Quand je lus les Guêpes d'Aristophane, je ne songeais guère que j'en dusse faire les Plaideurs. J'avoue qu'elles me divertirent beaucoup, et que j'y trouvai quantité de plaisanteries qui me tentèrent d'en faire part au public ; mais c'était en les mettant dans la bouche des Italiens, à qui je les avais destinées, comme une chose qui leur appartenait de plein droit. Le juge qui saute par les fenêtres, le chien criminel et les larmes de sa famille me semblaient autant d'incidents dignes de la gravité de Scaramouche. Le départ de cet acteur interrompit mon dessein, et fit naître l'envie à quelques-uns de mes amis de voir sur notre théâtre un échantillon d'Aristophane. Je ne me rendis pas à la première proposition qu'ils m'en firent. Je leur dis que quelque esprit que je trouvasse dans cet auteur, mon inclination ne me porterait pas à le prendre pour modèle si j'avais à faire une comédie, et que j'aimerais beaucoup mieux imiter la régularité de Ménandre et de Térence, que la liberté de Plaute et d'Aristophane. On me répondit que ce n'était pas une comédie qu'on me demandait, et qu'on voulait seulement voir si les bons mots d'Aristophane auraient quelque grâce dans notre langue. Ainsi, moitié en m'encourageant, moitié en mettant eux-mêmes la main à l'oeuvre, mes amis me firent commencer une pièce qui ne tarda guère à être achevée.
Cependant la plupart du monde ne se soucie point de l'intention ni de la diligence des auteurs. On examina d'abord mon amusement comme on aurait fait une tragédie. Ceux mêmes qui s'y étaient le plus divertis eurent peur de n'avoir pas ri dans les règles et trouvèrent mauvais que je n'eusse pas songé plus sérieusement à les faire rire. Quelques autres s'imaginèrent qu'il était bienséant à eux de s'y ennuyer et que les matières de palais ne pouvaient pas être un sujet de divertissement pour les gens de cour. La pièce fut bientôt jouée à Versailles. On ne fit point de scrupule de s'y réjouir ; et ceux qui avaient cru se déshonorer de rire à Paris furent peut-être obligés de rire à Versailles pour se faire honneur.
Ils auraient tort, à la vérité, s'ils me reprochaient d'avoir fatigué leurs oreilles de trop de chicane. C'est une langue qui m'est plus étrangère qu'à personne, et je n'en ai employé que quelques mots barbares que je puis avoir appris dans le cours d'un procès que ni mes juges ni moi n'avons jamais bien entendu. Si j'appréhende quelque chose, c'est que des personnes un peu sérieuses ne traitent de badineries le procès du chien et les extravagances du juge. Mais enfin je traduis Aristophane, et l'on doit se souvenir qu'il avait affaire à des spectateurs assez difficiles. Les Athéniens savaient apparemment ce que c'était que le sel attique ; et ils étaient bien sûrs, quand ils avaient ri d'une chose, qu'ils n'avaient pas ri d'une sottise.
Pour moi, je trouve qu'Aristophane a eu raison de pousser les choses au-delà du vraisemblable. Les juges de l'Aréopage n'auraient pas peut-être trouvé bon qu'il eût marqué au naturel leur avidité de gagner, les bons tours de leurs secrétaires et les forfanteries de leurs avocats. Il était à propos d'outrer un peu les personnages pour les empêcher de se reconnaître. Le public ne laissait pas de discerner le vrai au travers du ridicule ; et je m'assure qu'il vaut mieux avoir occupé l'impertinente éloquence de deux orateurs autour d'un chien accusé, que si l'on avait mis sur la sellette un véritable criminel et qu'on eût intéressé les spectateurs à la vie d'un homme.
Quoi qu'il en soit, je puis dire que notre siècle n'a pas été de plus mauvaise humeur que le sien, et que si le but de ma comédie était de faire rire, jamais comédie n'a mieux attrapé son but. Ce n'est pas que j'attende un grand honneur d'avoir assez longtemps réjoui le monde ; mais je me sais quelque gré de l'avoir fait sans qu'il m'en ait coûté une seule de ces sales équivoques et de ces malhonnêtes plaisanteries qui coûtent maintenant si peu à la plupart de nos écrivains, et qui font retomber le théâtre dans la turpitude d'où quelques auteurs plus modestes l'avaient tiré.
Introduction
Comédie
Personnages
Dandin, juge.
Léandre, fils de Dandin.
Chicanneau, bourgeois.
Isabelle, fille de Chicanneau.
La Comtesse.
Petit-Jean, portier.
L'intimé, secrétaire.
Le souffleur.
La scène est dans une ville de Basse-Normandie.
Acte premier
Scène I
Petit-Jean, traînant un gros sac de procès.
Ma foi ! sur l'avenir bien fou qui se fiera :
Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
Un juge, l'an passé, me prit à son service ;
Il m'avait fait venir d'Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous.
On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups :
Tout Picard que j'étais, j'étais un bon apôtre,
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas :
Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros comme le bras !
Mais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie.
Ma foi, j'étais un franc portier de comédie :
On avait beau heurter et m'ôter son chapeau,
On n'entrait pas chez nous sans graisser le marteau.
Point d'argent, point de Suisse, et ma porte était close.
Il est vrai qu'à Monsieur j'en rendais quelque chose ;
Nous comptions quelquefois. On me donnait le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin ;
Mais je n'y perdais rien. Enfin, vaille que vaille,
J'aurais sur le marché fort bien fourni la paille.
C'est dommage : il avait le coeur trop au métier ;
Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier,
Et bien souvent tout seul ; si l'on l'eût voulu croire,
Il y serait couché sans manger et sans boire. Je lui disais parfois : "Monsieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin :
Qui veut voyager loin ménage sa monture ;
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure".
Il n'en a tenu compte. Il a si bien veillé
Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé.
Il nous veut tous juger les uns après les autres.
Il marmotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré mal gré,
Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet carré.
Il fit couper la tête à son coq, de colère,
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire :
Il disait qu'un plaideur dont l'affaire allait mal
Avait graissé la patte à ce pauvre animal.
Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire,
Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire.
Il nous le fait garder jour et nuit, et de près :
Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids.
Pour s'échapper de nous, Dieu sait s'il est allègre.
Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre,
C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller.
Mais veille qui voudra, voici mon oreiller.
Ma foi, pour cette nuit il faut que je m'en donne !
Pour dormir dans la rue on n'offense personne :
Dormons. Scène II
L'Intimé, Petit-Jean
L'intimé
Hé ! Petit-Jean ! Petit-Jean !
Petit-Jean
L'Intimé !
Il a déjà bien peur de me voir enrhumé.
L'Intimé
Que diable ! si matin que fais-tu dans la rue ?
Petit-Jean
Est-ce qu'il faut toujours faire le pied de grue,
Garder toujours un homme, et l'entendre crier ?
Quelle gueule ! Pour moi, je crois qu'il est sorcier.
L'Intimé
Bon !
Petit-Jean
Je lui disais donc, en me grattant la tête,
Que je voulais dormir. "Présente ta requête
Comme tu veux dormir", m'a-t-il dit gravement.
Je dors en te contant la chose seulement.
Bonsoir. L'Intimé
Comment bonsoir ? Que le diable m'emporte
Si... Mais j'entends du bruit au-dessus de la porte. Scène III
Dandin, L'Intimé, Petit-Jean
Dandin, à la fenêtre.
Petit-Jean ! L'Intimé !
L'Intimé, à Petit-Jean.
Paix !
Dandin
Je suis seul ici.
Voilà mes guichetiers en défaut, Dieu merci.
Si je leur donne temps, ils pourront comparaître.
Cà, pour nous élargir, sautons par la fenêtre.
Hors de cour !
L'Intimé
Comme il saute !
Petit-Jean
Ho ! Monsieur ! je vous tien.
Dandin
Au voleur ! au voleur !
Petit-Jean
Ho ! nous vous tenons bien. L'Intimé
Vous avez beau crier.
Dandin
Main-forte ! l'on me tue ! Scène IV
Léandre, Dandin, L'Intimé, Petit-Jean
Léandre
Vite un flambeau ! j'entends mon père dans la rue.
Mon père, si matin qui vous fait déloger ?
Où courez-vous la nuit ?
Dandin
Je veux aller juger.
Léandre
Et qui juger ? Tout dort.
Petit-Jean
Ma foi, je ne dors guères.
Léandre
Que de sacs ! il en a jusques aux jarretières.
Dandin
Je ne veux de trois mois rentrer dans la maison.
De sacs et de procès j'ai fait provision.
Léandre
Et qui vous nourrira ? Dandin
Le buvetier, je pense.
Léandre
Mais où dormirez-vous, mon père ?
Dandin
A l'audience.
Léandre
Non, mon père ; il vaut mieux que vous ne sortiez pas :
Dormez chez vous, chez vous faites tous vos repas,
Souffrez que la raison enfin vous persuade,
Et pour votre santé...
Dandin
Je veux être malade.
Léandre
Vous ne l'êtes que trop. Donnez-vous du repos ;
Vous n'avez tantôt plus que la peau sur les os.
Dandin
Du repos ? Ah ! sur toi tu veux régler ton père !
Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère,
Qu'à battre le pavé comme un tas de galants,
Courir le bal la nuit, et le jour les brelans ?
L'argent ne nous vient pas si vite que l'on pense. Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
Ma robe vous fait honte : un fils de juge ! Ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme. Hé ! Dandin, mon ami,
Regarde dans ma chambre et dans ma garde-robe
Les portraits des Dandins : tous ont porté la robe,
Et c'est le bon parti. Compare prix pour prix
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis :
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu'est-ce qu'un gentilhomme ? Un pilier d'antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez ou la main dans la poche,
Enfin, pour se chauffer, venir tourner ma broche !
Voilà comme on les traite. Hé ! mon pauvre garçon,
De ta défunte mère est-ce là la leçon ?
La pauvre Babonnette ! Hélas ! lorsque j'y pense,
Elle ne manquait pas une seule audience !
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta,
Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta :
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu'un sot.
Léandre
Vous vous morfondez là,
Mon père. Petit-Jean, ramenez votre maître,
Couchez-le dans son lit ; fermez porte, fenêtre ;
Qu'on barricade tout, afin qu'il ait plus chaud. Petit-Jean
Faites donc mettre au moins des garde-fous là-haut.
Dandin
Quoi ? l'on me mènera coucher sans autre forme ?
Obtenez un arrêt comme il faut que je dorme.
Léandre
Hé ! par provision, mon père, couchez-vous.
Dandin
J'irai ; mais je m'en vais vous faire enrager tous :
Je ne dormirai point.
Léandre
Eh bien, à la bonne heure !
Qu'on ne le quitte pas. Toi, L'Intimé, demeure. Scène V
Léandre, L'Intimé
Léandre
Je veux t'entretenir un moment sans témoin.
L'Intimé
Quoi ? vous faut-il garder ?
Léandre
J'en aurais bon besoin.
J'ai ma folie, hélas ! aussi bien que mon père.
L'Intimé
Oh ! vous voulez juger ?
Léandre
Laissons là le mystère.
Tu connais ce logis ?
L'Intimé
Je vous entends enfin.
Diantre ! l'amour vous tient au coeur de bon matin.
Vous me voulez parler sans doute d'Isabelle.
Je vous l'ai dit cent fois : elle est sage, elle est belle ;
Mais vous devez songer que monsieur Chicanneau
De son bien en procès consume le plus beau. Qui ne plaide-t-il point ? Je crois qu'à l'audience
Il fera, s'il ne meurt, venir toute la France.
Tout auprès de son juge il s'est venu loger :
L'un veut plaider toujours, l'autre toujours juger,
Et c'est un grand hasard s'il conclut votre affaire
Sans plaider le curé, le gendre et le notaire.
Léandre
Je le sais comme toi ; mais malgré tout cela,
Je meurs pour Isabelle.
L'Intimé
Eh bien ! épousez-la,
Vous n'avez qu'à parler, c'est une affaire prête.
Léandre
Hé ! cela ne va pas si vite que ta tête.
Son père est un sauvage à qui je ferais peur.
A moins que d'être huissier, sergent ou procureur,
On ne voit point sa fille ; et la pauvre Isabelle,
Invisible et dolente, est en prison chez elle.
Elle voit dissiper sa jeunesse en regrets,
Mon amour en fumée, et son bien en procès.
Il la ruinera si l'on le laisse faire.
Ne connaîtrais-tu pas quelque honnête faussaire
Qui servît ses amis, en le payant, s'entend,
Quelque sergent zélé ? L'Intimé
Bon ! l'on en trouve tant !
Léandre
Mais encore ?
L'Intimé
Ah ! Monsieur ! si feu mon pauvre père
Etait encor vivant, c'était bien votre affaire.
Il gagnait en un jour plus qu'un autre en six mois :
Ses rides sur son front gravaient tous ses exploits.
Il vous eût arrêté le carrosse d'un prince ;
Il vous l'eût pris lui-même ; et si dans la province
Il se donnait en tout vingt coups de nerf de boeuf,
Mon père pour sa part en emboursait dix-neuf.
Mais de quoi s'agit-il ? Suis-je pas fils de maître ?
Je vous servirai.
Léandre
Toi ?
L'Intimé
Mieux qu'un sergent peut-être.
Léandre
Tu porterais au père un faux exploit !
L'Intimé
Hon ! hon ! Léandre
Tu rendrais à la fille un billet ?
L'Intimé
Pourquoi non ?
Je suis des deux métiers.
Léandre
Viens, je l'entends qui crie.
Allons à ce dessein rêver ailleurs. Scène VI
Chicanneau, Petit-Jean
Chicanneau, allant et revenant.
La Brie,
Qu'on garde la maison, je reviendrai bientôt.
Qu'on ne laisse monter aucune âme là-haut.
Fais porter cette lettre à la poste du Maine.
Prends-moi dans mon clapier trois lapins de garenne,
Et chez mon procureur porte-les ce matin.
Si son clerc vient céans, fais-lui goûter mon vin.
Ah ! donne-lui ce sac, qui pend à ma fenêtre.
Est-ce tout ? Il viendra me demander peut-être
Un grand homme sec, là, qui me sert de témoin,
Et qui jure pour moi lorsque j'en ai besoin :
Qu'il m'attende. Je crains que mon juge ne sorte ;
Quatre heures vont sonner. Mais frappons à sa porte.
Petit-Jean, entr'ouvrant la porte.
Qui va là ?
Chicanneau
Peut-on voir Monsieur ?
Petit-Jean, refermant la porte.
Non.
Chicanneau
Pourrait-on
Dire un mot à Monsieur son secrétaire ? Petit-Jean
Non.
Chicanneau
Et Monsieur son portier ?
Petit-Jean
C'est moi-même.
Chicanneau
De grâce,
Buvez à ma santé, Monsieur.
Petit-Jean
Grand bien vous fasse !
Mais revenez demain.
Chicanneau
Hé ! rendez donc l'argent.
Le monde est devenu, sans mentir, bien méchant.
J'ai vu que les procès ne donnaient point de peine :
Six écus en gagnaient une demi-douzaine.
Mais aujourd'hui, je crois que tout mon bien entier
Ne me suffirait pas pour gagner un portier.
Mais j'aperçois venir madame la comtesse
De Pimbesche. Elle vient pour affaire qui presse. Scène VII
La Comtesse, Chicanneau
Chicanneau
Madame, on n'entre plus.
La Comtesse
Eh bien ! l'ai-je pas dit ?
Sans mentir, mes valets me font perdre l'esprit.
Pour les faire lever c'est en vain que je gronde ;
Il faut que tous les jours j'éveille tout mon monde.
Chicanneau
Il faut absolument qu'il se fasse celer.
La Comtesse
Pour moi, depuis deux jours, je ne lui puis parler.
Chicanneau
Ma partie est puissante, et j'ai lieu de tout craindre.
La Comtesse
Après ce qu'on m'a fait, il ne faut plus se plaindre.
Chicanneau
Si pourtant j'ai bon droit.
La Comtesse
Ah ! Monsieur ! quel arrêt ! Chicanneau
Je m'en rapporte à vous. Ecoutez, s'il vous plaît.
La Comtesse
Il faut que vous sachiez, Monsieur, la perfidie...
Chicanneau
Ce n'est rien dans le fond.
La Comtesse
Monsieur, que je vous die...
Chicanneau
Voici le fait. Depuis quinze ou vingt ans en çà,
Au travers d'un mien pré certain ânon passa,
S'y vautra, non sans faire un notable dommage,
Dont je formai ma plainte au juge du village.
Je fais saisir l'ânon. Un expert est nommé,
A deux bottes de foin le dégât estimé,
Enfin, au bout d'un an, sentence par laquelle
Nous sommes renvoyés hors de cour. J'en appelle.
Pendant qu'à l'audience on poursuit un arrêt,
Remarquez bien ceci, Madame, s'il vous plaît,
Notre ami Drolichon, qui n'est pas une bête,
Obtient pour quelque argent un arrêt sur requête,
Et je gagne ma cause. A cela, que fait-on ?
Mon chicaneur s'oppose à l'exécution. Autre incident : tandis qu'au procès on travaille,
Ma partie en mon pré laisse aller sa volaille.
Ordonné qu'il sera fait rapport à la cour
Du foin que peut manger une poule en un jour ;
Le tout joint au procès. Enfin, et toute chose
Demeurant en état, on appointe la cause,
Le cinquième ou sixième avril cinquante-six.
J'écris sur nouveaux frais. Je produis, je fournis
De dits, de contredits, enquêtes, compulsoires,
Rapports d'experts, transports, trois interlocutoires,
Griefs et faits nouveaux, baux et procès-verbaux.
J'obtiens lettres royaux, et je m'inscris en faux.
Quatorze appointements, trente exploits, six instances,
Six-vingt productions, vingt arrêts de défenses,
Arrêt enfin. Je perds ma cause avec dépens,
Estimés environ cinq à six mille francs.
Est-ce là faire droit ? Est-ce là comme on juge ?
Après quinze ou vingt ans ! Il me reste un refuge :
La requête civile est ouverte pour moi,
Je ne suis pas rendu. Mais vous, comme je vois,
Vous plaidez ?
La Comtesse
Plût à Dieu !
Chicanneau
J'y brûlerai mes livres. La Comtesse
Je...
Chicanneau
Deux bottes de foin cinq à six mille livres !
La Comtesse
Monsieur, tous mes procès allaient être finis ;
Il ne m'en restait plus que quatre ou cinq petits :
L'un contre mon mari, l'autre contre mon père,
Et contre mes enfants. Ah ! Monsieur, la misère !
Je ne sais quel biais ils ont imaginé,
Ni tout ce qu'ils ont fait ; mais on leur a donné
Un arrêt par lequel, moi vêtue et nourrie,
On me défend, Monsieur, de plaider de ma vie.
Chicanneau
De plaider ?
La Comtesse
De plaider !
Chicanneau
Certes, le trait est noir.
J'en suis surpris.
La Comtesse
Monsieur, j'en suis au désespoir. Chicanneau
Comment ! lier les mains aux gens de votre sorte !
Mais cette pension, Madame, est-elle forte ?
La Comtesse
Je n'en vivrais, Monsieur, que trop honnêtement.
Mais vivre sans plaider, est-ce contentement ?
Chicanneau
Des chicaneurs viendront nous manger jusqu'à l'âme,
Et nous ne dirons mot ? Mais, s'il vous plaît, Madame
Depuis quand plaidez-vous ?
La Comtesse
Il ne m'en souvient pas ;
Depuis trente ans, au plus.
Chicanneau
Ce n'est pas trop.
La Comtesse
Hélas !
Chicanneau
Et quel âge avez-vous ? Vous avez bon visage.
La Comtesse
Hé ! quelque soixante ans. Chicanneau
Comment ! c'est le bel âge
Pour plaider.
La Comtesse
Laissez faire, ils ne sont pas au bout.
J'y vendrai ma chemise ; et je veux rien ou tout.
Chicanneau
Madame, écoutez-moi. Voici ce qu'il faut faire.
La Comtesse
Oui, Monsieur, je vous crois comme mon propre père.
Chicanneau
J'irais trouver mon juge...
La Comtesse
Oh ! oui, Monsieur, j'irai.
Chicanneau
Me jeter à ses pieds...
La Comtesse
Oui, je m'y jetterai ;
Je l'ai bien résolu.
Chicanneau
Mais daignez donc m'entendre. La Comtesse
Oui, vous prenez la chose ainsi qu'il la faut prendre.
Chicanneau
Avez-vous dit, Madame ?
La Comtesse
Oui.
Chicanneau
J'irais sans façon
Trouver mon juge.
La Comtesse
Hélas ! que ce Monsieur est bon !
Chicanneau
Si vous parlez toujours, il faut que je me taise.
La Comtesse
Ah ! que vous m'obligez ! je ne me sens pas d'aise.
Chicanneau
J'irais trouver mon juge, et lui dirais...
La Comtesse
Oui. Chicanneau
Voi !
Et lui dirais : Monsieur
La Comtesse
Oui, Monsieur.
Chicanneau
Liez-moi...
La Comtesse
Monsieur, je ne veux point être liée.
Chicanneau
A l'autre !
La Comtesse
Je ne la serai point.
Chicanneau
Quelle humeur est la vôtre ?
La Comtesse
Non.
Chicanneau
Vous ne savez pas, Madame, où je viendrai.
La Comtesse
Je plaiderai, Monsieur, ou bien je ne pourrai. Chicanneau
Mais...
La Comtesse
Mais je ne veux point, Monsieur, que l'on me lie...
Chicanneau
Enfin, quand une femme en tête a sa folie...
La Comtesse
Fou vous-même.
Chicanneau
Madame !
La Comtesse
Et pourquoi me lier ?
Chicanneau
Madame...
La Comtesse
Voyez-vous ? il se rend familier.
Chicanneau
Mais, Madame...
La Comtesse
Un crasseux, qui n'a que sa chicane,
Veut donner des avis ! Chicanneau
Madame !
La Comtesse
Avec son âne !
Chicanneau
Vous me poussez.
La comtesse
Bonhomme, allez garder vos foins.
Chicanneau
Vous m'excédez.
La comtesse
Le sot !
Chicanneau
Que n'ai-je des témoins ! Scène VIII
Petit-Jean, La Comtesse, Chicanneau
Petit-Jean
Voyez le beau sabbat qu'ils font à notre porte.
Messieurs, allez plus loin tempêter de la sorte.
Chicanneau
Monsieur, soyez témoin...
La Comtesse
Que monsieur est un sot.
Chicanneau
Monsieur, vous l'entendez, retenez bien ce mot.
Petit-Jean
Ah ! vous ne deviez pas lâcher cette parole.
La Comtesse
Vraiment, c'est bien à lui de me traiter de folle !
Petit-Jean
Folle ! Vous avez tort. Pourquoi l'injurier ?
Chicanneau
On la conseille. Petit-Jean
Oh !
La Comtesse
Oui, de me faire lier.
Petit-Jean
Oh ! Monsieur !
Chicanneau
Jusqu'au bout que ne m'écoute-t-elle ?
Petit-Jean
Oh ! Madame !
La Comtesse
Qui ? moi ? souffrir qu'on me querelle ?
Chicanneau
Une crieuse !
Petit-Jean
Hé ! paix !
La Comtesse
Un chicaneur !
Petit-Jean
Holà ! Chicanneau
Qui n'ose plus plaider !
La Comtesse
Que t'importe cela ?
Qu'est-ce qui t'en revient, faussaire abominable,
Brouillon, voleur ?
Chicanneau
Et bon, et bon, de par le diable !
Un sergent ! un sergent !
La Comtesse
Un huissier ! un huissier !
Petit-Jean
Ma foi, juge et plaideurs, il faudrait tout lier.
Acte deuxième
Scène I
Léandre, L'intimé
L'intimé
Monsieur, encore un coup, je ne puis pas tout faire :
Puisque je fais l'huissier, faites le commissaire.
En robe sur mes pas il ne faut que venir ;
Vous aurez tout moyen de vous entretenir.
Changez en cheveux noirs votre perruque blonde.
Ces plaideurs songent-ils que vous soyez au monde ?
Hé ! lorsqu'à votre père ils vont faire leur cour,
A peine seulement savez-vous s'il est jour.
Mais n'admirez-vous pas cette bonne comtesse
Qu'avec tant de bonheur la fortune m'adresse ;
Qui dès qu'elle me voit, donnant dans le panneau,
Me charge d'un exploit pour monsieur Chicanneau,
Et le fait assigner pour certaine parole,
Disant qu'il la voudrait faire passer pour folle,
Je dis folle à lier, et pour d'autres excès
Et blasphèmes, toujours l'ornement des procès ?
Mais vous ne dites rien de tout mon équipage ?
Ai-je bien d'un sergent le port et le visage ?
Léandre
Ah ! fort bien. L'intimé
Je ne sais, mais je me sens enfin
L'âme et le dos six fois plus durs que ce matin.
Quoi qu'il en soit, voici l'exploit et votre lettre :
Isabelle l'aura, j'ose vous le promettre.
Mais pour faire signer le contrat que voici,
Il faut que sur mes pas vous vous rendiez ici.
Vous feindrez d'informer sur toute cette affaire,
Et vous ferez l'amour en présence du père.
Léandre
Mais ne va pas donner l'exploit pour le billet.
L'intimé
Le père aura l'exploit, la fille le poulet.
Rentrez. Scène II
Isabelle, L'intimé
Isabelle
Qui frappe ?
L'intimé
Ami. C'est la voix d'Isabelle.
Isabelle
Demandez-vous quelqu'un, Monsieur ?
L'intimé
Mademoiselle,
C'est un petit exploit que j'ose vous prier
De m'accorder l'honneur de vous signifier.
Isabelle
Monsieur, excusez-moi, je n'y puis rien comprendre.
Mon père va venir, qui pourra vous entendre.
L'intimé
Il n'est donc pas ici, Mademoiselle ?
Isabelle
Non.
L'intimé
L'exploit, Mademoiselle, est mis sous votre nom. Isabelle
Monsieur, vous me prenez pour une autre, sans doute :
Sans avoir de procès, je sais ce qu'il en coûte ;
Et si l'on n'aimait pas à plaider plus que moi,
Vos pareils pourraient bien chercher un autre emploi.
Adieu.
L'intimé
Mais, permettez...
Isabelle
Je ne veux rien permettre.
L'intimé
Ce n'est pas un exploit.
Isabelle
Chanson !
L'intimé
C'est une lettre.
Isabelle
Encor moins.
L'intimé
Mais lisez. Isabelle
Vous ne m'y tenez pas.
L'Intimé
C'est de Monsieur...
Isabelle
Adieu.
L'Intimé
Léandre.
Isabelle
Parlez bas.
C'est de Monsieur... ?
L'Intimé
Que diable ! on a bien de la peine
A se faire écouter ; je suis tout hors d'haleine.
Isabelle
Ah ! L'Intimé, pardonne à mes sens étonnés ;
Donne.
L'Intimé
Vous me deviez fermer la porte au nez.
Isabelle
Et qui t'aurait connu déguisé de la sorte ?
Mais donne. L'Intimé
Aux gens de bien ouvre-t-on votre porte ?
Isabelle
Hé ! donne donc.
L'Intimé
La peste...
Isabelle
Oh ! ne donnez donc pas.
Avec votre billet retournez sur vos pas.
L'Intimé
Tenez. Une autre fois ne soyez pas si prompte. Scène III
Chicanneau, Isabelle, L'Intimé
Chicanneau
Oui, je suis donc un sot, un voleur, à son compte ?
Un sergent s'est chargé de la remercier,
Et je vais lui servir un plat de mon métier.
Je serais bien fâché que ce fût à refaire,
Ni qu'elle m'envoyât assigner la première.
Mais un homme ici parle à ma fille ? Comment ?
Elle lit un billet ? Ah ! c'est de quelque amant.
Approchons.
Isabelle
Tout de bon, ton maître est-il sincère ?
Le croirai-je ?
L'Intimé
Il ne dort non plus que votre père.
(Apercevant Chicanneau.)
Il se tourmente ; il vous... fera voir aujourd'hui
Que l'on ne gagne rien à plaider contre lui.
Isabelle
C'est mon père ! Vraiment, vous leur pouvez apprendre
Que si l'on nous poursuit, nous saurons nous défendre.
Tenez, voilà le cas qu'on fait de votre exploit. Chicanneau
Comment ! c'est un exploit que ma fille lisait ?
Ah ! tu seras un jour l'honneur de ta famille :
Tu défendras ton bien. Viens, mon sang, viens, ma fille.
Va, je t'achèterai le Praticien françois.
Mais, diantre ! il ne faut pas déchirer les exploits.
Isabelle
Au moins, dites-leur bien que je ne les crains guère ;
Ils me feront plaisir : je les mets à pis faire.
Chicanneau
Hé ! ne te fâche point.
Isabelle
Adieu, Monsieur. Scène IV
Chicanneau, L'Intimé
L'Intimé
Or çà,
Verbalisons.
Chicanneau
Monsieur, de grâce, excusez-la :
Elle n'est pas instruite ; et puis, si bon vous semble,
En voici les morceaux que je vais mettre ensemble.
L'Intimé
Non.
Chicanneau
Je le lirai bien.
L'Intimé
Je ne suis pas méchant :
J'en ai sur moi copie.
Chicanneau
Ah ! le trait est touchant.
Mais je ne sais pourquoi, plus je vous envisage,
Et moins je me remets, Monsieur, votre visage.
Je connais force huissiers. L'Intimé
Informez-vous de moi :
Je m'acquitte assez bien de mon petit emploi.
Chicanneau
Soit. Pour qui venez-vous ?
L'Intimé
Pour une brave dame,
Monsieur, qui vous honore, et de toute son âme
Vaudrait que vous vinssiez, à ma sommation,
Lui faire un petit mot de réparation.
Chicanneau
De réparation ? Je n'ai blessé personne.
L'Intimé
Je le crois : vous avez, Monsieur, l'âme trop bonne.
Chicanneau
Que demandez-vous donc ?
L'Intimé
Elle voudrait, Monsieur,
Que devant des témoins vous lui fissiez l'honneur
De l'avouer pour sage, et point extravagante.
Chicanneau
Parbleu, c'est ma comtesse ! L'Intimé
Elle est votre servante.
Chicanneau
Je suis son serviteur.
L'Intimé
Vous êtes obligeant,
Monsieur.
Chicanneau
Oui, vous pouvez l'assurer qu'un sergent
Lui doit porter pour moi tout ce qu'elle demande.
Hé quoi donc ? les battus, ma foi, paieront l'amende !
Voyons ce qu'elle chante. Hon... Sixième janvier,
Pour avoir faussement dit qu'il fallait lier,
Etant à ce porté par esprit de chicane,
Haute et puissante dame Yolande Cudasne,
Comtesse de Pimbesche, Orbesche, et coetera,
Il soit dit que sur l'heure il se transportera
Au logis de la dame ; et là, d'une voix claire,
Devant quatre témoins assistés d'un notaire,
(Zeste ! ) ledit Hiérome avouera hautement
Qu'il la tient pour sensée et de bon jugement.
Le Bon. C'est donc le nom de Votre Seigneurie ?
L'Intimé
Pour vous servir. Il faut payer d'effronterie. Chicanneau
Le Bon ? Jamais exploit ne fut signé Le Bon.
Monsieur Le Bon...
L'Intimé
Monsieur.
Chicanneau
Vous êtes un fripon.
L'Intimé
Monsieur, pardonnez-moi, je suis fort honnête homme.
Chicanneau
Mais fripon le plus franc qui soit de Caen à Rome.
L'Intimé
Monsieur, je ne suis pas pour vous désavouer :
Vous aurez la bonté de me le bien payer.
Chicanneau
Moi, payer ? En soufflets.
L'Intimé
Vous êtes trop honnête :
Vous me le paierez bien. Chicanneau
Oh ! tu me romps la tête. Tiens, voilà ton paiement.
L'Intimé
Un soufflet, Ecrivons :
Lequel Hiérome, après plusieurs rébellions,
Aurait atteint, frappé, moi sergent, à la joue,
Et fait tomber, d'un coup, mon chapeau dans la boue.
Chicanneau
Ajoute cela.
L'Intimé
Bon ! c'est de l'argent comptant ;
J'en avais bien besoin. Et, de ce non content,
Aurait avec le pied réitéré. Courage !
Outre plus, le susdit serait venu, de rage,
Pour lacérer ledit présent procès-verbal.
Allons, mon cher Monsieur, cela ne va pas mal.
Ne vous relâchez point.
Chicanneau
Coquin !
L'Intimé
Ne vous déplaise !
Quelques coups de bâton, et je suis à mon aise.
Chicanneau
Oui-da : je verrai bien s'il est sergent. L'Intimé, en posture d'écrire.
Tôt donc,
Frappez : j'ai quatre enfants à nourrir.
Chicanneau
Ah ! pardon !
Monsieur, pour un sergent je ne pouvais vous prendre,
Mais le plus habile homme enfin peut se méprendre.
Je saurai réparer ce soupçon outrageant.
Oui, vous êtes sergent, Monsieur, et très sergent.
Touchez là : vos pareils sont gens que je révère ;
Et j'ai toujours été nourri par feu mon père
Dans la crainte de Dieu, Monsieur, et des sergents.
L'Intimé
Non, à si bon marché l'on ne bat point les gens.
Chicanneau
Monsieur, point de procès !
L'Intimé
Serviteur. Contumace,
Bâton levé, soufflet, coup de pied. Ah !
Chicanneau
De grâce,
Rendez-les-moi plutôt. L'Intimé
Suffit qu'ils soient reçus ;
Je ne les voudrais pas donner pour mille écus. Scène V
Léandre, Chicanneau, L'Intimé
L'Intimé
Voici fort à propos Monsieur le commissaire.
Monsieur, votre présence est ici nécessaire.
Tel que vous me voyez, Monsieur ici présent
M'a d'un fort grand soufflet fait un petit présent.
Léandre
A vous, Monsieur ?
L'Intimé
A moi, parlant à ma personne.
Item, un coup de pied ; plus, les noms qu'il me donne.
Léandre
Avez-vous des témoins ?
L'Intimé
Monsieur, tâtez plutôt :
Le soufflet sur ma joue est encore tout chaud.
Léandre
Pris en flagrant délit, affaire criminelle.
Chicanneau
Foin de moi ! L'Intimé
Plus, sa fille, au moins soi-disant telle,
A mis un mien papier en morceaux, protestant
Qu'on lui ferait plaisir, et que d'un oeil content
Elle nous défiait.
Léandre
Faites venir la fille.
L'esprit de contumace est dans cette famille.
Chicanneau
Il faut absolument qu'on m'ait ensorcelé :
Si j'en connais pas un, je veux être étranglé.
Léandre
Comment ? battre un huissier ! Mais voici la rebelle. Scène VI
Léandre, Isabelle, Chicanneau, L'Intimé
L'Intimé, à Isabelle.
Vous le reconnaissez ?
Léandre
Eh bien, mademoiselle,
C'est donc vous qui tantôt braviez notre officier,
Et qui si hautement osiez nous défier ?
Votre nom ?
Isabelle
Isabelle.
Léandre, à L'Intimé.
Ecrivez. Et votre âge.
Isabelle
Dix-huit ans.
Chicanneau
Elle en a quelque peu davantage,
Mais n'importe.
Léandre
Etes-vous en pouvoir de mari ? Isabelle
Non, Monsieur.
Léandre
Vous riez ? Ecrivez qu'elle a ri.
Chicanneau
Monsieur, ne parlons point de maris à des filles ;
Voyez-vous, ce sont là des secrets de familles.
Léandre
Mettez qu'il interrompt.
Chicanneau
Hé ! je n'y pensais pas.
Prends bien garde, ma fille, à ce que tu diras.
Léandre
Là, ne vous troublez point. Répondez à votre aise.
On ne veut pas rien faire ici qui vous déplaise.
N'avez-vous pas reçu de l'huissier que voilà
Certain papier tantôt ?
Isabelle
Oui, Monsieur.
Chicanneau
Bon cela. Léandre
Avez-vous déchiré ce papier sans le lire ?
Isabelle
Monsieur, je l'ai lu.
Chicanneau
Bon.
Léandre
Continuez d'écrire.
Et pourquoi l'avez-vous déchiré ?
Isabelle
J'avais peur
Que mon père ne prît l'affaire trop à coeur,
Et qu'il ne s'échauffât le sang à sa lecture.
Chicanneau
Et tu fuis les procès ? C'est méchanceté pure.
Léandre
Vous ne l'avez donc pas déchiré par dépit,
Ou par mépris de ceux qui vous l'avaient écrit ?
Isabelle
Monsieur, je n'ai pour eux ni mépris ni colère.
Léandre
Ecrivez. Chicanneau
Je vous dis qu'elle tient de son père :
Elle répond fort bien.
Léandre
Vous montrez cependant
Pour tous les gens de robe un mépris évident.
Isabelle
Une robe toujours m'avait choqué la vue ;
Mais cette aversion à présent diminue.
Chicanneau
La pauvre enfant ! Va, va, je te marierai bien
Dès que je le pourrai, s'il ne m'en coûte rien.
Léandre
A la justice donc vous voulez satisfaire ?
Isabelle
Monsieur, je ferai tout pour ne vous pas déplaire.
L'Intimé
Monsieur, faites signer.
Léandre
Dans les occasions
Soutiendrez-vous au moins vos dépositions ?
Isabelle
Monsieur, assurez-vous qu'Isabelle est constante. Léandre
Signez. Cela va bien : la justice est contente.
Cà, ne signez-vous pas, Monsieur ?
Chicanneau
Oui-da, gaiement,
A tout ce qu'elle a dit je signe aveuglément.
Léandre, à Isabelle.
Tout va bien. A mes voeux le succès est conforme :
Il signe un bon contrat écrit en bonne forme,
Et sera condamné tantôt sur son écrit.
Chicanneau
Que lui dit-il ? Il est charmé de son esprit.
Léandre
Adieu. Soyez toujours aussi sage que belle :
Tout ira bien. Huissier, remenez-la chez elle.
Et vous, Monsieur, marchez.
Chicanneau
Où, Monsieur ?
Léandre
Suivez-moi.
Chicanneau
Où donc ? Léandre
Vous le saurez. Marchez, de par le roi.
Chicanneau
Comment ? Scène VII
Léandre, Chicanneau, Petit-Jean
Petit-Jean
Holà ! quelqu'un n'a-t-il point vu mon maître ?
Quel chemin a-t-il pris ? la porte ou la fenêtre ?
Léandre
A l'autre !
Petit-Jean
Je ne sais qu'est devenu son fils ;
Et pour le père, il est où le diable l'a mis.
Il me redemandait sans cesse ses épices :
Et j'ai tout bonnement couru dans les offices
Chercher la boîte au poivre, et lui, pendant cela,
Est disparu. Scène VIII
Dandin, Léandre, Chicanneau, L'Intimé, Petit-Jean
Dandin
Paix ! paix ! que l'on se taise là.
Léandre
Hé ! grand Dieu !
Petit-Jean
Le voilà, ma foi, dans les gouttières.
Dandin
Quelles gens êtes-vous ? Quelles sont vos affaires ?
Qui sont ces gens en robe ? Etes-vous avocats ?
Ca, parlez.
Petit-Jean
Vous verrez qu'il va juger les chats.
Dandin
Avez-vous eu le soin de voir mon secrétaire ?
Allez lui demander si je sais votre affaire.
Léandre
Il faut bien que je l'aille arracher de ces lieux.
Sur votre prisonnier, huissier, ayez les yeux. Petit-Jean
Oh ! oh ! Monsieur !
Léandre
Tais-toi, sur les yeux de ta tête,
Et suis-moi. Scène IX
Dandin, Chicanneau, la Comtesse, L'Intimé
Dandin
Dépêchez, donnez votre requête.
Chicanneau
Monsieur, sans votre aveu, l'on me fait prisonnier.
La Comtesse
Hé ! mon Dieu ! j'aperçois Monsieur dans son grenier.
Que fait-il là ?
L'Intimé
Madame, il y donne audience.
Le champ vous est ouvert.
Chicanneau
On me fait violence,
Monsieur, on m'injurie ; et je venais ici
Me plaindre à vous.
La Comtesse
Monsieur, je viens me plaindre aussi.
Chicanneau et la Comtesse
Vous voyez devant vous mon adverse partie. L'Intimé
Parbleu ! je veux me mettre aussi de la partie.
La Comtesse, Chicanneau et L'Intimé
Monsieur, je viens ici pour un petit exploit.
Chicanneau
Hé, Messieurs ! tour à tour exposons notre droit.
La Comtesse
Son droit ? Tout ce qu'il dit sont d'autant d'impostures.
Dandin
Qu'est-ce qu'on vous a fait ?
La Comtesse, Chicanneau et L'Intimé
On m'a dit des injures.
L'Intimé, continuant.
Outre un soufflet, Monsieur, que j'ai reçu plus qu'eux.
Chicanneau
Monsieur, je suis cousin de l'un de vos neveux.
La Comtesse
Monsieur, père Cordon vous dira mon affaire.
L'Intimé
Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire. Dandin
Vos qualités ?
La Comtesse
Je suis comtesse.
L'Intimé
Huissier.
Chicanneau
Bourgeois.
Messieurs...
Dandin
Parlez toujours : je vous entends tous trois.
Chicanneau
Monsieur...
L'Intimé
Bon ! le voilà qui fausse compagnie.
La Comtesse
Hélas !
Chicanneau
Hé quoi ? déjà l'audience est finie ?
Je n'ai pas eu le temps de lui dire deux mots. Scène X
Chicanneau, Léandre, sans robe ; La Comtesse, L'Intimé
Léandre
Messieurs, voulez-vous bien nous laisser en repos ?
Chicanneau
Monsieur, peut-on entrer ?
Léandre
Non, Monsieur, ou je meure !
Chicanneau
Hé ! pourquoi ? J'aurai fait en une petite heure,
En deux heures au plus.
Léandre
On n'entre point, Monsieur.
La Comtesse
C'est bien fait de fermer la porte à ce crieur.
Mais moi...
Léandre
L'on n'entre point, Madame, je vous jure.
La Comtesse
Ho ! Monsieur, j'entrerai. Léandre
Peut-être.
La Comtesse
J'en suis sûre.
Léandre
Par la fenêtre donc ?
La Comtesse
Par la porte.
Léandre
Il faut voir.
Chicanneau
Quand je devrais ici demeurer jusqu'au soir. Scène XI
Petit-Jean, Léandre, Chicanneau, La Comtesse, L'Intimé
Petit-Jean, à Léandre.
On ne l'entendra pas, quelque chose qu'il fasse,
Parbleu ! je l'ai fourré dans notre salle basse,
Tout auprès de la cave.
Léandre
En un mot comme en cent,
On ne voit point mon père.
Chicanneau
Eh bien donc ! Si pourtant
Sur toute cette affaire il faut que je le voie.
(Dandin paraît par le soupirail.)
Mais que vois-je ? Ah ! c'est lui que le ciel nous renvoie.