Il n'y a rien de plus célèbre dans les poètes que le sacrifice d'Iphigénie. Mais ils ne s'accordent pas tous ensemble sur les plus importantes particularités de ce sacrifice. Les uns, comme Eschyle dans Agamemnon, Sophocle dans Electra, et après eux Lucrèce, Horace et beaucoup d'autres, veulent qu'on ait en effet répandu le sang d'Iphigénie, fille d'Agamemnon, et qu'elle soit morte en Aulide. Il ne faut que lire Lucrèce, au commencement de son premier livre :
Aulide quo pacto Triviaï virginis aram
Iphianassa turparunt sanguine foede
Ductores Danaum, etc.
Et Clytemnestre dit, dans Eschyle, qu'Agamemnon son mari qui vient d'expirer, rencontrera dans les enfers Iphigénie, sa fille, qu'il a autrefois immolée.
D'autres ont feint que Diane, ayant eu pitié de cette jeune princesse, l'avait enlevée et portée dans la Tauride, au moment qu'on l'allait sacrifier, et que la déesse avait fait trouver en sa place ou une biche, ou une autre victime de cette nature. Euripide a suivi cette fable, et Ovide l'a mise au nombre des métamorphoses.
Il y a une troisième opinion, qui n'est pas moins ancienne que les deux autres, sur Iphigénie. Plusieurs auteurs, et entre autres Stésichorus, l'un des plus fameux et des plus anciens poètes lyriques, ont écrit qu'il était bien vrai qu'une princesse de ce nom avait été sacrifiée, mais que cette Iphigénie était une fille qu'Hélène avait eue de Thésée. Hélène, disent ces auteurs, ne l'avait osé avouer pour sa fille, parce qu'elle n'osait déclarer à Ménélas qu'elle eût été mariée en secret avec Thésée. Pausanias rapporte et le témoignage et les noms des poètes qui ont été de ce sentiment, et il ajoute que c'était la créance commune de tout le pays d'Argos.
Homère enfin, le père des poètes, a si peu prétendu qu'Iphigénie, fille d'Agamemnon, eût été sacrifiée en Aulide, ou transportée dans la Scythie que, dans le neuvième livre de l'Iliade, c'est-à-dire près de dix ans depuis l'arrivée des Grecs devant Troie, Agamemnon fait offrir en mariage à Achille sa fille Iphigénie, qu'il a, dit-il, laissée à Mycène, dans sa maison.
J'ai rapporté tous ces avis si différents, et surtout le passage de Pausanias, parce que c'est à cet auteur que je dois l'heureux personnage d'Eriphile, sans lequel je n'aurais jamais osé entreprendre cette tragédie. Quelle apparence que j'eusse souillé la scène par le meurtre horrible d'une personne aussi vertueuse et aussi aimable qu'il fallait représenter Iphigénie ? Et quelle apparence encore de dénouer ma tragédie par le secours d'une déesse et d'une machine, et par une métamorphose, qui pouvait bien trouver quelque créance du temps d'Euripide, mais qui serait trop absurde et trop incroyable parmi nous ?
Je puis dire donc que j'ai été très heureux de trouver dans les anciens cette autre Iphigénie, que j'ai pu représenter telle qu'il m'a plu, et qui, tombant dans le malheur où cette amante jalouse voulait précipiter sa rivale, mérite en quelque façon d'être punie, sans être pourtant tout à fait indigne de compassion. Ainsi le dénouement de la pièce est tiré du fond même de la pièce, et il ne faut que l'avoir vu représenter pour comprendre quel plaisir j'ai fait au spectateur, et en sauvant à la fin une princesse vertueuse pour qui il s'est si fort intéressé dans le cours de la tragédie, et en la sauvant par une autre voie que par un miracle qu'il n'aurait pu souffrir, parce qu'il ne le saurait jamais croire.
Le voyage d'Achille à Lesbos, dont ce héros se rend maître, et d'où il enlève Eriphile avant que de venir en Aulide, n'est pas non plus sans fondement. Euphorion de Chalcide, poète très connu parmi les anciens et dont Virgile et Quintilien font une mention honorable, parlait de ce voyage de Lesbos. Il disait dans un de ses poèmes, au rapport de Parthénius, qu'Achille avait fait la conquête de cette île avant que de joindre l'armée des Grecs, et qu'il y avait même trouvé une princesse qui s'était éprise d'amour pour lui.
Voilà les principales choses en quoi je me suis un peu éloigné de l'économie et de la fable d'Euripide. Pour ce qui regarde les passions, je me suis attaché à le suivre plus exactement. J'avoue que je lui dois un bon nombre des endroits qui ont été le plus approuvés dans ma tragédie. Et je l'avoue d'autant plus volontiers, que ces approbations m'ont confirmé dans l'estime et dans la vénération que j'ai toujours eues pour les ouvrages qui nous restent de l'Antiquité. J'ai reconnu avec plaisir, par l'effet qu'a produit sur notre théâtre tout ce que j'ai imité ou d'Homère ou d'Euripide, que le bon sens et la raison étaient les mêmes dans tous les siècles. Le goût de Paris s'est trouvé conforme à celui d'Athènes. Mes spectateurs ont été émus des mêmes choses qui ont mis autrefois en larmes le plus savant peuple de la Grèce, et qui ont fait dire qu'entre les poètes, Euripide était extrêmement tragique, , c'est-à-dire qu'il avait merveilleusement excité la compassion et la terreur, qui sont les véritables effets de la tragédie.
Je m'étonne, après cela, que des modernes aient témoigné depuis tant de dégoût pour ce grand poète, dans le jugement qu'ils ont fait de son Alceste. Il ne s'agit point ici de l'Alceste. Mais en vérité j'ai trop d'obligation à Euripide pour ne pas prendre quelque soin de sa mémoire, et pour laisser échapper l'occasion de le réconcilier avec ces messieurs. Je m'assure qu'il n'est si mal dans leur esprit que parce qu'ils n'ont pas bien lu l'ouvrage sur lequel ils l'ont condamné. J'ai choisi la plus importante de leurs objections, pour leur montrer que j'ai raison de parler ainsi. Je dis la plus importante de leurs objections, car ils la répètent à chaque page, et ils ne soupçonnent pas seulement que l'on puisse répliquer.
Il y a dans l'Alceste d'Euripide une scène merveilleuse, où Alceste qui se meurt et qui ne peut plus se soutenir, dit à son mari les derniers adieux. Admète, tout en larmes, la prie de reprendre ses forces, et de ne se point abandonner elle-même. Alceste, qui a l'image de la mort devant les yeux, lui parle ainsi :
Je vois déjà la rame et la barque fatale ;
J'entends le vieux nocher sur la rive infernale.
Impatient, il crie : "On t'attend ici-bas ;
Tout est prêt, descends, viens, ne me retarde pas".
J'aurais souhaité de pouvoir exprimer dans ces vers les grâces qu'ils ont dans l'original ; mais au moins en voilà le sens. Voici comme ces messieurs les ont entendus. Il leur est tombé entre les mains une malheureuse édition d'Euripide, où l'imprimeur a oublié de mettre dans le latin à côté de ces vers un Al., qui signifie que c'est Alceste qui parle, et à côté des vers suivants un Ad., qui signifie que c'est Admète qui répond. Là-dessus, il leur est venu dans l'esprit la plus étrange pensée du monde. Ils ont mis dans la bouche d'Admète les paroles qu'Alceste dit à Admète, et celles qu'elle se fait dire par Caron. Ainsi ils supposent qu'Admète, quoiqu'il soit en parfaite santé, pense voir déjà Caron qui le vient prendre, et au lieu que, dans ce passage d'Euripide, Caron impatient presse Alceste de le venir trouver, selon ces messieurs, c'est Admète effrayé qui est l'impatient, et qui presse Alceste d'expirer de peur que Caron ne le prenne. Il l'exhorte ce sont leurs termes, à avoir courage, à ne pas faire une lâcheté, et à mourir de bonne grâce ; il interrompt les adieux d'Alceste pour lui dire de se dépêcher de mourir. Peu s'en faut, à les entendre, qu'il ne la fasse mourir lui-même. Ce sentiment leur a paru fort vilain, et ils ont raison. Il n'y a personne qui n'en fût très scandalisé. Mais comment l'ont-ils pu attribuer à Euripide ? En vérité, quand toutes les autres éditions où cet Al. n'a point été oublié ne donneraient pas un démenti au malheureux imprimeur qui les a trompés, la suite de ces quatre vers, et tous les discours qu'Admète tient dans la même scène, étaient plus que suffisants pour les empêcher de tomber dans une erreur si déraisonnable, car Admète, bien éloigné de presser Alceste de mourir, s'écrie que "toutes les morts ensemble lui seraient moins cruelles que de la voir dans l'état où il la voit. Il la conjure de l'entraîner avec elle ; il ne peut plus vivre si elle meurt. Il vit en elle, il ne respire que pour elle".
Ils ne sont pas plus heureux dans les autres objections. Ils disent, par exemple, qu'Euripide a fait deux époux surannés d'Admète et d'Alceste, que l'un est un vieux mari, et l'autre une princesse déjà sur l'âge. Euripide a pris soin de leur répondre en un seul vers, où il fait dire par le choeur qu'Alceste, toute jeune, et dans la première fleur de son âge, expire pour son jeune époux.
Ils reprochent encore à Alceste qu'elle a deux grands enfants à marier. Comment n'ont-ils point lu le contraire en cent endroits, et surtout dans ce beau récit où l'on dépeint Alceste "mourante au milieu de ses deux petits enfants qui la tirent, en pleurant, par la robe, et qu'elle prend sur ses bras l'un après l'autre pour les baiser" ?
Tout le reste de leurs critiques est à peu près de la force de celle-ci. Mais je crois qu'en voilà assez pour la défense de mon auteur. Je conseille à ces messieurs de ne plus décider si légèrement sur les ouvrages des Anciens. Un homme tel qu'Euripide méritait au moins qu'ils l'examinassent, puisqu'ils avaient envie de le condamner. Ils devaient se souvenir de ces sages paroles de Quintilien : "Il faut être extrêmement circonspect et très retenu à prononcer sur les ouvrages de ces grands hommes, de peur qu'il ne nous arrive, comme à plusieurs, de condamner ce que nous n'entendons pas. Et s'il faut tomber dans quelque excès, encore vaut-il mieux pécher en admirant tout dans leurs écrits, qu'en y blâmant beaucoup de choses". Modeste tamen et circumspecto judicio de tantis viris pronuntiandum est, ne (quod plerisque accidit) damnent quoe non intelligunt. Ac si necesse est in alteram errare partem, omnia eorum legentibus placere quam multa displicere maluerim".
Introduction
Tragédie
Personnages
Agamemnon.
Achille.
Ulysse.
Clytemnestre, femme d'Agamemnon.
Iphigénie, fille d'Agamemnon.
Eriphile, fille d'Hélène et de Thésée.
Arcas, domestique d'Agamemnon.
Eurybate, domestique d'Agamemnon.
Aegine, femme de la suite de Clytemnestre.
Doris, confidente d'Eriphile.
Troupe de gardes.
Iphigénie
La scène est en Aulide, dans la tente d'Agamemnon.
Acte premier
Scène I
Agamemnon, Arcas
Agamemnon
Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille :
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.
Arcas
C'est vous-même, Seigneur ! Quel important besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin ?
A peine un faible jour vous éclaire et me guide.
Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l'Aulide.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit ?
Les vents nous auraient-ils exaucés cette nuit ?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptune.
Agamemnon
Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,
Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché !
Arcas
Et depuis quand, Seigneur, tenez-vous ce langage ?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents ?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée, Vous possédez des Grecs la plus riche contrée.
Du sang de Jupiter issu de tous côtés,
L'hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez :
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire, Seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux qui, chargés de vingt rois,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois ?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes ;
Ces vents depuis trois mois enchaînés sur nos têtes
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin.
Mais parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin :
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent, Seigneur, les pleurs que vous versez ?
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie ?
Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie ?
Qu'est-ce qu'on vous écrit ? Daignez m'en avertir.
Agamemnon
Non, tu ne mourras point ; je n'y puis consentir.
Arcas
Seigneur...
Agamemnon
Tu vois mon trouble ; apprends ce qui le cause,
Et juge s'il est temps, ami, que je repose.
Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés
Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés.
Nous partions, et déjà, par mille cris de joie,
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport :
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
Il fallut s'arrêter, et la rame inutile
Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu'on adore en ces lieux.
Suivi de Ménélas, de Nestor et d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa réponse ! et quel devins-je, Arcas,
Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas :
Vous armez contre Troie une puissance vaine,
Si, dans un sacrifice auguste et solennel,
Une fille du sang d'Hélène,
De Diane en ces lieux n'ensanglante l'autel.
Pour obtenir les vents que le ciel vous dénie,
Sacrifiez Iphigénie".
Arcas
Votre fille !
Agamemnon
Surpris, comme tu peux penser,
Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer.
Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les dieux, et sans plus rien ouïr,
Fis voeu sur leurs autels de leur désobéir.
Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée ?
Je voulais sur-le-champ congédier l'armée.
Ulysse, en apparence, approuvant mes discours,
De ce premier torrent laissa passer le cours.
Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie,
Il me représenta l'honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois à mes ordres soumis,
Et l'empire d'Asie à la Grèce promis.
De quel front, immolant tout l'Etat à ma fille,
Roi sans gloire, j'irais vieillir dans ma famille.
Moi-même (je l'avoue avec quelque pudeur)
Charmé de mon pouvoir, et plein de ma grandeur,
Ce nom de roi des rois et de chef de la Grèce
Chatouillait de mon coeur l'orgueilleuse faiblesse.
Pour comble de malheur, les dieux toutes les nuits,
Dès qu'un léger sommeil suspendait mes ennuis,
Vengeant de leurs autels le sanglant privilège,
Me venaient reprocher ma pitié sacrilège,
Et présentant la foudre à mon esprit confus,
Le bras déjà levé, menaçaient mes refus.
Je me rendis, Arcas ; et vaincu par Ulysse, De ma fille, en pleurant, j'ordonnai le supplice.
Mais des bras d'une mère il fallait l'arracher.
Quel funeste artifice il me fallut chercher !
D'Achille, qui l'aimait, j'empruntai le langage.
J'écrivis en Argos, pour hâter ce voyage,
Que ce guerrier, pressé de partir avec nous,
Voulait revoir ma fille, et partir son époux.
Arcas
Et ne craignez-vous point l'impatient Achille ?
Avez-vous prétendu que, muet et tranquille,
Ce héros, qu'armera l'amour et la raison,
Vous laisse pour ce meurtre abuser de son nom ?
Verra-t-il à ses yeux son amante immolée ?
Agamemnon
Achille était absent ; et son père Pélée,
D'un ennemi voisin redoutant les efforts,
L'avait, tu t'en souviens, rappelé de ces bords ;
Et cette guerre, Arcas, selon toute apparence,
Aurait dû plus longtemps prolonger son absence.
Mais qui peut dans sa course arrêter ce torrent ?
Achille va combattre et triomphe en courant ;
Et ce vainqueur, suivant de près sa renommée,
Hier avec la nuit arriva dans l'armée.
Mais des noeuds plus puissants me retiennent le bras ;
Ma fille qui s'approche, et court à son trépas,
Qui loin de soupçonner un arrêt si sévère, Peut-être s'applaudit des bontés de son père,
Ma fille... Ce nom seul, dont les droits sont si saints,
Sa jeunesse, mon sang, n'est pas ce que je plains.
Je plains mille vertus, une amour mutuelle,
Sa piété pour moi, ma tendresse pour elle,
Un respect qu'en son coeur rien ne peut balancer,
Et que j'avais promis de mieux récompenser.
Non, je ne croirai point, ô ciel, que ta justice
Approuve la fureur de ce noir sacrifice.
Tes oracles sans doute ont voulu m'éprouver,
Et tu me punirais si j'osais l'achever.
Arcas, je t'ai choisi pour cette confidence ;
Il faut montrer ici ton zèle et ta prudence.
La reine, qui dans Sparte avait connu ta foi,
T'a placé dans le rang que tu tiens près de moi.
Prends cette lettre ; cours au-devant de la reine ;
Et suis sans t'arrêter le chemin de Mycène.
Dès que tu la verras, défends-lui d'avancer,
Et rends-lui ce billet que je viens de tracer.
Mais ne t'écarte point ; prends un fidèle guide.
Si ma fille une fois met le pied dans l'Aulide,
Elle est morte : Calchas, qui l'attend en ces lieux,
Fera taire nos pleurs, fera parler les dieux ;
Et la religion, contre nous irritée,
Par les timides Grecs sera seule écoutée,
Ceux même dont ma gloire aigrit l'ambition
Réveilleront leur brigue et leur prétention,
M'arracheront peut-être un pouvoir qui les blesse... Va, dis-je, sauve-la de ma propre faiblesse.
Mais surtout ne va point, par un zèle indiscret,
Découvrir à ses yeux mon funeste secret.
Que s'il se peut, ma fille, à jamais abusée,
Ignore à quel péril je l'avais exposée.
D'une mère en fureur épargne-moi les cris,
Et que ta voix s'accorde avec ce que j'écris.
Pour renvoyer la fille et la mère offensée,
Je leur écris qu'Achille a changé de pensée,
Et qu'il veut désormais jusques à son retour
Différer cet hymen que pressait son amour.
Ajoute, tu le peux, que des froideurs d'Achille
On accuse en secret cette jeune Eriphile
Que lui-même captive amena de Lesbos,
Et qu'auprès de ma fille on garde dans Argos.
C'est leur en dire assez : le reste, il le faut taire.
Déjà le jour plus grand nous frappe et nous éclaire,
Déjà même l'on entre et j'entends quelque bruit.
C'est Achille. Va, pars. Dieux ! Ulysse le suit !
Scène II
Agamemnon, Achille, Ulysse
Agamemnon
Quoi ! Seigneur, se peut-il que d'un cours si rapide
La victoire vous ait ramené dans l'Aulide ?
D'un courage naissant sont-ce là les essais ?
Quels triomphes suivront de si nobles succès !
La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée,
Lesbos même conquise en attendant l'armée,
De toute autre valeur éternels monuments,
Ne sont d'Achille oisif que les amusements.
Achille
Seigneur, honorez moins une faible conquête,
Et que puisse bientôt le ciel qui nous arrête
Ouvrir un champ plus noble à ce coeur excité
Par le prix glorieux dont vous l'avez flatté !
Mais cependant, Seigneur, que faut-il que je croie
D'un bruit qui me surprend et me comble de joie ?
Daignez-vous avancer le succès de mes voeux ?
Et bientôt des mortels suis-je le plus heureux ?
On dit qu'Iphigénie en ces lieux amenée,
Doit bientôt à son sort unir ma destinée.
Agamemnon
Ma fille ? Qui vous dit qu'on la doit amener ?
Achille
Seigneur, qu'a donc ce bruit qui vous doive étonner ?
Agamemnon, à Ulysse
Saurait-il mon funeste artifice ?
Juste ciel !
Ulysse
Seigneur, Agamemnon s'étonne avec justice.
Songez-vous aux malheurs qui nous menacent tous ?
O ciel ! pour un hymen quel temps choisissez-vous ?
Tandis qu'à nos vaisseaux la mer toujours fermée
Trouble toute la Grèce et consume l'armée,
Tandis que, pour fléchir l'inclémence des dieux,
Il faut du sang peut-être, et du plus précieux,
Achille seul, Achille à son amour s'applique ?
Voudrait-il insulter à la crainte publique,
Et que le chef des Grecs, irritant les destins,
Préparât d'un hymen la pompe et les festins ?
Ah ! Seigneur, est-ce ainsi que votre âme attendrie
Plaint le malheur des Grecs, et chérit la patrie ?
Achille
Dans les champs phrygiens les effets feront foi
Qui la chérit le plus, ou d'Ulysse ou de moi ;
Jusque-là je vous laisse étaler votre zèle ;
Vous pouvez à loisir faire des voeux pour elle.
Remplissez les autels d'offrandes et de sang,
Des victimes vous-même interrogez le flanc ; Du silence des vents demandez-leur la cause :
Mais moi, qui de ce soin sur Calchas me repose,
Souffrez, Seigneur, souffrez que je coure hâter
Un hymen dont les dieux ne sauraient s'irriter.
Transporté d'une ardeur qui ne peut être oisive,
Je rejoindrai bientôt les Grecs sur cette rive.
J'aurais trop de regret si quelque autre guerrier
Au rivage troyen descendait le premier.
Agamemnon
O ciel ! pourquoi faut-il que ta secrète envie
Ferme à de tels héros le chemin de l'Asie ?
N'aurai-je vu briller cette noble chaleur
Que pour m'en retourner avec plus de douleur ?
Ulysse
Dieux ! qu'est-ce que j'entends ?
Achille
Seigneur, qu'osez-vous dire ?
Agamemnon
Qu'il faut, Princes, qu'il faut que chacun se retire ;
Que d'un crédule espoir trop longtemps abusés,
Nous attendons les vents qui nous sont refusés.
Le ciel protège Troie, et par trop de présages
Son courroux nous défend d'en chercher les passages.
Achille
Quels présages affreux nous marquent son courroux ?
Agamennon
Vous-même consultez ce qu'il prédit de vous.
Que sert de se flatter ? On sait qu'à votre tête
Les dieux ont d'Ilion attaché la conquête ;
Mais on sait que, pour prix d'un triomphe si beau,
Ils ont aux champs troyens marqué votre tombeau,
Que votre vie, ailleurs et longue et fortunée,
Devant Troie en sa fleur doit être moissonnée.
Achille
Ainsi, pour vous venger, tant de rois assemblés
D'un opprobre éternel retourneront comblés,
Et Pâris, couronnant son insolente flamme,
Retiendra sans péril la soeur de votre femme !
Agamemnon
Hé quoi ! votre valeur, qui nous a devancés,
N'a-t-elle pas pris soin de nous venger assez ?
Les malheurs de Lesbos, par vos mains ravagée,
Epouvantent encor toute la mer Egée :
Troie en a vu la flamme, et jusque dans ses ports,
Les flots en ont poussé les débris et les morts.
Que dis-je ? les Troyens pleurent une autre Hélène
Que vous avez captive envoyée à Mycène.
Car, je n'en doute point, cette jeune beauté
Garde en vain un secret que trahit sa fierté,
Et son silence même, accusant sa noblesse,
Nous dit qu'elle nous cache une illustre princesse.
Achille
Non, non, tous ces détours sont trop ingénieux.
Vous lisez de trop loin dans le secret des dieux.
Moi, je m'arrêterais à de vaines menaces ?
Et je fuirais l'honneur qui m'attend sur vos traces ?
Les Parques à ma mère, il est vrai, l'ont prédit,
Lorsqu'un époux mortel fut reçu dans son lit :
Je puis choisir, dit-on, ou beaucoup d'ans sans gloire,
Ou peu de jours suivis d'une longue mémoire.
Mais puisqu'il faut enfin que j'arrive au tombeau,
Voudrais-je, de la terre inutile fardeau,
Trop avare d'un sang reçu d'une déesse,
Attendre chez mon père une obscure vieillesse,
Et toujours de la gloire évitant le sentier,
Ne laisser aucun nom, et mourir tout entier ?
Ah ! ne nous formons point ces indignes obstacles ;
L'honneur parle, il suffit : ce sont là nos oracles.
Les dieux sont de nos jours les maîtres souverains ;
Mais, Seigneur, notre gloire est dans nos propres mains,
Pourquoi nous tourmenter de leurs ordres suprêmes ?
Ne songeons qu'à nous rendre immortels comme eux-mêmes,
Et laissant faire au sort, courons où la valeur
Nous promet un destin aussi grand que le leur.
C'est à Troie, et j'y cours ; et quoi qu'on me prédise,
Je ne demande aux dieux qu'un vent qui m'y conduise,
Et quand moi seul enfin il faudrait l'assiéger,
Patrocle et moi, Seigneur, nous irons vous venger. Mais non, c'est en vos mains que le destin la livre ;
Je n'aspire en effet qu'à l'honneur de vous suivre.
Je ne vous presse plus d'approuver les transports
D'un amour qui m'allait éloigner de ces bords :
Ce même amour, soigneux de votre renommée,
Veut qu'ici mon exemple encourage l'armée,
Et me défend surtout de vous abandonner
Aux timides conseils qu'on ose vous donner.
Scène III
Agamemnon, Ulysse
Ulysse
Seigneur, vous entendez : quelque prix qu'il en coûte
Il veut voler à Troie et poursuivre sa route.
Nous craignions son amour ; et lui-même aujourd'hui
Par une heureuse erreur nous arme contre lui.
Agamemnon
Hélas !
Ulysse
De ce soupir que faut-il que j'augure ?
Du sang qui se révolte est-ce quelque murmure ?
Croirai-je qu'une nuit a pu vous ébranler ?
Est-ce donc votre coeur qui vient de nous parler ?
Songez-y : vous devez votre fille à la Grèce,
Vous nous l'avez promise ; et sur cette promesse,
Calchas, par tous les Grecs consulté chaque jour,
Leur a prédit des vents l'infaillible retour.
A ses prédictions si l'effet est contraire,
Pensez-vous que Calchas continue à se taire,
Que ses plaintes, qu'en vain vous voudrez apaiser,
Laissent mentir les dieux sans vous en accuser ?
Et qui sait ce qu'aux Grecs, frustrés de leur victime,
Peut permettre un courroux qu'ils croiront légitime ? Gardez-vous de réduire un peuple furieux,
Seigneur, à prononcer entre vous et les dieux.
N'est-ce pas vous enfin de qui la voix pressante
Nous a tous appelés aux campagnes du Xante,
Et qui de ville en ville attestiez les serments
Que d'Hélène autrefois firent tous les amants,
Quand presque tous les Grecs, rivaux de votre frère,
La demandaient en foule à Tyndare son père ?
De quelque heureux époux que l'on dût faire choix,
Nous jurâmes dès lors de défendre ses droits ;
Et si quelque insolent lui volait sa conquête,
Nos mains du ravisseur lui promirent la tête.
Mais sans vous, ce serment que l'amour a dicté,
Libres de cet amour, l'aurions-nous respecté ?
Vous seul, nous arrachant à de nouvelles flammes,
Nous avez fait laisser nos enfants et nos femmes.
Et quand, de toutes parts assemblés en ces lieux,
L'honneur de vous venger brille seul à nos yeux,
Quand la Grèce, déjà vous donnant son suffrage,
Vous reconnaît l'auteur de ce fameux ouvrage,
Que ses rois, qui pouvaient vous disputer ce rang,
Sont prêts pour vous servir de verser tout leur sang,
Le seul Agamemnon, refusant la victoire,
N'ose d'un peu de sang acheter tant de gloire ?
Et dès le premier pas se laissant effrayer,
Ne commande les Grecs que pour les renvoyer ?
Agamemnon
Ah, Seigneur ! qu'éloigné du malheur qui m'opprime
Votre coeur aisément se montre magnanime !
Mais que si vous voyiez ceint du bandeau mortel
Votre fils Télémaque approcher de l'autel,
Nous vous verrions, troublé de cette affreuse image,
Changer bientôt en pleurs ce superbe langage,
Eprouver la douleur que j'éprouve aujourd'hui,
Et courir vous jeter entre Calchas et lui !
Seigneur, vous le savez, j'ai donné ma parole,
Et si ma fille vient, je consens qu'on l'immole.
Mais, malgré tous mes soins, si son heureux destin
La retient dans Argos, ou l'arrête en chemin,
Souffrez que sans presser ce barbare spectacle,
En faveur de mon sang j'explique cet obstacle,
Que j'ose pour ma fille accepter le secours
De quelque dieu plus doux qui veille sur ses jours.
Vos conseils sur mon coeur n'ont eu que trop d'empire,
Et je rougis...
Scène IV
Agamemnon, Ulysse, Eurybate
Eurybate
Seigneur...
Agamemnon
Ah ! que vient-on me dire ?
Eurybate
La reine, dont ma course a devancé les pas,
Va remettre bientôt sa fille entre vos bras.
Elle approche. Elle s'est quelque temps égarée
Dans ces bois qui du camp semblent cacher l'entrée.
A peine nous avons, dans leur obscurité,
Retrouvé le chemin que nous avions quitté.
Agamemnon
Ciel !
Eurybate
Elle amène aussi cette jeune Eriphile,
Que Lesbos a livrée entre les mains d'Achille,
Et qui de son destin qu'elle ne connaît pas
Vient, dit-elle, en Aulide interroger Calchas.
Déjà de leur abord la nouvelle est semée,
Et déjà de soldats une foule charmée, Surtout d'Iphigénie admirant la beauté,
Pousse au ciel mille voeux pour sa félicité.
Les uns avec respect environnaient la reine ;
D'autres me demandaient le sujet qui l'amène ;
Mais tous ils confessaient que si jamais les dieux
Ne mirent sur le trône un roi plus glorieux,
Egalement comblé de leurs faveurs secrètes,
Jamais père ne fut plus heureux que vous l'êtes.
Agamemnon
Eurybate, il suffit. Vous pouvez nous laisser ;
Le reste me regarde, et je vais y penser.
Scène V
Agamemnon, Ulysse
Agamemnon
Juste ciel, c'est ainsi qu'assurant ta vengeance
Tu romps tous les ressorts de ma vaine prudence !
Encor si je pouvais, libre dans mon malheur,
Par des larmes au moins soulager ma douleur !
Triste destin des rois ! Esclaves que nous sommes
Et des rigueurs du sort et des discours des hommes,
Nous nous voyons sans cesse assiégés de témoins,
Et les plus malheureux osent pleurer le moins !
Ulysse
Je suis père, Seigneur, et faible comme un autre.
Mon coeur se met sans peine en la place du vôtre,
Et frémissant du coup qui vous fait soupirer,
Loin de blâmer vos pleurs, je suis prêt de pleurer.
Mais votre amour n'a plus d'excuse légitime ;
Les dieux ont à Calchas amené leur victime ;
Il le sait, il l'attend, et s'il la voit tarder,
Lui-même à haute voix viendra la demander.
Nous sommes seuls encor : hâtez-vous de répandre
Des pleurs que vous arrache un intérêt si tendre ;
Pleurez ce sang, pleurez ; ou plutôt, sans pâlir,
Considérez l'honneur qui doit en rejaillir : Voyez tout l'Hellespont blanchissant sous nos rames,
Et la perfide Troie abandonnée aux flammes,
Ses peuples dans vos fers, Priam à vos genoux,
Hélène par vos mains rendue à son époux.
Voyez de vos vaisseaux les poupes couronnées
Dans cette même Aulide avec vous retournées,
Et ce triomphe heureux qui s'en va devenir
L'éternel entretien des siècles à venir.
Agamemnon
Seigneur, de mes efforts je connais l'impuissance.
Je cède et laisse aux dieux opprimer l'innocence.
La victime bientôt marchera sur vos pas,
Allez. Mais cependant faites taire Calchas ;
Et m'aidant à cacher ce funeste mystère,
Laissez-moi de l'autel écarter une mère.
Acte deuxième
Scène I
Eriphile, Doris
Eriphile
Ne les contraignons point, Doris, retirons-nous.
Laissons-les dans les bras d'un père et d'un époux,
Et tandis qu'à l'envi leur amour se déploie,
Mettons en liberté ma tristesse et leur joie.
Doris
Quoi, Madame ! toujours irritant vos douleurs,
Croirez-vous ne plus voir que des sujets de pleurs ?
Je sais que tout déplaît aux yeux d'une captive,
Qu'il n'est point dans les fers de plaisir qui la suive.
Mais dans le temps fatal que repassant les flots,
Nous suivions malgré nous le vainqueur de Lesbos,
Lorsque dans son vaisseau, prisonnière timide,
Vous voyiez devant vous ce vainqueur homicide,
Le dirai-je ? vos yeux, de larmes moins trempés,
A pleurer vos malheurs étaient moins occupés.
Maintenant tout vous rit : l'aimable Iphigénie
D'une amitié sincère avec vous est unie ;
Elle vous plaint, vous voit avec des yeux de soeur,
Et vous seriez dans Troie avec moins de douceur.
Vous vouliez voir l'Aulide où son père l'appelle,
Et l'Aulide vous voit arriver avec elle.
Cependant, par un sort que je ne conçois pas,
Votre douleur redouble et croît à chaque pas.
Eriphile
Hé quoi ! te semble-t-il que la triste Eriphile
Doive être de leur joie un témoin si tranquille ?
Crois-tu que mes chagrins doivent s'évanouir
A l'aspect d'un bonheur dont je ne puis jouir ?
Je vois Iphigénie entre les bras d'un père ;
Elle fait tout l'orgueil d'une superbe mère ;
Et moi, toujours en butte à de nouveaux dangers,
Remise dès l'enfance en des bras étrangers,
Je reçus et je vois le jour que je respire,
Sans que père ni mère ait daigné me sourire,
J'ignore qui je suis, et pour comble d'horreur
Un oracle effrayant m'attache à mon erreur,
Et quand je veux chercher le sang qui m'a fait naître,
Me dit que sans périr je ne me puis connaître.
Doris
Non, non, jusques au bout vous devez le chercher.
Un oracle toujours se plaît à se cacher,
Toujours avec un sens il en présente un autre.
En perdant un faux nom vous reprendrez le vôtre.
C'est là tout le danger que vous pouvez courir ;
Et c'est peut-être ainsi que vous devez périr.
Songez que votre nom fut changé dès l'enfance.
Eriphile
Je n'ai de tout mon sort que cette connaissance,
Et ton père, du reste infortuné témoin, Ne me permit jamais de pénétrer plus loin.
Hélas ! dans cette Troie où j'étais attendue,
Ma gloire, disait-il, m'allait être rendue ;
J'allais, en reprenant et mon nom et mon rang,
Des plus grands rois en moi reconnaître le sang.
Déjà je découvrais cette fameuse ville ;
Le ciel mène à Lesbos l'impitoyable Achille :
Tout cède, tout ressent ses funestes efforts ;
Ton père, enseveli dans la foule des morts,
Me laisse dans les fers à moi-même inconnue,
Et de tant de grandeurs dont j'étais prévenue,
Vile esclave des Grecs, je n'ai pu conserver
Que la fierté d'un sang que je ne puis prouver.
Doris
Ah ! que perdant, Madame, un témoin si fidèle,
La main qui vous l'ôta vous doit sembler cruelle !
Mais Calchas est ici, Calchas si renommé,
Qui des secrets des dieux fut toujours informé.
Le ciel souvent lui parle : instruit par un tel maître,
Il sait tout ce qui fut et tout ce qui doit être.
Pourrait-il de vos jours ignorer les auteurs ?
Ce camp même est pour vous tout plein de protecteurs.
Bientôt Iphigénie, en épousant Achille,
Vous va sous son appui présenter un asile ;
Elle vous l'a promis et juré devant moi ;
Ce gage est le premier qu'elle attend de sa foi.
Eriphile
Que dirais-tu, Doris, si passant tout le reste
Cet hymen de mes maux était le plus funeste ?
Doris
Quoi, Madame ?
Eriphile
Tu vois avec étonnement
Que ma douleur ne souffre aucun soulagement.
Ecoute, et tu te vas étonner que je vive.
C'est peu d'être étrangère, inconnue et captive :
Ce destructeur fatal des tristes Lesbiens,
Cet Achille, l'auteur de tes maux et des miens,
Dont la sanglante main m'enleva prisonnière,
Qui m'arracha d'un coup ma naissance et ton père,
De qui jusques au nom tout doit m'être odieux,
Est de tous les mortels le plus cher à mes yeux.
Doris
Ah ! que me dites-vous !
Eriphile
Je me flattais sans cesse
Qu'un silence éternel cacherait ma faiblesse ;
Mais mon coeur trop pressé m'arrache ce discours,
Et te parle une fois pour se taire toujours.
Ne me demande point sur quel espoir fondée
De ce fatal amour je me vis possédée. Je n'en accuse point quelques feintes douleurs
Dont je crus voir Achille honorer mes malheurs.
Le ciel s'est fait sans doute une joie inhumaine
A rassembler sur moi tous les traits de sa haine.
Rappellerai-je encor le souvenir affreux
Du jour qui dans les fers nous jeta toutes deux ?
Dans les cruelles mains par qui je fus ravie
Je demeurai longtemps sans lumière et sans vie.
Enfin mes tristes yeux cherchèrent la clarté ;
Et me voyant presser d'un bras ensanglanté,
Je frémissais, Doris, et d'un vainqueur sauvage
Craignais de rencontrer l'effroyable visage.
J'entrai dans son vaisseau, détestant sa fureur,
Et toujours détournant ma vue avec horreur.
Je le vis : son aspect n'avait rien de farouche ;
Je sentis le reproche expirer dans ma bouche,
Je sentis contre moi mon coeur se déclarer,
J'oubliai ma colère, et ne sus que pleurer.
Je me laissai conduire à cet aimable guide.
Je l'aimais à Lesbos, et je l'aime en Aulide.
Iphigénie en vain s'offre à me protéger,
Et me tend une main prompte à me soulager :
Triste effet des fureurs dont je suis tourmentée,
Je n'accepte la main qu'elle m'a présentée
Que pour m'armer contre elle, et sans me découvrir,
Traverser son bonheur que je ne puis souffrir.
Doris
Et que pourrait contre elle une impuissante haine ?
Ne valait-il pas mieux, renfermée à Mycène,
Eviter les tourments que vous venez chercher,
Et combattre des feux contraints de se cacher ?
Eriphile
Je le voulais, Doris. Mais quelque triste image
Que sa gloire à mes yeux montrât sur ce rivage,
Au sort qui me traînait il fallut consentir :
Une secrète voix m'ordonna de partir,
Me dit qu'offrant ici ma présence importune,
Peut-être j'y pourrais porter mon infortune ;
Que peut-être, approchant ces amants trop heureux,
Quelqu'un de mes malheurs se répandrait sur eux.
Voilà ce qui m'amène, et non l'impatience
D'apprendre à qui je dois une triste naissance.
Ou plutôt leur hymen me servira de loi :
S'il s'achève, il suffit ; tout est fini pour moi ;
Je périrai, Doris, et par une mort prompte,
Dans la nuit du tombeau j'enfermerai ma honte,
Sans chercher des parents si longtemps ignorés,
Et que ma folle amour a trop déshonorés.
Doris
Que je vous plains, Madame ! et que la tyrannie...
Eriphile
Tu vois Agamemnon avec Iphigénie.
Scène II
Agamemnon, Iphigénie, Eriphile, Doris
Iphigénie
Seigneur, où courez-vous ? et quels empressements
Vous dérobent sitôt à nos embrassements ?
A qui dois-je imputer cette fuite soudaine ?
Mon respect a fait place aux transports de la reine ;
Un moment à mon tour ne vous puis-je arrêter ?
Et ma joie à vos yeux n'ose-t-elle éclater ?
Ne puis-je...
Agamemnon
Eh bien, ma fille, embrassez votre père ;
Il vous aime toujours.
Iphigénie
Que cette amour m'est chère !
Quel plaisir de vous voir et de vous contempler
Dans ce nouvel éclat dont je vous vois briller !
Quels honneurs ! Quel pouvoir ! Déjà la renommée
Par d'étonnants récits m'en avait informée ;
Mais que voyant de près ce spectacle charmant,
Je sens croître ma joie et mon étonnement !
Dieux ! avec quel amour la Grèce vous révère !
Quel bonheur de me voir la fille d'un tel père !
Agamemnon
Vous méritiez, ma fille, un père plus heureux.
Iphigénie
Quelle félicité peut manquer à vos voeux ?
A de plus grands honneurs un roi peut-il prétendre ?
J'ai cru n'avoir au ciel que des grâces à rendre.
Agamemnon
Grands dieux ! à son malheur dois-je la préparer ?
Iphigénie
Vous vous cachez, Seigneur, et semblez soupirer ;
Tous vos regards sur moi ne tombent qu'avec peine.
Avons-nous sans votre ordre abandonné Mycène ?
Agamemnon
Ma fille, je vous vois toujours des mêmes yeux ;
Mais les temps sont changés, aussi bien que les lieux.
D'un soin cruel ma joie est ici combattue.
Iphigénie
Hé ! mon père, oubliez votre rang à ma vue,
Je prévois la rigueur d'un long éloignement.
N'osez-vous sans rougir être père un moment ?
Vous n'avez devant vous qu'une jeune princesse
A qui j'avais pour moi vanté votre tendresse.
Cent fois lui promettant mes soins, votre bonté,
J'ai fait gloire à ses yeux de ma félicité. Que va-t-elle penser de votre indifférence ?
Ai-je flatté ses voeux d'une fausse espérance ?
N'éclaircirez-vous point ce front chargé d'ennuis ?
Agamemnon
Ah ! ma fille !
Iphigénie
Seigneur, poursuivez.
Agamemnon
Je ne puis.
Iphigénie
Périsse le Troyen auteur de nos alarmes !
Agamemnon
Sa perte à ses vainqueurs coûtera bien des larmes.
Iphigénie
Les dieux daignent surtout prendre soin de vos jours !
Agamemnon
Les dieux depuis un temps me sont cruels et sourds.
Iphigénie
Calchas, dit-on, prépare un pompeux sacrifice ?
Agamemnon
Puissé-je auparavant fléchir leur injustice !
Iphigénie
L'offrira-t-on bientôt ?
Agamemnon
Plus tôt que je ne veux.
Iphigénie
Me sera-t-il permis de me joindre à vos voeux ?
Verra-t-on à l'autel votre heureuse famille ?
Agamemnon
Hélas !
Iphigénie
Vous vous taisez !
Agamemnon
Vous y serez, ma fille.
Adieu.
Scène III
Iphigénie, Eriphile, Doris
Iphigénie
De cet accueil que dois-je soupçonner ?
D'une secrète horreur je me sens frissonner.
Je crains, malgré moi-même, un malheur que j'ignore.
Justes dieux, vous savez pour qui je vous implore !
Eriphile
Quoi ! parmi tous les soins qui doivent l'accabler,
Quelque froideur suffit pour vous faire trembler !
Hélas ! à quels soupirs suis-je donc condamnée,
Moi qui de mes parents toujours abandonnée,
Etrangère partout, n'ai pas même en naissant,
Peut-être reçu d'eux un regard caressant !
Du moins, si vos respects sont rejetés d'un père,
Vous en pouvez gémir dans le sein d'une mère,
Et de quelque disgrâce enfin que vous pleuriez,
Quels pleurs par un amant ne sont point essuyés ?
Iphigénie
Je ne m'en défends point : mes pleurs, belle Eriphile,
Ne tiendront pas longtemps contre les soins d'Achille ;
Sa gloire, son amour, mon père, mon devoir,
Lui donnent sur mon âme un trop juste pouvoir.
Mais de lui-même ici que faut-il que je pense ? Cet amant, pour me voir brûlant d'impatience,
Que les Grecs de ces bords ne pouvaient arracher,
Qu'un père de si loin m'ordonne de chercher,
S'empresse-t-il assez pour jouir d'une vue
Qu'avec tant de transports je croyais attendue ?
Pour moi, depuis deux jours qu'approchant de ces lieux,
Leur aspect souhaité se découvre à nos yeux,
Je l'attendais partout ; et d'un regard timide
Sans cesse parcourant les chemins de l'Aulide,
Mon coeur pour le chercher volait loin devant moi,
Et je demande Achille à tout ce que je voi.
Je viens, j'arrive enfin sans qu'il m'ait prévenue.
Je n'ai percé qu'à peine une foule inconnue ;
Lui seul ne paraît point. Le triste Agamemnon
Semble craindre à mes yeux de prononcer son nom.
Que fait-il ? Qui pourra m'expliquer ce mystère ?
Trouverai-je l'amant glacé comme le père ?
Et les soins de la guerre auraient-ils en un jour
Eteint dans tous les coeurs la tendresse et l'amour ?
Mais non ; c'est l'offenser par d'injustes alarmes.
C'est à moi que l'on doit le secours de ses armes.
Il n'était point à Sparte entre tous ces amants
Dont le père d'Hélène a reçu les serments :
Lui seul de tous les Grecs maître de sa parole,
S'il part contre Ilion, c'est pour moi qu'il y vole ;
Et satisfait d'un prix qui lui semble si doux,
Il veut même y porter le nom de mon époux.
Scène IV
Clytemnestre, Iphigénie, Eriphile, Doris
Clytemnestre
Ma fille, il faut partir sans que rien nous retienne,
Et sauver en fuyant votre gloire et la mienne.
Je ne m'étonne plus qu'interdit et distrait
Votre père ait paru nous revoir à regret.
Aux affronts d'un refus craignant de vous commettre,
Il m'avait par Arcas envoyé cette lettre.
Arcas s'est vu trompé par notre égarement,
Et vient de me la rendre en ce même moment.
Sauvons, encore un coup, notre gloire offensée :
Pour votre hymen Achille a changé de pensée,
Et refusant l'honneur qu'on lui veut accorder,
Jusques à son retour il veut le retarder.
Eriphile
Qu'entends-je ?
Clytemnestre
Je vous vois rougir de cet outrage.
Il faut d'un noble orgueil armer votre courage.
Moi-même, de l'ingrat approuvant le dessein,
Je vous l'ai dans Argos présenté de ma main,
Et mon choix, que flattait le bruit de sa noblesse,
Vous donnait avec joie au fils d'une déesse. Mais puisque désormais son lâche repentir
Dément le sang des dieux, dont on le fait sortir,
Ma fille, c'est à nous de montrer qui nous sommes,
Et de ne voir en lui que le dernier des hommes.
Lui ferons-nous penser, par un plus long séjour,
Que vos voeux de son coeur attendent le retour ?
Rompons avec plaisir un hymen qu'il diffère.
J'ai fait de mon dessein avertir votre père ;
Je ne l'attends ici que pour m'en séparer,
Et pour ce prompt départ je vais tout préparer.
(A Eriphile.)
Je ne vous presse point, Madame, de nous suivre ;
En de plus chères mains ma retraite vous livre.
De vos desseins secrets on est trop éclairci,
Et ce n'est pas Calchas que vous cherchez ici.
Scène V
Iphigénie, Eriphile, Doris
Iphigénie
En quel funeste état ces mots m'ont-ils laissée !
Pour mon hymen Achille a changé de pensée !
Il me faut sans honneur retourner sur mes pas ;
Et vous cherchez ici quelque autre que Calchas ?
Eriphile
Madame, à ce discours je ne puis rien comprendre.
Iphigénie
Vous m'entendez assez, si vous voulez m'entendre.
Le sort injurieux me ravit un époux ;
Madame, à mon malheur m'abandonnerez-vous ?
Vous ne pouviez sans moi demeurer à Mycène ;
Me verra-t-on sans vous partir avec la reine ?
Eriphile
Je voulais voir Calchas avant que de partir.
Iphigénie
Que tardez-vous, Madame, à le faire avertir ?
Eriphile
D'Argos, dans un moment, vous reprenez la route.
Iphigénie
Un moment quelquefois éclaircit plus d'un doute.
Mais, Madame, je vois que c'est trop vous presser ;
Je vois ce que jamais je n'ai voulu penser :
Achille... Vous brûlez que je ne sois partie.
Eriphile
Moi ? Vous me soupçonnez de cette perfidie ?
Moi, j'aimerais, Madame, un vainqueur furieux,
Qui toujours tout sanglant se présente à mes yeux ?
Qui, la flamme à la main et de meurtres avide,
Mit en cendres Lesbos...
Iphigénie
Oui, vous l'aimez, perfide !
Et ces mêmes fureurs que vous me dépeignez,
Ces bras que dans le sang vous avez vus baignés,
Ces morts, cette Lesbos, ces cendres, cette flamme,
Sont les traits dont l'amour l'a gravé dans votre âme,
Et loin d'en détester le cruel souvenir,
Vous vous plaisez encore à m'en entretenir.
Déjà plus d'une fois, dans vos plaintes forcées,
J'ai dû voir, et j'ai vu, le fond de vos pensées ;
Mais toujours sur mes yeux ma facile bonté
A remis le bandeau que j'avais écarté.
Vous l'aimez. Que faisais-je ? et quelle erreur fatale
M'a fait entre mes bras recevoir ma rivale ?
Crédule, je l'aimais ; mon coeur même aujourd'hui De son parjure amant lui promettait l'appui.
Voilà donc le triomphe où j'étais amenée !
Moi-même à votre char je me suis enchaînée.
Je vous pardonne, hélas ! des voeux intéressés,
Et la perte d'un coeur que vous me ravissez.
Mais que sans m'avertir du piège qu'on me dresse,
Vous me laissiez chercher jusqu'au fond de la Grèce
L'ingrat qui ne m'attend que pour m'abandonner,
Perfide, cet affront se peut-il pardonner ?
Eriphile
Vous me donnez des noms qui doivent me surprendre,
Madame : on ne m'a pas instruite à les entendre ;
Et les dieux, contre moi dès longtemps indignés,
A mon oreille encor les avaient épargnés.
Mais il faut des amants excuser l'injustice.
Et de quoi vouliez-vous que je vous avertisse ?
Avez-vous pu penser qu'au sang d'Agamemnon
Achille préférât une fille sans nom,
Qui de tout son destin ce qu'elle a pu comprendre,
C'est qu'elle sort d'un sang qu'il brûle de répandre ?
Iphigénie
Vous triomphez, cruelle, et bravez ma douleur.
Je n'avais pas encor senti tout mon malheur,
Et vous ne comparez votre exil et ma gloire,
Que pour mieux relever votre injuste victoire.
Toutefois vos transports sont trop précipités. Ce même Agamemnon à qui vous insultez,
II commande à la Grèce, il est mon père, il m'aime,
II ressent mes douleurs beaucoup plus que moi-même.
Mes larmes par avance avaient su le toucher ;
J'ai surpris ses soupirs qu'il me voulait cacher.
Hélas ! de son accueil condamnant la tristesse,
J'osais me plaindre à lui de son peu de tendresse !
Scène VI
Achille, Iphigénie, Eriphile, Doris
Achille
II est donc vrai, Madame, et c'est vous que je vois !
Je soupçonnais d'erreur tout le camp à la fois.
Vous en Aulide ? Vous ? Eh ! qu'y venez-vous faire ?
D'où vient qu'Agamemnon m'assurait le contraire ?
Iphigénie
Seigneur, rassurez-vous. Vos voeux seront contents :
Iphigénie encor n'y sera pas longtemps.
Scène VII
Achille. Eriphile, Doris
Achille
Elle me fuit ! Veillé-je ? ou n'est-ce point un songe ?
Dans quel trouble nouveau cette fuite me plonge !
Madame, je ne sais si sans vous irriter
Achille devant vous pourra se présenter ;
Mais si d'un ennemi vous souffrez la prière,
Si lui-même souvent a plaint sa prisonnière,
Vous savez quel sujet conduit ici leurs pas ;
Vous savez...
Eriphile
Quoi ! Seigneur, ne le savez-vous pas,
Vous qui depuis un mois, brûlant sur ce rivage,
Avez conclu vous-même et hâté leur voyage ?
Achille
De ce même rivage absent depuis un mois,
Je le revis hier pour la première fois.
Eriphile
Quoi ? Lorsque Agamemnon écrivait à Mycène,
Votre amour, votre main n'a pas conduit la sienne ?
Quoi ! vous qui de sa fille adoriez les attraits...
Achille
Vous m'en voyez encore épris plus que jamais,
Madame, et si l'effet eût suivi ma pensée,
Moi-même dans Argos je l'aurais devancée.
Cependant on me fuit. Quel crime ai-je commis ?
Mais je ne vois partout que des yeux ennemis.
Que dis-je ? en ce moment Calchas, Nestor, Ulysse,
De leur vaine éloquence employant l'artifice,
Combattaient mon amour, et semblaient m'annoncer
Que si j'en crois ma gloire, il faut y renoncer.
Quelle entreprise ici pourrait être formée ?
Suis-je, sans le savoir, la fable de l'armée ?
Entrons : c'est un secret qu'il leur faut arracher.
Scène VIII
Eriphile, Doris
Eriphile
Dieux, qui voyez ma honte, où me dois-je cacher ?
Orgueilleuse rivale, on t'aime, et tu murmures ?
Souffrirai-je à la fois ta gloire et tes injures ?
Ah ! plutôt... Mais, Doris, ou j'aime à me flatter,
Ou sur eux quelque orage est tout prêt d'éclater.
J'ai des yeux. Leur bonheur n'est pas encor tranquille.
On trompe Iphigénie ; on se cache d'Achille ;
Agamemnon gémit. Ne désespérons point ;
Et si le sort contre elle à ma haine se joint,
Je saurai profiter de cette intelligence
Pour ne pas pleurer seule et mourir sans vengeance.
Acte troisième
Scène I
Agamemnon, Clytemnestre
Clytemnestre
Oui, Seigneur, nous partions ; et mon juste courroux
Laissait bientôt Achille et le camp loin de nous.
Ma fille dans Argos courait pleurer sa honte.
Mais lui-même, étonné d'une fuite si prompte,
Par combien de serments, dont je n'ai pu douter,
Vient-il de me convaincre, et de nous arrêter !
Il presse cet hymen qu'on prétend qu'il diffère,
Et vous cherche, brûlant d'amour et de colère :
Prêt d'imposer silence à ce bruit imposteur,
Achille en veut connaître et confondre l'auteur.
Bannissez ces soupçons qui troublaient notre joie.
Agamemnon
Madame, c'est assez. Je consens qu'on le croie.
Je reconnais l'erreur qui nous avait séduits,
Et ressens votre joie autant que je le puis.
Vous voulez que Calchas l'unisse à ma famille ;
Vous pouvez à l'autel envoyer votre fille,
Je l'attends. Mais avant que de passer plus loin,
J'ai voulu vous parler un moment sans témoin.
Vous voyez en quels lieux vous l'avez amenée :
Tout y ressent la guerre, et non point l'hyménée,
Le tumulte d'un camp, soldats et matelots, Un autel hérissé de dards, de javelots,
Tout ce spectacle enfin, pompe digne d'Achille,
Pour attirer vos yeux n'est point assez tranquille,
Et les Grecs y verraient l'épouse de leur roi
Dans un état indigne et de vous et de moi.
M'en croirez-vous ? Laissez, de vos femmes suivie,
A cet hymen, sans vous, marcher Iphigénie.
Clytemnestre
Qui ? moi ? que remettant ma fille en d'autres bras,
Ce que j'ai commencé, je ne l'achève pas ?
Qu'après l'avoir d'Argos amenée en Aulide,
Je refuse à l'autel de lui servir de guide !
Dois-je donc de Calchas être moins près que vous ?
Et qui présentera ma fille à son époux ?
Quelle autre ordonnera cette pompe sacrée ?
Agamemnon
Vous n'êtes point ici dans le palais d'Atrée.
Vous êtes dans un camp...
Clytemnestre
Où tout vous est soumis,
Où le sort de l'Asie en vos mains est remis,
Où je vois sous vos lois marcher la Grèce entière,
Où le fils de Thétis va m'appeler sa mère.
Dans quel palais superbe et plein de ma grandeur
Puis-je jamais paraître avec plus de splendeur ?
Agamemnon
Madame, au nom des dieux auteurs de notre race,
Daignez à mon amour accorder cette grâce.
J'ai mes raisons.
Clytemnestre
Seigneur, au nom des mêmes dieux,
D'un spectacle si doux ne privez point mes yeux.
Daignez ne point ici rougir de ma présence.
Agamemnon
J'avais plus espéré de votre complaisance.
Mais puisque la raison ne vous peut émouvoir,
Puisque enfin ma prière a si peu de pouvoir,
Vous avez entendu ce que je vous demande,
Madame : je le veux, et je vous le commande.
Obéissez.
Scène II
Clytemnestre, seule.
D'où vient que d'un soin si cruel
L'injuste Agamemnon m'écarte de l'autel ?
Fier de son nouveau rang, m'ose-t-il méconnaître ?
Me croit-il à sa suite indigne de paraître ?
Ou de l'empire encor timide possesseur,
N'oserait-il d'Hélène ici montrer la soeur ?
Et pourquoi me cacher ? et par quelle injustice
Faut-il que sur mon front sa honte rejaillisse ?
Mais n'importe ; il le veut, et mon coeur s'y résout.
Ma fille, ton bonheur me console de tout !
Le ciel te donne Achille, et ma joie est extrême
De t'entendre nommer... Mais le voici lui-même.
Scène III
Achille, Clytemnestre
Achille
Tout succède, Madame, à mon empressement.
Le roi n'a point voulu d'autre éclaircissement ;
II en croit mes transports ; et sans presque m'entendre,
II vient, en m'embrassant, de m'accepter pour gendre.
Il ne m'a dit qu'un mot. Mais vous a-t-il conté
Quel bonheur dans le camp vous avez apporté ?
Les dieux vont s'apaiser ; du moins Calchas publie