Quoique le sujet de cette tragédie ne soit encore dans aucune histoire imprimée, il est pourtant très véritable. C'est une aventure arrivée dans le sérail, il n'y a pas plus de trente ans, M. le comte de Cézy était alors ambassadeur à Constantinople. Il fut instruit de toutes les particularités de la mort de Bajazet ; et il y a quantité de personnes à la cour qui se souviennent de les lui avoir entendu conter lorsqu'il fut de retour en France. M. le chevalier de Nantouillet est du nombre de ces personnes, et c'est à lui que je suis redevable de cette histoire, et même du dessein que j'ai pris d'en faire une tragédie. J'ai été obligé pour cela de changer quelques circonstances, mais comme ce changement n'est pas fort considérable, je ne pense pas aussi qu'il soit nécessaire de le marquer au lecteur. La principale chose à quoi je me suis attaché, ç'a été de ne rien changer ni aux moeurs ni aux coutumes de la nation, et j'ai pris soin de ne rien avancer qui ne fût conforme à l'histoire des Turcs et à la nouvelle Relation de l'empire ottoman, que l'on a traduite de l'anglais. Surtout je dois beaucoup aux avis de M. de La Haye, qui a eu la bonté de m'éclaircir sur toutes les difficultés que je lui ai proposées.
Seconde préface
Sultan Amurat, ou sultan Morat, empereur des Turcs, celui qui prit Babylone en 1638, a eu quatre frères. Le premier, c'est à savoir Osman, fut empereur avant lui, et régna environ trois ans, au bout desquels les janissaires lui ôtèrent l'empire et la vie. Le second se nommait Orcan. Amurat, dès les premiers jours de son règne, le fit étrangler. Le troisième était Bajazet, prince de grande espérance, et c'est lui qui est le héros de ma tragédie. Amurat, ou par politique, ou par amitié, l'avait épargné jusqu'au siège de Babylone. Après la prise de cette ville, le sultan victorieux envoya un ordre à Constantinople pour le faire mourir. Ce qui fut conduit et exécuté à peu près de la manière que je le représente. Amurat avait encore un frère, qui fut depuis le sultan Ibrahim, et que ce même Amurat négligea comme un prince stupide, qui ne lui donnait point d'ombrage. Sultan Mahomet, qui règne aujourd'hui, est fils de cet Ibrahim, et par conséquent neveu de Bajazet.
Les particularités de la mort de Bajazet ne sont encore dans aucune histoire imprimée. M. le comte de Cézy était ambassadeur à Constantinople lorsque cette aventure tragique arriva dans le sérail. Il fut instruit des amours de Bajazet et des jalousies de la sultane. Il vit même plusieurs fois Bajazet, à qui on permettait de se promener quelquefois à la pointe du sérail, sur le canal de la mer Noire. M. le comte de Cézy disait que c'était un prince de bonne mine. Il a écrit depuis les circonstances de sa mort ; il y a encore plusieurs personnes de qualité qui se souviennent de lui en avoir entendu faire le récit lorsqu'il fut de retour en France.
Quelques lecteurs pourront s'étonner qu'on ait osé mettre sur la scène une histoire si récente, mais je n'ai rien vu dans les règles du poème dramatique qui dût me détourner de mon entreprise. A la vérité, je ne conseillerais pas à un auteur de prendre pour sujet d'une tragédie une action aussi moderne que celle-ci, si elle s'était passée dans le pays où il veut faire représenter sa tragédie, ni de mettre des héros sur le théâtre qui auraient été connus de la plupart des spectateurs. Les personnages tragiques doivent être regardés d'un autre oeil que nous ne regardons d'ordinaire les personnages que nous avons vus de si près. On peut dire que le respect que l'on a pour les héros augmente à mesure qu'ils s'éloignent de nous : major e longinquo reverentia. L'éloignement des pays répare en quelque sorte la trop grande proximité des temps, car le peuple ne met guère de différence entre ce qui est, si j'ose ainsi parler, à mille ans de lui, et ce qui en est à mille lieues. C'est ce qui fait, par exemple, que les personnages turcs, quelque modernes qu'ils soient, ont de la dignité sur notre théâtre. On les regarde de bonne heure comme anciens. Ce sont des moeurs et des coutumes toutes différentes. Nous avons si peu de commerce avec les princes et les autres personnes qui vivent dans le sérail, que nous les considérons, pour ainsi dire, comme des gens qui vivent dans un autre siècle que le nôtre.
C'était à peu près de cette manière que les Persans étaient anciennement considérés des Athéniens. Aussi le poète Eschyle ne fit point de difficulté d'introduire dans une tragédie la mère de Xerxès, qui était peut-être encore vivante, et de faire représenter sur le théâtre d'Athènes la désolation de la cour de Perse, après la déroute de ce prince. Cependant ce même Eschyle s'était trouvé en personne à la bataille de Salamine, où Xerxès avait été vaincu, et il s'était trouvé encore à la défaite des lieutenants de Darius, père de Xerxès, dans la plaine de Marathon. Car Eschyle était homme de guerre, et il était frère de ce fameux Cynégire, dont il est tant parlé dans l'Antiquité, et qui mourut si glorieusement en attaquant un des vaisseaux du roi de Perse.
Introduction
Tragédie
Personnages
Bajazet, frère du sultan Amurat.
Roxane, sultane, favorite du sultan Amurat.
Atalide, fille du sang ottoman.
Acomat, grand vizir.
Osmin, confident du grand vizir.
Zatime, esclave de la sultane.
Zaïre, esclave d'Atalide.
La scène est à Constantinople, autrement dite Byzance, dans le sérail du Grand-Seigneur.
Acte premier
Scène I
Acomat, Osmin
Acomat
Viens, suis-moi. La sultane en ce lieu se doit rendre,
Je pourrai cependant te parler et t'entendre.
Osmin
Et depuis quand, Seigneur, entre-t-on dans ces lieux
Dont l'accès était même interdit à nos yeux ?
Jadis une mort prompte eût suivi cette audace.
Acomat
Quand tu seras instruit de tout ce qui se passe,
Mon entrée en ces lieux ne te surprendra plus.
Mais laissons, cher Osmin, les discours superflus.
Que ton retour tardait à mon impatience !
Et que d'un oeil content je te vois dans Byzance !
Instruis-moi des secrets que peut t'avoir appris
Un voyage si long pour moi seul entrepris.
De ce qu'ont vu tes yeux parle en témoin sincère :
Songe que du récit, Osmin, que tu vas faire
Dépendent les destins de l'empire ottoman.
Qu'as-tu vu dans l'armée, et que fait le sultan ?
Osmin
Babylone, Seigneur, à son prince fidèle,
Voyait sans s'étonner notre armée autour d'elle ;
Les Persans rassemblés marchaient à son secours,
Et du camp d'Amurat s'approchaient tous les jours.
Lui-même, fatigué d'un long siège inutile,
Semblait vouloir laisser Babylone tranquille,
Et sans renouveler ses assauts impuissants,
Résolu de combattre, attendait les Persans.
Mais, comme vous savez, malgré ma diligence,
Un long chemin sépare et le camp et Byzance ;
Mille obstacles divers m'ont même traversé,
Et je puis ignorer tout ce qui s'est passé.
Acomat
Que faisaient cependant nos braves janissaires ?
Rendent-ils au sultan des hommages sincères ?
Dans le secret des coeurs, Osmin, n'as-tu rien lu ?
Amurat jouit-il d'un pouvoir absolu ?
Osmin
Amurat est content, si nous le voulons croire,
Et semblait se promettre une heureuse victoire.
Mais en vain par ce calme il croit nous éblouir :
Il affecte un repos dont il ne peut jouir.
C'est en vain que forçant ses soupçons ordinaires,
Il se rend accessible à tous les janissaires : Il se souvient toujours que son inimitié
Voulut de ce grand corps retrancher la moitié,
Lorsque pour affermir sa puissance nouvelle,
Il voulait, disait-il, sortir de leur tutelle.
Moi-même j'ai souvent entendu leurs discours :
Comme il les craint sans cesse, ils le craignent toujours.
Ses caresses n'ont point effacé cette injure ;
Votre absence est pour eux un sujet de murmure :
Ils regrettent le temps, à leur grand coeur si doux,
Lorsque assurés de vaincre ils combattaient sous vous.
Acomat
Quoi ? tu crois, cher Osmin, que ma gloire passée
Flatte encor leur valeur et vit dans leur pensée ?
Crois-tu qu'ils me suivraient encore avec plaisir,
Et qu'ils reconnaîtraient la voix de leur vizir ?
Osmin
Le succès du combat réglera leur conduite :
Il faut voir du sultan la victoire ou la fuite.
Quoique à regret, Seigneur, ils marchent sous ses lois,
Ils ont à soutenir le bruit de leurs exploits :
Ils ne trahiront point l'honneur de tant d'années.
Mais enfin, le succès dépend des destinées.
Si l'heureux Amurat, secondant leur grand coeur,
Aux champs de Babylone est déclaré vainqueur,
Vous les verrez soumis rapporter dans Byzance
L'exemple d'une aveugle et basse obéissance ; Mais si dans le combat le destin plus puissant
Marque de quelque affront son empire naissant,
S'il fuit, ne doutez point que fiers de sa disgrâce
A la haine bientôt ils ne joignent l'audace,
Et n'expliquent, Seigneur, la perte du combat
Comme un arrêt du ciel qui réprouve Amurat.
Cependant, s'il en faut croire la renommée,
Il a depuis trois mois fait partir de l'armée
Un esclave chargé de quelque ordre secret.
Tout le camp interdit tremblait pour Bajazet :
On craignait qu'Amurat par un ordre sévère
N'envoyât demander la tête de son frère.
Acomat
Tel était son dessein. Cet esclave est venu ;
Il a montré son ordre, et n'a rien obtenu.
Osmin
Quoi Seigneur ? le sultan reverra son visage,
Sans que de vos respects il lui porte ce gage ?
Acomat
Cet esclave n'est plus : un ordre, cher Osmin,
L'a fait précipiter dans le fond de l'Euxin.
Osmin
Mais le sultan, surpris d'une trop longue absence,
En cherchera bientôt la cause et la vengeance.
Que lui répondrez-vous ?
Acomat
Peut-être avant ce temps
Je saurai l'occuper de soins plus importants.
Je sais bien qu'Amurat a juré ma ruine ;
Je sais à son retour l'accueil qu'il me destine.
Tu vois, pour m'arracher du coeur de ses soldats,
Qu'il va chercher sans moi les sièges, les combats.
Il commande l'armée, et moi, dans une ville,
Il me laisse exercer un pouvoir inutile.
Quel emploi, quel séjour, Osmin, pour un vizir !
Mais j'ai plus dignement employé ce loisir :
J'ai su lui préparer des craintes et des veilles,
Et le bruit en ira bientôt à ses oreilles.
Osmin
Quoi donc ? qu'avez-vous fait ?
Acomat
J'espère qu'aujourd'hui
Bajazet se déclare, et Roxane avec lui.
Osmin
Quoi ! Roxane, Seigneur, qu'Amurat a choisie
Entre tant de beautés dont l'Europe et l'Asie
Dépeuplent leurs Etats et remplissent sa cour ?
Car on dit qu'elle seule a fixé son amour ;
Et même il a voulu que l'heureuse Roxane,
Avant qu'elle eût un fils, prît le nom de sultane.
Acomat
Il a fait plus pour elle, Osmin : il a voulu
Qu'elle eût dans son absence un pouvoir absolu.
Tu sais de nos sultans les rigueurs ordinaires :
Le frère rarement laisse jouir ses frères
De l'honneur dangereux d'être sortis d'un sang
Qui les a de trop près approchés de son rang.
L'imbécile Ibrahim, sans craindre sa naissance,
Traîne, exempt de péril, une éternelle enfance ;
Indigne également de vivre et de mourir,
On l'abandonne aux mains qui daignent le nourrir.
L'autre, trop redoutable, et trop digne d'envie,
Voit sans cesse Amurat armé contre sa vie.
Car enfin Bajazet dédaigna de tout temps
La molle oisiveté des enfants des sultans.
Il vint chercher la guerre au sortir de l'enfance,
Et même en fit sous moi la noble expérience.
Toi-même tu l'as vu courir dans les combats
Emportant après lui tous les coeurs des soldats,
Et goûter, tout sanglant, le plaisir et la gloire
Que donne aux jeunes coeurs la première victoire.
Mais malgré ses soupçons, le cruel Amurat,
Avant qu'un fils naissant eût rassuré l'Etat,
N'osait sacrifier ce frère à sa vengeance,
Ni du sang ottoman proscrire l'espérance.
Ainsi donc pour un temps Amurat désarmé
Laissa dans le sérail Bajazet enfermé. Il partit, et voulut que fidèle à sa haine,
Et des jours de son frère arbitre souveraine,
Roxane, au moindre bruit, et sans autres raisons,
Le fît sacrifier à ses moindres soupçons.
Pour moi, demeuré seul, une juste colère
Tourna bientôt mes voeux du côté de son frère.
J'entretins la sultane, et cachant mon dessein,
Lui montrai d'Amurat le retour incertain,
Les murmures du camp, la fortune des armes ;
Je plaignis Bajazet, je lui vantai ses charmes,
Qui par un soin jaloux dans l'ombre retenus,
Si voisins de ses yeux, leur étaient inconnus.
Que te dirai-je enfin ? la sultane éperdue
N'eut plus d'autre désir que celui de sa vue.
Osmin
Mais pouvaient-ils tromper tant de jaloux regards
Qui semblent mettre entre eux d'invincibles remparts ?
Acomat
Peut-être il te souvient qu'un récit peu fidèle
De la mort d'Amurat fit courir la nouvelle.
La sultane, à ce bruit feignant de s'effrayer,
Par des cris douloureux eut soin de l'appuyer.
Sur la foi de ses pleurs ses esclaves tremblèrent ;
De l'heureux Bajazet les gardes se troublèrent,
Et les dons achevant d'ébranler leur devoir,
Leurs captifs dans ce trouble osèrent s'entrevoir. Roxane vit le prince ; elle ne put lui taire
L'ordre dont elle seule était dépositaire.
Bajazet est aimable ; il vit que son salut
Dépendait de lui plaire, et bientôt il lui plut.
Tout conspirait pour lui. Ses soins, sa complaisance,
Ce secret découvert, et cette intelligence,
Soupirs d'autant plus doux qu'il les fallait celer,
L'embarras irritant de ne s'oser parler,
Même témérité, périls, craintes communes,
Lièrent pour jamais leurs coeurs et leurs fortunes.
Ceux mêmes dont les yeux les devaient éclairer
Sortis de leur devoir, n'osèrent y rentrer.
Osmin
Quoi ? Roxane d'abord leur découvrant son âme,
Osa-t-elle à leurs yeux faire éclater sa flamme ?
Acomat
Ils l'ignorent encore, et jusques à ce jour,
Atalide a prêté son nom à cet amour.
Du père d'Amurat Atalide est la nièce,
Et même avec ses fils partageant sa tendresse,
Elle a vu son enfance élevée avec eux.
Du prince en apparence elle reçoit les voeux,
Mais elle les reçoit pour les rendre à Roxane,
Et veut bien sous son nom qu'il aime la sultane.
Cependant, cher Osmin, pour s'appuyer de moi,
L'un et l'autre ont promis Atalide à ma foi.
Osmin
Quoi ? vous l'aimez, Seigneur ?
Acomat
Voudrais-tu qu'à mon âge
Je fisse de l'amour le vil apprentissage ?
Qu'un coeur qu'ont endurci la fatigue et les ans
Suivît d'un vain plaisir les conseils imprudents ?
C'est par d'autres attraits qu'elle plaît à ma vue :
J'aime en elle le sang dont elle est descendue.
Par elle Bajazet, en m'approchant de lui,
Me va, contre lui-même, assurer un appui.
Un vizir aux sultans fait toujours quelque ombrage :
A peine ils l'ont choisi, qu'ils craignent leur ouvrage ;
Sa dépouille est un bien qu'ils veulent recueillir,
Et jamais leurs chagrins ne nous laissent vieillir.
Bajazet aujourd'hui m'honore et me caresse,
Ses périls tous les jours réveillent sa tendresse ;
Ce même Bajazet, sur le trône affermi,
Méconnaîtra peut-être un inutile ami.
Et moi, si mon devoir, si ma foi ne l'arrête,
S'il ose quelque jour me demander ma tête...
Je ne m'explique point, Osmin, mais je prétends
Que du moins il faudra la demander longtemps.
Je sais rendre aux sultans de fidèles services,
Mais je laisse au vulgaire adorer leurs caprices,
Et ne me pique point du scrupule insensé
De bénir mon trépas quand ils l'ont prononcé. Voilà donc de ces lieux ce qui m'ouvre l'entrée,
Et comme enfin Roxane à mes yeux s'est montrée.
Invisible d'abord elle entendait ma voix,
Et craignait du sérail les rigoureuses lois ;
Mais enfin bannissant cette importune crainte,
Qui dans nos entretiens jetait trop de contrainte,
Elle-même a choisi cet endroit écarté,
Où nos coeurs à nos yeux parlent en liberté.
Par un chemin obscur une esclave me guide,
Et... Mais on vient. C'est elle, et sa chère Atalide.
Demeure, et s'il le faut, sois prêt à confirmer
Le récit important dont je vais l'informer.
Scène II
Roxane, Atalide, Acomat, Osmin, Zatime, Zaïre
Acomat
La vérité s'accorde avec la renommée,
Madame. Osmin a vu le sultan et l'armée.
Le superbe Amurat est toujours inquiet ;
Et toujours tous les coeurs penchent vers Bajazet :
D'une commune voix ils l'appellent au trône.
Cependant les Persans marchaient vers Babylone,
Et bientôt les deux camps au pied de son rempart
Devaient de la bataille éprouver le hasard.
Ce combat doit, dit-on, fixer nos destinées ;
Et même, si d'Osmin je compte les journées,
Le ciel en a déjà réglé l'événement,
Et le sultan triomphe ou fuit en ce moment.
Déclarons-nous, Madame, et rompons le silence :
Fermons-lui dès ce jour les portes de Byzance,
Et sans nous informer s'il triomphe ou s'il fuit,
Croyez-moi, hâtons-nous d'en prévenir le bruit.
S'il fuit, que craignez-vous ? s'il triomphe, au contraire,
Le conseil le plus prompt est le plus salutaire.
Vous voudrez, mais trop tard, soustraire à son pouvoir
Un peuple dans ses murs prêt à le recevoir.
Pour moi, j'ai su déjà par mes brigues secrètes
Gagner de notre loi les sacrés interprètes :
Je sais combien crédule en sa dévotion
Le peuple suit le frein de la religion. Souffrez que Bajazet voie enfin la lumière :
Des murs de ce palais ouvrez-lui la barrière ;
Déployez en son nom cet étendard fatal,
Des extrêmes périls l'ordinaire signal.
Les peuples, prévenus de ce nom favorable,
Savent que sa vertu le rend seule coupable.
D'ailleurs un bruit confus, par mes soins confirmé,
Fait croire heureusement à ce peuple alarmé
Qu'Amurat le dédaigne, et veut loin de Byzance
Transporter désormais son trône et sa présence.
Déclarons le péril dont son frère est pressé,
Montrons l'ordre cruel qui vous fut adressé ;
Surtout qu'il se déclare et se montre lui-même,
Et fasse voir ce front digne du diadème.
Roxane
Il suffit. Je tiendrai tout ce que j'ai promis.
Allez, brave Acomat, assembler vos amis.
De tous leurs sentiments venez me rendre compte ;
Je vous rendrai moi-même une réponse prompte.
Je verrai Bajazet. Je ne puis dire rien,
Sans savoir si son coeur s'accorde avec le mien.
Allez, et revenez.
Scène III
Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre
Roxane
Enfin, belle Atalide,
Il faut de nos destins que Bajazet décide.
Pour la dernière fois je le vais consulter.
Je vais savoir s'il m'aime.
Atalide
Est-il temps d'en douter,
Madame ? Hâtez-vous d'achever votre ouvrage.
Vous avez du vizir entendu le langage ;
Bajazet vous est cher. Savez-vous si demain
Sa liberté, ses jours, seront en votre main ?
Peut-être en ce moment Amurat en furie
S'approche pour trancher une si belle vie.
Et pourquoi de son coeur doutez-vous aujourd'hui ?
Roxane
Mais m'en répondez-vous, vous qui parlez pour lui ?
Atalide
Quoi, Madame ? les soins qu'il a pris pour vous plaire,
Ce que vous avez fait, ce que vous pouvez faire,
Ses périls, ses respects, et surtout vos appas,
Tout cela de son coeur ne vous répond-il pas ?
Croyez que vos bontés vivent dans sa mémoire.
Roxane
Hélas ! pour mon repos que ne le puis-je croire ?
Pourquoi faut-il au moins que, pour me consoler,
L'ingrat ne parle pas comme on le fait parler ?
Vingt fois, sur vos discours pleine de confiance,
Du trouble de son coeur jouissant par avance,
Moi-même j'ai voulu m'assurer de sa foi,
Et l'ai fait en secret amener devant moi.
Peut-être trop d'amour me rend trop difficile ;
Mais, sans vous fatiguer d'un récit inutile,
Je ne retrouvais point ce trouble, cette ardeur
Que m'avait tant promis un discours trop flatteur.
Enfin, si je lui donne et la vie et l'empire,
Ces gages incertains ne me peuvent suffire.
Atalide
Quoi donc ? à son amour qu'allez-vous proposer ?
Roxane
S'il m'aime, dès ce jour il me doit épouser.
Atalide
Vous épouser ! O ciel ! que prétendez-vous faire ?
Roxane
Je sais que des sultans l'usage m'est contraire ;
Je sais qu'ils se sont fait une superbe loi
De ne point à l'hymen assujettir leur foi.
Parmi tant de beautés qui briguent leur tendresse,
Ils daignent quelquefois choisir une maîtresse ;
Mais toujours inquiète avec tous ses appas,
Esclave, elle reçoit son maître dans ses bras,
Et sans sortir du joug où leur loi la condamne,
Il faut qu'un fils naissant la déclare sultane.
Amurat plus ardent, et seul jusqu'à ce jour,
A voulu que l'on dût ce titre à son amour.
J'en reçus la puissance aussi bien que le titre,
Et des jours de son frère il me laissa l'arbitre.
Mais ce même Amurat ne me promit jamais
Que l'hymen dût un jour couronner ses bienfaits,
Et moi, qui n'aspirais qu'à cette seule gloire,
De ses autres bienfaits j'ai perdu la mémoire.
Toutefois, que sert-il de me justifier ?
Bajazet, il est vrai, m'a tout fait oublier.
Malgré tous ses malheurs, plus heureux que son frère,
Il m'a plu, sans peut-être aspirer à me plaire.
Femmes, gardes, vizir, pour lui j'ai tout séduit ;
En un mot, vous voyez jusqu'où je l'ai conduit.
Grâces à mon amour, je me suis bien servie
Du pouvoir qu'Amurat me donna sur sa vie.
Bajazet touche presque au trône des sultans :
Il ne faut plus qu'un pas ; mais c'est où je l'attends. Malgré tout mon amour, si, dans cette journée,
Il ne m'attache à lui par un juste hyménée,
S'il ose m'alléguer une odieuse loi,
Quand je fais tout pour lui, s'il ne fait tout pour moi,
Dès le même moment, sans songer si je l'aime,
Sans consulter enfin si je me perds moi-même,
J'abandonne l'ingrat, et le laisse rentrer
Dans l'état malheureux d'où je l'ai su tirer.
Voilà sur quoi je veux que Bajazet prononce.
Sa perte ou son salut dépend de sa réponse.
Je ne vous presse point de vouloir aujourd'hui
Me prêter votre voix pour m'expliquer à lui :
Je veux que devant moi sa bouche et son visage
Me découvrent son coeur sans me laisser d'ombrage,
Que lui-même, en secret amené dans ces lieux,
Sans être préparé se présente à mes yeux.
Adieu. Vous saurez tout après cette entrevue.
Scène IV
Atalide, Zaïre
Atalide
Zaïre, c'en est fait, Atalide est perdue !
Zaïre
Vous ?
Atalide
Je prévois déjà tout ce qu'il faut prévoir.
Mon unique espérance est dans mon désespoir.
Zaïre
Mais, Madame, pourquoi ?
Atalide
Si tu venais d'entendre
Quel funeste dessein Roxane vient de prendre,
Quelles conditions elle veut imposer !
Bajazet doit périr, dit-elle, ou l'épouser.
S'il se rend, que deviens-je en ce malheur extrême ?
Et s'il ne se rend pas, que devient-il lui-même ?
Zaïre
Je conçois ce malheur. Mais, à ne point mentir,
Votre amour dès longtemps a dû le pressentir.
Atalide
Ah, Zaïre ! l'amour a-t-il tant de prudence ?
Tout semblait avec nous être d'intelligence :
Roxane, se livrant tout entière à ma foi,
Du coeur de Bajazet se reposait sur moi,
M'abandonnait le soin de tout ce qui le touche,
Le voyait par mes yeux, lui parlait par ma bouche ;
Et je croyais toucher au bienheureux moment
Où j'allais par ses mains couronner mon amant.
Le ciel s'est déclaré contre mon artifice.
Et que fallait-il donc, Zaïre, que je fisse ?
A l'erreur de Roxane ai-je dû m'opposer,
Et perdre mon amant pour la désabuser ?
Avant que dans son coeur cette amour fût formée,
J'aimais, et je pouvais m'assurer d'être aimée.
Dès nos plus jeunes ans, tu t'en souviens assez,
L'amour serra les noeuds par le sang commencés.
Elevée avec lui dans le sein de sa mère,
J'appris à distinguer Bajazet de son frère ;
Elle-même avec joie unit nos volontés,
Et quoique après sa mort l'un de l'autre écartés,
Conservant, sans nous voir, le désir de nous plaire,
Nous avons su toujours nous aimer et nous taire.
Roxane qui depuis, loin de s'en défier,
A ses desseins secrets voulut m'associer,
Ne put voir sans amour ce héros trop aimable :
Elle courut lui tendre une main favorable.
Bajazet étonné rendit grâce à ses soins,
Lui rendit des respects. Pouvait-il faire moins ? Mais qu'aisément l'amour croit tout ce qu'il souhaite !
De ses moindres respects Roxane satisfaite
Nous engagea tous deux, par sa facilité,
A la laisser jouir de sa crédulité.
Zaïre, il faut pourtant avouer ma faiblesse :
D'un mouvement jaloux je ne fus pas maîtresse.
Ma rivale, accablant mon amant de bienfaits,
Opposait un empire à mes faibles attraits ;
Mille soins la rendaient présente à sa mémoire ;
Elle l'entretenait de sa prochaine gloire ;
Et moi, je ne puis rien. Mon coeur, pour tous discours,
N'avait que des soupirs qu'il répétait toujours.
Le ciel seul sait combien j'en ai versé de larmes.
Mais enfin Bajazet dissipa mes alarmes ;
Je condamnai mes pleurs, et jusques aujourd'hui
Je l'ai pressé de feindre, et j'ai parlé pour lui.
Hélas ! tout est fini : Roxane méprisée
Bientôt de son erreur sera désabusée.
Car enfin Bajazet ne sait point se cacher.
Je connais sa vertu prompte à s'effaroucher.
Il faut qu'à tous moments, tremblante et secourable,
Je donne à ses discours un sens plus favorable.
Bajazet va se perdre. Ah ! si, comme autrefois,
Ma rivale eût voulu lui parler par ma voix !
Au moins, si j'avais pu préparer son visage !
Mais, Zaïre, je puis l'attendre à son passage :
D'un mot ou d'un regard je puis le secourir.
Qu'il l'épouse, en un mot, plutôt que de périr. Si Roxane le veut, sans doute il faut qu'il meure.
Il se perdra, te dis-je. Atalide, demeure ;
Laisse, sans t'alarmer, ton amant sur sa foi.
Penses-tu mériter qu'on se perde pour toi ?
Peut-être Bajazet, secondant ton envie,
Plus que tu ne voudras aura soin de sa vie.
Zaïre
Ah ! dans quels soins, Madame, allez-vous vous plonger ?
Toujours avant le temps faut-il vous affliger ?
Vous n'en pouvez douter, Bajazet vous adore.
Suspendez ou cachez l'ennui qui vous dévore ;
N'allez point par vos pleurs déclarer vos amours.
La main qui l'a sauvé le sauvera toujours,
Pourvu qu'entretenue en son erreur fatale,
Roxane jusqu'au bout ignore sa rivale.
Venez en d'autres lieux enfermer vos regrets,
Et de leur entrevue attendre le succès.
Atalide
Eh bien ! Zaïre, allons. Et toi, si ta justice
De deux jeunes amants veut punir l'artifice,
O ciel, si notre amour est condamné de toi,
Je suis la plus coupable : épuise tout sur moi !
Acte deuxième
Scène I
Bajazet, Roxane
Roxane
Prince, l'heure fatale est enfin arrivée
Qu'à votre liberté le ciel a réservée.
Rien ne me retient plus, et je puis dès ce jour,
Accomplir le dessein qu'a formé mon amour.
Non que vous assurant d'un triomphe facile,
Je mette entre vos mains un empire tranquille ;
Je fais ce que je puis, je vous l'avais promis :
J'arme votre valeur contre vos ennemis,
J'écarte de vos jours un péril manifeste ;
Votre vertu, Seigneur, achèvera le reste.
Osmin a vu l'armée : elle penche pour vous ;
Les chefs de notre loi conspirent avec nous ;
Le vizir Acomat vous répond de Byzance,
Et moi, vous le savez, je tiens sous ma puissance
Cette foule de chefs, d'esclaves, de muets,
Peuple que dans ses murs renferme ce palais,
Et dont à ma faveur les âmes asservies
M'ont vendu dès longtemps leur silence et leurs vies.
Commencez maintenant. C'est à vous de courir
Dans le champ glorieux que j'ai su vous ouvrir.
Vous n'entreprenez point une injuste carrière ;
Vous repoussez, Seigneur, une main meurtrière : L'exemple en est commun, et parmi les sultans,
Ce chemin à l'empire a conduit de tout temps.
Mais pour mieux commencer, hâtons-nous l'un et l'autre
D'assurer à la fois mon bonheur et le vôtre.
Montrez à l'univers, en m'attachant à vous,
Que quand je vous servais je servais mon époux,
Et par le noeud sacré d'un heureux hyménée,
Justifiez la foi que je vous ai donnée.
Bajazet
Ah ! que proposez-vous, Madame ?
Roxane
Hé quoi, Seigneur ?
Quel obstacle secret trouble notre bonheur ?
Bajazet
Madame, ignorez-vous que l'orgueil de l'empire...
Que ne m'épargnez-vous la douleur de le dire ?
Roxane
Oui, je sais que depuis qu'un de vos empereurs,
Bajazet, d'un barbare éprouvant les fureurs,
Vit au char du vainqueur son épouse enchaînée,
Et par toute l'Asie à sa suite traînée,
De l'honneur ottoman ses successeurs jaloux
Ont daigné rarement prendre le nom d'époux.
Mais l'amour ne suit point ces lois imaginaires ; Et sans vous rapporter des exemples vulgaires,
Soliman (vous savez qu'entre tous vos aïeux,
Dont l'univers a craint le bras victorieux,
Nul n'éleva si haut la grandeur ottomane),
Ce Soliman jeta les yeux sur Roxelane.
Malgré tout son orgueil, ce monarque si fier,
A son trône, à son lit daigna l'associer,
Sans qu'elle eût d'autres droits au rang d'impératrice
Qu'un peu d'attraits peut-être, et beaucoup d'artifice.
Bajazet
Il est vrai. Mais aussi voyez ce que je puis,
Ce qu'était Soliman, et le peu que je suis.
Soliman jouissait d'une pleine puissance :
L'Egypte ramenée à son obéissance,
Rhodes, des Ottomans ce redoutable écueil,
De tous ses défenseurs devenu le cercueil,
Du Danube asservi les rives désolées,
De l'empire persan les bornes reculées,
Dans leurs climats brûlants les Africains domptés,
Faisaient taire les lois devant ses volontés.
Que suis-je ? J'attends tout du peuple et de l'armée.
Mes malheurs font encor toute ma renommée.
Infortuné, proscrit, incertain de régner,
Dois-je irriter les coeurs au lieu de les gagner ?
Témoins de nos plaisirs, plaindront-ils nos misères ?
Croiront-ils mes périls et vos larmes sincères ? Songez, sans me flatter du sort de Soliman,
Au meurtre tout récent du malheureux Osman :
Dans leur rébellion, les chefs des janissaires,
Cherchant à colorer leurs desseins sanguinaires,
Se crurent à sa perte assez autorisés
Par le fatal hymen que vous me proposez.
Que vous dirai-je enfin ? Maître de leur suffrage,
Peut-être avec le temps j'oserai davantage.
Ne précipitons rien, et daignez commencer
A me mettre en état de vous récompenser.
Roxane
Je vous entends, Seigneur. Je vois mon imprudence ;
Je vois que rien n'échappe à votre prévoyance ;
Vous avez pressenti jusqu'au moindre danger
Où mon amour trop prompt vous allait engager.
Pour vous, pour votre honneur, vous en craignez les suites,
Et je le crois, Seigneur, puisque vous me le dites.
Mais avez-vous prévu, si vous ne m'épousez,
Les périls plus certains où vous vous exposez ?
Songez-vous que sans moi tout vous devient contraire,
Que c'est à moi surtout qu'il importe de plaire ?
Songez-vous que je tiens les portes du palais,
Que je puis vous l'ouvrir ou fermer pour jamais,
Que j'ai sur votre vie un empire suprême,
Que vous ne respirez qu'autant que je vous aime ?
Et sans ce même amour qu'offensent vos refus,
Songez-vous, en un mot, que vous ne seriez plus ?
Bajazet
Oui, je tiens tout de vous ; et j'avais lieu de croire
Que c'était pour vous-même une assez grande gloire,
En voyant devant moi tout l'empire à genoux,
De m'entendre avouer que je tiens tout de vous.
Je ne m'en défends point, ma bouche le confesse,
Et mon respect saura le confirmer sans cesse :
Je vous dois tout mon sang ; ma vie est votre bien.
Mais enfin voulez-vous...
Roxane
Non, je ne veux plus rien.
Ne m'importune plus de tes raisons forcées.
Je vois combien tes voeux sont loin de mes pensées.
Je ne te presse plus, ingrat, d'y consentir ;
Rentre dans le néant dont je t'ai fait sortir.
Car enfin qui m'arrête ? et quelle autre assurance
Demanderais-je encor de son indifférence ?
L'ingrat est-il touché de mes empressements ?
L'amour même entre-t-il dans ses raisonnements ?
Ah ! je vois tes desseins. Tu crois, quoi que je fasse,
Que mes propres périls t'assurent de ta grâce,
Qu'engagée avec toi par de si forts liens,
Je ne puis séparer tes intérêts des miens.
Mais je m'assure encore aux bontés de ton frère :
Il m'aime, tu le sais ; et malgré sa colère,
Dans ton perfide sang je puis tout expier,
Et ta mort suffira pour me justifier.
N'en doute point, j'y cours, et dès ce moment même...
Bajazet, écoutez : je sens que je vous aime ;
Vous vous perdez. Gardez de me laisser sortir ;
Le chemin est encore ouvert au repentir.
Ne désespérez point une amante en furie ;
S'il m'échappait un mot, c'est fait de votre vie.
Bajazet
Vous pouvez me l'ôter, elle est entre vos mains ;
Peut-être que ma mort, utile à vos desseins,
De l'heureux Amurat obtenant votre grâce,
Vous rendra dans son coeur votre première place.
Roxane
Dans son coeur ? Ah ! crois-tu, quand il le voudrait bien,
Que, si je perds l'espoir de régner dans le tien,
D'une si douce erreur si longtemps possédée,
Je puisse désormais souffrir une autre idée,
Ni que je vive enfin, si je ne vis pour toi ?
Je te donne, cruel, des armes contre moi,
Sans doute, et je devrais retenir ma faiblesse :
Tu vas en triompher. Oui, je te le confesse,
J'affectais à tes yeux une fausse fierté ;
De toi dépend ma joie et ma félicité ;
De ma sanglante mort ta mort sera suivie.
Quel fruit de tant de soins que j'ai pris pour ta vie !
Tu soupires enfin, et sembles te troubler :
Achève, parle.
Bajazet
O ciel ! que ne puis-je parler ?
Roxane
Quoi donc ? Que dites-vous ? et que viens-je d'entendre ?
Vous avez des secrets que je ne puis apprendre !
Quoi ! de vos sentiments je ne puis m'éclaircir ?
Bajazet
Madame, encore un coup, c'est à vous de choisir :
Daignez m'ouvrir au trône un chemin légitime,
Ou bien, me voilà prêt, prenez votre victime.
Roxane
Ah ! c'en est trop enfin, tu seras satisfait.
Holà ! gardes, qu'on vienne.
Scène II
Bajazet, Roxane, Acomat
Roxane
Acomat, c'en est fait.
Vous pouvez retourner, je n'ai rien à vous dire.
Du sultan Amurat je reconnais l'empire.
Sortez. Que le sérail soit désormais fermé,
Et que tout rentre ici dans l'ordre accoutumé.
Scène III
Bajazet, Acomat
Acomat
Seigneur, qu'ai-je entendu ? Quelle surprise extrême !
Qu'allez-vous devenir ? Que deviens-je moi-même ?
D'où naît ce changement ? Qui dois-je en accuser ?
O ciel !
Bajazet
Il ne faut point ici vous abuser.
Roxane est offensée et court à la vengeance.
Un obstacle éternel rompt notre intelligence.
Vizir, songez à vous, je vous en averti,
Et sans compter sur moi prenez votre parti.
Acomat
Quoi ?
Bajazet
Vous et vos amis, cherchez quelque retraite.
Je sais dans quels périls mon amitié vous jette,
Et j'espérais un jour vous mieux récompenser ;
Mais c'en est fait, vous dis-je, il n'y faut plus penser.
Acomat
Et quel est donc, Seigneur, cet obstacle invincible ?
Tantôt dans le sérail j'ai laissé tout paisible.
Quelle fureur saisit votre esprit et le sien ?
Bajazet
Elle veut, Acomat, que je l'épouse !
Acomat
Eh bien ?
L'usage des sultans à ses voeux est contraire ;
Mais cet usage, enfin, est-ce une loi sévère
Qu'aux dépens de vos jours vous deviez observer ?
La plus sainte des lois, ah ! c'est de vous sauver,
Et d'arracher, Seigneur, d'une mort manifeste,
Le sang des Ottomans dont vous faites le reste.
Bajazet
Ce reste malheureux serait trop acheté,
S'il faut le conserver par une lâcheté.
Acomat
Et pourquoi vous en faire une image si noire ?
L'hymen de Soliman ternit-il sa mémoire ?
Cependant Soliman n'était point menacé
Des périls évidents dont vous êtes pressé.
Bajazet
Et ce sont ces périls et ce soin de ma vie
Qui d'un servile hymen feraient l'ignominie.
Soliman n'avait point ce prétexte odieux :
Son esclave trouva grâce devant ses yeux,
Et sans subir le joug d'un hymen nécessaire,
Il lui fit de son coeur un présent volontaire.
Acomat
Mais vous aimez Roxane.
Bajazet
Acomat, c'est assez.
Je me plains de mon sort moins que vous ne pensez.
La mort n'est point pour moi le comble des disgrâces ;
J'osai, tout jeune encor, la chercher sur vos traces,
Et l'indigne prison où je suis renfermé
A la voir de plus près m'a même accoutumé ;
Amurat à mes yeux l'a vingt fois présentée
Elle finit le cours d'une vie agitée.
Hélas ! si je la quitte avec quelque regret...
Pardonnez, Acomat ; je plains avec sujet
Des coeurs dont les bontés trop mal récompensées
M'avaient pris pour objet de toutes leurs pensées.
Acomat
Ah ! si nous périssons, n'en accusez que vous,
Seigneur. Dites un mot, et vous nous sauvez tous.
Tout ce qui reste ici de braves janissaires,
De la religion les saints dépositaires,
Du peuple byzantin ceux qui plus respectés
Par leur exemple seul règlent ses volontés,
Sont prêts de vous conduire à la porte sacrée
D'où les nouveaux sultans font leur première entrée.
Bajazet
Eh bien ! brave Acomat, si je leur suis si cher
Que des mains de Roxane ils viennent m'arracher.
Du sérail, s'il le faut, venez forcer la porte ;
Entrez accompagné de leur vaillante escorte.
J'aime mieux en sortir sanglant, couvert de coups,
Que chargé malgré moi du nom de son époux.
Peut-être je saurai, dans ce désordre extrême,
Par un beau désespoir me secourir moi-même,
Attendre, en combattant, l'effet de votre foi,
Et vous donner le temps de venir jusqu'à moi.
Acomat
Hé ! pourrai-je empêcher, malgré ma diligence,
Que Roxane d'un coup n'assure sa vengeance ?
Alors qu'aura servi ce zèle impétueux,
Qu'à charger vos amis d'un crime infructueux ?
Promettez. Affranchi d'un péril qui vous presse,
Vous verrez de quel poids sera votre promesse.
Bajazet
Moi ?
Acomat
Ne rougissez point : le sang des Ottomans
Ne doit point en esclave obéir aux serments.
Consultez ces héros que le droit de la guerre
Mena victorieux jusqu'au bout de la terre :
Libres dans leur victoire, et maîtres de leur foi,
L'intérêt de l'Etat fut leur unique loi ;
Et d'un trône si saint la moitié n'est fondée
Que sur la foi promise et rarement gardée.
Je m'emporte, Seigneur...
Bajazet
Oui, je sais, Acomat,
Jusqu'où les a portés l'intérêt de l'Etat ;
Mais ces mêmes héros, prodigues de leur vie,
Ne la rachetaient point par une perfidie.
Acomat
O courage inflexible ! O trop constante foi,
Que même en périssant j'admire malgré moi !
Faut-il qu'en un moment un scrupule timide
Perde... Mais quel bonheur nous envoie Atalide ?
Scène IV
Bajazet, Atalide, Acomat
Acomat
Ah ! Madame, venez avec moi vous unir :
Il se perd.
Atalide
C'est de quoi je viens l'entretenir.
Mais laissez-nous. Roxane, à sa perte animée,
Veut que de ce palais la porte soit fermée.
Toutefois, Acomat, ne vous éloignez pas :
Peut-être on vous fera revenir sur vos pas.
Scène V
Bajazet, Atalide
Bajazet
Eh bien ! c'est maintenant qu'il faut que je vous laisse.
Le ciel punit ma feinte et confond votre adresse ;
Rien ne m'a pu parer contre ses derniers coups :
Il fallait ou mourir, ou n'être plus à vous.
De quoi nous a servi cette indigne contrainte ?
Je meurs plus tard : voilà tout le fruit de ma feinte.
Je vous l'avais prédit, mais vous l'avez voulu.
J'ai reculé vos pleurs autant que je l'ai pu.
Belle Atalide, au nom de cette complaisance,
Daignez de la sultane éviter la présence :
Vos pleurs vous trahiraient ; cachez-les à ses yeux,
Et ne prolongez point de dangereux adieux.
Atalide
Non, Seigneur. Vos bontés pour une infortunée
Ont assez disputé contre la destinée.
Il vous en coûte trop pour vouloir m'épargner :
Il faut vous rendre, il faut me quitter, et régner.
Bajazet
Vous quitter ?
Atalide
Je le veux. Je me suis consultée.
De mille soins jaloux jusqu'alors agitée,
Il est vrai, je n'ai pu concevoir sans effroi
Que Bajazet pût vivre et n'être plus à moi ;
Et lorsque quelquefois de ma rivale heureuse
Je me représentais l'image douloureuse,
Votre mort (pardonnez aux fureurs des amants)
Ne me paraissait pas le plus grand des tourments.
Mais à mes tristes yeux votre mort préparée
Dans toute son horreur ne s'était pas montrée ;
Je ne vous voyais pas ainsi que je vous vois,
Prêt à me dire adieu pour la dernière fois.
Seigneur, je sais trop bien avec quelle constance
Vous allez de la mort affronter la présence ;
Je sais que votre coeur se fait quelques plaisirs
De me prouver sa foi dans ses derniers soupirs ;
Mais, hélas ! épargnez une âme plus timide,
Mesurez vos malheurs aux forces d'Atalide,
Et ne m'exposez point aux plus vives douleurs
Qui jamais d'une amante épuisèrent les pleurs.
Bajazet
Et que deviendrez-vous, si dès cette journée,
Je célèbre à vos yeux ce funeste hyménée ?
Atalide
Ne vous informez point ce que je deviendrai.
Peut-être à mon destin, Seigneur, j'obéirai.
Que sais-je ? A ma douleur je chercherai des charmes.
Je songerai peut-être, au milieu de mes larmes,
Qu'à vous perdre pour moi vous étiez résolu,
Que vous vivez, qu'enfin c'est moi qui l'ai voulu.
Bajazet
Non, vous ne verrez point cette fête cruelle.
Plus vous me commandez de vous être infidèle,
Madame, plus je vois combien vous méritez
De ne point obtenir ce que vous souhaitez.
Quoi ? cet amour si tendre, et né dans notre enfance,
Dont les feux avec nous ont crû dans le silence,
Vos larmes que ma main pouvait seule arrêter,
Mes serments redoublés de ne vous point quitter,
Tout cela finirait par une perfidie ?
J'épouserais, et qui ? (s'il faut que je le die)
Une esclave attachée à ses seuls intérêts,
Qui présente à mes yeux les supplices tout prêts,
Qui m'offre ou son hymen, ou la mort infaillible ;
Tandis qu'à mes périls Atalide sensible,
Et trop digne du sang qui lui donna le jour,
Veut me sacrifier jusques à son amour.
Ah ! qu'au jaloux sultan ma tête soit portée,
Puisqu'il faut à ce prix qu'elle soit rachetée !
Atalide
Seigneur, vous pourriez vivre, et ne me point trahir.
Bajazet
Parlez : si je le puis, je suis prêt d'obéir.
Atalide
La sultane vous aime ; et malgré sa colère,
Si vous preniez, Seigneur, plus de soin de lui plaire,
Si vos soupirs daignaient lui faire pressentir
Qu'un jour...
Bajazet
Je vous entends : je n'y puis consentir.
Ne vous figurez point que, dans cette journée,
D'un lâche désespoir ma vertu consternée
Craigne les soins d'un trône où je pourrais monter,
Et par un prompt trépas cherche à les éviter.
J'écoute trop peut-être une imprudente audace ;
Mais sans cesse occupé des grands noms de ma race,
J'espérais que fuyant un indigne repos
Je prendrais quelque place entre tant de héros.
Mais quelque ambition, quelque amour qui me brûle,
Je ne puis plus tromper une amante crédule.
En vain, pour me sauver, je vous l'aurais promis :
Et ma bouche et mes yeux du mensonge ennemis,
Peut-être, dans le temps que je voudrais lui plaire,
Feraient par leur désordre un effet tout contraire ; Et de mes froids soupirs ses regards offensés
Verraient trop que mon coeur ne les a point poussés.
O ciel ! combien de fois je l'aurais éclaircie,
Si je n'eusse à sa haine exposé que ma vie ;
Si je n'avais pas craint que ses soupçons jaloux
N'eussent trop aisément remonté jusqu'à vous !
Et j'irais l'abuser d'une fausse promesse ?
Je me parjurerais ? Et par cette bassesse...
Ah ! loin de m'ordonner cet indigne détour,
Si votre coeur était moins plein de son amour,
Je vous verrais sans doute en rougir la première.
Mais pour vous épargner une injuste prière,
Adieu ; je vais trouver Roxane de ce pas,
Et je vous quitte.
Atalide
Et moi, je ne vous quitte pas.
Venez, cruel, venez, je vais vous y conduire,
Et de tous nos secrets c'est moi qui veux l'instruire.
Puisque, malgré mes pleurs, mon amant furieux
Se fait tant de plaisirs d'expirer à mes yeux,
Roxane, malgré vous, nous joindra l'un et l'autre :
Elle aura plus de soif de mon sang que du vôtre,
Et je pourrai donner à vos yeux effrayés
Le spectacle sanglant que vous me prépariez.
Bajazet
O ciel ! que faites-vous ?
Atalide
Cruel, pouvez-vous croire
Que je sois moins que vous jalouse de ma gloire ?
Pensez-vous que cent fois, en vous faisant parler,
Ma rougeur ne fût pas prête à me déceler ?
Mais on me présentait votre perte prochaine ;
Pourquoi faut-il, ingrat, quand la mienne est certaine,
Que vous n'osiez pour moi ce que j'osais pour vous ?
Peut-être il suffira d'un mot un peu plus doux ;
Roxane dans son coeur peut-être vous pardonne.
Vous-même, vous voyez le temps qu'elle vous donne.
A-t-elle, en vous quittant, fait sortir le vizir ?
Des gardes à mes yeux viennent-ils vous saisir ?
Enfin, dans sa fureur implorant mon adresse,
Ses pleurs ne m'ont-ils pas découvert sa tendresse ?
Peut-être elle n'attend qu'un espoir incertain
Qui lui fasse tomber les armes de la main.
Allez, Seigneur : sauvez votre vie et la mienne.
Bajazet
Eh bien ! Mais quels discours faut-il que je lui tienne ?
Atalide
Ah ! daignez sur ce choix ne me point consulter.
L'occasion, le ciel pourra vous les dicter.
Allez. Entre elle et vous je ne dois point paraître ;
Votre trouble ou le mien nous feraient reconnaître.
Allez ; encore un coup, je n'ose m'y trouver.
Dites... tout ce qu'il faut, Seigneur, pour vous sauver.
Acte troisième
Scène I
Atalide, Zaïre
Atalide
Zaïre, il est donc vrai, sa grâce est prononcée ?
Zaïre
Je vous l'ai dit, Madame : une esclave empressée,
Qui courait de Roxane accomplir le désir,
Aux portes du sérail a reçu le vizir.
Ils ne m'ont point parlé ; mais mieux qu'aucun langage,
Le transport du vizir marquait sur son visage
Qu'un heureux changement le rappelle au palais,
Et qu'il y vient signer une éternelle paix.
Roxane a pris sans doute une plus douce voie.
Atalide
Ainsi de toutes parts les plaisirs et la joie
M'abandonnent, Zaïre, et marchent sur leurs pas.
J'ai fait ce que j'ai dû ; je ne m'en repens pas.
Zaïre
Quoi, Madame ? Quelle est cette nouvelle alarme ?
Atalide
Et ne t'a-t-on point dit, Zaïre, par quel charme,
Ou, pour mieux dire enfin, par quel engagement
Bajazet a pu faire un si prompt changement ?
Roxane en sa fureur paraissait inflexible.
A-t-elle de son coeur quelque gage infaillible ?
Parle. L'épouse-t-il ?
Zaïre
Je n'en ai rien appris.
Mais enfin s'il n'a pu se sauver qu'à ce prix,
S'il fait ce que vous-même avez su lui prescrire,
S'il l'épouse, en un mot...
Atalide
S'il l'épouse, Zaïre !
Zaïre
Quoi ! vous repentez-vous des généreux discours
Que vous dictait le soin de conserver ses jours ?
Atalide
Non, non ; il ne fera que ce qu'il a dû faire.
Sentiments trop jaloux, c'est à vous de vous taire ;
Si Bajazet l'épouse, il suit mes volontés ;
Respectez ma vertu qui vous a surmontés ;
A ces nobles conseils ne mêlez point le vôtre,
Et loin de me le peindre entre les bras d'une autre, Laissez-moi sans regret me le représenter
Au trône où mon amour l'a forcé de monter.
Oui, je me reconnais, je suis toujours la même.
Je voulais qu'il m'aimât, chère Zaïre : il m'aime ;
Et du moins cet espoir me console aujourd'hui
Que je vais mourir digne et contente de lui.
Zaïre
Mourir ! Quoi ? vous auriez un dessein si funeste ?
Atalide
J'ai cédé mon amant : tu t'étonnes du reste ?
Peux-tu compter, Zaïre, au nombre des malheurs
Une mort qui prévient et finit tant de pleurs ?
Qu'il vive, c'est assez. Je l'ai voulu, sans doute,
Et je le veux toujours, quelque prix qu'il m'en coûte.
Je n'examine point ma joie ou mon ennui :
J'aime assez mon amant pour renoncer à lui.
Mais, hélas ! il peut bien penser avec justice
Que si j'ai pu lui faire un si grand sacrifice,
Ce coeur, qui de ses jours prend ce funeste soin,
L'aime trop pour vouloir en être le témoin.
Allons, je veux savoir...
Zaïre
Modérez-vous, de grâce.
On vient vous informer de tout ce qui se passe.
C'est le vizir.
Scène II
Atalide, Acomat, Zaïre
Acomat
Enfin, nos amants sont d'accord,
Madame ; un calme heureux nous remet dans le port.
La sultane a laissé désarmer sa colère ;
Elle m'a déclaré sa volonté dernière,
Et tandis qu'elle montre au peuple épouvanté
Du prophète divin l'étendard redouté,
Qu'à marcher sur mes pas Bajazet se dispose,
Je vais de ce signal faire entendre la cause,
Remplir tous les esprits d'une juste terreur,
Et proclamer enfin le nouvel empereur.
Cependant permettez que je vous renouvelle
Le souvenir du prix qu'on promit à mon zèle.
N'attendez point de moi ces doux emportements,
Tels que j'en vois paraître au coeur de ces amants ;
Mais si, par d'autres soins, plus dignes de mon âge,
Par de profonds respects, par un long esclavage,
Tel que nous le devons au sang de nos sultans,
Je puis...
Atalide
Vous m'en pourrez instruire avec le temps.
Avec le temps aussi vous pourrez me connaître.
Mais quels sont ces transports qu'ils vous ont fait paraître ?
Acomat
Madame, doutez-vous des soupirs enflammés
De deux jeunes amants l'un de l'autre charmés ?
Atalide
Non ; mais à dire vrai ce miracle m'étonne.
Et dit-on à quel prix Roxane lui pardonne ?
L'épouse-t-il enfin ?
Acomat
Madame, je le croi.
Voici tout ce qui vient d'arriver devant moi.
Surpris, je l'avouerai, de leur fureur commune,
Querellant les amants, l'amour et la fortune,
J'étais de ce palais sorti désespéré.
Déjà, sur un vaisseau dans le port préparé,
Chargeant de mon débris les reliques plus chères,
Je méditais ma fuite aux terres étrangères.
Dans ce triste dessein au palais rappelé,
Plein de joie et d'espoir, j'ai couru, j'ai volé,
La porte du sérail à ma voix s'est ouverte,
Et d'abord une esclave à mes yeux s'est offerte,
Qui m'a conduit sans bruit dans un appartement
Où Roxane attentive écoutait son amant.
Tout gardait devant eux un auguste silence.
Moi-même, résistant à mon impatience,
Et respectant de loin leur secret entretien,
J'ai longtemps, immobile, observé leur maintien.
Enfin, avec des yeux qui découvraient son âme,
L'une a tendu la main pour gage de sa flamme ;
L'autre, avec des regards éloquents, pleins d'amour,
L'a de ses feux, Madame, assurée à son tour.
Atalide
Hélas !
Acomat
Ils m'ont alors aperçu l'un et l'autre.
Voilà, m'a-t-elle dit, votre prince et le nôtre.
Je vais, brave Acomat, le remettre en vos mains.
Allez lui préparer les honneurs souverains ;
Qu'un peuple obéissant l'attende dans le temple :
Le sérail va bientôt vous en donner l'exemple."
Aux pieds de Bajazet alors je suis tombé,
Et soudain à leurs yeux je me suis dérobé ;
Trop heureux d'avoir pu, par un récit fidèle,
De leur paix en passant vous conter la nouvelle,
Et m'acquitter vers vous de mes respects profonds,
Je vais le couronner, Madame, et j'en réponds.
Scène III
Atalide, Zaïre
Atalide
Allons, retirons-nous, ne troublons point leur joie.
Zaïre
Ah, Madame ! croyez...
Atalide
Que veux-tu que je croie ?
Quoi donc ? à ce spectacle irai-je m'exposer ?
Tu vois que c'en est fait : ils se vont épouser,
La sultane est contente, il l'assure qu'il l'aime.
Mais je ne m'en plains pas, je l'ai voulu moi-même.
Cependant croyais-tu, quand jaloux de sa foi
Il s'allait plein d'amour sacrifier pour moi,
Lorsque son coeur tantôt m'exprimant sa tendresse,
Refusait à Roxane une simple promesse,
Quand mes larmes en vain tâchaient de l'émouvoir,
Quand je m'applaudissais de leur peu de pouvoir,
Croyais-tu que son coeur, contre toute apparence,
Pour la persuader trouvât tant d'éloquence ?
Ah, peut-être, après tout, que sans trop se forcer,
Tout ce qu'il a pu dire, il a pu le penser.
Peut-être en la voyant, plus sensible pour elle,
Il a vu dans ses yeux quelque grâce nouvelle.
Elle aura devant lui fait parler ses douleurs,
Elle l'aime ; un empire autorise ses pleurs ;
Tant d'amour touche enfin une âme généreuse :
Hélas ! que de raisons contre une malheureuse !
Zaïre
Mais ce succès, Madame, est encore incertain.
Attendez.
Atalide
Non, vois-tu, je le nierais en vain.
Je ne prends point plaisir à croître ma misère.
Je sais pour se sauver tout ce qu'il a dû faire.
Quand mes pleurs vers Roxane ont rappelé ses pas,
Je n'ai point prétendu qu'il ne m'obéît pas ;
Mais après les adieux que je venais d'entendre,
Après tous les transports d'une douleur si tendre,
Je sais qu'il n'a point dû lui faire remarquer
La joie et les transports qu'on vient de m'expliquer.
Toi-même, juge-nous, et vois si je m'abuse :
Pourquoi de ce conseil moi seule suis-je excluse ?
Au sort de Bajazet ai-je si peu de part ?
A me chercher lui-même attendrait-il si tard,
N'était que de son coeur le trop juste reproche
Lui fait peut-être, hélas ! éviter cette approche ?
Mais non, je lui veux bien épargner ce souci :
Il ne me verra plus.
Zaïre
Madame, le voici.
Scène IV
Bajazet, Atalide, Zaïre
Bajazet
C'en est fait, j'ai parlé, vous êtes obéie.
Vous n'avez plus, Madame, à craindre pour ma vie,
Et je serais heureux, si la foi, si l'honneur
Ne me reprochait point mon injuste bonheur,
Si mon coeur, dont le trouble en secret me condamne,
Pouvait me pardonner aussi bien que Roxane.
Mais enfin je me vois les armes à la main ;
Je suis libre, et je puis contre un frère inhumain,
Non plus par un silence aidé de votre adresse,
Disputer en ces lieux le coeur de sa maîtresse,
Mais par de vrais combats, par de nobles dangers,
Moi-même le cherchant aux climats étrangers,
Lui disputer les coeurs du peuple et de l'armée,
Et pour juge entre nous prendre la Renommée.
Que vois-je ? Qu'avez-vous ? Vous pleurez !
Atalide
Non, Seigneur,
Je ne murmure point contre votre bonheur :
Le ciel, le juste ciel vous devait ce miracle.
Vous savez si jamais j'y formai quelque obstacle ;
Tant que j'ai respiré, vos yeux me sont témoins
Que votre seul péril occupait tous mes soins,
Et puisqu'il ne pouvait finir qu'avec ma vie,
C'est sans regret aussi que je la sacrifie. Il est vrai, si le ciel eût écouté mes voeux,
Qu'il pouvait m'accorder un trépas plus heureux ;
Vous n'en auriez pas moins épousé ma rivale,
Vous pouviez l'assurer de la foi conjugale,
Mais vous n'auriez pas joint à ce titre d'époux
Tous ces gages d'amour qu'elle a reçus de vous.
Roxane s'estimait assez récompensée,
Et j'aurais en mourant cette douce pensée
Que vous ayant moi-même imposé cette loi,
Je vous ai vers Roxane envoyé plein de moi ;
Qu'emportant chez les morts toute votre tendresse,
Ce n'est point un amant en vous que je lui laisse.
Bajazet
Que parlez-vous, Madame, et d'époux et d'amant ?
O ciel ! de ce discours, quel est le fondement ?
Qui peut vous avoir fait ce récit infidèle ?
Moi, j'aimerais Roxane, ou je vivrais pour elle,
Madame ? Ah ! croyez-vous que, loin de le penser,
Ma bouche seulement eût pu le prononcer ?
Mais l'un ni l'autre enfin n'était point nécessaire :
La sultane a suivi son penchant ordinaire,
Et soit qu'elle ait d'abord expliqué mon retour
Comme un gage certain qui marquait mon amour,
Soit que le temps trop cher la pressât de se rendre,
A peine ai-je parlé que, sans presque m'entendre,
Ses pleurs précipités ont coupé mes discours. Elle met dans ma main sa fortune, ses jours,
Et se fiant enfin à ma reconnaissance,
D'un hymen infaillible a formé l'espérance.
Moi-même, rougissant de sa crédulité
Et d'un amour si tendre et si peu mérité,
Dans ma confusion, que Roxane, Madame,
Attribuait encore à l'excès de ma flamme,
Je me trouvais barbare, injuste, criminel.
Croyez qu'il m'a fallu, dans ce moment cruel,
Pour garder jusqu'au bout un silence perfide
Rappeler tout l'amour que j'ai pour Atalide.
Cependant, quand je viens, après de tels efforts,
Chercher quelque secours contre tous mes remords,
Vous-même contre moi je vous vois irritée
Reprocher votre mort à mon âme agitée ;
Je vois enfin, je vois qu'en ce même moment
Tout ce que je vous dis vous touche faiblement.
Madame, finissons et mon trouble et le vôtre.
Ne nous affligeons point vainement l'un et l'autre.
Roxane n'est pas loin ; laissez agir ma foi ;
J'irai, bien plus content et de vous et de moi,
Détromper son amour d'une feinte forcée
Que je n'allais tantôt déguiser ma pensée.
La voici.
Atalide
Juste ciel ! où va-t-il s'exposer ?
Si vous m'aimez, gardez de la désabuser.
Scène V
Bajazet, Roxane, Atalide
Roxane
Venez, Seigneur, venez : il est temps de paraître,
Et que tout le sérail reconnaisse son maître.
Tout ce peuple nombreux dont il est habité,
Assemblé par mon ordre, attend ma volonté.
Mes esclaves gagnés, que le reste va suivre,
Sont les premiers sujets que mon amour vous livre.
L'auriez-vous cru, Madame, et qu'un si prompt retour
Fît à tant de fureur succéder tant d'amour ?
Tantôt, à me venger fixe et déterminée,
Je jurais qu'il voyait sa dernière journée,
A peine cependant Bajazet m'a parlé,
L'amour fit le serment, l'amour l'a violé.
J'ai cru dans son désordre entrevoir sa tendresse :
J'ai prononcé sa grâce, et je crois sa promesse.
Bajazet
Oui, je vous ai promis et j'ai donné ma foi
De n'oublier jamais tout ce que je vous doi ;
J'ai juré que mes soins, ma juste complaisance,
Vous répondront toujours de ma reconnaissance ;
Si je puis à ce prix mériter vos bienfaits
Je vais de vos bontés attendre les effets.
Scène VI
Roxane, Atalide
Roxane
De quel étonnement, ô ciel ! suis-je frappée ?
Est-ce un songe ? et mes yeux ne m'ont-ils point trompée ?
Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé
Qui semble révoquer tout ce qui s'est passé ?
Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue
Et qu'il ait regagné mon amitié perdue ?
J'ai cru qu'il me jurait que jusques à la mort
Son amour me laissait maîtresse de son sort.
Se repent-il déjà de m'avoir apaisée ?
Mais moi-même tantôt me serais-je abusée ?
Ah ! ... Mais il vous parlait : quels étaient ses discours, Madame ?
Atalide
Moi, Madame ? Il vous aime toujours.
Roxane
Il y va de sa vie au moins que je le croie.
Mais, de grâce, parmi tant de sujets de joie,
Répondez-moi, comment pouvez-vous expliquer
Ce chagrin qu'en sortant il m'a fait remarquer ?
Atalide
Madame, ce chagrin n'a point frappé ma vue.
Il m'a de vos bontés longtemps entretenue ;
Il en était tout plein quand je l'ai rencontré,
J'ai cru le voir sortir tel qu'il était entré
Mais, Madame, après tout, faut-il être surprise
Que, tout prêt d'achever cette grande entreprise,
Bajazet s'inquiète, et qu'il laisse échapper
Quelque marque des soins qui doivent l'occuper ?
Roxane
Je vois qu'à l'excuser votre adresse est extrême :
Vous parlez mieux pour lui qu'il ne parle lui-même.
Atalide
Et quel autre intérêt...
Roxane
Madame, c'est assez.
Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez.
Laissez-moi : j'ai besoin d'un peu de solitude.
Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude.
J'ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins,
Et je veux un moment y penser sans témoins.
Scène VII
Roxane, seule.
De tout ce que je vois que faut-il que je pense ?
Tous deux à me tromper sont-ils d'intelligence ?
Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ ?
N'ai-je pas même entre eux surpris quelque regard ?
Bajazet interdit ! Atalide étonnée !
O ciel ! à cet affront m'auriez-vous condamnée ?
De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits ?
Tant de jours douloureux, tant d'inquiètes nuits,
Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale,
N'aurais-je tout tenté que pour une rivale ?
Mais peut-être qu'aussi, trop prompte à m'affliger,
J'observe de trop près un chagrin passager.
J'impute à son amour l'effet de son caprice.
N'eût-il pas jusqu'au bout conduit son artifice ?
Prêt à voir le succès de son déguisement,
Quoi ! ne pouvait-il pas feindre encore un moment ?
Non, non, rassurons-nous. Trop d'amour m'intimide.
Et pourquoi dans son coeur redouter Atalide ?
Quel serait son dessein ? Qu'a-t-elle fait pour lui ?
Qui de nous deux enfin le couronne aujourd'hui ?
Mais, hélas ! de l'amour ignorons-nous l'empire ?
Si par quelque autre charme Atalide l'attire,
Qu'importe qu'il nous doive et le sceptre et le jour ?
Les bienfaits dans un coeur balancent-ils l'amour ?
Et sans chercher plus loin, quand l'ingrat me sut plaire,
Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ?
Ah ! si d'une autre chaîne il n'était point lié,
L'offre de mon hymen l'eût-il tant effrayé ?
N'eût-il pas sans regret secondé mon envie ?
L'eût-il refusé, même aux dépens de sa vie ?
Que de justes raisons... Mais qui vient me parler ?
Que veut-on ?
Scène VIII
Roxane, Zatime
Zatime
Pardonnez si j'ose vous troubler,
Mais, Madame, un esclave arrive de l'armée ;
Et quoique sur la mer la porte fût fermée
Les gardes sans tarder l'ont ouverte à genoux,
Aux ordres du sultan qui s'adressent à vous.
Mais ce qui me surprend, c'est Orcan qu'il envoie.
Roxane
Orcan !
Zatime
Oui, de tous ceux que le sultan emploie,
Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins,
Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains.
Madame, il vous demande avec impatience.
Mais j'ai cru vous devoir avertir par avance,
Et souhaitant surtout qu'il ne vous surprît pas,
Dans votre appartement j'ai retenu ses pas.
Roxane
Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
Quel peut être cet ordre ? et que puis-je répondre ?
Il n'en faut point douter, le sultan inquiet
Une seconde fois condamne Bajazet. On ne peut sur ses jours sans moi rien entreprendre,
Tout m'obéit ici. Mais dois-je le défendre ?
Quel est mon empereur ? Bajazet ? Amurat ?
J'ai trahi l'un, mais l'autre est peut-être un ingrat.
Le temps presse. Que faire en ce doute funeste ?
Allons, employons bien le moment qui nous reste.
Ils ont beau se cacher, l'amour le plus discret
Laisse par quelque marque échapper son secret.
Observons Bajazet ; étonnons Atalide ;
Et couronnons l'amant, ou perdons le perfide.
Acte quatrième
Scène I
Atalide, Zaïre
Atalide
Ah ! sais-tu mes frayeurs ? sais-tu que dans ces lieux
J'ai vu du fier Orcan le visage odieux ?
En ce moment fatal, que je crains sa venue !
Que je crains... Mais dis-moi : Bajazet t'a-t-il vue ?
Qu'a-t-il dit ? se rend-il, Zaïre, à mes raisons ?
Ira-t-il voir Roxane et calmer ses soupçons ?
Zaïre
Il ne peut plus la voir sans qu'elle le commande :
Roxane ainsi l'ordonne, elle veut qu'il l'attende.
Sans doute à cet esclave elle veut le cacher.
J'ai feint en le voyant de ne le point chercher.
J'ai rendu votre lettre, et j'ai pris sa réponse.
Madame, vous verrez ce qu'elle vous annonce.
Atalide lit :
Après tant d'injustes détours,
Faut-il qu'à feindre encor votre amour me convie !
Mais je veux bien prendre soin d'une vie
Dont vous jurez que dépendent vos jours.
Je verrai la sultane ; et par ma complaisance,
Par de nouveaux serments de ma reconnaissance,
J'apaiserai, si je puis, son courroux.
N'exigez rien de plus : ni la mort, ni vous-même,
Ne me ferez jamais prononcer que je l'aime,
Puisque jamais je n'aimerai que vous. Hélas ! Que me dit-il ? Croit-il que je l'ignore ?
Ne sais-je pas assez qu'il m'aime, qu'il m'adore ?
Est-ce ainsi qu'à mes voeux il sait s'accommoder ?
C'est Roxane, et non moi, qu'il faut persuader.
De quelle crainte encor me laisse-t-il saisie !
Funeste aveuglement ! Perfide jalousie !
Récit menteur, soupçons que je n'ai pu celer,
Fallait-il vous entendre, ou fallait-il parler ?
C'était fait, mon bonheur surpassait mon attente,
J'étais aimée, heureuse, et Roxane contente.
Zaïre, s'il se peut, retourne sur tes pas :
Qu'il l'apaise. Ces mots ne me suffisent pas :
Que sa bouche, ses yeux, tout l'assure qu'il l'aime ;
Qu'elle le croie enfin. Que ne puis-je moi-même,
Echauffant par mes pleurs ses soins trop languissants,
Mettre dans ses discours tout l'amour que je sens !
Mais à d'autres périls je crains de le commettre.
Zaïre
Roxane vient à vous.
Atalide
Ah ! cachons cette lettre.
Scène II
Roxane, Atalide, Zatime, Zaïre
Roxane, à Zatime.
Viens. J'ai reçu cet ordre. Il faut l'intimider.
Atalide, à Zaïre.
Va, cours, et tâche enfin de le persuader.
Scène III
Roxane, Atalide, Zatime
Roxane
Madame, j'ai reçu des lettres de l'armée.
De tout ce qui s'y passe êtes-vous informée ?
Atalide
On m'a dit que du camp un esclave est venu ;
Le reste est un secret qui ne m'est pas connu.
Roxane
Amurat est heureux, la fortune est changée,
Madame, et sous ses lois Babylone est rangée.
Atalide
Hé quoi, Madame ? Osmin...
Roxane
Etait mal averti,
Et depuis son départ cet esclave est parti.
C'en est fait.
Atalide
Quel revers !
Roxane
Pour comble de disgrâces,
Le sultan, qui l'envoie, est parti sur ses traces.
Atalide
Quoi ? les Persans armés ne l'arrêtent donc pas ?
Roxane
Non, Madame ; vers nous il revient à grands pas.
Atalide
Que je vous plains, Madame ! et qu'il est nécessaire
D'achever promptement ce que vous vouliez faire !
Roxane
Il est tard de vouloir s'opposer au vainqueur.
Atalide
O ciel !
Roxane
Le temps n'a point adouci sa rigueur.
Vous voyez dans mes mains sa volonté suprême.
Atalide
Et que vous mande-t-il ?
Roxane
Voyez : lisez vous-même.
Vous connaissez, Madame, et la lettre et le seing.
Atalide
Du cruel Amurat je reconnais la main.
(Elle lit.)
Avant que Babylone éprouvât ma puissance,
Je vous ai fait porter mes ordres absolus.
Je ne veux point douter de votre obéissance,
Et crois que maintenant Bajazet ne vit plus.
Je laisse sous mes lois Babylone asservie,
Et confirme en partant mon ordre souverain.
Vous, si vous avez soin de votre propre vie,
Ne vous montrez à moi que sa tête à la main.
Roxane
Eh bien ?
Atalide
Cache tes pleurs, malheureuse Atalide.
Roxane
Que vous semble ?
Atalide
Il poursuit son dessein parricide.
Mais il pense proscrire un prince sans appui :
Il ne sait pas l'amour qui vous parle pour lui,
Que vous et Bajazet vous ne faites qu'une âme,
Que plutôt, s'il le faut, vous mourrez...
Roxane
Moi, Madame ?
Je voudrais le sauver, je ne le puis haïr ;
Mais...
Atalide
Quoi donc ? Qu'avez-vous résolu ?
Roxane
D'obéir
Atalide
D'obéir !
Roxane
Et que faire en ce péril extrême ?
Il le faut.
Atalide
Quoi ! ce prince aimable... qui vous aime,
Verra finir ses jours qu'il vous a destinés !
Roxane
Il le faut, et déjà mes ordres sont donnés.
Atalide
Je me meurs.
Zatime
Elle tombe, et ne vit plus qu'à peine.
Roxane
Allez, conduisez-la dans la chambre prochaine ;
Mais au moins observez ses regards, ses discours,
Tout ce qui convaincra leurs perfides amours.
Scène IV
Roxane, seule.
Ma rivale à mes yeux s'est enfin déclarée.
Voilà sur quelle foi je m'étais assurée !
Depuis six mois entiers j'ai cru que nuit et jour
Ardente elle veillait au soin de mon amour,
Et c'est moi qui du sien ministre trop fidèle
Semble depuis six mois ne veiller que pour elle,
Qui me suis appliquée à chercher les moyens
De lui faciliter tant d'heureux entretiens,
Et qui même souvent, prévenant son envie,
Ai hâté les moments les plus doux de sa vie.
Ce n'est pas tout : il faut maintenant m'éclaircir
Si dans sa perfidie elle a su réussir ;
Il faut... Mais que pourrais-je apprendre davantage ?
Mon malheur n'est-il pas écrit sur son visage ?
Vois-je pas, au travers de son saisissement,
Un coeur dans ses douleurs content de son amant ?
Exempte des soupçons dont je suis tourmentée,
Ce n'est que pour ses jours qu'elle est épouvantée.
N'importe. Poursuivons. Elle peut comme moi
Sur des gages trompeurs s'assurer de sa foi.
Pour le faire expliquer, tendons-lui quelque piège.
Mais quel indigne emploi moi-même m'imposé-je ?
Quoi donc ? à me gêner appliquant mes esprits,
J'irai faire à mes yeux éclater ses mépris ?
Lui-même il peut prévoir et tromper mon adresse. D'ailleurs, l'ordre, l'esclave, et le vizir me presse.
Il faut prendre parti, l'on m'attend. Faisons mieux :
Sur tout ce que j'ai vu fermons plutôt les yeux,
Laissons de leur amour la recherche importune,
Poussons à bout l'ingrat, et tentons la fortune ;
Voyons si, par mes soins sur le trône élevé,
Il osera trahir l'amour qui l'a sauvé,
Et si, de mes bienfaits lâchement libérale,
Sa main en osera couronner ma rivale.
Je saurai bien toujours retrouver le moment
De punir, s'il le faut, la rivale et l'amant.
Dans ma juste fureur observant le perfide,
Je saurai le surprendre avec son Atalide,
Et d'un même poignard les unissant tous deux,
Les percer l'un et l'autre, et moi-même après eux.
Voilà, n'en doutons point, le parti qu'il faut prendre.
Je veux tout ignorer.
Scène V
Roxane, Zatine
Roxane
Ah ! que viens-tu m'apprendre,
Zatime ? Bajazet en est-il amoureux ?
Vois-tu dans ses discours qu'ils s'entendent tous deux ?
Zatime
Elle n'a point parlé. Toujours évanouie,
Madame, elle ne marque aucun reste de vie
Que par de longs soupirs et des gémissements
Qu'il semble que son coeur va suivre à tous moments.
Vos femmes, dont le soin à l'envi la soulage,
Ont découvert son sein pour leur donner passage.
Moi-même, avec ardeur secondant ce dessein,
J'ai trouvé ce billet enfermé dans son sein.
Du prince votre amant j'ai reconnu la lettre,
Et j'ai cru qu'en vos mains je devais le remettre.
Roxane
Donne... Pourquoi frémir ? et quel trouble soudain
Me glace à cet objet, et fait trembler ma main ?
Il peut l'avoir écrit sans m'avoir offensée,
Il peut même... Lisons, et voyons sa pensée :
...
...ni la mort, ni vous-même,
Ne me ferez jamais prononcer que je l'aime,
Puisque jamais je n'aimerai que vous. Ah ! de la trahison me voilà donc instruite !
Je reconnais l'appas dont ils m'avaient séduite.
Ainsi donc mon amour était récompensé,
Lâche, indigne du jour que je t'avais laissé !
Ah ! je respire enfin et ma joie est extrême
Que le traître une fois se soit trahi lui-même.
Libre des soins cruels où j'allais m'engager,
Ma tranquille fureur n'a plus qu'à se venger.
Qu'il meure. Vengeons-nous. Courez : qu'on le saisisse,
Que la main des muets s'arme pour son supplice,
Qu'ils viennent préparer ces noeuds infortunés
Par qui de ses pareils les jours sont terminés.
Cours, Zatime, sois prompte à servir ma colère.
Zatime
Ah, madame !
Roxane
Quoi donc ?
Zatime
Si, sans trop vous déplaire,
Dans les justes transports, Madame, où je vous vois,
J'osais vous faire entendre une timide voix :
Bajazet, il est vrai, trop indigne de vivre,
Aux mains de ces cruels mérite qu'on le livre ;
Mais, tout ingrat qu'il est, croyez-vous aujourd'hui
Qu'Amurat ne soit pas plus à craindre que lui ? Et qui sait si déjà quelque bouche infidèle
Ne l'a point averti de votre amour nouvelle ?
Des coeurs comme le sien, vous le savez assez,
Ne se regagnent plus quand ils sont offensés,
Et la plus prompte mort, dans ce moment sévère,
Devient de leur amour la marque la plus chère.
Roxane
Avec quelle insolence et quelle cruauté
Ils se jouaient tous deux de ma crédulité !
Quel penchant, quel plaisir je sentais à les croire !
Tu ne remportais pas une grande victoire,
Perfide, en abusant ce coeur préoccupé,
Qui lui-même craignait de se voir détrompé !
Moi, qui de ce haut rang qui me rendait si fière
Dans le sein du malheur t'ai cherché la première,
Pour attacher des jours tranquilles, fortunés,
Aux périls dont tes jours étaient environnés,
Après tant de bonté, de soin, d'ardeurs extrêmes,
Tu ne saurais jamais prononcer que tu m'aimes !
Mais dans quel souvenir me laissé-je égarer ?
Tu pleures, malheureuse ? Ah ! tu devais pleurer
Lorsque, d'un vain désir à ta perte poussée,
Tu conçus de le voir la première pensée.
Tu pleures ? et l'ingrat, tout prêt à te trahir,
Prépare les discours dont il veut t'éblouir ;
Pour plaire à ta rivale, il prend soin de sa vie. Ah, traître ! tu mourras ! ... Quoi ? tu n'es point partie ?
Va. Mais nous-même allons, précipitons nos pas :
Qu'il me voie, attentive au soin de son trépas,
Lui montrer à la fois, et l'ordre de son frère,
Et de sa trahison ce gage trop sincère.
Toi, Zatime, retiens ma rivale en ces lieux.
Qu'il n'ait en expirant que ses cris pour adieux.
Qu'elle soit cependant fidèlement servie ;
Prends soin d'elle : ma haine a besoin de sa vie.
Ah ! si pour son amant facile à s'attendrir,
La peur de son trépas la fit presque mourir,
Quel surcroît de vengeance et de douceur nouvelle
De le montrer bientôt pâle et mort devant elle,
De voir sur cet objet ses regards arrêtés
Me payer les plaisirs que je leur ai prêtés !
Va, retiens-la. Surtout garde bien le silence.
Moi... Mais qui vient ici différer ma vengeance ?
Scène VI
Roxane, Acomat, Osmin
Acomat
Que faites-vous, Madame ? En quels retardements
D'un jour si précieux perdez-vous les moments ?
Byzance, par mes soins presque entière assemblée,
Interroge ses chefs, de leur crainte troublée ;
Et tous, pour s'expliquer, ainsi que mes amis,
Attendent le signal que vous m'aviez promis.
D'où vient que, sans répondre à leur impatience,
Le sérail cependant garde un triste silence ?
Déclarez-vous, Madame, et sans plus différer...
Roxane
Oui, vous serez content, je vais me déclarer.
Acomat
Madame, quel regard, et quelle voix sévère,
Malgré votre discours, m'assurent du contraire ?
Quoi ? déjà votre amour, des obstacles vaincu...
Roxane
Bajazet est un traître, et n'a que trop vécu.
Acomat
Lui !
Roxane
Pour moi, pour vous-même, également perfide,
Il nous trompait tous deux.
Acomat
Comment ?
Roxane
Cette Atalide,
Qui même n'était pas un assez digne prix
De tout ce que pour lui vous avez entrepris...
Acomat
Eh bien ?
Roxane
Lisez. Jugez après cette insolence
Si nous devons d'un traître embrasser la défense.
Obéissons plutôt à la juste rigueur
D'Amurat qui s'approche et retourne vainqueur,
Et livrant sans regret un indigne complice,
Apaisons le sultan par un prompt sacrifice.
Acomat, lui rendant le billet.
Oui, puisque jusque-là l'ingrat m'ose outrager,
Moi-même, s'il le faut, je m'offre à vous venger,
Madame. Laissez-moi nous laver l'un et l'autre
Du crime que sa vie a jeté sur la nôtre.
Montrez-moi le chemin, j'y cours.
Roxane
Non, Acomat,
Laissez-moi le plaisir de confondre l'ingrat.
Je veux voir son désordre, et jouir de sa honte.
Je perdrais ma vengeance en la rendant si prompte.
Je vais tout préparer. Vous cependant allez
Disperser promptement vos amis assemblés.
Scène VII
Acomat, Osmin
Acomat
Demeure. Il n'est pas temps, cher Osmin, que je sorte.