Il n'y a guère de nom plus connu que celui de Mithridate ; sa vie et sa mort font une partie considérable de l'histoire romaine, et sans compter les victoires qu'il a remportées, on peut dire que ses seules défaites ont fait presque toute la gloire de trois des plus grands capitaines de la république [ : c'est à savoir, de Sylla, de Lucullus et de Pompée]. Ainsi je ne pense pas qu'il soit besoin de citer ici mes auteurs ; car, excepté quelque événement que j'ai un peu rapproché par le droit que donne la poésie, tout le monde reconnaîtra aisément que j'ai suivi l'histoire avec beaucoup de fidélité. [En effet, il n'y a guère d'actions éclatantes dans la vie de Mithridate qui n'aient trouvé place dans ma tragédie. J'y ai inséré tout ce qui pouvait mettre en jour les moeurs et les sentiments de ce prince, je veux dire sa haine violente contre les Romains, son grand courage, sa finesse, sa dissimulation, et enfin cette jalousie qui lui était si naturelle, et qui a tant de fois coûté la vie à ses maîtresses].
La seule chose qui pourrait n'être pas aussi connue que le reste, c'est le dessein que je lui fais prendre de passer dans l'Italie. Comme ce dessein m'a fourni une des scènes qui ont le plus réussi dans ma tragédie, je crois que le plaisir du lecteur pourra redoubler, quand il verra que presque tous les historiens ont dit tout ce que je fais dire ici à Mithridate.
Florus, Plutarque et Dion Cassius nomment les pays par où il devait passer. Appien d'Alexandrie entre plus dans le détail, et après avoir marqué les facilités et les secours que Mithridate espérait trouver dans sa marche, il ajoute que ce projet fut le prétexte dont Pharnace se servit pour [faire] révolter toute l'armée, et que les soldats, effrayés de l'entreprise de son père, la regardèrent comme le désespoir d'un prince qui ne cherchait qu'à périr avec éclat. Ainsi elle fut en partie cause de sa mort, qui est l'action de ma tragédie.
J'ai encore lié ce dessein de plus près à mon sujet, et je m'en suis servi pour faire connaître à Mithridate les secrets sentiments de ses deux fils. On ne peut prendre trop de précaution pour ne rien mettre sur le théâtre qui ne soit très nécessaire, et les plus belles scènes sont en danger d'ennuyer, du moment qu'on les peut séparer de l'action et qu'elles l'interrompent au lieu de la conduire vers sa fin.
Voici la réflexion que fait Dion Cassius sur ce dessein de Mithridate : "Cet homme était véritablement né pour entreprendre de grandes choses. Comme il avait souvent éprouvé la bonne et la mauvaise fortune, il ne croyait rien au-dessus de ses espérances et de son audace, et mesurait ses desseins bien plus à la grandeur de son courage qu'au mauvais état de ses affaires, bien résolu, si son entreprise ne réussissait point, de faire une fin digne d'un grand roi, et de s'ensevelir lui-même sous les ruines de son empire, plutôt que de vivre dans l'obscurité et dans la bassesse."
J'ai choisi Monime entre les femmes que Mithridate a aimées. Il paraît que c'est celle de toutes qui a été la plus vertueuse, et qu'il a aimée le plus tendrement. Plutarque semble avoir pris plaisir à décrire le malheur et les sentiments de cette princesse. C'est lui qui m'a donné l'idée de Monime, et c'est en partie sur la peinture qu'il en a faite que j'ai fondé un caractère que je puis dire qui n'a point déplu. Le lecteur trouvera bon que je rapporte ses paroles telles qu'Amyot les a traduites, car elles ont une grâce dans le vieux style de ce traducteur, que je ne crois point pouvoir égaler dans notre langage moderne :
Cette-cy estoit fort renommée entre les Grecs, pour ce que quelques sollicitations que lui sceust faire le roy en estant amoureux, jamais ne voulut entendre à toutes ses poursuites jusqu'à ce qu'il y eust accord de mariage passé entre eux, qu'il luy eust envoyé le diadème ou bandeau royal, et appelée royne. La pauvre dame, depuis que ce roy l'eust espousée, avoir vécu en grande desplaisance, ne faisant continuellement autre chose que de plorer la malheureuse beauté de son corps, laquelle, au lieu d'un mari, luy avoit donné un maistre, et au lieu de compaignie conjugale et que doibt avoir une dame d'honneur, luy avoit baillé une garde et garnison d'hommes barbares, qui la tenoient comme prisonnière loin du doulx pays de la Grèce, en lieu où elle n'avoit qu'un songe et une ombre de biens ; et au contraire avoit réellement perdu les véritables, dont elle jouissoit au pays de sa naissance. Et quand l'ennuque fut arrivé devers elle et luy eust faict commandement de par le roi qu'elle eust à mourir, adonc elle s'arracha d'alentour de la teste son bandeau royal, et se le nouant alentour du col, s'en pendit. Mais le bandeau ne fut pas assez fort, et se rompit incontinent. Et alors elle se prit à dire : O maudit et malheureux tissu, ne me serviras-tu point au moins à ce triste service ? " En disant ces paroles, elle le jeta contre terre, crachant dessus, et tendit la gorge à l'eunuque."
Xipharès était fils de Mithridate et d'une de ses femmes qui se nommait Stratonice. Elle livra aux Romains une place de grande importance, où étaient les trésors de Mithridate, pour mettre son fils Xipharès dans les bonnes grâces de Pompée. Il y a des historiens qui prétendent que Mithridate fit mourir ce jeune prince pour se venger de la perfidie de sa mère.
Je ne dis rien de Pharnace, car qui ne sait pas que ce fut lui qui souleva contre Mithridate ce qui lui restait de troupes, et qui força ce prince à se vouloir empoisonner, et à se passer son épée au travers du corps pour ne pas tomber entre les mains de ses ennemis ? C'est ce même Pharnace qui fut vaincu depuis par Jules César, et qui fut tué ensuite dans une autre bataille.
Introduction
Tragedie
Mithridate, roi de Pont, et de quantité d'autres royaumes.
Monime, accordée avec Mithridate, et déjà déclarée reine.
Pharnace, fils de Mithridate, mais de différente mère.
Xipharès, fils de Mithridate, mais de différente mère.
Arbate, confident de Mithridate, et gouverneur de la place de Nymphée.
Phoedime, confidente de Monime.
Arcas, domestique de Mithridate.
Gardes.
La scène est à Nymphée, port de mer sur le Bosphore Cimmérien, dans la Taurique Cher sonèse.
Acte premier
Scène I
Xipharès, Arbate
Xipharès
On nous faisait, Arbate, un fidèle rapport :
Rome en effet triomphe, et Mithridate est mort.
Les Romains, vers l'Euphrate, ont attaqué mon père,
Et trompé dans la nuit sa prudence ordinaire.
Après un long combat, tout son camp dispersé
Dans la foule des morts, en fuyant, l'a laissé,
Et j'ai su qu'un soldat dans les mains de Pompée
Avec son diadème a remis son épée.
Ainsi ce roi qui seul a durant quarante ans,
Lassé tout ce que Rome eut de chefs importants,
Et qui dans l'Orient balançant la fortune,
Vengeait de tous les rois la querelle commune,
Meurt, et laisse après lui, pour venger son trépas,
Deux fils infortunés qui ne s'accordent pas.
Arbate
Vous, Seigneur ! Quoi ? l'ardeur de régner en sa place
Rend déjà Xipharès ennemi de Pharnace ?
Xipharès
Non, je ne prétends point, cher Arbate, à ce prix,
D'un malheureux empire acheter le débris. Je sais en lui des ans respecter l'avantage,
Et content des Etats marqués pour mon partage,
Je verrai sans regret tomber entre ses mains
Tout ce que lui promet l'amitié des Romains.
Arbate
L'amitié des Romains ? Le fils de Mithridate,
Seigneur ? Est-il bien vrai ?
Xipharès
N'en doute point, Arbate.
Pharnace, dès longtemps tout Romain dans le coeur,
Attend tout maintenant de Rome et du vainqueur.
Et moi, plus que jamais à mon père fidèle,
Je conserve aux Romains une haine immortelle.
Cependant et ma haine et ses prétentions
Sont les moindres sujets de nos divisions.
Arbate
Et quel autre intérêt contre lui vous anime ?
Xipharès
Je m'en vais t'étonner : cette belle Monime,
Qui du roi notre père attira tous les voeux,
Dont Pharnace, après lui, se déclare amoureux...
Arbate
Eh bien, Seigneur ?
Xipharès
Je l'aime, et ne veux plus m'en taire,
Puisqu'enfin pour rival je n'ai plus que mon frère.
Tu ne t'attendais pas, sans doute, à ce discours,
Mais ce n'est point, Arbate, un secret de deux jours.
Cet amour s'est longtemps accru dans le silence.
Que n'en puis-je à tes yeux marquer la violence,
Et mes premiers soupirs, et mes derniers ennuis ?
Mais en l'état funeste où nous sommes réduits,
Ce n'est guère le temps d'occuper ma mémoire
A rappeler le cours d'une amoureuse histoire.
Qu'il te suffise donc, pour me justifier,
Que je vis, que j'aimai la reine le premier ;
Que mon père ignorait jusqu'au nom de Monime
Quand je conçus pour elle un amour légitime.
Il la vit. Mais au lieu d'offrir à ses beautés
Un hymen, et des voeux dignes d'être écoutés,
Il crut que sans prétendre une plus haute gloire
Elle lui céderait une indigne victoire.
Tu sais par quels efforts il tenta sa vertu,
Et que lassé d'avoir vainement combattu,
Absent, mais toujours plein de son amour extrême,
Il lui fit par tes mains porter son diadème.
Juge de mes douleurs, quand des bruits trop certains
M'annoncèrent du roi l'amour et les desseins,
Quand je sus qu'à son lit Monime réservée
Avait pris avec toi le chemin de Nymphée. Hélas ! ce fut encor dans ce temps odieux
Qu'aux offres des Romains ma mère ouvrit les yeux :
Ou pour venger sa foi par cet hymen trompée,
Ou ménageant pour moi la faveur de Pompée,
Elle trahit mon père, et rendit aux Romains
La place et les trésors confiés en ses mains.
Quel devins-je au récit du crime de ma mère !
Je ne regardais plus mon rival dans mon père ;
J'oubliai mon amour par le sien traversé :
Je n'eus devant les yeux que mon père offensé.
J'attaquai les Romains, et ma mère éperdue
Me vit, en reprenant cette place rendue,
A mille coups mortels contre eux me dévouer,
Et chercher en mourant à la désavouer.
L'Euxin, depuis ce temps, fut libre, et l'est encore,
Et des rives de Pont aux rives du Bosphore,
Tout reconnut mon père, et ses heureux vaisseaux
N'eurent plus d'ennemis que les vents et les eaux.
Je voulais faire plus : je prétendais, Arbate,
Moi-même, à son secours m'avancer vers l'Euphrate.
Je fus soudain frappé du bruit de son trépas.
Au milieu de mes pleurs, je ne le cèle pas,
Monime, qu'en tes mains mon père avait laissée,
Avec tous ses attraits revint en ma pensée.
Que dis-je ? en ce malheur je tremblai pour ses jours,
Je redoutai du roi les cruelles amours.
Tu sais combien de fois ses jalouses tendresses
Ont pris soin d'assurer la mort de ses maîtresses. Je volai vers Nymphée ; et mes tristes regards
Rencontrèrent Pharnace au pied de ses remparts.
J'en conçus, je l'avoue, un présage funeste.
Tu nous reçus tous deux, et tu sais tout le reste.
Pharnace, en ses desseins toujours impétueux,
Ne dissimula point ses voeux présomptueux.
De mon père à la reine il conta la disgrâce,
L'assura de sa mort, et s'offrit en sa place.
Comme il le dit, Arbate, il veut l'exécuter.
Mais enfin, à mon tour, je prétends éclater :
Autant que mon amour respecta la puissance
D'un père à qui je fus dévoué dès l'enfance,
Autant ce même amour, maintenant révolté,
De ce nouveau rival brave l'autorité.
Ou Monime, à ma flamme elle-même contraire,
Condamnera l'aveu que je prétends lui faire ;
Ou bien, quelques malheurs qu'il en puisse avenir,
Ce n'est que par ma mort qu'on la peut obtenir,
Voilà tous les secrets que je voulais t'apprendre.
C'est à toi de choisir quel parti tu dois prendre,
Qui des deux te paraît plus digne de ta foi,
L'esclave des Romains, ou le fils de ton roi.
Fier de leur amitié, Pharnace croit peut-être
Commander dans Nymphée, et me parler en maître.
Mais ici mon pouvoir ne connaît point le sien :
Le Pont est son partage, et Colchos est le mien,
Et l'on sait que toujours la Colchide et ses princes
Ont compté ce Bosphore au rang de leurs provinces.
Arbate
Commandez-moi, Seigneur. Si j'ai quelque pouvoir
Mon choix est déjà fait, je ferai mon devoir :
Avec le même zèle, avec la même audace
Que je servais le père, et gardais cette place,
Et contre votre frère, et même contre vous,
Après la mort du roi, je vous sers contre tous.
Sans vous, ne sais-je pas que ma mort assurée
De Pharnace en ces lieux allait suivre l'entrée ?
Sais-je pas que mon sang, par ses mains répandu,
Eût souillé ce rempart contre lui défendu ?
Assurez-vous du coeur et du choix de la reine.
Du reste, ou mon crédit n'est plus qu'une ombre vaine,
Ou Pharnace, laissant le Bosphore en vos mains
Ira jouir ailleurs des bontés des Romains.
Xipharès
Que ne devrai-je point à cette ardeur extrême ?
Mais on vient. Cours, ami, c'est Monime elle-même.
Scène II
Monime, Xipharès
Monime
Seigneur, je viens à vous, car enfin aujourd'hui
Si vous m'abandonnez, quel sera mon appui ?
Sans parents, sans amis, désolée et craintive,
Reine longtemps de nom, mais en effet captive,
Et veuve maintenant sans avoir eu d'époux,
Seigneur, de mes malheurs ce sont là les plus doux.
Je tremble à vous nommer l'ennemi qui m'opprime.
J'espère toutefois qu'un coeur si magnanime
Ne sacrifiera point les pleurs des malheureux
Aux intérêts du sang qui vous unit tous deux.
Vous devez à ces mots reconnaître Pharnace :
C'est lui, Seigneur, c'est lui dont la coupable audace
Veut, la force à la main, m'attacher à son sort
Par un hymen pour moi plus cruel que la mort.
Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née ?
Au joug d'un autre hymen sans amour destinée,
A peine je suis libre et goûte quelque paix,
Qu'il faut que je me livre à tout ce que je hais.
Peut-être je devrais, plus humble en ma misère,
Me souvenir du moins que je parle à son frère ;
Mais, soit raison, destin, soit que ma haine en lui
Confonde les Romains dont il cherche l'appui, Jamais hymen formé sous le plus noir auspice
De l'hymen que je crains n'égala le supplice.
Et si Monime en pleurs ne vous peut émouvoir,
Si je n'ai plus pour moi que mon seul désespoir,
Au pied du même autel où je suis attendue,
Seigneur, vous me verrez, à moi-même rendue,
Percer ce triste coeur qu'on veut tyranniser,
Et dont jamais encor je n'ai pu disposer.
Xipharès
Madame, assurez-vous de mon obéissance ;
Vous avez dans ces lieux une entière puissance.
Pharnace ira, s'il veut, se faire craindre ailleurs.
Mais vous ne savez pas encor tous vos malheurs.
Monime
Hé ! quel nouveau malheur peut affliger Monime,
Seigneur ?
Xipharès
Si vous aimer c'est faire un si grand crime,
Pharnace n'en est pas seul coupable aujourd'hui,
Et je suis mille fois plus criminel que lui.
Monime
Vous ! Xipharès
Mettez ce malheur au rang des plus funestes ;
Attestez, s'il le faut, les puissances célestes
Contre un sang malheureux, né pour vous tourmenter,
Père, enfants, animés à vous persécuter.
Mais avec quelque ennui que vous puissiez apprendre
Cet amour criminel qui vient de vous surprendre,
Jamais tous vos malheurs ne sauraient approcher
Des maux que j'ai soufferts en le voulant cacher.
Ne croyez point pourtant que semblable à Pharnace,
Je vous serve aujourd'hui pour me mettre en sa place ;
Vous voulez être à vous, j'en ai donné ma foi,
Et vous ne dépendrez ni de lui ni de moi.
Mais quand je vous aurai pleinement satisfaite,
En quels lieux avez-vous choisi votre retraite ?
Sera-ce loin, Madame, ou près de mes Etats ?
Me sera-t-il permis d'y conduire vos pas ?
Verrez-vous d'un même oeil le crime et l'innocence ?
En fuyant mon rival, fuirez-vous ma présence ?
Pour prix d'avoir si bien secondé vos souhaits,
Faudra-t-il me résoudre à ne vous voir jamais ?
Monime
Ah ! que m'apprenez-vous ?
Xipharès
Hé quoi ! belle Monime,
Si le temps peut donner quelque droit légitime, Faut-il vous dire ici que le premier de tous
Je vous vis, je formai le dessein d'être à vous,
Quand vos charmes naissants, inconnus à mon père,
N'avaient encor paru qu'aux yeux de votre mère ?
Ah ! si par mon devoir forcé de vous quitter,
Tout mon amour alors ne put pas éclater,
Ne vous souvient-il plus, sans compter tout le reste,
Combien je me plaignis de ce devoir funeste ?
Ne vous souvient-il plus, en quittant vos beaux yeux,
Quelle vive douleur attendrit mes adieux ?
Je m'en souviens tout seul. Avouez-le, Madame,
Je vous rappelle un songe effacé de votre âme.
Tandis que loin de vous, sans espoir de retour,
Je nourrissais encore un malheureux amour,
Contente, et résolue à l'hymen de mon père,
Tous les malheurs du fils ne vous affligeaient guère.
Monime
Hélas !
Xipharès
Avez-vous plaint un moment mes ennuis ?
Monime
Prince... n'abusez point de l'état où je suis.
Xipharès
En abuser, ô ciel ! quand je cours vous défendre,
Sans vous demander rien, sans oser rien prétendre ?
Que vous dirai-je enfin ? lorsque je vous promets
De vous mettre en état de ne me voir jamais !
Monime
C'est me promettre plus que vous ne sauriez faire.
Xipharès
Quoi ! malgré mes serments, vous croyez le contraire ?
Vous croyez qu'abusant de mon autorité,
Je prétends attenter à votre liberté ?
On vient, Madame, on vient : expliquez-vous, de grâce.
Un mot.
Monime
Défendez-moi des fureurs de Pharnace :
Pour me faire, Seigneur, consentir à vous voir,
Vous n'aurez pas besoin d'un injuste pouvoir.
Xipharès
Ah ! Madame...
Monime
Seigneur, vous voyez votre frère.
Scène III
Monime, Pharnace, Xipharès
Pharnace
Jusques à quand, Madame, attendrez-vous mon père ?
Des témoins de sa mort viennent à tous moments
Condamner votre doute et vos retardements.
Venez, fuyez l'aspect de ce climat sauvage,
Qui ne parle à vos yeux que d'un triste esclavage.
Un peuple obéissant vous attend à genoux,
Sous un ciel plus heureux et plus digne de vous.
Le Pont vous reconnaît dès longtemps pour sa reine :
Vous en portez encor la marque souveraine,
Et ce bandeau royal fut mis sur votre front
Comme un gage assuré de l'empire de Pont.
Maître de cet Etat que mon père me laisse,
Madame, c'est à moi d'accomplir sa promesse.
Mais il faut, croyez-moi, sans attendre plus tard,
Ainsi que notre hymen presser notre départ.
Nos intérêts communs et mon coeur le demandent.
Prêts à vous recevoir, mes vaisseaux vous attendent,
Et du pied de l'autel vous y pouvez monter,
Souveraine des mers qui vous doivent porter.
Monime
Seigneur, tant de bontés ont lieu de me confondre.
Mais puisque le temps presse et qu'il faut vous répondre,
Puis-je, laissant la feinte et les déguisements,
Vous découvrir ici mes secrets sentiments ?
Pharnace
Vous pouvez tout.
Monime
Je crois que je vous suis connue.
Ephèse est mon pays ; mais je suis descendue
D'aïeux, ou rois, Seigneur, ou héros qu'autrefois
Leur vertu, chez les Grecs, mit au-dessus des rois.
Mithridate me vit. Ephèse, et l'Ionie,
A son heureux empire était alors unie.
Il daigna m'envoyer ce gage de sa foi.
Ce fut pour ma famille une suprême loi :
Il fallut obéir. Esclave couronnée,
Je partis pour l'hymen où j'étais destinée.
Le roi, qui m'attendait au sein de ses Etats,
Vit emporter ailleurs ses desseins et ses pas,
Et tandis que la guerre occupait son courage,
M'envoya dans ces lieux éloignés de l'orage.
J'y vins : j'y suis encor. Mais cependant, Seigneur,
Mon père paya cher ce dangereux honneur,
Et les Romains vainqueurs, pour première victime,
Prirent Philopoemen, le père de Monime.
Sous ce titre funeste il se vit immoler,
Et c'est de quoi, Seigneur, j'ai voulu vous parler.
Quelque juste fureur dont je sois animée,
Je ne puis point à Rome opposer une armée : Inutile témoin de tous ses attentats,
Je n'ai pour me venger ni sceptre ni soldats ;
Enfin, je n'ai qu'un coeur. Tout ce que je puis faire,
C'est de garder la foi que je dois à mon père,
De ne point dans son sang aller tremper mes mains
En épousant en vous l'allié des Romains.
Pharnace
Que parlez-vous de Rome et de son alliance ?
Pourquoi tout ce discours et cette défiance ?
Qui vous dit qu'avec eux je prétends m'allier ?
Monime
Mais vous-même, Seigneur, pouvez-vous le nier ?
Comment m'offririez-vous l'entrée et la couronne
D'un pays que partout leur armée environne,
Si le traité secret qui vous lie aux Romains
Ne vous en assurait l'empire et les chemins ?
Pharnace
De mes intentions je pourrais vous instruire,
Et je sais les raisons que j'aurais à vous dire,
Si laissant en effet les vains déguisements
Vous m'aviez expliqué vos secrets sentiments.
Mais enfin je commence, après tant de traverses,
Madame, à rassembler vos excuses diverses ;
Je crois voir l'intérêt que vous voulez celer,
Et qu'un autre qu'un père ici vous fait parler.
Xipharès
Quel que soit l'intérêt qui fait parler la reine,
La réponse, Seigneur, doit-elle être incertaine ?
Et contre les Romains votre ressentiment
Doit-il pour éclater balancer un moment ?
Quoi ! nous aurons d'un père entendu la disgrâce,
Et lents à le venger, prompts à remplir sa place,
Nous mettrons notre honneur et son sang en oubli ?
Il est mort : savons-nous s'il est enseveli ?
Qui sait si, dans le temps que votre âme empressée
Forme d'un doux hymen l'agréable pensée,
Ce roi, que l'Orient, tout plein de ses exploits,
Peut nommer justement le dernier de ses rois,
Dans ses propres Etats privé de sépulture,
Ou couché sans honneur dans une foule obscure,
N'accuse point le ciel qui le laisse outrager,
Et des indignes fils qui n'osent le venger ?
Ah ! ne languissons plus dans un coin du Bosphore :
Si dans tout l'univers quelque roi libre encore,
Parthe, Scythe ou Sarmate, aime sa liberté,
Voilà nos alliés : marchons de ce côté.
Vivons ou périssons dignes de Mithridate,
Et songeons bien plutôt, quelque amour qui nous flatte,
A défendre du joug et nous et nos Etats
Qu'à contraindre des coeurs qui ne se donnent pas.
Pharnace
Il sait vos sentiments. Me trompais-je, Madame ?
Voilà cet intérêt si puissant sur votre âme,
Ce père, ces Romains que vous me reprochez.
Xipharès
J'ignore de son coeur les sentiments cachés ;
Mais je m'y soumettrais sans vouloir rien prétendre
Si, comme vous, Seigneur, je croyais les entendre.
Pharnace
Vous feriez bien ; et moi, je fais ce que je doi :
Votre exemple n'est pas une règle pour moi.
Xipharès
Toutefois en ces lieux je ne connais personne
Qui ne doive imiter l'exemple que je donne.
Pharnace
Vous pourriez à Colchos, vous expliquer ainsi.
Xipharès
Je le puis à Colchos, et je le puis ici.
Pharnace
Ici ? vous y pourriez rencontrer votre perte...
Scène IV
Monime, Pharnace, Xipharès, Phoedime
Phoedime
Princes, toute la mer est de vaisseaux couverte,
Et bientôt, démentant le faux bruit de sa mort,
Mithridate lui-même arrive dans le port.
Monime
Mithridate !
Xipharès
Mon père !
Pharnace
Ah ! que viens-je d'entendre ?
Phoedime
Quelques vaisseaux légers sont venus nous l'apprendre ;
C'est lui-même ; et déjà, pressé de son devoir,
Arbate loin du bord l'est allé recevoir.
Xipharès
Qu'avons-nous fait ?
Monime, à Xipharès.
Adieu, Prince. Quelle nouvelle !
Scène V
Pharnace, Xipharès
Pharnace
Mithridate revient ? Ah, fortune cruelle !
Ma vie et mon amour tous deux courent hasard ;
Les Romains que j'attends arriveront trop tard.
Comment faire ?
(A Xipharès.)
J'entends que votre coeur soupire,
Et j'ai conçu l'adieu qu'elle vient de vous dire,
Prince ; mais ce discours demande un autre temps :
Nous avons aujourd'hui des soins plus importants.
Mithridate revient, peut-être inexorable ;
Plus il est malheureux, plus il est redoutable.
Le péril est pressant plus que vous ne pensez :
Nous sommes criminels, et vous le connaissez ;
Rarement l'amitié désarme sa colère,
Ses propres fils n'ont point de juge plus sévère,
Et nous l'avons vu même à ses cruels soupçons
Sacrifier deux fils pour de moindres raisons.
Craignons pour vous, pour moi, pour la reine elle-même :
Je la plains d'autant plus que Mithridate l'aime.
Amant avec transport, mais jaloux sans retour,
Sa haine va toujours plus loin que son amour.
Ne vous assurez point sur l'amour qu'il vous porte :
Sa jalouse fureur n'en sera que plus forte ; Songez-y. Vous avez la faveur des soldats,
Et j'aurai des secours que je n'explique pas.
M'en croirez-vous ? Courons assurer notre grâce :
Rendons-nous, vous et moi, maîtres de cette place,
Et faisons qu'à ses fils il ne puisse dicter
Que des conditions qu'ils voudront accepter.
Xipharès
Je sais quel est mon crime, et je connais mon père,
Et j'ai par-dessus vous le crime de ma mère ;
Mais quelque amour encor qui me pût éblouir,
Quand mon père paraît, je ne sais qu'obéir.
Pharnace
Soyons-nous donc au moins fidèles l'un à l'autre.
Vous savez mon secret, j'ai pénétré le vôtre.
Le roi, toujours fertile en dangereux détours,
S'armera contre nous de nos moindres discours.
Vous savez sa coutume, et sous quelles tendresses
Sa haine sait cacher ses trompeuses adresses.
Allons. Puisqu'il le faut, je marche sur vos pas ;
Mais en obéissant, ne nous trahissons pas.
Acte deuxième
Scène I
Monime, Phoedime
Poedime
Quoi ? vous êtes ici quand Mithridate arrive,
Quand, pour le recevoir, chacun court sur la rive ?
Que faites-vous, Madame ? et quel ressouvenir
Tout à coup vous arrête, et vous fait revenir ?
N'offenserez-vous point un roi qui vous adore,
Qui, presque votre époux...
Monime
Il ne l'est pas encore,
Phoedime, et jusque-là je crois que mon devoir
Est de l'attendre ici, sans l'aller recevoir.
Phoedime
Mais ce n'est point, Madame, un amant ordinaire.
Songez qu'à ce grand roi promise par un père,
Vous avez de ses feux un gage solennel
Qu'il peut, quand il voudra, confirmer à l'autel.
Croyez-moi, montrez-vous, venez à sa rencontre.
Monime
Regarde en quel état tu veux que je me montre :
Vois ce visage en pleurs ; et loin de le chercher,
Dis-moi plutôt, dis-moi que je m'aille cacher.
Phoedime
Que dites-vous ? O dieux !
Monime
Ah ! retour qui me tue !
Malheureuse ! comment paraîtrai-je à sa vue,
Son diadème au front, et dans le fond du coeur,
Phoedime... Tu m'entends, et tu vois ma rougeur.
Phoedime
Ainsi vous retombez dans les mêmes alarmes
Qui vous ont dans la Grèce arraché tant de larmes ?
Et toujours Xipharès revient vous traverser ?
Monime
Mon malheur est plus grand que tu ne peux penser.
Xipharès ne s'offrait alors à ma mémoire
Que tout plein de vertus, que tout brillant de gloire,