort plutôt que de succomber à mes désirs, et la fourberie de lord Edwards, dont tu me parlais sans cesse, me semblait la plus déshonorante infamie qu'un homme pût commettre.

Enfin, j'ai eu le bonheur de sauver ta vie et ta raison, ma pauvre Juliette ; depuis ce temps j'ai bien souffert et j'ai été bien heureux par toi. Je suis un fou peut-être de ne pas me contenter de l'amitié et de la possession d'une femme telle que toi, mais mon amour est insatiable. Je voudrais être aimé comme le fut Leoni, et je te tourmente de cette folle ambition. Je n'ai pas son éloquence et ses séductions, mais je t'aime, moi. Je ne t'ai pas trompée, je ne te tromperai jamais. Ton coeur, longtemps fatigué, devrait s'être reposé à force de dormir sur le mien. Juliette ! Juliette ! quand m'aimeras-tu comme tu sais aimer ?

—A présent et toujours, me répondit-elle ; tu m'as sauvée, tu m'as guérie et tu m'aimes. J'étais une folle, je le vois bien, d'aimer un pareil homme. Tout ce que je viens de te raconter m'a remis sous les yeux des infamies que j'avais presque oubliées. Maintenant je ne sens plus que de l'horreur pour le passé, et je ne veux plus y revenir. Tu as bien fait de me laisser dire tout cela ; je suis calme, et je sens bien que je ne peux plus aimer son souvenir. Tu es mon ami, toi ; tu es mon sauveur, mon frère et mon amant.

—Dis aussi ton mari, je t'en supplie, Juliette !

—Mon mari, si tu veux, dit-elle en m'embrassant avec une tendresse qu'elle ne m'avait jamais témoignée aussi vivement et qui m'arracha des larmes de joie et de reconnaissance.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XXIII.

XXIII.

Je me réveillai si heureux le lendemain que je ne pensai plus à quitter Venise. Le temps était magnifique, le soleil était doux comme au printemps. Des femmes élégantes couvraient les quais et s'amusaient aux lazzi des masques qui, à demi couchés sur les rampes des ponts, agaçaient les passants et adressaient tour à tour des impertinences et des flatteries aux femmes laides et jolies. C'était le mardi gras ; triste anniversaire pour Juliette. Je désirai la distraire ; je lui proposai de sortir, et elle y consentit.

Je la regardais avec orgueil marcher à mes côtés. On donne peu le bras aux femmes à Venise, on les soutient seulement par le coude en montant et en descendant les escaliers de marbre blanc qui à chaque pas se présentent pour traverser les canaux. Juliette avait tant de grâce et de souplesse dans tous ses mouvements, que j'avais une joie puérile à la sentir à peine s'appuyer sur ma main pour franchir ces ponts. Tous les regards se fixaient sur elle, et les femmes, qui jamais ne regardent avec plaisir la beauté d'une autre femme, regardaient au moins avec intérêt l'élégance de ses vêtements et de sa démarche, qu'elles eussent voulu imiter. Je crois encore voir la toilette et le maintien de Juliette. Elle avait une robe de velours violet avec un boa et un petit manchon d'hermine. Son chapeau de satin blanc encadrait son visage toujours pâle, mais si parfaitement beau que, malgré sept ou huit années de fatigues et de chagrins mortels, tout le monde lui donnait dix-huit ans tout au plus. Elle était chaussée de bas de soie violets, si transparents qu'on voyait au travers sa peau blanche et mate comme de l'albâtre. Quand elle avait passé et qu'on ne voyait plus sa figure, on suivait de l'oeil ses petits pieds, si rares en Italie.

J'étais heureux de la voir admirer ainsi ; je le lui disais, et elle me souriait avec une douceur affectueuse. J'étais heureux !...

Un bateau pavoisé et plein de masques et de musiciens s'avança sur le canal de la Giadecca. Je proposai à Juliette de prendre une gondole et d'en approcher pour voir les costumes. Elle y consentit. Plusieurs sociétés suivirent notre exemple, et bientôt nous nous trouvâmes engagés dans un groupe de gondoles et de barques qui accompagnaient avec nous le bateau pavoisé et semblaient lui servir d'escorte.

Nous entendîmes dire aux gondoliers que cette troupe de masques était composée des jeunes gens les plus riches et les plus à la mode dans Venise. Ils étaient en effet d'une élégance extrême ; leurs costumes étaient fort riches, et le bateau était orné de voiles de soie, de banderoles de gaze d'argent et de tapis d'Orient de la plus grande beauté. Leurs vêtements étaient ceux des anciens Vénitiens, que Paul Véronèse, par un heureux anachronisme, a reproduits dans plusieurs sujets de dévotion, entre autres dans le magnifique tableau des Noces, dont la république de Venise fit présent à Louis XIV, et qui est au musée de Paris. Sur le bord du bateau je remarquai surtout un homme vêtu d'une longue robe de soie vert-pâle, brodée de longues arabesques d'or et d'argent. Il était debout et jouait de la guitare dans une attitude si noble, sa haute taille était si bien prise, qu'il semblait fait exprès pour porter ces habits magnifiques. Je le fis remarquer à Juliette, qui leva les yeux sur lui machinalement, le vit à peine, et me répondit : «Oui, oui, superbe !» en pensant à autre chose.

Nous suivions toujours, et, poussés par les autres barques, nous touchions le bateau pavoisé du côté précisément où se tenait cet homme.

Juliette était aussi debout avec moi et s'appuyait sur le couvert de la gondole pour ne pas être renversée par les secousses que nous recevions souvent. Tout à coup cet homme se pencha vers Juliette comme pour la reconnaître, passa la guitare à son voisin, arracha son masque noir et se tourna de nouveau vers nous. Je vis sa figure, qui était belle et noble s'il en fut jamais. Juliette ne le vit pas. Alors il l'appela à demi-voix, et elle tressaillit comme si elle eût été frappée d'une commotion galvanique.

—Juliette ! répéta-t-il d'une voix plus forte.

—Leoni ! s'écria-t-elle avec transport.

C'est encore pour moi comme un rêve. J'eus un éblouissement ; je perdis la vue pendant une seconde, je crois. Juliette s'élança, impétueuse et forte. Tout à coup je la vis transportée comme par magie sur le bateau, dans les bras de Leoni ; un baiser délirant unissait leurs lèvres. Le sang me monta au cerveau, me bourdonna dans les oreilles, me couvrit les yeux d'un voile plus épais ; je ne sais pas ce qui se passa. Je revins à moi en montant l'escalier de mon auberge. J'étais seul ; Juliette était partie avec Leoni.

Je tombai dans une rage inouïe, et pendant trois heures je me comportai comme un épileptique. Je reçus vers le soir une lettre de Juliette conçue en ces termes :

«Pardonne-moi, pardonne-moi, Bustamente ; je t'aime, je te vénère, je te bénis à genoux pour ton amour et tes bienfaits. Ne me hais pas ; tu sais que je ne m'appartiens pas, qu'une main invisible dispose de moi et me jette malgré moi dans les bras de cet homme. O mon ami, pardonne-moi, ne te venge pas ! je l'aime, je ne puis vivre sans lui.

Je ne puis savoir qu'il existe sans le désirer, je ne puis le voir passer sans le suivre. Je suis sa femme ; il est mon maître, vois-tu : il est impossible que je me dérobe à sa passion et à son autorité. Tu as vu si j'ai pu résister à son appel. Il y a eu comme une force magnétique, comme un aimant qui m'a soulevée et qui m'a jetée sur son coeur ; et pourtant j'étais près de toi, j'avais ma main dans la tienne. Pourquoi ne m'as-tu pas retenue ? tu n'en as pas eu la force ; ta main s'est ouverte, ta bouche n'a même pas pu me rappeler ; tu vois que cela ne dépend pas de nous.

Il y a une volonté cachée, une puissance magique qui ordonne et opère ces choses étranges. Je ne puis briser la chaîne qui est entre moi et Leoni ; c'est le boulet qui accouple les galériens, mais c'est la main de Dieu qui l'a rivé.

«O mon cher Aleo, ne me maudis pas ! je suis à tes pieds. Je te supplie de me laisser être heureuse. Si tu savais comme il m'aime encore, comme il m'a reçue avec joie ! quelles caresses, quelles paroles, quelles larmes !... Je suis comme ivre, je crois rêver... Je dois oublier son crime envers moi : il était fou. Après m'avoir abandonnée, il est arrivé à Naples dans un tel état d'aliénation qu'il a été enfermé dans un hôpital de fous. Je ne sais par quel miracle il en est sorti guéri, ni par quelle protection du sort il se trouve maintenant remonté au faîte de la richesse. Mais il est plus beau, plus brillant, plus passionné que jamais. Laisse-moi, laisse-moi l'aimer, dussé-je être heureuse seulement un jour et mourir demain. Ne dois-tu pas me pardonner de l'aimer si follement, toi qui as pour moi une passion aveugle et aussi mal placée ?

Pardonne, je suis folle ; je ne sais ni de quoi je te parle, ni ce que je te demande.

Oh ! ce n'est pas de me recueillir et de me pardonner quand il m'aura de nouveau délaissée ; non ! j'ai trop d'orgueil, ne crains rien. Je sens que je ne te mérite plus, qu'en me jetant dans ce bateau je me suis à jamais séparée de toi, que je ne puis plus soutenir ton regard ni toucher ta main. Adieu donc, Aleo ! Oui, je t'écris pour te dire adieu, car je ne puis pas me séparer de toi sans te dire que mon coeur en saigne déjà, et qu'il se brisera un jour de regret et de repentir. Va, tu seras vengé ! Calme-toi maintenant, pardonne, plains-moi, prie pour moi ; sache bien que je ne suis pas une ingrate stupide qui méconnaît ton caractère et ses devoirs envers toi. Je ne suis qu'une malheureuse que la fatalité entraîne et qui ne peut s'arrêter. Je me retourne vers toi, et je t'envoie mille adieux, mille baisers, mille bénédictions. Mais la tempête m'enveloppe et m'emporte. En périssant sur les écueils où elle doit me briser, je répéterai ton nom, et je t'invoquerai comme un ange de pardon entre Dieu et moi.

«JULIETTE.»

Cette lettre me causa un nouvel accès de rage ; puis je tombai dans le désespoir ; je sanglotai comme un enfant pendant plusieurs heures ; et, succombant à la fatigue, je m'endormis sur ma chaise, seul, au milieu de cette grande chambre où Juliette m'avait conté son histoire la veille. Je me réveillai calme, j'allumai du feu ; je fis plusieurs fois le tour de la chambre d'un pas lent et mesuré.

Quand le jour parut, je me rassis et je me rendormis : ma résolution était prise ; j'étais tranquille. A neuf heures je sortis, je pris des informations dans toute la ville, et je m'enquis de certains détails dont j'avais besoin.

On ignorait par quel procédé Leoni avait fait sa fortune ; on savait seulement qu'il était riche, prodigue, dissolu ; tous les hommes à la mode allaient chez lui, singeaient sa toilette et se faisaient ses compagnons de plaisir. Le marquis de... l'escortait partout et partageait son opulence ; tous deux étaient amoureux d'une courtisane célèbre, et, par un caprice inouï, cette femme refusait leurs offres. Sa résistance avait tellement aiguillonné le désir de Leoni, qu'il lui avait fait des promesses exorbitantes, et qu'il n'y avait aucune folie où elle ne pût l'entraîner.

J'allai chez elle, et j'eus beaucoup de peine à la voir ; enfin elle m'admit et me reçut d'un air hautain, en me demandant ce que je voulais du ton d'une personne pressée de congédier un importun.

—Je viens vous demander un service, lui dis-je. Vous haïssez Leoni ?

—Oui, me répondit-elle, je le hais mortellement.

—Puis-je vous demander pourquoi ?

—Il a séduit une jeune soeur que j'avais dans le Frioul, et qui était honnête et sainte ; elle est morte à l'hôpital. Je voudrais manger le coeur de Leoni.

—Voulez-vous m'aider, en attendant, à lui faire subir une mystification cruelle ?

—Oui.

—Voulez-vous lui écrire et lui donner un rendez-vous ?

—Oui, pourvu que je ne m'y trouve pas.

—Cela va sans dire. Voici le modèle du billet que vous écrirez :

«Je sais que tu as retrouvé ta femme et que tu l'aimes. Je ne voulais pas de toi hier, cela me semblait trop facile ; aujourd'hui il me paraît piquant de te rendre infidèle ; je veux savoir d'ailleurs si le grand désir que tu as de me posséder est capable de tout, comme tu t'en vantes.

Je sais que tu donnes un concert sur l'eau cette nuit ; je serai dans une gondole et je suivrai. Tu connais mon gondolier Cristofano ; tiens-toi sur le bord de ton bateau et saute dans ma gondole au moment où tu l'apercevras. Je te garderai une heure, après quoi j'aurai assez de toi peut-être pour toujours. Je ne veux pas de tes présents ; je ne veux que cette preuve de ton amour. A ce soir, ou jamais.»

La Misana trouva le billet singulier, et le copia en riant.

—Que ferez-vous de lui quand vous l'aurez mis dans la gondole ?

—Je le déposerai sur la rive du Lido, et le laisserai passer là une nuit un peu longue et un peu froide.

—Je vous embrasserais volontiers pour vous remercier, dit la courtisane ; mais j'ai un amant que je veux aimer toute la semaine. Adieu.

—Il faut, lui dis-je, que vous mettiez votre gondolier à mes ordres.

—Sans doute, dit-elle ; il est intelligent, discret, robuste : faites-en ce que vous voudrez.

LÉONE LÉONI - George SAND > CHAPITRE XXIV.

XXIV.

Je rentrai chez moi ; je passai le reste du jour à réfléchir mûrement à ce que j'allais faire. Le soir vint ; Cristofano et la gondole m'attendaient sous la fenêtre. Je pris un costume de gondolier ; le bateau de Leoni parut tout illuminé de verres de couleur qui brillaient comme des pierreries depuis le faîte des mâts jusqu'au bout des moindres cordages, et lançant des fusées de toutes parts dans les intervalles d'une musique éclatante. Je montai à l'arrière de la gondole, une rame à la main ; je l'atteignis. Leoni était sur le bord, dans le même costume que la veille ; Juliette était assise au milieu des musiciens ; elle avait aussi un costume magnifique ; mais elle était abattue et pensive, et semblait ne pas s'occuper de lui. Cristofano ôta son chapeau et leva sa lanterne à la hauteur de son visage. Leoni le reconnut et sauta dans la gondole.

Aussitôt qu'il y fut entré, Cristofano lui dit que la Misana l'attendait dans une autre gondole, auprès du jardin public.—Eh ! pourquoi n'est-elle pas ici ? demanda-t-il.—Non so, répondit le gondolier d'un air d'indifférence ; et il se remit à ramer. Je le secondais vigoureusement, et en peu d'instants nous eûmes dépassé le jardin public. Il y avait autour de nous une brume épaisse. Leoni se pencha plusieurs fois et demanda si nous n'étions pas bientôt arrivés. Nous glissions toujours rapidement sur la lagune tranquille ; la lune, pâle et baignée dans la vapeur, blanchissait l'atmosphère sans l'éclairer. Nous passâmes en contrebandiers la limite maritime qui ne se franchit point ordinairement sans une permission de la police, et nous ne nous arrêtâmes que sur la rive sablonneuse du Lido, assez loin pour ne pas risquer de rencontrer un être vivant.

—Coquins ! s'écria notre prisonnier, où diable m'avez-vous conduit ? où sont les escaliers du jardin public ? où est la gondole de la Misana ?

Ventredieu ! nous sommes dans le sable ! Vous vous êtes perdus dans la brume, butors que vous êtes, et vous me débarquez au hasard...

—Non, Monsieur, lui dis-je en italien ; ayez la bonté de faire dix pas avec moi, et vous trouverez la personne que vous cherchez. Il me suivit, et aussitôt Cristofano, conformément à mes ordres, s'éloigna avec la gondole, et alla m'attendre dans la lagune sur l'autre rive de l'île.

—T'arrêteras-tu, brigand ! me cria Leoni quand nous eûmes marché sur la grève pendant quelques minutes. Veux-tu me faire geler ici ? où est ta maîtresse ? où me mènes-tu ?

—Seigneur, lui répondis-je en me retournant et en tirant de dessous ma cape les objets que j'avais apportés, permettez-moi d'éclairer votre chemin. Alors je tirai ma lanterne sourde, je l'ouvris et je l'accrochai à un des pieux du rivage.

—Que diable fais-tu là ? me dit-il, ai-je affaire à des fous ? De quoi s'agit-il ?

—Il s'agit, lui dis-je en tirant deux épées de dessous mon manteau, de vous battre avec moi.

—Avec toi, canaille ! je te vais rosser comme tu le mérites.

—Un instant, lui dis-je en le prenant au collet avec une vigueur dont il fut un peu étourdi, je ne suis pas ce que vous croyez. Je suis noble tout aussi bien que vous ; de plus, je suis un honnête homme et vous êtes un scélérat. Je vous fais donc beaucoup d'honneur en me battant avec vous. Il me sembla que mon adversaire tremblait et cherchait à s'échapper. Je le serrai davantage.

—Que me voulez-vous ? Par le nom du diable ! s'écria-t-il, qui êtes-vous ? Je ne vous connais pas. Pourquoi m'amenez-vous ici ? Votre intention est-elle de m'assassiner ? Je n'ai aucun argent sur moi.

Êtes-vous un voleur ?

—Non, lui dis-je, il n'y a de voleur et d'assassin ici que vous ; vous le savez bien.

—Êtes-vous donc mon ennemi ?

—Oui, je suis votre ennemi.

—Comment vous nommez-vous ?

—Cela ne vous regarde pas ; vous le saurez si vous me tuez.

—Et si je ne veux pas vous tuer ? s'écria-t-il en haussant les épaules et en s'efforçant de prendre de l'assurance.

—Alors vous vous laisserez tuer par moi, lui répondis-je, car je vous jure qu'un de nous deux doit rester ici cette nuit.

—Vous êtes un bandit ! s'écria-t-il en faisant des efforts terribles pour se dégager. Au secours ! au secours !

—Cela est fort inutile, lui dis-je ; le bruit de la mer couvre votre voix, et vous êtes loin de tout secours humain. Tenez-vous tranquille ou je vous étrangle ; ne me mettez pas en colère, profitez des chances de salut que je vous donne. Je veux vous tuer et non vous assassiner. Vous connaissez ce raisonnement-là. Battez-vous avec moi, et ne m'obligez pas à profiter de l'avantage de la force que j'ai sur vous, comme vous voyez. En parlant ainsi, je le secouais par les épaules et le faisais plier comme un jonc, bien qu'il fût plus grand que moi de toute la tête. Il comprit qu'il était à ma disposition, et il essaya de me dissuader.

—Mais, Monsieur, si vous n'êtes pas fou, me dit-il, vous avez une raison pour vous battre avec moi. Que vous ai-je fait ?

—Il ne me plaît pas de vous le dire, répondis-je, et vous êtes un lâche de me demander la cause de ma vengeance, quand c'est vous qui devriez me demander raison.

—Eh de quoi ? reprit-il.

Je ne vous ai jamais vu. Il ne fait pas assez clair pour que je puisse bien distinguer vos traits, mais je suis sûr que j'entends votre voix pour la première fois.

—Poltron ! vous ne sentez pas le besoin de vous venger d'un homme qui s'est moqué de vous, qui vous a fait donner un rendez-vous pour vous mystifier, et qui vous amène ici malgré vous pour vous provoquer ? On m'avait dit que vous étiez brave ; faut-il vous frapper pour éveiller votre courage ?

—Vous êtes un insolent, dit-il en se faisant violence.

—A la bonne heure : je vous demande raison de ce mot et je vais vous donner raison sur l'heure de ce soufflet. Je lui frappai légèrement sur la joue. Il fit un hurlement de rage et de terreur.

—Ne craignez rien, lui dis-je en le tenant d'une main et en lui donnant de l'autre une épée ; défendez-vous. Je sais que vous êtes le premier tireur de l'Europe, je suis loin d'être de votre force. Il est vrai que je suis calme et que vous avez peur, cela rend la chance égale. Sans lui donner le temps de répondre, je l'attaquai vigoureusement. Le misérable jeta son épée et se mit à fuir. Je le poursuivis, je l'atteignis, je le secouai avec fureur. Je le menaçai de le tirer dans la mer et de le noyer, s'il ne se défendait pas. Quand il vit qu'il lui était impossible de s'échapper, il prit l'épée et retrouva ce courage désespéré que donnent aux plus peureux l'amour de la vie et le danger inévitable. Mais soit que la faible clarté de la lanterne ne lui permît pas de bien mesurer ses coups, soit que la peur qu'il venait d'avoir lui eût ôté toute présence d'esprit, je trouvai ce terrible duelliste d'une faiblesse désespérante.

J'avais tellement envie de ne pas le massacrer, que je le ménageai longtemps. Enfin, il se jeta sur mon épée en voulant faire une feinte, et il s'enferra jusqu'à la garde.

—Justice ! justice ! dit-il en tombant. Je meurs assassiné !

—Tu demandes justice et tu l'obtiens, lui répondis-je. Tu meurs de ma main comme Henryet est mort de la tienne.

Il fit un rugissement sourd, mordit le sable et rendit l'âme.

Je pris les deux épées et j'allai retrouver la gondole ; mais, en traversant l'île, je fus saisi de mille émotions inconnues. Ma force faiblit tout à coup ; je m'assis sur une de ces tombes hébraïques qui sont à demi recouvertes par l'herbe, et que ronge incessamment le vent âpre et salé de la mer. La lune commençait à sortir des brouillards, et les pierres blanches de ce vaste cimetière se détachaient sur la verdure sombre du Lido. Je pensais à ce que je venais de faire, et ma vengeance, dont je m'étais promis tant de joie, m'apparut sous un triste aspect : j'avais comme des remords, et pourtant j'avais cru faire une action légitime et sainte en purgeant la terre et en délivrant Juliette de ce démon incarné. Mais je ne m'étais pas attendu à le trouver lâche. J'avais espéré rencontrer un ferrailleur audacieux, et en m'attaquant à lui j'avais fait le sacrifice de ma vie. J'étais troublé et comme épouvanté d'avoir pris la sienne si aisément. Je ne trouvais pas ma haine satisfaite par la vengeance ; je la sentais éteinte par le mépris. Quand je l'ai vu si poltron, pensais-je, j'aurais dû l'épargner ; j'aurais dû oublier mon ressentiment contre lui, et mon amour pour la femme capable de me préférer un pareil homme.

Des pensées confuses, des agitations douloureuses se pressèrent alors dans mon cerveau.

Le froid, la nuit, la vue de ces tombeaux, me calmaient par instants ; ils me plongeaient dans une stupeur rêveuse dont je sortais violemment et douloureusement en me rappelant tout à coup ma situation, le désespoir de Juliette, qui allait éclater demain, et l'aspect de ce cadavre qui gisait sur le sable ensanglanté non loin de moi. «Il n'est peut-être pas mort,» pensais-je. J'eus une envie vague de m'en assurer. J'aurais presque désiré lui rendre la vie. Les premières heures du jour me surprirent dans cette irrésolution, et je songeai alors que la prudence devait m'éloigner de ce lieu. J'allai rejoindre Cristofano, que je trouvai profondément endormi dans sa gondole, et que j'eus beaucoup de peine à réveiller. La vue de ce tranquille sommeil me fit envie. Comme Macbeth, je venais de divorcer pour longtemps avec lui.

Je revenais, lentement bercé par les eaux que colorait déjà en rose l'approche du soleil. Je passai tout auprès du bateau à vapeur qui voyage de Venise à Trieste. C'était l'heure de son départ ; les roues battaient déjà l'eau écumante, et des étincelles rouges s'échappaient du tuyau avec des spirales d'une noire fumée. Plusieurs barques apportaient des passagers. Une gondole effleura la nôtre et s'accrocha au bâtiment. Un homme et une femme sortirent de cette gondole et grimpèrent légèrement l'escalier du paquebot. A peine étaient-ils sur le tillac que le bâtiment partit avec la rapidité de l'éclair. Le couple se pencha sur la rampe pour voir le sillage. Je reconnus Juliette et Leoni. Je crus faire un rêve ; je passai ma main sur mes yeux, j'appelai Cristofano.—Est-ce bien là le baron Leone de Leoni qui part pour Trieste avec une dame ? lui demandai-je.—Oui, Monseigneur, répondit-il.

Je prononçai un blasphème épouvantable ; puis, rappelant le gondolier :—Eh ! quel est donc, lui dis-je, l'homme que nous avons emmené hier au soir au Lido ?

—Votre Excellence le sait bien, répondit-il : c'est le marquis Lorenzo de...

FIN DE LEONE LEONI.

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