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JOURNAL DE JULES RENARD DE 1899-1904

Biographie et Témoignage

Jules RENARD



TABLE des MATIÈRES

7 choix possibles

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1899
1900
1901
1902
1903
1904


TEXTE INTÉGRAL



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Jules Renard (1864-1910), membre de l'Académie Goncourt, auteur de romans (Ragotte), de nouvelles (Histoires naturelles) et de pièces de théâtre (Poil de Carotte, Le Pain de ménage), est particulièrement connu pour son « Journal », reflet de la vie littéraire et sociale de son époque.

JOURNAL DE JULES RENARD DE 1899-1904 - Jules RENARD > 1899

- 1899 -

1er janvier.

A la Gloriette. Au lever, je fais le voeu de renoncer cette année, au plus possible de choses, et, au déjeuner, je commence par me bourrer d'oie aux marrons et de galettes de plomb.

Et l'histoire d'une ferme, est-ce que vous ne croyez pas que, malgré Virgile, il reste à la faire ?

2 janvier.

Clair de lune. L'eau devint sérieuse, pincée, et serra les lèvres. Elle gela, fut nette comme un miroir. Le ruisseau voulait prendre la lune entre ses bords.

Les poules d'eau criaient, cachées dans les racines, le bec prêt.

Et la lune semblait y aider, et tout le froid tombait d'elle sur l'eau.

On la tenait ! Les rats allaient la prendre avec leurs dents.

On ne la tenait pas du tout. Elle s'échappe, comme toujours, sans effort, et laisse l'eau toute morne.

Arbres d'hiver dessinés à la plume. Le marronnier dresse ses baïonnettes. Le saule aux cheveux secs est tout ébouriffé.

Les Philippe. Ils oublient de fermer les portes. Ils chauffent leurs cheminées, mais pas eux. Ils ne voient ni n'entendent personne. Les mendiants même ne viennent plus tirer la sonnette, frapper à la porte.

- Il fait trop froid, dit Philippe, et ils sont plus riches que nous. Pendant l'hiver, ils peuvent se retirer dans leurs châteaux.

Certainement, ils sont plus riches que lui.

Les Philippe n'ont eu qu'une alerte. Ils dormaient. Tout à coup ils furent réveillés par une forte détonation. Au clair de la lune qui était entrée dans la chambre et l'illuminait comme une flambée de chènevottes, Ils se regardaient, assis sur leur lit, tout pâles de lune et d'effroi.

Longtemps, ils se demandèrent ce que ce pouvait être, n'osant pas remuer. Ce fut elle qui s'aperçut la première que le balancier de l'horloge ne marchait plus. Elle n'en eut que plus peur. Philippe s'enhardit et se leva, pieds nus. Tout s'expliqua.

La corde d'un des poids avait cassé, et le poids était tombé avec un bruit de canon, ébranlant tout. Philippe voulait le raccrocher, mais elle lui dit :

- Tu le raccrocheras aussi bien demain !

Ils se rendormirent, après avoir bien ri et bien répété à l'horloge détraquée :

- Mâtine ! Tu nous en as fait, une peur !

La glace sucée par les lèvres de l'eau.

Les plaisirs ne me font pas plaisir.

Je voudrais être la résultante de mon village.

Le vivier. Des morceaux de glace montrent le dos et nagent comme des poissons. Le premier janvier, ils s'offrent des gouttes de cassis.

Elle est en deuil de son père, qui est mort chez elle. Elle en profite pour ne pas faire de feu dans sa maison et pour aller, le plus possible, se chauffer chez les voisins. Elle dit qu'elle ne peut pas rester seule. Cela paraît bien naturel, et tout le monde lui fait place autour du poêle.

Je suis né maire de village.

Le bruit de soie que font les joncs.

Le berger avec ses moutons a l'air d'une église avec son village.

Les cheminées. Il y descend un tel vent que, si l'on met sa main sur le feu, la paume grille et le dos gèle.

Tiens ! Si l'on colonisait nos campagnes ?

- Quoi de neuf ?

- Oh ! rien, dit Philippe. Qu'est-ce qu'il y aurait de neuf dans notre pauvre pays ?

- Personne n'est mort ?

- Personne. Moindrement qu'il en mourrait, il n'en resterait plus.

5 janvier.

Baudelaire : «... L'âme du vin chantait dans les bouteilles. » C'est bien là cette fausse poësie qui se préoccupe de substituer à ce qui existe ce qui n'existe pas. Pour l'artiste, du vin dans une bouteille, c'est quelque chose de plus vrai et de plus intéressant que l'âme du vin et que l'âme d'une bouteille, car il n'y a pas de raison pour donner une âme à un objet qui s'en passe fort bien. Tolstoï pourrait dire à Déroulède : « Il y aura des guerres tant qu'il y aura des hommes comme vous. »

6 janvier.

La supériorité d'une fleur sur un bouquet.

Elle préfère l'allemand, qu'elle apprend depuis deux jours, à l'anglais, parce que les lettres sont plus jolies.

Une veste rouge sur un gilet breton. Des yeux qui se baissent et se relèvent à chaque instant. Si peu petite fille que tout à coup on s'aperçoit qu'on lui parle comme à une femme. Une bouche rouge de femme, et bonne à cueillir, et un sourire d'enfant.

Des cheveux frais. Une innocence qui ne peut pas durer. Des gestes qui gêneraient, et que l'amour réglera.

Des grands yeux perdus dans les bois, dans une herbe profonde.

- Oh ! dis-je, je voudrais avoir une fille grande comme ça !

- Oui ! dit-il. C'est gentil. Ça commence à s'ouvrir.

Oh ! chez lui et chez moi, les mots ne provoquent pas la même image.

Tout homme a dans le coeur un orgue de Barbarie qui ne veut pas se taire.

7 janvier.

Il n'y a pas de synonymes. Il n'y a que des mots nécessaires, et le bon écrivain les connaît.

- Qu'est-ce que tu prépares ?

- Deux ou trois phrases courtes, et de longues rêveries.

La Fontaine. Individuellement, ses animaux sont vrais, mais leurs rapports sont faux. La carpe a bien l'air d'une commère, avec son dos rond de vieille femme, mais elle ne fait pas mille tours avec le brochet son compère : elle le fuit comme un ennemi mortel.

Barrès est un homme qui joue de la raison, comme, d'autres, de la flûte.

Les rois : les gros numéros de l'Histoire.

Ecoutez les grelots de la diligence ! Elle arrive comme une grosse ménagère exacte qui fait sonner son trousseau de clefs.

Oh ! moi, vous savez, ça m'est égal, d'être inférieur à mon oeuvre.

Je suis sûr que le chat ne pense pas ; pourtant, il a l'air aussi profond que s'il pensait.

Regarder un rayon de soleil dans une chambre obscure. C'est plein de poussière. Il n'y a rien de plus sale qu'un rayon de soleil.

Messieurs, si mes renseignements sont exacts, la patrie est en danger.

Emile Pouvillon, Césette. Il aime son pays et le rend bien, mais, comme il est plus facile de voir un paysage qu'un paysan, ses bergers et ses bergères sont faux. Un bouvier dit : « Très succulente, cette soupe au safran, grasse, nourrie, onctueuse ! » Il dit : « Qu'avons-nous besoin du vielleur ? Nos gosiers sauront bien montrer la mesure à nos jambes ! »

15 janvier.

A chaque instant, je coupe moi-même le crin de cheval de l'épée de Damoclès, et je me la passe au travers du coeur.

Vous croyez qu'il s'appelle d'Esparbès ? C'est bien lui ! Il a toujours remplacé Thomas par d'Esparbès, et la vie par la légende.

Je suis un écrivain que, seul, le goût de la perfection empêche d'être grand.

Je ne lis plus que des morceaux choisis de littérature française. J'aurais seulement voulu les choisir moi-même.

Les Espagnols s'obstinent à porter toute la vie leurs petits gilets d'enfants ; dès qu'ils sont trop courts, ils y ajoutent une ceinture.

16 janvier.

Anatole France, qui va faire jouer Le Lys rouge, est tout petit, tout enfant aux pieds de Guitry. Il cherche ses compliments lui dit qu'il l'aime à cause de sa manière de comprendre l'art, et il dit qu'à la lecture ça donne déjà des résultats.

- Ah ! lui dis-je, je suis content de vous voir en proie au théâtre.

Et il est très aimable, comme un homme qui a toujours la figure prise dans une porte et qui ne tient pas à ce qu'on serre. 22 janvier.

Une première, c'est une pleine salle de gens maladroits qui se gâtent leur plaisir.

Février.

Bernard m'emmène aux Folies-Bergère. On voudrait être quelque chose dans la vie de toutes ces petites femmes, celles qui se promènent, toute leur beauté dehors, et celles qui s'agitent sur la scène. Sur le cinématographe, des régiments défilent au chant de la Marseillaise ; les chevaux frappent du pied dans les coulisses, et l'on voudrait être quelque chose dans cette armée.

9 février.

Dès qu'on dit à une femme qu'elle est jolie, elle se croit de l'esprit.

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Ils vous complimentent d'un livre en disant : « Il est à la reliure. »

Votre lyrisme, Mendès, c'est je ne sais quel ballon qui ne tombe pas sur la terre, parce qu'il ne s'est pas élevé de terre.

Neige. Une campagne poudrée, une campagne de Cour.

La nuit, je crois souvent entendre chanter le coq. Le lendemain matin, je demande à Philippe s'il l'a entendu. Il me dit que non, et cela me trouble.

Je n'ai pensé à mon père que vingt-quatre heures après mon arrivée, quand j'ai vu les murs blancs du cimetière.

Il faut que le mot lutte avec l'idée et ne lui donne pas de croc-en-jambe. Peut-être que ma littérature serait plus gaie si j'habitais à un cinquième.

Le papillon de nuit avec ses ailes alsaciennes.

Pour décrire un paysan, il ne faut pas se servir de mots qu'il ne comprend pas.

Fantec dit à sa mère : « Allume ! » pour : « Ouvre les volets ! »

Marinette sait percer à leur naissance mes humeurs qui grossiraient et deviendraient des colères.

Changer fréquemment de type de plume, ça change l'écriture et peut-être, un peu, le style.

Un grain de beauté au coin de sa bouche, comme un oeuf de vipère.

Les champignons coiffés comme des coltineurs.

La mode est à la bonté : ça ne durera pas longtemps.

Je sens que quelqu'un me guide.

Ce qui me sauvera, c'est un goût que j'ai, un arrière-goût de sainteté.

Il faut me décorer, parce que je finirais par n'avoir plus pour moi que les ratés et les envieux.

L'oie qui crache par le derrière.

Le chat, c'est la vie des meubles.

20 février.

Oh ! monsieur, votre antipathie ne me gêne pas, et je suis bien persuadé que, si je vous envoyais mon dernier livre avec une belle dédicace, vous me trouveriez du talent.

27 février.

Qu'est-ce que la vie quand elle n'est vue que par des yeux qui ne sont pas des yeux de poëtes ?

28 février.

Une vieille paire de bottines que je lui ai donnée, Philippe la garde pour venir à l'Exposition.

3 mars.

Les lames de fond de l'amitié. Tout à coup on se sent séparés par la pleine mer.

C'est une femme toujours couchée, une femme qui ne tient pas debout.

4 mars.

Capus est de cette génération d'hommes de tripot devant qui, nous, les jeunes hommes rangés, nous nous sentons toujours un peu effarés.

Ce qu'on ressent pour certaines femmes, ce n'est pas de l'amour, ce n'est pas de l'amitié non plus : c'est de la tendresse.

Rostand ne va plus jamais au théâtre.

Claretie lui a écrit :

Quand vous nous donnerez la Maison des Amants,

Nous illuminerons la Maison de Molière.

Il y a des femmes qui lui demandent des lettres d'amour.

Dans un magasin, il ne dit pas son nom tout de suite. Il indispose d'abord les gens par sa mauvaise humeur ; puis, il se nomme, et les visages changent.

Mme Rostand donne son nom à un guichet de poste. La jeune fille lève la tête, sourit avec attendrissement et dit : « Oh ! madame, ce nom me rappelle une bien douce soirée ! »

Toujours fatigué, toujours la migraine, toujours accablé de gloire.

Veston marron et gilet de velours.

Ses doigts s'effilent de ses lourdes bagues.

6 mars.

Capus parle de ces pièces d'amis où l'on n'a même pas besoin de faire effort pour s'empêcher de les trouver bien.

Peut-être qu'à cinquante ans, las de la réalité, j'aurai un grand plaisir à l'imaginer.

7 mars.

Concours agricole. Bernard joue avec les cornes d'un boeuf qui lui écrase presque le doigt contre le bois de sa stalle.

- Qu'on serait bien, tout nu, sur ce mouton !

- Oui, dit Bernard, avec un autre mouton par-dessus.

La queue de certains boeufs est comme une tresse de graisse cordelée.

Les truies ont sous le ventre un gilet avec double rangée de boutons.

C'est beau, ce Prix d'Honneur ; mais il lui manque de l'herbe jusqu'au ventre. Immobile sur ses pattes inébranlables, il semble construit par un maçon.

Des moutons ont un gardénia de laine à l'épaule.

Les coqs de combat n'ont pas de crète : une épée à chaque patte, ils ont des jambes comme des pincettes.

Un lapin allongé, les yeux mi-clos, semble dire : « Le monde me fatigue. »

Je me crois chez moi. Je dirais presque à tous ces gens : « Merci de votre bonne visite. »

- Pour vider cette galerie en un clin d'oeil, dit Bernard, il n'y aurait qu'à lâcher deux ou trois taureaux avec une pancarte « On ferme ».

Ces énormes boeufs avec un tout petit trou de balle. Qu'est-ce qu'ils attendent pour se révolter et monter en haut de l'échelle des êtres ?

9 mars.

Faire une édition critique de Crime de village.

16 mars.

Je suis né avec deux ailes, dont une, cassée.

18 mars.

J'ai l'air stupide. C'est l'heure où mon esprit est au pâturage.

21 mars.

Richepin fort en vers. C'est notre vrai Coppée.

Polaire. Comment fait-elle pour mettre ainsi sa taille dans une alliance ?

- Et votre petite fille va bien, madame ?

- Oui, monsieur. Merci.

- Et vous la destinez toujours à la prostitution ?

Son jeune mari a des attaques. Elle en a peur et reste dans sa cuisine. Elle souffre surtout de ne plus pouvoir faire son petit ménage comme autrefois. Elle ne devine pas qu'il va peut-être mourir. Elle dit seulement : « Croyez-vous que j'en ai, de la chance ! » On l'emmène à Beaujon. Elle est comme délivrée.

- Il sera très bien, dit-elle.

Elle ouvre les fenêtres toutes grandes et se remet à faire son petit ménage.

Elle ira voir son mari demain.

Un cheval juif, un mouton juif.

Si Ragotte fermait ses volets, la nuit, elle se croirait en enfer.

- Je suis né un trente janvier.

- Vous ne paraissez pas votre âge.

Pour être original, il suffit d'imiter les auteurs qui ne sont plus à la mode.

A l'exposition du corps de Félix Faure, Baïe prenait les prie-Dieu pour des automobiles.

Les araignées dessinent des plans de villes capitales.

27 mars.

A la Gloriette.

Les oiseaux semblent coudre les uns aux autres, avec le fil de leur vol, tous les arbres du bois.

Les arbres marqués de rouge ne sont pas ceux qu'on égorge.

On ne regarde plus le paysage qu'on a toujours devant les yeux.

14 avril.

Il faut tout dire. Quand on a bien envie et qu'on peut - enfin ! - mettre son derrière sur la lunette, c'est une joie d'attendre encore un peu.

Pour un écrivain qui vient de travailler, lire, c'est monter en voiture après une marche à pied pénible.

Quand un acteur rentre dans la coulisse, il semble se déshabiller brusquement, se mettre à nu.

J'abonde dans mon sens.

La douce mélancolie du travail, le dimanche, quand les autres se promènent.

17 avril.

L'idéal : un rêve précis.

19 avril.

Je ne me contente pas de la vie intermittente : il me faut de la vie à chaque instant.

Elle se défie de son homme et ne lui dit rien de ses affaires. Elle a du bien pour plus de 80.000 francs, et il ne s'en doute pas. On lui offre d'acheter ses vignes à l'amiable : elle accepte le prix. Son notaire, qui n'a rien sur la vente, lui dit qu'elle fait une bêtise. Troublée, et n'ayant rien signé, elle reprend tranquillement sa parole.

Il faut qu'elle ait toujours dans son armoire un billet de cent francs d'avance.

Rien ne l'obligerait à déplacer son argent placé. Elle aime mieux emprunter et payer des intérêts avec ses revenus.

Venant à Paris en seconde, elle avait droit à l'express à partir de Laroche. Pas pressée, elle a préféré rester dans le train omnibus.

Plus elle amasse, et plus elle est désolée que ses enfants n'aient pas d'enfants. A qui tout ce bien va-t-il aller ?

Sur le retour, elle a des éblouissements, des lourdeurs. Elle va trouver son pharmacien qui lui donne une purge et lui dit que ça passera.

Elle a moins peur de mourir que de quitter son bien.

- Je n'ai pas besoin d'eux, dit-elle de ses enfants. Qu'ils tâchent de n'avoir pas besoin de moi !

Il m'endort. Tout ce qu'il dit est plat. Nous mangeons des gaufres à la terrasse d'un café. Un peu de sucre tombe sur son gilet. Avec l'autorité d'un grand capitaine, il demande une brosse. Le groom le brosse.

- C'est assez, dit-il d'un ton qui fait ma joie, et il ajoute : Brossez aussi ces messieurs. Mais nous n'en avons pas besoin. D'ailleurs, le groom interloqué n'a pas entendu et s'éloigne.

Comme c'est Capus qui paie les consommations :

- Payez aussi le groom, dit-il.

- Qu'est-ce qu'il faut lui payer ? dit Capus. Son mois ?

- Donnez-lui quatre sous, dit-il sans hésiter.

C'est un garçon admirable.

Il a sur le dos un veston tout fripé qui sort de l'armoire. Ces plis m'étonnent : ce doit être très chic.

Il parle sans cesse, explique tout. Ce qu'il dit est quelconque, mais on sent très bien qu'à des gens cela peut paraître ingénieux et spirituel. Souvent, tandis qu'il parle, Guitry flûte. On ne l'interrompt pas aisément. Il a un « Permettez ! » qui vous arrête, net et sec.

- Nous autres, dit-il, les quinze ou vingt connaisseurs de Paris...

Il ne peut pas manger un fruit sans en dire l'espèce et sans la comparer aux autres.

On ne peut pas prononcer un nom de ville sans qu'il en parle comme un guide.

Il mesure la qualité d'un éditeur aux avances d'argent qui lui ont été faites.

Bernard, qui se promène avec un petit Montaigne de cinq sous, avant que d'entrer dans une vespasienne, frappe à la porte, sur la tôle.

Chaque poule, la tête sous un cachet de cire rouge.

Capus dit, d'une bouche de femme, qu'elle a une telle odeur « qui ne dit mot qu'on sent ».

Faire de temps en temps un petit voyage de la rue du Rocher à Paris. S'en aller passer huit jours à Paris.

- Au Concours agricole, j'ai vu une vache qui était belle comme toi, dit Baïe à sa maman.

Poil de Carotte. Je n'ai jamais pu faire un geste de décision sans que mon frère pouffe de rire. De là ma vie humble et plate.

Je n'ai pas une tour, je n'ai qu'un carnet d'ivoire.

Ronfler, c'est dormir tout haut.

- Je n'ai qu'un défaut, dit-elle : j'ai toujours froid aux pieds.

Comme femme, mon idéal, c'est l'Elmire de Tartuffe.

Ah ! faire des choses que les petits enfants copieraient sur leurs cahiers ! C'est ça, être classique.

Huysmans s'affiche en plein boulevard avec des prêtres.

Un souci en vaut un autre.

Barrès est professeur d'énergie comme on l'est de philosophie : ça n'oblige pas à être sage.

Regarder la nature, ça vaut tout de même mieux que de traduire Virgile.

22 avril.

Les romantiques, des gens qui n'ont jamais vu l'envers de rien.

Je refuse de savoir ce que peut penser des hommes de talent un homme qui n'en a pas.

Sors, va ! Promène-toi ! Le beau temps perdu ne se retrouve jamais.

Deux canards traversent les airs à des hauteurs où notre cruauté n'atteint pas.

Les canards viennent tous les soirs des étangs, ou s'abattent, et leur vol claque comme une voile.

Les geais crient sur le bois comme des charrues.

Baïe demande ce que font les sergents à la guerre.

- Pan ! Pan ! lui dis-je.

- Ah ! on les fouette ? 23 avril.

- Qu'est-ce qu'un critique ? Un lecteur qui fait des embarras.

24 avril.

La fausse modestie, c'est déjà très bien.

Le tremble, quel joli nom d'arbre !

Quand ils communient, ils se font une raie pour l'amour de Dieu.

La truie a sur le dos une raie blanche qu'elle n'a pas pu tremper dans la boue.

J'écoute pousser ma barbe.

Chaque fois qu'on a le dos tourné, un bourgeon éclate.

Quand je me suis marié, j'ai dû mener ma jeune femme dans ma famille. Mon père chercha ce qu'il pourrait faire en son honneur. Il décida de faire remettre quelques tuiles neuves au toit de sa maison, puis il y renonça.

Fils légitime de mes oeuvres.

Je me relève aussi facilement que je tombe. Légère comme une araignée, mon âme remonte à un fil.

La truie et son troupeau de seins.

En un instant, l'esprit parcourt d'immenses pays de rêves, cependant que les yeux passent sur la réalité comme des tortues.

Le réveil déchire brusquement la toile fine de nos rêves.

J'écris des pensées pour quand je serai mort. Elles ne me servent à rien pendant ma vie ; j'oublie même de les penser.

Mon anneau de Gygès qui me rend invisible, c'est ma timidité.

Je compte un triomphe de plus à mon passif.

Déplaisant comme un morceau de papier dans une prairie.

Ma tête est peuplée de mots, comme une forêt, d'oiseaux. Quand ils se mettent tous à chanter, c'est un vacarme !...

Au Jardin d'acclimatation. Le kangourou marche sur ses mollets.

Celui-là, pas d'écriteau : il n'a pas encore dit son nom.

Le yack, fertile en laine comme un champ.

Le lama sourit comme Sarah.

Le tatou, une tortue perfectionnée.

Les éléphants s'approchent l'un de l'autre, croisent leurs trompes et se soufflent dans la bouche comme pour se demander s'ils n'ont pas l'haleine trop forte. Leur soupir gonflerait une voile. Puis ils dansent, plutôt de la tête que des pieds, en l'honneur du monsieur. Et toute cette masse molle, et ce petit oeil comme un oeillet dans un gros sac.

29 avril.

Tout de même, peu à peu je renonce à un tas de choses que je ne peux pas avoir.

Le coq voudrait être monogame.

Il me faudrait, madame, pour dire ce que j'éprouve, un mot qui serait à « larmes » ce que « sourire » est à « rire ».

1er mai.

Samedis populaires de Sarah. - Les poëtes organisateurs de ces goûters choisissent dans Victor Hugo des choses bien dures, longues et mal dites, afin que le public dépense son ennui.

Sarah, qui dit une pièce de vers, est aussi fiévreuse que si elle jouait Phèdre pour la première fois. On applaudit un peu le petit Brûlé qui croit à un rappel, rentre, et on n'applaudit déjà plus.

Mendès dit élégamment à Guitry : « Vous faites corps avec les proses de Jules Renard. » Rostand arrive. C'est décidément un grand homme. Il n'offre que celle de ses mains qui tient sa canne. Il répond à peine. Je trouve cela très bien, parce qu'il fait des frais pour moi.

Guitry récite. Bernard vient me trouver.

« Venez donc, Renard ! Guitry en est à son troisième rappel. »

Sarah, glaciale, feint de ne pas savoir que tout ce qu'a dit Guitry est de moi.

L'arbre avec ses jeunes branches est beau comme un cerf immobile.

Nous sommes tout dans notre premier livre. Nous ne faisons plus tard qu'arracher nos défauts et cultiver nos qualités, quand nous le faisons.

L'avenir n'est peut-être qu'un perfectionnement.

On n'est plein que de promesses déjà tenues. Il ne faut pas compter sur des choses nouvelles. Il y a les conteurs et les écrivains. On conte ce qu'on veut ; on n'écrit pas ce qu'on veut : on n'écrit que soi-même.

Je dis à Léon Blum que sa femme est de celles qui nous font sentir notre vulgarité ordinaire. On est respectueux et dérouté. On fait une plaisanterie : elles ne répondent pas, elles sourient à peine, et nous voilà honteux.

La pie à longue queue perchée sur sa branche, comme une pipe.

C'est par pudeur, sans doute, qu'ils disent : « Elle veut voir les boeufs », d'une vache qui demande le taureau.

Ils ont bien de la misère, mais ils dorment comme des enfants.

- Mon mari ? Il est mort.

- Oh ! pardon, dis-je.

- Oh ! ce n'est pas votre faute.

Le coquelicot chante déjà dans les blés.

Vous ne direz jamais autant de mal de moi que j'en penserais de vous, si je pensais à vous.

Ils sont tellement orgueilleux qu'ils disent, quand il a plu, que leur rue sèche plus vite que les autres.

Henry Bataille, un Rostand de vingt-six ans, et qui ne réussira pas. Plus laid, et moins glorieux. Une figure jeune et vieille, sans que l'oeil puisse nettement y localiser les âges. Un peu neurasthénique, mais prend plaisir à prononcer ce mot.

- Je suis sûr de mourir à trente ans, dit-il.

Paresseux, ennuyé, très artiste. Buveur de thé. Presque pas de corps dans des vêtements gris clair. Fait d'admirables portraits en deux ou trois heures, et dit, quand il se trompe :

- Voilà ce que c'est que d'avoir la prétention de fixer la nature en une séance.

Quand on se regarde cinq minutes dans une glace, on ne se trouve plus ressemblant.

Bady, vivante, nerveuse ; des yeux comme des encriers. Elle prétend qu'elle pleure quelquefois en cachette, la nuit. Bataille, étonné, l'ignorait. Ils se disent des mots gentils, et, tout à coup, semblent séparés par des mondes d'indifférence.

Bataille, des doigts comme des crayons.

- Francis Jammes, qui est clerc de notaire à Orthez, dit Bady, est insincère et méchante langue, et, avec tout ça, exquis. Nous l'aimons bien. Il arrive à Paris, nous saute au cou, et tout de suite dit par derrière que Bataille le plagie.

5 mai.

Dans les passages sentimentaux de Courteline, il y a un bizarre mélange de Bossuet et de grisette.

6 mai.

Bientôt, le cheval sera sur la terre quelque chose d'aussi étrange que la girafe.

9 mai.

J'ai beaucoup entendu parler des cyprès : je ne sais pas encore ce que c'est.

15 mai.

Je suis le monsieur qui a toujours, hélas ! le petit mot pour rire.

16 mai.

Mort de Sarcey. A la mort d'un ancien, on est comme sur une écluse : on change de niveau vers la mort.

Sarcey me renseignait à mon goût sur le théâtre. Si j'allais à l'étranger, je serais heureux qu'on m'indiquât, non pas les hôtels de premier ordre, mais un hôtel moyen et confortable. Pour cela, je m'adresserais au Sarcey des voyageurs, s'il existe.

17 mai.

Je me destine à la profession de pontife.

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Il est touchant, Léon Blum, avec sa vieille tante aveugle. Gracieux comme Antigone, il la sert, lui nomme les plats, lui coupe sa viande. Depuis trente-cinq ans aveugle, elle regarde dans la direction de la voix entendue. Son visage ridé est pâle comme du linge blanc qui se déplie un peu. Une jeune fille lui sert de demoiselle de compagnie et lui fait la lecture. Elle s'intéresse à toute la vie qu'elle ne voit pas, et cela nous étonne, nous qui croyons la voir.

Blum m'explique très bien la différence qu'il y a entre Lemaitre et France. Lemaitre a l'air de tout comprendre, mais il ne comprend pas l'essentiel ; il n'a ni solidité, ni fond. France n'a qu'une légèreté apparente ; il a, dessous, l'intelligence sérieuse. Dans l'affaire Dreyfus, il ne pouvait pas broncher. Lemaitre a été le jouet de son intelligence superficielle ; il va çà et là, partout, avec agilité. France ne se sépare jamais de la raison. Il y est planté. Il peut faire, de la main, des gestes capricieux.

- L'attitude actuelle de Barrès, dit Blum, donne la peur de relire ce qu'il a fait. Impossible que ce soit aussi bien qu'on croyait : on a du se tromper. Je suis patriote, de ce patriotisme que chante Victor Hugo dans Les Châtiments, et qui voudrait, même par la force, imposer au monde l'humanité, et dont le rêve serait de supprimer toute espèce de patriotisme. Je suis fier d'être Français, à cause d'un héritage d'idées que je n'aurais peut-être pas fait si j'avais été Anglais ou Allemand.

Il admire beaucoup Bernard Lazare qui a eu le courage de mettre en train l'affaire Dreyfus, et qui, le succès assuré, se retire discrètement et laisse la gloire aux autres.

29 mai.

Rostand dit qu'il s'embête. Veut un théâtre où il sera le maître. Il affecte de s'intéresser beaucoup à Dreyfus, à Marchand aussi. Il dit, d'un air fuyant, qu'il lui faut, comme à tout le monde des amis sûrs. Près de lui, on l'envie. On sent toute l'inutilité de l'effort qu'on ferait pour le rattraper ; on se venge en le trouvant grêle maigre, pâle, chauve d'une calvitie à laquelle ajoutent de longues mèches de cheveux sur le cou, un peu ridicule. Des traits fins, mais de près, tout cela n'est pas net. Il n'a l'air ni vaniteux, ni dédaigneux mais je crois qu'il tâche d'avoir l'air impénétrable et malin. Il s'enfermera à Paris cet été, dira qu'il est à Pougues, et on lui fichera la paix. Très indifférent à une estime comme la mienne, dont il est sûr, mais très sensible, je crois, aux éloges nouveaux des petits jeunes gens. Trouve du talent à Sée. Trouve le théâtre de Capus ennuyeux et lourd ce qui l'étonne de la part d'un homme de tant d'esprit.

1er juin.

Chez Bailby. Des figures que j'ai vues il y a douze ans. Tous les soirs elles vont en soirée et, tous les soirs, s'extasient du même sourire devant la chanteuse mondaine, la harpiste et le diseur de vers. Elles n'ont pas trop vieilli, parce qu'elles changent de plâtre chaque jour.

Mounet-Sully dit Le Testament de Murger, un sonnet de Soulary, des vers de Gautier. C'est bien, mais c'est trop composé. Familier, il met une main dans sa poche, tragique, il se tourne brusquement à droite ou à gauche, effaré, il cherche la queue du piano.

Il y a un diplomate qui dit : « Moi, vieilli dans les Cours européennes... »

La harpiste, une grande harpie dorée. Ah ! ça se voit, que c'est une harpe ! La femme écureuil. Ses doigts grimpent sur les cordes. Il y en a une qu'ils n'ont pas touchée, sans compter celles de mon coeur.

Une Russe chante : voilà ce que nous a valu M. Hanotaux.

Un monsieur très riche, à l'accent belge, et qui a des châteaux en province, dit qu'il va recevoir prochainement un évêque, et qu'il nous invitera.

Bailby présente et explique.

- Quel luxe ! lui dis-je. Je suis ébloui.

Près de moi, Mme de Saint-Victor, la fille de l'écrivain, se livre tout de suite comme dreyfusarde et dit :

- Je ne sais pas si nous sommes du même avis ?

On l'appelle « Notre-Dame de la Revision » : elle descendrait dans la rue.

Montesquiou, bavard, et qui se croit artiste parce que toutes ses paroles sont cueillies aux diverses branches de l'art.

Il parle des voix, tâche de les décrire, emprunte, pour parler musique, ses métaphores à la peinture, tâche d'être documenté, précis, fin, et est insignifiant.

2 juin.

Il s'agit d'être, non pas le premier, mais unique.

Ah ! le beau couplet que Molière aurait mis dans la bouche d'Alceste, contre le patriotisme !

3 juin.

Dans une carrière j'arrache avec mes ongles des cailloux polis : je ne construirai jamais rien.

13 juin.

La Gloriette. La vache, il faut tout de même y faire attention : d'un doux hochement de tête, elle vous crèverait le ventre.

14 juin.

Du coq, Guitry dit très joliment qu'il court les mains dans ses poches.

- Songe que tu as charge d'âmes.

- Oh ! s'il n'y avait que des âmes...

C'est déjà bien, de trouver de jolies choses. S'il faut encore qu'elles soient vraies !...

Je pose encore, hélas ! quand je dis que je pose.

Il rencontre une petite femme dans un Moulin plus ou moins rouge. Elle est venue à Paris avec un amoureux qui l'a tout de suite lâchée. Il lui offre un bock et lui promet le mariage. Il est très content.

Il l'a sauvée de la boue. Il a fait une bonne action, et, comme il a 43 ans, elle, qui n'en a que 20, croit aussi avoir fait une bonne action. Bien entendu, ils couchent ensemble avant la cérémonie. Elle est gentille, un peu vulgaire de visage, dit Mme Steinlen. Elle a reçu une bonne éducation. Elle est musicienne. Rousse, elle est « couverte en briques et à cheval sur un écureuil », dit Steinlen.

Steinlen, vêtu, sous son pardessus, d'un gilet de velours bleu et d'une culotte bleue de charpentier. Il traite sa femme de vieille scie et parle à sa fille comme un pasteur protestant.

Au fond de tout patriotisme il y a la guerre : voilà pourquoi je ne suis point patriote.

Promenade. Je passe devant le cimetière. Je n'ose pas songer à ce qui reste de mon père derrière ce mur, à quelques pas. Je m'éloigne. Tout le long d'un sentier fleuri, mon âme joue avec des idées de mort. A chaque instant je tourne la tête et cherche la Gloriette. Je me demande si elle est plus haut placée que le château, que l'école, si elle a plus de chances qu'une autre maison d'être frappée par la foudre. Cette peur imbécile de l'orage, même par les plus beaux jours, me tient en haleine. Grâce à elle, je paresserai un peu moins.

Je marche dans les blés, qui sont beaux, cette année. Le vent du nord leur est bon. Le vent du midi en aurait brûlé la fleur. Ma canne, que je tiens derrière mon dos, courbe les épis. Des coquelicots courent devant moi.

J'arrive au bois frais, silencieux et sacré comme une église, et j'entre par une grande allée qui le coupe en deux. Mes narines sont agacées de fraîcheur, et soudain je me sens léger vêtu.

Qui est-ce qui vient à moi, de là-bas, à travers les arbres ? Personne.

Qui est-ce qui marche sur les feuilles ? Des âmes sans corps.

Des oiseaux de soleil se sont posés à terre et se cachent ou se déplacent selon l'agitation des feuilles.

... Vitaï lampada tradunt Les arbres se passent l'un à l'autre le vent, qui est leur âme.

Heureusement, au bout de l'allée, voici le jour. Tout en moi s'éclaire.

J'entends le sifflement de la faux dans le foin. De loin, je la vois : elle semble valser doucement. Des mouches me piquent. Le temps... Non : mon humeur va changer. Derrière moi, le coucou, mystérieux, invisible, mal famé, chante. On l'accuse de déposer ses oeufs, un par un, dans des nids de fauvette, de rouge-gorge, de rossignol, de bergeronnette, de grive ou de merle. Le beau crime ! Eh ! bien, et vous ? Avec ça que vous ne déposez jamais vos petits dans le lit des autres ! Mais vous n'avez pas la loyauté de chanter : « Coucou ! » pour prévenir.

Tiens ? Un porte-monnaie. Non ! C'est une taupe qu'un faucheur a tuée et jetée dans le chemin.

Je devine qu'un chariot de foin a passé par ici. Mainte ronce, au passage, en a mordu un brin et le garde.

De ma première promenade je rapporte une rose sauvage, une pauvre rose qui n'a qu'une robe mince, et pas de dessous.

Quel vent ! Que de saluts ! Tous les arbres s'inclinent. Il y a grande réception chez eux, ce soir.

15 juin.

Le coq. Le cochinchinois de Guitry, qui a du poil jusqu'aux talons, à peine lâché dans la basse-cour, nous a joué le retour du marin. Grattant le sol, il appelait les poules. Elles s'approchaient avec défiance et coquetterie. Il a même osé s'adresser à une mère de famille qui, après sa courte honte, a vite caché ses poussins sous son aile.

Ce que je regarde d'abord d'une maison, c'est si elle a un paratonnerre.

Le coq tâche, sans y réussir, de faire sonner ses éperons.

18 juin.

Les meules de foin comme un petit village de huttes régulièrement disposées, et la lune s'y promène dans les rues.

19 juin.

Les étoiles. Il y a de la lumière chez Dieu.

20 juin.

Hier, anniversaire de la mort de mon père. Sans Marinette, je n'y pensais pas.

Ma mère, qui est au lit, fait dire une messe. Ainsi, trois ou quatre vieilles femmes écoutent un prêtre qui prie pour mon père.

Marinette et moi, nous lui portons une couronne assez lourde, en faïence, vernie. On donne aux morts des fleurs de métal, de métal qui dure.

Je suis sur la tombe de mon père. Mes tablettes ! Mes tablettes !

Sur la tombe d'une pauvre vieille femme fleurissent des oeillets de poëte.

Sur une autre, un bol renversé dont on se sert pour arroser les fleurs.

Leurs noms de famille, qu'on avait oubliés, réapparaissent ici.

Telle pierre tombale est le pavé de toute une famille d'ours.

Il est moins cruel de n'aller jamais voir un mort que de n'y plus aller après un certain temps.

Il faut vivre à la campagne en abusant d'elle aussi peu que si l'on était à Paris. Alors, elle « se maintient ».

Ne regarder que la vie, mais ne choisir que les faits qui ont une signification.

J'ai mes défauts comme tout le monde ; seulement, je n'en tire aucun bénéfice.

21 juin.

Cyrano qui a la langue encore plus longue que le nez.

22 juin.

L'oiseau a toujours l'air neuf, né d'hier.

23 juin.

Une feuille tombe, et c'est un grand désastre : elle couvrait un nid.

Pluie. Les arbres marchent dans l'eau, branches retroussées. Les boeufs, inquiets, se réunissent sur les hauteurs. De temps en temps des piles de bois rangées au bord de la rivière, une bûche se détache et va se promener.

Philippe, quand il creuse un trou, a la préoccupation de trouver des os humains. Il dit qu'autrefois on enterrait partout les morts.

24 juin.

Plusieurs fois, dans mes rêves, j'ai inventé le dendromètre, appareil à mesurer les arbres sur pied.

Je gratte la nature jusqu'au sang.

La tête lourde comme un épi.

25 juin.

Les jeunes filles de Chaumot veulent toutes aller à Paris. Celles qui n'osent pas dire « à Paris », disent « en grande ville ». Elles veulent gagner de l'argent pour se marier. Comme elles ne savent rien faire, elles ajoutent qu'elles feraient n'importe quoi, que ça leur est égal. Elles ont un corsage plissé et une petite broche, les cheveux au vent, les pieds dans des savates, des mains propres et des ongles sales, des yeux frais, du rose aux joues, mais des dents inquiétantes.

27 juin.

Ces heures où l'on a envie de lire quelque chose d'absolument beau.

Le regard fait le tour de la bibliothèque, et il n'y a rien. Puis, on se décide à prendre n'importe quel livre, et c'est plein de belles choses.

La lune. Cette lueur rose, cette clarté d'incendie, ce reflet de Paris qui la précède à l'horizon. C'est très difficile de voir le premier liséré de son ongle rouge : c'est déjà du feu. Elle monte vite. Elle apparaît tout entière comme un globe de feu couvé. Un petit arbre de l'horizon se dessine sur elle comme sur un écran jaune foncé. Déjà, elle n'est plus intéressante, et puis, c'est toujours la même chose. Elle-même, dont on prenait en pitié la solitude, semble nous dire : « Va ! Va ! Tu n'es pas obligé de rester là toute la nuit. »

28 juin.

Dès que je suis seul, c'est-à-dire sans un livre, me voilà médiocre : mon tirant d'eau diminue.

A trente ans j'étais déjà comme Goncourt à soixante-dix : seule, la note m'intéressait.

Quand je voyais mon père se promener d'une fenêtre à l'autre, voûté, les mains derrière le dos, silencieux, le regard profond, je me demandais : « A quoi pense-t-il ? »

Aujourd'hui, je le sais par moi-même qui me promène comme lui, avec son air, et je peux répondre en toute certitude : « A rien. »

29 juin.

Eclairs. Celui-là casse comme du bois sec. Cet autre crépite comme du bois qui brûle.

J'apprends mon village comme de l'histoire.

30 juin.

Mon père. Des vieilles femmes se souviennent encore de la blouse qu'il portait quand il est venu de Paris pour tirer au sort, une blouse d'un bleu pas trop fané, avec des lisérés blancs et je ne sais combien de rangées de petits boutons de nacre qui montaient l'un sur l'autre.

Moi aussi, je l'ai connu avec des blouses. Elles s'ouvraient sur le plastron blanc de la chemise empesée. Ah ! cette chemise ! C'est encore un étonnement pour moi. Il la gardait pour se coucher, il la portait une semaine, et elle était toujours blanche et jamais cassée. Par quel mystère ?

Jour de foire. On dirait La Marche à l'étoile sur la route. Tous ces boeufs, ces vaches, ces gens, vont peut-être voir l'Enfant nouveau-né. Et ces cochons criards comme si l'on ne faisait que les pincer !

Les hommes ont mis leur blouse des dimanches, et, les femmes, ce qu'elles ont de plus noir. Quelques-unes s'abritent du soleil sous un parapluie.

Les boeufs que d'autres boeufs, dans les prés, regardent passer. Les grosses juments qui relèvent prétentieusement leurs sabots.

Dans une mouche, il y a une goutte de sang humain, humainement rouge.

2 juillet.

Un drame à écrire. Il dormait. Il se réveilla et mourut.

Dire qu'un jour je serai un vieux monsieur décoré !

4 juillet.

Bouvard et Pécuchet, le livre de la guigne ; mais c'est trop : on ne les croit plus.

5 juillet.

Baïe met un escargot à côté d'une tortue, pour voir ce qu'ils vont se dire.

Rien de sale comme un lys sale.

Des chevaux labourent. Comme c'est loin, on ne voit pas la charrue, on voit à peine l'homme. Et les chevaux semblent se promener tout seuls, de long en large, à l'horizon.

6 juillet.

Les coudes levés, les poings aux yeux, la grenouille pleure.

Les deux pattes de devant sur une pierre, les yeux hors de la tête menaçante, très « quos ego !... » Mais elle ne trouve rien à dire.

Les oies mangent en marmonnant je ne sais quoi.

Elles vous regardent de leur paire de boutons et portent leur bec comme un sifflet.

Leurs trous de nez pincés et rapprochés les font parler du nez.

Elles ont un petit oreiller blanc au derrière.

Elles naviguent en marchant, et leur queue va et vient comme un gouvernail.

10 juillet.

Les cloches habitent l'air comme les oiseaux.

11 juillet.

Nos enfants, pauvres petits ! Nous pouvons les froisser avec la précision d'un marteau-pilon.

12 juillet.

De vieilles voitures à capote. Ils sont là-dessous comme de vieux porte-monnaie ouverts.

Le jars siffle comme un tuyau d'arrosage.

13 juillet.

L'air, à midi, brûle et bourdonne.

Ce Journal ne pourra être lu que par Fantec, et, encore, que s'il a l'âme trouble de l'homme de lettres ; et il faudra que j'écrive une « Lettre-Préface » pour lui expliquer le mot et la lettre.

15 juillet.

L'arbre, pour m'attirer, me fait des clins de feuilles. D'un mouvement rapide, elles se baissent et se relèvent.

D'énervement je me suis levé à cinq heures. Etonné que dorment encore des gens que je croyais plus matinaux. Ferme déjà vidée dans les champs, portes ouvertes. On retrouve les mêmes boeufs encore occupés à manger. Sur la route, une petite servante en corsage rose ramène des veaux au pré.

Les oiseaux ont la voix fraîche. On peut voir le sauvage loriot jaune.

Le vent, lui, ne s'est pas encore levé. Une fumée monte toute droite.

Le soleil est doux comme une haleine tiède. Il achève un nuage, dont il déjeune.

Les brumes du sommeil, qui pesaient sur les toits, remontent.

Par hasard, ils ont acheté Le Journal. Il y a un article signé de moi. Ils se sont dit : « Voyons voir ça ? » Ils m'en parlent, mais je dis que je me rappelle vaguement, et que j'en fais tant que je les oublie.

- Je les oublie, dis-je, dès qu'ils me sont payés.

Je les aide à me rabaisser.

16 juillet.

Les sauterelles à tête d'âne.

Louis Paillard me dit en baissant les yeux, une petite rougeur aux pommettes :

- J'ai cru, d'abord, que le talent chez vous était une longue patience, mais c'est bien plus spontané. Seulement, au lieu de la page abondante, c'est la ligne que vous trouvez, les trois mots. Il y a chez vous telle petite phrase qui fait l'effet d'un volume. A la première lecture, presque tout ce que je dis de vous me produit mauvaise impression. Je relis, et c'est meilleur.

- Cela vient, dis-je, de votre paresse de lecteur. Pour m'aimer, il faut faire un effort et se mettre dans l'état d'esprit nécessaire, comme en état de grâce. Tout ce que j'écris, j'ai, à un moment, la joie de l'écrire. Cette joie passe, revient, mais elle existe, et elle est communicable, et vous devez la ressentir. A quel instant ? Je ne sais. A la première, à la seconde lecture ? Je ne sais, mais il est fatal que vous la ressentiez.

- Plus simplement, il faut plutôt, comme pour les poëtes, vous relire que vous lire. Je voudrais faire sur vous une étude où je ne parlerais pas du « brillant fantaisiste », etc. C'est plus compliqué. Il me faudrait d'abord étudier les écrivains nivernais : Adam Billaut, Bussy-Rabutin, etc., puis, vos maîtres, le réalisme qui vous a influencé. Je connais très mal Flaubert, très mal Maupassant, après la lecture duquel vous avez écrit Crime de village, qui est déjà autre chose que du Maupassant. Vous n'en aviez que certaines formes de phrases, mais l'esprit était déjà vôtre. Je n'aurais aucun regret de consacrer deux ans à cette étude. Vous êtes un écrivain unique, et mes relations avec vous sont uniques. Je vous connais dans le milieu même de votre oeuvre. Je connais le milieu, et je suis le seul, ici, avec qui vous causiez. C'est une vraie occasion, et j'ai de la chance.

- Faites donc, dis-je. Ce travail serait aussi important pour vous que pour moi. Je vous y aiderai. Vous pensez bien que je ne réclame pas de vous, pour l'ajouter aux autres, un petit article sur moi. Je me considère comme un cas littéraire : il vous appartient comme à moi. Chacun peut l'étudier. Je suis impersonnel, c'est-à-dire que je ne suis pas responsable du littérateur. Je n'ai ni à le blâmer, ni à le vanter : il est. Regardez-le. J'en fais autant de mon côté. En un mot, considérez-moi comme votre Philippe.

- Je vais m'y mettre, dit-il. J'ai déjà des notes. Je suis sûr que vous allez de plus en plus vers l'humanité et la bonté, mais que celle-ci est chez vous quelque chose d'acquis et de raisonné. Au fond, il ne faudrait pas s'y fier.

- Nous sommes presque tous amis, dis-je.

- Poil de Carotte dit à chaque instant des choses audacieuses. On éprouve une gêne, non à cause des audaces, mais parce qu'il nous renseigne mal sur lui-même. On ne sait trop l'âge qu'il a.

- Parce qu'il est fait de moments. Ce n'est pas un être qui se compose : c'est un être qui existe. J'aurais pu l'arranger, le tailler : je ne l'ai pas voulu. C'est un travail que vous faites vous-même, agacé peut-être, mais peu importe, et, par ce travail, vous accroissez, bon gré, mal gré, la vie de Poil de Carotte.

- Une chose m'étonne, dit-il : c'est que vous décriviez si peu notre pays.

- C'est parce qu'une description n'existe pas en tant que description par détails. On regarde un pays : on ne l'énumère pas. C'est l'impression par ce regard que je voudrais rendre, mais il n'y faut pas plus de deux ou trois mots. Je les cherche, et je les trouverai.

17 juillet.

La mort lui a mis son clair de lune sur la face.

Les deux pigeons. Ils s'aiment d'amour tendre, mais ce sont deux femelles. Chaque fois, rien.

18 juillet.

Chauve, quand il se découvre, on croit qu'il ôte sa chemise.

Se dompter, n'est-ce pas aussi tuer de bons moments ?

Une fois ma résolution bien prise, je reste encore indécis.

Le remords qui relève notre âme en bosse.

Si Baïe avait fait les chiffres, il y en aurait un pour chaque nombre : ce serait bien plus commode.

Le rat au bout de la branche, le chat sur le tronc. Ni l'un, ni l'autre ne bouge. Coup de fusil. Le rat tombe. Le chat vole, flaire et s'éloigne, un peu étonné tout de même de sa puissance.

Penser ne suffit pas : il faut penser à quelque chose.

La voix inarticulée et pâle de ceux qui rêvent tout haut.

19 juillet.

Les brumes montent çà et là comme des fumées éparses. Les hommes souterrains allument leur foyer.

20 juillet.

Les choses ne me frappent pas : elles me reviennent.

Le noyer est le plus taciturne des arbres.

La Marche à l'étoile. Passent un gros cheval noir, une pleine voiture de femmes dont on voit les jupons blancs, une vieille sous son parapluie qui lui sert d'ombrelle, un troupeau de boeufs et d'hommes qui meuglent et jurent, courent et montent les uns sur les autres, un paysan tout seul qui ne vendra ni n'achètera, qui verra, un petit veau dans une caisse à jour sur une voiture, un tape-cul à roues rouges, des boeufs, des boeufs, et encore des boeufs.

Un coeur dur qu'il faut à chaque instant que je serre, pour l'amollir.

21 juillet.

Victor Hugo, un génie qui ne tâtonne jamais.

Notre vie a l'air d'un essai.

23 juillet.

La batteuse, grosse mouche qui bourdonne dans le village.

Dans les plus joyeuses sonneries de cloches il y a toujours quelque chose de grave, de mortel.

24 juillet.

On les voit dans les champs. Ils n'ont plus que la culotte et la chemise, et leurs bretelles ressemblent à des harnais.

C'est leur aptitude à la misère qui les fait vivre.

- On peut vivre ici, dit Borneau, quand on a les qualités d'un âne, qu'on est sobre et laborieux.

Leur langage est plein de petites images d'un sou qui les amusent.

Je crois être dans une mine d'or, et je ne gratte que de la terre.

26 juillet.

Renan.

Quelques-unes de ses pages les plus saines remettent tout en place.

L'homme naît avec ses vices ; il acquiert ses vertus.

J'ai plus d'une fois essayé d'être triste un jour entier. Je n'ai pas, pu. Pas même ça !

L'âne qui essaie de pleurer, et qui ne peut que braire.

Une légère brise du nord me souffle au coeur.

27 juillet.

Sensible à tout, j'ai pris la sotte habitude de dire : « Tout m'est égal. »

Les paysans ont quelquefois la charrue trop longue.

Il faut aller à la sagesse par le plus court, par des chemins de traverse.

On ne méprise bien que ce qu'on aime secrètement.

28 juillet.

Le style, c'est l'habitude, la seconde nature de la pensée.

Si l'homme avait le pouvoir de compléter la nature, au serpent il ajouterait des épines.

Les arbres se réfléchissent dans le canal : des masses d'ombre pendues sous terre par une grosse corde.

L'arbre fait traverser la route à son ombre. L'arbre déchaussé, son pied et ses gros doigts tordus visibles au bord du fossé.

29 juillet.

Une fois, elle a vu un ramonat au faîte de Paris.

D'autres, à ma place, monsieur, ont interrogé l'Infini. Ils ont voulu l'embrasser : ils sont revenus, la tête et les bras vides.

1er août.

Si l'on bâtissait la maison du bonheur, la plus grande pièce en serait la salle d'attente.

Tâchons de voir un peu clair en Dieu.

Philippe à tête de terre.

Oh ! notre pauvre oeil humain ! Dès qu'il regarde, on ne voit plus.

Philippe a bu trop d'eau, et il a des coliques. Il n'a plus de jambes.

- Il faut lui faire du thé, dit Marinette à Ragotte.

- Oh ! je n'ai pas de cette denrée-là.

- Je vous en donnerai. Mettez de l'eau sur le feu.

- Oh ! mon feu est éteint. Je ne veux pas le rallumer avant ce soir.

- Mettez votre eau sur le mien.

- Oh ! ma foi, non. Philippe aime bien la soupe aux choux. Je lui en ferai ce soir une bonne qui le guérira.

3 août.

L'impression que nous fait dans les champs une fille qui, de loin, nous paraît jeune et jolie.

Bucoliques. Et si je disais qu'ils sont de la Nièvre, en seraient-ils plus de la Nièvre ? Ce sont des hommes de la campagne, de la nature.

Honorine. Elle laissera ses sabots à la porte du Paradis.

5 août.

Francis Jammes joue un peu trop. L'art est plus sévère et résiste mal au goût épuré. Le simple n'est pas le mièvre.

Monsieur le curé est venu me voir. Je me suis dit : « Il ne va toujours pas me manger ! » Maigre, voûté, minable. Un accent de terroir. On sent tout de suite l'ennemi borné. Il accorde qu'on puisse avoir des qualités sans aller à la messe, qu'on peut être entre Dieu et le diable, mais tout de suite :

- L'épreuve ramène à Dieu. On en est quitte pour prier pour les égarés. Rien n'empêche de les voir.

Il parle de sa conscience comme d'un rond de cuir où il serait solidement assis. Je voudrais lui tendre la main, mais j'y sens du plomb. Il vient me voir parce qu'un curé doit voir tout le monde, et il me fait l'éloge de ma mère : il tombe bien !

Un front étroit, comme martelé sur l'enclume de la foi. Il trouve que les paysans ne travaillent pas.

- Ils n'en sont pas plus heureux, dis-je.

Sa soutane, luisante, ressemble un peu à une peau de serpent par endroits trop large.

8 août.

Oh ! la niaiserie des femmes distinguées de province ! Leur bavardage continu, appliqué et prétentieux ! Chaque phrase est un cliché, et c'est dit doucement, du bout des lèvres, de l'air résigné d'une femme qui sait le fond des choses.

Déprimantes et asphyxiantes, elles sont les femmes supérieures pour les petits curés de campagne, les maîtresses d'école, les commerçants de village.

Celle-ci préfère les vêpres à la messe, on ne sait pourquoi.

Un orage ! Mets-toi vite à ta table de travail afin que, si tu es frappé, ce soit sur le champ de bataille.

Le papillon, ses ailes repliées, ressemble à une petite vieille dans son châle

9 août.

D'un orage qui gronde au loin et ne bouge ni à droite ni à gauche, et n'avance ni ne recule, Ragotte dit, comme si elle s'en prenait aux gens :

- Qu'est-ce qu'ils ont donc à toujours tonner comme ça, là-bas ?

Je n'aime que les conversations pleines de surnaturel.

22 août.

Après avoir bien sondé le ciel impénétrable, il faut en revenir à l'image du papier bleu percé de petits trous.

Des prés, c'est des prés, mais, des champs, c'est des terres.

Il faut rentrer : déjà les araignées dressent leurs petites tentes pour la nuit.

6 septembre.

Une vieille. Elle a filé au fuseau. Son rouet marche toujours. Elle ne se met jamais à table parce qu'elle est à peine aussi haute. Elle mange quand elle a faim, jamais aux heures des repas, et toujours le pain rassis le plus dur. Elle boit le vin qui tourne à l'aigre.

Il n'y a pas beaucoup de vieilles femmes pour filer aussi fin qu'elle.

Elle a connu les chènevottes qu'on trempait dans le soufre et qui servaient d'allumettes. Il y en avait toujours dans un pot, sur la cheminée.

Lamartine. Son génie femelle.

Deux hirondelles se sont choquées dans l'air.

Elle crie comme si l'on ne voulait pas attenter à sa vertu.

Il a un cheval qui n'a que les pattes de devant de mauvaises.

Le chat tâte l'univers avec sa patte.

Je n'admets pas que l'on contrarie mes projets, surtout quand j'ai la certitude de ne jamais les mettre à exécution.

Les feuilles jaunissantes donnent aux arbres l'air d'être mûrs.

10 septembre.

Les paraphes à encre rouge de l'éclair.

23 septembre.

Les jardins qui s'éteignent, à l'automne.

Lever d'un paysage dans la brume. Voici les arbres du verger, la meule de paille, la ferme, le canal qui bleuit, et, tout le long du canal, les peupliers fantômes écartent peu à peu leurs draps de brume.

- On devrait faire une pièce, une grande pièce comme Cyrano, dit Baïe, avec tout ce que j'ai dit quand j'étais petite.

Le plain-chant du laboureur.

Au contraire de César, je ne suis pas le premier dans mon village, et je ne suis rien à Rome.

Le gîte d'un lièvre même absent est plein de peur.

Dickens, oui, oui ! Mais il n'a pas le son d'humour qui plaît à mon oreille.

25 septembre.

Chasse. Le vent chante à mon oreille dans le canon court de mon fusil.

La luzerne verte, ondulée et mystérieuse comme un lac, quelles surprises nous cache-t-elle ? La flûte de Pan, c'est une éteule dont les tiges sèches et creuses flûtent au moindre vent. Lorsque s'y mêle un chant de caille, c'est exquis.

Ce village isolé, entouré de bois, sans horizon, où le facteur n'arrive qu'à trois heures du soir. Tel châtelain envoie tous les jours son domestique à la ville.

Des fermes, on a l'impression que ces gens-là ne lisent jamais un journal et n'apprennent les nouvelles qu'aux foires.

Des prés et des prés. Le pays ne semble habité que par des boeufs. Je me demande : « Pourquoi cette ferme est-elle là plutôt qu'ailleurs ? »

Philippe me dit qu'elle est toute proche d'une source qui ne tarit jamais. Voilà l'explication.

Il est un peu gêné quand, avec son fusil, sa carnassière, son paletot de monsieur, il passe près d'une charrue dont les laboureurs le connaissent.

Voici un pré que le père Perrin a gagné aux cartes au vieux père Chat. Lui-même a perdu, un dimanche, son cheval et sa voiture, mais il les a regagnés le dimanche suivant.

Autrefois ce ruisseau était flottable. Voici la place où l'on empilait le bois.

Des fumées de feuilles de pommes de terre qu'on brûle.

Des arbres vieux comme le monde. Vivre ? Rien de meilleur que la vie. Une petite rate se sauve dans son trou. En plein midi, un renard gratte au pied d'une haie.

Et il faut se promener le matin et le soir, car le soir est aussi beau que le matin.

28 septembre.

Un lièvre, c'est gros, c'est lourd, et on est tout pâle, un peu comme si l'on venait de tuer un homme.

Quand deux maisons ne se touchent pas, ça fait une rue.

16 octobre.

Rentrée à Paris.

Le soleil couchant est rose comme l'intérieur d'une coquille

17 octobre.

Est-ce donc si sûr qu'on soit né pour vivre ?

Oh ! ces poëtes de terroir qui n'ont même pas un petit goût de fumier !

Les mots sont comme une voûte sur la pensée souterraine.

La route passe sur le mont comme une bretelle sur une épaule.

Le vent claque dans la nuit comme un drap noir.

Le bal. Ils étaient trois : le père, qui jouait du violon, le petit, du triangle, la mère, du violoncelle ; mais elle faisait seulement figure : elle ne rendait aucun son. Elle n'osait pas appuyer son archet sur les cordes.

Il y a en moi un Musset auquel il n'a manqué que l'absinthe.

Ce soir, Paris me fait l'effet d'une grosse farce. Il y a de jolies femmes qui font le trottoir à leurs risques, alors qu'en province elles feraient sûrement de riches mariages.

Tout cet été, j'ai vécu de mes rentes intellectuelles. Oh ! j'ai des goûts modestes ! Il suffit à mon esprit de joindre les deux bouts.

Je suis chez mes paysans comme Chateaubriand chez ses sauvages : inutile d'aller si loin.

Lys, c'est trop pour moi : liseron suffit.

Le van, cette coquille Saint-Jacques.

Tout là-haut, une alouette se pose sur un rayon de soleil.

Chasse. Je me mets dans la peau du lièvre.

Ils se croient des hommes d'action parce qu'ils prennent toujours les meilleures places en chemin de fer.

De tout ce que nous écrivons, la postérité ne retiendra qu'une page, au plus. Je voudrais la lui choisir moi-même.

Capus a fait trois pièces, deux dont il est sûr, et une mauvaise, c'est-à-dire qui a plus de chances de réussir que les autres. Après avoir attendu dix ans sa décoration, il affecte de dire qu'elle ne l'a fait loucher que dix jours. Arène et Calmette ont invité Leygues à dîner et lui ont dit : « Il faut décorer Capus. » Il connaît tout le ministère, excepté Leygues.

- Ça se porte sur le pardessus, dit-il. Moi, je ne le fais pas.

22 octobre.

Promenades parisiennes. Vu une édition illustrée de Cyrano : c'est riche et banal. Les Histoires naturelles de Lautrec ont une autre allure : il y a un cochon qui est déjà en charcuterie.

Echo de Paris. Henry Simond diminue les conteurs. Il ne garde que François de Nion, Margueritte, Foley (il hésite), et Henry Fèvre parce que c'est un bon garçon pas heureux. Il me dédommagera. Que je donne toujours deux contes d'avance à Rosati !

Il y a encore des terrasses de cafés de gens de lettres devant lesquelles je n'ose passer.

Chez Guitry. Le plaisir de remettre ma main dans la large main de cet homme. Brandès a toujours une jolie taille. Elle met beaucoup de vin dans les verres et de viande rouge dans les assiettes.

Nous lisons du Molière. Guitry récite du Misanthrope avec une intelligence dont son public ordinaire ne se doute pas. Quelle pauvreté d'images dans Molière, mais quelle amère éloquence ! Un rire et des larmes irrésistibles.

24 octobre.

Raynaud me demande s'il y a une différence entre La Tour d'ivoire et Les Cornes du faune.

- Non pas du point de vue de l'esthétique, dit-il. Je suis sûr de ce que je fais, mais quant à l'impression que ces deux livres peuvent produire sur le public.

Il parle de son talent, lui aussi, des envieux, des ratés. De Heredia, ce sonnettiste inférieur à Soulary, lui fait des crasses. Il croit à la presse, et voudrait des petites notes dans les jeunes revues. Il compte sur Coppée pour entrer dans un journal. Il croit que les éditeurs perdent les manuscrits, et il tient aux siens. Il se demandé s'il pourrait avoir une note à La Vogue.

- Toi qui connais tout le monde..., me dit-il.

Je le regarde : il a pourtant l'air aussi vieux que moi.

26 octobre.

Je n'aime pas la musique, mais j'aime toutes les musiques.

Quelque vulgarité souligne le talent.

Le soleil diminue au fil de l'horizon comme un noeud qui se serre.

Les feuilles tristes semblaient me dire : « Tu as de la chance, toi, de ne jamais pouvoir mourir ! »

29 octobre.

Bavard, gueulard, banal, insupportable. Il ne lui faut pas plus d'un quart d'heure pour mettre entièrement à nu son coeur souffrant de petit littérateur. Son livre va-t-il se vendre ? L'éditeur va-t-il en reprendre un autre ? Il serait content d'être cocu s'il pouvait en tirer un chef-d'oeuvre.

Il a connu la misère. Il voudrait avoir la certitude que ce qu'il fait est bien.

Y être de ma résignation comme d'une seconde peau, tannée.

30 octobre.

André Beaunier. Trente ans, figure grasse, blanche, imberbe. Tout petit, riant, jeunet, l'air d'un séminariste qu'un excès amuse. Prétend que Lemaitre est très ennuyé, que l'homme politique de Mme de Loynes, c'est Barrès. Brunetière a l'ambition qui lui va le moins : celle d'être populaire.

Beaunier a cet esprit qui consiste à tout dire avec l'air de s'en amuser.

Ne jamais se plaindre et toujours consoler.

31 octobre.

Chose effroyable, se mettre en habit, s'asseoir sur un bout de fesse, manger sans goût, parler sans abandon, puis jouer, ou regarder jouer aux cartes.

Certaines femmes disent qu'elles ne trouvent aucun talent à Guitry de la même façon qu'elles diraient : « Ce monsieur ne m'offre pas do coucher avec moi. »

Ces jolies femmes parlent, sourient, mangent et boivent comme des anges, puis, la taille desserrée, elles se mettent à jouer aux cartes, comme de vieilles sorcières.

Ils mangent une poire avec une fourchette, et ils doivent tout faire comme ça.

1er novembre.

- Mon grand défaut, dis-je à Bernard, c'est de ne pas distinguer admiration et compliments de l'obligeance, et, parce qu'on m'offre des éloges, de compter sur des services.

Je ne devrais pas vous le dire, à vous qui justifiez le moins, entre tous mes amis, cette remarque.

- Il y a beaucoup de vrai dans ce que vous dites en ce qui concerne les autres, un peu aussi en ce qui me concerne.

- Les mots que je fais sur vous, Bernard, sont toujours bien.

- Vous êtes sûr, dit-il, de ne pas entamer mon cuir épais et de tirer une petite flamme d'approbation de mes yeux de pachyderme.

En enfer, je recevrai des coups de bec de toutes les perdrix que j'ai tuées.

16 novembre.

Nous laissons la nuit venir entre nous deux. Il me dit soudain :

- Vous avez les yeux phosphorescents.

Il me dit ça d'une voix de gorge : il a peur. J'ai la modestie de répondre :

- Non ! C'est le reflet, par la fenêtre, du bec de gaz qu'on vient d'allumer dans la rue.

23 novembre.

Aux premières. Théâtre. Ce château de cartes entouré d'un fossé de vagues humaines.

24 novembre.

Ce qu'on appelle une situation neuve au théâtre, c'est une situation impossible.

26 novembre.

Chez Nohain. Petits carreaux, petits rideaux, aquarelles jolies de Mme Franc-Nohain. Lui, peut-être pas si artiste, mais un sérieux désir d'arriver, de gagner de l'argent, de ne pas trop plaisanter avec le succès. Déjà, une hostilité bandée contre les juifs.

Prétend juger froidement et nettement nos hommes politiques, au lieu de hausser les épaules et de dire : « Je m'en moque. »

Nous parlons décoration.

- Voilà, dit-il. A divers moments de notre vie le gouvernement nous prouve qu'il nous tient.

Année de caserne, vingt-huit jours, croix. Il se rappelle à notre souvenir et n'est pas fâché de nous humilier un peu dans notre dédain affecté pour la politique.

La vieille fille. Un couple sans enfants.

- Ma chatte vient d'avoir un petit, dit-elle.

- C'est toujours ça !

Concierge : Sursum cordon !

Le vent mesuré d'un beau jour d'automne.

L'oiseau de cage facilitant l'entrée d'un autre oiseau dans la même cage.

On est pris de pitié pour quelqu'un qui dit une bêtise énorme comme pour celui qui tombe et qu'on relève en pouffant de rire.

Femme : une âme dans un corset.

Le touriste. En un quart d'heure de conversation il me dégoûte de la moitié de la terre.

- Elle aime son enfant comme on aime une bête.

- C'est déjà bien gentil de sa part !

Je suis un littérateur qui ne tire qu'à coup sûr.

Conversation. Il tombe de la neige.

Poil de Carotte. Lecture à Antoine. Avant la scène de la grange, j'entends : « C'est une merveille. » A partir de ce moment, je lis avec plus d'assurance, c'est-à-dire moins bien. Je n'ai d'ailleurs jamais été moins troublé.

Après la scène du fenil, je me sens moins pris, et mon public m'échappe un peu. Antoine allume une cigarette. J'entends des sonneries, des pas de gens qui marchent à côté. Je pousse un peu. Ça va mieux quand M. Lepic s'attendrit. C'est fini.

- C'est une merveille, répète Antoine. Une toute petite longueur. (Il ne peut me dire exactement où, là, sans doute, où j'ai senti que je poussais). Mais c'est fugitif. J'ai rarement entendu quelque chose de pareil. Je ne croyais pas que vous puissiez tirer ça de Poil de Carotte. Vous aurez cent représentations.

- Vous ne bluffez pas ?

- J'en suis incapable.

- Et vous acceptez de jouer Lepic ?

- Ah ! je crois bien !

Je m'aperçois que j'ai déjà mis mon chapeau. Je l'ôte gravement. Ça a dû faire plaisir à Antoine.

Comme la joie est vite fatigante ! Pour rien au monde je ne voudrais être trop heureux. La joie fait au coeur l'effet d'une glace qui brûle.

Théâtre. Mon unique théorie, c'est de ne jamais faire qu'un acte.

1er décembre.

Il ne faut pas dire toute la vérité, mais il ne faut dire que la vérité.

2 décembre.

Un auteur dramatique qui fait une pièce ne doit pas aller au théâtre, car il trouve, dans toutes les pièces qu'il voit, quelque chose de la sienne.

Théâtre. Eviter les effets vulgaires, et de donner un nom ridicule à un personnage ridicule.

4 décembre.

Concours du Journal. De Heredia, qui précipite sa phrase et ne peut jamais arriver au bout : il bégaie avant le dernier mot.

- Je suis un de vos plus anciens admirateurs, me dit-il.

Je ne dis pas le contraire. Je ne dis rien.

Dans un coin, Mme Judith Gautier, la seule femme qui ait écrit sur moi des choses désagréables. Le première femme de Mendès, et Mendès est là.

D'Esparbès me reproche de n'être pas allé à son banquet. Il m'appelle bourgeois Bornet, en se frappant sur les cuisses. Tout cela est bas, sans aucune drôlerie, et peut-être que cet homme, décoré par la République pour crier : « Vive l'Empereur ! » n'a jamais pensé un mot de ce qu'il a dit.

De tous, c'est peut-être Mendès qui donne le plus l'impression d'aimer la littérature, celle qu'il comprend.

5 décembre.

Chez Antoine. Pas un mot de Poil de Carotte, et nous sommes seuls. Il me parle de La Révolte, de Villiers, qu'on joue ce soir, et qu'il trouve une belle chose : il me fait peur. Le public a suivi tout de travers. Mellot a pu sauter trois pages sans que ça paraisse.

« Tant mieux ! » dit Antoine avec un faux air de dompteur.

- Avez-vous connu Villiers ?

- Ah ! oui. Il était épatant. Il buvait des absinthes vertes. Quel type !

Un employé vient dire : « Larroumet est dans la salle. »

- Il vient quand on ne l'invite pas, dit Antoine.

- Il vient, dis-je, pour apprendre son métier.

Et, tout à l'heure, sur l'ordre d'Antoine, un autre employé ira dire, dans toutes les loges : « Attention ! Larroumet est dans la salle ! »

7 décembre.

Il faut être dans la vie comme le trappeur dans une forêt.

8 décembre.

Henry Bataille. Ses admirations : Jammes et Loti. Ses mains pâles et maigres, et de grands poils noirs tout de suite, dès le poignet, des dents ruinées, des cheveux trop noirs, un beau front un peu terreux.

Théâtre. Dis toujours à ton ami : « Tu vas avoir un gros succès. » Il ne t'en voudra pas si tu te trompes, s'étant trompé avec toi.

10 décembre.

Tâche d'aborder le poëte avec quelques-uns de ses vers sur les lèvres.

Faites à ma statue un petit trou sur la tête, afin que les oiseaux y viennent boire.

11 décembre.

Déjeuner Capus, Guitry, Bernard, Porto-Riche, et moi. Porto-Riche, qui admire Victor Hugo et en sait par coeur des tas de vers, dit que ce n'est pas un penseur et ne craint pas d'ajouter que c'est un idiot. Il lui préfère Shakespeare.

De chaque grand rôle il dit : « C'est un rôle à reprendre. » Il le dit d'Elmire.

Il est surtout sensible à la pudeur d'une femme au théâtre.

Il est heureux de l'admiration des jeunes gens : ça fait toujours plaisir.

- Victor Hugo est un Latin, dit-il. Il a refait tous les vers de Virgile. Cependant, Capus croit qu'il nous fait manger du cassoulet rare : c'est des haricots et de l'oie, le tout pas même salé. Ah ! ce Midi !...

13 décembre.

Il faut avoir le courage de préférer l'homme intelligent à l'homme très gentil.

Celui qui ne tient pas à mourir te salue.

17 décembre.

Concours du Journal. Comme on discute, d'Esparbès, plus petit encore qu'il n'en a l'air, va dire à Mendès : « Il n'y a que vous qui ayez le droit de parler. » Mendès a un léger petit cri de protestation.

D'Esparbès fait la gaffe de me présenter à Judith Gautier.

Oh ! ce salut ! Et, peu après, il lui communique ma liste en disant : « Cet homme-là a du goût. Vous n'avez qu'à copier. »

Tous ces gens ne sont pas difficiles en esprit. Ils donnent un prix à une histoire d'oeil de verre qui est de la dernière imbécillité.

Claretie, ce lièvre furieux depuis les articles de Muhlfeld.

Vandal, tout de même étonné de mon arrogance, vient me serrer la main.

De Heredia, lourd, bon garçon et bègue, me demande si je suis content du concours.

Theuriet, et son air de vieux colonel bougon.

- Je n'ai peut-être qu'une qualité, dit Marni, mais je veux, en littérature, rester femme.

Chère femme ! 22 décembre.

Guitry me parle de Curel, ce sauvage.

Il flanque un coup de fusil à un magnifique chien noir qui passe sur ses terres.

A une chasse, Guitry voit arriver des chevreuils qui jouaient, faisaient des mines, se donnaient des coups de pattes. Ils venaient à la mort. Guitry frappe dans ses mains : ils se sauvent, emportant leurs pattes sous eux. Curel voulait le tuer.

Misogyne, c'est-à-dire amoureux de la première venue.

Elle vient. Je la prie de repasser à quatre heures.

Elle revient. Elle a froid. Elle a goûté et bu un verre de Bordeaux pour se donner du coeur. Elle s'installe, baisse l'abat-jour pour que son visage reste dans l'ombre, et me lit sa petite chose en mettant partout des accents toniques. Je lui dis :

- Mais ce n'est pas mal du tout ! Evidemment, on ne peut pas vous prédire, d'après ça, un grand avenir d'auteur dramatique.

Et puis, j'ai envie de lui dire : « Ecoutez, ma petite dame. Vous êtes bien gentille, mais qu'est-ce que nous faisons là tous deux ? Nous n'allons pas coucher ensemble. Je vous parle de votre talent, auquel je ne crois pas, de votre avenir, dont je me fiche pas mal. En somme, je me moque de vous, et je suis sans excuse, parce que ça ne m'amuse pas. Défiez-vous des hommes qui s'amusent de vous ! Si votre mari ne vous est pas trop insupportable, restez avec lui. Sinon, prenez un amant qui vous aime ; ou plusieurs, qui vous enrichissent ; mais que voulez-vous qu'il y ait de commun entre nous deux ? »

Elle est là, le menton appuyé sur la corne de mon bureau, et elle se gratte les dents du bout du doigt.

- Qu'est-ce que vous voulez faire ?

- Je ne sais pas.

- Où cela va-t-il vous mener ?

- Je n'en sais rien.

Mais, moi, je sais bien que mon discours se retournerait contre moi et que, quand vous sortiriez d'ici, vous me laisseriez barboter en plein ridicule.

Une jolie femme. Dès qu'elle pense bassement, elle a autour des yeux quelque chose de flétri.

Rien ne gâte une jolie femme comme la langue qu'elle affecte de montrer. C'est comme si, sans être prévenu, tout à coup on voyait son sexe.

Pourtant je la laisse ôter et remettre son manteau toute seule.

Et cet acte pourrait finir ainsi : « Et maintenant que je vous ai dit ce que je devais vous dire... » Et le monsieur ôterait son paletot.

Je voudrais être vieux et pouvoir regarder une jolie femme sans qu'elle s'imagine que je désire coucher avec elle.

- Si un petit chat savait que sa mère est morte, dit Baïe, aurait-il du chagrin ?

Mes petites joies ne sont que le feuillage de l'ennemi qui approche, du malheur. Jammes ne connaît pas la poësie de ce qui nous déplaît dans la nature : il est trop pot de miel.

- Les chevaux qui traînent un escalier, dit Baïe, les chevaux d'omnibus.

Si j'avais fait autre chose que ce que je pouvais faire, vous verriez comme ce serait mauvais !

Décentralisation. Il est arrivé de la campagne en sabots.

J'ai l'air d'une araignée au centre de mon moi.

Conférence de Bernard. Un monsieur sort vers le milieu. C'est surtout ce monsieur-là que je verrais, moi. Bernard raconte des histoires drôles ; mais, après chaque histoire, il met un entr'acte. Il faut toujours tenir le public avec une laisse. Peu importe qu'elle soit de soie ou de chanvre.

Le Fardeau de la liberté est une des plus jolies pièces de Bernard.

26 décembre.

Donnay. Réveillon. Cadet ne voulait pas venir, malade parce que la presse avait été injuste pour lui dans Les Plaideurs. Faguet, Larroumet l'avaient trouvé mauvais : il était bien sûr d'avoir été seul bon. Tout à coup, il voit entrer Vanor qui l'a traîné dans la boue. Il feint de reprocher à Donnay sa gaffe ; tout à l'heure, Vanor et lui seront les meilleurs amis du monde.

Cependant Huret, avec ses lèvres doubles, mange deux fois de tout.

- Je suis avec les Anglais contre les Français, dit Capus. Je suis contre les Anglais avec les Boërs. Donnay et La Révolution de Michelet. Il trouve ça passionné. Il range ses livres par ordre alphabétique : je suis presque par terre.

Cadet a reçu une lettre d'une Anglaise qui devait autrefois se marier avec lui. Elle lui écrit : « Je vous aime toujours comme homme ; comme Français, je vous exècre. » Et je ne peux dire le nombre d'x et d'r que le sociétaire de la Comédie-Française met dans ce mot.

Chez Brandès. Elle dit à quelqu'un qui se tait :

- Bien ! Ne vous fatiguez pas.

A quelqu'un qui tousse :

- Faites pas ça. Vous savez, c'est très dangereux.

Elle trouve ses camarades de la Comédie-Française trop conventionnels.

Capus raconte :

Micheau, le directeur des Nouveautés, qui a gagné trois millions, (sa femme en veut six), est le plus triste des hommes. Il a acheté aux environs de Paris une maison qui est un tombeau. Sa femme est encore plus triste que lui. Ils ont une fille de vingt ans, gaie, fine, charmante, et il veut la marier à un architecte. Il ne donnera pas de dot : il lui servira une rente et l'obligera à habiter une cellule du tombeau.

- Quand Mirbeau parle de son chien, dit Guitry, il prétend que c'est un chien de race préhistorique, qui tuerait deux cents moutons en une nuit et les mangerait. Mirbeau devient nationaliste. Il estime que Picquart est un traître et que France n'a jamais rien écrit de propre. Il souffre d'avoir été toujours obligé de cacher son âme de conservateur.

Allais, un homme qui s'excuserait de venir dîner sans sa femme en disant tout haut : « Elle a mal aux parties génitales. »

L'ironie ne dessèche pas : elle ne brûle que les mauvaises herbes.

Le verre de lampe met au plafond un oeil de cyclope.

- Dans mon monde, dit Bernard, je suis devenu l'homme célèbre. Des femmes qui m'appelaient Paul m'appellent tout à coup Tristan, et ça m'agace.

Puis, il va voir Lintilhac au ministère, pour moi. Il a mis son chapeau haute forme, et c'est en fronçant les sourcils, presque d'un air méchant, qu'il dira à Lintilhac : « Vous n'allez pas encore ne pas décorer Jules Renard ! »

28 décembre.

On ne se prépare du bonheur que pour jusqu'au soir ; et il faut recommencer le lendemain, et tous les jours.

Faire un Journal où je ne donnerais que mes notes de l'année précédente. Qui les reconnaîtrait ? Et les pensées, n'étant plus actuelles, auraient l'air profond.

Salle de théâtre vide. Toutes ces gencives nues font mal à voir. Une bouche sans dents.

29 décembre.

Poil de Carotte. Lecture chez Guitry. Après la scène de la servante il dit : « C'est beau. » A la scène du suicide : « Ça, c'est bien. » Je lis jusqu'au bout, en poussant un peu. Quand c'est fini, je vois qu'il a les larmes aux yeux.

- C'est beau, dit-il.

- Et maintenant, dis-je, les critiques.

- Attendez !

D'abord, il faut absolument donner ça à la Comédie-Française. Moi seul, je peux vous jouer M. Lepic. Sa bonté. » (Je pense à part moi : « M. Lepic n'est pas un homme bon ; c'est un homme qui a des attendrissements poignants »).

Guitry insiste. Je réponds que je ne peux pas.

- Les critiques, dis-je.

- Le public aura la gorge étranglée : il ne faut pas dépasser une certaine émotion. Après la sortie de Mme Lepic, je finirais le tout en cinq pages. A ce moment, on n'attend qu'une chose : que le père et le fils s'embrassent. Il ne faut plus que du comique et du tendre. Supprimer les duretés et les phrases générales : Poil de Carotte sur la famille, trop dur ; c'est une phrase trop haute pour lui. M. Lepic sur ceux qui acceptent tout d'une femme, etc. Supprimez. Songez que vous travaillez dans la peau, et les autres dans l'alpaga. Il ne faut pas que Poil de Carotte soit un martyr. Antoine ne vous donnera pas la grande bonté apitoyée de M. Lepic. Il faut que, dans chaque phrase de M. Lepic, on sente le « pauvre petit ! » la caresse dans les cheveux roux de Poil de Carotte, et qu'il le prenne paternellement par l'oreille. Faire faire quelque chose à Poil de Carotte et à la servante. Il ne faut pas que Poil de Carotte ait l'air d'une vengeance de Jules Renard.

30 décembre.

Léon Deschamps enlevé par un érysipèle. Ce serait impressionnant, ce corps dans cette boîte, sous ces voûtes immenses et sonores, si les prêtres ridicules n'enlevaient tout sérieux.

Paul Adam a le nez, les moustaches, le dos, voûtés. Scholl se dit : « La vie est belle ! » Il promène sa vieille figure parcheminée et ne reconnaît plus personne.

C'est commode, un enterrement. On peut avoir l'air maussade avec les gens : ils prennent cela pour de la tristesse.

Rebell, rasé comme un derrière de prêtre. Et Bibi la Purée ! Et Jean Moréas intelligent comme un corbeau ! Des visages glabres et des cheveux gras.

JOURNAL DE JULES RENARD DE 1899-1904 - Jules RENARD > 1900

- 1900 -

1er janvier.

Il y a des gens qui ne passent une bonne soirée au théâtre que s'ils peuvent dire : « C'est idiot ». Aux Chapons, une loge à ma gauche disait : « C'est idiot. » Une, à ma droite, disait : « C'est beau. »

Guitry va jouer le vieux grenadier de L'Aiglon. Il en est tout pâle.

- C'est superbe, dit-il.

- Rostand, dis-je, c'est le génie.

- Oui ! Pour faire quelque chose d'aussi prodigieux que L'Aiglon, il faut être malade. Capus ne s'en tirera pas en disant que c'est de la musique.

Rostand a écrit, pour moi, une lettre au ministre Leygues. Mme Rostand en cite des phrases à Marinette, qui me les rapporte. J'en ai les yeux mouillés et le coeur gonflé. J'en suis décoré.

Le ministre a dû le prendre pour un fou.

Il est malheureux, ce pauvre Rostand. Il croit L'Aiglon ennuyeux. Il ne vit plus. Il ne s'endort pas avant six heures du matin ; chaque jour son médecin lui fait une piqûre de je ne sais quoi.

A minuit, Allais, Guiches, Capus, baisent la main de Brandès ; moi, je ne peux pas. Je prends ses deux mains, que je serre. Heureusement, on commence à me passer des choses, en disant : « C'est bien vous ! »

2 janvier.

J'ai peur de ne pas aimer le monde simplement parce que le monde n'est pas à mes pieds.

S'acheter une concession perpétuelle près de la fosse commune.

Je travaille en pleine pâte. Je ne délaie pas.

Ils disent « audacieux » là où il faudrait simplement dire « obscène ».

L'humoriste a les yeux grands ouverts. Il ne comprend rien à la vie, et se passionne à la regarder. Le reste est en carton.

4 janvier.

Beaubourg. L'air d'un vieux petit employé de bureau qui aurait l'air jeune. Très touché parce qu'à tout le monde je dis du bien des Joueurs de boules... Voudrait, au théâtre, « allier le rire aux larmes ».

- Comme tout le monde, dis-je.

A trouvé, l'autre jour, sur les quais, son livre dédicacé à Paul Adam.

Fait une pièce avec la manie que l'homme de lettres a de faire de la littérature avec tout.

Beau sujet, dis-je. Notre sujet.

Il dit qu'il n'a jamais joué aux boules, mais qu'il n'a pas commis d'inexactitude, et que les joueurs de boules parlent de son livre comme du livre de quelqu'un qui les connaît.

Deux soeurs, qui n'ont plus d'espoir qu'un mari les sépare. Vingt-huit et vingt-six ans. Même chapeau, même noeud au cou. Elles racontent en même temps les mêmes histoires. Chacune apporte son détail.

Une phrase commencée par l'une est finie par l'autre. C'est charmant et triste. Comme elles sont pauvres, elles n'ont pas honte de ne pas se marier. Elles donnent des leçons, l'aînée, de musique, la cadette, de peinture.

Si j'étais riche, j'épouserais les deux. Elles sont fraîches comme des cerises qu'on a oublié de cueillir, qui deviennent orageuses, qui s'assombrissent.

Entre l'une d'elles et un lieutenant, on a parlé de quelque chose.

- Eh bien, qu'attend-il ?

- Il va passer capitaine.

Mais on sent que ce n'est pas une raison, et que c'est déjà vieux, fini.

6 janvier.

A l'Oeuvre, Monsieur Bonnet, de Maurice de Faramond. Le public est plein de respect pour les intentions de faire grand. Chaque spectateur est joint à la scène par un fil élastique. Un mot le tire, un autre le détend. Bauër se promène dans les couloirs et cherche des gens qui lui expliquent.

Les spectacles de l'OEuvre me feraient aimer le vaudeville.

8 janvier.

Hiver. Ce soleil glacé dont on ne peut jouir que derrière la fenêtre.

Au Théâtre Antoine. La Jeunesse me dit de loin : « Ça y est ? » Je réponds : « Non ! » A l'entr'acte, il me dit qu'on ne sait rien. Il a fait avec Muhlfeld la note sur Paul Adam. Dehors, Franc-Nohain me dit que la note du Gaulois est de Lapauze : c'est presque aussi sûr que si elle était du ministre.

- Je tiens de Guitry, me dit Bernard, que ce sont Paul Adam, Montégut et Toudouze, mais cela me paraît peu probable.

Je rentre. Marinette me dit que ça y est, Mme Rostand a apporté une petite boîte de rubans et une petite croix de diamant. Stupéfaction. Aucune joie. Tout de suite, je doute. Marinette me rassure. Le Temps, Les Débats, rien. La Presse dit que je ne le suis pas.

J'envoie Marinette chez Rostand. Télégramme de Franc-Nohain : il a vu Lapauze, qui ne sait rien de précis.

Et voilà. C'est le coup le mieux réussi de cette sotte aventure qui finit par me dégoûter. Mon frère est là, dans le fauteuil, et fait des réflexions stupides, comme un homme qui s'y connaît. Il savait bien !

9 janvier.

Mauvaise nuit. Ce matin, je reçois les félicitations de Jean Rignault, ancien concierge de la pension Rigal. Il a lu Le Gaulois. Picard m'écrit que Lapauze a téléphoné au ministère, que Leygues est en voyage, et qu'il est impossible de savoir si c'est fait ou pas en ce qui me concerne.

J'arrive à la torpeur, presque à l'indifférence. Il me semble que sur ce papier j'écris les mésaventures ridicules d'un autre.

10 janvier.

Quand je serai riche, dit un enfant qui ne mange pas à sa faim, je m'achèterai un sandwich.

11 janvier.

Il n'y a que l'égoïste à souffrir vraiment et tout le temps.

12 janvier.

Par la fenêtre je vois des gens s'arrêter sur l'autre trottoir et regarder. Je me penche, et j'aperçois un cheval blanc : c'est la voiture de Rostand. Le coeur me bat. Mme Rostand entre, un peu grave.

- Mon pauvre ami, je vous apporte une mauvaise nouvelle, j'aime mieux vous le dire tout de suite, J'en pleurerais. C'était sûr, et, au dernier moment, on vous remplace par Morand, qui est un ami de Loubet. Rostand est furieux.

Elle a chaud. Je n'ai pas trop d'émotion, et je ne sais pourquoi j'ai un coin d'oeil mouillé.

- Il va venir vous voir, dit-elle. Il vous expliquera. On saura des détails.

Je ne suis vraiment pas ému. Je remarque seulement qu'elle a une robe de soie noire, un chapeau printanier, et qu'elle est un peu fatiguée. Elle trouve que je prends bien ça. J'ai l'air intéressant d'une pâle accouchée.

Elle a de grandes dents, mais, au bout de quelques minutes, son sourire les cache.

14 janvier.

Conférence d'Allais. Il s'avance, une main dans la poche gauche. On sent que le public, nombreux, trouve déjà que c'est drôle. Il feint de s'être trompé et d'avoir apporté, peut-être, un mémoire de fournisseur au lieu de ses notes.

On fait « Chut ! » aux gens qui entrent.

- C'est pour moi que vous dites ça ? demande-t-il.

Il commence, plein de frousse, au fond, accoudé, la tête derrière sa main. On lui crie : « Plus haut ! » comme à une danseuse.

Avec des temps trop longs, des temps de peur, il parle du doge de Venise, de Louis XIV et de Ranc, et pas de Capus, dont il dit seulement : « Il a été ingénieur des Mines, et il a lâché le métier par peur du grisou. »

Eclats de rire épars. Des gens résistent. On a un peu peur que le public ne l'emballe. Le verre d'eau et le sucrier le sauvent. Il prend du sucre avec sa pince, le met dans son verre, le remet avec la pince dans le sucrier et le reprend avec ses doigts.

- Je n'en ai pas préparé plus long, dit-il. Je vais improviser le reste.

Il remercie le public de sa tolérance, revient saluer et met la main sur son coeur.

Il dit que divers conférenciers lui ont donné des indications. Courteline lui a conseillé de l'aplomb, Bernard, de la bonhomie, Croisset, l'air élégant et hautain, Lefèvre, de se caresser la barbe.

- La conférence touche à sa fin, dit-il. Et il s'en va.

20 janvier.

Franc-Nohain. Conférence sur les Marionnettes. De l'aplomb, une bonne voix, un peu trop administrative. Bon début et très bonne fin. Il distribue des prix à ses confrères, me donne le prix d'honneur, à Bernard, le prix de littérature anglaise. Sa pièce, La Grenouille et le Capucin, c'est neuf, plein de choses plutôt judicieuses que jolies. Manque un peu de proportions et de clarté. Phrase trop littéraire, je veux dire : trop serpentine. Au théâtre, le sujet, le verbe et l'attribut suffisent : plus, c'est trop.

Gémier me félicite, mollement d'ailleurs, d'avoir honoré la Légion d'honneur, ouvre mon paletot, ne voit rien et a le tort de s'excuser.

On parle de mon autorité. A vrai dire, on m'embête. J'ai la réputation d'être réservé. Je ne peux plus dire une chose agréable sans que ça prenne des proportions gênantes pour ma sincérité. Je n'irai plus nulle part, et je ne dirai plus de choses aimables à personne.

22 janvier.

Six heures du soir. Maurice. De la part de Mlle Neyrat, la Société protectrice des animaux vient de m'adresser un chien loulou. Déjà les enfants jouent avec lui. On lui donne le nom de Papillon, quand un employé des Chemins de fer de l'Etat vient nous dire que Maurice est tombé en syncope et qu'on ne peut le ramener. Impression de maussaderie. Je ne pense pas à la mort. Je me rappelle les syncopes de papa. Je vais le ramener, moi, le secouer, et lui dire que, quand on est malade, on se couche.

Rue de Châteaudun, n° 42. Des gens dans le vestibule. Un petit monsieur, gros, court, décoré, me dit : « Votre pauvre frère est bien bas ! » puis, à l'oreille, pour que Marinette n'entende pas : « Il est mort. » Le mot ne me fait rien.

- Eh ! bien, dis-je, où est-il ?

J'entends : « Retenez madame, ne la laissez pas monter. » Je prie, avec une nervosité croissante, qu'on me montre où il est. On monte.

Il est là, étendu sur un canapé vert-pâle, bouche ouverte, un genou ployé, la tête sur un Bottin, dans la pose d'un homme fatigué. Il me rappelle mon père. Par terre, des taches d'eau, un torchon.

Il est mort, mais ça n'entre pas. Marinette crie un peu, suffoque, demande un médecin. Je me passe plusieurs fois la main sur le front, avec la conscience que ce geste est inutile, et je demande comment c'est arrivé. Plusieurs fois il s'était plaint de la chaleur, de tortillements à l'estomac. Au moment de quitter le bureau, il a tourné sur sa chaise. On l'a porté sur le canapé. Quelques suffocations, à peine des râles. Pas un mot. En deux ou trois minutes, c'était fini. Le médecin en chef, appelé, a tout tenté. Rien à faire : angine de poitrine.

Je peux m'asseoir et pleurer un peu. Marinette m'embrasse, et je lis dans ses yeux l'effroi que, dans deux ans, ce sera mon tour.

Je ne ressens encore qu'une espèce de colère contre la mort qui se plaît à nous jouer de ces farces imbéciles.

Je tâche de lire, de loin, la réclame imprimée en noir sur les tranches du Bottin.

J'écris des dépêches sur des bouts de papier, et, devant tout ce monde, je crois bien que j'écris mal pour faire croire que je tremble ; car ça n'entre toujours pas.

Nous restons là. On lui a retiré ce qu'il avait dans ses poches. On m'emmène vers son bureau, que je ne vois pas. Chauffé à la vapeur, il y a jusqu'à 20°. Il avait le dos à la colonne montante. Il avait souvent dit : « Ils me tueront, avec leur système de chauffage ! »

L'ambulance arrive. A deux, ils le descendent dans un fauteuil, la tête couverte d'une serviette. Je le vois ballotté. Comme il est grand et mou ! Au bas de l'escalier on le couche sur un brancard, puis on le porte à la voiture. Elle laisse derrière elle un sillage de gravité. La mort passe, et c'est notre parente à tous.

Rue du Rocher, on le couche sur son lit. Je lui mets un mouchoir sur la tête.

Les enfants crient à Marinette : « Nous t'aimons bien ! » Ils promettent d'être bien sages. Et puis, il y a le petit chien : ils jouent gravement avec lui.

Je vais au commissariat de police signer des papiers. Dans la rue, toute cette vie du soir ! Ça n'entre pas.

Peu à peu, Maurice Renard fera place à grand frère Félix. Alors, ça entrera.

Marinette et moi, nous le veillons jusqu'à quatre heures du matin. De temps en temps, je lève le mouchoir. Je regarde sa bouche un peu entrouverte. Il va respirer. Il ne respire pas.

Le nez, qui était : un peu empâté, prend des lignes plus nettes. Les oreilles durcissent comme des coquillages. S'il allait se soulever ? Il ne se soulève pas.

Il est déjà de pierre. La face jaunit et les traits se pincent. Je l'embrasse pour la dernière fois. Les lèvres collent au front dur et froid.

Sa vie a passé dans les meubles, dont le moindre craquement nous fait frissonner.

23 janvier.

Mardi. Courbature. On a la poitrine traversée de courants nerveux. On se tâte, un peu étonné de vivre.

Visites. Des camarades viennent rendre leurs derniers devoirs. Tous s'efforcent de se rappeler un détail qui distingue le souvenir que chacun d'eux conserve de Maurice.

Quand on passe à certains endroits, une âcre odeur pique les narines. La mort travaille.

On dirait que son visage s'emplit de nuit.

Une pauvre petite femme, locataire, qui passe avec sa boîte à lait devant la porte, s'arrête, pose sa boîte, dit : « Pardon ! Je ne savais pas. » Elle s'agenouille, fait une courte prière, se signe, et s'en va.

Mise en bière. Le plombier arrive avec son réchaud, puis, des hommes portant un sac de son, puis, les trois cercueils : un, léger, de sapin, un de zinc, un de chêne. On enveloppe Maurice dans son drap. On le couche. Il faut lui décroiser les bras. Rien ne craque.

Que de fois j'ai entendu dire : « C'était un employé modèle qu'on ne remplacera pas ! »

Oh ! la vie affolante d'employé modèle !

24 janvier.

Mercredi. Voyage à Chitry. On est surpris que maman et ma soeur permettent des obsèques civiles. On dit : « C'est Jules. » J'y tenais si peu ! Mais Philippe et Pierre Bertin viennent à mon aide : Maurice leur disait toujours qu'il voulait être enterré comme son père.

Ragotte me raconte qu'elle était à Pazy. Une femme qui venait de Corbigny lui dit : « Savez-vous la nouvelle ? - Non. - Monsieur Jules est mort. On le ramène demain. » Elle revient à la hâte. Elle ne pouvait marcher assez vite. Elle disait : « Oh ! une si gentille dame qui le caressait tant !... Si, encore, c'était M. Maurice !... » Quand Philippe la détrompe, elle est soulagée. Elle m'a porté, mort, dans son coeur, pendant trois kilomètres. J'en éprouve je ne sais quelle sotte satisfaction d'homme intéressant. Nuit glaciale, où ma calotte jusqu'aux yeux n'arrive pas à me réchauffer la tête.

Dans la nuit de veille, plusieurs fois je lui ai demandé pardon, presque à haute voix, d'avoir été dur envers lui. Mais lui n'était pas non plus, excepté au fond, très fraternel.

La mort de mon père était une leçon. Si Maurice avait été malade, peut-être - oh ! je ne sais pas - que j'aurais été bon pour ses derniers jours.

25 janvier.

Jeudi. Un enterrement de poëte. On m'annonce que ses camarades lui ont offert « une couronne de toute beauté ». Le fourgon est couvert, le cercueil placé sur un pauvre breack dont le cheval a l'air d'avoir été, ce matin même, barbouillé de noir sale.

Je marche derrière mon frère. Arrivent Pierre Bertin, Borneau, Robin, etc. Les couronnes se balancent. Parfois, le cheval va trop vite et ralentit brusquement.

Il fait froid. Nous marchons, la tête couverte. Quand arrive un groupe qui venait au-devant de nous, je salue. A l'entrée du village, le maire, ceint de son écharpe, m'attend et me demande le permis d'inhumer. Il marche devant le break et nous conduit au cimetière. En traversant le village, je reste tête nue. Des femmes sur les seuils. Quelques maisons fermées, où se cachent des gens qui ont peur. Je regarde à droite et à gauche les champs que mon frère et lui ont parcourus. C'est silencieux, impressionnant. Il fait soleil. C'est bien.

Le breack, en entrant au cimetière, heurte la grille. On descend le corps dans la fosse profonde. Un gros ver au bord : on dirait qu'il se réjouit, qu'il se pavane. Les femmes commencent à jeter de la terre, les unes, des pincées, les autres, des poignées. Une pierre sonne.

Je m'écarte pour pleurer.

Ma soeur va chez le curé. Je dis à Marinette de la suivre. Jusqu'au dernier moment il a espéré : il n'a dit sa messe qu'à onze heures. Comme prêtre, il trouve que c'est un grand malheur pour sa paroisse ; comme ami, il prend part. Il hésite à accepter un billet de cent francs. On lui dit qu'il ne sera pas obligé de dire que ça vient de la famille Renard. Il le prend.

1er février.

- Vous êtes en deuil ?

- Oui. J'ai perdu mon frère.

- Ah !

Un peu de tristesse dans ce « Ah ! », un léger nuage sur la figure, et on parle d'autre chose.

2 février.

Maurice, une nouvelle épreuve de mon père, mal réussie, et qui n'a pas duré. Déjà, il se disperse dans l'espace. Il faut tirer son image volante.

4 février.

Chez Guitry. Bernard cite des vers de Mendès, qui ne sont pas mal.

- Ils gagneraient à signifier quelque chose, dit Capus.

Guitry récite de L'Aiglon. Oui ! Oui ! Des centaines de fleurs qui sortent d'un chapeau. On est amusé, étonné, pas très ému. Et puis, les fleurs sont en papier. Des vers qui excitent, qui ne touchent pas.

10 février.

Il faut les entendre me dire : « Vous ne connaissez pas les femmes ! » Ces êtres vulgaires s'imaginent sentir des choses que je ne sens pas. Quand je leur explique : « Que voulez-vous donc dire, avec vos coucheries ? » ils me ripostent, avec des yeux qui tournent au blanc : « Mais il ne s'agit pas de coucheries. »

J'ai la sensibilité d'une lyre, et le vent suffit à me faire vibrer.

12 février.

Poil de carotte. Répétition. Antoine pas là. On n'avance pas. Vu le décor en maquette. C'est un joujou d'enfant. C'est à la scène ce qu'est à la salle le petit théâtre en carton du bureau de location.

Puis Donnay et Descaves viennent pour La Clairière. On collationne le premier acte. Il y a plus de vingt personnes sur la scène.

- On se croirait dans un square, dit Descaves.

Il y en a qui dorment. La concierge du théâtre passe sur la scène comme si elle allait réclamer le prix des chaises.

13 février.

Claudel déjeune. Il parle du mal que l'affaire Dreyfus nous a fait à l'étranger. Cet homme intelligent, ce poëte, sent le prêtre rageur et de sang âcre.

- Mais la tolérance ? lui dis-je.

- Il y a des maisons pour ça, répond-il.

Ils éprouvent je ne sais quelle joie malsaine à s'abêtir, et ils en veulent aux autres, de cet abêtissement. Ils ne connaissent pas le sourire de la bonté.

Sa soeur a dans sa chambre un portrait de Rochefort et, sur sa table, La Libre Parole. Elle a envie de le suivre dans ses consulats.

Et ce poëte affecte de ne comprendre et de n'admirer que les ingénieurs. Ils produisent de la réalité. Tout cela est banal.

Il a le poil rare et regarde en dessous. Son âme a mauvais estomac. Il revient à son horreur des juifs, qu'il ne peut voir ni sentir.

14 février.

Près d'une femme, j'éprouve tout de suite ce plaisir un peu mélancolique qu'on a sur un pont à regarder l'eau couler.

Antoine comprend la réalité, pas la poësie, qui, elle aussi, est vraie.

19 février.

Poil de Carotte. Répétition. Antoine est là et fait travailler, d'abord en scène, puis au foyer, avec une intelligence qui me rend modeste au point que je n'ose pas le contredire une fois.

- Vous êtes indispensable, lui dis-je.

- Je viendrai, dit-il, mais, quelquefois, ça m'embête. Il faut que je fasse deux métiers.

Il joue - et c'est admirable de justesse - le rôle de Poil de Carotte sans dire une seule de mes phrases, mais il dit à « ses » femmes :

- Ne touchez pas au texte. Si l'auteur a écrit ça, c'est qu'il a ses raisons.

Il me dit, comme pour s'excuser :

- Ne faites pas attention. Je leur indique là des choses de cabot.

Quand c'est fini, je le remercie avec une joie enfantine. Guitry, c'est toute la diction, Antoine, toute l'action, je veux dire : le feu, la vie, le sens tout nu des phrases.

24 février.

Antoine déjeune en ville. On répète à peine. Ces dames sont très préoccupées par leurs jupes. Antoine arrive. Il a bien déjeuné, on oublie de répéter. On s'assied aux fauteuils d'orchestre. Il y a là Hennique, Courteline, Gémier, Dumény, Desfontaines, et, sur la scène, trois femmes : Ellen Andrée, Maupin, Desprès, qui causent bien naturellement, assises sur un banc, comme trois commères chez elles.

Chez Guitry. La place Vendôme est sa cour.

1er mars.

Poil de Carotte. Répétition. Me voilà tranquille. Trop, car le toit de la maison des Lepic est en tuiles.

On répète une première fois, sans s'arrêter, dans un décor incomplet, qui d'ailleurs n'emballe personne. Quelques personnes dans la salle, femmes, acteurs. La première partie me semble dure et sèche. Antoine sait mal son rôle, puis, brusquement, je sens que ça part, et ça ne s'arrête plus. Des larmes coulent sur la figure de Poil de Carotte, délaient son rouge. Il a une tête terrible, d'assassin de sa mère. Et l'on sent qu'Antoine se garde, qu'il sera beaucoup mieux à la répétition générale. Maupin pleure parce qu'elle trouve dure Mme Lepic, et elle ajoute :

- Ce n'est rien. Ce n'est que du cabotinage.

On répète « pour fignoler », dit Antoine qui ne serait pas fichu de dire exactement trois répliques de son rôle, et ce véritable artiste donne de rares indications.

Marinette n'a plus peur de rien. Elle m'effraie un peu Cependant, me voilà soulagé. J'ai extrait de Poil de Carotte l'essence que je voulais. Qu'il y en ait pour dix ou pour dix mille personnes, peu m'importe. Qu'ils s'arrangent !

Répétition à minuit, hachée, saccadée, mais, après celle de ce matin, je ne suis plus inquiet. Marinette, dans la loge de Maupin qui lui raconte toutes ses histoires, me dit : « Elles sont gentilles, toutes ces petites femmes ! »

Desprès trempe son doigt dans un pot de vaseline et en avale une bonne bouchée. Il paraît que c'est bon pour la voix, mais c'est bien écoeurant pour celui qui n'en mange pas.

Une petite femme qui fait « la passante », et qui me dit que son nom ne sera même pas sur l'affiche, s'est maquillée comme si la pièce dépendait de l'éclairage de sa face. Elle n'a fait jusqu'ici qu'ouvrir et fermer des portes, mais elle parle des rôles qu'elle a créés.

A plusieurs reprises, Antoine, écoutant Desprès, dit : « Voilà une actrice ! C'est intéressant de faire travailler une femme comme ça. » Elle en rougit.

On soupe au bar du théâtre Des agents frappent à la porte Antoine leur répond : « Je suis chez moi. »

2 mars.

Répétition générale. Je vais à pied au théâtre. Les bruits de coulisses sur la pièce d'Hermant ne sont pas bons. Ça ne passe pas. On proteste. Je sens un public dur. Desprès est pâle d'émotion. Antoine est énervé. Je lui fais une recommandation qu'il écoute à peine. Je reste dans sa loge.

Je marche. Je regarde vaguement. Je touche des choses. Enfin j'entends le rideau se baisser, et des bruits. Puis des figures étranges arrivent, Antoine, qui embrasse Desprès et dit en se retenant : « C'est un gros succès ! » Desprès déperruquée et rayonnante, qui me dit : « C'est à vous qu'il faut demander si vous êtes content ! »

Ah ! les beaux visages qui arrivent, éclairés de sourires, adoucis de larmes. Guitry : « C'est encore mieux que ce qu'on espérait de vous. » Brandès : « Oh ! que je suis contente ! Quel grand artiste vous êtes ! » Marinette dont la joie déborde, Descaves, Courteline, un peu sec, Porto-Riche qui hoche la tête, Capus qui me dit : « C'est de premier ordre », et qui me donne des remords d'avoir été dur pour sa pièce.

- Moi, dit Antoine à Marinette, je n'ai rien fait. C'est lui qui a tout fait. Il m'a apporté un monceau de notes.

7 mars.

Samedi, très bien. Dimanche, le gros public rit trop. Lundi, Dumény me dit :

- Le public est froid, ce soir, mais dès les premières lignes Poil de Carotte part.

C'est, à mon sens, la meilleure représentation. Le public a suivi comme dans une barque.

Le Bargy et sa femme viennent dans la loge d'Antoine. « C'est un chef-d'oeuvre », dit-il ; mais Antoine trouve qu'on a mal joué et veut une répétition pour le lendemain. C'est quelqu'un, qu'Antoine ! Il donne de la vie au texte un peu mort de la scène entre Poil de Carotte et la servante. Il dit à Desprès :

- Oui ! Vous avez été bien, mais vous jouez mal la pièce. Le Bargy me disait hier qu'il n'avait jamais vu jouer la comédie ainsi, et, moi, je dis que je n'ai jamais vu de pièce aussi mal jouée. Elle est solide ; sans ça, elle serait tombée.

Il ajoute qu'il a joué lui-même comme un cochon.

9 mars.

A La Revue blanche, Mirbeau me tire dans un coin et me demande si je veux qu'il pose ma candidature à l'Académie des Goncourt. Si oui, c'est chose faite. Hennique, me dit-il, a sauté sur l'idée.

Je réponds... que je répondrai, et que je ne veux pas marcher contre Descaves. Je réfléchirai.

Rentré chez moi, je cherche certain petit papier d'il y a dix ans, où je n'ai pas été tendre pour Goncourt. Voilà un cas de conscience de plus, comme je les aime, et qui m'occupera.

15 mars.

L'Aiglon. Répétition générale. Un prodige, un peu long, de virtuosité. C'est écrasant de beauté et un peu, aussi, d'ennui. On admire sans émotion. Inouï et banal. Une pièce où des gens bâilleront d'admiration. On est comme devant une belle chute d'eau : bientôt, on veut s'en aller.

Dans la loge de Sarah, Rostand m'appelle. Nous nous embrassons, mais je n'étais pas préparé. Je n'ai pas d'émotion. Malgré les mots « génie », « cent coudées au-dessus de Cyrano », je sens que je réussis à peine à être gentil.

Guitry a été l'éclat de ce prodige sombre. Un applaudissement interminable le salua après sa première tirade. Sarah souriait et avait l'air toute petite, dans une poche.

La première. Après une interminable réclamation du public, Rostand est venu saluer deux fois. Demain, s'il veut, il sera roi de France.

Sarah est meilleure, Guitry moins bon.

- Embrassons-nous encore ! me dit Rostand.

Il me donne ses joues J'embrasse tout seul, et je n'aime pas ça.

- Je vais, dis-je, dans les couloirs recueillir quelques critiques.

A la fin, je dis :

- Il n'y a que Rostand qui puisse faire mieux.

17 mars.

Oh ! ces pauvres femmes d'auteurs joués qui vous disent : « Allez donc voir mon mari après le deuxième acte ! Il est si énervé ! Et vous me rapporterez de ses nouvelles. » C'est la mode, maintenant, qu'elles président à ces batailles, qu'elles donnent le signal des applaudissements, et que, quelquefois, les pauvres femmes ! elles applaudissent toutes seules. Et ce sont elles qui font, de leurs maris artistes, des manoeuvres.

19 mars.

Chez Antoine. J'écoute Poil de Carotte en toute sécurité. Les effets sont sûrs. Je les attends, ils viennent. La servante a le plus gros, et Desprès en est un peu gênée. Elle me conseille de lui faire une observation.

Dans la loge d'Antoine, Trarieux, Antoine, Brieux, contre Rostand que je soutiens, mais j'ai un peu l'air d'un agent provocateur.

- Un jour, dit Antoine, j'ai entendu le premier acte des Romanesques. J'ai trouvé ça tellement bien que je suis parti, de peur d'aimer les deux autres.

20 mars.

Beau ! Admirable ! Superbe ! Ces louanges ont quelque chose d'essoufflé et d'anémique.

J'habite une cuirasse, et les chagrins ne font que sonner sur moi.

21 mars.

Rostand. Ce matin, les journaux sont pleins de mauvaises nouvelles. Marinette se rappelle ce que lui a dit Mme Rostand : en cas de rechute, le médecin ne répondrait plus de rien. Elle va aux nouvelles. En effet, les médecins ne se prononcent pas. On parle pneumonie et grande faiblesse. La mort peut-être joue son drame.

Et me voilà un peu honteux des plaisanteries que je me permettais sur cet homme tout de même unique.

Une de ces femmes jolies et fines avec lesquelles il suffirait de parler d'amour.

24 mars.

Les habilleuses, assises et chuchotant dans les coins, pauvres vieilles que les étoiles rabrouent et qui ne peuvent se rendre supportables que par leurs flatteries.

27 mars.

J'ai confiance dans mon étoile pâle.

3 avril.

Des gens de mérite hésitent à avoir du caractère parce qu'ils ont peur d'être traités de poires. La mauvaise charité, c'est celle qui offre plutôt un verre de vin qu'une bouchée de pain.

9 avril.

Société des gens de lettres. Marcel Prévost, bien habillé, bien peigné. Frais et gros, il reluit. Hervieu. Oui, oui, un grand talent, mais comme on voit bien qu'à ses yeux un beau livre, une belle oeuvre dramatique, n'ont pas plus d'importance qu'une élection à l'Académie ou à la présidence de la Société des gens de lettres ! Il s'applique autant à se faire valoir qu'à écrire.

- C'est si agréable de n'être de rien ! me dit Edouard Rod.

- Oui, à la condition d'être quelque chose.

Alphonse Labitte me parle encore de sa première femme.

Il y a derrière moi un couple assez jeune qui travaille - l'homme et la femme - dans la littérature.

Marni me présente à Daniel Lesueur, à qui je promets ma voix. Dès qu'une femme me fait un compliment, pour peu qu'elle soit jolie, tout de suite je me sens amoureux d'elle.

11 avril.

Femmes qui nous troublent un peu, qui laissent, en passant, sur la netteté de notre coeur, une buée légère.

- Est-ce que des hommes vous suivent ?

- Très souvent. Il est facile de me prendre pour une demi-mondaine.

- Que vous disent-ils ?

- Rien de drôle. Sinon, je m'arrêterais.

- Mais que vous disent-ils ?

- « Madame, vous êtes méchante. » « Madame répondez-moi. » « Madame, pourrais-je vous accompagner chez vous ? » Je réponds : « Oui, si vous désirez faire connaissance avec mon mari. » Un ouvrier m'a dit, et c'est ce que j'ai entendu de plus drôle : « A la bonne heure ! Elle a du poil sur la tête, celle-là ! »

27 avril.

La Gloriette. Elections municipales. Un jeune fou, qui a épousé, pour sa fortune, une mère de famille de quarante-cinq ans, voudrait être maire de Chaumot.

Borneau travaille douze heures par jour et ne gagne pas cent sous. Son fils qui l'aide en gagne cinquante-cinq, mais n'a aucun goût au métier. Sa fille, Lucie, n'a aucun goût au ménage, ce qui le désole. Pierre, son plus petit, qui est enfant de choeur et se saoule déjà au point de se jeter, avec ses burettes, dans la soutane de M. le curé, veut être valet de chambre.

Borneau voudrait avoir une bicyclette pour aller à son travail et en revenir, mais c'est trop cher. Il ira à l'Exposition à Paris, où il a deux soeurs. Il couchera chez elles, sur une paillasse, et il se promènera, toute la journée, avec un jambon sur l'épaule au bout d'un bâton. Encore un voyage qui va bien lui coûter cinquante francs ! Diable le pète, c'est vrai.

Il parle surtout à Philippe, et ils causent tous deux comme si je n'étais pas là. Quand il s'en va, comme il ne sait si je vais lui tendre la main, il me tourne tout de suite le dos, et je tends la main à son derrière.

Il ne lit Le Petit Parisien qu'en hiver, aux veillées. En été, il n'a pas le temps. Il travaille et dort.

2 Mai.

Maman. Marinette me décide à aller la voir. Le coeur me bat un peu de malaise. Elle est dans le corridor. Tout de suite, elle pleure. La petite bonne ne sait où se mettre. Elle m'embrasse longuement. Je lui rends un baiser.

Elle nous fait entrer dans la chambre de papa et m'embrasse encore en disant :

- Que je suis contente que tu sois venu ! Viens donc de temps en temps ! Mon Dieu ! Que j'ai donc du malheur !

Je ne réponds rien et je vais au jardin. Elle dit :

- Va voir le pauvre jardin ! Les poules n'y laissent pas une graine.

A peine suis-je parti qu'elle tombe aux genoux de Marinette et la remercie de m'avoir amené. Elle dit :

- Je n'ai plus que lui. Maurice ne me regardait pas, mais il venait me voir.

Elle veut me donner un couvert en argent. A Marinette, elle offre une pendule. Elle disait un jour à Baïe : « A Saint-Etienne, j'ai vu un joli petit canif pour toi, et j'ai bien failli te l'apporter. »

Il y a plus d'un an que je ne l'avais vue. Je la trouve, non pas très vieille, mais grasse et flasque. C'est toujours la même figure, avec un fond de physionomie inquiétant, celle que montre une photographie où elle tient Maurice sur ses genoux.

Personne ne pleure et ne rit aussi facilement qu'elle.

Je lui dis au revoir sans tourner la tête.

Je jure qu'à mon âge personne ne m'impressionne autant qu'elle.

Elections. M. Thibaudat me rejoint sur le banc et me dit qu'il y a du nouveau. M. de Talon, que je croyais bien et qui est mal avec Dervault, s'inquiète de ses manoeuvres, a fait trois listes, et m'a porté sur les trois. Et me voilà embêté, comme toujours avec des nuances. Je pourrais dire à M. de Talon que je n'admets pas cette manière de se servir de mon nom sans me prévenir, ou accepter. Ce n'est pas aussi simple.

Ai-je, oui ou non, envie d'être conseiller municipal ? Oui. Mais je voudrais être sûr de passer au premier tour. Alors, je louvoie, je mens. Je feins d'être irrité contre M. de Talon. Je feins de rester parce que, si je me retirais, je pourrais compromettre l'élection des « vrais républicains » et assurer celle de Dervault. Je feins d'être détaché des choses de la politique. Je dis que j'ai besoin de me consulter, de consulter Philippe.

- Il y a bien des gens qui voteront pour vous, me dit-il. Mais y en aura-t-il assez ?

Nous en trouvons vingt-huit ou trente, mais il y en a une dizaine de douteux, et il en faut au moins vingt-cinq. Je dis à Thibaudat :

- J'ai longuement réfléchi. D'abord, je ne comprends pas que M. de Talon m'ait porté sur sa liste sans me prévenir. Si la liste passe, les gens de Chaumot diront : « C'est donc pour ça que M. Jules nous offrait des sucres d'orge ? » Si elle ne passe pas, je serai gêné cette année pour leur en offrir. Et, ce qui m'ennuie, c'est que M. de Talon n'est pas républicain.

- Faites une autre liste !

- Non. Je ne voudrais pas avoir l'air de marcher contre lui. Il n'est pas républicain, c'est vrai, mais il connaît son affaire. D'ailleurs, j'accepterais d'être conseiller, maire, non pas.

- Entrez toujours au conseil, dit-il. C'est un commencement. Vous pourrez en faire un conseil républicain.

- Mais je suis presque toute l'année à Paris ! Si je m'occupe des intérêts de la commune, je veux le faire sérieusement ;

- Vous êtes ici en mai pour la session principale : ça suffit. D'ailleurs, il n'y a rien à faire, qu'à signer.

- Enfin, je verrai, dis-je.

Ah ! comme on se croit vite un fin politique ! Je mériterais une bonne veste.

Les mêmes mots servent partout. On dit d'un tel qu'il ne songe qu'à ses intérêts, d'un autre, que ce n'est pas un mauvais homme, et qu'il a seulement de l'ambition. J'ai le feu aux pommettes à l'idée que dimanche soir je serai peut-être ridicule comme un autre.

Thibaudat a vu M. de Talon hier soir et m'apporte une lettre de lui, d'excuses et d'encouragement. Quelques conseillers sont allés le voir hier et lui ont demandé s'il ne faisait pas une liste.

- Oui, a-t-il dit. Je porte l'ancien conseil tout entier. Pour remplacer un membre disparu j'ajoute M. Jules Renard. Ce n'est pas le premier venu. Il a déjà fait quelque chose pour la commune. Il continuera.

Je suis le dernier sur la liste, pour ne pas froisser les autres. Puis, M. de Talon les a fait boire ; mais le prudent Philippe me dit :

- Ces gars-là boivent d'un côté, mais ils pensent de l'autre.

Ici, on fait une différence entre les nobles et les riches parvenus ; on préfère les nobles.

Le facteur me remet deux papiers, deux listes, celle de M. le maire et une autre. Qui a fait l'autre ? J'ai quelque fierté d'être sur les deux.

Pierre Bertin a rêvé cette nuit qu'il était maire. Assis dans un fauteuil avec les conseillers autour de lui, il fumait « un quartier de cigare » qui les aveuglait tous.

5 mai.

On se parle en baissant la voix, dans les coins. Hier soir, réunion des conseillers. M. de Talon les a emmenés boire. Il a dit que, sans moi, l'école retomberait à rien.

Ce matin, je croise M. le maire de Chitry. Il revient de planter ses pommes de terre. Il marche sous sa hotte. On dirait le plus pauvre du village. Ce serait bien, si on le renommait à cause de cet air-là.

Ragotte serait vexée si Philippe ne passait pas : elle aime bien qu'il soit « regardé ».

8 mai.

Election du 6 mai, dimanche. Elu par 31 voix sur 50 votants.

Toute la matinée, je surveille, du banc. Philippe surveille l'arrivée du père Garnier, l'ancien berger, qui a cinq livres de pain de la commune et qui cherche le reste. Philippe lui donne le bon bulletin et le pousse dans la salle de vote. Je le vois entrer. Il s'approche, le bras tendu, son bulletin à la main, comme à tâtons, parce qu'il ne voit pas bien clair, dépose son bulletin et s'assied, la tête sur son bâton, voûté, malade, le visage dégradé comme un vieux mur. Il prononce des mots qu'on n'entend pas, et s'en va, disant : « Bonsoir, la compagnie ! » Il viendra le lendemain à ma porte, et je lui donnerai dix sous, n'osant faire plus de peur qu'il ne se saoule, mais Philippe me dit que, dans ces cas-là, il ne boit que du café.

Après déjeuner, je me décide à aller à la mairie qui, jusque-là, me faisait un peu peur. Des gens se lèvent. Je donne des poignées de main, mais, je le sens, mal. M. de Talon, inquiet, dépose les bulletins dans l'urne et, chaque fois, frappe de la paume sur la boîte comme pour dire : « Il n'y a pas à y revenir. »

L'heure approche de fermer le scrutin. Les pointeurs s'installent. On vide la boîte.

C'est fini. Tous les conseillers sortants passent, plus moi. Je dis à tous :

- Messieurs, je vous invite, ceux qui ont voté contre moi et pour moi, à venir boire un verre de bière.

Ils viennent presque tous Je ne les compte pas, mais trente-sept bouteilles jonchent le sol, comme des petits canons partis. Si on votait maintenant, j'aurais dix voix de plus.

Déjà un vieux a quelque chose à me demander. Je l'entraîne dans un coin. Il commence une histoire. Je le remets à plus tard, quand le conseil sera formé.

Je me couche, content, énervé, poisseux, la tête pleine d'un feu d'artifice de bulletins.

10 mai.

La commune de Chaumot est d'une telle importance que les journaux du département ne parlent même pas de ses élections municipales. Ceux de Paris, La Presse, Le Matin, L'Evénement, annoncent mon élection, mais, à Corbigny, à 4 kilomètres, on ne se doute pas que je suis élu. Il est vrai que j'ai pris la précaution de prévenir moi-même Paris.

11 mai.

Promenade. L'air supérieur où chante l'alouette, où elle se grise de soleil jusqu'à tomber comme un plomb.

Le muguet : deux longues oreilles vertes et un petit bouton blanc.

Donnez-moi de la vie : je me charge de « la partie littéraire ».

Je vais comme une taupe. De temps en temps je fais crouler un peu de terre. Une éclaircie. Puis, je rentre dans ma nuit.

Le radis noir : taupe de velours noir.

16 mai.

Les meilleurs d'entre nous ne font que voir leurs défauts.

17 mai.

Comme j'appelle le chien, le vieux se retourne, croit que c'est lui que j'appelle, que je lui fais un signe, peut-être un pied de nez. Il s'éloigne et va m'attendre à une barrière de pré qu'il feint de consolider. Comme je passe, il se retourne, oh ! pas nettement, et nos regards se rencontrent par-dessous nos nez. Il ne salue pas, moi non plus. Nous passons. Il crache un bon coup. Et tout de suite j'imagine un drame.

Le surlendemain, comme Marinette m'offre le bras, je lui dis :

- Si le vieux nous voyait !...

- Il cracherait, dit-elle.

Elle aussi l'avait remarqué. M'en voilà malade.

Type de maire de village. Des sabots, une culotte avec deux grandes pièces à chaque genou, la braguette grande ouverte comme si c'était plus convenable, une chemise à raies déteintes, un tricot gris, un gilet sur ce tricot qui le dépasse, et, dernier vêtement, autre gros tricot marron. Un tout petit chapeau de paille orné d'un ruban noir. Le tout, usé, et cependant inamovible.

Il trouve que c'est coûteux, d'être maire. Il dit :

- On a beau être intéressé : il faut tout de même, de temps en temps, dépenser quelque petite chose. C'est des frais, allez !

On attache au lien de la vache quelques poils coupés à la queue du veau qu'on lui enlève. Je trouve ça raisonnable. L'odeur la trompe, comme les vêtements d'un mort trompent la douleur de ceux qui restent.

Une jument au pré va toujours faire son poulain vers l'eau, s'il y en a, rivière, ou mare. Il faut la surveiller, sinon, on trouve le poulain noyé. Il naît enveloppé d'une peau comme d'un sac ; il y meurt si l'on ne le délivre. A l'écurie, sa mère, retenue par le licol, ne peut pas l'aider.

Le veau qui a mangé de l'herbe ne vaut pas, pour le boucher, le veau qui n'a que bu du lait.

19 mai.

Leurs rhumes, ce sont des bronchites et l'on est étonné qu'ils ne meurent pas tous les huit jours.

30 mai.

Une flamme - est-ce la dernière ? - dans la cheminée ; une rose - c'est la première - dans un verre d'eau. Notre âme immortelle, pourquoi ? Et pourquoi pas celle des bêtes ? Quand les deux flammes sont éteintes, quelle différence y a-t-il entre la flamme d'une pauvre chandelle et celle d'une belle lampe au bec compliqué, haute sur tige, et dont l'abat-jour s'écarte comme une jupe ?

2 juin.

Cette manie que j'ai d'être bon tue peut-être en moi un talent de polémiste qui serait rare. Quand je lis un article de Rochefort ou de Drumont, je me dis parfois : « Oh ! les pauvres ! C'est tout ce qu'ils trouvent ? »

Le curé de Chitry est, au fond, très humilié parce que je ne lui ai jamais rendu la visite qu'il a hésité trois mois à me faire. Il ne le dit pas : il en dit d'autres. Chaque fois qu'ils sont, lui et le vicaire de Corbigny, chez Louis Paillard, ils parlent de moi.

- Vous voyez ! dit le curé de Chitry. Il a de l'ambition, votre Renard ! Il est venu à Chaumot soigner son élection. Il veut des titres. Ne pouvant être de l'Académie, il se fait nommer conseiller municipal. Il a des illusions sur les gens du pays. J'ai causé avec lui. Je sais ce qu'il est : un rêveur, (avec un sourire) : un poëte. C'est aussi un orgueilleux. On lui a offert d'être l'adjoint de M. de Talon : il est trop fier, et il a fait nommer Philippe. Oui ! Oui ! Il nous a donné son domestique comme adjoint. Il a écrit Poil de Carotte pour se venger de sa mère, qui est si bonne !

Un exemplaire de Poil de Carotte circule à Chitry, annoté à peu près en ces termes : « Exemplaire trouvé par hasard chez un libraire. C'est un livre où il dit du mal de sa mère pour se venger d'elle. »

J'écoute Louis Paillard. Ce n'est pas pour potiner qu'il me raconte tout cela. Nous traversons un champ de blé où chante une caille, par un sentier si étroit qu'il marche poliment derrière moi.

- Tout cela, dis-je, m'attristerait peut-être si je n'avais lu, ce matin, les dernières pages d'un livre de Maurice Maeterlinck : La Sagesse et la Destinée. Quel beau livre !

Et quelle magnifique nature ! Et toutes ces herbes semblent pousser plus haut que le clocher de l'église.

Oh ! la légende du bon vieux curé de campagne ! Oh ! le parapluie de l'abbé Constantin ! Ils disent n'importe quoi, pourvu qu'ils ajoutent : « Je parle au nom de ma conscience. »

Ils prennent tout : cinq cents francs pour faire un voyage, cent francs à la mort de mon frère enterré civilement. Mais, la meilleure de nous tous, une brave femme vraiment, c'est cette pauvre vieille qui vous a dit, un matin : « Je vais à l'enterrement de monsieur Maurice. » Vous lui avez dit : « Je vous défends d'y aller : c'est un enterrement de païen. » Mais elle vous a répondu : « Pardon ! J'irai à son enterrement. Son père m'a fait donner du pain par la commune, et, lui-même, c'était un bon jeune homme que tout le monde aimait et estimait. » Et vous l'avez mise à la porte. C'était la misère pour elle, mais la honte pour vous.

Ne la fais pas au saint laïc. Sois modeste. Si tu te crois supérieur, demande pardon à ton idéal. Fais le bien si tu peux, mais dis toujours : « Pardonnez-moi, même si je fais le bien : je ne sais jamais ce que je fais. »

Il a de douze à quinze mille francs de rentes ; il vit dans la saleté. Il mange à la cuisine avec une vieille bonne repoussante. Un jour, le Dr Paillard, qui le soigne, lui demande un poisson de son vivier. Il le donne, et se le fait payer. Il oublie toujours de rendre la menue monnaie qu'il emprunte.

Sur la vieille route, deux enfants agenouillés flattent un cochon.

- Il est malade ?

- Oh ! non. Il joue.

Caressé, il fait semblant de dormir, s'allonge et grogne de gratitude. Son oreille bien ouverte est noire comme un four, et les mains des petits se promènent sur sa saleté.

3 juin.

Secrétaire de mairie, sabotier et joueur de vielle.

Il fait encore des sabots parce que ça rapporte, mais sa femme lui a défendu de jouer de la vielle, sans doute parce que ce n'est pas convenable pour le mari d'une institutrice.

Si on lui commande une paire de sabots, ça l'humilie un peu. Il accepte la commande, mais il les fait d'un air détaché, comme un amateur adroit, légers, en bois de saule, et ne les noircit même pas.

Ils vont toujours assez bien. Ils prendront l'habitude du pied. Il cloue la bride devant vous, avec de petits coups de marteau supérieurs.

- Est-ce que j'ai seulement un couteau dans ma poche pour couper ce qui dépasse de la bride ? Voilà, dit-il.

Et il jette les sabots à vos pieds avec l'air de dire : « Vous en feriez autant si vous vouliez. »

En vérité, le talent de faire des sabots lui est venu comme malgré lui.

Paul Adam. Après chacune de ses phrases il faudrait un petit coup de tambour.

5 juin.

Une ferme isolée, livide sous un orage.

6 juin.

Conseil municipal. Délibération pour faire entrer « le sieur Garnier » aux Incurables de Nevers. Sept heures du matin. Quatre conseillers ne viennent pas : ils ont des pommes de terre à piocher. Les uns boudent, les autres disent : « Ils seront toujours bien assez ! »

Et, d'abord, dois-je ôter mon chapeau comme M. le maire ? Les conseillers gardent le leur. Ma foi, je fais comme eux, pour ne pas les froisser ; mais, tout le temps que dure la séance, je me demande : « Devrais-je ou non garder mon chapeau ? » M. le maire, qui a rédigé la délibération, me dit :

- Il y a des répétitions, mais nous ne faisons pas de la littérature.

Je vais lui dire que ça ne gêne jamais, quand il ajoute :

- Encore faut-il que ce soit correct.

La concession me suffit.

- Le Journal, dit-il, est quelquefois bien ennuyeux. Il a des séries assommantes. Et puis, ce qu'ils appellent La Vie drôle, ce n'est pas drôle du tout. Il n'y a pas le mot, le mot, vous comprenez ? le trait ! Ce n'est pas parisien.

Puis, il éclate contre ses administrés. Il s'est dévoué pour eux. Il a trouvé la commune dans un état !... Rien que des dettes. Il leur à fait un budget, mais ça l'embête. Tous ces gars-là sont jaloux. Ils voudraient être les maîtres, eux, les autochtones, les aborigènes. M. le maire me fait l'honneur de ses mots distingués. Qu'est-ce que ça lui rapporte, d'être maire ? Ni gloire, ni argent. Les propriétés qu'il a sur la commune n'ont besoin de rien. Il est maire par dévouement, parce qu'il est comme ça, qu'il est honnête homme, et qu'il veut finir dans la peau d'un honnête homme.

Et ce maire d'une humble commune parle comme Cromwell, moins bien, mais il gémit avec la même hypocrisie.

Songeur, oui. Penseur, je m'en fiche.

On pense à la mort tant qu'on espère y échapper.

Lamartine rêve cinq minutes et il écrit une heure. L'art, c'est le contraire.

Emile Augier, ses vers en pierres sèches. Mon imagination, c'est ma mémoire.

Je vais au coeur des femmes par le sentier le plus fleuri et le plus long.

Mes joies, sans me faire de bien, font du mal aux autres.

Je voudrais seulement avoir assez de talent pour qu'il me préserve de l'envie.

- Avais-tu des enfants quand tu t'es marié ? me demande Baïe ?

Oh ! mon émotion ne m'engage à rien. Je ne suis pas si sûr que ça de ma sensibilité.

- A quoi ça sert, la mer ? demande Baïe.

- Mais comment irait-on d'un continent à l'autre ?

- Eh bien, par le chemin de fer !

Paul Adam écrit tout ce qui nous passe par la tête.

Je n'ai que la nostalgie de la jungle. Kipling y est allé.

La taille faite comme par un tailleur.

Campagne, cliché qui peu à peu se révèle.

Je tiens à mon âge de trente-cinq ans : je n'ai que celui-là.

Heureux encore l'homme qui peut dire : « Autrefois, j'étais un homme heureux ! »

La nature ne sait jouer que de l'orgue de Barbarie.

Ils portent leurs lourdes mains comme de vieux outils.

- Vous connaissez l'Italie ?

- Pas même de nom, répond Guitry.

- Les articles de Capus ? dit Bernard. Des gens qui causent, sans se presser, à un buffet, et qui, à la fin, se dépêchent, en disant : « Nous allons rater le train ! » Le petit air fané, vieillot, des feuilles qui s'ouvrent.

Ne pas se lever trop matin : la nature n'est pas prête.

Les escargots et leurs petits bâtons pour manger, comme les Chinois.

Notre bonté, c'est notre méchanceté qui dort.

La poule et le coq. Tout de suite après, ils se mettent à picorer et, de temps en temps, se regardent à la dérobée.

Ce sont les pommiers sauvages qui ont les plus belles fleurs.

Femme troublante, vous que je n'ai qu'entrevue et que j'espère bien ne jamais revoir !

L'oiseau ne sent rien quand on lui coupe les plumes de ses ailes, mais il ne peut plus voler.

12 juin.

Rentrée à Paris. - Ah ! sur la joue les lèvres d'une mère qu'on n'aime pas !

La femme d'Allais regarde, à l'Exposition, deux superbes chevaux empaillés et s'exclame, d'admiration.

- Ne m'embête pas ! dit Allais. Demain, à midi, ils seront devant ta porte.

Exposition. Danse du ventre. C'est obscène, d'abord, puis ça devient très bien. Une belle fille, grave, les seins et le ventre roulant sous une étoffe légère et rose, semble la déesse des confitures. L'étoffe se creuse au nombril. On sent que c'est un art et qu'aux yeux de tous ces hommes, accroupis et fascinés, il y a les danseuses médiocres, et les divines.

Les jets du ventre en avant ne sont que lubriques, mais le roulis des fesses, des hanches, des seins, des épaules, et le petit va-et-vient de la tête, c'est très bien.

L'une d'elles, tout en dansant, s'assied sur une bouteille qu'elle couvre de ses jupes, se relève avec la bouteille, où ça ? dans le derrière, sans doute, continue de danser, s'accroupit encore et repose la bouteille. Puis, couchée sur une table, elle met quatre ou cinq verres sur son ventre et les fait, par simple roulis, s'entrechoquer rythmiquement.

Les hommes, affreux. Des Juifs à la Drumont. Mais on s'habitue doucement au teint mat des femmes, à leurs cheveux durs et noirs, à leur gravité. Elles sourient parfois, mais pourquoi plutôt à ce moment qu'à cet autre ?

Le reste, ce n'est rien. Le centre des rêves de ce peuple, c'est le nombril d'une femme.

16 juin.

Je ne peux pas regarder une feuille d'arbre sans être écrasé par l'univers.

Ils gardent un tison de la bûche de Noël pour mettre dans le foyer quand il tonne.

J'ai la maladie de la prose comme j'ai eu celle du vers. Après, en quoi vais-je écrire ?

17 juin.

Guitry à l'Exposition. Devant le Petit Palais, une vieille femme voûtée lui dit :

- Voulez-vous me donner la main, monsieur, pour m'aider à monter l'escalier ?

- Mais comment donc, madame !

Et voilà le beau Guitry, gêné, un peu rouge, montant l'escalier, le poing tendu où la main de la vieille femme s'appuie comme un vieux faucon. J'entends :

- Quand on est jeune !...Il devrait y avoir une rampe.

- Oui, madame.

Sur le bord de la dernière marche, il se débarrasse. Puis il me dit :

- Je regarde si j'ai encore ma montre, car c'est toujours ainsi que ça finit.

18 juin.

Oh ! les pauvres petits faits de mon humble vie !

Qu'est-ce que cette étoile ? Et on lit son nom sur un livre, et on croit la connaître.

L'anniversaire de Baïe.

- Moi, dit-elle, je suis née demain.

Madame, je vous écoute avec les oreilles du coeur, les oreillettes.

J'écris avec une plume à poil.

Il y a des moments où la vie abuse ; l'art doit se garder de toute exagération.

Maintenant, il faut lire entre les lignes du téléphone.

Baïe n'a appris à faire ses devoirs que pour les faire faire à sa poupée.

La chevelure bien peignée d'un beau feu.

Tel que vous me voyez, j'ai mis en vers la scène de l'évêque et du Conventionnel des Misérables.

Le métier d'un écrivain, c'est d'apprendre à écrire.

J'ai un travail qui presse, pour la postérité.

Il n'y a pas de mal à être le sujet d'un roi quand on se fait une belle idée du roi.

Vous pleurez, madame ? Ah ! prenez garde à votre peinture !

Je ne fume pas, mais je sais bien tout ce qu'on peut faire avec un paquet de tabac.

Nuages : comme si on avait sur la tête une mer furieuse.

Poësies : beau titre pour un livre de prose.

Je n'aurai pas lu une fois Pascal tout entier, ni La Bruyère, avant de mourir, et, quand je parle d'eux, j'en ai plein la bouche.

Je monte, je m'élève, mais j'éprouve chaque échelon.

Chaumot, pauvre commune, oui, mais humble.

Guiches. Guitry l'avait dépeint à Sarah comme un homme timide, de sorte qu'à leur première entrevue elle semblait toujours lui dire : « Ne vous troublez pas ! Qu'ai-je donc de si intimidant ? » Guiches n'avait pas le temps de protester. En la quittant : « C'est intolérable ! » dit-il.

Des petits poulets autour de leur mère, c'est joli à voir comme une branche chargée de fruits.

Etalon. Il est le seul, ici, qui ait un uniforme, un uniforme de cheval de général.

Ce matin, je suis heureux : tous mes petits ballons me tirent en haut.

La religion ne devrait être, pour les pauvres, que de la gaieté.

Nuages pâles, presque blancs, qui se détachent du noir et semblent être la fumée des coups de tonnerre.

L'horizon se rétrécit. Le vert des prés, un vert bilieux qui fait mal aux yeux et au coeur. Calme au soleil couchant, et même des restes de bleu.

On en voit qui vont à l'appel de l'orage, attirés au centre.

Là-bas est la bataille.

Une région relativement calme, où se forment des troupes fraîches de nuages.

Pas une goutte de pluie sur ma tête ; à quelque distance, des arbres noyés sous la pluie.

C'est la mêlée. C'est un coup de canon qui décide. Grondement de grêle.

Des fonds roux, des colères bleues, des rages jaunes, et ce continu clignement d'yeux.

Un combat de nuages. Quelques-uns reviennent, comme blessés, vidés.

Des petits se sauvent, puis y retournent. Une armée, nombreuse et épaisse, de pluie accourt de là-bas.

Et cela devient si impressionnant que le carnet se ferme sur le crayon.

Le soir, les nuages revinrent de la bataille, éclopés, sanglants, les uns, en hâte, les autres, se traînant à peine.

Là-bas, à l'horizon, le soleil roulait, comme une roue de char perdue, dans l'eau sanglante.

La rivière déborde, et les boeufs, inquiets, traversent la mer.

Je voudrais être l'homme d'un seul rêve.

Il y a en nous éclipse de soleil.

C'est drôle, comme, dès qu'une femme de talent nous dit qu'elle a un mari, ça nous refroidit pour son talent !

A Germenay, ils sonnent encore les cloches pour éloigner l'orage. Leur prouver, Flammarion en main, que le sonneur risque d'être foudroyé.

Ils m'écouteraient. Au premier orage ils s'abstiendraient, et la foudre tomberait sur le clocher et incendierait l'église.

20 juin.

La paresse a cela de mortel que, dès qu'on en triomphe, on la sent déjà qui renaît.

Des perles plein les doigts, comme si elle avait traîné ses mains au fond de la mer.

24 juin.

A l'exposition de la Grande-Bretagne, Guitry me montre des Reynolds, je crois. Pas besoin de m'expliquer : c'est beau jusqu'au fond de notre coeur. C'est de la peinture d'amant. Enfants, petites filles, femmes, nous laissent la tristesse de n'être pas aimés d'eux.

- Et puis, dit Guitry, c'est fait avec rien. A travers la peinture on voit le grain de la toile.

- Oh ! ça, je m'en fiche.

Aux machines, halte joyeuse. Il y a des danseuses cocasses, des rageuses, des voluptueuses, des pistons qui jouissent. Huysmans en ferait tout un livre.

26 juin.

J'aime mieux être impoli que banal.

28 juin.

Diderot. Oh ! tout ce vent pour nous apporter quelques graines et quelques fleurs !

Le castor qui a l'air d'accoucher d'une semelle de soulier.

Exposition. Au théâtre d'Andalousie il y a, sur la scène, une dizaine de femmes qui dansent et battent des mains. Parmi elles, une vieille, vêtue comme une fée, et qui a une rose dans ses cheveux blancs.

Un cheval doit courir plus vite quand il se sent une jolie fille sur les reins.

3 juillet.

Pourquoi définir ce que fait Rodin ? Mirbeau est le plus fort à envelopper de ténèbres la simplicité de cet artiste, ouvrier robuste, pénétrant et malin.

Il y a une tête de femme en argent, et l'on ne peut nier qu'il ne tire sa grâce, une grâce neuve, de l'argent. Un monsieur hausse les épaules.

Dans le Balzac, il y a de l'admiration pour son oeuvre, de la colère de sculpteur contre la terre qu'il pétrit, et un défi aux hommes.

Il y a des seins qui fondent dans la main de l'amant.

Un beau Rochefort, dont les joues font des plis tombants de rideau.

Un Victor Hugo dont la tête grossie par notre culte écrase un corps que nous ignorons.

Les Amants tournent l'un sur l'autre et semblent dire : « Comment nous prendre pour nous aimer comme personne ne s'est aimé avant nous ? »

4 juillet.

- J'aime bien à me promener avec vous, dis-je à Guitry parce que les passants disent : « Voilà Guitry », et qu'ils ajoutent quelquefois : « L'autre, c'est Rostand. »

5 juillet.

Un esprit sans abat-jour.

- La voiture est en bas.

- Faites-la monter.

Guitry choisit, dans Edgar Poe traduit par Baudelaire, un passage subtil, et le lit. Mais Capus a le courage de demander qu'est-ce que ça veut dire.

Baïe aime à déjeuner au restaurant parce qu'on n'y plie pas sa serviette.

Les mots tombent parfois de notre bouche comme des personnages ridicules, et tout de suite nous rions de leur chute grotesque.

Exposition internationale de peinture et de sculpture. En dehors d'un Besnard, dont on peut dire que « ce n'est pas bête », des Carrière, d'un Boldini amusant, quoi ? De la peinture, ce doit être compris par un enfant. Il y a dix ans que je ne m'intéresse qu'à la vérité ; comment ces gens-là pourraient-ils me tromper ?

Des Bonnat : c'est du carton, des Carolus-Duran : c'est du toc, et, même des Lhermitte, c'est de la fausse poësie. Il n'y a qu'à ouvrir les yeux.

Si ! encore un peintre allemand dont j'oublie le nom. Son portrait de Guillaume, c'est brutal et franc. Cette vieille, c'est une vieille.

Mais du Gervex, du Detaille ! Ça, de la vie ? D'ailleurs, il y a deux ou trois écrivains de mon temps que j'aime, et je suis sûr qu'eux seuls font bien. Pourquoi la proportion serait-elle plus forte parmi les peintres ?

7 juillet.

Exposition. Au théâtre de Loïe Fuller, le théâtre chinois. Un mélange de Guignol et de Théâtre Antoine. Comme des clowns, ils se battent sans se faire de mal, et ils ont des mines qu'envieraient nos meilleurs comédiens. Des gestes de mains qui semblent désossées.

Au théâtre de la Danse une ouvreuse raide nous offre à chacun une rose.

- Oh ! moi, je n'en veux pas.

- Un soir de gala, tout le monde est obligé, dit-elle, d'avoir une rose à la boutonnière.

Intimidé, je prends sa rose.

Robert de Flers, qui est conseiller général dans la Corrèze, a fait un ballet pour ce théâtre. Il nous fait entrer, mais l'air un peu gêné parce que, ce soir de gala, nous ne sommes pas en habit.

A l'Aquarium. Le supplice d'un scaphandrier qui aurait envie de se gratter le nez. Il n'y a de bien que les hippocampes. Ils se tiennent droits comme des épingles de cravate. Ils montent ou descendent dans l'eau en dépliant ou repliant leur queue.

9 juillet.

Exposition. Guitry. Nous parlons de nos ministres. Nous aimons ce sujet. Il me dit que Waldeck-Rousseau est un timide, timide jusqu'à l'impassibilité, et que, quand il prononce d'un ton calme un de ses discours, il tremble en dedans, et qu'il sue à changer de tout dès que son ordre du jour est voté. C'est le plus intelligent de tous. Leur excuse, c'est de n'avoir pas le temps de s'occuper de nous.

Aux Indes néerlandaises, nous voyons de petites sculptures puériles pour lesquelles Rodin a une grande admiration. Guitry les admire, à côté de mon silence. Je crois que, si elles n'avaient pas presque toutes le nez cassé...

20 juillet.

Il y a en moi un homme qui écrirait un acte par jour ; mais je l'ai mis aux fers, dans la cale.

Philippe est encore plus rouge à Paris qu'à la campagne. Il trouve que, la gare de Lyon, c'est bien gentil.

Tout de suite en sortant du train, Borneau veut aller à mon théâtre. Ça lui est bien égal, de voir les autres !

11 juillet.

Philippe a apporté une énorme caisse pleine de groseilles, et un tout petit baluchon qui se compose d'une chemise dans un mouchoir.

Il faut à l'Amitié six mois de congé par an pour renouveler son répertoire.

L'amour devrait en faire autant.

Avares. Ils vivent avec les rentes de ce qu'ils gagnent.

Philippe écrit pour la première fois à sa femme. Elle lui répondra, puis il lui récrira. Ça l'étonne de l'appeler Madame sur une enveloppe.

Denis les a promenés dans le palais des tableaux, les faisant arrêter devant les « beaux tableaux » qu'il connaissait par Le Petit Journal. Philippe ne disait rien, mais s'ennuyait ferme. Sur la plate-forme, Borneau riait des bons coups.

- Je ne sais quel banquier richissime, raconte Guitry, entre chez un herboriste. Il dit : « Avez-vous de la poudre à punaises ? - Oui, monsieur. - Donnez-m'en pour quatre sous. - Dans un cornet ? - Non ! Ici », dit le banquier en ouvrant d'un doigt son col de chemise.

L'âge d'or, non, mais l'âge de l'or.

A la Sculpture, Philippe ne s'est amusé qu'à l'endroit où il y a de gros chevaux.

Borneau a vu des tas de généraux qui allaient manger la soupe chez le Président.

- Quand je serai vieux, dit-il, je prendrai un vieux sac de plâtre, je le secouerai et j'irai chercher mon pain. Je coucherai dans la paille.

Telle est la retraite qu'il se promet.

Il a vu une église où des vieux bonshommes tendent la tête jusque sur la place.

Philippe n'aime pas à rester à la maison. Il se promène dans la rue du Rocher jusqu'à ce que la soupe soit prête.

Ce qu'il préfère, c'est le Parc Monceau, si bien arrosé, avec des gros pigeons.

Tout ce qu'il voit, il l'appelle des denrées.

Très frappé par le veau marin du Jardin des Plantes, qui est « une drôle de bête ».

Borneau l'arrête devant Notre-Dame et lui crie que tous ses plombs viennent de Chitry.

Le matin, il prend de la viande et boit du vin. Puis, il prend du fromage et boit du café. Comme le café ne rafraîchit pas, il boit encore un verre de vin.

Il est inquiet sur le bateau-mouche : l'eau est bien près du bord !

15 juillet.

Je prévois très bien que, moi aussi, j'aurai des heures de vieillesse où un coup de fusil dans la tête ne me fera plus aucun mal.

22 juillet.

Exposition. Au restaurant allemand. On s'y trouve très bien parce que c'est très bien, et aussi parce que les nationalistes nous assomment.

Ces grosses pluies orageuses qui tombent de lassitude de se tenir en l'air.

Au Bois avec Guitry. Vers une heure du matin, tout est fermé. Des ombres qui ôtent de l'assurance.

Capus. Sa petite figure insignifiante, C'est un homme de talent qui se promène toujours incognito.

24 juillet.

Guitry raconte :

Pasteur se présente chez madame veuve Boucicaut, la propriétaire du Bon Marché. On hésite à le recevoir. « C'est un vieux monsieur », dit la bonne. « Est-ce le Pasteur pour la rage des chiens ? » La bonne va demander. « Oui », dit Pasteur. Il entre. Il explique qu'il va fonder un Institut. Peu à peu il s'anime, devient clair, éloquent. « Voilà pourquoi je me suis imposé le devoir d'ennuyer les personnes charitables comme vous. La moindre obole...» - « Mais comment donc ! » dit Mme Boucicaut avec la même gêne que Pasteur. Et des paroles insignifiantes. Elle prend un carnet, signe un chèque et l'offre, plié, à Pasteur. « Merci, madame ! dit-il, trop aimable. » Il jette un coup d'oeil sur le chèque et se met à sangloter. Elle sanglote avec lui. Le chèque était d'un million.

Guitry a les yeux rouges, moi, la boule de gorge.

Et nous voilà parlant bonté, pleins d'une bonté qui fond en nous et nous fait du bien, avant, hélas ! que nous n'en fassions aux autres.

- Je vais me déshabiller, dit-elle.

- Avez-vous besoin d'un homme de chambre inoffensif ?

- Je le préférerais dangereux.

- Pourquoi ?

- Je saurais mieux me défendre.

39655

A Chaumot.

En accouchant, elle a été prise d'une crise d'estomac. On a cru qu'elle passait. On est allé le chercher. Il arrive, et n'est pas étonné.

- Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a ? Je l'ai déjà vue comme ça.

Outrée de son indifférence, elle lui crie :

- Carne ! C'est toi qui m'as mise dans cet état ! C'est toi qui as tout fait !

Et ils s'engueulent.

Une bouteille de champagne, offerte par Marinette, l'a remise.

Quand elle a de ces crises d'estomac, elle boit de grands verres d'eau-de-vie qu'elle envoie prendre chez ses voisins, ou qu'elle achète.

Il est inscrit sur la liste d'Assistance, elle, pas. On l'a inscrite d'office. Elle croyait que c'était impossible, parce que l'accouchement n'est pas une maladie.

- Le Château-d'Eau, dit Philippe, là où l'eau se renverse de tous les côtés.

La nature est toujours d'un poëte, rarement les livres.

Un déjeuner digne qu'à chaque plat on y change de table.

On ne se lasse pas de vous voir, et vous ne vous fatiguez pas d'être regardée.

Sonnet : quatorze vers pour une idée.

Les portraits de Carrière : des visages vus à travers un store.

27 juillet.

Philippe n'a eu les larmes aux yeux qu'une fois dans sa vie : il regardait tomber la grêle.

9 août.

Tout ce qu'il prend à la nature, le poëte le lui restitue. C'est déjà bien joli quand elle ne réclame pas !

Voleuse et cruelle, pour donner le change, la vie se déguise en soeur de charité.

Il ne faut pas dire qu'on relit les chefs-d'oeuvre, car il semble toujours qu'on ne les a jamais lus.

Philosophie ! morale ! J'ai remarqué que, dès que je réfléchis un peu, je suis très profond.

Ceux qui ont le mieux parlé de la mort sont morts.

Penser qu'un jour mes amis s'aborderont en disant :

- Tu sais ? Notre pauvre vieux Jules Renard...

- Oui. Eh bien ?

- Eh bien !, il est mort.

Il y a des heures où il faut chercher tous ses mots dans le dictionnaire. 11 août.

Les heures de dégoût où l'on ne veut plus avoir aucun rapport avec soi-même.

Vieille : toute la grêle de la vie lui est tombée dessus.

J'ai les sentiments d'Alceste et la conduite de Philinte.

- Le roi d'Italie est assassiné.

- Ah ! dit Philippe. C'est pour ça qu'hier soir ils ont fait une police, à Chitry !

Sommeil haché menu en mille petits réveils.

Le mot écrit me tient encore par des tas de fils que je suis long à casser.

Jardin. Avoir des fleurs à la sueur de son front.

Le merle blanc existe, mais il est si blanc qu'on ne le voit pas, et le merle noir n'est que son ombre.

La terre qui s'endort ramène la nuit sur elle.

Exposition. Ils nous font suer, avec leurs pays chauds !

16 août.

Dépêche du ministre Georges Leygues à Edmond Rostand, 13 août 1900 « M. Edmond Rostand, homme de lettres, 29, rue Alphonse-de-Neuville. Cher Monsieur. Jules Renard, que vous avez bien voulu me recommander, aura sa croix.

Il passera dans mon mouvement de l'Exposition. Et vous, cher monsieur, vous aurez demain la rosette de la Légion d'honneur. Je suis heureux que les hasards de la politique et de la vie me permettent de donner ce témoignage d'admiration à l'un des hommes qui honorent le plus les Lettres françaises. Cordialement vôtre. Georges Leygues. »

8 septembre.

Oh ! madame, j'ai eu dans mon coeur, cette nuit-là, un des plus beaux clairs de lune de ma vie.

Prétentieuse, chacun de ses mots est comme roulé dans de la farine.

- Vous qui n'êtes pas bête quand vous voulez... dit le maire à Philippe.

A l'horizon bleu, la lune monte d'abord presque blanche.

L'arc de ma phrase est toujours tendu.

7 octobre.

Rentrée à Paris.

8 octobre.

Guitry va prendre un bain et revient avec une belle redingote et un gilet tout fleuri. Il est heureux de n'avoir pas grossi depuis la première de L'Aiglon.

Je dis l'effet que ma décoration a produit dans ma famille.

- Ah ! la famille ! dit Capus. Mon père n'a pas vu que j'étais décoré : comme je l'avais prévu, il était déjà gâteux. L'autre jour, je regardais sa photographie, sur ma table. Je riais et pleurais tout à la fois. Ça faisait un bruit énorme, et tout cela n'est d'ailleurs pas exempt d'un certain respect filial. Quant à la croix, ça ne sert plus à rien, même dans les gares. Tout le monde a le ruban : on le distribue avec les billets.

- Cher monsieur...

- Cher monsieur vous-même ! répond Allais.

Voyage. Le changement de figure du maître d'hôtel dès qu'il apprend qu'on n'a pas l'intention de passer sa vie chez lui.

C'est la bienfaitrice du pays. Tout le monde se ferait un plaisir d'aller à son enterrement.

Des fleurs dans des verres demandent la clef des champs.

J'ai parfois une âme de concierge sur sa porte.

Arc-en-ciel, l'écharpe du tonnerre.

Je vois un arc-en-ciel là-bas. Je vais aller passer dessous.

Brisés d'un coup de foudre les nuages se rassemblent. Un éclair coud l'arc-en-ciel, lui fait un point.

J'éclaire, non pas d'un bout à l'autre du ciel, mais dans mon petit coin d'horizon.

On n'a pas le droit d'attaquer la vie privée des gens ; c'est pourtant de là qu'il faudrait déloger l'infâme.

Emporte en voyage une idée ! Il n'y a plus de distance.

Avec leurs écriteaux de « Chasse gardée », les arbres ressemblent à des aveugles.

Dès que les sourcils poussent, les soucis viennent.

Labor improbus... Le travail des coquins triomphe de tout.

- Mon père aurait voulu vous voir écrire des Lettres comme Paul-Louis Courier, me dit Louis Paillard.

Chacune de nos oeuvres doit être une crise, presque une révolution.

Les girouettes qui ne peuvent pas se voir en face.

9 octobre.

Paysage. Quel calme ! Vois cette fumée : elle monte toute droite. Orage. Je crains la foudre intelligente.

« Estime. » Ce mot n'a pas d'adverbe. Sans quoi quel gaspillage au bas des lettres !

Automne. Une nature bien mûrie.

Toiles d'araignée : les fées ont laissé leur cerveau aux buissons.

Cet état d'esprit, de coeur, plutôt, où l'on ne s'étonnerait pas d'entendre crier une pantoufle parce qu'on marche dedans.

La tête du coq éclate comme le bout d'une allumette.

« Commis-voyageur », ils disent cela comme ils diraient « comique voyageur ».

L'institutrice dit que son ouvrage n'est pas faite.

La croix. Que de félicitations, comme si on venait d'accoucher !

Je sais que, ayant résolu de dire la vérité, je dirai peu de chose.

Etoiles filantes, pièces qui tombent toutes à côté du plateau d'argent de la lune. Qui donc s'exerce ainsi ?

La fleur, qui n'a qu'une vie de jeune fille.

Maupassant a du sentiment comme les autres, mais il y met des formes brutales.

Certains amis n'ont d'agréable que leur virginité. Dès qu'on est marié avec eux, ça ne va plus.

Pouvillon, une âme simple, peut-être, mais trop distinguée.

Le boeuf aux cornes tordues comme s'il s'était battu avec quelque Milon de Crotone.

Qu'on me laisse ! Je suis roulé dans la paresse. J'ai noué sur moi les cornes de l'édredon.

Les remords qui passent dans leur petit costume de gendarmes.

Une petite sonnette à mon porte-plume pour que je ne m'endorme pas.

Une chauve-souris cherche à entrer dans ma tête.

Je voudrais conquérir le monde, et je ne peux même pas faire tourner un petit village autour de moi.

Le meilleur de nous est incommunicable.

- Je suis si timide, me dit Louis Paillard, que, moi qui parle bien avec les autres, je vous assure, je parle mal avec vous. Ma langue s'irrite et sèche.

Il voudrait être un grand chirurgien. C'est joli, de tenir dans sa main un cerveau vivant, mais en restant un littérateur, c'est-à-dire un homme.

Il voudrait aussi être un grand sculpteur. Qu'est-ce qu'un homme qui ne se propose pas d'avoir du génie ?

Et nous cherchons la clef du monde.

Il croit que son père vit encore. Il en a des preuves incommunicables, mais des preuves.

12 octobre.

L'arbre remue comme une girafe qui dort debout.

Notre vanité ne vieillit pas : un compliment, c'est toujours une primeur.

Comme une eau qui ne voudrait pas refléter.

L'arbre n'a jamais pu faire faire à son ombre un tour complet autour de lui.

Balzac. Il y a des puristes qui ne le lisent pas parce qu'il écrit : « Son oeil embrassait. »

Les gens qui se font incinérer s'imaginent que, réduits en cendres, ils échapperont à Dieu.

Un dégoût exquis.

Sauf complications, il va mourir.

Je donnerais cent petits chapeaux de Napoléon pour un bonnet de nuit de Balzac.

- Qu'est-ce qu'un arriviste ?

- Un futur arrivé.

L'homme, qui aime le gibier faisandé, traite les vautours de mangeurs de charogne.

Quelle haleine ! Il n'a jamais pu attraper une mouche vivante.

15 octobre.

Chez Maire. On apporte des rince-bouche après le poisson - c'est déjà fini ? - et on change de serviette. Et j'entends le garçon, qui arrange je ne sais quoi sur la desserte, crier tout-à-coup : « Chameau ! »

Et, maintenant, à nous la gloire départementale !

Je n'ai pas assez de souffle pour tourner la page.

Théâtre. Il ne faut pas qu'un personnage dise des choses qu'il serait incapable d'écrire.

Leur ménage. Lui :

- Il faudra que je profite de mon voyage à Paris pour m'acheter une pipe.

- Précisément, dit-elle, j'en ai vu de très jolies, ce soir. Je t'en aurais acheté une si je n'avais eu peur que tu me grondes.

Il y a près de vingt ans qu'ils sont mariés : elle n'a pas encore pu s'habituer à l'amour. Même tout éteint, elle brûle de honte. Elle a peur de son désir et de ses coups de poings ; parfois, il lui donne sur la fesse une tape maritale qui la ferait crier.

17 octobre.

Ils ont été admirables, hier soir, à Poil de Carotte. Il voulait absolument voir ça. Il aurait l'air trop bête, là-bas, si on lui demandait : « Avez-vous vu Poil de Carotte ? » et s'il répondait : « Non. »

J'arrive dans la loge, les mains vaguement tendues, comme c'est l'usage. Si Marinette n'avait pas été là pour me donner la sienne...

Lui, rien. Elle a les yeux mouillés, mais parce qu'elle a vu des fantômes. Et ils rient gros aux Gaietés de l'escadron.

Pour les mettre sur la piste, je dis :

- Ils ont mal joué, Antoine me l'a dit.

- Non ! Non ! dit-il. Je n'ai pas trouvé, moi.

Et elle :

- Oh ! c'est parfait.

Un peu plus tard, ils trouvent que les décors sont bien. Il affirme :

- La grille est épatante. Et la fenêtre de la cuisine ! On croit y être.

- J'aimerais mieux, dit-elle, qu'Antoine ne parle pas, parce que ça détruit mon illusion.

C'est tout, et il faut bien que je m'en contente.

Il m'explique qu'il a acheté les Gaietés de l'escadron en livraisons, et que, quand il veut rire un quart d'heure... Courteline a dû faire ses cinq ans. Il faut avoir passé par là.

Et, par-dessus le marché, je paie le vestiaire.

Tout de même, la nuit passée, elle a dû avoir des remords. Ce matin, elle dit à Marinette :

- Tu comprends ? J'avais la gorge serrée. Je n'ai rien pu dire à Jules.

D'ailleurs, c'est le meilleur éloge qu'on puisse lui faire.

Ainsi tâche-t-elle de se rattraper, mais elle ne tâche qu'une fois.

J'ai de sombres éclipses où la lumière se recrée,

19 octobre.

Antoine s'est rasé longuement trois ou quatre fois, debout, puis il s'étale dans un fauteuil, avec les gros souliers de M. Lepic, et, le cou nu, il cause. Il aime qu'on l'écoute, et je deviens bon écouteur. Bougon, à angles durs, au fond il a besoin de tendresse. Il n'aime rien tant que les gens qui ont du coeur, de l'honnêteté. Il se vante de ne craindre personne et d'avoir « foutu un coup de tête dans le ventre à Bauër ».

Ambitieux, il veut être décoré, puis directeur de l'Odéon.

- Je veux, dit-il, gagner comme fonctionnaire dans un bon théâtre 8.000 francs par soir avec vos pièces. Et il faut que vous soyez de l'Académie. Et c'est un malheur que Zola n'ait pas pu en être. D'abord, c'était une formule consacrée ; et puis, l'affaire Dreyfus aurait pris une autre tournure s'il avait signé J'accuse : Emile Zola, de l'Académie française.

20 octobre.

- De Bernard, de Capus et de moi, quel est, à votre avis, le plus égoïste ?

- Moi, dit Guitry

L'oeuvre des autres me dégoûte, la mienne ne m'enchante pas.

Voilà ma force et ma faiblesse.

Le temps passe par le trou de l'aiguille des heures.

Chez Antoine. Courteline, avec une serviette pleine de vieille littérature, et ses mèches de cheveux toujours collées comme des pinceaux, gueule contre ce malfaiteur, ce cochon de Boileau qui n'a fait qu'em...bêter Corneille, contre la Société des auteurs qui touche 11 pour cent sur nos droits en province et étend la province jusqu'au boulevard des Capucines, contre la petite Société où l'on se partage 13 centimes entre cinquante.

22 octobre.

Pas les petites politesses, mais la politesse.

24 octobre.

Il y a des racontars en bien comme en mal.

L'autre jour, c'était un cocher, à la porte du Bon Marché, ce matin, c'est un tailleur High life tailor, qui me demande des arrhes.

- Mais...

- Lisez l'écriteau à la caisse. Tout le monde donne des arrhes.

J'ai envie de lui mettre ma boutonnière sous le nez : « Vous ne voyez donc pas que je suis chevalier de la Légion d'honneur ? C'est bien la peine d'être connu et décoré ! » Je dis simplement :

- Moi, ça m'est égal. (Je suis furieux.) Mais je vous donne mon impression : avec ce système vous devez perdre beaucoup de clients.

- Non, monsieur, dit le vendeur d'un ton calme. Ça les impressionne d'abord, puis ils comprennent et nous reviennent.

- Mais je n'ai pas d'argent sur moi.

- On passera chez vous et vous donnerez ce que vous voudrez, peu de chose.

- On peut prendre des renseignements, dis-je.

- Il nous faudrait un service trop considérable.

Ainsi, mon nom, mon adresse, ne leur disent rien. Ces choses vexantes ne m'arrivaient pas avant la croix.

Ah ! l'orgueil, ce qu'on en dépense par jour !

39747

A Corbigny, ils ne sont pas pressés de vous servir, mais ils sont tout étonnés quand on leur paie leur note.

28 octobre.

Chez Capus. Schwob. Plus de joues, ni de ventre, ni de chair aux doigts.

- Ah ! un vieil ami, dis-je. Il me rend un bonjour de glace.

A dix heures, Moreno emmène ce pauvre malade, pour le panser. Il est livide, et elle lui fait raser sa moustache. Des yeux rentrés et blancs, et, avec ça, l'air de se moquer du monde comme s'il avait un siècle à vivre. A chaque instant, il regarde Moreno comme pour dire : « Hein ? Quels idiots, que tous ces décorés ! »

31 octobre.

Le Demi-Monde. Aujourd'hui, Dumas fils aurait sans doute bien du talent, plus que quiconque ; mais quelle vieille pièce ! Des gens qui font les malins, qui passent leur temps à dire : « On ne me la fait pas, à moi ! » et se laissent prendre à des pièges puérils. Et ceci, qu'on a supprimé : « Vous venez de faire pleurer un homme qui n'avait pas pleuré depuis la mort de sa mère ! »

Tout cela est joué distingué, aux distances les plus respectueuses. Le peintre Besnard salue chaque réplique d'un petit signe de tête. Il y a de grosses dames qui digèrent religieusement.

Guitry nous joue la scène du delirium. Absurde, ces rats, cette ménagerie. Sauf une ou deux fois, presque pas d'effet. Ça a l'air d'une scène pour terrifier - en l'amusant - la concierge, Mme Boche.

Bernard et moi, nous avons peur pour notre ami, mais comment le lui dire ?

Au fond, les plus grands acteurs détestent les belles phrases, j'entends : les phrases bien faites.

De beaux décors, de beaux costumes et de beaux gestes : ils se fichent bien de ce qu'ils disent !

1er novembre

Bernard est allé trouver Guitry à minuit pour lui dire que la scène du delirium est mauvaise, que je suis de son avis, et il lui apporte un autre texte.

- Il a été admirable, me dit Guitry. Je n'ai pas voulu d'un seul de ses conseils, et je n'ai jamais été aussi sûr de moi.

Assommoir. Première. Porto-Riche, qui trouve que le concierge de l'Odéon est un égoïste, me demande à chaque instant : « Où est la scène ? Je ne vois pas la scène. Trouvez-vous que c'est du bel art ? Comment le public peut-il rire de ça ? »

François de Curel et son air d'ours jovial. Il ne porte pas sa décoration.

Bauër : sa chemise brodée, sa cravate de mousseline blanche qui lui fait trois ou quatre fois le tour du cou, et les fils d'or qui pendent à son gilet.

5 novembre.

Exposition. Chrysanthèmes qui ressemblent trop à des caniches. Belles pommes qui ont des peaux humaines. Je préfère les belles porcelaines aux orfèvreries. Au moins, c'est fragile : on peut espérer que ça ne va pas durer indéfiniment.

Arbres grêles de la route courbés sous le vent comme des vieillards sur leurs cannes. 6 novembre.

Heureux, qui coupe dans tous les ponts !

Je ne demande pas mieux que d'être bien avec Dieu. Ma foi, je crois en Dieu, s'il est bon.

7 novembre.

Le sourire d'une jolie femme qui dit : « Je ne suis pas convenable ! »

10 novembre.

Voyage au Havre. Tous ces trains qui foncent sur Paris.

Pays parfois si plat qu'on s'étonne que le train ne prenne pas par le plus court.

Nous sommes les amoureux impuissants de la vertu, une vieille femme ; mais, comme dans la comédie de Banville, un baiser la rajeunirait.

L'homme. Rentrant à l'Hôtel Frascati, je le vois couché sur le trottoir. Il est sur le ventre, ses longues jambes étendues, la tête sur ses bras en carré. Près de la bouche des taches de vin, ou de sang ; par le toit sans gouttière la pluie tombe sur lui : il va se noyer. Est-il tombé ? N'est-il pas saoul ? Est-il mort ? Les tramways passent, vides. Je suis seul, bien embêté, surtout à cause de ma décoration. Comme je m'éloigne, je rencontre deux hommes.

- Je ne suis pas du pays, leur dis-je. Vous devriez prévenir le commissaire de police.

- Il est loin. Mais, si nous voyons un agent...

- C'est ça. Moi, vous comprenez, je ne suis pas du pays.

Je rentre à l'hôtel, non sans remords. En ressortant, je ne peux m'empêcher de repasser du côté de l'homme. Il n'y est plus.

De grands gars, des hommes, viennent pêcher sur la jetée. Ils lancent des lignes de plus de cent mètres, alourdies par un plomb, et, quand ils ramènent un petit poisson de rien, ils sont tout pâles.

Le rêve, ce n'est que de la vie éperdument dilatée.

Antoine, qui l'avoue d'ailleurs, a pour Guitry une haine de pauvre bougre pour le fils d'un grand seigneur qui réussit sans avoir l'air de s'en donner la peine.

Quand une actrice qui bavarde s'aperçoit qu'elle va un peu loin, elle a encore le cabotinage de dire : « Je fais du cabotinage. »

- On m'a fait à tort une réputation de jolie femme, dit Renée Maupin. Je ne suis pas si jolie que ça.

Elle pleure, au Havre, en écoutant Antoine dire la plaidoirie de La Fille Elisa, cette chose fade, et, comme elle est seule à pleurer, elle traite le public d'imbécile.

Samedi soir, au Havre, je dis à Antoine :

- Il est entendu que je paierai la moitié du dîner offert à Mévisto, Nau et Maupin.

- Nous parlerons de ça demain, dit-il.

Le lendemain :

- Eh bien, Antoine, combien vous dois-je ?

- Oh ! laissez donc !

- Mais si ! Mais si !

- Eh bien, donnez-moi ce que vous voudrez ! Quinze francs ?

- Voyons ! Ce n'est pas assez.

- Donnez-m'en vingt, là.

- Oh ! vingt francs. Je veux payer la moitié.

- Donnez-m'en vingt-cinq.

- Oh ! vingt-cinq ! dis-je.

Mais je m'empressai de les donner. Où nous serions-nous arrêtés ?

13 novembre.

Baïe, qui a la scarlatine, regarde l'heure à son petit coucou suisse. Elle ne sait pas bien la lire. Elle sait, par exemple, s'il est plus de deux heures, ou moins, et s'il est deux heures. Elle connaît l'heure, dit-elle, « quand il est juste ».

On lui achète des poupées qui ne vivront que quarante jours. On les brûlera quand elle sera guérie.

Histoire mélancolique d'une poupée qu'on achète au début d'une scarlatine. Elle est dorlotée. On la peigne tous les matins. On lui fait sa toilette deux fois par jour. Elle est toujours sur un lit, jamais sur une chaise dure ou par terre. Elle est très heureuse, sauf que sa maman ne la mène jamais à la promenade. Enfin, elle a une joie : sa maman se lève, se fait belle, va sortir. Etonnement de la poupée qu'on ne la prépare pas, elle aussi. Sa stupéfaction quand sa maman la prend, l'embrasse, lui dit : « Pauvre petite ! » et la jette au feu.

Dans une chambre bien chaude où il y a toujours un feu de bois, chaque matin, un monsieur en chapeau haut de forme vient les voir et joue avec la maman.

Il a toujours un mot aimable pour la poupée.

Elle reste quelque temps sans manger, parce que la maman ne mange pas ; puis, elle a sa part de petits plats succulents. Sa mère, ma grand-mère, ne nous quitte pas. Elle est aux petits soins pour nous deux. Bien qu'elle puisse me faire rire, pleurer et dormir quand elle veut, elle le fait à des heures assez régulières.

Jean Jullien s'imagine qu'il fait du théâtre d'idées.

- Mais, dit-il, La Poigne aura été inutile. Capus me succédera avec une pièce à femmes en grandes toilettes. Il recréera au Gymnase une atmosphère de frivolité.

Arrive Georges Ancey, et voilà deux ours un peu blancs. Les premiers auteurs d'Antoine sont sinistres. Quelles pauvres natures ! Ils ont l'air tout étonné qu'on s'obstine, dans la vie, à danser malgré eux.

14 novembre.

Il faut un quart d'heure pour devenir un saint.

Famille. Ils ne connaissent pas ce vivant, mais ce mort est à eux.

Serin, beau comme un jaune d'oeuf.

- Il se croit discret parce qu'il raconte ses amours à tout le monde, excepté à moi, dit Capus.

Une amitié bonne pour deux ou trois raccommodements, pas plus.

Que de gens vivent comme des morts !

Une femme avec de bons yeux de gruyère.

Le mieux n'est l'ennemi que du mal.

Les doigts de la flamme sous la bûche.

Beaucoup de talent, mais seulement de littérateur : ses livres ne sont que des livres.

Je lis des pages de ce Journal : c'est tout de même ce que j'aurai fait de mieux et de plus utile dans ma vie.

15 novembre.

- Comment vous portez-vous ? dis-je.

- Oh ! je vais mieux.

- Vous avez donc été malade ?

Et voilà qu'il faut avoir l'air de s'intéresser à la santé d'une personne qui se porte bien, quand on serait à peine touché par la nouvelle de sa mort.

La pluie pose à terre des miroirs à étoiles.

La nature a horreur des bavards.

16 novembre.

Qu'elle est bizarre, cette manie - ce doit être une forme de vanité - qu'ont des gens que nous connaissons à peine, que nous ne voyons jamais, de nous envoyer des nouvelles de leurs morts !

Un monsieur dont j'ignore l'adresse, dont je confonds le nom avec un autre, qui ne m'envoie pas ses livres, qui ne me félicite pas d'un succès, que je ne saluerais pas dans la rue parce que nous nous connaissons à peine, m'informe tout à coup qu'il a perdu sa tante.

Qu'est-ce que ça peut me faire ? Espère-t-il que je vais m'intéresser à un accident qui ne l'intéresse pas lui-même ?

Le bonheur que les autres vous croient ajoute à notre détresse de savoir que nous ne sommes pas heureux.

Aujourd'hui, pour qu'un compliment porte, il est bon de le faire en termes modérés.

17 novembre.

Je ne déteste pas les gaffes. Elles prouvent la droiture de l'esprit. Elles sont les gages comiques de notre bonne foi.

Théâtre. Une pièce nous vient d'abord par bouffées ; puis, c'est le bon vent à pleines voiles.

Elle est furieuse. Elle ne recommencera pas. Elle a eu un succès de grue. Ça lui apprendra à se faire habiller chez Paquin plutôt que d'avoir des toilettes simples comme Bartet !

Quel est le couturier qui lui trouvera la robe simple qu'il lui faut, tout d'une ligne ?

- Car il paraît que je ne suis pas mal faite, dit-elle.

Enfin, à vingt-cinq ans et demi, elle peut se rattraper. Réjane avait plus de trente-cinq ans lorsqu'on lui a reconnu du talent.

Ecrire. Le plus difficile, c'est de prendre la plume, de la tremper dans l'encre et de la tenir ferme au-dessus du papier.

- Modestie affectée !

- Contentez-vous-en, car je ne peux vous offrir, à la place, qu'une insupportable vanité.

- Envieux !

- Oui, mais pas de tout le monde : de ceux-là seulement qui méritent l'envie.

Ce sac d'avoine qu'est une tête de cheval.

Quand l'un d'eux a la patience d'écouter une histoire jusqu'à la fin, c'est qu'il lui faut tout ce temps-là pour préparer la sienne.

La pie qui a toujours l'air de descendre un escalier.

18 novembre.

La Bruyère - Des esprits forts - dit : « L'esprit fort, c'est l'esprit faible. »

Pascal - Pensées, article IX, I - dit : « Rien n'est plus lâche que de faire le brave contre Dieu. »

Combien c'est vrai ! Quand nous faisons le malin avec Dieu, nous savons bien qu'il ne va pas s'amuser à nous foudroyer sur place.

Une femme qui ne dure qu'une nuit, pas même, qui ne dure qu'un rêve, nous laisse les plus doux regrets.

Bonde : le nombril du tonneau.

Une voix à nous dégoûter de nos oreilles.

Je vais faire mon chef-d'oeuvre dans un coin.

Lorsque, dans sa journée, un homme a lu un journal, écrit une lettre, et qu'il n'a fait de mal à personne, c'est bien suffisant.

19 novembre.

Ecrire un livre de Caractères selon La Bruyère, mais comiques.

Comme un libraire qui, donnant un dictionnaire de rimes à un poëte, lui dit : « Celui-là est bon. »

20 novembre.

L'espèce de petite piquante décharge au cerveau que nous donne la vue de notre nom imprimé dans un journal.

Cottier - ou Gautier - m'apporte un bouquet pour ma Légion d'honneur. Une fête pour eux. Se dit concierge rue de la Bienfaisance et typographe chez Chaix. Il parle, parle ! Il connaît tout le monde, Rostand intimement. Il sait tout, et, depuis longtemps, que je devais être décoré. Me met sur le même rang que Courteline, puis :

- Des petits auteurs comme vous et Xavier Privas.

Et Rostand a trop travaillé : il a un arrêt dans le cerveau. Et ils sont dix ou douze qui forment une société de cors de chasse ; on donne ce qu'on veut, et ils inscrivent les noms. M'explique comment Victor Hugo travaillait. En s'en allant, me souhaite bonne chance dans mes oeuvres.

Il doit être le plus rapide de la bande, celui qu'on délègue et qui dit, au retour : « Ils ne me font pas peur, moi, ces gens-là ! »

21 novembre.

Monsieur Vernet. Il a lui-même poussé sa femme vers Henri.

Au 2e acte, une vraie douleur. Il dit à Henri de s'éloigner, mais il est trop tard. Au 3e acte, tout se sait. Fin tragique de Mme Vernet.

Moi, moi, pas enthousiaste ? Quelques notes de musique, le bruit d'une eau courante, le vent dans les feuilles, et voilà mon pauvre coeur qui déborde de larmes, de vraies larmes, oui, oui !

Les adieux d'Henri et de Mme Vernet. Trop tard, car M. Vernet les surprend. D'abord, il les a soupçonnés ; maintenant, il est sûr.

Pauline est musicienne. En l'entendant jouer, Henri pleure. L'âme d'un piano n'est pas méchante. Henri à Pauline :

- Je suis un raté comme vous. J'entends le piano sous vos doigts, et je voudrais être un grand musicien, etc. Je ne suis rien, et je ne serai jamais rien.

J'attends, pour travailler, que mon sujet me travaille.

Je regarde un camelot poser sur une table de café un petit cochon gonflé d'air et transparent, qui se dégonfle en criant, s'aplatit, et se couche sur le côté.

Voilà bien mes enthousiasmes, en moins long.

23 novembre.

Ce sont là de ces petites bêtises qu'on pardonne à une femme, à condition qu'elle les dise toute nue.

Il se promène tout embêté, sans décoration, regardant au nez toutes les femmes. Un ami avec lequel je suis intime à peine une fois par an, dans une de ces causeries à coeur ouvert où l'on se dit tout. Puis, on reste des mois et des mois sans se voir, sans se chercher, comme honteux de s'être abandonnés.

En amitié, il y a aussi l'homme dans la vie duquel on regrette de n'être rien.

Nous énumérons les motifs que nous avons de ne pas nous croire heureux. C'est comme une collaboration sur un sujet donné. La causerie terminée, ça va mieux. Il a, lui aussi, ses longues paresses. Il voudrait vivre à la campagne : avec deux cents francs par mois on y nourrit cinq personnes.

A Paris, il n'est pas tenté, mais il est troublé. Il regrette de n'être pas quelque chose dans la vie de toutes les femmes qui passent. Je crois bien que, s'il ne porte pas sa décoration, c'est pour pouvoir mieux les suivre.

Comme moi, il n'envie personne. Il n'y a rien qu'il désire de toutes ses forces, pas même sa liberté. Il croit avoir, lui aussi, une femme qui lui dit : « Ne te fatigue donc pas ! Tu as bien le temps ! »

Il voudrait avoir, pour vivre, une règle de monastère, ou un enfant, deux même, parce qu'il faut un garçon et une fille.

Un mendiant avec deux jambes de moins et une raie irréprochable, bel homme, après tout.

26 novembre.

Guitry, toujours bon, voudrait prolonger L'Assommoir, pour ses acteurs.

Nous voyons tous les gens qui viennent louer qui défilent devant le petit théâtre de carton et regardent ce qu'il y a dans cette bouche.

Le contrôle : trois chaises. Celle du milieu a le dossier plus haut. L'importance de ces trois rois, et leur insignifiance dès qu'ils descendent de leur estrade. La dame de location vient se chauffer les pieds à la bouche du calorifère. Elle passe sa vie dans cette petite boîte. Elle y mange. Le soir venu, elle fait un brin de toilette et pique une rose à son corsage.

Un sergent de ville très bien désigne aux gens leurs places dans le petit théâtre en carton. Il a un col de fantaisie. Très gracieux avec Guitry.

Il paraît que des dames parisiennes envoient d'abord leur valet de chambre et se font faire un rapport sur la pièce.

Adultère.

- Mais la question est de ne pas faire de peine à sa femme !

- Ça ne se sait pas.

- Ça se sait toujours.

- Comment ?

- N'importe comment, par tout le monde, par le premier venu, par moi, tiens ! Je ne laisse rien perdre, et, quand j'ai fait de la peine à quelqu'un, je veux qu'il le sache.

Mon talent ne sera peut-être plus qu'un cahier d'expressions.

29 novembre.

Léon Bloy. Lu, parcouru, hier, Le Mendiant ingrat. C'est troublant. L'homme peut être ignoble, mais ce qu'il dit fait réfléchir. « Il n'y a qu'un signe, un seul, pour discerner ses amis. Ce signe s'appelle l'argent... Je reconnais un ami à ce signe qu'il me donne de l'argent. (Oui, mais on lui répondrait : « Je reconnais un faux ami à ce signe qu'il se décide à m'emprunter de l'argent. ») S'il n'en a pas, et qu'il me donne son désir crucifié, son désir flagrant, visible, crevant l'oeil du coeur, c'est absolument comme s'il me donnait de l'argent, et je le reconnais aussitôt pour un ami véritable. »

Cette lettre à d'Esparbès est belle, et terriblement vraie.

C'est encore de Léon Bloy, cette phrase : « Tout homme qui a cent sous me doit deux francs cinquante. »

Suivons jusqu'au bout cet écrivain âpre, cynique, moins grand écrivain, moins artiste et d'un moins haut orgueil que son maître Barbey d'Aurevilly. Une insulte de Léon Bloy vaut bien cent sous. Soit !

Mais, après toutes ces brutalités qui souvent sonnent faux, comme c'est bon de relire un chapitre du noble, du « propre » La Bruyère !

Ses injures sont d'un pauvre. Elles ne portent pas. Appeler quelqu'un idiot, cochon, c'est montrer son propre état d'humeur : ce n'est pas peindre, distinguer un homme d'un autre. Il ne suffit pas d'appeler Barrès « chameau ».

Elle ne m'écrit jamais de lettre de moins de six pages, et tous les mots sont soulignés.

Ce que cet écrivain dit du coeur est si fade qu'on en a mal au coeur.

Au dessert, Baïe étudie la circulation du sang dans les mandarines.

Vous revendez trois mille francs ce que vous avez eu pour cinq cents, et vous dites, très tranquille : « C'est une affaire. » Mais non ! C'est un vol.

30 novembre.

Léon Bloy nous donne tout de même - je parle de ceux qu'il n'insulte pas - de bons coups sur les doigts. Mais, avec Camille Lemonnier, il est trop de l'école des rugisseurs.

Il profère « l'absolu, sans pitié ». Ça dispense de bien des délicatesses.

Guitry affalé après sa scène de delirium, enveloppé dans des couvertures et dans un vieux manteau noir. Des « billets de faveur » entrent, le cherchent, le trouvent derrière son paravent, hochent une tête attristée et s'éloignent sur la pointe du pied.

Il est toujours un peu sérieux avant cette scène. Il prend les sentiments misérables du visage qu'il se fait devant la glace.

1er décembre.

Un ami vous raconte une histoire. On lui dit, sans l'écouter : « Au revoir, mon vieux. » Et il tient si peu à son histoire qu'il répond : « Mon vieux, au revoir » Et on se sépare.

4 décembre.

Hernani au Français. Mounet-Sully se donne, à chaque instant, cinq ou six coups de poing à la poitrine, et, sentant qu'il n'y a pas le compte, s'en donne encore deux ou trois. Il pousse des cris de phoque, ouvre une bouche de tube digestif, retrousse ses narines jusqu'à l'oeil, qui est d'un blanc d'oeuf effrayant. On ne l'entend pas, ou bien il hurle, mais il y a, en tout, une cinquantaine de vers qu'il dit comme un dieu.

Worms, comique et sans grandeur dans son petit manteau raide. Il a tort de s'amuser à entrer ainsi dans les tombeaux : un beau jour, il y restera. Il récite le monologue comme une petite fable. Personne n'est moins empereur.

L'extraordinaire métier d'Hugo ne gêne pas son génie.

La Bourse ou la vie, de Capus. De l'esprit, et du meilleur, de la fantaisie sans mesure, de l'immoralité veule, et une pièce mal faite. Son « tout ça finira mal » vaut son « tout ça finira bien ».

5 décembre.

Les chefs-d'oeuvre de passage.

6 décembre.

A chaque instant ma plume tombe parce que je me dis : « Ce que j'écris là n'est pas vrai. »

7 décembre.

Quand je veux être aimable, le mot qui suit gâte le mot qui précède.

11 décembre.

L'Aiglon. Lu ces six actes. Rostand est bien le seul à qui je reconnaisse une supériorité rayonnante. Il a des ailes, et nous rampons.

Ce n'est jamais très beau comme du Victor Hugo, mais c'est d'une habileté prodigieuse, et cela passe avec aisance par des sentiers charmants.

Et il y a, dans Hernani aussi, de mauvais vers que le temps a supprimés. Don Carlos fait au vieux comte des plaisanteries bien grossières sur ses cheveux.

Et puis, les ficelles y sont ficelles d'or.

Victor Hugo chante la femme sans la regarder. Rostand est charmant avec une femme qu'il regarde et qu'il aime.

L'émotion que nous donne Victor Hugo a quelque chose de gonflé, qui fait mal. On pleurerait avec Rostand, même en étant ridicule. Cinq ou six fois j'ai eu le coeur étranglé : j'aurais voulu être Rostand.

12 décembre.

- Vous êtes-vous déjà battu en duel ?

- Non, mais j'ai déjà reçu des calottes.

D'un style : « C'est fin comme la pluie. »

Louis Barthou. Déjeuner. Guitry, Capus, Léon Barthou, maître des requêtes, une femme de préfet, deux jeunes gens dont je ne saurai jamais les noms.

Le déjeuner ex-ministériel, où il faut se servir soi-même à boire. Tout de suite je sens qu'il ne faut pas faire l'ironiste, car il faudrait dire, à chaque instant : « C'est une ironie. »

« Quand j'étais ministre de l'Intérieur... » cela fait bien, au départ d'une phrase.

Ils sont intelligents, mais ils ne goûtent jamais la vie.

Léon Barthou, très bibliophile, c'est-à-dire un de ces hommes qui savent qu'il faut feuilleter un beau livre en tournant les pages par le haut, et qui a toujours les deux mains prêtes au cas où vous laisseriez tomber le livre qu'il vous fait admirer. Parole facile, aisée, dentale, trop d'accent, à mon goût. Parole d'un homme qui explique bien, mais qui n'a pas trouvé lui-même ce qu'il explique.

- Si je redeviens ministre de l'Intérieur et que cela vous fasse plaisir d'être député..., dit-il.

- C'est donc si facile ?

- Oui ! Oui !

- Contre un homme comme Jaluzot ?

- Mais oui ! Mais oui !

- Il vient de m'arriver la chose la plus désagréable depuis ma naissance, me dit Guitry.

Il me laisse chercher, et il dit :

- J'ai quarante ans ce soir.

Barthou - c'est très chic, - ne fume ni ne boit. Il dit « vous » à sa femme.

Ils laissent à chaque phrase percer l'orgueil de leur force.

- Ce doit être facile, d'avoir les palmes ?

- N'en croyez rien ! disent-ils.

17 décembre.

Les feuilles remuent comme les lèvres d'un enfant qui ne sait pas sa leçon et qui a l'air de chercher ce qu'il va dire.

Porter ses livres écrits sur son visage.

Laver son linge sale en famille en utilisant, pour la lessive, les cendres des aïeux.

- Belle femme, jolie.

- Oui, mais ça ne vaut pas un petit garçon.

18 décembre.

Pourquoi tant écrire ? Le public ne sait jamais qu'un ou deux titres des livres des auteurs les plus féconds.

J'ai la folie des petitesses.

Se contenter de peu d'argent, c'est aussi du talent.

Les ironistes, ces poëtes scrupuleux, inquiets jusqu'à se déguiser.

Victor Hugo est si grand qu'on ne s'aperçoit même pas qu'il s'appelle ridiculement Victor, comme vous et moi.

20 décembre.

Capus me dit qu'il va mettre de l'ordre dans ses affaires, prendre une assurance pour sa femme, etc., que, d'ailleurs, il n'est pas inquiet, car, s'il venait à mourir, nous, ses amis, nous nous mettrions en quatre pour arranger son héritage de pièces.

- Sois tranquille, lui dis-je. Tu peux mourir.

Il projette d'aller rejoindre Guitry à Sienne et à Florence. Ils ne savent pas où ça se trouve. Pas d'atlas.

- Moi, dit Capus, je mets Florence au bord de la mer, pas loin de Rome. Ça donnera ce que ça donnera.

21 décembre.

Cette dragonne de vertu a eu son aventure. A table, comme elle donne quelque chose à un petit chien, elle sent une main qui tripote la sienne. Elle croit à une erreur. Une seconde fois, elle offre quelque chose au chien, et la même main. Elle est furieuse. Puis, un autre tripotage à la faveur d'une tasse qu'elle présente. Elle rentre « toute rouge intérieurement ». Le lendemain, elle raconte tout à son mari qui lui répond :

- Il devait être saoul.

- Je n'aime pas ça, moi, dit-elle. Je suis un bon garçon. Je ne veux pas que l'on me prenne pour une coquette. Oh ! je l'aurais giflé !

- Il est coutumier du fait, paraît-il.

- Mais c'est un hommage ! lui dis-je.

C'est touchant et drôle, la vertu d'une femme laide. Et le mari répète :

- Pour moi, il était saoul. Sans quoi, je lui aurais dit à notre première rencontre : « Eh bien, mon vieux, tu en as été pour tes frais ! »

Un joueur d'orgue de Barbarie s'arrête devant une fabrique de grandes orgues à tuyaux, pianos de tous facteurs, et joue un air à deux petits qui collent leur visage à la porte. On devine qu'au fond de la boutique le papa et la maman se cachent, s'impatientant de voir là ce vieil homme, et les petits presque cramponnés. Donneront-ils le sou ? Disent-ils aux petits : « A table ! A table ! » ou bien : « Vous entendez de bien plus belle musique tous les jours » ? Que va-t-il se passer ? Rien. Las d'attendre, le vieux s'éloigne, s'aidant, pour marcher avec ses pauvres jambes, de la jambe de bois qui soutient son petit orgue.

Les deux visages se décollent, ou, plutôt, l'accordeur tire ses enfants en arrière, sort sur le pas de sa porte et dit au vieux : « Vous le faites exprès », en lui montrant tout ce qui est écrit sur la devanture. Mais, lui, il ne sait pas lire. S'il part, c'est tout simplement qu'on le chasse.

22 décembre.

Antoine dans sa loge. Des fleurs naturelles offertes par les habilleuses et les ouvreuses. Antoine est radieux.

Halévy, les yeux rouges, me dit :

Voilà le théâtre que je rêvais, sans complications. Mais nous serions peut-être perdus sur la scène du Théâtre-Français.

- Je le déclare devant Dieu qui voit mon âme ! dit Courteline. Les hommes de ma génération, moi, Renard, nous avons compris qu'il fallait enfin oser faire des pièces sans amour. Qu'est-ce que ça peut nous faire qu'un monsieur couche avec une dame ?

- Hé ! Hé ! dit Halévy, l'amour a du bon.

- Je veux dire, répond Courteline, que l'amour a gêné des tas d'auteurs dans une foule de pièces.

Et il cite des titres, car il est documenté.

- Le 9 janvier, dit-il, nous déjeunerons en veston chez Lathuile, pour fêter la décoration d'Antoine. Il faudra limiter. Trop de gens paieraient bien dix francs pour voir nos gueules. Après la représentation les acteurs d'Antoine vont lui offrir une croix en diamant.

Dix jours à La Gloriette du 24 décembre 1900 au 4 janvier 1901.

Le train passe et son troupeau de fumées se disperse pour paître par les champs.

Il ne fait que s'arrêter, comme si une épine le blessait à la roue, un caillou à l'essieu.

Cet automne, les peupliers ont bien plus maigri que les chênes.

Les feuilles des marronniers se sont fermées en boutons gommés et passent l'hiver dans leurs cocons.

Une troupe de corbeaux s'envole.

Un seul reste, par on ne sait quelle misanthropie de corbeau qui ne veut pas suivre les autres.

Des tas de fumier en ordre, comme déposés là par une troupe de géants.

Il a gelé cette nuit, et, ce matin, la terre, les arbres, les toits, ont de petites plumes.

S'attendrir sur une belle bûche qui brûle, rêver éperdument. Notre rêverie monte de nous, lente et légère comme la fumée.

La bouillotte chantonne sa prière au feu.

Canard civilisé tué près du moulin par un sauvage.

Philippe a peur du vent dans le grenier. Le vent jappe comme un chien.

Ils sont tous aussi malins les uns que les autres, mais pas plus, de sorte que, tout compte fait, cette malice ne leur sert à rien.

On entasse les betteraves dans le champ : il n'y a pas de place dans les fermes, et elles sont mieux dehors. On les recouvre d'un lit de paille, puis de terre. On dirait, de loin, des petites maisons récemment bâties, et deux ou trois betteraves, piquées au faîte, font les cheminées.

Que de souvenirs mes yeux retrouvent sur les couvercles du petit poêle à deux marmites !

Ah ! les feuilles de buis qu'on y faisait tordre comme des insectes !

Comme une étincelle qui s'échappe des cendres et, après un bref éclat, va mourir dans la suie.

La maison. A chaque chambre on change de climat.

Le goût de la mort ne peut aller sans le dégoût du reste.

Les nuages vinrent du nord. Le coq du clocher se raidit sur son pic de fer. La pie était embarrassée de sa queue, comme d'une robe à queue. Les perdrix volèrent comme des pigeons, et le vent, furieux, dressa les lièvres debout dans leurs gîtes.

Par les carreaux de sa porte vitrée, on peut voir la vieille qui somnole au coin du feu.

Elle est courbée, la tête pas loin de ses pieds. Elle ne se tiendra plus comme il faut, que morte.

Y a-t-il en elle plus de vie, et d'une autre qualité, que dans la bûche qu'elle regarde ? La bûche croule jusqu'au sabot, jusqu'au chausson, Le pied se retire, la tête se redresse. C'est la bûche qui ranime la vieille.

Leur affection mêlée de reproches pour les bons poêles qui brûlent trop de bois.

Les mauvais sourires, épars, des morts dans les maisons qu'ils habitèrent et où nous entrons.

On ne s'habitue pas vite à la mort des autres. Comme ce sera long, quand il nous faudra nous habituer à la nôtre !

Il faut la trace longuement appuyée d'un vivant pour effacer la trace d'un mort.

Ils sont jeunes quelques années à peine, quelques mois. Très vite, ils n'ont plus d'âge, mais ils restent vingt ans comme ça.

Ils me font l'effet d'une peuplade de pauvres sauvages pas méchants.

Mon père. Tout-à-l'heure, la main sur le bouton de la porte, j'ai hésité. Par peur ? Non. Avant d'ouvrir, je lui ai donné le temps de quitter la chambre où il doit revenir.

Un jour, il se fera surprendre.

Les morts, comme l'air, habitent - c'est sûr - là où nous ne sommes pas.

Demain, ma mère sera morte. Je connaîtrai un fantôme de plus.

Rêver, rêver éperdument, et n'en rien faire paraître. Etre des puits où dorment de pâles vérités.

Poëte, ne cherche pas autre chose. Tu as été créé et mis au monde pour être la conscience de tout ce qui n'a pas de conscience.

Mon frère est déjà aussi loin que mon père. Déjà même il passe derrière. La lutte silencieuse des morts dans notre souvenir. Ils ne se battent pas. Ils s'écartent sans bruit les uns les autres, avec une force irrésistible.

En chasse. A toutes ces petites maisons isolées, perdues, on dirait : « Rapprochez-vous donc du village, de nous, de la vie ! »

Rêver, c'est comprendre en artiste.

Il y a des endroits et des heures où l'on est tellement seul qu'on voit le monde entier.

Oh ! celui-là, c'est un pauvre pauvre.

La moitié de l'écorce d'un arbre ignore le vent du nord.

Le corps est le bon chien de notre âme aveugle.

Tempête, éclaircies. Le soleil réunit ses rayons en un riche balai et chasse, de droite et de gauche, les nuages qui se reforment en bougonnant.

Paysan, j'eusse été le malin grand rouge. J'aurais été le meneur aux élections ; mais on ne m'aurait pas nommé maire, parce qu'on se serait défié de moi.

Tableau d'une vie supposée. J'aurais fait un riche mariage, avec la fille du fermier.

(Titre : Le Dégoût de tuer. La grande décision : je ne chasse plus. Puis, un an après, j'empêche Philippe de chasser.) L'écureuil. Il n'est pas comme la pie : il ne distingue pas une arme à feu d'un bâton. Il grimpe à l'arbre, se cache et se croit en sûreté. Je ne vois que son nez. Au premier coup de feu, il glisse de stupeur et se raccroche, se cramponne. Il est mort. Non, il remue. Second coup de feu ! Il tombe. J'ai tué ce gracieux animal inoffensif qui ramène sa queue sur sa tête pour se mettre à l'abri quand il pleut.

Brute !

Pour m'excuser, je dis que ça amusera Baïe : elle n'a même pas voulu y toucher. Meurtre inutile, et le remords s'enroule dans mon coeur.

L'oiseau, ce fruit nomade de l'arbre.

Si un seul cochon savait sa destinée, avec cette gueule, ces dents, ces cris, cette tête lourde et puissante, la race humaine aurait vite le dessous.

L'intérieur d'un cochon est frais comme le trousseau d'une mariée Quel beau linge que cette toile de graisse qui se détache !

Il n'y a d'inutile, en lui, qu'un petit sac d'amer. Les chiens mêmes n'en veulent pas.

Ce que nous avons de plus inutile, c'est peut-être aussi notre amertume.

Ils ne préfèrent rien à la soupe. Ils mangent avec gourmandise l'oignon cru.

En hiver, ils ne boivent pas en mangeant, non qu'ils n'aient pas soif, mais l'eau est trop froide.

Inlassables, tous les jours ils se remettent à vivre.

Nature. Plus rien, que le corbeau et la pie, le deuil et le demi-deuil.

- Vous êtes venu passer les fêtes ?

Ils parlent comme des gens de Venise.

On les voit, le matin, éclairer avec leur bougie leur pauvre réveil.

- Ragotte aime bien ferrer ses sabots, dit Philippe, parce que, quand elle va à la messe, les clous « poteillent » sur les dalles de l'église.

Mais Philippe ne ferre pas les siens : ce n'est pas économique. Il marche mieux avec des sabots qu'avec des souliers : c'est plus léger. Une paire de sabots coûte 25 sous. Il en use une douzaine par an.

Il faut presque un cent de clous pour les ferrer, et les clous valent de 15 à 16 sous le cent. Les ferrer ne sert que pour le verglas.

Le rapide petit galop du feu dans le poêle.

Les prêtres vendent la peau de la Grande Ourse avant d'avoir le ciel.

Je connais mon chemin, comme un ruisseau, le sien.

Fils de fer vêtus de la laine des moutons.

Ce qui perd le lièvre, ce sont ses ruses. S'il ne faisait que courir droit devant lui, il serait immortel.

Perdrix rouge, rubis, oiseau précieux de cette désolation.

Le vent ne dort pas, cet hiver ! Il se lève à chaque instant.

Le ciel propre comme un verre.

Les dindes noires comme les petites filles qui vont en classe, encapuchonnées.

Le dernier jour de l'année, la plus grosse femme se sent mélancolique.

Il reconnaît que « ça ne va pas bien », quand il met plus de sept jours à fumer son paquet de tabac.

Philippe confond « prodigue » et « avare ». Pour signifier qu'il les ménage : « Je suis prodigue de cartouches », dit-il.

Les Philippe se ressemblent, au même foyer, comme un soufflet et une marmite.

A quatre heures du soir ils mettent la soupe au feu. Assis, les mains tendues à la flamme, ils rêvassent, tandis que l'horloge bat comme le coeur de la maison.

Ils sont moins vivants qu'elle.

JOURNAL DE JULES RENARD DE 1899-1904 - Jules RENARD > 1901

- 1901 -

1er janvier.

Les vieux de Germenay portent des bonnets de coton noirs toute la journée.

D'une femme commune, ils disent qu'elle ne ressemble pas à une dame.

Les moineaux gonflent leurs plumes au haut des branches et paraissent énormes.

La nature a fait bien du tort à mon cabinet de travail.

J'ai le goût du sublime, et je n'aime que la vérité.

Ce qui reste d'un feu pour qu'on ne puisse pas dire qu'il est éteint, Philippe l'appelle « l'âme du feu ».

Un jour, à Paris, pendant l'Exposition, Borneau a passé devant la maison du Président de la République, mais il n'a pas osé entrer.

Inondation. Toute la rivière est renversée.

Venise, oui, je sais. Le soir, c'est presque aussi bien illuminé que la gare de Lyon.

Eugénie Nau me raconte son enfance à Châtellerault. Son père était paysan. Dans la rivière toute proche on n'avait qu'à jeter un filet « avec une épingle au bout » pour pêcher un poisson gros comme la cuisse.

La bonté ramollit peut-être, et c'est ce qu'on peut dire de plus fort contre elle.

Je suis la vie pas à pas, et la vie ne fait pas un livre par an.

Au cimetière de Pazy. Une tombe. Dans un coin, une femme de pierre, à genoux, pleure, avec une bien vilaine grimace. Elle écrase à terre la flamme d'une torche. Il y a aussi une urne brisée. Il y a tout. C'est laid et touchant, et c'est unique dans ce petit cimetière de campagne.

Un petit vent ulule dans les sapins.

Leur confiante habitude de manger, toute la vie, leur soupe dans la même écuelle, c'est le symbole de l'union du ménage Philippe.

Ce Journal me vide. Ce n'est pas une oeuvre. Ainsi, faire l'amour quotidiennement, ce n'est pas de l'amour.

8 janvier.

La vie mène à tout, à la condition d'en sortir.

- C'est profond, ça !

- Et bête comme tout ce qui est profond. Et ceci même ne veut rien dire.

Dès qu'un homme perd une femme, il a au menton quelques poils de Barbe-Bleue.

Ils écrivent leur théâtre sur le papier. Ils ne voient ni des personnages, ni des acteurs sur la scène. Ils écrivent leur pièce en l'air. Ils font du dialogue n'importe où, entre n'importe qui. Celui de Capus n'est que dialogue du plus spirituel des journalistes.

Les bonnes pièces en trois actes sont courtes. Hervieu a eu la probité de faire court.

M. Vernet souffre plus que les autres du départ d'Henri, mais il ne peut pas le retenir.

- Je sens bien, dit-il, que si vous restiez ici quinze jours de plus, je serais cocu.

- J'ai eu, dit Tristan, l'idée d'un homme qui serait à la fois aveugle et paralytique, et qui, malgré la fable, ne tirerait aucun avantage de cette double infirmité.

Nous avons de l'amour pour une ou deux femmes, de l'amitié pour deux ou trois amis, de la haine pour un seul ennemi, de la pitié pour quelques pauvres ; et le reste des hommes nous est indifférent.

10 janvier.

Hier, enterrement de la femme de d'Esparbès. Devant moi, Roguenant, tout blanc, Léon Daudet, Barrès avec un pantalon à carreaux verts et un pardessus à poils bizarres. Un homme embrasse d'Esparbès et lui dit : « C'est un vrai malheur ! » Une petite actrice suffoque, l'aperçoit et se précipite, les bras ouverts. Un vieillard lui tapote la joue. Des gens nous laissent passer. La mort a un coupe-file.

Le cercueil dans ce wagon. Oui ! C'est bien le voyage, le grand départ.

12 janvier.

Comédie-Française. Horace. L'unité de lieu plus commode que gênante : on n'était pas, à chaque acte, obligé de recréer une atmosphère nouvelle.

Horace, un rhétoricien qui tue sa soeur.

16 janvier.

Victor Hugo.

Hier soir, lu Dieu. C'est Dieu lui-même jetant, du ciel, des avalanches de beaux vers.

Il vient dîner. Il a eu encore la diarrhée toute la nuit. Il ne garde rien de ce qu'il avale. Il se lève trois ou quatre fois la nuit. Il connaît tous les chalets de nécessité.

Comme tout cela met en appétit !

Victor Hugo était au centre de tout. Tâche d'être ton tout. Tiens-toi au centre de toi-même. Sois le Victor Hugo de ta vie intérieure et quotidienne.

Titre : Le Père. Ce que j'en ai connu, puis deviné. Et ce que j'invente.

Paul a l'air d'un cyprès, Alfred, l'air d'un linceul.

Et Jules, quand Lucien n'est pas la, d'être seul.

C'est comique, de voir dans la rue deux jeunes filles en grand deuil, deux soeurs, qui se mettent à rire comme des folles.

Sa fiancée lui a dit : « Je mourrais d'amour pour vous que - voici le budget que je viens d'établir - je ne pourrais pas vivre à moins de 18.500 francs par an. » Sa belle-mère, qui est coquette, jeune encore, et fanée, il l'appelle « la vieille bergère ».

Il a dû avoir avec sa fiancée des histoires délicieuses. Il veut de moi comme témoin. Il a dû lui dire, à elle : « J'aurai un témoin rigolo. » Elle lui a fait une scène parce qu'un jour, sous prétexte qu'il avait la grippe, il n'a pas profité de ce qu'ils étaient seuls dans une voiture pour l'embrasser. Il lui trouve mauvais caractère, alors qu'il devrait l'aimer davantage pour cette scène.

A propos de je ne sais quel mot sentimental, il me tend la main. Je ne lui donne pas la mienne, parce que je suppose qu'il veut rire. Il insiste. Enfin, je me décide, mais il l'a retirée. Moins dur que moi, il la rapporte : c'est heureux que j'aie attendu.

18 janvier.

La vie m'échappe : je ne la tenais que par ses petits bouts.

20 janvier.

Théâtre-Antoine. La Petite Paroisse. Daudet et Hennique. Léon Daudet se promène très à l'aise et dit que ça ne le regarde pas, qu'il n'a pas assisté à une seule répétition, qu'il se désintéresse. On ne relève pas le rideau au premier acte. Daudet est un charmant illustrateur, mais ce qu'il illustre est commun.

On dirait, de temps en temps, une fleur vraie attachée à une tige de laiton.

23 janvier.

On offre à Antoine un bronze de Rodin : un homme et une femme couchés. Je n'ai aucune sympathie pour ces joujoux sans vie. Il me semble qu'avec un canif et une carotte... Pas de discours. Antoine dit quelques mots. On boit le champagne ; seul, Courteline, toujours le même, boit de la bière.

Je suis seul à porter ma décoration sur mon pardessus. Les autres ont plus de courage. Ils ouvrent franchement leur pardessus pour montrer la boutonnière de leur veston, au risque d'attraper une fluxion de poitrine.

Hier, 22, anniversaire de la mort de Maurice. J'y ai à peine pensé. J'ai une mémoire ingrate. Je m'en excuse par un dédain de plus en plus sincère pour les choses sérieuses. Tout n'est que blague.

Dans une causerie confuse où nous ne faisons parfois que balbutier, Tristan m'excite au travail.

- Vous lisez trop, me dit-il. Vous prenez trop de notes. Vous êtes trop rare, dans tous les sens. Vous écririez très bien un livre d'aventures, car je vous ai entendu faire de bonnes critiques sur les drames. Et puis, si je n'espère pas, moi qui vous connais, que vous arriverez à m'étonner, je suis sûr que tout ce que vous ferez sera bien et élargira le cercle de vos lecteurs. Vous n'avez pas utilisé tout ce qui dort en vous, de souvenirs.

- Oui, dis-je, mais aucun motif, excepté le désir - et je ne l'ai pas - ou le besoin - et je l'aurai, hélas ! d'ici peu - n'est assez fort pour me pousser à produire. Je ne tiens pas à exploiter ce que je trouve : la note me suffit. Et puis, je n'ai pas d'inquiétude sur « la quantité » de mon oeuvre. Songez que j'ai encore une vingtaine d'années devant moi, et il faudra bien, que je le veuille ou non, que mes livres s'ajoutent à mes livres. Et puis, il faut lire. Et puis, il y a des tas de choses à comprendre. 24 janvier.

Raynaud me demande quel est mon protecteur, l'homme en vue (est-ce France ? Lemaitre ? Rostand ?), qui dit partout du bien de moi, qui donne partout le mot d'ordre, l'homme grâce auquel on ne pouvait pas, voilà un an, ouvrir un journal sans lire : « Qu'est-ce qu'on attend pour décorer Jules Renard ? » l'homme qui obligeait Le Petit Journal, par exemple, si peu au courant des choses de la littérature, à dire du bien de Poil de Carotte.

Un peu ahuri, je réponds :

- Tout ce qui m'est arrivé, ce fut pour trois raisons : je le mérite, je ne l'ai jamais demandé, et il y a eu dans mon cas, comme dans tous, un peu de snobisme et de chance.

Selon lui, toute une organisation de succès existe. Cyrano n'est pas spontané, d'Esparbès s'est mis dans le sillage de Haraucourt, etc. ! Il admire le génie de Moréas, ce Lamartine pur. Il finit par avouer que ce n'est pas extraordinaire, pourvu que je lui accorde que chez lui l'expression simple est toujours adéquate à la pensée simple.

27 janvier.

Si, par hasard, au pauvre homme que je suis, homme de ménage et de cabinet de travail, il arrivait d'être follement épris d'une femme, je ne saurais comment le lui dire ni auquel de ses signes comprendre que je pourrais me déclarer.

- Oui ! va toujours, beau masque ! Voulez-vous que je vous aide ?

- Oh ! comment ! Vous croyez ?... J'ai parlé en général.

- Tant pis, dit-elle.

28 janvier.

Un faisan, c'est un coq de château, dit Baïe.

Un de ces hommes de goût pour qui le mot « bronze » signifie objet d'art.

Elle et lui se tiennent embrassés comme les deux boules du fermoir d'un porte-monnaie.

- Je vous apporte mes voeux.

- Merci. Je tâcherai d'en faire quelque chose.

Je dirai le contraire de Balzac. Ecrire, est-ce que j'ai le temps ! J'observe.

L'hostilité de deux légionnaires qui se croisent : comment ! Lui aussi, il est décoré ?

M. Vernet. Faire de lui un type très comique, une espèce de Sganarelle raisonnable et lâche, honnête et pas fort, émouvant et ridicule.

Style trop serré. Le lecteur suffoque.

Victor Hugo. Ses éboulements de vers.

Une petite fille en cage derrière une grande harpe ondulée, grattant avec ses doigts les barreaux de sa cage.

Les poëmes de nos rêves dont la raison fait, au réveil, ce que le soleil fait de la rosée.

Brieux, tout seul à la terrasse de Julien, tête nue en plein hiver, son haut-de-forme loin de lui, lit un journal en buvant une absinthe. Voilà un homme de théâtre.

Victor Hugo ne nous permet d'original qu'un peu de finesse.

Ce que Dieu, qui voit tout, doit s'amuser !

30 janvier.

La rose a la couleur de la pudeur mais elle a aussi celle du mensonge.

- Je vous ai donné cette devise, dit Mendès : chacun pour moi.

31 janvier.

XVIe siècle : une langue qui pousse de tous côtes. Un printemps de langue. C'est vert, c'est mêlé, c'est dangereux, c'est bon.

- La Chambre n'a compté, ces derniers temps, dit Léon Blum, que deux orateurs : Jaurès et Clemenceau. Jaurès est un candide. En prose, il égale Victor Hugo. Il a supplié Millerand de n'être pas ministre ; mais, Millerand une fois ministre, il l'a soutenu. Il est désintéressé. Il ne souffre que de l'inintelligence de certains socialistes. Comme on critique le détail d'un de ses discours, il répond : « Est-ce que je me rappelle ce que j'ai dit ! » L'homme libre est celui qui ne craint pas d'aller jusqu'au bout de sa raison. Viviani est un homme de proie que je ne crois pas tout à fait désintéressé. Barthou a osé prendre la responsabilité de la chute du ministère Brisson. Brisson est un homme incorruptible, de cerveau limité, mais dont les quelques idées me sont agréables, ce qui me suffit. Waldeck-Rousseau est intelligent, mais pas supérieur à un Freycinet, par exemple. Clemenceau est l'homme de la riposte incomparable, pendant vingt minutes, à la tribune.

Je lis dans La Revue blanche le dernier chapitre des Mémoires d'un fou. Flaubert a commencé par où Maupassant a fini, par les grandes banalités. Ça rappelle Sur l'eau, mais c'est trop tôt. Il n'y a pas, comme dans Sur l'eau, la vie d'un homme.

4 février.

Je dis à Tristan que Victor Hugo, à trente-quatre ans, voyageait incognito et trouvait son nom sur des murs d'églises.

- Oui, à sa seconde visite, dit Tristan.

5 février.

Après sa scarlatine, sa coqueluche, son point de pleurésie, que va-t-elle avoir ? La figure d'un médecin qui ne comprend plus. Cette fièvre persistante... Il finit par dire :

- Je ne suis pas inquiet, mais je voudrais voir Hutinel.

A ce nom, j'ai à la gorge la petite boule que j'ai déjà eue quand le vieux docteur Bouchut nous a dit de Fantec : « C'est le croup. »

Il ausculte. Baïe n'en peut plus respirer. Il sent que le foie a grossi ; le point pleurétique, qui n'augmente pas, n'a pas diminué.

- Je ne suis pas inquiet, dit-il, mais je ne trouve aucune explication à cet état général.

Marinette et moi, nous n'osons plus parler ni nous regarder, car les yeux parlent trop. Comme on imagine facilement la mort de ce petit être ! Ce souffle court et rapide, c'est la vie. Pourquoi ne cesse-t-il pas brusquement ?

Et mon égoïsme infini me fait songer : « J'ai vu mon père. J'ai vu mon frère. Peut-être faut-il encore que je voie ça. » On est égoïste. Tout de même, j'accepterais bien l'échange : m'en aller pour qu'elle reste. Quand je suis très ému, naturellement.

J'aurai eu une vie d'égoïsme, et je pourrai dire, cependant, qu'il a ses limites : il y a des minutes où l'on y renonce.

Et cet homme qui va venir demain, le dieu, qui surprendra notre respiration et qui parlera peut-être au hasard, croyant d'ailleurs être sûr de ce qu'il aura dit !

Onze heures du soir. Toujours ces quarante de fièvre, ce petit corps qui brûle, ce foyer intérieur qui dévore une petite âme : un reflet de la flamme s'écarte sur une joue. Sous ses paupières baissées, dort-elle ? Dors-tu ? Les paupières se relèvent. Elles seules ont la force de répondre.

Et la maman qui est là, elle donnerait sa vie goutte à goutte, dût-elle perdre chaque goutte en souffrant tout entière. Qu'est-ce qu'un coeur d'homme de lettres près du sien !

6 février.

La nuit passée, je n'ai plus peur de ce que va dire un homme qui, pour parler de ce que j'ignore, n'en est pas moins capable d'erreurs. Et, d'abord, Hutinel me prend pour mon domestique et ne me salue pas. Premier conciliabule entre lui et Collache dans mon cabinet de travail. C'est long.

Il monte. Questionnaire sur l'état habituel de la petite, sur son enfance. Et les parents ? Je crois qu'il s'agit des miens, mais c'est de nous, de moi.

- Pas nerveux ?

Oh ! si. La langue, l'intérieur de l'oeil, le ventre. Auscultation.

Un mot inintelligible à Collache : c'est peut-être le seul vrai.

Il se redresse, rassure par quelques mots et redescend avec Collache dans mon cabinet de travail. C'est l'instant pénible. Ils remontent.

- Eh bien, madame, voici la vérité ! Nul danger pour maintenant. La pleurésie n'augmente pas. La fièvre tombera. Convalescence à surveiller de très près. Voici ce que nous vous conseillons.

Ordonnance. Alimentation au lieu de diète. Autres gouttes. Poitrine dans un corset d'ouate. Convalescence : la campagne d'abord, puis, en été, un mois de Suisse. Repos complet, vie de petit animal.

- Et le pays où est Rostand ?

- Non.

Hostilité contre Grancher.

- C'est moi, dit Hutinel, qui ai trouvé la pneumonie de Rostand.

7 février.

Capus. Son genre d'esprit.

- Je vais entrer dans cette boutique, dit-il, pour me faire dresser le hair. (Hair dresser.)

Il en sort, et pas content, disant :

- Je n'y remettrai plus jamais les cheveux.

XVIe. Orthographe. Ils cachaient leurs jolis mots sous des lettres comme un nid dans des broussailles.

La vérité vaut bien qu'on passe quelques années sans la trouver.

A Montesquiou qui lui lit de ses vers :

- Vous devriez, dit Bloy, me donner votre argent.

Fantec. Qu'il lise ce Journal quand il en sera digne.

8 février.

Guitry est un destructeur ; mais il détruit ce qui encombre. Il a un mépris sans pitié pour ce qu'il appelle la boue.

Comme il doit débuter dans Le Misanthrope, je lui demande :

- Et après ?

- Après, je m'en irai. Sauf L'Ecole des femmes, que je ne peux pas jouer, aucune pièce ne me tente.

Il a terriblement raison, pour un acteur ! Que n'est-il grand seigneur, très riche !

- Sans doute, dit Brandès, on vous discutera dans le rôle du Misanthrope.

- Me discuter ! s'écrie Guitry. Qu'est-ce que ca peut me faire qu'il y ait, çà et là, trois imbéciles qui se réunissent pour me discuter ! Ça vous fait quelque chose, à vous, Renard, l'idée qu'on va vous discuter ?

Disant ce mot, il a les lèvres, le nez, les yeux, crépitants de mépris. Il bouillonne de dédain.

Visite d'un ancien camarade de Maurice, élève du père Rigal. Oh ! l'homme sinistre ! A quoi sert-il ? Il est utile comme un cheval qui traîne des choses.

On se croit rien, et tout à coup on voit un abîme entre ce qu'est ce pauvre homme et le peu qu'on est. On pense qu'un Waldeck-Rousseau en reçoit comme ça des centaines.

Il dit : « Je me rappelle de... »

- Vous ne me reconnaissez pas ! Tout le monde me reconnaît, pourtant.

On le retient, à cause des souvenirs.

Il est plein de mépris pour d'anciens camarades qui n'ont pas réussi. Il connaît « des chics types » qui se font de 20 à 30.000 francs par an, carrément.

On fait effort. On a peur de le froisser.

Tout de même, il n'ose pas aller trop loin, et il part en disant : « Au revoir, monsieur Renard. »

- On a joué une pièce de vous, dit-il.

- Il y a trois ou quatre ans, oui.

- Ah ?

- Dans un petit théâtre, rue Saint-Lazare.

- C'est bien possible. Je ne me souviens pas.

Il n'y a qu'avec ces hommes-là qu'on renonce à parler de soi, tant c'est inutile.

- J'ai vécu, dit-il. Je me suis bien amusé, et, en six ans, j'ai tout de même mis dix mille francs de côté.

Ils n'ont de commun avec nous que la certitude qu'on n'arrive à rien sans travailler, mais de quel travail ? Ils méprisent les fonctionnaires, et on les entend dire : « J'ai conquis mon indépendance, moi, mais au prix de sacrifices sérieux. »

- Non, dis-je. Je ne vous reconnais pas.

Il en est visiblement froissé, car il tient, lui aussi, à être reconnu, à avoir une personnalité. Je m'excuse : moustaches en plus, cheveux en moins, « et puis, vous étiez plus grand que moi. J'avais pris l'habitude de vous regarder de bas en haut ». Enfin, je reconnais les plis du rire du jeune homme qu'il était.

- Allez donc voir Bouillet, le pharmacien, me dit-il. Il est très gentil, et puis, c'est un type. Il vous fera rire.

Au lieu de répondre que j'irai, je dis que je ne sors pas.

- Tiens ? Pourquoi ?

Et il me faut expliquer, barboter.

Il me parle aussi d'un tel - parce que je lui dis que ma petite fille est malade - qui est mort en douze jours d'une fièvre typhoïde, « le 22 janvier, oui, je dis bien, le 22 », et qui faisait déjà dans son commerce 3 ou 400.000 francs d'affaires.

Il regarde l'affiche de Poil de Carotte.

- Ah ! c'est de vous aussi, cette pièce ?

- Oui, c'est de moi.

- On en a dit aussi du bien, je crois.

- Oui, oui. Et les Belleville ? Vous rappelez-vous les deux frères Belleville ?

Il n'est même pas surpris que je détourne la conversation.

9 février.

Guitry dîne chez Henry, en face de Forain et de Paul Robert. Ils dînent comme des chiens de faïence. Forain et Guitry ont été des camarades de dèche. Aujourd'hui, ces deux hommes gagnent beaucoup d'argent, dînent à 25 francs, se disent à peine bonjour et se méprisent, heureux d'avoir eu l'Affaire comme prétexte. Moi, je ne salue pas. Il est vrai que j'ai baissé les yeux le premier.

11 février.

Je vous remercie, madame, de votre accueil indifférent.

12 février.

Guitry me présente à Pol Neveux, le chef de cabinet de Leygues. Neveux me dit trois ou quatre fois qu'il est enchanté. C'est un grand garçon qui ne cesse de se passer, au sens exact, la main dans les cheveux. Il me raconte, lui aussi, son père, qui trouvait trop compliqué de mourir à Paris quand à la campagne c'est si simple !

13 février.

Baïe. Tout à coup la fièvre tombe, comme un linge brûlé.

Dans un graphique de fièvre, les petits clochers de la fièvre.

Si celui qui se noie joint les mains pour prier, n'est-il pas perdu ? Qu'il nage donc toujours !

15 février.

Baïe. Hutinel la trouve mieux. Il veut qu'on attende à mardi ou mercredi pour la ponction, s'il y a lieu. On lui dit qu'elle a assez du lait. Aussitôt il cite Tartuffe :

Il est avec le ciel des accommodements. Donnez-lui toujours du lait, mais déguisé. Moins de fadeurs. Du fromage même. J'ai donné à un petit enfant, je me rappelle, tenez - il me désigne comme si je la connaissais -, la petite fille de Jules Simon, - du gruyère. Elle doit être mariée maintenant. Donnez du poulet haché menu dans le bouillon, des fruits cuits, des compotes de prunes et de cerises.

Regardant à chaque instant le Poil de Carotte au-dessus de Baïe, il s'abandonne, s'oublie, rêve presque.

La médecine n'a de certain que les espoirs trompeurs qu'elle nous donne.

Hutinel. Leurs adverbes : bactériologiquement.

Quand il tapote sur ses doigts, à l'auscultation, et qu'il découvre une belle différence de sonorité, il détache haut le doigt, comme un pianiste. Il a le dos au feu. Ses doigts sur son derrière frisent de la chaleur.

Gras dans une redingote dont l'ouverture fait un beau clocher sur ses fesses.

« Notre situation sanitaire », disent-ils, comme si, à eux deux, ils soignaient tout Paris et la France.

18 février.

Molière. Ce qu'il a de plus admirable, c'est sa langue. Rien de plus dramatique que les scènes de L'Avare entre le père et le fils. Le monologue de l'avare semble un peu un monologue pour acteur. C'est le delirium tremens de Coupeau. Ça emballe le public, mais ça sonne un peu faux.

Et les jolies scènes d'amour ! Courteline dirait qu'elles encombrent le théâtre de Molière : elles sont d'exquis repos.

Les mots rappellent comme des perdrix.

Baïe prévoit, et le redoute, qu'elle peut être tout le temps malade, passer toute sa vie dans un lit, mais elle ne prévoit pas encore qu'elle peut mourir. Elle est là, toute seule dans son lit de malade, à ne pas songer à la mort.

Les petites baleines courtes de ses mains maigres.

Toujours coiffé de travers comme un pot à colle.

L'espèce d'angoisse qu'on a en disant, en écrivant du mal de Dieu.

- L'esprit qu'on veut avoir gâte celui qu'on n'a pas, dit Guitry.

On va voir un malade pour lui raconter toutes les maladies qu'on a eues ou qu'on a vues aux autres.

Je n'ai même jamais eu la chance de manquer un train auquel il soit arrivé un accident.

Je m'exerce à rire, chaque matin, une bonne heure, afin de mériter le beau nom d'auteur gai qu'on a bien voulu me donner.

- Je te donnerais bien mon joujou, dit l'enfant, mais je ne peux pas : il est à moi.

Ah ! que n'ai-je, moi aussi, en naissant, coûté, la vie à ma mère !

Ecrire toute la vie de Poil de Carotte, mais sans arrangement : la vérité toute nue. Ce serait plutôt le livre de M. Lepic. Mettre tout. Oh ! que j'étais embêté quand il me fit des aveux à propos de cette petite fille jolie et sale !

Parfois, je voudrais apprendre que je ne suis pas son fils : ça m'amuserait. Ne pas même dire que je suis son fils. Tout dire avec un cynisme tout nu.

Finir, après sa mort, par une sorte d'hymne à petits traits, en son honneur. Un livre qui fasse hurler et pleurer.

Je n'écris pas pour ma petite soeur. Ce chapitre, je l'ai déjà fait, mais mal. Je le recommence.

Tantôt, il me racontera sa vie, tantôt je la devinerai.

Il cite le Christ à tout propos. Vacances. Diligences. Il porte le sac.

Ses photographies.

Je raconte ce livre comme un homme.

- Madame Lepic, elle était fraîche. Je couchais avec elle sans l'aimer, mais avec plaisir.

Et, tandis que j'écris, je sens mon coeur se fondre.

Il me donnait des conseils d'économie.

Marie l'aguichait, mais il n'a jamais rien pu faire, parce que la vieille, à chaque instant, rentrait par la porte du jardin.

Pourquoi me gênerais-je d'écrire ce livre ? La moitié de mes personnages sont déjà morts ; les autres mourront demain ou après-demain, et pas à cause de mon livre.

Sa première fille, il lui disait : « Si tu cesses de m'aimer, tu ne me le diras pas. »

- Je courais, en montant l'escalier, pour la revoir plus tôt.

- Et moi ?

- Oh ! toi, tu es venu sans que je le veuille.

- Ça ne me froisse : pas.

Je ne l'ai vu qu'une fois travailler.

- Ces gars-là, disait-il des ministres.

Il me méprise parce que je n'ai pas l'air de me préoccuper des femmes. Ses histoires scabreuses me gênent plus que lui. Je me détourne, non pour rire, mais pour rougir.

La chasse. Scène de jalousie entre lui, Maurice et moi. Envie de se flanquer une tripotée à trois.

Baïe voudrait une baleine dans un bocal.

Donnez-moi des poissons rouges dans un bocal, et je rêverai votre Orient.

Il n'est pas bon qu'un chef-d'oeuvre soit connu pleinement, du premier coup. Il faut laisser aux générations à venir le temps de le faire. Sinon, elles révisent.

D'un enfant malade, les gens vous disent : « Ce n'est rien », ce qui veut dire : « Ne m'en parlez pas davantage. »

M. Lepic. Il insiste beaucoup sur l'affection qu'il a pour cette petite fille. Peut-être qu'il m'aime autant, mais il insiste moins.

- Depuis, dit-il, tout m'est égal.

L'obscur plaisir que j'ai à débiner mon frère quand nous parlons de lui.

Ses théories sur les frères.

C'est ce cochon de dame Nature.

Cette espèce de bain brusque, émouvant et chaud, qu'on prend à l'idée de la mort. 20 février.

M. Lepic. Parfois, aussi, j'éprouve le besoin qu'il me donne sa malédiction. Mais à propos de quoi ?

Hutinel. C'est un grand médecin pour qui les chères petites malades se font belles dans leur lit.

Ça ne coûte rien à ces jeunes poëtes de faire cinq actes en vers pour coucher avec une actrice.

Puissé-je avoir le courage de raconter aux autres la vérité que je n'ai pas le courage de me dire à moi-même !

21 février.

M. Lepic. Sur ce, je résolus de me marier. Son attitude. Il se chauffe. Au morceau de musique, il dit : « Oui ! » On n'entendit pas le mot « Assez ! » mais on entendit qu'il le pensait.

- Puisque vous avez tout arrangé sans moi...

En 70, on l'accusait d'avoir correspondu avec Bismarck.

Je le vois avec les yeux de l'enfant, puis, du jeune homme, puis, de l'homme. Sa mort.

Ça m'amuserait, d'apprendre qu'il est cocu, que je ne suis pas son fils.

Ça m'expliquerait bien des choses, mais il n'y a qu'à moi que ces choses n'arrivent pas.

Pour faire prospérer ma famille je n'aurai qu'à faire le contraire de tout ce que je vois.

Sa haine pour les curés. Je tâche de les faire divorcer. Dialogue entre lui et moi dans l'écurie, mais Mme Lepic avait écouté à la porte.

Parfois, j'ai peur qu'il me donne une calotte ou me décharge son fusil en pleine figure.

Guitry, dans une longue robe de chambre à fleurs, ressemble au Bourgeois gentilhomme. D'ailleurs, il nous en lit à merveille.

Au fond, nous jouons un peu à la société des quatre amis : Boileau, Molière, Racine et La Fontaine. Nous laissons seulement dans le vague la question de savoir qui est Molière, qui, La Fontaine. Nous sommes tous délicieux, exquis.

Brandès, très belle en garde-malade, qui vient de perdre une tante dont elle porte le deuil.

Et voici Tristan qui doit être de plus en plus persuadé que personne n'est digne de lui dénouer les cordons de ses chaussures, car ils ne sont jamais noués.

Oui, la nature est belle. Ne t'attendris pas trop, toutefois, sur les vaches. Elles sont comme tout le monde.

25 février.

Oh ! cet incorruptible thermomètre qui monte toujours à la même heure ! On en a chaud.

Et dire que, sans lui, on ne s'apercevrait peut-être de rien, et qu'à la campagne un enfant qui n'aurait que cette fièvre courrait dans les rues ! C'est rageant.

Je m'approche d'elle, à la tête de son lit. Couchée derrière les barreaux, elle dort déjà. Je lui dis un petit bonsoir doux, prolongé, et j'attends. Mais elle grogne dans sa cage : elle n'a pas faim.

Femme. Après un gros chagrin, elle se poudrerait aux tempes pour faire croire que ses cheveux ont blanchi.

Moi aussi, je mets de l'argent de côté, mais pas du bon côté.

Musset, un Rostand avec plus de naturel, mais il sera toujours nécessaire aux jeunes gens. A trente ans on le comprend moins. Ce n'est pas ennuyeux : c'est plutôt inintelligible. Et puis, dans Les Nuits, avec la dernière grossièreté le poëte refuse de répondre à la Muse.

Et puis, tout ça, c'est de la poësie de bravoure.

N'importe quel panache ! Ils n'ont même pas la peur - pudique, - de rester en panne.

Et cette abondance mécanique de poëte ! Que de vers ! Que de vers pour qu'on dise de temps à autre : « Ça, c'est bien ! »

27 février.

Hier, Guitry m'a dit, presque avec pudeur :

- Je vais tout de même vous lire la première scène de ma pièce, quelques répliques, jusqu'à ce que je m'écoeure moi-même.

Et il apporte une chemise où je lis le mot Feuilles. Elle contient, en effet, des feuilles.

Il lit, et c'est très bien. C'est du Donnay, pas du moins bon, avec des trouvailles d'acteur.

Une histoire d'adultère qui a l'originalité de n'être pas ignoble, d'un mari cocu qui ne sait que faire, et d'un amant qui a le dessus très sympathiquement. Il joue au billard pendant que le mari, qui l'a surpris avec sa femme, murmure, dans la salle à côté : « Quoi faire ? »

28 février.

Alceste n'est qu'un homme qui n'a pas réussi dans le monde. Indifférent, il serait plus beau, mais moins intéressant que misanthrope.

Si le roi disait : « Nous deux ! » si Célimène l'embrassait tout d'abord, si Oronte lui disait : « Je sais que vous faites des vers délicieux... »

Nos vertus, nous les devons à l'impuissance où nous sommes d'avoir des vices.

- Donnez-nous La Veine, dit Samuel à Capus.

- Je donnerai La Veine qui est au Français, répond Capus, si Guitry veut la jouer.

- Je veux bien, dit Guitry, si Claretie veut.

- Je veux bien rendre la pièce, dit Claretie à Guitry. Je veux bien vous donner un congé, mais pour jouer une autre pièce.

Granier va voir le ministre Leygues pour le prier d'intervenir auprès de Claretie.

- Je veux bien, dit le ministre.

Mais Guitry écrit à Claretie : « Je ne suis pour rien dans cette démarche, et je m'en tiens à votre refus. »

Il s'est déjà fait faire un costume et cherche une bague pour jouer Alceste.

Au fond, ça l'embête, et ça embête Capus de tant tenir à Guitry, et, quand Granier connaîtra la pièce, ça l'embêtera d'avoir vu le ministre, et peut-être que ça embête Samuel de dire à Capus : « Vous m'avez donné votre parole d'honneur. »

Et personne ne tient à cette affaire quand tout le monde a l'air de marcher.

1er mars.

Je demande à Guitry :

- Etes-vous fataliste ? Etes-vous superstitieux ? Pensez-vous quelquefois à Dieu, comme La Bruyère ?

Il me répond, avec un rire qui pourrait bien faire crouler la maison sur nos têtes :

- Ah ! non, jamais !

A treize ans il savait tout. C'est l'acteur Monrose qui l'a fait entrer au Conservatoire. Engagé à la Comédie-Française. Va au Gymnase et paie un dédit de 10.000 francs. Puis, à Saint-Pétersbourg où il gagne 40.000 francs et est populaire comme Boulanger parce qu'il mène une vie folle, s'y marie, divorce. Il a déjà dépensé plus d'un million et ne tient pas à l'argent.

Samuel lui avait offert de 5 à 600 francs pour jouer La Veine. Au moment de signer :

- Si vous vous contentiez de 500 ? dit Samuel.

- Oh ! comme vous voudrez ! répond Guitry qui, pensant à moi, avait envie de rougir.

Il affecte de mépriser ce qu'il fait. Rien de plus facile que d'être un bon acteur.

- Ce que je fais, dit-il, ne vaut pas 100 francs par jour, mais, comme les circonstances ont fait de moi un homme rare, on m'en donne 500.

Allais dit :

- Je ne sais plus comment je vis. Ma femme est malade, et il y a huit jours que je lui promets d'aller chercher le médecin, et j'oublie tous les jours.

Guitry, très riche nature. Près de lui, on se sent un peu un pauvre bougre.

Il a le tact de ne pas dire trop de bien d'un talent qu'il sait qu'on jalouse.

Il est gentil jusqu'à se dire très embêté s'il devine qu'on l'est un peu.

Il parle d'un comédien qui visite une église, se fait tout montrer par le suisse et dit, en sortant : « C'est bien, mais, si vous empêchez de fumer et que vous ne donniez pas de bonne bière, vous ne ferez pas le sou. »

Le goût, une espèce de qualité mortelle.

Nous rusons afin qu'on nous dise la vérité, mais non sans nous découvrir afin qu'on nous mente.

Baïe, son visage repeint avec des couleurs fraîches. Le bonheur ne rend pas bon. C'est une remarque qu'on fait sur le bonheur des autres.

Rien de plus facile à affecter que le mépris.

4 mars.

Le Gendre de M. Poirier. Un type de pièce bien faite, trop mufle, mais toujours intéressante.

Rien ne dégoûte de la vie comme de feuilleter un dictionnaire de médecine.

5 mars.

Plaire au public par des qualités originales, voilà tout le problème. Rien de plus facile que d'être un audacieux désagréable.

7 mars.

Capus grisé par La Veine.

- Ce Guitry est admirable ! dit-il.

- Il trouve ta pièce très bien.

- Oui. Elle l'est, pour deux raisons : d'abord, pour ce que Guitry peut y voir, en acteur, et puis, pour ce qu'il n'y voit pas, pour ce qui rattache ma pièce aux moeurs d'aujourd'hui. Il ne s'agit plus que de savoir si toutes ces raisons passeront la rampe, mais, ça, c'est le mystère. Il faut avoir de l'audace : tout est là. J'ai relu ma pièce. Je n'avais pas osé pousser certaines scènes. Maintenant, je les pousse et j'en suis au point où il faut peut-être s'arrêter, de peur que l'audace ne devienne bêtise.

Puis, une définition du Juif, d'une témérité !...

- Le Juif ne sait pas attendre. Il veut le gain immédiat. Il veut que son petit travail de rien du tout soit d'un rapport énorme.

Quelle est, actuellement, l'idée-levier de ce charmant esprit ? c'est de se faire installer une véranda à Vernon.

11 mars.

Il me donne le bras, et je m'arrange pour que les arbres du trottoir nous séparent à chaque instant.

Je rencontre Hervieu à la Société des Auteurs.

- C'est la bonne série, lui dis-je.

- Oui, dit Hervieu. J'ai prononcé votre nom à l'Académie à propos des prix à distribuer à ceux qui ne les demandent pas.

- Je croyais qu'il fallait toujours demander ?

- Non. Je dois dire, d'ailleurs, que votre nom n'a pas été accueilli d'une façon triomphale. Cependant, Sorel...

Et il me cite un autre nom.

- Certes, dis-je, je n'aurais rien demandé, mais j'avoue que, 500 francs, c'est toujours agréable.

- Oh ! il s'agit d'un prix plus important. L'Académie donne ses plus beaux à ceux qui ne lui demandent rien ; mais, puisque je n'ai pas pu le décrocher...

- Vous me comblez. Je suis confus.

- Oh ! ce n'est pas un mérite. Il n'est pas désagréable de prononcer, à propos de vous, quelques paroles, qui ne peuvent être que distinguées et nobles, sur votre vie, votre talent, votre indifférence à l'égard du public, et de demander quelque chose pour vous : un prix, une croix, ne serait-ce qu'un fauteuil. Je ne réponds pas que je ne suis pas fatigué, que je n'ai pas envie de m'asseoir.

Allons ! Il ne faut pas que ta timidité soit prise pour de l'indépendance, et il ne faut pas que ton indépendance devienne de la roublardise. Sans le faire exprès, tu es devenu un beau sujet à protection, comme dit Hervieu, pour ceux qui trouvent leur compte à rendre service. Tâche un peu de n'en pas profiter. Tu es, sans le vouloir, un homme qui a de la chance : écarte-la poliment. Et puis, essaie de ne rien accepter des mains que tu n'aurais aucun plaisir à serrer si elles ne t'offraient rien.

14 mars.

Ses pauvres yeux ont plu toute l'année sur son visage.

Faire de Tartuffe un curé de village.

M. Lepic. C'était mon père. Nous avons eu une longue vie commune. Nous avons vécu côte à côte. Il est mort, et je ne lui ai rien dit.

J'ai hérité de lui le goût de la bonne soupe épaisse et chaude.

Je ne produirai rien cette année : j'ai gelé, cet hiver

Chez Léon Blum.

- Dois-je signer, dit-il, les Nouvelles Conversations de Goethe avec Eckermann, c'est-à-dire mettre mon nom sur une couverture où il y aura celui de Goethe ?

- Pourquoi pas ? dis-je. L'audace n'est pas de signer ce livre : c'est d'avoir eu l'idée de le faire.

- Oui, et ce que vous me dites est plus troublant.

Dans les carafes, de l'eau bouillie qui achève de se refroidir.

- Aujourd'hui, dit Boulenger, les écrivains n'écrivent qu'avec des synonymes.

- Il ne peut y avoir de critique sincère, dit Blum, que la critique anonyme. C'est tout le journalisme anglais.

15 mars.

Dieu. As-tu vu son front sous la calotte des cieux ?

- Le soir, dit Capus, je vais dîner dans la ville.

Rostand, lorsque j'étais très lié avec lui, avait trois ans de moins que moi. Depuis, cette différence a dû augmenter, et il doit avoir aujourd'hui cinq ou six ans de moins que moi.

Oh ! et quand je serais un peu bête ?

16 mars.

Soyons artistes ! ne nous occupons ni de gagner de l'argent, ni d'être conseillers municipaux, ni d'être membres du comité d'une section de la Ligue des Droits de l'homme. Nos pères n'avaient qu'à gagner de l'argent.

S'ils en gagnèrent assez, c'est bien : merci ! Dépensons-le. S'ils n'en ont pas assez gagné, ils ont eu tort : ce sont les coupables.

A des habiletés d'homme intelligent, à des combinaisons d'homme pratique, ne perds pas l'occasion d'écrire un beau vers ou une belle phrase.

Pas de besognes ! Cette mauvaise pièce te rapportera 20.000 francs, oui, mais tu as perdu une Histoire naturelle qui serait un chef-d'oeuvre.

Mais à ce compte-là on meurt ? Non, tout s'arrange. On hérite, on gagne un lot, un Anglais achète ton porte-plume.

Mais, si, tout de même, il faut mourir ? Eh bien, meurs ! Ta mort fera comprendre au monde qu'il vaut mieux mourir que de cesser d'être artiste.

18 mars.

Capus ne touche plus terre. Il marche à dix centimètres, au moins, du sol. Il fait pour Micheau une pièce qui passera dix jours après La Veine. Il a des solutions pour toutes les circonstances de la vie, et, avec ça, une humeur batailleuse, conquérante.

Il entre.

- Oui, Marie, dit-il, j'ai dîné. C'est égal, si vous me donniez un potage, un plat de viande, un de légumes, et du dessert, je me mettrais volontiers à table.

D'après les « on-dit », les travaux qu'il vient de faire à sa maison de campagne sont très bien.

Dans cinq ou six ans il sera sénateur d'Indre-et-Loire.

Comme un paysan lui demandait son chemin pour Tours, il lui a dit : « Allez, mon brave ! La deuxième ville à droite. » Ensuite, il lui a payé son voyage en troisième classe.

Puis, nous allons voir le régisseur des Variétés, fleur, fruit monstrueux de ce petit endroit surchauffé qu'est un cabinet de régisseur. Il écrit chaque jour une incroyable quantité de lettres. Il donne des ordres avec du style et, au moyen de phrases littéraires, rappelle les fournisseurs à l'exactitude. C'est un vieil acteur qui a peut-être eu son heure de gloire.

Chez Franck au Gymnase.

- Il faut que Le Pain de ménage t'y rapporte 5 ou 6.000 francs, me dit Capus.

On le croirait. Capus dicte une lettre par quoi Franck s'engage à me jouer cinquante fois d'ici le mois de juin. Je crois rêver.

- Je ne comprends pas, dis-je à Mégard.

Capus me tire par mon pardessus.

Franc-Nohain, pâle, car il ne sait plus si l'on va jouer sa pièce, fait des efforts désespérés pour rester fin et précis. Franck le congédie.

- Tu n'y perds pas, dis-je à Capus. Par une simple petite démarche qui t'a réussi, tu as gagné au moins une année de gratitude pendant laquelle je dirai que tu es le premier auteur dramatique du temps, et que chacune de tes pièces est un chef-d'oeuvre. 19 mars.

Poil de Carotte. Tournée Baret. Mme Grassot, qui va jouer Mme Lepic à Gand, dit qu'elle est depuis vingt ans à Paris.

- Ca remonte loin !

- Oh ! moi, dit-elle, maintenant je remonte toujours.

On voit une belle jeune femme, qui pourrait être une honnête grue bien riche, heureuse d'aller, pour dix francs ou cent sous, jouer le rôle d'Annette en province.

On répète dans une espèce de maison garnie où il faut sonner à toutes les portes avant d'arriver à la vraie. Un poêle avec une tasse d'eau dessus.

Fantec croit que le mariage des curés est obligatoire. Il confond sans doute avec le service militaire.

Je ne réponds pas d'avoir du goût, mais j'ai le dégoût très sûr.

21 mars.

Cette honnête femme, presque une vieille fille, de quarante-cinq ans, ne pense jamais à ce qu'elle fait. Devant son fourneau, elle pense que voilà son père et sa mère très vieux, et qu'ils vont bientôt mourir, que son fils sera soldat l'année prochaine, et elle se demande s'il ne sera pas trop malheureux. Puis, elle pense qu'il se mariera, et elle se demande si elle pourra s'entendre avec sa bru.

Et, comme elle pense à tout cela, elle allume le gaz et jette dans un coin une allumette mal éteinte. Elle descend à la cave. Quand elle remonte, la cuisine est pleine de fumée. Un torchon brûle, et la flamme lèche déjà le bois blanc du buffet.

- A quoi pensez-vous ?

A quoi elle pense ? Elle pense...

Chez Guitry, Marie fait des plaisanteries. Elle nous traite finement comme des pique-assiette. Elle nous dit :

- Monsieur n'a donc pas reçu un télégramme ? Monsieur ne sait donc pas que monsieur dîne en ville.

C'est très drôle.

- Ce pauvre Scholl n'est plus à prendre qu'avec un cercueil, dit Capus.

Avant que de confier à une actrice un rôle dans une pièce qu'on espère jouer cent fois, s'assurer d'abord qu'elle n'est pas enceinte.

Mon rêve : faire tenir une comédie dans un kiosque.

Connaître les femmes sans être amant, c'est comme si un pêcheur, ayant promené sa ligne sur la rivière, s'imaginait connaître les poissons.

Elle passe ses journées à attendre le coup de sonnette du bonheur.

Bien charger ma phrase, bien viser, et faire mouche.

- Regarde-le : c'est un mari fidèle.

- Oui, mais il n'y a pas d'homme plus triste sur la terre.

22 mars.

Je lui demande :

- Qu'est-ce que vous préférez de la vie ?

- L'amour, répond-elle.

Conversation de deux heures entre deux femmes, quoique Marinette se taise, et deux maris.

L'amour, on ne sait plus ce que c'est. La chose est perdue, noyée dans un déluge verbal. Impossible de retrouver la réalité, qui doit être simple et claire.

Comme la politique, l'amitié aurait pu, elle aussi, être une victime des mots. Elle a eu la chance d'échapper à l'ensevelissement. C'est pourquoi un homme clairvoyant la préfère à l'amour. Il sait ce que c'est. Si on lui dit : « Mais, l'amour, c'est bien mieux ! C'est quelque chose d'extraordinaire », il ne veut rien savoir : il se défie des mots, des gestes, des regards qu'il faut pour prononcer ce mot gonflé de tous les vagues : c'est le ballon universel.

- La femme que j'aimerai, dis-je, sans qu'elle m'aime, qui me fera souffrir, qui me forcera à dire que je suis une victime de l'amour, non, cette femme-là n'est pas encore fondue.

- Moi aussi, dit-elle, quand j'étais petite, j'ai écrit mon Journal.

Elle a une facilité de parole, une légèreté d'organe qui lui permettent d'avoir l'air précis quand elle dit vaguement des choses profondes.

Ma conversation : obscure et chargée, sombre, avec des éclairs.

Elle ne se préoccupe que de l'amour et de l'absolu.

Il faut dire aux femmes des compliments mêlés de choses dures : ça les amollit, les pétrit, les prépare à l'empreinte.

J'admets très bien qu'on se batte en duel pour défendre son honneur, à la condition d'en avoir.

Il assiste en habit à la répétition des couturiers.

- Ça fait plaisir aux artistes, dit-il.

Une peau sèche et douce, une peau de bois blanc.

23 mars.

L'amour tue l'intelligence. Le cerveau fait sablier avec le coeur. L'un ne se remplit que pour vider l'autre.

30 mars.

Voyage de trois jours à Chaumot.

Les bouillottes grillonnent, rossignolent. Un homme monte à une station. Il n'a pas de bagages. Il a un chapeau en cône tronqué, un pardessus jaune, un pantalon fripé, l'air pauvre. Il se jette dans un coin et, les mains dans les poches de son pardessus qui ferme mal il dort. Il a les lèvres épaisses, la figure commune, le souffle malsain. De temps en temps il ouvre un peu les yeux et me regarde. J'ouvre les miens tout grands. Est-ce l'assassin ?

Pendant qu'il dort, je m'assure que la sonnette d'alarme est au-dessus de ma tête et que mon bras n'a qu'à se détendre vite, comme un ressort. Les mains dans les poches de son pardessus lâche, mou, ne me semblent pas serrer une arme. Quant aux bouillottes, elles sont toutes deux sous mes pieds et sous les siens, puisqu'il est en face de moi.

Tout à coup - et il n'y a aucun intervalle entre son sommeil et ce geste, - il tire de sa poche un papier plat. Est-ce un joueur, et va-t-il m'offrir une partie de cartes ? Il développe un premier papier jaune, puis un second, tire une paire de ciseaux et un couteau, presque un canif. Il s'assure que les ciseaux fonctionnent bien et, du bout du doigt, que toutes les lames du couteau ont le fil très fin. Il enveloppe le tout dans un seul papier et remet le paquet dans sa poche.

Le train s'arrête. Il est arrêté depuis quelques secondes que l'homme, sans même prendre le temps de se réveiller, descend et ferme la portière.

Resté seul, je me détends, comme si j'avais échappé tout de même à quelque danger.

Meules de paille, les unes, entamées, les autres presque finies. On en a mangé beaucoup cet hiver.

Vieilles cherchant du pissenlit. Comme il fait soleil, sur leur tête elles ont mis un journal, celui qu'elles avaient déjà l'année dernière.

Fin d'une mélancolie qui se passe, une tristesse bleue. On ne laisse à Paris que des fous. Un soleil vaporeux. Au loin, des arbres fins comme des fumées. Des champs peints de couleurs fines. Le semeur fait son geste et ne se doute pas qu'il est auguste. Il sème comme l'année dernière, parce que c'est le moment. Les instruments agricoles fraîchement peints, vert vif ou rouge vif. Plus rien, que la nature et moi.

Sur la nature fine un soleil tendre luit.

Le cheval se promène, et la charrue le suit.

L'attelage, à la fin du sillon, se repose.

Il n'y a de fleur que le muguet des poteaux télégraphiques.

Feuilles mortes pas enterrées

Un air léger, une crème, une journée, qui en rappelle d'autres : on était prêt, et on oubliait de jouer. On rêvait déjà, tant il faisait bon être au soleil, les mains dans les poches.

Les vignes, hachures claires. Déjà, un homme accroupi pense à la vendange.

Les cicatrices fraîches de l'arbre émondé. L'osier sanguin.

Un sapin tout l'hiver est resté vert.

Routes lisibles comme sur une carte.

Les premières fleurs poussent sur les chapeaux.

Une mare d'eau reflète comme un oeil grand ouvert.

Cet arbre monte le coteau d'un seul pied.

Les saules dans l'eau jusqu'au cou.

31 mars.

La Veine, de Capus. Un chef-d'oeuvre de comédie légère en quatre actes, une féerie. Tout le monde y est sympathique, y a de la veine. Guitry, merveilleux, Granier, très émue, heureuse que nous la rassurions.

- Vous comprenez ? dit-elle. C'est comme un peintre devant sa toile : il finit par ne plus voir.

Banalités sur les hommes politiques et les hommes d'affaires, mais délicieux optimisme. Joli dialogue, non de sentiment, mais de sensualité : du Donnay moins féminin.

Il y a beaucoup de gâchages dans l'oeuvre de Capus. Ce n'est pas un bon écrivain, mais c'est l'homme d'un esprit unique.

Ce n'est pas puissant, ni même très fort, mais c'est la plus jolie récréation qu'on puisse prendre après dîner. Par le rebondissement, l'esprit, le bonheur, l'aisance, La Veine est, de loin, ce que Capus a fait de mieux.

- Je croyais, lui dis-je, qu'on ne pouvait faire de chefs-d'oeuvre qu'en un acte, tu viens d'en faire un en quatre.

- N'est-ce pas ? dit-il, modeste. C'est assez bien conduit.

Bernard et moi, nous embrassons sa femme et lui dérangeons son chapeau.

Société des gens de Lettres. Toute la tête du nationalisme est là. Coppée sacristain, Rochefort parcheminé, Lemaitre fouinard, Barrès de proie, et l'insignifiant oiseau Vandal.

Et il y a l'ouvrier Boutique, et le militaire, et l'insupportable Vibert qui veut expliquer le retrait de sa candidature. On le consigne. Il appelle un monsieur « mon petit ami », mais le monsieur lui réplique énergiquement : « Je ne suis pas votre petit ami ! »

A la réunion préparatoire de vendredi, Decourcelle a dit : « Que celui qui a écrit l'ordure nationaliste contre le Comité se nomme, afin que je lui donne des calottes ! » Personne ne répond.

En veine d'amabilité, je tends la main à Estaunié, d'une maigreur de prêtre. Il a beau faire : il a gardé l'empreinte.

Que de femmes ! Dire qu'elles pensent, que leur bonne répond : « Madame travaille » ! Elles sont presque toutes laides, et ne doivent pas sentir bon !

1er avril.

D'un vieux parapluie, nous disons que c'est un ami qui nous l'a prêté.

C'est chez le Juif que nos défauts nous apparaissent le mieux.

Rostand est admirable en ceci, qu'il a un monde d'admirateurs et qu'il ne voit personne.

Stendhal nous donnait « coqueter » : on a pris « flirter ».

Cousine Nanette approchant sa chaise de la mienne :

- Si quelqu'un t'avait dit : « Baptisez votre enfant et on vous le guérira », qu'est-ce que tu aurais fait ?

- Je l'aurais pris par l'épaule et flanqué en bas des escaliers.

C'est elle qui commence, et elle va, elle va jusqu'à ce que, près de pleurer, elle dise : « Assez ! »

- Vous ne faites pas votre devoir, dis-je. Il faut tâcher de me convertir.

Elle veut que j'aie la prétention de faire du bien.

- Vous êtes une ignorante et une orgueilleuse, lui dis-je.

- Mais tu ne crois donc pas en N.-S. Jésus-Christ, et ce n'est donc pas lui qui a inventé le baptême ?

- Non ! C'est Jean. Ah ! ça vous embête, hein ? Vous n'êtes pas de force.

- Je n'ai pas mes livres sous les yeux, dit-elle.

- Moi, je les ai là, dis-je en me touchant le front. Allons ! Vous avez encore perdu la partie.

Barbotage énervant. Elle reste têtue, moi, je n'avance pas. Je devrais repasser quelquefois mon irréligion.

2 avril.

La Veine. Tout ce que disent Granier et Guitry, je l'écrirais peut-être avec moins d'esprit, mais avec plus de vérité, j'en suis sûr. Mais comment me déciderai-je à adopter des fantoches ? Et toutes ces combinaisons faciles comme des mensonges ! Voilà pourquoi je n'écrirai jamais une pièce en trois actes. Il y a un bon quart de la pièce de Capus que je n'écrirais pas, et c'est ce quart qui le mènera à deux cents représentations.

Hier, Mme Allais m'arrête sur le trottoir pour me demander des nouvelles de Baïe. Comme il pleut à verse, et qu'elle n'a pas de parapluie, je lui offre de la reconduire chez elle : c'est à cent pas.

- Merci, dit-elle. Vous allez croire que c'est pour ça que je vous ai arrêté.

- Mais non ! mais non !

Et nous marchons côte à côte. Des paquets de pluie. J'ai les souliers trempés. Elle doit être mouillée jusqu'aux genoux. Je la protège mal.

Des gens sous les portes cochères. Peut-être que l'un d'eux, qui nous connaît, se dit : « Tiens ! Tiens ! »

Et toujours cette rougeur qu'elle a. Elle est très jolie. Elle parle vite, moi aussi, de sorte que nous ne savons pas trop ce que nous disons.

- Mais je ne veux pas vous entraîner si loin !

Je suis sûr que nous pensons au mari. Si tout à coup, bien à l'abri dans un fiacre, il nous croisait ? Ça lui ferait quelque chose.

- Je veux vous conduire jusqu'à votre porte. Je suis trop heureux de vous rendre un service signalé.

D'ailleurs, c'est là tout près.

- Au revoir, et bonjour chez vous ! dit-elle en me tendant sa petite main gantée.

- Je suis bien heureux de vous avoir rencontrée.

Pourquoi dis-je cette phrase banale d'une certaine façon ? Il s'agit bien de ça !

OEuf dur, oeuf mollet, Ragotte ne fait pas attention au temps qu'elle le laisse dans l'eau.

Le feu luit. Ils mangent des choux-raves que Philippe trouve trop sucrés.

- La soupe est meilleure dans une soupière blanche, dit-il.

Le sel qui a passé l'hiver est « mou ».

Ragotte, son bonnet sur le lit. Le pot de lait recouvert de sa tuile. Les pincettes coiffées comme une religieuse. L'horloge qui marche au pas. Les souliers, l'un, ici, l'autre, là, se promènent sous le lit.

- Il y a de bons moments dans la vie ! dit M. Vernet accablé.

Le secret, le doute. Le pauvre homme n'arrive pas à savoir s'il est cocu. Le départ même d'Henri est inutile.

Le bonheur n'est pas si bon marché que ça.

Philippe à l'hôtel, à Corbigny. D'abord, il s'assied à table avec son chapeau sur la tête, puis, il s'aperçoit que les autres sont nu-tête. Il se lève et va accrocher son chapeau.

- Il faut l'ôter, dit-il, tout comme dans une église.

Quelle que soit la littérature, c'est toujours plus beau que la vie.

- Où vas-tu dans Paris ?

- Chercher des nids, dit-il.

3 avril.

La Veine. Première. Mon étonnement. Je ne retrouve presque rien de mon impression de samedi, de la jolie répétition pour vingt-cinq personnes. C'est que je ne suis jamais d'accord avec le public. Tout ce qui est de première qualité, bien mousquetaire, est noyé. Le médiocre, le conventionnel, les mots à deux sens, tout cela monte au premier rang. C'est le très joli succès, mais pour une autre pièce.

Ah ! Il y a quelqu'un qui n'est pas difficile en esprit : c'est monsieur Tout-le-Monde. S'interdire n'importe quel mot d'esprit, c'est perdre de l'or. Oh ! ce public ! Faut-il qu'on le gâte pour que, à côté de ce qui est très bien, il choisisse ce qui est médiocre !

Ainsi, ne pouvant empêcher le succès d'un ami, je veux encore qu'il soit d'une qualité à mon goût.

On soupe chez Brandès, Capus en veston, comme un ouvrier de la dernière heure. C'est l'année où on le pousse. L'année prochaine, on le jugera ; dans deux ans, s'il tombe, il ne se trouvera personne pour le ramasser.

- Ça n'a aucune importance, dit-il.

- C'est le résumé de la journée, dis-je.

- Tu t'imagines l'avoir trouvé ? Porel disait : « Oui, oui ! Je connais la pièce. C'est fade, fade, fade. »

Ce sont des gens de métier Ce n'est pas une table de travail qu'ils ont, mais une table à ouvrage.

Si tu ne peux être un homme de génie, sois un sage. Ce n'est d'ailleurs pas plus commode.

Je rentre de La Gloriette à cinq heures du matin. Il neige et pleut. Place du Théâtre-Français, un homme hèle le coupé qui me ramène de la gare. Je distingue une masse énorme, bottines vernies, pantalon retroussé, col du pardessus relevé, haut-de-forme, cheveux blancs.

C'est Bauër. Ça me fait rire, comme s'il allait patauger là toute l'éternité, hélant les voitures sourdes.

10 avril.

- Ça me fait une belle jambe !

- Madame, vous n'aviez pas besoin de ça.

14 avril.

De onze heures à une heure, elle bavarde avec une abondance, une précision et, même un talent, qui méritent de l'admiration.

Elle a vingt-sept ans et peut encore avoir une jolie aventure. Elle me parle de lui, qui l'a lâchée.

- Ce n'est qu'un cabot, dit-elle. Ce n'est pas un monsieur. Non ! Il croit aux lettres anonymes. Un monsieur qui en reçoit une ne l'ouvre que du bout des doigts, en se pinçant le nez, et la jette au feu. Il ne sait pas manger, ni se faire servir dans un restaurant chic ; il appelle le garçon « mon ami » ; il jetterait ses os par terre si je ne lui donnais des coups de pied sous la table. Il ne sait pas porter un chapeau haut de forme et un habit.

« Il ne se fait pas les mains. Il a les ongles sales. Il a été ignoble pour sa femme et ses enfants... Enfin, tout s'est bien passé, et mon ami, qui est malade, qui n'est plus mon amant depuis six ans, qui me donne de 80 à 100.000 francs par an, n'y a rien vu.

« Oh ! je l'ai bien aimé. Sans ça, je serais sans excuse. Il me disait : "On dîne, ce soir." Et il fallait y aller. Sans ça... Et, le matin, je quittais notre chambre à deux ou trois heures, tandis qu'il restait bien au chaud, et je rentrais par de sales quartiers, avec des assassins dans le dos, et j'avais une peur !...

« Comme tout le monde, j'ai dit des rosseries : je n'ai jamais fait de saleté, et je marche dans la rue avec mon parapluie, contente de moi.

« Il me fait suivre. Ça lui coûte dix francs par jour. Je suis sûre qu'il y a un agent au bas de la rue du Rocher. (Elle regarde par la fenêtre.)

« Il ne sait rien. Il n'est pas capable d'écrire une lettre. J'ai quatre fois plus d'esprit que lui.

« Ma femme de chambre, qui me sert d'habilleuse et qui est plutôt ma dame de compagnie, avait bien tout prévu. Elle me disait : "Madame se repentira et souffrira beaucoup." Tant qu'il y a eu en moi un charme qui le retenait, quelque chose, je ne sais pas...

« Oh ! il était très généreux avec moi. Il ne m'a jamais donné d'argent, mais des bijoux, des bibelots. Je n'avais qu'à dire. »

J'ai beau lui dire : « Asseyez-vous donc ! » Elle parle debout. Ça l'excite.

15 avril.

Assister au petit coucher du soleil.

La maison tombe en reliques, dit Baïe.

17 avril.

Le Pain de ménage au Gymnase. Sinistre aventure. A déjeuner, chez Mégard, ça ne va pas mal. Le soir, au Gymnase, à cinq heures, c'est lugubre.

- Allez ! dis-je. Je ne vous interromprai pas. Je veux voir où vous en êtes.

Tout de suite, c'est la côte. Salle vide. Marinette et moi, un vague monsieur derrière. C'est l'effroyable silence. Mégard souffle sous ce poids.

- Ça ne va pas, dit-elle. Vous entendez ? Je n'ai plus de voix.

- Le fait est, lui dis-je, que, si vous jouez ainsi demain, c'est la catastrophe.

- Je ne veux pas jouer demain, dit-elle. Avec cette voix, c'est impossible.

- Je suis de votre avis. Ne passons pas.

18 avril.

Comme je dis à Gémier qu'il affecte un peu trop de ne pas se soucier de la presse, il me répond :

- On voit bien que vous vivez avec des acteurs ! Vous ne me connaissez pas.

Mégard boude, piquée parce que je lui ai dit que j'allais retirer ma pièce. Je ne peux m'empêcher de lui dire :

- C'est raté, que voulez-vous !

D'ailleurs, décidément, je ne peux pas m'empêcher de parler, tâchant de dire à celui-ci, puis à celui-là, ce qu'il leur est agréable d'entendre, et tout se contredit.

A la répétition générale, le rideau levé sur Vingt mille âmes, Arquillière s'avance et dit : « Par suite de l'aphonie de Mlle Mégard, la répétition du Pain de ménage est remise. » On a entendu « la folie ». Comme Mégard est dans une loge de face, tout le monde se retourne. On éclate de rire, on bat des mains : c'est un succès. Elle rit, d'abord, puis tourne le dos.

Décidément, les incidents se multiplient. S'ils ne s'arrêtent pas, ça va se gâter.

- Eh bien, lui dis-je, c'est un succès !

- Oui, dit-elle. Je n'en aurais pas eu autant dans la pièce.

- Vous êtes aimable.

- Ce ne serait pas le même genre.

Trop tard ! Trop tard ! Ça se gâte.

Vraiment, Guitry se tient bien. Je n'ai jamais eu cette affection pour personne.

Il me lit une lettre de Mirbeau, où l'on voit que tous deux luttent d'amitié, avec des formules.

Il me raconte son déjeuner d'hier chez un Rothschild. Il y avait un oeuf, une côtelette pour enfant, juste de quoi manger, assez, mais pas trop, et cela dans une opulence inouïe et insignifiante, une opulence de gens qui peuvent agrandir les quatre murs d'une chambre pour y mettre un jardin. Un ouvrier, perché sur une poutre, regardait l'homme riche, et ne l'enviait pas.

La théière fume sa cigarette.

C'est déjà bien joli, de ne pas faire le mal. S'il fallait encore ne jamais penser à mal !...

Je suis dans de beaux draps ! Mais je m'y trouve bien.

20 avril.

Dernière répétition. Mégard semble très souffrante. A soigner son aphonie elle a gagné un bon mal d'estomac.

- Bah ! lui dis-je, vous serez délicieuse.

Ils n'ont pas joué mal. Quand un acteur se trompe, le public souligne, quelquefois gentiment, comme pour dire : « Nous sommes là. »

Oh ! Cette imperceptible certitude que ça ne va plus, que ça monte, qu'il y a une côte !

Et puis, mon vieux, mérites-tu un succès ? Il ne s'agit pas de savoir si c'est bien, ni si c'est bien joué ? Il s'agit de savoir si tu le mérites. Tout est là. Il n'y a pas de veine : il y a de la justice, et tu sais bien, au fond, que tu ne mérites rien. A la grâce de Dieu ! Il reste la ressource d'être lâche : soyons-le !

Et Janvier de la Motte arrive avec son manuscrit à lire, enveloppé dans un journal, attaché avec une ficelle qui n'est pas fraîchement peinte. Il le porte sur l'épaule. C'est le Calvaire.

- Oh ! vous, dit-il, vous allez compter un succès de plus. C'est de la chance, d'avoir une première sur le velours.

Ainsi, tout le monde s'envie comme s'il y avait de quoi.

- Franc-Nohain est charmant, dit Capus, mais on peut dire que son four est mérité. Quoi ! Nous passons des jours et des nuits à préparer une entrée, et ces jeunes gens se débarrassent de ce souci ! Ils évitent de faire ce qu'il y a de plus difficile au théâtre : une pièce bien construite, et ils s'étonnent qu'on leur dise : « Non ! Non ! Allez d'abord apprendre votre métier ! » Et puis, on ne s'essaie pas sur un grand théâtre avec trois actes.

Capus va se liquéfier en tutoiements et en poignées de main. C'est la fusion Samuel, Capus, Lavallière, etc. On s'appelle « mon vieux ». On est harassé de succès. On tient le boulevard, Paris, le monde. On se coucherait là, par terre, les femmes avec les hommes.

Seul, le régisseur garde quelque dignité. Il se préoccupe d'avoir toujours sous ses ordres des employés aux noms retentissants.

Ils accueillent tout le monde avec une gracieuse pitié. Pauvres gens que sont les autres !

Capus. Nous avons bu chez Guitry de l'eau-de-vie mélancolique. Je le conduis, bras-dessus bras-dessous, au Gymnase. Il n'a de joie qu'à penser que sa femme a une assurance sur la vie. Nous parlons de moyennes de théâtre et de moyennes de la vie.

- Jusqu'à cinquante ans, dit-il, je pourrai avoir quelque désir. Pas plus tard. Toi, tu n'as pas encore quarante ans.

- Oui, mais je vis avec des hommes de cet âge.

- C'est vrai, dit-il, flatté.

Il fait des mots sur Hervieu qu'admire Haraucourt, parce qu'Hervieux a cité un vers latin que Larroumet croyait être le seul à connaître. Au fond, le succès de haute estime de La Course du flambeau l'embête. Il ne se sent pas de poids. Samuel gémit. Ils ne vont peut-être pas faire 8.000 ce soir.

Le Pain de ménage. Matinée. Salle vide. On fait 400. Mais Mégard et Gémier sont contents. Ils sentent que ça pénètre, et aussi que ça les pénètre.

La première n'avait pas été ça. De la coulisse, je n'entendais que des effets de rire ; les applaudissements habituels ne venaient pas. Figures attentives et souriantes. Au milieu d'elles, un énorme bâillement de femme laide. Mégard, malade, avait la frousse. Ils ont deux chauds rappels. Ils sortent, surpris de ce succès. Gémier ne croyait pas que ça porterait.

Crépitement agaçant de la pile chargée du rayon de lune.

Acteurs et actrices de l'autre pièce se promènent et écoutent d'une oreille mauvaise : allons ! ça ne marche pas trop.

- Votre mari n'a rien. Il croit qu'il est malade, dit le médecin anglais.

Quelques jours après, pleine de confiance en ce grand médecin, elle vient lui dire :

- Mon mari croit qu'il est mort.

Ma maison est de verre. J'ai mis seulement quelques tapis pour qu'on n'entende pas.

- Je vais peut-être vous paraître d'un orgueil énorme, dit Guitry, mais, dans ce monde des théâtres, je n'ai pas un seul camarade.

Huret avoue qu'il ne comprend rien à Rabelais. Pour se rattraper, il dit que Montaigne est le plus grand écrivain de tous les siècles.

Léon Blum promène en Italie sa grand-mère aveugle.

- Ce serait si facile, dit Tristan, de la promener sur le chemin de fer de Ceinture en ayant soin d'y faire crier les noms de Florence, Venise, etc.

Boeufs. Leurs cornes leur sortent du front comme deux belles pensées.

Un boeuf près d'une haie. C'est d'ailleurs lui qui met la haie à l'ombre du soleil.

- Après s'être débarrassé de Bérénice, dit Tristan, Titus a dû dire : « Allons ! Je n'ai pas perdu ma journée. »

Les chevaux courent dans le pré, hippocampes sur une mer verte.

1er mai.

La Gloriette. La vache. Le pis plein, elle attend à la barrière. Elle mange, les cornes pointues comme des fourchettes. Elle mange avec ses joues.

La chère mère est morte au jour de l'An.

- Pour ses étrennes, dit Baïe.

Un boeuf s'arrête, lit : « Attention au train », et s'éloigne.

Pour une paire de sabots de vingt-cinq sous, Pierre mène à la gare une feuillette de vin.

Son cheval, aveugle, est tombé l'autre jour dans la rivière. Il se dressait, les deux pattes de devant au bord, les deux de derrière au fond. Mais il ne s'en serait jamais sorti si Pierre ne lui avait pas donné la main.

2 mai.

Les jolis yeux rouges du pêcher en fleurs.

Amis comme une paire d'ailes.

La peinture fine d'un petit pigeon neuf.

Le pis plein, la vache appelle son veau : c'est la fermière qui vient.

Boeuf sous le joug, le front couronné de paille et de lanières.

La vache et son petit veau en bois blanc.

Dialogue des morts.

- Tu dors toujours ?

- Oui. Et toi ?

- Moi aussi. Je ne sais pas ce que j'ai : je ne peux pas me réveiller, le matin.

3 mai.

Voilà un bouillon qui n'a pas froid aux yeux.

Monsieur Vernet, c'est : plus de peur que de mal.

4 mai.

L'action, au théâtre, ils croient que c'est de faire entrer et sortir des gens.

Oh ! cette fumée ! Si je pouvais enlever le toit de cette maison comme la croûte d'un pâté, je verrais une femme penchée sur une marmite, et l'homme, dans un coin d'ombre, pensif, attend que la soupe soit prête.

5 mai.

Dix heures du soir, hier. Paysage. La lune toute seule dans un ciel pur comme de l'eau. Etoiles rares. Au fond, le Morvan bleu clair à peine indiqué, comme la ligne courbe de la mer à l'horizon.

Un large chemin de brumes blanches sur la rivière, de la lune jusqu'au château dont la masse sombre dort. Chants de rainettes, d'oiseaux, qui se répondent. Et la goutte sonore du crapaud.

Des peupliers comme des ombres, des chevaux dans les prés comme des ombres aussi. Une longue raie noire : c'est un mur de pré.

Il semble que, sur le tapis léger de brume blanche, la lune va venir au château.

Ce qu'il y a de mieux, c'est que, ces notes, je les ai prises sur le mur de mon jardin, à la clarté de ma lanterne.

On ne demande conseil que pour raconter ses ennuis.

- Ah ! monsieur, me dit-elle, vous êtes en lecture.

Ils travaillent comme le groin du cochon qui ne cesse de manger.

Ponge, poëte de village. Il me rapporte un paquet de livres. Il se faisait, de Balzac, une idée fausse. Il faut avoir le courage de lire la moitié de ses romans, et puis, ça va tout seul. C'est superbe.

Il va bien, sauf des boutons à la figure, comme toujours, au printemps.

Quand il parle de son âne, il dit : « Sauf votre respect. » Un âne n'est pourtant pas un cochon.

Il a huit têtes de bétail. A lui tout seul il cultive une douzaine d'hectares. Il voudrait un cheval et mettrait son âne devant pour labourer.

Il voudrait surtout lire des oeuvres qui « émanent » de moi. L'Echo de Paris et Le Journal, c'est trop long : six pages ! Il lui faut un petit journal comme Le Petit Parisien, commode à lire, d'abord, ensuite pour aller aux champs.

Très vexé parce qu'on le traite de voyou. Il n'est que radical. Il va encore demander la suppression des deux cents francs du curé.

- Vous avez une belle vue, dit-il. Bon pays pour la poësie : la Muse rayonne loin.

Il veut que son ennemi, Charles de Bhray, batte de l'aile. Parlant des articles qu'il publie dans quelques feuilles locales :

- Les uns, dit-il, m'en font compliment, du moins par-devant je ne sais pas ce qu'ils disent par-derrière. Les autres : « Il ferait bien mieux de cultiver ses champs, au lieu d'attaquer Jaluzot. »

Mais on peut aller voir ses terres : il a la coquetterie qu'elles soient aussi bien tenues que celles des voisins et que, tout de même, elles lui laissent le temps d'aimer la littérature.

Son frère, employé des Postes dans l'Aisne, a une situation de 5 à 6.000 francs, sans compter la dot de sa femme, et ce frère le méprise un peu.

Il aime bien L'Aiglon, préfère Cyrano, mais ça ne vaut pas Struensée (il dit : Fruensée) de Paul Meurice, qui n'est pas le premier venu, après tout.

Il a lu toutes les chansons de Béranger. Patriote, il déteste les nationalistes.

- Quelquefois, dit-il, j'emploie, sans le faire exprès, des mots que j'ai lus dans les livres. Alors, ils disent que je fais des embarras. Et, pourtant, ces mots-là sont français. Il faut bien qu'on s'en serve, n'est-ce pas ? Je n'ai aucune ambition, et mes écrits ne me font récolter que des ennuis. Il faudrait faire pour le coeur ce que Descartes a fait pour l'esprit : table rase, puis, une construction originale.

Soir. J'écoute chanter les oiseaux, des rossignols selon Philippe. Il y en a plein, le long du canal et de la rivière.

J'écoute chanter les oiseaux ; je ne sais pas les distinguer par leur chant. Pour moi, c'est le même qui fait tout.

Le chant de ce rossignol est plutôt maigre. Ou c'est une autre espèce, ou le rossignol est bien surfait.

La bouche, ce joli nid de la voix.

- Hé ! là, dit Ragotte. Il est dix heures, et je ne rentrerai pas chez nous, pour goûter, avant midi et demi, une heure.

- Prenez donc un morceau de pain dans l'arche.

- Ma foi, je veux bien. Quelquefois, vous me reprochez de ne pas en prendre. Aujourd'hui...

- Et un peu de viande.

- Oh ! non, merci.

- Tenez ! Tenez !

- Allons...

La nuit, Philippe se lève parfois et se met à la fenêtre, mais ce n'est pas pour regarder les étoiles : c'est parce qu'il a mal aux dents.

Poulain d'un mois aux genoux trop gros (seule, la tête est fine et jolie, complète), au corps trop court. On dit qu'il n'est pas encore « habillé ».

8 mai.

Marinette, du mot « marin » : c'est l'ancien nom de la boussole.

Une charrette lourde et lente comme un bouvier.

Chacune de nos lectures laisse une graine qui germe.

Les giboulées de mars tombent en mai.

Un ciel inachevé dont il semble qu'on ait voulu essuyer les nuages avec la manche.

Un grand frisson de vent passe sur la campagne.

Capus ne rêve pas assez ce qu'il fait.

Je regarde remuer les feuilles du petit poirier, qui ne remue pas.

Hirondelles. Sourcils épars dans l'air.

L'accent circonflexe est l'hirondelle de l'écriture.

Au vol, elles se passent, de bec à bec, leurs petits cris.

Le château gardé par ses noirs sapins.

Si j'étais oiseau, je ne coucherais que dans les nuages.

13 mai.

Monsieur Vernet. Quand il a la certitude, de ne pas « l'être », il devient dur, et Mme Vernet accuse Henri. Le poëte a passé, les bourgeois sont revenus.

Il faudrait les montrer d'abord bourgeois. Les Cruz les trouvent changés, ne les reconnaissent pas.

Mme Vernet à Henri : - Il est si bon, n'est-ce pas ?

Henri : - Oh ! oui.

Mme Vernet : - Nous nous écrivons tous les jours. S'il restait un jour sans m'écrire...

Henri : - Vous n'en mourriez pas !

Mme Vernet : - J'aurais un réel chagrin.

Henri : - Qu'est-ce qu'il vous dit ?

Mme Vernet : - Rien. Il me donne des nouvelles de sa santé, il m'en demande de la mienne.

Henri : - C'est intéressant. Et il vous dit qu'il vous adore ?

Mme Vernet : - Oh ! qu'il m'aime. Il me dit : « Ma chère amie. je t'embrasse bien fort. »

Henri : - Allons ! Allons ! Il n'y a pas de mal.

Mme Vernet : - Qu'est-ce que vous dites ?

M. Vernet débarque après eux, et il est déjà très en train.

Mme Vernet se met tous les soirs à la fenêtre. Elle rêve. « Je pense », dit-elle. Elle dit aussi : « Oh ! cette petite, ce n'est pas la femme qu'il vous faut ! »

Henri :- Vous croyez ?

Mme Vernet : - Ça m'étonnerait.

Henri :- N'en parlons plus.

Philippe. Je lui en veux de trop penser à mes intérêts, aux voisins qui rejettent leurs « traces » chez moi, aux bornes dépassées, etc., etc.

L'homme ivre rentre et regarde les objets de sa maison tourner autour de lui. Sa femme lui dit :

- Eh bien, tu ne te mets pas au lit ?

- J'attends qu'il passe, répond l'ivrogne.

Il y a peut-être des branches où ne s'est jamais posé un oiseau.

Les rayons du soleil traversent les nuages comme des aiguilles piquées dans de la laine.

Honorine, abrutie de misère. Quand Marinette lui donne quelques sous, elle ne remercie plus : elle lève les bras en l'air et les laisse retomber sur son tablier.

Nul n'est censé ignorer la Loi. Il y a plus de deux cent mille lois.

L'hirondelle et son air prêtre.

L'Histoire n'est qu'une histoire à dormir debout.

Les moutons accrochent leur laine aux buissons pour les nids des oiseaux.

Marivaux : Le Legs. La pièce repose sur un mot qu'on ne veut pas dire (le « moi aussi, je vous aime »), et qu'on dit à la fin, parce que, comme le dit la comtesse elle-même, « nous ne finirions pas »

C'était également commode de prendre, comme personnages, un marquis, un chevalier, une comtesse. Au titre seul, le public connaissait les différences. Aujourd'hui, tous les hommes se ressemblent. On se donne d'abord un mal de chien pour les distinguer ; c'est une perte de temps et de travail, et l'on n'y arrive pas.

Il n'y a guère qu'une cinquantaine de mots qui, à une comédie de Marivaux, donnent l'air de n'avoir pas été écrite à notre époque.

Deux pies jouent. Leur vol se noue et se dénoue comme un noeud de cravate.

Tombé, le hanneton ne replie pas avec soin ses ailes : toujours quelque chose dépasse.

Cornichon, petit cochon vert à qui suffit, pour saloir, un bocal.

Les arbres ont si peu de feuilles qu'ils ne reflètent, dans l'eau, que leur tronc : le reste est trop clair.

16 mai.

Oui ! Oui ! Je suis tantôt ceci, tantôt cela : il faut faire des expériences.

La gêne que j'éprouve quand j'ai écrasé ne fût-ce qu'un insecte.

30 mai.

Il sait à peine signer son nom, mais beau parleur et long. A donné sa démission de conseiller, et n'a jamais pu entrer au conseil. Il n'est pas resté longtemps à l'école, parce qu'il a dit à son père : « Ecoute ! Ne me laisse pas retourner à l'école. J'apprendrais trop vite : ma tête va sauter. »

Héritage. La mort nous prend un parent, mais elle le paie, et il ne faut pas beaucoup d'argent pour qu'elle se fasse pardonner.

Cheveux gris, poussière du temps.

Il a une tête de serpent : il attire ce qu'il désire.

- Je leur laisserai ça tel quel, dit-elle.

Le gouttier de son chêneau se dégorge sur l'escalier. Les marches sont disjointes. Elle n'a jamais voulu faire reculer la gouttière.

Leur vie clairsemée.

Ils font des murs énormes pour une petite cour grande comme un mouchoir.

- Pourquoi des murs si larges ?

- Pour mettre des pots de fleurs.

Ils n'en mettent jamais.

Elle est bien fine. Elle n'en a pas moins vendu ses vignes juste la veille de l'année où elles allaient rapporter le plus.

Elle a de l'ordre, mais elle a une armoire pleine de vieux papiers auxquels elle ne veut pas qu'on touche.

L'épicière à qui Fantec achète d'un coup vingt-quatre balles d'un sou est tellement stupéfaite qu'elle renouvelle son bail.

La vache va vêler, et le taureau n'en saura rien.

Je passe ce soir à regarder le linge fin des nuages passer sur les lèvres pâles de la lune. « Qui n'entend qu'une cloche n'entend qu'un son » : c'est une pensée de melon.

La grêle tombe. Quel malheur ! Mais, la grêle fondue, le paysan ne se fait même plus pitié à lui-même : il se remet au travail.

L'imagination d'un observateur s'atrophie : c'est un organe inutile.

J'irai au ciel en sabots.

Bois. Il y a là des oiseaux qui ne sont jamais venus au village.

Le bourdon en pourpoint de velours. Espagnol vain.

Aubépine. Ce matin, toute la haie se marie.

Leurs moeurs. L'eau de leur puits sent le fumier.

- Je mange mieux que vous, c'est vrai, dis-je, mais je ne me porte pas mieux. Je suis un peu plus gras ? Je vivrai peut-être moins longtemps que vous.

- Oui, disent-ils, mais nous n'avons pas le plaisir de manger.

Ce paysage ne tombe pas dans l'oeil d'un aveugle.

Philippe n'a pas à sa culotte deux boutons pareils.

Les chardonnerets habillés comme des jockeys.

Le coucou prononce le Q à l'allemande.

7 juin.

Le grouillement sentimental qu'il y a dans les moindres pièces de Marivaux. Décoré, je ne demande plus à être servi à part, dans les restaurants : la table d'hôte me suffit.

8 juin.

Orage. Eclairs couchants. De longs, espacés, de vilains comme des araignées de feu.

Des hirondelles tournent haut sous un nuage. Je regarde un peuplier immobile et prêt à être foudroyé.

Quelques grosses gouttes marquent d'abord sur la terre brûlante où l'orage va passer. Mais il se ravise : il n'éclate pas.

Ils laissent leurs femmes aller à la messe, comptant sur elles pour s'excuser quand le prêtre viendra à leur lit de mort.

Ils leur laissent la liberté de croire, d'être bigotes et d'abrutir les enfants, mais ils ne leur laissent pas la clef de la caisse.

J'ai voulu voir ce qu'avec la seule vérité on peut faire dans ce petit village : rien du tout.

L'instituteur, mal instruit, n'a d'autre but que de les laisser dans leur ignorance. Il fait sa petite affaire sans s'occuper de personne. ; Il est pour le peuple. Il n'aime pas qu'on exploite les petits. Il a l'expérience. Les gens de Chaumot ne sont pas comme les autres.

- Si vous voulez leur dire la vérité, si vous ne vous réservez pas le droit de leur cacher quelques petites dépenses imprévues (celles dont il a une part, telles que l'indemnité de recensement, de 60 francs : « Mais je ne le cache pas. Tout le monde le sait ! » dit-il), vous ne resterez pas maire huit jours de suite, monsieur Renard.

Il me glisse :

- On vous déteste... Vous êtes l'étranger... Ils ne vous suivraient pas.

Mais, moi qui sais ce qu'on raconte sur lui et sur sa femme

- Oui, dis-je. Nous avons chacun notre petit paquet.

Philippe ne peut pas s'empêcher de rire quand il vient de faire ce que je lui ai commandé, et que je lui dis : « Merci. »

Faire une anthologie de la lune.

Le sureau et tous ses petits chapeaux de fleurs.

L'odeur de mort des roses.

Décoré, je suis le commandant aux tables d'hôte, et le commissaire dans la rue.

Le poëte Ponge vient déjeuner. De son petit panier, il tire un litre. C'est un mélange, à sa façon, de prune et de marc, vieux de trois ans. Il en tire aussi un livre que je lui ai prêté, et un manuscrit de vers.

Comme il est déboutonné, à la fin je le lui fais observer. Il boutonne son paletot.

- Non ! dis-je. La culotte.

- C'est vrai, dit-il, mais il n'y a pas de bouton.

Il s'efforce de choisir ses mots ; il dit que, grâce au mauvais vouloir des petits propriétaires de son village, les haies des chemins sont « en anarchie ». « A votre santé ! » dit-il en buvant, et Baïe ne rit pas. Quoiqu'il prenne de tout ce qu'on lui offre :

- Je ne suis pas un gros mangeur, dit-il.

Il a désiré les palmes académiques pour « l'émulation » de ses enfants, mais il affecte de ne plus les désirer depuis qu'il voit à qui on les donne. Anticlérical et républicain comme les 363 de Gambetta, il va quelquefois à la messe pour voir les amis.

D'un pauvre journaliste il dit : « Son talent s'est dévoilé » à telle date.

- Nous tuons un porc, dit-il.

On a envie de lui crier : « Un cochon ! Un cochon ! »

- A présent, dit-il, on prétend que c'est vous qui faites mes articles.

Une chemise sans boutons, un petit chapeau de paille d'enfant, et une odeur !... Il laisse toujours tomber la fourchette quand il se sert, demande pardon, veut la ramasser. On se cogne. Ça n'en finit plus.

Sa tête de chat de village brûlé à tous les chenêts.

Dans Le Petit Parisien il lit les feuilletons de Mérouvel, « à mon avis, celui-là ferait bien de renoncer à écrire », Pierre Sales, Emile Richebourg, « c'est celui qui me plaît le mieux, style coulant ». A Asnois il a un ami qui est bourrelier et qui se vante d'écrire dans La Revue blanche.

Il dit qu'en été il travaille d'un soleil à l'autre.

Il appelle l'évêque « monsieur l'évêque ».

Il écrit de pauvres vers faux, sans ratures, et recopiés, sans air, sur deux colonnes, dans un cahier recouvert d'un journal.

La dévotion ressemble chez elle à une maladie nerveuse.

Elle court si vite à la messe qu'elle fait peur à toutes les poules. Son jupon vole sur la route. Elle dépasse toutes les femmes. Quand elle se sent cachée par les arbres, elle galope presque.

Malgré ça, elle n'arrive qu'à l'alléation.

Le guichard vient se poser sur mon verre. Philippe tire son couteau et le coupe en deux, mais les deux moitiés ne cessent pas de vivre. Plus d'un quart d'heure après, quand je presse l'abdomen, l'aiguillon sort avec une petite goutte claire.

Je n'oserais pas encore y toucher.

Je plante des souvenirs.

Il y a des Poil de Carotte parmi les petits poulets. J'en vois un que sa mère chasse de dessous ses ailes, qu'elle crible de coups de bec, simplement peut-être parce qu'il a une tache noire mal placée au goût de sa maman.

Villages dont même les journaux du département ne parlent jamais.

Jamais rien ne s'y passe. Jamais un crime.

Je retourne à la campagne me refaire une timidité.

11 juin.

La vache. On lui a enlevé son veau, ce soir, pour le donner à Raymond, qui l'élèvera. Que va faire cette bonne mère qui ne se lassait pas de lécher son petit tout gluant, plutôt par gourmandise, sans doute, que par maternité ?

Quand elle rentre à l'écurie, j'attends presque une crise. Elle flaire la paille où le veau était couché et meugle doucement. Elle mange un peu de paille, qui a l'odeur du veau.

Mais la porte du râtelier s'ouvre. Bien qu'elle sorte du pré, elle mange avec avidité le foin que lui donne Philippe. Elle appelle encore le veau, mais elle se laisse traire par Ragotte. On lui donne du pain qu'elle avale. Dans deux jours, elle ne se rappellera rien. Ses sentiments de mère, si profonds en apparence, auront disparu.

On n'entend déjà plus rien.

Marinette. Au cimetière, elle s'assied, et, au-dessous des noms gravés, d'un doigt qui ne marque pas elle inscrit tous nos noms sur la tombe.

Ils y tiennent tous très bien.

Chariot de foin, énorme bête qui se traîne à l'horizon.

19 juin.

Avec sa maison qu'elle loue aux Soeurs, le pré qu'elle loue à Rateau et ses économies, elle a déjà trente sous à manger par jour. Elle est toute joyeuse.

- Mais, dit-elle, j'aurais trente sous à manger par jour à la condition d'habiter dans la rue.

Toujours prodigieusement rasé. Il préférait le grand curé Gouré, au petit curé Beauchef. Il disait des calembours à Gouré, qui ne s'en fâchait pas.

Il a un puits, un puits de crapaud, comme on dit, qui déborde au moindre orage et est tout de suite tari.

Il dit de temps en temps : « C'est la vérité, ça ! » indiquant qu'il ne répond pas du reste et qu'on ne le croit que si on veut.

Ses mains, des mottes de terre qui produisent des poils.

Il ne faut pas mettre trop tôt les boeufs au pré. Ils s'y nourrissent, mais, quand vient le moment, qu'ils s'engraissent, il n'y a plus d'herbe. Pas beaucoup de foin, cette année. Il n'y aura pas de paillet et il faudra faire trop tôt manger le foin aux bêtes.

Les gens sont aussi malheureux que les bêtes à cornes.

Les petits pois se couchent de soif au pied des rames.

27 juin.

Les murs de sa petite cour le séparent du reste du village. L'important, ce n'est pas de voir loin, c'est de ne pas voir le voisin.

Il a peur de ses enfants. A leur majorité, ils l'obligeront à vendre la maison pour avoir la part de leur mère.

- La maison m'a coûté 2 000 francs, dit-il. S'il faut leur en donner 1 000, où donc que je les prendrai ? Ils me flanqueront à la porte.

Il croit même que ses enfants pourront hériter de lui avant sa mort et lui réclamer la moitié d'une vigne qu'il a eue par succession. Je lui dis que cette vigne n'entre pas dans la communauté et que ses enfants n'ont aucun droit sur elle. Ça le console.

Près de lui, sa fille ricane, un doigt dans le nez. C'est elle qui tient la caisse, une corne de mouchoir où elle met les pièces de vingt francs. Elle n'est bonne à rien, coquette, sale, et prétentieuse, parce qu'elle a été reçue la première au « certificat ».

Certaines prostrations donnent une agréable idée de la douceur de la mort.

Leur dire : « Oh ! je suis trop monsieur pour entrer chez des paysans comme vous ! »

12 juillet.

Mme Lepic ! Ce que j'ai fait de plus vrai, et peut-être de plus théâtre, c'est le mur plein de ses yeux et de ses oreilles.

Elle mourra la même.

Dès que j'arrive au jardin, elle le sent et envoie Marguerite voir.

Si je m'approche de la maison, j'entends craquer la fenêtre qui s'entrouvre, et l'oeil et l'oreille se collent à la fente.

Elle s'ingénie à trouver quelque chose à me dire. De sa voix dure, éclatante et sèche comme un éclat de poudre, elle crie, afin que tout le village sache qu'elle m'a dit quelque chose :

- Jules, Marinette sort d'ici. L'as-tu rencontrée ?

- Non !

Ah ! ce « non ! » qui m'échappe comme une syllabe de plomb, c'est tout ce que je peux dire à ma mère qui va bientôt mourir. Je passe. Elle, la figure aux barreaux, blessée, impuissante, ne se retire pas tout de suite. Elle ne ferme pas encore la fenêtre, pour que les voisins croient que notre conversation a duré.

Combien de fois mon père a-t-il eu envie de l'étrangler quand elle entrait dans sa chambre pour prendre un torchon dans le placard ! Puis elle sortait, et rentrait pour remettre le torchon. Il avait fait sceller le placard.

Il fait sa petite tournée. En même temps, il dresse un cheval. Il vient faire sa petite visite de candidat, demande s'il peut voir Philippe, a bien connu mon père, lu mes articles dans L'Echo de Paris. Est conseiller d'arrondissement depuis vingt-quatre ans, avoue que c'est un rouage inutile Ne voulait pas se présenter, mais, par dévouement, poussé par Corbigny...

Est rond, court, gâté, un peu galeux, avec des plaques d'identité sur les joues, et d'une calvitie de derrière

- Eh bien, nous verrons ça le 21 ! dit Philippe

Et le candidat s'en va sans savoir à quoi s'en tenir, Il attendait un mot qui n'est pas venu. Comme il a fort louché du côté de ma boutonnière, je lui ai tendu le premier la main.

La Gloriette. Ce que je vois de mon banc :

une route ; le canal, le bassin et son petit port, bois, tuiles, charbon, sable ;

une route qui coupe celle qui passe devant ma porte ;

l'Yonne, le moulin, le château dans ses pins et ses peupliers, le petit chemin de fer, le clocher et quelques maisons de Chitry ;

les pâtis, des arbres, des champs, et, en descendant l'Yonne, un coin où je pêche ;

Marigny et son clocher, Sauvigny et sa ferme tout près du ciel ;

un arbre tout seul dans un champ, un bois à gauche, un bois à droite, un fond boisé où coule l'Yonne, encore un village, assez loin pour qu'à chaque instant j'oublie son nom ;

à l'horizon, des collines où se dresse, fendue en deux comme une pince, la butte de Chitry Mont-Sabot, le ciel et toutes ses fantaisies de nuages.

A gauche, l'école de Chaumot, une ferme, les piles de bois du canal, les croisettes, les champs Bargeot où je chasse, des prés peuplés de boeufs ; un groupe de petites maisons qui n'ont pas peur de s'appeler Beauregard, des champs, des blés, les bois de Souleaux où je devine Germenay, la butte d'Asnan, encore le ciel.

Je n'ai jamais vendu que des peaux d'ours.

La dinde au col sanglant.

Les feuilles mêmes du tremble ne remuent pas. La nature va éclater. La terre va sauter en l'air.

Philippe écrit sur les murs ; il y marque les timbres et les allumettes qu'il use. Quand c'est fraîchement peint, ça marque bien.

Quiconque voyage beaucoup ne retient pas.

- Qui sait si nous ne sommes pas des morts ?

- Hein ?

- Oui, des morts dans une espèce de Purgatoire, qui ne se rappellent même pas leur vie.

Vieilleries. L'horloge. Les aiguilles d'où se détache, de temps en temps, un regard de ma grand-mère.

Culs-de-plomb, au goût de Philippe nous ne savons pas rester en place.

De mon village je peux regarder l'âme humaine et la fourmi.

Les papillons, petits châles pour les fleurs.

Philippe. Sa brouette qui crie lui est une compagne.

Comme un chien qui s'interrompt d'aboyer pour se chercher une puce. Vénus se couche dans le soleil couchant.

Oui, ma figure change avec l'idée que je me faisais des gens.

Philippe mourra en odeur de travail.

1er août.

Rentré à Chaumot.

3 août.

Antoine, cet inventeur du Théâtre-Libre, a un respect religieux pour le symbole. Il me raconte la future pièce de Curel, une belle chose, un peu banale.

- Hein ? dit-il, ému par son propre récit. Quel symbole ! Après la scène de Bayreuth, je n'ai pas pu me retenir : je l'ai embrassé.

5 août.

Le maître d'école de Corbigny, sec, noir, autoritaire, acharné.

Si on le laisse faire, beaucoup plus vite que les conseillers il transformera le canton. J'avais demandé qu'on ne dise pas mon nom. J'entends :

- Nous avons reçu un magnifique volume offert par un généreux amateur qui désire ne pas être nommé.

Et il se tourne vers moi et me fait un grand salut. Il ajoute :

- Un livre dont le choix indique un homme versé dans les Lettres et les Arts.

8 août.

Philippe. Aucune chaleur ne peut l'arrêter.

- Tant mieux, dit-il, si le travail se trouve à l'ombre ; mais, si le travail est au soleil, il faut bien y aller.

L'Arc de Triomphe du paysan, c'est l'arc-en-ciel.

Ils sont intéressants comme des abeilles dégénérées.

A une femme qui vient de jouer du piano pendant une heure :

- Aimez-vous la musique, madame ?

Donnez des ailes aux pièces de cent sous : les hommes apprendront à voler pour les suivre.

A la mer. Pas de baigneurs, par ce temps froid.

- Mais ces gens qui sortent de l'eau ?

- Des naufragés, peut-être.

20 août.

Rentré à Chaumot après voyages au Breuil et à Bussang.

L'énorme nourrice qui sentait Château-Chinon à plein nez. Je me ratatinais dans mon coin, mais la chair croulait, et je sentais à la cuisse une chaleur grasse et écoeurante. Elle était assise, genoux écartés, les mains aux ongles noirs sur les genoux. Elle dormait bouche ouverte. Je remuais brusquement. Elle s'éveillait et tâchait de relever ses graisses, mais tout retombait.

Entre sa cuisse et la mienne je glissais des journaux. Ça me tenait encore plus chaud, mais j'étais moins écoeuré

La « meneuse » avec ses trois femmes. Air rusé, presque distingué, de femme maigre qui ne craint pas les voyages, une dame qui se sait supérieure aux trois pauvres vaches à lait qu'elle emmène à Paris. A côté d'elles, sa boîte carrée en bois verni avec la plaque de cuivre : « Service de l'Assistance publique ». Elle me demande pardon et se met à la portière pour agiter son mouchoir quand elle passera « en vue » de son fils, qui habite aux environs de Fontainebleau.

Un vieux monsieur, quelque noble, d'esprit curieux, qui tient à tout savoir et pose des questions insupportables.

- Monsieur est du pays ?

- Oui.

- Quel est donc ce château ?

- Ah ! Je n'en sais rien.

Le Breuil. Vallotton angoissé parce que nous l'obligeons à monter en première.

- Allais, montre-moi le café où tu écris tes articles.

- C'est celui-là. Celui-là aussi, puis celui-ci, celui-là encore, quelquefois, enfin celui-ci.

Bernard a un paletot en toile d'emballage. Guitry, morne dans des guêtres très épaisses comme des armures contre les vipères, une blouse, un chapeau avec un ruban de tulle. Vingt-deux chiens aboient à notre arrivée. On les lâche dans le bois. Les vaches ont le licol qui leur tient la tête basse pour les empêcher de manger les pommes des pommiers normands courts et trapus.

Nous allons à Villerville. Je tombe sur Porto-Riche, qui en est le grand homme : c'est lui qui l'a créé. Très vexé parce que, dans une dédicace du Mari pacifique, Bernard l'a appelé « professeur d'énergie », lui qui a la prétention d'être un passionné. Il me dit beaucoup de bien du Vigneron, qu'il vient d'acheter. La maison qu'il occupe, il l'a eue pour un morceau de pain : 800 francs.

Par la portière du chemin de fer je vois un boeuf grimper sur un autre. Brandès regarde du même côté. Gêné, je fais semblant de n'avoir rien vu ; mais Brandès :

- Oui, mon vieux, va toujours ! Tu perds ta peine.

Guitry dort jusqu'à dix heures. Il laisse pendre ses bras, de peur de les fatiguer par un geste.

Une belle chienne, trois bonds onduleux, et un poulet crie, les reins cassés.

Brandès, élégante me conduit à Trouville. Elle m'a prouvé qu'elle est une maîtresse femme de ménage.

- Vous voyez, tablier, clefs dans ma poche.

Une femme de tête et d'ordre.

Elle m'éblouit par sa façon de conduire.

- N'ayez pas peur ! Il paraît que j'ai une main solide.

Je suis tout petit à côté d'elle, qui conduit pour les automobiles qui passent, pour tout Trouville, pour la mer, pour étonner la nature. Je suis à la fois gêné et fier d'être à côté d'elle.

Bussang. Dans le train avec Antoine. Chez lui, une grande admiration pour les hommes forts, fussent-ils des bandits, qui ont de l'estomac. Il a aussi la certitude qu'il faut toujours recommencer, qu'il ne suffit pas d'avoir du génie une fois, qu'il faut en avoir tous les jours, et plus d'une fois par jour.

Lui qui couche tout nu dans son lit, il vient à Bussang avec un seul pantalon blanc, déjà noir ; il a des chaussettes tombantes. En homme de Balzac il engueule tous les chefs de gare ; il demande partout le registre des réclamations, où il écrit des douzaines de pages.

Invasion de la maison Pottecher, où les lits sont encore de plume, par cette bande de comédiens.

- C'est de la folie ! me dit Mme Pottecher, désolée.

Le lendemain, il pleut. Eclaircie pour l'Héritage mais deux averses assourdissantes sur Poil de Carotte. Le ciel est artiste : il pleut sur la partie la plus dure à avaler. Descaves, gelé, tape du pied pendant L'Héritage. Après Poil de Carotte il me dit :

- C'est classique. Ça ira au Français.

On lit : « Les personnes dans les bancs sont priées de se tenir assises. » C'est le style de l'architecte du théâtre.

Les places à cinq francs, les plus chères, sont en plein air, et elles reçoivent toute la pluie.

- Allons ! dit M. Pottecher père. Je me reposerai plus tard.

Et, déjà, en dehors de son usine, il vient d'acheter une ferme qu'il agrandit. Il est admirable. Il a fondé un hospice où, sur 18 000 francs, sa famille en a mis 15 000. Il est maire depuis près de vingt-cinq ans. Il peut dire :

- Il n'y a pas de pauvres dans ma commune. Je fais faire par mes conseillers les propositions qu'ils ne voteraient pas si elles venaient de moi.

Une partie de l'hospice est pour les malades ; l'autre est louée, pas cher, aux étrangers.

Il constate, comme moi, l'inaptitude des instituteurs et institutrices à se dévouer. Dreyfusard, radical, il soutient les Soeurs. Méline vient de lui signifier la rupture de leurs relations. Il a, de Jules Ferry, des lettres qu'il garde pour ses enfants. Je suis plein d'affectueux respect pour lui. Comme on changerait facilement de père !

Bussang. Fermes en deux couleurs séparées par un trait : le rouge du toit, la chaux blanche des murs.

Nous passons sous le tunnel et nous sommes en Alsace. J'ai le coeur un peu serré, non que l'Alsace me manque, mais de m'imaginer qu'à chaque endroit que je regarde il y a eu un homme tué.

Un coin qu'on appelle « le Paradis des fleurs ». Des sapins qui grimpent comme une armée.

A la gare, une espèce de géant à la Bismarck, en uniforme, surveille les trains. Un Allemand en casquette rouge, veste bleue, grand chapeau d'opéra-comique et plume : c'est un garde forestier.

Et rien que des riches dans ce pays abrité par les Vosges. On dirait des gens qui se sont fait place jusqu'au meilleur coin de notre maison. Comme je n'y ai jamais pensé, il me semble que c'est arrivé hier.

A Dijon, de vieilles sculptures ignobles.

26 août.

Quelques mots de Ponge, poëte de village.

- Moi, je suis primesautier, de ma nature.

- De Calife en Sylla.

- L'épi de Damoclès.

- Oui, la lune tendre a de l'influence sur la coupe du peuplier et du chêne. Il ne faut pas les couper en lune tendre.

- Une dame qui connaît Bourget, Theuriet et Stiégler, mais qui ne vous connaît pas, m'a dit que, si j'avais besoin de ses services à Paris...

Le cheval, aveugle, marche de travers, mais il ne quitte pas le dur de la route. Il ne s'étonne que de la sonorité des ponts : il s'arrête, pris de peur.

Une belle veuve avec un liséré blanc qui fait bien entre son chapeau noir et ses noirs cheveux.

Perdrix. Si du moins je pouvais les haïr, avant de les tuer !

Hélas ! Ponge est encore plus vaniteux que moi.

Nuages. J'en vis un qui essayait de passer derrière la lune.

La lune s'est prise dans des feuilles qui remuent d'aise.

L'ombre de l'arbre est à ses pieds comme une chemise légère.

Il tire de l'arène sur la chaume pour réparer un peu sa maison. C'est de bonne arène, dure à tirer, mais qui vaut de la chaux. Mais il ne peut plus ! Des douleurs partout, plus de sommeil la nuit. Il a attrapé ça en travaillant tout un mois dans l'eau. Il gagnait 3 francs 10 sous par jour, mais il l'a trop payé.

Je regarde enfin les bêtes pour contrôler mes Histoires naturelles.

Guitry, un châtelain dont on se contenterait d'être le pauvre.

- Vous êtes trop bon !

- Et, vous, pas assez.

Devenant pauvre, on devient bon.

L'eau rêve un peuplier.

Promenade. A chacun de mes pas se lève un fantôme ami qui m'accompagne. Le souvenir de mon père, la blouse gonflée de vent.

Marinette paraît, et la terre est plus douce aux pieds. Elle me dit que son père a failli l'appeler Solange, à cause de la fille de George Sand.

- Aimerais-tu ce nom ?

- Il ne me gênerait pas, mais je préfère Marie.

Une alouette s'envole de mes pieds, de ma poche, de mon casque, ô Gaulois !

Dans cette belle nature je voudrais être amoureux, elle, mère.

Impressions et souvenirs de George Sand, p. 1.

A Charles Edmond. 1871. « Je ne le nie pas. J'ai la naïveté d'écrire chaque soir, presque toujours en quelques lignes, quelquefois plus au long, le récit de ma journée, et, cela, depuis vingt ans. Il n'en résulte pas que ce Journal mérite d'être publié, et j'ignore encore si quelques pages en valent la peine. Je le feuillètte. Je le trouve insipide pour tout autre que pour moi. »

29 août.

Le fermier vient prendre, au pré, des nouvelles de ses boeufs. Il les regarde longuement pour que, moi qui passe sur la route, je me dise : « En voilà un qui s'y connaît ! »

Les nuages s'arrangent en tableau. Le spectacle du soleil couchant va commencer.

En voyage, mon plaisir est de regarder et de ne rien voir.

Un beau taureau qui roulait sa force sur son cou.

- C'est de la cochonnerie froide, dit Heredia de Pierre Louys.

Titre : L'Histoire de France racontée par mes petits enfants.

Pleine lune. Tout à coup on la voit. Loin de l'horizon, elle semble née en plein ciel. Elle a un nuage de couleur grise, doux comme un cache-nez autour du cou.

Elle est prête à donner mal au coeur. Le nuage reste immobile. Elle monte. Elle le laisse comme un lange inutile.

Une médaille avec deux silhouettes de grands seigneurs.

Son ascension étonne la nature. Pas un être ne bouge. Une vache s'arrête de meugler.

L'horizon au-dessous d'elle est rose. Comme elle est belle ! Ce devait être ca, Vénus sur la mer. Sa beauté riante entre toute par ma fenêtre.

On dirait aussi l'ouverture d'un tunnel lumineux dans la nuit.

Trois teintes du ciel : gris, rose, bleu. Elle est dans le rose.

Femme, ne me parle pas ! Je regarde la lune.

Dieu, tant de mystère, c'est cruel, c'est indigne de toi.

Dieu taciturne, dis-nous des choses !

Peut-être a-t-il inscrit des mots sur un côté de la lune, mais, moqueuse, elle ne nous le montre jamais.

Le rose s'éteint, se confond avec le gris. Le bleu étend son empire.

Elle est d'une rondeur parfaite, d'une netteté, d'une pureté coupantes.

Le pied des arbres s'amincit jusqu'à disparaître. Tout l'argent de la lune entre par ma fenêtre.

Tu m'empêcherais de dormir, mais tu n'empêches pas les boeufs de manger l'herbe du pré. Ça doit t'humilier un peu.

Tu montes trop. Tu vas devenir moins belle. Déjà, une voiture passe sur la route et n'a pas peur de t'offenser du bruit de ses grelots. Un premier chien aboie après toi.

La nuit me gagne. Tu n'éclaires pas assez pour que j'écrive, à ta lumière, un beau poëme en ton honneur. La ménagère qui ne veut pas que je m'abîme les yeux à écrire dans « du tout noir » apporte la lampe, ferme les volets.

Lune, c'est fini ! Tu peux aller rejoindre les vieilles lunes.

Promenade meurtrière. Philippe regarde toutes les musses des lièvres. Ils passerait dedans pour voir. Il ramasse des plumes où les perdrix se sont roulées.

Une femme tricote, assise, en gardant ses deux vaches. Elle est assez loin pour que ce soit une femme et que, tout de suite, j'imagine des choses tendres.

Un pré vert, humide, gras, profond, semble un paradis d'herbe.

Les perdrix ne savent pas encore se sauver avec ensemble.

Les ronces ont de petits toupets comme Rochefort : c'est leur maladie.

31 août.

Il y a le peureux qui regarde sous son lit, et le peureux qui n'ose même pas regarder sous son lit.

Les gerbes faites de blé dispersé s'enlacent, réunies debout, s'embrassent de tous leurs épis.

Théâtre. Situation bien Dumaficelée.

Des joues enflées, comme piquées au milieu par une mouche. Une blouse sur sa veste de garde forestier. Un cor de chasse sur le képi. Il rêve toujours d'être garde à Chitry et de m'avoir pour maire, c'est-à-dire pour patron.

Il tue un cochon par an, achète une livre de boeuf quand il va à Corbigny, le jour de paie, ne boit de vin qu'en hiver, et vit surtout de soupe et de légumes. Use deux paires de souliers par an. Dans ses tournées, boit un verre de vin blanc chez les particuliers, mange du pain et des noix. Aime surtout les belles pommes de terre rouges qui, bien cuites, « se plument » toutes seules.

Il a 300 francs pour garder les bois du château de Lantilly, lui vend ses coupes, ses fagots, touche le sou du franc.

Il trouve que le gouvernement est trop bon pour les curés, admire Waldeck-Rousseau, et termine par cette phrase :

- Hé ! si vous saviez quel tracas on a quand on est ministre !

Le matin, il fait une première tournée de quatre heures à neuf, une, le soir, à quatre heures. Veille en hiver jusqu'à dix heures et demie. En été, c'est le jour qui le guide. Pour lui, finir un livre, c'est coudre les feuilles et leur mettre une couverture.

- Poil de Carotte, dit-il, c'est votre jeunesse. Je dois être là-dedans. Je reconnaîtrais bien tout ça, moi !

Dindes, outres noires cachetées de rouge.

1er septembre.

Une perdrix blessée tombe dans les pommes de terre et nous fait battre le coeur, comme un lièvre.

Une mare : des petites carpes longues d'un doigt sautent en l'air comme des chiquenaudes. Deux grenouilles, l'une, verte, l'autre, presque bleue, sur un morceau de bois, immobiles, comme fascinées par un serpent invisible, ou attendant qu'un gamin exerce son adresse.

L'haleine de foin de la grange ouverte.

Un beau serpent, vert, jaune et blanc, file entre les joncs sur l'eau. C'est une fine caresse sur le ruisseau. Je lui coupe la tête. Pourquoi ? Pourquoi ? C'était une parure du pré, son amusement, son orgueil peut-être.

4 septembre.

Le père Joseph, pêcheur. Il a près de soixante ans. Il est de la Haute-Saône. Il y en a plus de trente-cinq qu'il n'a pas revu son pays, mais il n'y tient pas. Il est habitué aux gens d'ici. Il a deux fils jumeaux âges de plus de vingt ans. On ne les voit jamais. Ils sont quelque part, peut-être en prison. Ils font leur vie. Sa fille a « dans les quinze ans », il ne sait pas au juste.

Il a deux roulottes, l'une qui est de la largeur d'un lit : celui de sa femme, qui est aussi le sien, est au fond, celui de leur fille, à l'entrée ; l'autre contient un poêle. Il ne pourrait pas s'en passer, pour faire sa cuisine, d'abord, ensuite, pour se chauffer, quand deux vents qui soufflent se rencontrent entre les deux roulottes sous la bâche qui sert de toiture.

Autrefois, il prenait, par jour, douze livres de poisson qu'il vendait à Corbigny. Il n'y en a plus. Coureurs, saltimbanques, ont tout détruit avec des lignes de fond. On ne devrait pas pécher ainsi. C'est défendu.

Il préfère ses roulottes à une petite maison qui lui coûterait peut-être 60 francs de loyer par an.

Il y a des moments où je sens, chez Philippe, un ennemi qui s'éveille d'un profond sommeil.

Honorine est dans sa quatre-vingt-septième année, mais elle ne peut pas dire l'âge de son frère, qui vient de mourir.

- Toutes les orages qui viennent de là sont méchantes, dit l'institutrice.

7 septembre.

Toute la campagne est mûre. L'air a un petit goût sucré. L'herbe des prés est un peu cuite. Les fleurs s'effeuillent en papillons.

Les hirondelles s'enivrent de leur vol. Moi, je suis sûr d'être heureux, et ce nuage qui, à l'horizon, prend ce teint de tuile, ne m'effraie pas.

L'hirondelle qui tourne autour d'une cheminée, mais si rapide que toujours elle semble venir de loin

Il y a plus d'OEuvres pour l'enfance que d'enfants.

9 septembre.

Journée chaude, où il semble qu'on va retirer la nature du four.

Décidément, mon poëte-laboureur n'est qu'un pauvre homme.

C'est la nature qui me fait encore une farce.

Ce paysan croit que le rale est le mâle de la caille, et il ignore que la caille est un oiseau migrateur. Il croit que la perdrix part avant ses petits pour dérouter le chasseur. Il croit que son père était « charmeur » et pouvait, en prononçant des paroles magiques, calmer une brûlure, guérir une personne malade.

- Je ne crois pas beaucoup à tout ça, dit-il.

Il semble indiquer qu'il n'a un reste de superstition que par respect pour son père.

Quand on entre chez lui, ça sent le lit défait, la plume vivante, la sueur, le mitonné. L'air est si lourd qu'on l'avale plutôt qu'on ne le respire.

12 septembre.

Dans ma tasse, le café ne reflète que mes idées noires.

Sainfoin. Philippe écrit respectueusement « Saint Foin ».

Le poëte laboureur. Intérieur. Une seule chambre ; à côté, une petite pièce qui sert de cave. Une seule porte ; il n'y a pas à se tromper pour entrer et sortir. A la poutre du milieu est accroché un fusil rouillé où je distingue la broche d'une seule cartouche. Une boule argentée suspendue au plafond.

Il sert le vin blanc sur une nappe. Il a lui-même essuyé le verre avec un torchon propre. Du vin vert comme la feuille de vigne.

Le château sombre, avec une toute petite lumière qui attire mes rêves comme des papillons.

« Ciel » dit plus que « ciel bleu ». L'épithète tombe d'elle-même, comme une feuille morte.

La langue a ses floraisons et ses hivers. Il y a des styles nus comme des squelettes d'arbres, puis arrive le style fleuri de l'école du feuillage, du touffu, du broussailleux. Puis, il faut les émonder.

Ne réveillez pas le chagrin qui dort.

Je n'avais d'autre dessein que de vous donner, étant conseiller, quelques conseils, à vous qui êtes conseillers, et de boire avec vous un verre de vin blanc sur la terrasse de mon jardin.

Je n'ai même pas pu réaliser ce rêve, cet humble projet.

16 septembre.

Paresse ? Oui. Mais c'est un plaisir si fin que de vivre jalousement avec ses rêveries, sans les prêter à personne !

Quand nous avons fait notre première communion, il avait déjà un petit goût de ferme. Au lavabo, chaque matin, il se lavait les cheveux à grande eau. Il s'aperçut qu'il les faisait jaunir.

Revoir un homme qu'on a connu intimement voilà vingt et un ans !

Il était affectueux, appliqué et gentil. Quand on lui disait : « Je parie que je t'embrasse ! » il répondait : « Je veux bien. » Ça n'avait plus de goût : on ne l'embrassait pas.

Il n'avait personne à sa première communion. Je l'ai fait « sortir » avec moi.

Il a dîné chez les dames Millet, et jamais elles n'avaient vu tant manger.

On se faisait passer des billets, un bout de papier plié en deux, avec l'adresse.

Ces souvenirs délicats et puérils gênent un peu quand on n'est pas poëte. Le poëte seul ne rougit point d'avoir eu un âge où il disait et faisait des gamineries. Mais il faut risquer ces entrevues-là : c'est âcre, et cela fixe des limites. On ne peut revivre le passé que tout seul. A deux, l'accord manque.

Comme il a changé ! Mais non ! C'est moi. Lui, s'est arrêté et n'a plus bougé. Il s'agit bien, pour eux, de se souvenir ! Ils ont leurs bêtes à soigner.

Horloge. Le pas lourd du balancier, ce pas de vieux paysan qui peine toujours.

- Oui, tout petit, au collège, dans tes narrations, tu faisais déjà des phrases.

- Je n'en fais plus, dis-je.

Le poisson tire le bouchon au fond de ses ténèbres

La première fois qu'il sort de l'eau, il meurt.

La famille est assise et bavarde. Le soleil couchant se traîne, tout rose, sur le village. Le ciel se mire dans le canal. Quel besoin avez-vous de tuer de petits poissons que vous ne mangerez même pas ?

17 septembre.

J'entends bâiller les huîtres.

Et le piétinement des mouches sur les vitres.

Tonnerre. On entend des pas. Quelqu'un marche, là-haut !

Philippe allait à pied à Avallon. Il partait le matin, au petit jour, et arrivait le soir, à six heures, tout « plat » de n'avoir pas mangé de la journée.

A table, Philippe s'essuie la moustache avec sa croûte de pain.

Les hirondelles en smoking.

De Jaluzot qui salue beaucoup, ils disent que sa tête ne moisit pas sous son chapeau.

Avec la cannette de soie noire sur la tête, les vieilles ont un ruban de velours autour du cou.

26 septembre.

La châtaigne, ce hérisson des fruits.

Je ne connais rien aux hommes, mais les hommes ne me connaissent pas.

Ecrire des pages et ne pas les passer au virage-fixage. Les montrer, dans l'ombre, à quelques amis. Puis, qu'elles s'évanouissent !

Femme en grande toilette, c'est-à-dire toute nue.

Ils se proposent de vivre à partir de soixante ans.

Elle doit avoir un bas de laine tout plein, raide comme une jambe de bois.

- On ne s'ennuie pas dans votre société, dit Ragotte en bâillant tout grand.

Le camarade de première communion.

Il y a plus de vingt ans que je ne l'ai vu. Gare d'Urzy, personne. Je sors. Voilà un tilbury, un cheval de belle allure, un jeune homme et sa fillette. C'est lui. Dans sa voiture, je le regarde à la dérobée : complet de coutil, lourds souliers jaunes. Du chic à conduire. Je retrouve le sourire et j'entends la voix d'il y a vingt ans, elle est restée faible, voilée, rapide. Il y a des mots que je ne saisis pas.

Entrée dans une cour de ferme soignée. Personne sur le perron. Nous entrons dans la cuisine. Est-ce la bonne ? C'est sa femme. Où diable vont-ils chercher ces femmes-là. Laide, plate, gauche, pas aimable, une touffe de poils sur la joue. Comme il dit, les uns veulent la richesse, les autres, la beauté. Il n'a pas voulu de la beauté. Gêne debout, chapeau à la main. Allons voir la ferme ! Je lui demande des explications que je n'écoute pas, et que je redemande. Je ne suis pas aussi intelligent qu'il croyait.

A table ! On a enlevé la natte de paille par politesse ou par économie, et j'ai les pieds sur les carreaux froids. Une jolie petite bonne. On ne se met pas où l'on veut. Ma place est là, mais il faut que j'aille chercher ma chaise. Du vin blanc ou du rouge, poulet aux champignons, radis blanc et beurre, puis des pigeons dans un jus si clair qu'ils ressemblent à des poules d'eau. La fillette étant pâlotte, j'ordonne du quinquina et de l'huile de foie de morue.

Je le félicite de ses succès de fermier.

- Tu aimes ton métier ?

- Je ne le changerais pas pour une de mes oreilles. Mais, je vois, à ta boutonnière, que, toi aussi, tu marches bien.

Il croira que je n'ai désiré le voir que pour lui montrer ma décoration.

Il crache dans son mouchoir, ce qui est mieux que de cracher par terre.

Comme je tâche d'être en train :

- Je te croyais plus sévère, dit-il. Je me disais : « Un écrivain, c'est penseur. Ça pense toujours à quelque chose. »

Je ne pourrais pas, l'ayant fait exprès, être plus inconnu de lui. Mon obscurité à ses yeux est si complète qu'elle ne me fait pas de peine. Ne pouvant l'intéresser à mes travaux, de toutes mes forces je m'intéresse aux siens.

- Allons ! Tu es un homme heureux.

- Oui, dit-il, en travaillant.

Il a vécu quatre ans seul, dans cette ferme, avec une femme de basse-cour et une petite bonne. Il ne se reposera jamais : il mourrait d'ennui. Il aura une ferme moins importante, voilà tout.

- C'est comme toi, dit-il. Maintenant, tu écris des gros livres. Quand tu seras vieux, tu en écriras des petits.

Un objet d'art sur la table de la salle à manger. Je le pèse en connaisseur. Qu'est-ce que je risque ?

Ses bêtes ont la cocotte. Il les fait lever d'un coup de pied entre les fesses, ou, avec la pointe de son couteau, il les pique sur le dos.

Pas un livre. S'il en a, il les cache bien ; mais il a été le premier du département à acheter une moissonneuse-lieuse, qui vient d'Amérique.

A table, sa petite fille ne dit pas un mot.

- Elle n'est jamais comme ça, dit-il. Ah ! si tu l'entendais d'habitude !...

La politique, il n'y comprend rien.

- Nous autres, dit-il, nous ne pensons jamais qu'à la pièce de cent sous.

Pas de comptabilité. Tout est dans sa tête. Et jamais question de l'amour.

Des mains et des ongles entretenus propres par le travail. Fume mal, sans intimité, des cigarettes toutes faites.

Nous sommes bien différents, mais nos chiens se ressemblent à miracle.

Le vent qui sait tourner les pages et ne sait pas lire.

A la gare, l'employé :

- Montez, monsieur.

- Après vous, je vous prie.

La noix, ces deux oreilles collées l'une contre l'autre.

28 septembre.

Rêver, c'est penser au clair de lune, d'une lune intérieure.

Titre d'un volume de mes Notes : Tout nu. Nu.

29 septembre.

Ponge vient ce matin, à l'heure du déjeuner, et m'apporte un parapluie de paysanne que, sans y penser, je lui avais demandé de me trouver.

Je tue peut-être un poëte. Je lui dis :

- Vous aimez la poësie. Vous avez beaucoup lu Lamartine, Musset...

- Surtout Alfred de Musset, dit-il

- Mais vos vers sont imparfaits. Vous êtes poëte par goût, par naturel, par instinct, mais vous faites des vers faux. Il faut les revoir, du point de vue prosodique. N'avez-vous pas un traité de versification ?

- Je crois que si, dit-il. Dans un placard j'ai quelque chose comme ça.

- Servez-vous en sans honte. Et puis, vos vers ne sont pas à la mode.

- C'est que, s'il faut tout vous dire, je n'aime pas les vers d'aujourd'hui.

- Oui, mais...

Je lui rends les siens en lui disant :

- D'ailleurs, on fait des vers surtout pour soi.

- Oui, dit-il. Je ne suis pas obligé de les publier. Je suis agriculteur, etc.

Il me fait de la peine, mais je suis dans un de mes jours de cruauté. Je ne le retiens même pas à déjeuner. Il m'ennuie. Ce serait une soirée de rêverie de perdue. J'hésite. Un détail me décide : je remarque dans son oreille, au fond de l'ourlet, de la terre qu'il n'y est pas allé chercher.

Et, plus je suis cruel, et plus il s'efforce d'être aimable avec la dame, les enfants.

A une heure moins le quart le pauvre poëte brisé va rentrer à la maison où sa femme ne l'attend plus, faire une demi-douzaine de kilomètres pour manger une croûte.

Aussi bien est-il, au fond, trop prétentieux. Il se vante presque de n'avoir pas fait sa rhétorique. On veut être gentil avec les gens : ils en prennent trop. On veut bien avoir de la pitié, mais qu'ils le sentent !

Et il s'est levé de bonne heure pour mener ses vaches au champ afin de venir me voir. Je ne pouvais pourtant pas lui dire qu'il a du talent ! Non ! Mais je pouvais bien le garder à déjeuner.

Donner à toutes ces notes la forme du dialogue.

Fils de la Vierge : téléphones.

Elle me paie son pré : douze francs. Elle apporte son timbre. Comme elle est en retard :

- La pièce de dix francs, dit-elle, je l'avais depuis longtemps. C'est la pièce de quarante sous que j'ai eu le plus de mal à avoir.

Elle a soixante et onze ans. Toujours dans l'herbe au derrière de ses vaches, mouillée jusqu'aux genoux, elle n'a jamais le temps de se faire de la soupe. Elle mange un morceau de pain et une pomme. Elle est lasse. Cependant, les quelques cheveux qui lui restent ne sont pas blancs.

1er octobre.

Et, maintenant, sûr de ma prose, je voudrais faire des vers.

Si matinaux qu'ils semblent préparer leur travail durant toute la nuit. Le soleil trouve dans les champs la charrue, le paysan qui arrache des pommes de terre, celui qui garde des vaches ou des moutons.

Pommes de terre qui sèchent toutes nues sur la terre.

- Qui dira les complications, la poësie enchevêtrée d'une haie !

- Moi.

Rostand. Son Ode à l'impératrice. Je ne comprends pas. Ses vers sont délicieux, mais d'une pâte si tendre qu'à des mains lourdes il n'est pas difficile de les casser. C'est ce qu'elles ont tâché de faire. Pourvu que Rostand reste Rostand, et ne soit qu'aimable !

Ce n'est qu'une mutinerie contre l'empereur qu'il est.

C'est la minute où l'on déteste ce qu'on aime le plus

Vous payez un peu, pas trop cher. Donnez-nous demain un nouvel Aiglon, et les épaules qui essayèrent de se lever se voûteront d'accablement et de résignation respectueuse.

Il échappe à la tyrannie de la perfection. C'est le poëte qui monte, ou grimpe, et ne regarde jamais derrière lui.

C'est comme si l'on reprochait à une reine élégante de n'avoir pas la taille d'une forte nourrice.

Vous les gavez de jolies choses. Laissez-les une fois s'en aller avec la faim : ils reviendront. On a, contre vous, un peu de la malveillance qu'on a contre ceux qui nous traitent trop bien.

Poësie rapide et, comme on disait, « fugitive », ce qui ne veut pas dire : passagère. C'est du Voltaire, revu par un poëte.

4 octobre.

Capus méprise ceux qui font une affaire d'un adjectif mal placé. Mais, selon qu'il est ici ou là, un adjectif supprime un défaut ou une qualité. L'adjectif est l'homme même !.

C'est l'automne. Dans un ciel immobile passent deux hirondelles en retard.

8 octobre.

Les vieilles n'ont rien, elles, que leurs causeries plaintives sur leurs morts. Les vieux ont leur tabac, la goutte. S'ils causent entre eux, ce n'est pas forcément de choses tristes.

14 octobre.

Rentrée à Paris. Ce raté, sa femme croit qu'il devient fou. Il va à la messe, fait maigre le vendredi, passe une moitié de sa vie avec le curé, l'autre à lire les livres du curé et à travailler, tout seul, enfermé. Elle a eu la curiosité de voir ce qu'il faisait : elle a trouvé des carrés de papier où il écrit des mots illisibles.

Elle le prend en haine. Elle se sauverait si elle n'était mariée, et elle dit qu'il est si lâche qu'il la suivrait. Elle le grifferait, le battrait, si elle était sûre d'être la plus forte. Elle le nourrit.

Après avoir tout vendu pour vivre, elle s'est décidée à fonder une maison de couture. Quand elle lui a fait part de son projet, il a dit : « Il y a longtemps que tu aurais dû le faire. » Il lui dit : « Tu ne peux pas savoir ce qu'est le travail d'un homme comme moi. »

Elle ne dit pas : « mon mari ». Elle dit : « lui ! » avec dédain et rage. Maintenant, il trouve qu'avec la machine à coudre et ses ouvrières elle fait trop de bruit. Elle l'empêche de travailler.

15 octobre.

Entêté à ma table de travail, je ne travaille pas : je fais acte de présence de nègre.

Honorine. Des fois, la nuit, en attendant le jour qui n'en finit pas de venir, elle se dresse, s'assied sur son lit, et se met à chanter.

Un faucon s'abat sur une perdrix rouge. Elle crie. Il remonte à cause du chasseur qui a entendu, mais il lui enseigne la perdrix.

Il y a des coins de paysages tristes où le chasseur, soudain, a peur de son fusil.

En quoi la douleur du bois qui brûle est-elle inférieure à celle du poisson hors de l'eau ?

Un chien si las qu'il ne sait quelle patte poser la première.

Ce Russe qui s'appelait Popoff pour commencer.

Toulouse-Lautrec était sur son lit, mourant, quand son père, un vieil original, vient le voir et se met à attraper des mouches, Lautrec dit : « Vieux con ! » et meurt.

Fantec. Je lui ai donné jusqu'ici des conseils si personnels que, du jour où il entre à Condorcet, je lui conseille de ne pas les suivre. Oui ! Le premier conseil que je lui ai donné, c'est d'être banal.

C'est sa première émotion forte. Il ne mange qu'à moitié, dort mal, se mord les lèvres au sang.

Non, merci. Je passe la soirée avec moi.

Alexandre Hepp. Un de ces hommes qui se croient philosophes, attiques, parce qu'ils ont une belle barbe. Le sage est un homme qui a une belle barbe et qui la soigne.

Capus. Comme il va se faire écraser par un fiacre, je le retiens par l'épaule et lui dis :

- Ce n'est pas la peine.

Guitry lui montre un tableau qu'il a payé deux ou trois cents francs. Capus veut faire le connaisseur :

- Oui, le sourire de cette lèvre mal rasée, et puis, le froncement de ces sourcils qui ne se froncent pas encore, qui se préparent à se froncer...

Au fond, il n'est pas tranquille. Trois pièces en même temps sur trois théâtres ! Je le rassure, car c'est la fonction des amis qui n'ont pas eu le grand succès : il faut qu'ils soient très gentils pour ces pauvres malheureux accablés de gloire et d'argent, et qu'ils le soient avec tact.

Il ne signe pas la protestation pour Tailhade condamné à un an de prison pour avoir exprimé une pensée que nous avons tous.

- Moi, les protestations..., dit-il.

- Evidemment ! dis-je.

- D'ailleurs, la forme de cet article n'était pas...

- Mais non ! Mais non !

Je lui demande s'il a fini ses deux prochaines pièces.

- Oui, dit-il. Ce n'est plus qu'un travail de recopie. Il ne me reste qu'à écrire les scènes qui ne sont pas la scène indispensable.

Il travaille bien à Paris. Il sait ce qu'il y fait. Il a le contrôle ambiant : sa pièce passe sous ses fenêtres.

Guitry a un nouveau domestique qui dit au téléphone : « Je suis le maître d'hôtel de Monsieur. » Il ne dit pas « Bonjour, monsieur », mais « Bonjour à Monsieur ». C'est encore parler à la troisième personne.

Guitry, toujours grand seigneur. Il semble dire : « Oui, je gagne un argent fou. Oui, j'ai une vie bourrée de roses. C'est idiot, et c'est injuste, mais, ma foi ! j'en profite, et tout continuera à aller très bien. »

Raconter à l'amie idéale, par lettres, toute une vie, y compris la vie avec la vraie femme.

Pas de défauts, mais toutes les qualités me font défaut.

21 octobre.

Ce n'est plus la femme jolie par elle-même ; c'est une beauté à laquelle prennent part de nombreux ouvriers.

Le théâtre est le lieu de l'inconscience. Un auteur qui a le moindre scrupule est perdu. Il y a quelqu'un qui n'aura jamais de billet de faveur : c'est la vérité. Une ouvreuse sourde et aveugle la reconnaîtrait et la flanquerait à la porte.

23 octobre.

C'est la plus fidèle de toutes les femmes : elle n'a trompé aucun de ses amants.

Il vient me demander si je ne pourrais pas lui trouver des leçons de grec ou de latin. Le dreyfusisme l'a perdu. Dans les journaux, on se défie de lui comme d'un anarchiste. Il voudrait demander à son ancien métier de professeur le pain que ne peuvent lui donner articles, conférences, ni livres de sociologie. Il dit :

- Je parle, j'écris, je fais tout ce qu'on veut, et je n'arrive pas à vivre.

Il faisait chez Bodinier des conférences qui lui rapportaient quinze francs, mais il en fallait dépenser dix pour l'envoi de cartes d'invitation.

Il a failli être mon professeur de rhétorique au lycée de Nevers. Je me souviens d'une lettre où je lui rappelais ces souvenirs. Il a dû en rire avec dédain. Aujourd'hui, il vient me revoir. Alors, il éblouissait les élèves. C'était le jeune, le brillant normalien.

Il a en lui l'ambition, la volonté, le courage ; il y ajoute la résignation, et ça ne le mènera à rien.

- Je voudrais, dit-il, écrire la vie d'un homme jusqu'à trente ans.

Le fait est que la vie a beau les malmener : ces idéologues ne savent rien faire de leur vie. Ils ont des aventures de mousquetaires, et ils écrivent sur la littérature des autres.

27 octobre.

Marche d'allégresse. Dans un rayon de soleil j'imagine une pièce. Un acte tout fait ; mais le soleil passe, et la pièce aussi.

- Vous n'utilisez pas toutes vos ressources, me dit Bernard. Il faudra que nous collaborions. Je suis persuadé que, si on vous offrait la forte somme, vous écririez un très bon vaudeville. Vous vous êtes trop limité. Vous avez mis autour de vous des barrières que vous vous entêtez à ne pas franchir.

Il ne voudrait collaborer qu'avec Allais ou moi.

28 octobre.

Peut-être dira-t-on de moi : « C'était un simple homme de lettres qui n'avait chez lui ni l'électricité, ni le téléphone. »

- Il y a si peu d'hommes de talent ! dit Bernard.

- Deux ou trois, à peine.

- Je veux dire : d'hommes qui aient de l'invention. Ce mot vient de invenire, trouver. Vous trouvez le vrai là où votre voisin ne le voit pas.

- Oui, je crée de la vérité nouvelle Sans ma faculté de la voir, elle restait chose morte. Car, l'observation, c'est de l'invention.

- Vous vous limitez trop, cependant, dit-il.

C'est vrai, et quelquefois je m'enferme dans un cercle si étroit que je travaille sur quelques mots. Mais cela donne quelque chose, et, ce quelque chose, je ne le trouve pas dans le plus amusant des vaudevilles.

Lettres à l'amie. Ce que je voudrais vous dire, c'est la légèreté de ces doigts invisibles qui me jouent de la harpe sur le coeur.

- C'est à se casser la tête...

- Contre un édredon.

Janvier de la Motte chasse en habit, pour user les vieux habits qu'il ne peut plus mettre dans le monde.

Ce qu'on appelait « un français de vache espagnole », c'est ce qu'on appelle aujourd'hui une bonne langue dramatique.

Que je fasse autre chose ! Pour que vous me disiez que ça ne vaut pas ce que j'ai fait ?

Sacha Guitry me dit qu'il a fait recevoir une pièce aux Mathurins.

- A seize ans et demi, c'est gentil, dit-il. Surtout, n'en parlez pas ! Ça pourrait m'attirer...

- Non, non ! Comment signerez-vous ?

- Mais de mon nom, puisque j'ai un nom si connu !

Il n'y a que la vérité qui varie, Notre imagination se répète toujours. Rien ne ressemble plus à une pièce bien faite qu'une autre pièce bien faite.

1er novembre.

L'homme de la Tissier vient de mourir, étouffé par un éboulement de terre au petit chemin de fer où il travaillait. La nouvelle est un soulagement pour le pays.

Très troublée aujourd'hui parce que la Toussaint tombe un vendredi et qu'elle ne sait pas si elle doit faire maigre ou gras, le curé de Saint-Augustin lui-même n'ayant pu la renseigner, notre bonne dit :

- Ce n'est pas un malheur !

Elle dirait presque : « Ce n'est pas trop tôt ! » Et, pour se rattraper :

- Il buvait tout ce qu'il gagnait. Il ne lui servait à rien. La commune l'aidera.

- Non, parce que la Tissier et sa fille aînée peuvent travailler.

- Et, dit-elle, cette Tissier est une mauvaise femme. Ainsi, vous, madame, qui lui avez donné du lait, vous ne savez pas ce qu'elle a dit de vous. C'est étonnant !

- Vous l'avez entendue ? dit Marinette.

- Non, dit-elle, démontée parce que Marinette n'a pas l'air curieuse de savoir.

- Prenez garde ! dis-je. Il ne faut jamais répéter ce qu'on n'a pas entendu soi-même.

Evidemment, nous les embêtons.

Stupide, entêtée et pas bonne. Ce qui la gêne le plus, à Paris, c'est qu'elle n'entend pas « sonner la messe ni les vêpres ». Ce qui ne l'empêche pas de dire que les places de domestiques chez les Juifs sont bonnes, ces gens-là étant très larges.

Fantec. Quand il y a « bâtard » dans Regnard, il met « parent ».

Regnard parmi les classiques, Theuriet parmi les modernes.

Il m'apporte un témoignage de satisfaction.

- Je ne sais pas pourquoi on m'a donné ça, dit-il.

Il traduit Jupiter regens par « le commandant Jupiter ». C'est son élégance à lui.

Il ne sait pas encore se servir du mot « camarade ». Il dit :

- J'ai demandé à un petit garçon.

Que de fois, pris d'une tristesse immense, j'ai dit à l'orgue de Barbarie qui jouait dans ma cour : « Encore ! Encore... »

Allais s'assied à une terrasse de café par une journée de tempête, et dit :

- Garçon, un quinquina et moins de vent !

Ma manie de poser près des femmes au non-aventurier.

2 novembre.

Sada Yacco dans La Dame aux camélias du Japon.

Du réalisme qui ne passerait pas à Paris. Les derniers hoquets d'une poitrinaire. Elle « dégobille » presque. Elle crache du sang, sous la neige qui tombe, parfois en caillots. Elle fait semblant de cracher dans une espèce de livre japonais. Elle l'ouvre, mais, le sang étant un peu plus loin, il faut qu'elle tourne la page. A sa mort, debout, elle bave du sang. Elle donne l'impression qu'elle a de toute part ses affaires.

Ils s'ouvrent très bien la gorge. Le sang vient même un peu vite.

Beaucoup de mimique. On sent qu'ils soignent ainsi les jeux de physionomie parce que les paroles doivent être insignifiantes.

Décors enfantins. Une salle de restaurant qui ne ferait pas l'affaire d'un cantonnier.

Et puis, tous, même le riche amant, ils ont l'air pauvre, et il semble qu'ils ne s'habillent de soie que parce qu'ils manquent de drap.

C'est puéril, et à peine joli.

Sada Yacco pleure bien, mais avec trop de reniflements.

Un joli détail : pendant que la mère tousse, le petit enfant lui caresse légèrement le dos.

Rient-ils ou ricanent-ils ?

Le Guitry de la bande a l'air d'un domestique.

Et elle écrit, elle écrit, « presque aussi vite que vous », dis-je à Bernard.

La riche demeure se reconnaît à ce que, avant d'entrer, ils posent leurs chaussures à la porte.

Leur musique : un accompagnement pour oiseaux.

Julien Leclercq. Trente-six ans. Son enterrement. Un ciel presque invisible, tant il fait beau. Les fossoyeurs s'y étaient mal pris. Ne pouvant retirer leurs cordes, ils ont dû ramener le cercueil au bord, le sortir de la fosse. Cette éphémère résurrection, ce bref retour en ce monde.

C'est un enterrement civil. Avec une petite pelle, chacun jette dans la fosse un peu de terre, d'une terre qu'un employé des Pompes funèbres tient sur un plateau.

Un fossoyeur pioche à côté. On dirait qu'il va planter des morts pour qu'il pousse des vivants.

Le long du mur se dressent de vieilles pierres que les morts ont usées et qui ne servent plus.

Vallette me dit qu'on a envoyé Schwob respirer en Australie Comme il faut être armé là-bas, - il n'y a aucun danger, mais il faut qu'on vous sache armé, - Schwob a acheté un fusil, et il est parti avec son petit domestique chinois. Ça doit lui aller, cet attirail. Avant de mourir, il vit ses contes.

Barrès, un génie charmant, dans trop de papier de soie.

La Loïe Fuller en face de moi dans l'omnibus. Une figure commune de grosse fille qui aurait la manie de se peindre comme une actrice.

De gros doigts sans phalanges où les bagues seules marquent une division. Sourire intermittent, comme si, tous ces gens de l'omnibus, c'était encore du public. Des yeux vagues. Myope. De hauts talons comme à la scène. Il faut se hausser dans la vie aussi. Elle n'a pas de monnaie pour payer sa place. Elle est obligée de descendre pour en faire chez un marchand de vins.

Envie de lui dire : « Mademoiselle, je vous connais et vous admire : voilà six sous » A quoi bon !

Hervieu. L'Enigme. Le gros succès. « C'est la plus admirable tragédie de ce temps », dit Mendès qui a les yeux pleins d'eau. De sa poignée de main molle on emporte un peu de ses mains.

C'est très fort, mais ce n'est pas très beau. Deux chasseurs, un amant, un vieux grand seigneur, deux jeunes femmes dont l'une trompe son mari : est-ce celle-ci, ou celle-là ? Et cette langue courte et tendue ! Ils raisonnent à propos de sentiments. Ils n'ont pas de sentiments.

Il y a là tout de même trop de mépris pour l'ironie.

- Mes moyens ne me permettent pas de sortir, dit Roinard non sans aigreur.

- Il faut avoir beaucoup de moyens pour rester chez soi, dit Rachilde.

Bonnes recettes aux pièces faites selon la bonne recette.

6 novembre.

Fantec. Hier, en lui expliquant de l'Ovide, je me suis emporté jusqu'à le traiter de petit imbécile et à me donner mal à la tête et à la gorge. J'ai passé une nuit absurde. Fantec a eu la colique et s'est levé plusieurs fois. Déjà j'ai des remords.

- Il ne fallait pas l'envoyer au lycée ce matin, dis-je à Marinette.

Je sens qu'elle a quelque chose à me dire. Elle le dit enfin, les larmes aux yeux.

- Ecoute, je trouve que tu cries trop. A sa place, je serais abrutie, et, sans doute, il perd la tête.

Quand il rentre, je lui dis :

- Ta mère trouve que je crie trop. Si cela te paralyse, dis-le-moi franchement. Je te parle en ami. Je veux faire de toi un homme, et je suis décidé à être toujours loyal, juste, et non à user contre toi d'une autorité que je ne me reconnais pas. Trouves-tu que je crie trop ?

- Oh ! non, répond-il.

- Quelquefois, emporté par le désir que tu comprennes, je te dis : « Tu as l'air d'un petit serin, d'un idiot ! » Est-ce que je te froisse ?

- Oh ! non.

- Tu as eu une phrase, un « Est-ce que je sais, moi ! » qui m'a paru presque de la révolte. Est-ce de la révolte ?

- Oh ! non.

- Quand je te dis : « Tu m'embêtes ! j'ai envie de jeter là tes livres et de ne plus m'occuper de toi. » Est-ce que tu as peur ?

- Oh ! non.

- Tu sais bien que, si je me mets dans cet état, c'est dans ton intérêt ?

- Oh ! oui.

- Si je crie, c'est parce que j'ai la voix forte, que j'ai du sang, et que je voudrais te communiquer mon ardeur à l'étude. Et tu es tranquille ? Tu n'as pas peur que je m'oublie jusqu'à te battre ?

- Oh ! non.

- Tu vois ! dis-je à Marinette qui nous écoute, étonnée et attendrie.

- Alors, je ne comprends plus, dit-elle à Fantec. Pourquoi ne réponds-tu pas à des questions auxquelles je pourrais répondre, moi qui ne sais pas le latin ni le grec ?

- Je « chais » pas, dit Fantec.

Et Marinette, émue par ce que je viens de faire, - j'ai parlé à mon fils comme un homme qui ne demande qu'à s'accuser, - a un peu de dépit contre lui. Vraiment, la communication est difficile entre un père et un fils quand le père ne veut pas être le maître jusqu'à l'injustice. Il ne paraît même pas touché par cette scène.

- Alors, les coliques, dis-je, ce n'est pas moi qui te les ai données ?

- Oh ! non, papa.

- Et, quand tu te mords les lèvres, ce n'est pas que tu as envie de pleurer, et que tu te retiens ?

- Oh ! non.

- C'est une manie, simplement ?

- Oui.

- Allons ! Va travailler. Tu vois ? dis-je à Marinette.

- Je ne comprends pas, dit-elle, désolée. Mais toi, je te comprends, va !

J'en profite pour lui dire que je la trouve quelquefois un peu dure avec Baïe, et que, moi, le seul souvenir de l'hiver dernier m'empêcherait de lui faire un reproche.

- Oh ! moi, dure ! dit Marinette. Alors, je n'oserai plus rien lui dire.

C'est peut-être la leçon suprême de Poil de Carotte, sa dernière épreuve. Il essaiera, pour élever ses enfants, de faire le contraire des Lepic, et ça ne lui servira de rien : ses enfants seront aussi malheureux qu'il l'a été.

Le fond de ce petit, c'est une honnête indifférence, ou peut-être croit-il qu'il est bien de tout prendre de moi en bonne part, même mes colères.

Est-ce que la famille que j'ai créée va me donner, en littérature, autant que celle qui m'a créé ?

Ah ! qu'il est difficile d'être un homme !

Bernard dit de L'Enigme :

- Et ce n'est pas du blanc de poulet ! Çà donne l'impression de la maîtrise d'un homme qui en fera d'autres.

- Seulement, voilà ! dis-je. C'est une oeuvre en dehors de l'auteur. On n'a pas besoin de casser, à chaque instant, des racines en soi-même. C'est une oeuvre qu'on est sûr de réussir quand on a beaucoup de talent et qu'on veut la faire. On n'y risque rien de sa personne. Il s'agit de donner la vie à des étrangers qui ne réclameront pas, et non sa vie à soi, qu'on juge. Un homme intelligent arrive toujours à résoudre un théorème, pas toujours à réussir un poëme.

7 novembre.

La bonté a encore quelque chose d'inassimilable. Le fruit a du goût, mais le noyau en est amer.

Je jure que je n'ai admiré et n'admire sans faiblesse qu'un homme : Victor Hugo. Sa Dernière Gerbe paraîtra en février 1902 : je ne demande que de vivre jusque-là.

10 novembre.

Le Plaisir de rompre. Je crois que Le Bargy a un peu de mépris pour une aussi petite chose : qu'il en joue donc autant !

Lettres à l'amie. Sorel. Inutile de vous dire que je suis encore amoureux de cette femme-là. Quelle vie, mon Dieu ! Quelle vie ! Ah ! si j'étais obligé de posséder toutes les femmes dont je suis amoureux !...

Encore une qui n'a jamais lu une ligne de moi.

Jolie, dans cet éclairage doux, chez elle. Pas de lustre au milieu, mais des bougies comme des vers luisants cachés dans les coins. Elle me dit qu'elle a lu l'article de Lemaitre sur Le Plaisir de rompre, qu'elle trouve délicieux, mais je sens qu'à elle aussi il faudrait la grande scène.

- Là, dit-elle, je pourrai me donner un peu, n'est-ce pas ? Elle a un joli sourire. Toujours ses doigts fins chiffonnent l'air, font des boulettes avec de l'air.

Sa langue paraît souvent sur les lèvres. Elle est, au bord de la bouche, comme une petite dame qui fait la fenêtre.

J'aime, j'aime, certainement j'aime, et je crois aimer ma femme d'amour, mais, de tout ce que disent les grands amoureux : Don Juan, Rodrigue, Ruy Blas, il n'y a pas un mot que je pourrais dire à ma femme sans rire.

12 novembre.

Sur le trottoir, à deux heures du matin.

- Et alors, Monsieur Vernet ? me dit Guitry.

- Ça ne va plus. Non, ça n'y est pas.

Je lui raconte en barbotant.

- Ecoutez, me dit-il. La confiance doit venir de vous. Je ne veux pas vous donner une confiance artificielle, mais ça ne me paraît pas si mal.

Je recommence, et, peu à peu, tout en lui cochonnant la pièce que je ne me rappelle même pas, je la lui fais sentir.

- Mais c'est délicieux !

Il la joue déjà. Je reprends des détails.

- Mais c'est supérieur à Poil de Carotte ! Et, pourtant, vous savez si...

Il a l'air sincère. L'émotion qui m'est venue a passé en lui. Il a le petit scintillement de l'oeil.

- C'est bon, lui dis-je. Je vais revoir, et, dans deux ou trois jours, je vous dirai.

J'ai eu un bon moment. Je raconte à Marinette qui se dresse sur son lit et dit :

- J'en étais sûre. Que je suis contente !

Et le travail continue en rêve.

Le matin, tout cela est déjà fané.

- Tu affectionnes les initiales P de C, P de R, P de M, me dit Capus. Le Larousse dira plus tard : « Il aimait que le titre de ses pièces commençât par P et finît tantôt par Ménage, tantôt par Rompre, quelquefois par Carotte. »

14 novembre.

Hervieu passe devant le Théâtre-Français.

- Vous sentez l'odeur du triomphe, dis-je.

- Ça ne s'évapore pas, me répond Hervieu.

Un monsieur vient le complimenter et lui dit : « D'ailleurs, je ne puis rien vous dire. »

- Voilà un homme aimable, dis-je.

- C'est un em...bêteur, dit Hervieu.

Il se plaint comme si ça n'avait pas marché. C'est admirable !

- On me trouvait sec, dit-il. On me trouve singulier. Et puis, on parle déjà de monter la pièce de Lavedan. J'ai attendu deux ans. J'ai fait entrer le succès dans la maison, et on ne songe qu'à se débarrasser de moi. Et puis, François le Champi touche 9 %, et, moi, qui attire le monde, je n'ai que 5.

- En effet, dis-je, c'est honteux, mais vous réformerez cela. Personne plus que vous n'a de titres à dire : « Il faut que ça change ! »

Je lui parle de la décoration de Bernard, mais Hervieu a la promesse de Leygues d'une croix pour Lecomte. Il ne voudrait pas compromettre cette croix. D'ailleurs, Bernard n'est pas de la Société des Gens de Lettres. Plus tard...

- Car vous savez, dit-il, que je n'attends pas qu'on me prie quand il s'agit d'être agréable à ceux que j'estime.

17 novembre.

Bubu de Montparnasse, un beau livre de misères, mais les misérables y raisonnent un peu trop. Ils se vantent. Tel marlou théorise. Une fille qui fait le trottoir est une pauvre femme, mais n'oublions pas que c'est aussi une grue.

Automobiles, des voitures qui semblent si emballées qu'elles ont perdu leurs chevaux.

A me faire cinq dossiers... jusqu'à ma mort : 1, religion ; 2, politique, c'est-à-dire questions sociales ; 3, morale, c'est-à-dire vie intérieure, bonheur ; 4, arts, c'est-à-dire littérature ; 5, ce que je peux m'assimiler de la science.

J'ai toujours vu les gens heureux, mais qui le sont à trop grands frais, envier le petit bonheur limité, dans un coin.

Les discussions les plus passionnées, il faudrait toujours les terminer par ces mots : « Et puis, nous allons bientôt mourir. »

Travailler à n'importe quoi, pourvu que je travaille. Ecrire un gros livre de 600 pages que j'appellerais Les Etrusques.

C'est enrageant, de n'être pas Victor Hugo !

- Il m'a dit qu'il aimait les dessous, dit-elle. J'en ai acheté. Tenez ! six pantalons à vingt-cinq francs pièce. Voyez cette dentelle, ce ruban ! Eh bien, ce sale mufle-là ne les a même pas regardés !

Ancey, un peu trop le martyr du Théâtre-Libre Un peu trop dédaigneux de l'esprit.

Alexandre Natanson me dit :

- Nous voulons vous avoir. Nous avons déjà Capus, Bernard, Donnay. Nous ne voulons que des hommes comme vous. Oui, c'est notre envie, notre faiblesse, notre coquetterie. A l'idée que nous vous aurons, nous ressentons quelque chose qui nous grouille, là, au coeur.

- Bien, dis-je. Alors, voici ce que je vous propose.

- Ah ! dit-il, déjà sur ses gardes. Nous avons des limites. Est-ce dans nos limites ?

- Je vous apporterai un livre et vous le tirerez à 5 000.

- Ça dépend. Tout de suite il s'imagine qu'il a affaire à un Mendès ou à un Maizeroy. Il ne comprend pas que je lui vendrais plutôt ma peau - qu'est-ce qu'il en ferait ?- que de le laisser faire avec moi une mauvaise affaire.

J'explique à Athis ce que je veux : emprunter de l'argent à un éditeur plutôt qu'à un homme d'affaires, et le rembourser avec mes livres, et, si mes livres ne suffisent pas, avec ma maison quand je la vendrai, avec mon héritage quand j'hériterai.

- Rien n'est plus simple, me dit-il, et il n'y a qu'à s'étonner que vous ne soyez pas plus exigeant.

Et l'avenir me paraît tout rose.

Avec tous les bons actes des mauvaises pièces en trois ou cinq actes qui se jouent en ce moment, on ferait un chef-d'oeuvre,

Il a eu récemment une pièce interdite par le public.

- Je ne suis pas venu vous voir l'autre jour, me dit Bernard, parce qu'il y avait du brouillard et que j'avais peur. La veille, dans ma rue, j'entends crier : « A l'assassin ! » Je me lève. J'ouvre - prudemment, dois-je vous le dire - ma fenêtre, et je vois une femme tenue, couchée, sur le trottoir, par deux hommes. A une autre fenêtre, un monsieur criait : « Si vous ne lâchez pas cette femme, je tire ! » Or, cette femme était ma bonne qui rentrait du théâtre à minuit, et ils l'ont lâchée après lui avoir arraché le programme de l'Athénée. Justement, ce matin, j'ai envoyé vos livres à la reliure.

Une seule fois, Victor Hugo ne m'a fait aucun effet : c'est quand je l'ai vu. C'était à la reprise du Roi s'amuse. Il me parut vieux et assez petit, un peu comme nous nous représentions les plus vieux membres de l'Institut, qui doit être plein de ces petits vieux-là. Plus tard, j'ai connu Georges et Jeanne Hugo. Je ne comprenais pas qu'ils pussent adorer un autre dieu que lui.

Je lui sacrifierais La Fontaine, mes passions.

Tout un soir, Rostand et moi, nous avons répété ce vers qui est une peinture extraordinaire :

Il avait les cheveux partagés sur le front.

Je ne trouverais pas quatre phrases à lui dire sur lui.

Et il y a des livres de lui que je n'ai pas lus.

Je peux faire des plaisanteries sur Dieu, sur la mort : je ne pourrais pas en faire une à son propos. Pas un mot de lui ne me paraît ridicule.

J'ai lu des penseurs : ils me font rire. Ils tournent autour du pot. Je ne sais pas si Victor Hugo est un penseur, mais il me laisse une telle impression que, après avoir lu une page de lui, je pense éperdument, le cerveau grand ouvert.

Je crois que je n'aurais jamais osé lui avouer que j'écris.

Si l'on m'affirmait, preuve en main, que Dieu n'existe pas, j'en prendrais mon parti. Si Victor Hugo n'existait plus, le monde où se meut la beauté qui m'enivre deviendrait tout noir.

De voir Victor Hugo ne m'a point gâté Victor Hugo, mais je m'en suis voulu de n'avoir pas eu assez d'enthousiasme pour le voir si grand, une minute, malgré sa petite forme humaine. Il sortait au bras de son petit-fils.

Je ne donne pas moins de sens à son nom qu'au mot « Dieu ». Il utilise toute la force que j'ai d'adorer.

Critiquer Hugo ! Quand je regarde un coucher de soleil, qu'est-ce que cela me fait de savoir qu'il ne se couche pas, que la terre tourne autour de lui ? Quand je lis Hugo, qu'est-ce que ça me fait de savoir qu'il écrit comme ceci ou comme cela ?

Tout petit, j'ai dit à mon grand-père : « Sont-ils heureux, d'avoir un tel grand-père ! » Et mon grand-père, que je n'avais pas blessé, a dit oui, comme moi.

22 novembre.

Pour une artiste, quelle singulière envie d'être une honnête femme ! Mais, madame, l'honnêteté ne gagnerait rien à être générale. C'est un talent, un art, comme l'art dramatique. Marinette est une honnête femme, et c'est très bien ; mais je ne vous sais aucun gré de vouloir l'être comme elle, pas plus que je ne lui permettrais de vouloir m'étonner par des qualités de théâtre.

Honnête femme, vous ! Quelle drôle d'idée ! Et quand votre camarade vous tient dans ses bras, vous baise sur l'épaule, sur la bouche, pensez-vous qu'à ce moment-là je me soucie de votre honnêteté et que je me dise : « Elle a beaucoup de talent, cette actrice, et puis, c'est une honnête femme » ? Il n'y a pas de vertus nécessaires à tout le monde : il y a des parures qui vont ou ne vont pas à la personne. J'aime l'honnêteté chez ma femme parce que ça lui va bien. Si je ne pouvais me passer d'honnêteté, je n'irais pas épouser une actrice, parce que je sais bien que, dans cet art d'être honnête, fût-elle blindée de l'orteil aux cheveux, elle ne pourrait jamais être que médiocre.

25 novembre.

Anatole France faisait des compliments au général André, qui lui dit :

- Ce n'est rien. Je tâche d'être un homme.

Et le général se mit à pleurer.

- Les généraux, dit le ministre, ne demandent qu'à obéir. Mais leurs femmes !...

Fallières, président du Sénat, dit :

- Oui, oui ! Mais, là-bas, dans mon pays, j'ai un cabinet d'affaires, et il périclite.

Au milieu de sa tempête, Claretie découpe des petits articles et passe son temps à les coller sur un petit agenda.

Mon village est ma mine d'or.

Une mouche est plus sale en hiver qu'en été. Il semble qu'elle soit restée là, non à cause de la chaleur, mais à cause de notre odeur de pourriture.

- Mais comment a-t-il pu vous violer ? dit le juge.

- Je me suis baissée.

Bernard raconte. Un Juif veut vendre sa pelisse.

- Mais elle sent mauvais ! dit l'acheteur.

- Ce n'est pas elle, répond le Juif. C'est moi.

29 novembre.

Bergerat, dont les fours succèdent aux fours, dit :

- Oh ! dame, je n'ai pas, comme Rostand, trente mille francs à donner pour qu'on reprenne Les Romanesques à la Comédie-Française.

Le pauvre homme en est encore là !

Oui, Tristan ! Vous, avec Un Mari pacifique, moi, avec L'Ecornifleur, nous travaillons en pleine humanité, mais nous ne cherchons pas à en tirer de gros effets. Au contraire ! Avec de la vie, nous faisons un travail fin.

A Sacha qui admire Tailhade, Guitry répond :

- Tu le prends trop au sérieux. Ces hommes-là, il faut s'en amuser, il ne faut pas y croire. Et puis, ils sont dangereux. Quand on se donne beaucoup de mal pour obtenir une légère concession, ils gâtent tout par leur fracas.

Au travail, le difficile, c'est d'allumer la petite lampe du cerveau. Après, ça brûle tout seul.

Va toujours ! Le talent est comme la terre. La vie que tu observes ne se fatiguera point de rendre. Laboure ton champ chaque année : il fructifiera tous les ans.

30 novembre.

Quand je ne suis pas très original, je suis un peu bête.

Et zut aussi pour le « charme un peu triste des choses fanées ! »

2 décembre.

- Vous savez, me dit Léon Blum, le mot de Guinon sur Brieux : « Son évidence grise. » Je n'aime que la beauté poétique. Le vers ne lui nuit pas, mais c'est tout de même un peu puéril. Aimez-vous Saint-Simon ?

- Oui, dis-je. C'est un écrivain qui « se reprend ». Il travaille sous nos yeux. Il nous montre ce qu'il faut faire.

- J'aime les images de Shakespeare, dit-il.

- Moi, elles ne m'amusent pas. D'ailleurs, j'aime moins l'image que par le passé. Elle ajoute ou retranche à la vérité, que je préfère toute nue : le sujet, le verbe, et l'attribut.

- Il ne manque à Victor Hugo que d'être maniable, portatif, en trois ou quatre volumes.

- Nous ferons ce travail.

- Dans Capus, il y a un peu de beauté poëtique.

- Oui, dis-je, un peu, mais c'est de la beauté d'optimiste. Il n'aura jamais le courage d'une beauté contre le succès. »

Chez Barnum. Une fatigue à vouloir suivre ces trois pistes.

L'art, c'est le rare. Or, si, à côté d'un éléphant magnifique, on m'en montre une douzaine presque aussi beaux, le premier ne m'étonne plus.

Pas un véritable artiste ne consentirait à rester dans cette foule.

Des monstres. Le plus impressionnant : ces deux enfants soudés par un lien de muscles. Cela rend indéfiniment rêveur.

Capus a mal au bras parce qu'il n'a pas pris ce matin sa leçon d'escrime. Il n'avoue pas qu'il soit complètement chauve, mais il reconnaît qu'il a les tempes toutes blanches.

Son succès lui permet de dire, avec autorité, d'un air profond, des choses absolument insignifiantes. Il prédit à Guitry qu'il débutera par trois fours à la Comédie-Française, excepté avec Donnay.

9 décembre.

Horace, au Théâtre-Français. Deux colonnes, deux fauteuils. Aux colonnes sont pendues bêtement je ne sais quelles bottes de carottes vertes qui sont des armes.

Lambert fils met un millier d'r devant « raison », « roi », devant tous les mots qui commencent par r.

Si le vers se termine par « mort », « sort », « vie », Paul Mounet dit : mô, sô, vi, et saute sur le vers suivant comme s'il avait peur qu'on le lui vole.

Silvain, essoufflé, d'un essoufflement sans ordre.

Delvair, commune.

Duminil, tout en derrière.

Les pauvres figurants. Et le roi ! Quel est le gamin qui lui a mis, par dérision, cette couronne d'or sur la tête ?

C'est beau, Horace. Quatre ou cinq points culminants, mais c'est trop long, trop raisonneur. Et du mauvais goût.

Le vieil Horace est une figure de granit tendre.

Qui de nous n'a eu, un quart d'heure dans sa vie, le désir passionné d'être un grand cabot ?

Henri de Régnier, grisonnant comme nous tous, comme Quillard qui a une belle barbe pleine de neige.

France, un homme qui écrit trop en grec, en prévu, veux-je dire. On est trop tranquille, avec lui : on n'espère pas qu'il manquera l'oeuf.

Oui, je porte ma décoration. Il faut avoir le courage de ses faiblesses.

Me priver le plus possible, être un égoïste maigre. Que mon égoïsme n'ait plus que les os et la peau !

La vieillesse arrive brusquement, comme la neige. Un matin, au réveil, on s'aperçoit que tout est blanc.

A Chaumot, les 5 et 6 décembre.

Toujours attiré vers ce puits où il n'y a rien. La poule d'eau plonge. On la voit la tête hors de l'eau, le cou comme pris dans un anneau glacé.

Ragotte, qui me sert à table, me demande :

- Allez-vous manger votre fromage au derrière de votre viande ?

Le père Joseph n'est pas marié avec sa vieille : ils ne sont qu'« encabanés ». Elle lui est bien utile. Elle faut ses 40 kilomètres dans sa journée. Elle va, jusqu'à Saizy, chercher des besaces de pain. Il sait par quel chemin elle doit revenir et va au-devant d'elle.

Une roulotte n'est tout de même pas une maison. L'hiver, pour prendre l'air, il se promène souvent, les mains dans les poches, autour de sa voiture.

Branches si fines que les feuilles qui restent semblent suspendues autour de l'arbre.

On dirait que les fermes sortent des bois éclatés, comme certains fruits de leur coque.

Maman, dans son fauteuil, prés du poêle. Dès qu'elle me voit, elle fait : « Oh ! Oh ! Oh ! » Elle m'embrasse en insistant. Oh ! cette joue molle qui ne me semble pas celle d'une mère ! Et, tout de suite, elle parle avec volubilité. Quand je pars, elle m'accompagne jusqu'à la porte du jardin pour que les voisins voient bien que je suis entré chez elle. Elle me dit au revoir quantité de fois. Je suis déjà vers la croix qu'elle parle encore. Je n'ose pas la regarder. J'ai toujours peur de ses yeux froids, brillants et vagues.

11 décembre.

Déjeuner chez Blum. Jaurès a l'aspect d'un professeur de quatrième qui ne serait pas agrégé et ne prendrait pas assez d'exercice, ou du gros commerçant qui mange bien.

De taille moyenne, carré. Une tête assez régulière, ni laide, ni belle, ni rare, ni commune. Beaucoup de poil, mais ce n'est que de la barbe et des cheveux. Un nerveux clignement de paupière à l'oeil droit. Col droit, et cravate qui remonte.

Une intelligence très cultivée. Les quelques citations que je fais, auxquelles je ne tiens pas beaucoup, il ne me laisse même pas les achever. A chaque instant, il fait intervenir l'histoire ou la cosmogonie. Une mémoire d'orateur toute pleine, étonnante.

Crache volontiers dans son mouchoir.

Je ne sens pas une forte personnalité. Il me fait plutôt l'impression d'un homme dont le bulletin pourrait être ainsi rédigé : « Bonne santé sous tous les rapports. »

A une de ses plaisanteries, il rit trop, d'un rire qui descend des marches et ne s'arrête qu'à terre.

L'accent : un bizarre dédain pour le c d' « avec » La parole lente, grosse, un peu hésitante, sans nuances.

Evidemment, il faudrait voir l'acteur qui est dans cet orateur. Et puis, je vis, par la pensée, avec des hommes trop grands pour que celui-là m'étonne.

- Faire un discours ou écrire un article, pour moi, c'est à peu près la même chose, dit-il.

Je lui demande ce qu'il préfère de l'exactitude d'une phrase, où de la beauté poëtique d'une image.

- L'exactitude, répond-il.

L'homme qui l'a le plus frappé comme orateur, c'est Freycinet.

Il lui est plus facile de parler dans une réunion publique qu'à la Chambre, que de faire une conférence. Où il a été le plus mal à l'aise, c'est à la cour d'assises où il défendait Gérault-Richard.

En religion il paraît assez timide. Il est gêné quand on aborde cette question. Il s'en tire par des : « Je vous assure que c'est plus compliqué que vous ne croyez. » Il a l'air de penser que c'est un mal nécessaire, et qu'il faut en laisser un peu. Il croit que le dogme est mort, et que le signe, la forme, la cérémonie, sont sans danger.

D'après Léon Blum, il se sépare de Guesde comme tacticien. Socialiste de gouvernement, il croit aux réformes partielles. Guesde n'admet que la révolution complète.

Il n'est plus capable que d'apprendre le catéchisme à sa petite fille. Sa femme boit de l'eau, se tue de travail dans son atelier de couturière et porte des jupons faits de morceaux, mais il dit :

- Elle est bien heureuse, elle, de faire un travail qui se voit. Moi, je travaille plus qu'elle, et ça ne se voit pas.

Et le fait est qu'on ne voit jamais rien. Il passe des journées entières dans sa chambre ou chez le curé qui lui prête ses livres. Sa femme couche avec ses filles dans l'atelier, et son frère, dont elle parle comme d'un dieu, dans une petite chambre qui sert de petit salon « à faire attendre le monde ».

Il y a des gens qui retirent volontiers ce qu'ils ont dit, comme on retire une épée du ventre de son adversaire.

Migraine. Parfois, il me semble que ma tête, petite et lourde, est tout là-haut, loin de moi, perchée au bout de mon corps comme un gratte-cul au bout de sa ronce.

Il ne couche plus avec sa femme, ou bien, ce ne serait que pour lui faire un enfant. Son curé lui a défendu le simple jeu du plaisir.

- J'ai un but, dit-il. J'ai un chemin à suivre : je le suis. Tu as raison de t'occuper de tes chiffons, parce qu'il faut manger ; mais qu'est-ce que tes chiffons à côté de mon travail ?

- Où est-il, ton travail ? lui dit-elle. Montre-le, ne serait-ce que pour ta pauvre petite fille qui est infirme.

- Plus tard, grâce à moi, elle aura de la fortune.

- Ah ! çà, lui dit-elle, est-ce que par hasard tu te croirais Jésus-Christ ?

Quand elle le presse un peu, il ne répond plus et s'enferme. Alors, son beau-frère sort, de peur d'être obligé de lui donner des calottes.

Avec les ouvrières de sa femme il est d'une politesse obséquieuse. Cet homme, qui ne veut plus coucher avec elle « que pour lui faire un enfant », couvre hypocritement son ignominie en étant bien avec le curé, et c'est à la femme que le pays donne tort. Quand elle lui fait des reproches, l'injurie et lui dit : « Tu n'as pas honte de te faire nourrir par une femme ? » il lui réplique :

- Tu as raison de travailler, mais tort de t'emporter. Regarde-moi, si je m'emporte.

Le Dimanche, il passe son temps à se bichonner pour aller à la messe et aux vêpres.

Pendant six ans, elle a fait croire à tout le pays que son mari travaillait à quelque chose de mystérieux et de grandiose : aujourd'hui, il en profite.

Tout un hiver, ils ont vécu de pommes de terre et d'eau. Il se plaignait, mais ne travaillait pas.

14 décembre.

Théâtre. Une de ces vagues pièces dont la réussite dépend d'une chaise plus ou moins bien placée, et de la couleur du chapeau du monsieur.

Elle a l'air d'une jeune fille bonne à marier. Elle se fait accompagner de sa bonne. Elle fait un journal socialiste pour les enfants.

- Ce journal dont vous êtes directrice ?

- Il n'y a pas de directrice chez nous, dit-elle.

- N'ayez pas peur des mots, mademoiselle. Ce n'est pas eux qui font du mal, mais les choses.

Elle veut être athée, mais avoir le droit d'entrer dans les églises

Elle me préfère à Rollinat. Armand Dayot lui a conseillé dé venir me voir.

Tout de même, cette jeune fille apôtre, si elle n'était pas jolie, se présenterait-elle chez les gens avec cette aisance ?

16 décembre.

Fantec devient délicieux. Parfois je l'aime comme s'il était mon père.

17 décembre.

A chaque lettre de deuil que je reçois, je m'amuse à remplacer le nom par le mien.

Il y a des moments où j'ai envie de mourir. Alors, la mort, ça m'est égal.

Les poëtes sont assis sur l'Olympe ; mais ils sont trop petits, et leurs pieds ne touchent pas la terre.

Un Chinois sans son abat-jour.

Vous vous taisez, madame ? On sait ce que ne pas parler veut dire.

L'homme, ce condamné à mort.

Le père et la mère ont tout un escalier d'enfants.

Il me faudrait une toute petite table portative pour aller travailler, comme un peintre, en pleine nature.

Il ne faut pas détruire, mais il faut attaquer souvent, pour que les gens se tiennent bien.

- Voilà mon home, dit le poëte Ponge en me faisant entrer dans sa cabane.

Homère vivait dans le tragique : c'était le naturel pour lui. Notre tragique, à nous, ne peut être que du chiqué.

On est si heureux de donner un conseil à quelqu'un qu'il peut arriver, après tout, qu'on le lui donne dans son intérêt.

22 décembre.

Dans un dîner, Capus a toujours cinq minutes supérieures, une série de paradoxes mous qu'il débite d'un petit ton comique et falot. C'est indescriptible. Avec tant d'esprit, il est immoral et sans tact. Quelques-uns disent de lui : « C'est un sauvage. » Si, par modestie, par pudeur, on lui dit : « Je ne suis pas très content de ma dernière pièce », il abonde dans ce sens et vous marche sur le pied, jusqu'à ce qu'on se révolte.

C'est un joli talent, et une nature assez médiocre. Il y a du gazetier, en lui, et du théâtreux.

Il avoue qu'il ne comprend rien à Marivaux. Devant notre stupéfaction, il cherche à se rattraper.

Il écoute Andromaque, et je sens que toutes ces beautés glissent sur son petit crâne nu. Ça n'entre pas. Au besoin, il affectera de dormir. Echoué là, un peu court et assez puissant, petit roi de théâtre, homme à succès, qu'a-t-il besoin de se forcer à aimer Racine !

C'est un homme qui passe sa vie à flanc de coteau et qu'on ne trouvera jamais sur la hauteur.

Andromaque. Andromaque dédaigne Pyrrhus, qui dédaigne Hermione, qui dédaigne Oreste. Quelle humanité toute faite ! Quelle riche matière sentimentale ! Le poëte n'a qu'à travailler avec génie.

Les Plaideurs, ce n'est pas gai. De la gaieté de collégien, et les pauvres comiques de la Comédie-Française jouent ça comme des potaches.

Bataille. Il y a un peu de bluff dans l'attitude, les lèvres minces, la maigreur, la pâleur, le maladif, le sourire de ce jeune homme, dans la façon pédante dont il essaie de parler des moindres choses. On se dit d'abord : « Attention ! Il ne faut pas dire de bêtises devant cet homme-là ! » Et, bientôt, c'est lui qui les dit.

A mon pantalon marqué au genou on voit que, chaque soir, je regarde sous mon lit.

La vraie gloire ne pourrait nous venir que des amis d'enfance : elle ne vient jamais.

Fumées : les fins toupets des cheminées.

JOURNAL DE JULES RENARD DE 1899-1904 - Jules RENARD > 1902

- 1902 -

3 janvier.

Conférence populaire à Corbigny, sur Molière, le 29 décembre 1901. Toute la journée, énervement. On me dit que, par ce temps de pluie, des gens de Chaumot viendront. Pris d'attendrissement, je prépare une phrase de gratitude, mais, par la faute de Philippe, j'arrive trois quarts d'heure trop tôt. Personne. Ça m'amuse, et l'incident comique me donne de l'aplomb. C'est toujours le même truc : il faut tâcher de penser à autre chose.

Je parle une heure un quart sans fatigue, et je ne touche pas au verre d'eau. C'est ça, qui doit me poser ! Les gens écoutent debout, sans changer de jambe. Je ne distingue que deux ou trois figures. Un moment, je vois quelqu'un qui bâille, derrière sa main. Devant moi, une petite fille qui est la niaiserie même, d'une niaiserie effrayante.

Pauvres gens ! Ils me donnent l'impression que j'en ai trop fait, et qu'il est temps d'être un saint.

Un sourd m'écoute de profil, la main en pavillon à l'oreille, et fait une horrible grimace d'attention.

Ils n'ont guère de respect que pour la personne « qui n'est pas bête ». D'une vieille femme terriblement avare, ils disent : « On pourra raconter d'elle ce qu'on voudra ! Elle est ce qu'elle est, mais elle n'est pas bête. »

L'ouvrier et le paysan viennent à une conférence avec le désir de s'amuser ou de s'instruire : ils jugeront après. Le bourgeois n'y vient qu'avec le désir de juger. Il se refuse ou se retient.

Applaudissements violents et courts. Les dames croient que leur présence les tient quittes du reste.

Louis Paillard a réveillonné dans un petit café. On a chanté. Ceux qui n'ont pas chanté ont payé une bouteille de champagne. Lui, il a récité une poësie de Jehan Rictus, La Misère, et on l'a tellement turlupiné qu'il a dit des vers de Victor Hugo.

Le petit galop serré d'un poêle tout neuf qui ronfle.

Que cette vie me paraîtrait belle si, au lieu de la vivre, je la regardais vivre !

4 janvier.

Chez Guitry. Capus, c'est la veulerie du parvenu, échoué dans un fauteuil, les pieds sur une chaise, se plaignant de rhumatismes dans le dos et se fourrant éperdument les doigts dans le nez quand il voit qu'on est de profil, tandis que sa petite tête montre son petit derrière luisant.

- Je fais faire un hall, dit-il.

- Un quoi ?

- Un holl, Ça t'embête ?

- Je m'en fous.

- Il aura sept mètres et demi de long sur cinq de large. Je ne peux plus vivre dans des petites pièces. Il m'en faut de grandes, des pièces en cinq actes.

- Va, va ! lui dis-je. Tu peux faire ce que tu voudras à ta maison de campagne : elle aura toujours l'air idiot.

- Voilà le ton ! dit-il. On se fout des autres, on se fout de soi, et ça m'embête de dîner en ville. (Il y dîne tous les soirs, en gilet de velours, avec un petit habit ridicule et sans queue.)

Il n'y a pour lui que le Théâtre des Variétés. Samuel est d'un gâtisme charmant. Jeanne Granier est délicieuse comme artiste. Lavallière est un animal exquis.

- Elle m'appelle son tuteur, dit-il. C'est très comique.

Puis :

- Et tu seras de l'Académie, Renard.

- Toi aussi.

- Tu en seras, et tu nous foutras la paix.

- J'en serai si tu me donnes ta voix.

- Oui, si tu me donnes la tienne, et tu feras toutes les bassesses pour monter au sommet de la hiérarchie.

- Toutes celles que tu auras faites. Ah ! mon pauvre ami, tu es en bonne voie pour arriver le plus vite possible à la liquéfaction.

Et ainsi de suite.

- Ah ! dit-il, nous sommes tristes. Pourquoi sommes-nous si mélancoliques ?

- C'est l'âge.

Il avoue plus de cinq ans de plus que moi. Nous cherchons les âges de tout le monde.

- J'ai fait une démarche pour faire décorer Allais, dit-il. J'ai été mal reçu par Mme Waldeck qui m'a dit qu'elle le trouve stupide. J'en ai fait une seconde cette année ; mais, quand on a été si mal accueilli à la première, on n'a aucun goût pour une seconde, que d'ailleurs je n'ai pas faite. J'ai rendez-vous avec Leygues pour lui parler de Samuel.

- Parle-lui plutôt de Bernard.

- Tiens ? Oui, au fait. Je ne lui parlerai pas de Samuel, et je lui parlerai de Bernard.

Du Prix Martin, de Labiche, Guitry et Capus disent en même temps, l'un : « C'est un chef-d'oeuvre », l'autre : « C'est idiot. »

- Mais tu dépenses tout ton argent !

- Je ne sais plus où j'en suis, dit Capus, et je ne veux pas le savoir.

- Prends garde ! Je ne te tirerai pas de là encore une fois.

Bernard est en Hollande, à l'hôtel, où il travaille à une pièce dont il a dit à Micheau qu'elle serait comique et juteuse.

Mme Rostand. La joie de vivre, d'être riche et glorieuse. Et, pourtant, elle aussi se plaint que la vie est chère, que... Mais elle s'arrête et sourit. Elle se plaint, en pleine fortune, avec bonne humeur.

- Vous avez maigri.

- Un peu, dit-elle. Voyez comme je suis mince ! Edmond ne voit plus que moi. Je ne le quitte pas un quart d'heure. Il est seulement énervé de ne plus travailler, et il rêve des sujets de pièces. Il a une imagination, c'est effrayant ! Ah ! s'il avait votre santé !

Peu importe qu'on soit atteint de ce mal ou de cet autre : l'important, c'est qu'on soit mortel.

Aux champs. D'un rouge sombre, pleins de jus piquant, les gratte-cul attendris par l'automne.

La terre labourée est molle comme une terre mouvante.

Le nid qui aveugle : c'est étonnant qu'on ne l'ait pas vu même au temps des feuilles.

Les prés pleins d'eau, comme si toutes les veines de la terre s'étaient rompues.

Le peuplier qui n'a plus que son toupet à la Rochefort.

6 janvier.

Demolder, un peu pot à tabac. Un Léandre bouffi, mais un sourire charmant, et ce délicieux parler belge qui est une grâce de plus chez les hommes de talent.

Il a, lui aussi, la prétention d'être plus timide que personne au monde. !

Un gros ventre, une grosse face, deux petits yeux, éclatants et hors de tête, le cheveu rare, une petite moustache finement bouclée, pas de blanc, un foulard de soie noire au cou.

Il rit d'un rire court, une flamme vive qui s'éteint tout de suite. Quelquefois, des gestes imprévus d'acteur, de cabot.

Il voyage beaucoup. Il me parle Italie, Naples. Les Napolitains sont merveilleux (ici, un geste fulgurant), mais sales ! Il a vu une bonne qui, trop paresseuse pour aller chercher de l'eau, pissait sur le plancher et balayait ensuite.

Guitry me récite du Tartuffe. Quelle admirable scène que celle où Orgon supplie Tartuffe de rester, malgré Damis, et où Tartuffe joue hypocritement sa dernière carte ! Voilà de la lutte pour la vie. Guitry avait les yeux rouges, et j'étais pris d'une émotion... décourageante.

Il a joué Tartuffe à Saint-Pétersbourg et avoue qu'il y était mauvais.

- Vous y seriez admirable aujourd'hui. Vous avez changé, depuis trois ou quatre ans.

Je n'ajoute pas : « Grâce à moi ! » Cet homme qui a mangé tous les argents (il doit en être à son deuxième million), est l'homme qui admire le plus vraiment les vraies belles choses.

Théâtre-Français. Gringoire, de Banville. Trop long, et les acteurs dépensent tout, au début, en prodigues qui laissent leur argent à la première boutique où ils entrent. Et puis, quelle drôle d'histoire ! Il y avait, chez Banville, un fleuriste marchand de fleurs bleues, mais du bleu le plus fade.

8 janvier.

Nos lèvres se sont détachées comme deux moitiés d'un fruit mûr.

La Jeunesse, un pauvre diable de talent qui ignore que l'admiration pour les Gringoire, les bohèmes, les originaux en costume et en morale, ne peut être que rétrospective.

Le mendiant. C'est encore lui le plus habile à faire baisser les yeux.

13 janvier.

Louis Paillard arrive tout chaud de Corbigny et me donne des nouvelles. Philippe lui a dit :

- Ils diront ce qu'ils voudront ! N'empêche que pas un d'eux ne pourrait parler une heure un quart comme lui sans boire un coup d'eau-de-vie.

L'aumônier de Corbigny, un jeune homme, voyant Poil de Carotte sur une table, a dit aux personnes présentes :

- Ecoutez ! Je puis vous affirmer qu'au point de vue littéraire c'est absolument nul.

Le curé, qui est un brave homme, a dit à Paillard :

- Vous avez écrit sur monsieur Renard une notice dithyrambique.

- Je n'ai pas écrit tout ce que je pensais.

- Vous m'étonnez Mais, enfin, prenez garde. C'est un homme dangereux : il a de telles idées religieuses !

- Il est sincère.

- Est-ce possible !

Sa vieille tante lui a dit :

- Tu sais, ton Jules Renard ? Il n'est pas si connu que ça !

On me prête des ambitions politiques. On n'ose pas m'approcher de trop près, de peur d'être « crayonné ». Mais on reconnaît que je suis un honnête homme.

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Jamais je ne demande des nouvelles des absents : je les suppose morts.

Femme plate, mais avec des hanches : une taille de violon.

16 janvier.

Tartuffe. Brandès s'y montre comédienne de haut style. Elle dit toutes les syllabes du vers d'une voix d'airain léger, d'une voix à nous dire tous les vers classiques sans en oublier un seul.

- Les contemporains de Molière, dit Capus, avaient quelquefois raison de dire que c'était du galimatias.

- Mais Molière n'a jamais publié une de ses pièces ! Il se serait corrigé, et puis, écoute ce vers :

De vous dépend ma peine ou ma béatitude.

- Ah ! dit Capus, c'est une langue merveilleuse.

- Et puis, dise, Molière ne s'en tire pas avec des images.

18 janvier.

Aux Champs-Elysées. Des vieilles femmes dans des voitures profondes comme des tombeaux.

Une femme, avec un peu de pain, fait faire l'exercice à des moineaux : elle est fière comme un capitaine.

Les moineaux les plus fiers restent sur les branches de l'arbre voisin. On dirait de gros bourgeons sur des branches dénudées.

Un vieux petit chien, dans un paletot de grosse laine, essaie de faire une crotte. Le domestique a un sourire de mépris qui empêche les passants de se moquer de lui.

Aux Tuileries, pour la première fois peut-être, je regarde la beauté de formes des statues. Est-ce que je deviendrais gâteux ?

Cet or des grilles fait bien dans l'air brumeux. C'est moins criard qu'au soleil. La lune déjà levée : comme le sein d'une nourrice qui sort à peine du corsage, à cause du froid.

Autour du jet d'eau des bandes de rougets se serrent. On dirait un reflet sanglant oublié là par le soleil. L'un d'eux se détache et tombe au bord comme une larme rouge.

20 janvier.

Je ne demande qu'une chose : gagner assez de pain pour en donner aux oiseaux.

Quand un homme dit : « Je suis heureux », il veut dire bonnement : « J'ai des ennuis qui ne m'atteignent pas. »

On débute par le journalisme : il faudrait finir par là et n'offrir aux lecteurs que les beaux fruits d'une expérience qui n'a pas poussé trop vite.

Maladies : les essayages de la mort.

Non contente de se peindre, par ses attitudes elle se sculpte.

Capus et son pardessus de 2 000 francs dont chaque poil fut planté à la main.

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La raison : l'ordre dans les pensées choisies.

Mon Dieu, ne me faites pas mourir trop vite ! Je ne serais pas fâché de voir comment je meurs.

Je me mets en quatre pour éviter de rendre service.

- Vous n'admirez pas ce petit nain ?

- Mais, j'ai été plus petit que lui !

Mendès promène avec fierté Léon Dierx, cette bonne tête de Turc des Parnassiens.

27 janvier.

Le rêve de Philippe, c'était d'avoir un grand tablier bleu de jardinier avec une poche pour le sécateur. De cette manière, il ne briserait plus ses culottes en s'agenouillant. Qui pouvait le deviner ?

29 janvier.

Un jeune homme qui va se marier demande le Code du mariage, puis, feuilletant le livre :

- Il y a bien le divorce, là-dedans, n'est-ce pas ?

Capus arrive à la vérité par le paradoxe.

1er février.

La Passerelle, Larroumet se tord et fait le galant avec les dames, tandis que Paul Adam, ce petit dieu joufflu, leur offre des bonbons. On entend, à l'autre bout du théâtre, le rire, qui finit en remontant, de Granier. Au fond d'une baignoire, j'ai quelquefois des nausées d'effroyable ennui. C'est la submersion dans le noir.

Capus, depuis qu'il gagne beaucoup d'argent, est connaisseur en peinture. Il parle des Hollandais comme de lui-même. Il a un mot sévère pour Rubens et des faveurs pour deux ou trois autres noms dont l'orthographe m'échappe. Je n'écoute jamais les conversations de ce genre : on n'y dit que des bêtises. Depuis son succès, il a du goût en tout, se connaît en ameublement, en cuisine.

Le théâtre est l'endroit où je m'ennuie le plus, mais où j'aime le plus à m'ennuyer. Guitry ne peut jamais m'arracher de la loge.

2 février.

Tâchons d'être pleins d'indulgence pour l'habileté des autres, et n'ayons pas l'air de nous vanter de notre maladresse.

L'amertume, c'est très littéraire, mais ce n'est que la bile de l'homme de talent.

Je suis un peu ivre : j'ai une tête d'arbre qui se balance au vent.

- La lyre d'Apollon...

- Qui ça, Apollon ? Quelle lyre ?

La modestie peut être une espèce d'orgueil qui arrive par l'escalier dérobé.

Dans notre association de mousquetaires, comme c'est moi le plus pauvre, c'est moi qui paie les vestiaires.

Il faut bien pardonner leurs caprices aux actrices de talent, car les pauvres femmes sans talent ont les mêmes.

Je ne vais pas dans le monde parce que j'ai peur de n'y pas recevoir assez de compliments.

Etre indépendant comme un anarchiste et bon comme un saint.

Le projet est le brouillon de l'avenir. Parfois, il faut à l'avenir des centaines de brouillons.

De toute la vie de Napoléon je ne tirerais pas un drame de cinq minutes.

3 février.

Roméo et Baucis.

Neige. Toute la France est morte.

4 février.

Je ne vous ai pas fait voir ma pièce : La Bande à Léon, me dit Tristan, parce qu'un véritable ami, aux répétitions privées, est un mauvais juge. Il ne nous juge pas du point de vue littéraire ni dramatique : il nous juge du point de vue du succès. Il nous regarde sur la corde, et il a peur. Il lui faut le public pour le rassurer, : pour qu'il marche sans crainte. Il suit le public et le mène en même temps.

5 février.

J'ai en horreur le critique esclave de son esprit indépendant qui, après avoir fait l'éloge d'un premier livre, se croit obligé d'éreinter le second et réserve à ses amis ses meilleures rosseries.

Je serai, non pas méchant, mais partial. Je dirai mon goût à moi, qui est bien le plus faillible que je connaisse. Aucune théorie, pas de système. Le bon livre est celui qui me plaît. Arrangez-vous !

Cependant, je déclare que j'ai un point de vue moral : la propreté d'âme, et un point de vue littéraire : la propreté du style.

J'ai encore, mais j'y tiens moins, un point de vue social. Je parlerai avec plaisir des livres à la portée du peuple. Il aime la lecture beaucoup plus qu'on ne croit. Je consulterai souvent Philippe.

La sympathie a ses droits. Il est certain qu'un livre de Capus ou de Bernard me déplairait difficilement.

Je lirai, non pour faire de la critique, mais pour ma joie. Si j'arrive à m'imaginer que quatre lignes de moi puissent faire vendre cent exemplaires d'un livre, j'écrirai vingt lignes sans paresse.

Je citerai souvent. Je dirai : c'est bien, ou : c'est mal, sans souci d'expliquer pourquoi, d'abord, parce que ça allonge inutilement, et puis, parce que, plus d'une fois, je ne le saurai pas.

Il faudra avoir confiance : c'est obligatoire.

Arène. Je pose, dans sa main froide, ma candidature à la critique littéraire du Figaro.

6 février.

Mendès a peur des ironistes. « Depuis leurs promesses ils n'ont rien fait qui vaille », dit-il. Mais pourquoi s'occupe-t-il de ces inexistants ? Il en profite pour faire l'éloge de Courteline, qu'il n'arrive pas à faire détester par les ironistes.

Sa devise : « Aux cinq cent mille vers. »

Pain de ménage est copié tout entier dans Amoureuse, dit Porto-Riche.

8 février.

Le geste que Guitry a hérité de son père : la main en l'air, protestation de la plus absolue indifférence

10 février.

Tristan dit :

- Le vaudeville, comme le reste, est une chose intéressante. La preuve, c'est qu'il n'y a pas beaucoup de vaudevillistes. Feydeau est le maître. Quand on a cité Bisson, Mars, Hennequin, n'en reste pas qui vaillent. Ce sont des hommes qui connaissent leur public, qui ont la science des effets. Sortis de leur domaine, ils sont exécrables. S'il y restent, ils restent supérieurs, d'une supériorité qu'il n'y a aucune raison de mépriser. Ils ont de l'estime pour moi. Je les étonne un peu. Ils me serreraient la main.

Franc-Nohain, né à Corbigny. Interne au lycée de Nevers. D'abord malheureux parce qu'il faisait des vers. Encouragé par un professeur qui l'a révélé à lui-même. Bon élève, il en est fier. Vient à Janson-de-Sailly pour préparer Normale. Prix de discours français au Concours général. Mis à la porte, refusé à Normale, fait son droit et entre dans l'administration.

Je lui trouve une ambition de vieillard. Tout cela manque de jeunesse et de poësie. Préfère les choses curieuses aux belles choses, veut être connu, gagner de l'argent, dîner en ville, etc.

11 février.

La source inconsolable.

Je sais que la littérature ne nourrit pas son homme. Par bonheur, je n'ai pas très faim.

A chaque instant il faut que je serre, à l'étrangler, le cou du renard envieux qui me ronge le ventre.

J'ai horreur de la rime, surtout en prose.

La justice est gratuite. Heureusement, elle n'est pas obligatoire.

Je me sens « Jumeaux ».

Un beau vers a douze pieds, et deux ailes.

Cela fait plaisir à mes amis, que tout le monde ne m'aime pas.

J'envie la gloire de n'être pas connu.

12 février.

Cercueil : baignoire mortelle d'où l'on ne sort plus.

J'écris au Figaro ; mais, ces petits poëmes en prose, c'est comme des sources : pour les chercher et les trouver dans les broussailles du Journal, il faut avoir bien soif !

Rostand, d'Esparbès, etc., que deviendront ces auteurs quand Napoléon sera mort ? Une de ces femmes qui veulent briller au premier rang, avoir des auteurs. Elles invitent à dîner. On n'accepte pas ? Elles se consolent vite : un refus est toujours un autographe.

Guitry, à qui je demande ce qu'il faut lire de Victor Hugo aux gens de Chaumot, m'indique, non Les Pauvres gens, mais le premier acte de Ruy Blas, parce que les paysans s'intéressent plus à des « duchesses » qu'à eux-mêmes.

15 février.

Rêve. Dans un dortoir. Moi, dans un lit, elle, dans le lit voisin. Je lui dis : « Venez donc ! » Elle vient. Je la serre d'abord contre moi et je la sens sous sa chemise. Puis, j'ose descendre la main, la remonter partout, sur la peau douce, sur les seins durs, et je couvre de baisers son visage. Comme, un instant, je détache ma bouche, je vois, au pied du lit, un pion qui nous regarde, sévère, désolé. Elle se sauve dans son lit. Je me cache sous mes draps. C'est fini.

Ce matin, je me réveille dans une gratitude légère, frissonnant comme un arbre qui a passé la nuit tout inondé de lune.

Fantec fait son Journal, un Journal sérieux qu'il ne fera jamais voir à personne, et qu'il brûlera de ses propres mains lorsqu'il s'apercevra qu'il entre en agonie.

16 février.

Baïe. Je viens de lui lire La Conscience. Elle n'a pas très bien compris. Moi parti, Marinette lui explique :

- Je comprends un petit peu, dit-elle ; avant, je croyais que, l'oeil, c'était la lune.

- Mais comment veux-tu que la lune, en plein jour, dans une tombe... ?

- Par les fentes, dit Baïe.

- En plein jour ?

- Oui, dit-elle. Ce n'était pas pratique.

- Comment, me dit Marinette, pourrais-tu aller à Nevers par ce froid, coucher dans une chambre d'hôtel glaciale sans ta petite femme pour te réchauffer ?

- Oh ! dit Baïe, on se marie pour un quart d'heure avec la directrice de l'hôtel.

Il n'est pas possible de dire la vérité, mais on peut faire des mensonges transparents : c'est à vous de voir au travers.

17 février.

Discrétion.

- Oui, je l'ai répété. Mais pourquoi me l'as-tu dit ?

- Parce que j'avais confiance en toi.

- Non !

- Je n'ai pas confiance en toi ?

- Si, mais c'est par-dessus le marché. Tu me l'as dit d'abord pour te faire plaisir. Etais-tu assez content ! Tu avais à me raconter quelque chose qui te tenait à coeur, qui te semblait extraordinaire, une de ces choses dont on dit, les yeux mi-clos : « Ça n'arrive qu'à moi ! » Et tu me sentais tout oreilles. Tu avais le plaisir de parler de toi et de me faire plaisir : quart d'heure délicieux pour toi ! Il s'agissait bien, pour toi, de savoir ce que je ferais de ta confidence ! Eh ! oui, que veux-tu que j'en fasse ? Pourquoi t'imagines-tu que je dois garder ce que tu n'as pas pu garder ? Laisse-moi ma petite part de plaisir. Tu m'as raconté ton histoire : c'était une joie. Je la raconte. C'est celle d'un autre, c'est moins agréable, ce l'est encore un peu. Et tu ne voudrais pas me laisser ce petit reste de plaisir ? Tu n'es ni généreux, ni juste.

Victor Hugo, la maîtrise dans le hagard.

18 février.

Je jardine dans mon âme.

La fleur des champs a un coeur d'or.

Une horloge droite et plate comme une vieille Anglaise.

19 février.

Personnel ! Personnel ! Et après ? C'est contre ce « moi » que vous devez crier, pas contre la franchise que j'ai d'en parler, car, si j'avais le « moi » de César, vous seriez émerveillé.

L'homme se plaindrait de n'avoir pas à se plaindre.

20 février.

Chez Guitry. Capus, plein de confiance pour sa prochaine pièce, Les Deux Ecoles :

- Si tu espères t'y embêter, me dit-il, tu te trompes.

Il va s'échouer dans un fauteuil, fermé les yeux et, un doigt dans le nez, s'endort.

Il s'est fait traîner sur les scènes d'Allemagne où on joue La Veine, mais il n'a rien vu parce qu'il est myope.

- J'ai dîné, me dit-il, avec un châtelain, voisin de campagne, qui ne connaît ni le P. de R., ni P. de C. mais pour qui le V. dans saV. est un livre de cheV.

- Imbécile aussi ! lui dis-je.

On raconte des histoires.

Un petit Savoyard entre chez un charcutier avec un petit violon de dix sous, achète un peu de charcuterie, et, au moment de payer, dit qu'il n'a pas d'argent, qu'il va aller en chercher, si l'on veut garder son violon en gage : un violon, quel qu'il soit, vaut toujours bien deux sous de charcuterie. Accepté. Quelques instants après, arrive un monsieur chic, qui achète aussi, et aperçoit le violon, qu'il examine. « Mais c'est un stradivarius ! dit-il. J'en donne 5 000 francs. » Etonnement du charcutier, qui dit la provenance du violon. « Bien, dit le monsieur. Le petit va revenir. Achetez-lui son violon. Je reviendrai le prendre pour le prix convenu. » Le petit revient. Le charcutier lui donne 500 francs dont il tirera 5 000 ; mais le monsieur chic ne revient pas.

Donnay dit de Siegfried :

- Ce sont des choses qu'on voit dans la vie tous les jours. A quoi bon aller au théâtre !

23 février.

J'annonce à Guitry que, dans quinze jours, je lirai Monsieur Vernet à Antoine. Sa belle indifférence. Il se fatigue. Il vieillit. Ses derniers cheveux blanchissent. Il s'amuse avec « ses enfants », Les Burgraves. Il amuse Claretie en lui disant que Meurice n'a qu'un rêve : faire sombrer ce drame. Il le dit aussi à Mounet-Sully qui répond, d'abord étonné : « C'est à le croire ! »

Et Paul Mounet :

- Guitry, il me vient une idée. Je dis tout, moi, nom de Dieu ! Quelle belle maison ! On devrait tous s'y tenir comme dans le creux de la main ! Il faut que je foute le camp : j'ai un huissier qui m'attend.

Et Claretie, plein d'anecdotes - à qui Mendès écrit : « Si on ne m'envoie pas un service de première, je ne parlerai pas des Burgraves » -, raconte à Guitry que, en 70, un journaliste, que des avant-postes on ne voulait pas laisser passer, s'écria : « C'est bien ! On ne parlera pas de la guerre. »

Sur le conseil de son frère, il se décide à passer le concours d'auditeur au Conseil d'Etat.

Il fera tout de même de la littérature, mais, sur le conseil de son frère, il prendra un pseudonyme : Jean Sirvien, d'une nouvelle d'Anatole France.

- Qu'est-ce que vous en pensez ? dit-il.

- Moi ? Rien.

Il est décidé à refuser la décoration et l'Académie plus tard.

- Baudelaire a dit : « Ce n'est que par la vertu qu'on arrive à la fortune », dis-je à Capus.

- Tu seras toujours pauvre, me répond-il.

- Et pourtant, toi, tu es riche.

Au Parc Monceau, les pigeons auxquels on jette du pain. Lourds, ils arrivent à pied, et le moineau, d'un coup d'aile et d'un coup de bec, emporte la miette.

Au théâtre. Fauteuils vides : toutes ces dents arrachées.

Tant que les penseurs ne m'auront pas appris ce que c'est que la vie et la mort, je me fous de leurs pensées.

- Femme, qu'est-ce qui vous attache à lui ?

- Le besoin qu'il a de moi.

Elle ne peut se faire à cette idée que son père, qui a quatre-vingt-deux ans, souffre déjà des dents. Elle trouve ça drôle.

24 février.

Les Burgraves. Répétition privée. C'est moins ennuyeux qu'on n'espérait, et ce n'est pas assez ridicule pour troubler un admirateur de Victor Hugo. Mais quelle singulière idée il se faisait des vieillards ! Ils ont tous l'air de jouer la comédie. C'est à celui qui fera le plus vieux. Mounet-Sully, avec son gâteau de Saint-Honoré sur la tête, semble ne faire que des imitations de lui-même. Quel étalage de barbes ! Mounet-Sully a l'air d'avoir une serviette autour du cou. Guitry lui disant qu'il devrait en couper quelques centimètres, il s'offense comme si on parlait de lui couper autre chose.

Paul Meurice serre la main d'un vieil homme qui fait la critique depuis soixante ans peut-être. On me dit son nom : je ne l'ai jamais entendu.

Segond-Weber. Ce serait peut-être bien, mais comment avoir peur d'une femme qui crie : Vingince !

Paul Mounet passe dans son armure et sans sa tête de loup.

- Quel métier ! dit-il à Brandès. Allez ! Mieux vaut jouer la comédie

25 février.

J'ai habité toutes les planètes : dans aucune la vie n'est drôle.

Avare, mais très poli. Quand un mendiant ôte sa casquette pour la lui tendre, il le salue profondément.

Après la répétition « triomphale » des Burgraves, Tristan passe devant le buste de Corneille et lui dit :

- Ne te frappe pas !

Et, en effet, pas un de ces vieux n'est comparable au vieil Horace, qui ne dit que ce qu'il doit dire.

27 février.

Burgraves. Soirée du Centenaire Plutôt terne. On n'aime pas Victor Hugo comme il faudrait, d'un amour filial. Au début, dans ma baignoire, j'ai envie de pleurer, mais ce public me glace.

Il y a là des gens qui feignent d'écouter, qui font chut ! quand ils entendent un bruit de vestiaire, et qui n'ont pas applaudi une seule fois.

Il y a le bilieux Coppée - celui-là n'aura pas son centenaire -, et qui se défile avant la fin des actes.

Bernard plaisante et pose sa grosse bouche sur mon oreille, en signe d'émotion : puis, il fait un bruit de boeuf en mangeant des bonbons.

Georges Hugo vient me serrer la main, l'air d'un cercleux fatigué, vidé : ça passe pour de l'émotion. Je lui fais compliment de son article à L'Illustration. Il est flatté. Comme j'ai déjà passé à Victor Hugo, il me remercie encore pour son article de L'Illustration.

Segond-Weber est si belle quand elle dit : Ce siècle avait deux ans... que mon coeur se rompt.

Mirbeau blague. Je sais bien qu'il y a de quoi, mon Dieu ! Ce buste, ces palmes, ce tambour, cette cuirasse, ce plumet rouge...

- Mais, lui dis-je, il ne s'agit pas de ça : Victor Hugo est le plus grand lyrique du monde.

- Ils ont eu ça en Allemagne, dit-il : Goethe et tous les poëtes qui ont précédé Goethe.

Quels poëtes ?

Guitry. Je sens que lui non plus n'aime pas tout ça. C'est un éteignoir d'enthousiasmes sots. Je veux bien, mais gardons Victor Hugo. Dans sa baignoire il fait jouer sa petite lampe de poche.

Mendès. Oh ! celui-là croit l'admirer mieux que les autres, mais mon admiration vaut la sienne. En tout cas, c'est à Victor Hugo, immortel, et qui lit dans les coeurs, de choisir.

Et, ce matin, La Vie parisienne se moque de moi parce que j'ai dit qu'à Victor Hugo je ne pourrais adresser qu'une prière. Ça me fait plaisir.

28 février.

Les Deux Ecoles, de Capus. Répétition générale. C'est le chef-d'oeuvre de la veulerie. Quatre actes d'esprit désarmant pour un public qui se croit autant d'esprit que l'auteur. La phrase même de Capus devient un article de Paris. A une façon qu'elle a de se déclencher, le public dit : « Ça va sonner ! » Et ça sonne toujours.

Ses personnages vont au-devant de toute réclamation. Ils disent : « Je suis prêt à toutes les aventures. Ne vous étonnez pas de ce qui va m'arriver. » Comment s'étonnerait-on ? Ils disent : « Suis-je moral ou immoral ? Je ne sais plus ! » Et le public, que touche cette consultation, dit : « Va donc ! Pas d'inquiétude ! Tu es moral comme moi. »

Et toujours le mot d'esprit qui sonne à temps.

Granier admirable, et qui met du sentiment, çà et là, dans un mot, quand il n'y en a pas dans le rôle.

Capus ne s'attaque pas aux sujets difficiles, mais le voilà maître de toutes les difficultés spéciales au sujet qu'il choisit. Et ça n'est pas dépourvu de sens social. Un cercleux peut dire que, La Petite Fonctionnaire, c'est tout le féminisme, Les Deux Ecoles, tout l'adultère et tout le divorce.

Pleure ! Mais il ne faut pas qu'une seule de tes larmes coule jusqu'au bout de ta plume et se mêle à ton encre.

A l'enterrement. Est-ce que je fais bien peine à voir ?

- Oh ! vous ne me ferez pas croire que vous n'avez jamais trompé votre femme ! dit-elle.

- Est-ce que j'ai essayé de coucher avec vous ? Non. Alors, comment vous étonnez-vous que je ne l'aie tenté avec personne ?

La nuit tombe. C'est à qui de nous deux ne réclamera pas de lumière. Elle ne veut pas avoir l'air d'avoir peur, moi, je ne veux pas être grossier.

- On est bien, dans cette pénombre, dit-elle d'abord. Enfin ! Il faut tout de même faire apporter de la lumière. Si ! Si !

- Hein ! Quel drame ça ferait, dis-je, si Marinette entrait ! On ne voit plus rien. Pourquoi restez-vous là ?

- Ce n'est pas à cause d'elle, mais des domestiques, dit-elle.

En effet, je sonne. François entre tout de suite. Il attendait à la porte, avec la lampe allumée.

Souvenirs de famille. Ma grand-mère, Marie Iaudi, appelait ma mère : l'avocate. Elle disait : « Elle avocate bien. » Très susceptible, quand elle croyait que, dans une conversation, il y avait un mot pour elle, elle s'en allait et boudait jusqu'à ce que tout le monde revînt la chercher.

Mon parrain, Pierre Renard, avait le même âge que ma tante. Ils avaient vécu ensemble avant de se marier, et le pays le savait. Il détestait sa femme et les enfants de sa femme, entre autres une dame Desavennes, qui avait deux enfants : Urbain et... ? Veuve à Chitry, elle habitait une chambre louée, et mon parrain refusait de la voir, même quand elle voulait lui souhaiter sa fête.

L'autre frère de mon père, Antoine, ressemblait à l'acteur Baron.

Ma tante Honorine a laissé le souvenir d'une femme très propre ; cependant, elle prisait dans une tabatière d'argent. Elle avait la manie des lessives.

Plus distinguée, ma mère laissera le souvenir d'une dame, de La dame.

Vieilles figures de quartier. On veillait chez Marie Pierry. Tout à coup, Marie Iaudi se mettait à rire silencieusement, pour elle, et longtemps.

- Qu'est-ce que vous avez donc, maman Iaudi ?

Elle ne répondait pas, ne se calmait pas. Bientôt, c'était une infection. On se bouchait le nez. Alors elle s'arrêtait de rire et se remettait à teiller.

Les deux ménages, Pierre et François, habitaient la maison paternelle. Ma tante et ma mère se disputaient quand la bourse était plate, mais ma mère avocatait mieux. Mon parrain avait fait des bêtises : il avait acheté 4 000 -francs un pré qu'à sa mort on a vendu 1 200.

Le rideau du souvenir ne se tire que quand il veut.

Le père Fré. Le père Cornu. La mère Colade, Papon, le père Castel, le père Perreau, tout le quartier. Difficulté de placer nos souvenirs en ordre. Tel mot de mon père me paraît tout près, tel, de mon frère, très loin.

1 er mars.

Le Plaisir de rompre. Répétition au Français, sur la scène. Guitry n'est pas là. M. Prudhon, solennel même quand il sourit, est d'une politesse qui gêne bien mon chapeau que je suis obligé de garder longtemps à côté de ma tête. Mlle Sorel sait déjà et m'annonce qu'ils joueront ma pièce lundi soir, chez des Belges.

- Cela nous rapporte à chacun vingt-cinq louis, dit-elle.

3 mars.

Guitry trouve mauvaise la mise en scène et donne quelques indications. Tout de suite c'est étonnant. Sans dire les phrases, sans gestes, simplement parce qu'il y pense, de cette petite pièce il fait une pièce.

- Nous jouerons tous deux Le Plaisir de rompre, dit-il, et vous ferez la femme.

Brieux, sur la scène, fait répéter vingt fois de suite la même phrase à de petites actrices terrorisées.

Guitry laisse à Claretie ce mot qui doit l'affoler : « Brieux n'a pas besoin de moi avant vendredi. Je vais voir comment on se porte au Jardin des Plantes. » Et nous y allons.

Et, ce soir, je dirais presque que les hommes ont moins de vie que les bêtes, et, les bêtes, moins de vie que les pierres de Notre-Dame. A trente-huit ans - j'ai attendu jusque-là ! - je regarde Notre-Dame, et mon coeur se rompt.

Des pains énormes que les bêtes me font l'injure de ne pas manger en entier.

J'en jette un morceau sur le dos de l'ours, qui le porte sans le savoir. Succès. A terre, d'énormes plaques vertes ou jaunes.

Une effraie tombe, tâtonne de l'aile comme un aveugle de son bâton.

Des oies, le bec dans un bec de cuir.

Des perroquets à tête rouge grincent comme des chaînes rouillées.

Notre-Dame. Pour la première fois de ma vie je regarde cet amas de pierres. Une émotion nous étreint. Là-bas, cet oiseau vivait : c'était étrange. Cette pierre vit, et c'est confondant. Oh ! la gravité, la sérénité de ce saint qui lève deux doigts en l'air ! Et cette jolie sainte ! Et comme saint Denis tient sa tête, et non celle d'un autre !

Si nous entretenions le petit train-train de notre sensibilité, la vie n'aurait pas de trous.

Dans le fiacre qui nous ramène, nous ne disons rien. Ah ! Capus, qu'est-ce que le joli près de la beauté !

Et je ne savais même pas où fut la Conciergerie ! Je n'ai vécu qu'avec les livres.

Le bourgeon va bientôt ouvrir ses ailes.

5 mars.

Franc-Nohain, un peu travaillé d'ambitions politiques, voudrait à Nevers une situation telle qu'on lui demandât d'être député et de jeter Massé par terre.

Veut une plaque - seulement - sur la maison où il est né à Corbigny.

Au Figaro. A la caisse, je tends ma carte.

- Vous devez avoir une petite somme à me remettre, dis-je.

Le caissier ouvre un immense livre. Je vois mon nom écrit en belles lettres.

- Oui, monsieur. Vous êtes porté à 0,50 F la ligne. Ça vous fait 36,50 F.

J'écris à Calmette qu'à ce prix je mourrais de faim, et que, s'il faut mourir de faim, j'aime mieux ne pas travailler.

9 mars.

Décor de meubles bordés d'or. Guitry met en scène. Voilà donc un acteur qui ajoute au texte, qui n'est pas absolument inutile ! Où je ne le suis pas, c'est dans la scène de « Je veux te reprendre ». A quoi bon toutes ces histoires ? Il salue les acteurs avant de faire une observation.

Quand on le voit monter sur la scène par l'escalier de bois, avec son gros ventre, sa tête dénudée, on a un peu peur de cette personne lourde. Puis, au premier mot, tout s'allège, tout s'illumine.

- C'est un homme merveilleux, dis-je à Claretie.

- Oui, dit-il. C'est un homme de lettres.

- Il écrirait des pièces s'il savait et voulait se servir de l'outil qu'est une plume.

- Il a eu, dit Claretie, une grosse influence sur votre génération.

- Enorme !

Je bâtis mes pièces en drames, et je les écris en comédies, dit Capus.

L'arbre est un animal paralysé.

Si La Fontaine est « le fablier », Victor Hugo est toute la forêt.

12 mars.

Jardin d'acclimatation. L'ennui de toutes ces bêtes. Le plaisir qu'éprouvent certaines d'entre elles, les sangliers surtout, à se faire gratter le dos par les cannes des visiteurs.

Le marabout-adjudant : un Anatole France en jaquette.

La girafe qui, de sa langue noire, lèche le mur ou se l'enfonce jusqu'au fond du nez.

Le gazouillement d'une bande de cochons d'Inde. Les phoques, beaux nageurs qui se baignent avec des grâces d'hommes.

La fantaisie du Créateur qui donne au flamant un cou si long qu'il a dû le percher très haut sur pattes.

L'aigle dont le bec est un chef-d'oeuvre de coutellerie.

Le Plaisir de rompre au Français. Première à ce théâtre. Médiocre soirée, sauf l'argent. J'ai l'impression du four, et me voilà « noir » pour une bonne demi-heure, Mais que d'argent ! 361,47 F : c'est comme un remboursement.

Dans la riche loge de Sorel. Elle ne dit pas : « Oh ! j'ai une migraine, ce soir ! » C'est de premier ordre. Elle n'est pas capricieuse. Ne se croirait-elle pas encore une grande artiste ?

Bernard me dit ce mot drôle :

- Allons, mon vieux Jules ! Vous aurez quelque jour un buste ici, si vous vous mettez à la sculpture.

18 mars.

Un marin qui a fait le tour du monde :

- Un pas de plus, dit-il, et on mettait le pied sur rien.

Les terrains inexplorés, toujours en friche, des meilleures amitiés.

En amitié, j'adore ouvrir des noix nouvelles.

Capus me dit :

- Ce que j'appellerais, non ta paresse, mais ta rétention.

19 mars.

Le Plaisir de rompre. Première représentation devant les abonnés. J'en vois un, typique. Il a le cou maigre et flasque et le col trop grand, ce qui lui donne l'air « outrageusement décolleté ». Il cause avec Sorel et Mayer et leur dit qu'il est heureux d'entendre cette petite piécette, qu'il espère que ce sera moins dur que Les Burgraves. Oh ! Les Burgraves !

A côté d'elle Marinette à un vieux monsieur et une jeune femme qui écoute bouche bée : elle recevra peut-être des claques du vieux monsieur, qui est horripilé. Des mots le suffoquent. Il déchire le programme, le jette, le ramasse pour voir le titre de la pièce. Le nom de Jules Renard l'achève : qu'est-ce que c'est que tout ça ?

Une réflexion : « Tiens ? Elle va ouvrir sa porte elle-même ! »

Une autre, quand Mayer dit : « Je m'emplis les yeux... » : « Il n'est pas difficile ! » A son âge, on n'a plus de petit nom. Tous les abonnés font : « Oh ! Oh ! Avec ça !... »

Certes, il y a tirage, mais la pièce intéresse même ceux qu'elle révolte. On ne se mouche, on ne tousse pas trop, et les belles dames ne songent pas trop vite à leurs cochers.

Mais Marinette ne croit plus à la Comédie-Française.

Une vieille petite bonne femme de pomme.

20 mars.

- Je me suis trompé de bonne foi.

- Ce n'est pas une raison ! Je ne préfère pas un imbécile à un menteur. »

21 mars.

Le Quatorze Juillet, de Romain Rolland, chez Gémier. Le 14 Juillet est aussi triste en Mars qu'en Juillet. La foule ne peut pas être une cohue pendant trois actes. Il faut qu'elle aussi se plie aux conventions du théâtre. Mégard m'explique que, la petite fille, c'est un symbole.

Preuve d'amour, pièce en un acte de MM. Ferdinand Bloch et Louis Schneider. Deux mains, pas une de plus, ont applaudi une fois, pas une de plus.

Le rideau descendu n'est jamais remonté.

Chaque réplique passe sur les rangs de têtes comme un souffle sur les flammes d'un réchaud.

22 mars.

Société des gens de lettres. Réunion préparatoire. Capus monte à la barre et, balbutiant, sollicite les suffrages de ses chers confrères et les assure de son dévouement.

M. Lucien-Victor Meunier affecte de mépriser sa littérature et de ne tenir qu'à ses qualités administratives.

Paul Hervieu, décidément, ne veut plus même sourire. C'est bien l'homme qui se fait photographier en académicien, comme s'il faisait sa première communion.

Muhlfeld n'est pas là pour énumérer ses titres. Il arrive en retard, avec, dans sa poche, un petit discours écrit qu'il est obligé de garder. Et il reçoit une petite tape : il n'arrive même pas dans les onze premiers.

M. de Saint-Arroman, qui préside, ayant dit que M. Alfred Capus n'est peut-être pas le premier que par ordre alphabétique, personne ne proteste, mais personne n'approuve. Il ne faut pas faire de ces plaisanteries à des gens de lettres.

Georges Renard, un Zola maigre et blanc, un exilé, me dit :

- On me demande souvent, monsieur, si je suis parent de monsieur Jules Renard.

Le vote, une arme sournoise et dégradante.

Femmes de lettres, leur laideur, leurs ridicules petits chapeaux verts. Les plus jeunes ont des allures masculines : on dirait qu'elles font de la littérature pour faire les hommes.

28 mars.

A Chaumot. Le paysan a deux armes : son vote, et son salut.

Quand il s'aperçoit qu'on a la faiblesse de tenir à ses bonjours, il vous rend très malheureux. On l'attend. Il arrive. Il n'a pas l'air de vous voir. Quand il n'est plus qu'à quelques pas, il vous jette un regard rapide et sournois, et passe.

Qu'est-ce qu'il a ? Je le saurai peut-être dans cinq ou six ans, et, très probablement, il n'a rien.

La violette, modeste ? Pas tant que ça ! Elle fleurit la première comme si elle craignait la comparaison,

Le maître d'école de Chitry. Il y est depuis quinze ans. Il aura sa retraite dans six ans. Le plus bavard des pécheurs, il a une histoire pour chaque poisson : il y en a qu'il traite d'imbéciles.

Il ne dit jamais : « L'inspecteur primaire. » Il dit : « Monsieur l'inspecteur. » Dans un désert, il n'oublierait pas « monsieur ».

Une boîte à vers pendue au cou par une corde.

31 mars.

Le poëte Ponge. Pauvre homme déjà ravagé par le chancre littéraire, il a l'air d'une expérience d'inoculation.

Il va porter ses petits volumes à toutes les foires : il en a deux mille à placer. Il est sûr de rentrer dans ses frais, mais il voudrait faire une bonne affaire pour pouvoir lancer, après, un petit recueil de poësies.

Il ne se gênera pas pour mettre les fautes du livre sur le dos de l'imprimeur.

Il s'adresse surtout, lui aussi, aux jeunes gens du pays.

Un ancien instituteur lui a dit qu'à le lire il avait pleuré comme un veau, et que son petit volume était plein de coeur.

De l'instituteur de sa commune il dit :

- Il ne pense pas beaucoup, en dehors de sa chasse et de sa classe, mais sa femme est romantique ou, plutôt, « romanique » (il n'a pas pu trouver « romanesque »), et elle lit beaucoup de romans.

Son cerveau semble brûlé par un petit feu de pauvre.

- Notre curé ne vous connaît pas, me dit-il, mais il a dit : « Puisque nous avons un littérateur, je vais me procurer ses livres. »

Un pardessus épais, sans forme, un noeud de cravate bleu qui dépasse le col. Une tête de chat mal nourri.

- Un tel me fera une petite note, dit-il, un tel aussi, un tel encore...

Je ne lui offre rien. Je le regarde : il est aussi vaniteux, aussi faussement modeste que moi.

- Je ne vois pas bien les palmes d'officier d'académie sur ma blouse de paysan, dit-il.

Mais ses yeux s'allument : il ôterait sa blouse.

Il avril.

Rentré à Paris. Coquelin dans Le Bourgeois gentilhomme.

- Votre ami Guitry ! me dit-il en me donnant sur l'épaule une tape à me faire tomber, car je ne l'attendais que sur une jambe. C'est ignoble, ce qu'on a fait à la Comédie-Française, dans Tartuffe, par exemple ! On ne joue pas ça comme du moderne !

Il a empêché Ruy Blas de tomber. C'est lui qui a trouvé la façon de jouer le IVe acte en comique, mais Victor Hugo (il dit « Monsieur Victor Hugo » avec un respect un peu dédaigneux), n'était pas content et lui a retiré le rôle de Triboulet.

D'ailleurs, sauf les trois premiers actes, Le Bourgeois gentilhomme a l'air d'une farce grossière dont Molière devait penser : « C'est toujours bien assez bon pour cet imbécile de Louis XIV ! » Une pièce pour une Cour fatiguée qui ne tient plus beaucoup à s'amuser.

Desprès tout émue de quitter le Théâtre-Antoine, les yeux vite mouillés.

- Pourquoi n'êtes-vous pas venu ? dit-elle. Hier soir, le public a été si gentil ! D'abord, dès mon entrée, un murmure, puis, des applaudissements, puis, de gros rappels. Et Antoine a été gentil !... Je ne l'avais jamais vu comme ça... Il me frôlait, de l'épaule. Il avait envie de pleurer. Moi, je pleurais, mais, moi n'est-ce pas ? Une femme... Il me disait : « Ca me fait quelque chose. Je suis triste. » Il m'a emmenée souper avec deux ou trois amis, mais il aurait voulu être seul avec moi, et il me disait des choses gentilles, des vraies choses gentilles comme il faut qu'elles soient. Oh ! Oh ! Je suis rentrée à trois heures et ne me suis endormie qu'à six, pour garder le souvenir de cette dernière soirée. Demain, je n'y penserai plus. Quand nous nous sommes quittés il m'a dit : « Je ne jouerai plus jamais ce rôle-là sans vous. Signoret et Becker le joueront plus tard. Il faut laisser la pièce se reposer, mais plus jamais moi sans vous ! »

13 avril.

Au Concours agricole. Une chaleur monte de tous ces taureaux. Un bélier extraordinaire qu'on ne serait pas fier de rencontrer dans un bois : de la laine partout, la tête dans un bonnet de laine ; on ne voit que le bout du nez et le derrière, rose comme un sourire vertical. Il a l'air d'étouffer là-dedans et respire très vite.

D'invraisemblables petits coqs de combat. Ils n'ont que les os et la peau sur leur âme guerrière.

Le bonheur serait de regarder tout ça, de se contenter de voir, sans la préoccupation de rapporter « quelque chose ».

15 avril.

Mon instinct d'écrire.

La modestie est toujours de la fausse modestie.

Rêves rapides comme un pigeon qui passe devant une fenêtre.

Capus fait faire tant de travaux à sa maison de campagne qu'il ne peut jamais l'habiter.

- Papa, dit Baïe, pourquoi les grands médecins ne sont-ils jamais jeunes ?

- Vous n'êtes pas malheureux !

- Si je voulais, je me plaindrais autant que vous.

Chez Prunier, dans la salle voisine :

- C'est insensé !

- Voulez-vous me permettre...

- L'humanité...

- Comment ?

- L'humanité...

- Quoi ?

Jour tacheté de lumière et d'ombre, le soleil ne faisant que rouvrir et refermer la paupière.

Une image d'Epinal ne doit pas durer plus d'une image.

Un comique qui arrache le rire comme une dent.

Mendès, très triste de son histoire avec Sarah, va laisser ça reposer un an, puis il sera joué à la Comédie-Française

- Il y avait mille vers de trop, dit-il, mais, puisque je les supprimais !... Seulement, Sarah s'est aperçue que, son rôle n'était pas seul à faire de l'effet ; et puis, j'avais eu le malheur de dire que Segond-Weber était une superbe Doña Sol. Et voilà ! Oh ! ces acteurs !... Imaginez que ce pauvre Bornier, qui voulait faire reprendre je ne sais quel Agamemnon, s'abaissa, un jour, dans la loge de Coquelin qui se déshabillait devant lui, jusqu'à dire : « Oh ! les belles cuisses ! » Ce Coquelin, avec impudeur, faisait le beau devant ce bossu.

L'oiseau en cage ne sait pas qu'il ne sait pas voler.

Style. Quand « améthyste » arrive, « topaze » n'est pas loin derrière.

Musique. Je dois au chantonnement d'une bouillotte mes plus douces rêveries.

Amour et amitié, c'est la nuit et le jour.

A la Gloriette. La rivière qui va contre tous les vents.

Les acacias à l'orée d'un bois qu'ils défendent de leurs piquants.

Le hérisson. Les bohémiens en mangent beaucoup. Ils le passent sur le feu, les « piquots » tombent et on le hache menu pour faire de la soupe.

Cette semaine, le poëte Ponge va lancer un article sur la question agricole.

Il dit : « Monsieur Balzac ».

Ragotte mange toujours avec un air sacré.

Hélas ! j'ai peut-être laissé passer toutes les heures où j'avais du génie.

Tirer sur un sanglier et ne lui tuer que les poux.

Au bois, tout finit par des chansons.

Le bouleau, avec sa blouse de plâtrier.

Le soleil qui descend éclairer les morts.

Les arbres se tordent les branches.

En mars, la couleuvre sort de son trou, et, épuisée par l'effort, s'endort au soleil, luisante, toute neuve.

C'est le bracelet d'une morte.

La petite bonne, à la fenêtre d'en face, coud, entre ses repas, et regarde à chaque instant dans la rue. Je couds, comme elle, des lettres sur du papier blanc avec du fil noir, mais, comme elle encore, j'aime surtout à regarder ce qui se passe dans la rue, et je perds plus de temps qu'elle.

Le dinde mâle, longtemps debout, les deux pattes sur le dos de la dinde qui attend et ne bouge pas., Quelquefois, ça glisse. Il perd un peu l'équilibre, mais il se rattrape, Enfin, il se décide et rabat sa queue comme un éventail. C'est court. Il saute à terre et marché fièrement, son éventail rouvert. La dinde, qui s'éloigne, secoue ses plumes avec l'air de dire : « Qu'il est ennuyeux ! II est bien avancé, maintenant ! Ne vaut-il pas mieux picorer ? Quel plaisir trouve-t-il à ça ? »

Odeur de grande maison : odeur âcre de domestiques qui ne se lavent jamais.

L'arbuste voudrait être déjà assez grand pour avoir un nid.

Honorine. Après sa mort, comme la terre entrera bien dans ses rides !

Desvignes, photographe et libraire. Après une demi-heure passée à table chez Langlois, à Lormes, après avoir écouté ses histoires de cartes postales, de livres sur le Morvan, j'ai fini par lui dire :

- Car, moi aussi, en somme, je m'occupe un peu de tout ça.

Presque toutes les nuits, maintenant elle compte ses morts. Elle se trompe toujours. Elle en oublie : il y en a qui sont plus morts que les autres.

La dinde vraiment éclate de rire comme les Indiens de Cooper.

17 avril.

Au Jardin d'acclimatation. Des jeunes filles font effort pour ne regarder, des singes, que leurs grimaces, mais il faut bien voir le derrière rouge et la petite carotte flétrie, Il y en a un qui soupèse délicatement celle de son frère. On ne dit rien, on se rattrape en disant : « Oh ! le sale ! » quand il cherche les poux de l'autre et les lui mange avec une touffe de poil. Cet oeil profond et brusquement trouble. Ils ont des éclairs d'humanité, insignifiants. Leur oeil épluche : leur pensée « épluche » à peine.

Le tamanoir, avec une langue comme une aiguille, traîne une queue comme une palme.

Le kangourou saute par bonds précis et élastiques tout le long de son allée et semble dire, ses deux pattes de devant sur la poitrine : « Je vous demande bien pardon, mais, quand ça me prend, c'est plus fort que moi : je ne peux pas m'en empêcher. »

Le tatou dans son gantelet de fer.

La panthère qui se frotte le ventre, étendue comme un tapis au soleil.

Le porc-épic qui veut mettre son nez au derrière de sa femme, mais elle se rebiffe et il se pique le nez aux dards. On rit. Il s'arrête, nez à terre, oeil en dessous, fâché, prêt à nous dire : « Tas de gourdes, je voudrais bien vous y voir ! ». Il a déjà un oeil crevé. Mais que de porte-plume ! Un autre, excité par le printemps, ne fait qu'entrer dans sa cage et en sortir, agitant avec bruit ses dards, comme un guerrier indien ses flèches. Le perroquet au bec noir comme un vieux fond de porte-monnaie, avec sa langue de cuir.

18 avril.

Ce nom-là me déplaît.

- Qu'est-ce que ça peut vous faire, puisque c'est moi qui le porte ?

Les âmes basses ne comptent que sur la noblesse des autres.

Le kangourou, dit-on, se sert de sa queue comme d'un puissant ressort et peut sauter 7 à 10 mètres. Qu'est-ce qu'il attend pour sauter par-dessus sa barrière, qui a 1,50 m ?

Au Jardin d'acclimatation. Le bélier, la corne rabattue sur l'oreille. Le flamant qui essaie sa trompette.

Le gardien des oiseaux. Le mieux apprivoisé, c'est encore lui. Il me suit de cage en cage. Je crois lui échapper, mais le voilà sorti, tout prés de moi, souriant, pas fatigué, et il finit par me prendre dans la main une pièce de dix sous.

Je déteste - et d'un goût délicat c'est le signe -

Toute la plomberie orgueilleuse du cygne.

« Le cormoran crieur », dit Victor Hugo dans Les Pauvres gens. Je l'ai entendu rire, ricaner plutôt. Le paon mue. Il a le cou pelé comme si quelqu'un s'était frotté à sa peinture mal séchée.

Comme on serait fier d'être quelque chose dans la vie de ce lion, s'il nous faisait la grâce de son intimité ; de sa sympathie !

L'hyène : Ernest La Jeunesse. Plus turbulente que cruelle.

La critique d'un sot te fait mal. Tu t'attristes,

Et tu confonds la gloire avec les journalistes.

21 avril.

Nos jardins à Paris : un sapin dans une cage.

Veuve inconsolable, pour témoigner que son deuil persiste elle ne veut se remarier qu'avec quelqu'un qui n'ait pas l'air trop vivant.

Je me sens vide, de m'être rongé intérieurement jusqu'à l'écorce.

Liquéfié à cinquante-trois ans, il écrit à Guitry des lettres de petit enfant, où il dit que son oeuvre et lui peuvent attendre, que la calomnie a tué Becque, mais que, lui, il résistera. C'est larmoyant, vaniteux et serin.

En déménageant, Capus a dit à sa concierge :

- Portez-vous bien ! Et puis, nous reviendrons peut-être.

Son succès, il le doit à ce que le dialogue de ses prédécesseurs était plat.

Je ne prends bien que mes plaisanteries.

Au théâtre la tradition est si tyrannique que tous les acteurs ont l'air d'imiter d'anciens acteurs.

25 avril.

Femme. Et une délicatesse ! Sur la route, elle buterait dans l'ombre d'un arbre.

L'homme d'une des minutes du siècle.

Printemps. Il semble qu'à déjeuner on va manger d'abord quelques brins de lilas, et qu'on finira par une coupe de fleurs de pommiers.

Une mémoire prodigieuse, qui ne peut oublier que les services rendus ou reçus.

Toute ma littérature, c'est, pour plus tard, des repentirs.

Homère, c'est le premier poëte qui ait eu de la chance.

Claretie, un excellent homme de lettres à feuilleter.

26 avril.

Je passe ma vie à me poser de vagues points d'interrogation, et je ne tiens pas aux réponses.

Fantec est d'une génération qui n'aime plus Jules Verne, qui ne s'étonne pas du Nautilus, sans doute parce qu'elle connaît le bateau sous-marin. Fantec fait plus fort que Jules Verne, et, tous les huit jours, il invente une nouvelle bicyclette ou un nouveau Santos-Dumont.

27 avril.

- Moi aussi, monsieur, la politique me dégoûte, mais je n'en fais pas.

Francesca da Rimini à la Renaissance. C'est presque du Shakespeare, et c'est encore plus embêtant.

A soixante-dix ans, Sarah ne peut plus faire que la petite fille. Et Magnier habillé en traversin !

C'est de la littérature de ce pion savant qu'est Schwob, faussement lyrique, faussement simple, vieux Primitif. Les attitudes de Sarah : elle a l'air intelligent quand elle écoute des choses qu'elle ne comprend pas.

30 avril.

Dieudonné, son cinquantenaire à la Renaissance. Oh ! ce menuet dansé par Sarah, Réjane, Coquelin de plus en plus pareil à l'Homme qui rit ! Ces grâces de grand-mères ! Ces sourires de vieux créneaux ! Et on les rappelle ! Et le public-roi s'écrie : « Ici, mes bouffons ! » Et les pauvres femmes semblent dire : « Nous te montrons notre derrière, mais, si tu veux taper dessus, ne te gêne pas ! »

Seule, Bartet reste dans un coin et comprend que, la modestie, c'est encore de l'art.

On les rappelle. Sarah, essoufflée, fait signe qu'elle a mal au coeur mais Réjane en veut encore et, en signe qu'elle est prête à recommencer, pique un pas d'allégresse. « Ils sont si gentils, et ça les amuse tant. » doit-elle se dire. Quant à Coquelin, c'est Louis XIV. Celui-là ne veut pas uniquement notre joie : il exige notre respect. Sa danse avait quelque chose de sacré. Pour ma part, je l'ai senti, et je n'osais pas applaudir, de peur de commettre un sacrilège.

Il nous avait dit, d'abord, Le Sous-Préfet aux champs. C'est délicieux, ce poëme en prose, mais vous n'imaginez pas ce qu'en peut faire Coquelin : une épopée ! C'était Jupiter professeur de diction.

C'est étonnant comme, dans ce milieu, Galipaux parait naturel

Marni écrit aussi son Journal. Elle en a lu à Guinon et à quelques amis, qui lui ont dit que c'était cent fois mieux que du Goncourt.

Le kangourou, puce géante.

Un père a deux vies, la sienne, et celle de son fils.

Hypocrites, ils comptent sur la gentillesse de leurs amis et ne ménagent que la méchanceté de leurs ennemis.

1er mai.

Léon Blum, très attiré par la politique, documenté et précis. Connaît les députés par leurs votes.

Dans certaines rues désertes, à minuit et demi, en omnibus, il semble qu'on traverse en diligence une ville de province. Une actrice monte avec des choses dans un journal.

Je souffre à entendre une belle voix chanter des mots bêtes.

Gloire. Un nom, c'est fait avec du ciment, du mortier, et beaucoup de goujateries.

Vaniteux au point que je supporte mal qu'une femme, en me parlant, garde son chapeau sur sa tête.

Les larmes dégradent la beauté de la douleur.

- J'ai trente-quatre ans, me dit Coolus.

- Et moi, trente-huit. Ça fait une belle différence.

- Qu'est-ce que quatre ans ! dit-il.

- Quand on a fait quelque chose, ce n'est rien, mais, quand on n'a rien fait, c'est énorme.

On réussit toujours.

2 mai.

La misère - et c'est ce qui nous trompe - donne au misérable un air d'ivrogne.

La misère, quelle modiste ! Elle fait des cols de chemise, des cravates, qui sont des chefs-d'oeuvre.

- N'est-ce pas ? me dit Bady. Vous trouvez Le Masque moins bien que L'Enchantement.

- J'avoue...

- Je suis de votre avis.

- Mais Bataille est un homme de grand talent. Je veux seulement dire que Le Masque ne m'a pas paru assez fort pour lui.

Tarride, qui m'a entendu et me rejoint :

- Je souffre, dit il, de vous entendre parler ainsi de Bataille, quand je l'ai entendu parler de vous comme il fait.

- Mais je dis du bien de lui !

- Précisément.

- Mais il m'a toujours dit les choses les plus flatteuses !

- Précisément, dit Tarride, et, quand vous avez le dos tourné, il dit de vous des choses immondes. Je n'aime pas ces hommes-là, et c'est parce que Bataille est un homme faux qu'il fait du mauvais théâtre, tarabiscoté, du théâtre.

Je m'éloigne, le coeur un peu trouble, sans oser demander à Tarride quelles choses immondes Bataille peut dire de moi.

5 mai.

Au Louvre, où Alfred Natanson m'emmène voir des David, des Velasquez, et des petites natures mortes de Chardin : je prends des oeufs pour des oignons. Rien de cela ne me passionne.

En sortant, je vois un merle noir à bec jaune, tout seul, au milieu d'une tache d'ombre écartée sur une herbe verte. Voilà de la peinture.

Tous les marronniers ont ouvert leurs feuilles comme des petites ombrelles d'un soir.

Elle a perdu son beau-père. Elle est admirable de vie, comme pour une noce.

Elle est allée chercher un prêtre.

- Pour un mourant ? lui dit la bonne du curé.

- Oui.

- Vous avez eu tort d'attendre si longtemps, madame.

- Est-ce que ça vous regarde, vous ? dit-elle.

Comme le curé déjeune et ne veut pas venir tout de suite, elle l'engueule.

- C'est honteux ! s'écrie-t-elle.

- Vous êtes franc-maçonne ! lui dit-il.

- Non ! Je suis catholique, et j'en rougis.

Comme, d'un ton mielleux, il lui dit : « Une messe à sept heures du matin, à huit, à neuf heures, c'est tant », elle le traite de commerçant et de voleur.

Mais on n'enterrera pas le beau-père à Saint-Ouen, parce que c'est un cimetière de pauvres. On l'enterrera au cimetière des Batignolles, où il n'y a que des concessions à perpétuité.

Les bêtises qu'entend dire un tableau de musée, mais les horreurs qu'entend peut-être un cadavre.

Le poëte. Ah ! être admiré par une belle grue qui m'offre à coucher !

6 mai.

Tristan à Boule-de-suif :

- Je ne sais pas ce que j'ai. Je ne suis pourtant pas cocardier, mais ça me fait plaisir de voir un officier prussien.

C'est plaisir de constater que Méténier n'ait aucun talent, même avec le talent d'un autre. Boule-de-suif de Maupassant a vieilli, mais il y a de la race, de la distinction, dans sa rosserie. Méténier n'est qu'un homme vulgaire. Et puis, tout cela n'est pas de la comédie. Les gens de métier manquent de métier. Il faut à notre goût - ce n'est peut-être qu'une mode - un peu de lyrisme dans la banalité, et un peu de rosserie dans la rouerie. On ne peut plus s'étaler comme ça : nous demandons des plis et des replis. L'avare cache non seulement son argent, mais son avarice. Il faut être impudique en y mettant les formes ; nous redevenons bégueules, c'est évident, et les auteurs doivent en tenir compte. Il n'en faut pas trop demander au public, ceci s'entendant dans tous les sens.

Aux deux Salons. Des portraits de femmes qui dégoûteraient de la femme si ce n'était déjà fait, des paysages inhabitables, des murs entiers où Detaille et Gervex à grands coups de pinceaux, ne mettent rien, et des tableaux de famille où le peintre a soin de se mettre bien en vue, tout au bord.

7 mai.

Première communion : les petits sont tous blessés au bras gauche.

Je vaux peu par les pièces que j'écris, beaucoup par celles que je n'écris pas.

Il faut lire Chateaubriand comme on prend un bain d'azur, y entrer la tête haute.

Fantec veut être le premier vacciné. Il tend son bras nu jusqu'à l'épaule, dit, après la piqûre : « Tu ne m'as pas fait mal », et s'évanouit.

Femme avec un double menton de lapin russe.

Réunir toutes ces notes sous les rubriques « le Bien » et « le Mal ».

Avec des hommes comme Chateaubriand et Lamartine, on voyage dans l'air, mais sans direction.

Il y a un état de paresse où l'esprit, lui aussi, semble vivre de ses rentes.

- Vous me remerciez ?

- Non, dit la patronne : je vous flanque à la porte.

- J'avais, dit Guitry, un adjudant qui, un jour, nous a donné, comme point de direction, « le milieu du brouillard ».

La vérité n'est pas toujours l'art. L'art n'est pas toujours la vérité, mais la vérité et l'art ont des points de contact : je les cherche.

8 mai.

Père, je t'oublie. Mon pauvre vieux papa, tu es fini !

Comment regarder la vie avec les méthodes de Claretie qui catalogue tout mais ne regarde rien ?

9 mai.

Chez Jean Charcot. Ressemble à un Claretie qui serait jeune et brun. Croit à l'influence de la lune, mais seulement comme marin.

Je craignais de faire des gaffes avec le nom de Léon Daudet, mais je m'aperçois que deux sujets de conversation seulement passionnent Jean Charcot : les voyages et Léon Daudet.

Ayant épousé la petite-fille de Victor Hugo, il s'appelle lui-même « le prince consort ».

Hugo, Daudet, Charcot, ces trois grands hommes, n'ont pas pu créer le bonheur, un couple heureux.

Il voyage beaucoup sur un bateau qu'il commande. Il a une quinzaine de marins. Il va passer trois mois aux îles Féroë où il fera des études sur le cancer. « Ah ! que c'est beau ! » dit-il comme quelqu'un qui n'est pas heureux à Paris.

Il ne comprend pas qu'on tue pour le plaisir, ni un scorpion ni un moustique. Il ne cueillerait pas une fleur ; mais il tue dans l'intérêt de la science, le plus vite possible, parce qu'il croit l'homme supérieur à la bête.

Son père étant mort aux Settons, il a demandé à la mère Seguin la patronne de l'hôtel, de lui vendre le fauteuil où le grand homme est mort. Elle lui a fait un tel prix qu'il a dû y renoncer. Vallery-Radot lui a d'ailleurs dit qu'il ne croyait pas que ce fût le vrai et qu'elle avait dû déjà le vendre à quelque Anglais. De sorte que Jean ne désire plus aller voir l'hôtel où son père est mort.

Sur une table, une photographie de Victor Hugo vieux que Jeanne trouve la plus ressemblante.

A Guernesey, à midi, c'était un coup de canon qui mettait fin au travail de Victor Hugo Le soir, à neuf heures et demie, un autre coup de canon l'envoyait se coucher. Sa bibliothèque, à Guernesey, ne se compose que de volumes dépareillés. Il lisait par exemple, la première partie d'une étude sur la navigation et devinait le reste.

11 mai.

- Tu as parlé, dis-je à Capus, de la tristesse de l'homme fidèle.

- Ah ?

- Oui, dans La Petite Fonctionnaire, et cette remarque est de moi.

- Ah ! Je savais bien, dit-il, qu'elle n'était pas de moi mais j'ignorais qu'elle fût de toi.

Il dit : « Allons ! à mardouille ! » (pour : à mardi).

- Tu ne m'avais pas trompé, dit-il. La Bruyère, c'est bien, mais Marivaux m'embête.

Il achète, très cher, des petits complets à carreaux qui lui donnent l'air d'un ouvrier. Il dit : « Je suis malade. Je me suis découvert un commencement de tuberculose. »

Rien n'est plus drôle que ce petit homme chauve qui a le nez toujours sale, des yeux « tâtonnants » de myope, point de front, et plus d'esprit, à lui seul, que Voltaire et nous tous.

Pelléas et Mélisande, musique de Claude Debussy. Un sombre ennui, et comment ne pas rire de cette puérilité : le mari, désignant sa femme : « Je n'attache aucune importance à cela » ! C'est de la conversation chantée. J'attends une rime qui ne vient jamais. Et cette succession de notes ! C'est le bruit du vent. J'aime mieux le vent. D'ailleurs, c'est aussi bien une porte de grange qui tourne et grince. Des femmes disent : « Je suis émue : ça suffit. » Non ! Il y a la qualité de l'émotion, et, si je ne sens rien, je crois volontiers que vous sentez de travers.

Ah ! Un beau couplet de café-concert ! On siffle. Quelques-uns disent : « Le littérateur ! Le littérateur ! » Est-ce à lui qu'ils en veulent ?

Tant pis ! En musique je ne goûte que l'air qui me rappelle un air.

C'est un public spécial de dames riches qui ne vont que là ou à l'Opéra.

De beaux décors.

- Mais c'est de la mauvaise administration, dit Guitry, que de faire de beaux décors pour une pièce qui ne peut pas avoir de succès.

Et il pousse d'énormes soupirs d'ennui qui viennent crever à la surface.

Maeterlinck a raison de rire un peu de tout cet art de marionnettes.

Je suis un arbre qui ne produit pas tous les ans En mai, j'avais quelques fleurs : elles ont gelé à la lune rousse.

Après avoir écrit, dans Le Figaro, deux ou trois articles violents contre l'Exposition, Barrès se présentait dans un quartier où il fallait vanter les bienfaits de l'Exposition. Comme Tristan, surpris, lui rappelait ses articles :

- Je suis parti de ce principe que rien ne se sait, lui répondit Barrès.

Le Coeur a des raisons..., de de Flers et Caillavet. Le meilleur acte que j'aie vu depuis longtemps. Il n'est que spirituel, mais il l'est extrêmement. Avec un peu d'échenillage, ce serait un chef-d'oeuvre.

La Pensée de Pascal commence par « Le coeur a ses raisons » et non « des ».

J'en dis tant de bien à Mégard qu'elle est étonnée.

- Ça me rappelait Le Pain de ménage, dit-elle.

- C'est cent fois plus amusant !

- Le Pain de ménage est plus intérieur, mais je l'inonde de lait.

Car c'est vraiment délicieux, et d'une abondance ! La qualité du sentiment n'est que médiocre, mais la qualité de l'esprit est de premier ordre.

Comme on sait gré à l'auteur de ne pas nous obliger à mentir ! Car le moins flatteur d'entre nous ment septante fois par répétition générale.

L'oie qui fait sa proue, son devant de carène.

- Comme vous avez la peau blanche !

- Oui, mais c'est bien salissant.

Daisy. Le Coeur a des raisons... Comme c'est humiliant, le théâtre ! Au fond, personne n'y connaît rien, que le public, qui a ses raisons que les gens de goût ne connaissent pas.

Ce soir, à la répétition générale, il y a renversement : ce n'est plus la répétition privée d'hier. Fort déchet, à mon goût, sur l'acte de de Flers et Caillavet. Au contraire, l'acte de Bernard marche bien, me paraît meilleur et d'une autre qualité que Le Coeur... Et Legendre dit : « Ça m'a donné un coup, ça sent le chef-d'oeuvre ! »

Polaire se fait présenter par Willy.

- Tout le monde, dit-elle, m'a dit : « Poil de Carotte, voilà un rôle pour vous. »

Un petit animal curieux, pas joli, et qui vous donne la main gauchement, comme si c'était une patte, levée à la hauteur de l'oeil. L'air d'un guichard un peu écrasé.

- J'ai lu, ce matin, une ou deux pages de Flaubert, dit Capus. Il n'écrivait pas si bien que ça.

- Je le sais, dis-je. Flaubert n'est pas naturel. Il ne sait pas écrire de naissance comme Voltaire, Renan, Mme de Sévigné. Son style, c'est toujours un peu un style de thème. Il le fabrique sur l'heure ; quelquefois, c'est manqué. Son style est de la peinture : quelquefois, il barbouille.

A Chaumot. Cousine Nanette fait cuire dans un pot ses pruneaux pour ses galettes de demain. Ça sent bon, quand elle soulève le couvercle du pot.

On est bien, sous la cheminée. En penchant la tête on voit le ciel comme si on était dehors. On se grille les pieds et on reçoit des gouttes de pluie.

Elle dit d'un petit air vaniteux :

- Je ne connais pas les lois là-dessus, moi !

23 mai.

Lune. On la voit en plein jour comme une marque de doigt sur du papier-bulle, sur l'azur.

Cerveau. L'homme porte ses racines dans sa tête. L'homme se jeta dans le canal, derrière le sanglier blessé, et, tout en nageant, il lui donnait des coups de serpe. Sur l'autre bord le sanglier arriva mort.

Ragotte a l'air d'un petit monstre taillé dans du bois.

24 mai.

La mort, ce serait le rêve si, de temps en temps, on pouvait ouvrir un oeil.

L'épervier cherche des oeufs de perdrix. De ma fenêtre, j'en vois un s'arrêter au-dessus d'un champ et palpiter en l'air comme une paupière qui a pris un moucheron. Malgré le vent, il ne cède pas d'un coup d'aile.

Quand on parle, on ne voit pas ceux qui écoutent : les mots font comme un rideau de feuillage ; le discours fini, écarté le feuillage, j'ai vu que les visages étaient frappés de stupeur.

Claudine en ménage. C'est pour distraire le ventre. L'honnête homme se sent un peu niais. A la fin, toutes les fripouilles vont passer quelques mois à la campagne. O nature, beaux arbres ! Et, si ça se vend, l'auteur les rejoint.

Parfois je frissonne, parce que j'entends la voix de Maurice dans ma voix.

Ils n'invitent jamais à dîner : quand il y en a pour un, il n'y en a que pour un.

La vie est courte, mais on s'ennuie quand même.

Sécurité d'un lacet neuf. 26 mai.

Le meilleur atout de la bêtise méchante des uns, c'est encore l'intelligence généreuse des autres.

Les bêtes me font rougir de mes plaisanteries sur elles.

28 mai.

Une petite femme raconte qu'elle a visité le Vésuve avec son ami. Arrivés en haut, un coup de vent a flanqué le chapeau de son ami dans le fourneau. Donnay met le mot dans une de ses pièces, et la petite femme, toute fière, lui dit, d'un petit air modeste :

- Vous trouvez ça spirituel, vous ?

30 mai.

Oh ! dis-je à Capus, des hommes veules comme toi me démontrent la nécessité de l'existence d'un Dieu qui ne serait là que pour te dire, quand tu arriveras devant lui : « Ça a très bien marché, là-bas ! » et qui te fera dégringoler les escaliers du ciel.

Sa veulerie béate donne envie de rester pauvre, de n'avoir pas de succès, et d'avoir du caractère.

S'il n'avait pas de talent, il serait le plus méprisable de nous tous.

Il en arrive à dire :

- Je n'ai été contre les répétitions générales qu'un jour, mais c'était justement celui où la Commission des auteurs a décidé leur suppression.

« Est-ce qu'on a besoin d'être aidé ! Que me parles-tu des jeunes ! Il ne s'agit pas de défendre des intérêts personnels. A quoi ça sert-il d'être recommandé ? » dit cet homme du Figaro et de tous les Journaux.

- Oui, mon vieux, lui dis-je.

- Je suis membre du comité de lecture de l'Odéon. Nous sommes trois : Bernard-Derosne et je ne sais plus qui. C'est Ginisty qui me l'a demandé après la mort de Fouquier.

- Et quoi ça consiste-t-il ?

- A ne rien faire, à refuser toutes les pièces, et à couvrir Ginisty qui ne joue que celles qu'il veut.

- Et tu as accepté ?

Et ses jugements vagues sur les classiques dont il a vaguement entendu parler ! Il a l'air d'un homme qui s'instruit après son succès pour ne pas être collé par des gens du monde.

Tailhade, sa figure, sa pommette écrabouillée par la bouche. Des yeux qui s'occupent chacun de leur affaire dans une figure trop viandée. De la politesse, des manières, un peu ahuri par Capus et se croyant obligé de lui dire des banalités. Pauvre costume qu'il semble avoir fait dans sa prison.

Admire beaucoup Michelet, surtout le Michelet de La Réforme. A écrit lui-même que Jeanne d'Arc n'a fait que diviser la France qui sans elle, eût été la France et l'Angleterre.

Je lui demande quel est le classique qu'il admire le plus.

- Oh ! dit-il, je n'aime pas les distributions de prix.

- C'est un examen de conscience, dis-je.

On s'arrête à Pascal, bien que « ses idées... », dit Capus.

Tailhade va traduire Suétone.

- Je le traduirai tel quel, dit-il. Je ne me charge pas de refaire son éducation.

Il vient de passer six mois en prison.

- On ne m'a pas trop accablé, dit-il. On n'a pas ajouté de hors-d'oeuvre à ma peine.

Paul Adam écrit tous les jours, de sept heures du matin à une heure, ses deux ou trois cents lignes « pour payer son train de maison ». Supériorité de l'homme qui s'astreindrait à un pareil labeur pour rester pauvre.

- Quand on ne sait pas le grec, dit Tailhade, il faut lire les Grecs dans les traductions latines.

- Oui, dit Capus, mais on se heurte à un second obstacle : il faut savoir le latin.

Il a mal au pied.

- Dame ! A force d'écrire...

A Donnay qui voulait Mlle Muller pour jouer Le Torrent :

- Mais quel est le rôle ? dit Claretie. Un rôle d'ingénue ou de jeune première ?

- Je ne sais pas, moi, répond Donnay.

- C'est important ! Ingénue ou jeune première, voilà la question.

- Je ne sais pas, je ne sais pas. C'est une femme.

- Bien, bien. Vous m'autorisez à le lui dire ? demande Claretie.

D'être malade habitue à mourir. Donnez-moi une bonne migraine, et je me tue.

Une femme ayant un domestique nègre accouche d'un petit vraiment trop noir.

- S'il ne change pas de couleur celui-là, dit le monsieur, j'en connais un que je flanque à la porte !

Baïe dit de la corne : la pelle à souliers.

1er juin.

Motocyclette de course : une bête de noire ferraille, avec deux longues cornes.

Le goût est une maladie mortelle. C'est le « A quoi bon ! » littéraire.

Un jeune homme et une jeune femme si beaux qu'on se demande : « Pourquoi ne sont-ils pas couchés ? »

Mon père ne s'est-il pas tué par peur de la mort ?

Des gens vivent plus tranquilles parce qu'il viennent d'acheter leur place au cimetière. Il semble qu'ils sachent désormais à quoi s'en tenir sur le lendemain de la mort.

La volonté n'est pas loin : nous la sentons derrière la porte. Impossible de la faire entrer. Ma paresse est presque aussi curieuse à regarder que le travail.

3 juin.

Hier matin, je n'aimais pas Shakespeare. Hier soir, le dernier acte de Shylock me remuait une livre de coeur. Du bout du doigt je me frottais le coin des yeux. Est-ce qu'il va me falloir aimer Shakespeare ?

Guitry n'ose plus entrer, le soir, dans un café, de peur de gêner ses fils.

Sacha, avec un jeune homme, au Café de la Paix. Chapeau haut de forme sur l'oreille, habit à revers rayés comme par des allumettes. Il se lève à notre passage. Echange de politesses.

- Allons, au revoir ! dit Guitry. Tu es excédé.

- Oh ! papa !

De Jean, Guitry dit qu'il est fort en tout, excepté en français.

- Ah ! c'est une pointe ! dit Jean. Sacha, qui a déjà fait jouer un acte aux Mathurins, a gagné deux cents francs ce mois-ci.

- C'est joli.

- Nous étions deux pour faire la pièce.

Ils sont charmants et pas bêtes.

Le père et les fils ne peuvent se regarder sans sourire. Le sourire les sauve de la gêne.

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- Qu'est-ce que ça peut donc bien être qu'un substantif ?, dit Baïe.

- Le proferoque de math ne donne pas d'exempettes pour racheter ses colles, dit Fantec.

- Je veux être l'homme de France le plus fort en grec, dit-il aussi.

Qu'importe que je ne demande pas, si je désire qu'on m'offre sans que je demande ! N'est-ce pas aussi misérable ?

Son père et sa mère sont concierges, de l'autre côté de la place de la République, chez un fabricant de boutons. Leur loge, c'est un trou noir. Pour se coucher, ils montent, avec une échelle qu'ils ôtent ensuite, non par prudence, mais parce qu'elle les gêne, dans une soupente divisée en deux parties : dans l'une couchent le père et la mère, dans l'autre- les quatre enfants. Tout ça respire par une lucarne qui donne dans la loge.

Ils espèrent se retirer à Chitry avec des rentes, mais ils seront morts à cinquante ans.

7 juin.

Tristan admire l'intelligence de Schwob. Lui, intelligent, est-ce-bien sûr ?

Le talent de Schwob, c'est une mixture de vins, ce n'est pas un vin. Je me moque de cette intelligence. Tous ses contes, il les a empruntés.

Il a traduit Hamlet et Francesca da Rimini. Il a un style de traducteur exact.

Pas d'esprit. La préoccupation de savoir des choses que personne ne sait. La mauvaise humeur d'un artiste qui n'a jamais rien trouvé tout seul. Une affectation à ne lire que le livre qui est sale et vieux.

Une âme et un esprit de vieille femme.

Un homme à vous dire : « Etes-vous content d'avoir sur moi la supériorité de m'avoir prêté cent sous ? »

Il me ferait regretter de n'avoir pas été antisémite.

Rodogune. Anniversaire de Corneille. Dans la baignoire, Guiches me parle de Rollinat, de Villiers, qu'il a connus.

Il a fait du Rollinat jusqu'à ce qu'un de ses amis, qu'il assommait en lui lisant ses vers, lui ait dit : « Ce n'est pas ta voie. »

Villiers. Son petit garçon rentre en larmes : il a reçu des coups du fils du marchand de vins d'en face. « Tu les lui as rendus ? - Non. - Pourquoi ? - Par peur. » Villiers, qui avait, comme tous les hommes petits, le goût de la foroe, et qui boxait, mène son fils chez 1e marchand de vins qu'il trouve à table, en famille. « Monsieur, dit Villiers, mon fils a eu peur du vôtre. C'est à recommencer. Nous allons les faire battre. » Tandis qu'il écrivait Le Tueur de cygnes, la bonne de son fils avait toutes les peines du monde à l'empêcher d'en tuer un.

En ce temps-là, Guiches faisait du Rollinat. Il avait écrit une longue pièce intitulée Les Rats, qu'il récitait tout entière dans un salon. A la fin, une de ces dames lui dit :

- Eh bien, monsieur, quoique nous habitions une maison neuve, c'est plein de rats, chez nous, et nous ne pouvons pas nous en débarrasser.

- J'eus la lâcheté de répondre, dit Guiches : « C'est très curieux », et de continuer en indiquant les meilleurs poisons pour exterminer les rats.

Rodogune. Le 5e acte est une belle chose, sauf le truc de la coupe, qui manque de noblesse.

- Et ce n'est pas encore avec ça, dit Tristan, qu'il va s'acheter une paire de souliers.

9 juin.

Je n'aime lire que les livres qui m'appartiennent : le livre de la vie, par exemple.

10 juin.

Une belle femme timide. Elle s'en tire en se tenant comme une tour sans porte ni fenêtres apparentes.

On a beau faire peu de livres : les gens persistent à ne pas les connaître tous.

11 juin.

Rachilde lit ses quarante volumes par mois, à la queue leu leu, sans prendre une note. Elle fait seulement une corne quand elle veut citer un passage, et le jour venu, d'un trait elle écrit son article sur tous les livres qu'elle a lus dans le mois. Mais, bientôt, elle ne pourra plus. Bien qu'elle soit mordante, tous les auteurs, en effet, lui envoient leurs livres. Ils savent qu'au moins elle les lira, en dira un mot, et que ça ne leur coûtera rien. Les libres penseurs qui se convertissent me font l'effet de ces hommes chastes qui méprisent la femme jusqu'à ce qu'ils se fassent engluer par la première vieille peau venue.

12 juin.

Un livre qui, soudain, se trouve mal dans son rayon, et tombe.

13 juin.

Nuit. Mille réveils, dont, un, brutal à me faire sauter du lit à terre, le front en sueur, et les pieds là-bas, sous une montagne de neige, et des cauchemars où il semble qu'on repasse, sans ordre, tous les rêves de sa vie.

De Heredia : ce n'est pas de l'or, mais du fer doré. D'ailleurs, c'est déjà ça.

14 juin.

Le chat, confiant, croit que mes pieds ont un oeil.

Opéra. La Walkyrie. C'est l'ennui, le carton et la niaiserie du feu de Bengale : un 14 Juillet à Chaumot. Pas une minute d'émotion, de vraie beauté. Seule, la chevauchée - les montagnes russes - dans l'orage, m'amuse. Et ils en sont avares.

Que puis-je penser d'une oeuvre qui ne touche pas un homme sensible de trente-huit ans ? C'est bien la peine de passer sa vie à chercher des impressions vraies, à exprimer des sentiments qui aient le goût de la vérité, avec des mots exacts, si le bric-à-brac poëtique est de la beauté ! Ce qui est beau, ridiculement beau, c'est l'Opéra. C'est officiel, ministériel. C'est une espèce de grand café où se donnent rendez-vous les décolletages et les diamants, et des sourds qui veulent faire croire qu'ils entendent.

Un vieux monsieur se plaint qu'on fasse trop de bruit dans les coulisses - on arrête l'orage - et, deux minutes après, il s'endort. C'était donc pour ça ! Je ne connais rien de plus lâche, de plus dégradant, que ce snobisme.

Ah ! vous pouvez, Delmas - oh ! cette petite bouche, et cette mèche de cheveux dans l'oeil gauche ! - Bréval, belle dans votre armure de poisson comme un beau poisson d'argent, vous pouvez chanter : les lorgnettes ne vous regardent pas.

D'ailleurs, on triche. On ne vient qu'au 2e acte, et même qu'au dernier. Pourquoi, si c'est beau ? Et puis, ça fait mal aux oreilles. L'un d'eux, qui doit relever d'une otite, a une bande de taffetas sur l'oreille.

- Il a pris ses précautions, dit Guitry, mais il a tort : ce qui lui entrera par une oreille ne peut sortir par l'autre.

Et que de mollets dès l'entrée ! Tous ces larbins qui nous feraient croire que c'est le palais des dieux ! Et jamais un contribuable ne se lève pour dire : « Rendez-moi mon argent ! »

Puisque je n'ai pas tout : beauté, force, génie, richesse, j'aime autant rien.

Paris. Tous ces yeux que nos yeux croisent, qui cherchent le bonheur ! L'échancrure de corsage d'une jeune femme pâle, et qui ouvre un peu la bouche à l'air, nous trouble plus que tant d'obscénités.

16 juin.

Laïc, c'est l'homme qui cherche Dieu sans cesse et ne le trouve jamais.

Je finirai par ne plus pouvoir me passer de Paris. J'aurai l'angoisse de la solitude. Après une journée, non de travail, mais studieuse, il me semble qu'une sortie, le soir, sur les boulevards, ces lumières, ces femmes, ce monde, c'est une récompense.

La fidélité pendant la vie, ce n'est rien ; mais mourir, paraître devant Dieu sans avoir trompé sa femme, quelle humiliation !

Il fait si lourd que pas une de mes feuilles de papier blanc ne remue.

Indiscret ? Non : pas discret.

Nous ne disons plus « ma lyre ». Nous disons : « Je. »

Je n'ai jamais pu aimer qu'une seule personne à la fois.

Un gouverneur d'une île comme la Martinique voit la terre trembler, se frotte les yeux, pris d'angoisse. On accourt lui dire que c'est un tremblement de terre et que tout un quartier de la ville est enseveli.

- Ah ! dit-il, vous me rassurez. Je croyais que j'avais un étourdissement.

Guitry dit à Vandérem :

- Laissez, laissez ! Je suis plein de monnaie.

Et, comme il ne la trouve pas :

- Mais pas de vif argent, dit Vandérem.

Silences indiscrets.

18 juin.

On a des courages, non pas du courage.

20 juin.

Le rêve ne produit pas ni ne chauffe. C'est quelque chose de mort qui va, sans liberté, dans l'espace, comme la lune.

Dès qu'on s'aperçoit que la vie est limitée, on ne perd plus de temps à chercher une morale : il faut vivre... moralement.

Fantec sourit à sa mère quand il voit une femme grosse ou qu'il vient de lire Madame Bovary. Ça ne le trouble pas. Ça lui paraît comique. Il est heureux de pouvoir s'en amuser sous l'oeil de sa mère.

23 juin.

Blum, nerveux, vibrant comme une tige d'acier, encore ébranlé par les images qui lui reviennent de l'accouchement de sa femme.

Très admirateur de l'intelligence de Retz, il le trouve moins grand écrivain que Saint-Simon ; me dit que Jaurès passera cette législature à poser nettement la question d'Alsace-Lorraine. Habituer la Chambre et le pays à entendre des paroles qui ne sonnent pas faux, voilà le programme.

Blum fait trois actes sur La Colère. Coolus m'a dit que son héros ne parle pas comme un homme en colère, qu'il ne jure pas assez. Mais, le meilleur moyen de faire du théâtre original, c'est d'en faire qui ne soit pas trop « théâtre ».

L'importance du petit médecin, son aplomb à pronostiquer quand il est sûr qu'il soigne une maladie insignifiante.

Une rose, qui a trop chaud, se dévêt de ses feuilles, une à une.

La mort nous « essaie » souvent.

Celte, je n'ai jamais su ce que ça pouvait bien être.

J'ai une tête pareille à la grenouille qui veut se faire aussi grosse que le boeuf.

Capus continue de s'instruire et lit Bajazet.

Théâtre. J'appelle « plan » le développement naturel des caractères.

Vagabond vieux comme les rues.

Pour voir, il faut d'abord ôter tout le rococo qu'on a dans les yeux.

Quand on pense au chagrin de ceux qu'on laisserait, on se trouve tout de même un peu moins inutile sur la terre.

C'est de la banalité qui ne plaît pas : c'est presque de l'originalité.

Je garde pour mon petit village tout ce que je n'ai pas donné au grand Paris.

Avec ma lanterne, j'ai trouvé un homme : moi. Je le regarde. 24 juin.

Il faut qu'il soit bien habillé, mais il ne peut s'acheter que des souliers à 4 fr. 50, des chapeaux de paille effroyablement blancs

Il ne serre pas trop sa cravate, parce que ça l'userait.

Fantec ne veut pas se marier, de peur d'avoir une femme comme Mme Bovary.

Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux.

25 juin.

Allais constate avec sévérité les imperfections de l'homme, puis, philosophe :

- Bah ! dit-il. Quand on remonte à l'époque où il a été fait !...

La fille du principal du collège d'Honfleur dit :

- La lune est pleine.

- Oui, répond Allais, et j'ignore qui l'a mise en cet état.

Quoiqu'il gagne de 15 à 20 000 francs par an, il est dans une situation désespérée.

Il écrit à Guitry qu'il va se suicider. Guitry lui répond d'attendre tout de même un peu et lui envoie 500 francs.

Il y a quelque chose qui effraie, dans la veine de Guitry : c'est l'inconsistance de ses projets. Il n'a peut-être que le don de savoir profiter de sa veine, mais il est incapable de la faire naître. Il a même eu une veine en amis. Il a dû avoir des amitiés stupides, mais il se les est tous assimilés, et, si demain il était l'ami d'un homme de génie, il en bénéficierait pleinement.

L'écrivain doit créer sa langue et ne pas se servir de celle du voisin. Il faut qu'on la voie pousser à vue d'oeil

26 juin.

L'instituteur d'Avril-sur-Loire me demande une préface pour un recueil de chansons. Comme j'avoue mon incompétence, il m'envoie un plan : 1° la chanson en général ; 2° félicitations à l'auteur.

Quand elle a voulu se remarier, comme elle avait un fils de dix-huit ans, elle a cru devoir lui demander conseil. Il lui a répondu :

- Non ! non ! Je ne t'approuve pas. Pourquoi un mariage ? Si tu l'aimes, ce garçon, offre-le-toi.

Elle a vu son caveau. Elle est bouleversée de tristesse et de peur. Elle a regardé au fond.

- Oh ! ma chère, ce qui nous attend ! Ce trou ! Ce trou !

Rue du Rocher, la seule où se promène encore une poule.

28 juin.

Capus, tout noirci par le soleil. Une santé boulotte et ferme. La vie ne peut plus rien contre lui.

- Tu verras ! J'ai mon hall. C'est très beau.

- Cher ?

- Le prix d'une maison : quinze mille. Je ne les regrette pas ; et puis, c'est fini. D'ailleurs, ce qui coûte cher, c'est le courant. J'ai fait couper tous mes foins sous prétexte qu'ils étaient mûrs. Ils m'embêtaient. Un pré ras, c'est bien plus beau que cette herbe monotone, et puis, je ne voyais pas mes vaches. Et mes cochons sont très bien.

« Oui, oui ! Je connais ce petit hôtel d'Honfleur. Je l'ai habité d'une façon rapide et convulsive. C'est un hôtel infect, avec des couettes dans le lit. Quand on est deux ou trois là-dedans... Tu ris, salaud !

« Il ne faut plus, au théâtre, d'emmerdement volontaire, celui d'Hervieu, par exemple. Autrefois, c'était une des branches de l'art dramatique. Aujourd'hui, ça n'est plus supportable.

« Pour éviter l'appendicite, il ne faut pas se servir de casseroles émaillées, et il faut se purger, mais pas comme on fait aujourd'hui avec de petites drogues : à grande eau, comme se purgeaient nos pères, du temps de Molière.

« Il y a des gens odieux qu'on ne peut pas voir et des gens odieux qu'on ne peut pas se passer de voir, et qui sont de vieilles habitudes de haine.

« La coupe de trois actes, qui semble idéale, ne me suffit pas. J'y suis gêné. Une histoire d'amour ne peut avoir son plein développement qu'en quatre actes. Pour ma saison prochaine, il me faut une pièce en quatre actes pour Guitry, et une pièce en cinq actes et huit tableaux pour les Variétés.

« Dans un spectacle bien composé, il faut que le lever de rideau soit nul et anonyme et puisse être joué par des acteurs qu'on ne retrouvera même pas comme domestiques dans la pièce suivante.

« Il y a des ennemis qui donneraient de la volonté au plus mou. D'ailleurs, au moindre geste ils s'effondrent. Il n'y a aucun plaisir à faire quelque chose contre eux.

- Tu as des cèdres, chez toi ?

- Naturellement, dit-il, sachant bien qu'il n'en a pas. J'ai aussi des platanes. »

On achète des tableaux pour les revendre plus cher, ou pour avoir au moins le droit de dire : « Aujourd'hui, je les revendrais ça. »

30 juin.

Rêves. Et je rêve encore que je vais en classe, que je ne sais pas mes leçons, que je m'éclipse au moment de réciter, et que le professeur - un mélange de tous les professeurs que j'ai eus, et même que je n'ai pas eus - écrit, sur mon cahier de correspondance, que je me relâche. Et, dans ce rêve puéril, je sais que j'ai trente-huit ans, et cela redouble ma confusion.

La mort, cette marchande de sable pour tous les yeux. Elle a plus de sable à vendre que la mer.

Willy : son verre n'est pas grand, mais il boit dans celui des autres.

Du sacrifice intéressé, c'est déjà bien joli.

Philippe. Je ne l'ai jamais entendu prononcer le mot « délicieux ».

2 juillet.

Le Passé. Répétition générale Porto-Riche à Brandès :

- Vous m'avez fait pleurer. Vous en ferez pleurer bien d'autres !

Ah ! ces hommes qui passent leur vie, comme des cerfs, à pleurer d'amour !

C'est le gros succès. Des hommes ventrus et vulgaires, qui se croient des hommes à femmes, semblent dire : « Comme c'est beau ! Comme c'est bien nous ! »

Une belle journée pour Brandès. Mirbeau dit :

- Brandès est admirable. Mais, l'amour, qui ça peut-il intéresser ? Est-ce qu'on parle tout le temps des cabinets ?

Et Lacour, qui est un peu professeur de féminisme, proteste : l'auteur a le droit de parler d'amour

- Mais, enfin, est-ce que ça existe, les hommes à femmes ?

- Il paraît.

Tristan, qui vient de se faire tailler la barbe, a les oreilles pleines de poils coupés qu'il tâche de retirer et qu'il écarte sur sa figure. Il trouve qu'il y a des choses « très bien ».

Silvain dit :

- Hein ! Ça doit vous plaire, ça ? C'est écrit, limé, fouillé !

- Oui, oui ! Mais, ce que j'admire surtout, c'est Brandès.

- C'est la première comédienne du temps, dit Silvain

- Je ne l'avais jamais vue comme ça ; dit quelqu'un à Le Bargy.

- Si, dans Les Tenailles.

- C'est cent milliards de fois plus beau qu'Amoureuse, dit Bady à Porto-Riche.

- Il aime le théâtre comme accessoiriste ou comme habilleur. Chez Deval, en plus, il jouait de la grosse caisse et, dans la coulisse, chantait deux couplets d'un laboureur.

- De la grosse caisse ! Vous êtes donc musicien ?

- Non, mais j'ai tout de suite attrapé le coup.

- Vous savez donc chanter ?

- Je chante assez bien.

- Est-ce qu'on vous applaudit ?

- Oh ! ça ne s'applaudit jamais.

Il va entrer à la Chorale de Paris. C'est très bien, et on y a de jolis prix. Il voudrait être accessoiriste à l'Opéra, mais il est malade. Il a une partie du dos comme morte. On a beau le frictionner : il ne sent rien.

- Voilà, dit Valdagne. On veut me décorer. Je veux bien me laisser faire, et, à cause de ma librairie, je m'occupe de ça moi-même, ma femme étant malade. Vous m'avez dit un jour que vous connaissiez Bourgeois.

- Non : Leygues. C'est égal.

Comment se fait-il que tout le monde ne soit pas décoré ? Où est l'homme qui oserait dire. « Je ne connais aucun ministre » ?

10 juillet.

Ne pas prendre de la mauvaise humeur pour du bon goût.

Au restaurant, timide toute la soirée, je me rattrape en disant au garçon d'un air sombre : « Donnez-moi du pain rond. »

Chaque fois qu'on se fait photographier, on croit qu'il va naître un dieu.

Arbres si bas que les feuilles peuvent caresser leur ombre, par terre.

Honfleur. C'est adorable, ces petites villes. Il y a des fenêtres de quatre sous qui ouvrent sur la mer, l'embouchure de la Seine, Le Havre, un des plus beaux panoramas du monde.

11 juillet.

Il y a beau jour que j'ai renoncé à rougir de ma vanité, et même à m'en corriger. De tous mes défauts, c'est celui qui m'amuse le plus.

12 juillet.

Une femme allait mentir, comme d'habitude ; elle s'est retenue, parce qu'elle est en deuil.

15 juillet.

Le coeur. Que d'histoires ! Que d'histoires ! Ils ont tout embrouillé. Tout est à recommencer. A force d'exagération, c'est devenu insignifiant.

18 juillet.

La création du monde continue.

21 juillet.

Je connais bien ma paresse. Je pourrais écrire un traité sur elle, si ce n'était un si long travail.

Le détestable émotion dont il faut surveiller les surprises. Elle profite des sommeils de notre ironie.

La rêverie n'est qu'une pensée qui ne pense à rien.

22 juillet.

- La vanité, dit Tristan, n'est qu'une maladie de peau : ce n'est pas une maladie organique ; on se gratte avec plaisir, et ça passe.

- Oui, dis-je. La vanité d'un artiste est quelque chose de charmant si elle reste sincère, et l'on devrait aimer sa vanité qui le livre à chaque instant. Fantec n'est pas vaniteux, dis-je à Guitry, et, cela, à un point étonnant. Je le provoque, mais rien ne perce. Rien qui me fasse crier : « Ah ! voilà mon fils ! »

- Il vous ressemble en ceci, me répond Guitry, qu'il ignore comme vous ce que c'est que la modestie.

23 juillet.

Non ! Non ! Je ne suis pas de ceux qui feraient « bonne figure sous une grêle de balles ».

Combien de fois me serai-je cru mort avant de mourir !

Il y a un acteur anglais qui joue La Case de l'oncle Tom tous les soirs depuis quinze ans.

L'oie. A chaque pas qu'elle fait, sur la terre humide elle laisse une image de feuille.

L'éléphant avec ses grands sabres d'ivoire aux dents, dont le nez traîne, et qui se mouche sur son ventre, dans ses jambes.

Même à terre, la cigogne semble perchée.

Le pélican qui porte son bec dans son tablier.

L'autruche, à égale distance de son bec et de ses pieds.

Guitry. Le voilà directeur de la Renaissance. Et Roujon accepte sa démission. Mais il n'est pas décoré : il s'en moque, et c'est peut-être le seul homme capable de dire ça sincèrement. Ça ne l'a touché que comme une muflerie. On lui avait délégué Baudin, Arène, Capus, pour lui dire que c'était signé ; un ministre ne voulait pas s'en aller sans voir Guitry décoré, etc. ! Et ils lui font cette muflerie.

- Ça les regarde, dit-il, moi, pas.

- Je vous crois sincère, dis-je. Tant pis si je me trompe !

Je remarque bien un petit énervement : ce n'est peut-être que la joie d'être directeur de la Renaissance.

Capus lui a expliqué le coup avec sa tranquillité habituelle :

- Vous les embêtez. Vous aviez tout remis en ordre. Ils ont tous voulu se réconcilier sur votre dos, et ils décoreront Le Bargy : voilà.

Vais-je devenir un vieux bonhomme qui écrit des épîtres en vers à son chat, à son chien, ses seuls amis ?

Si j'avais du succès, si je gagnais de l'argent, si les femmes couraient après moi, est-ce que je ferais le dégoûté ? Je manque d'élégance. Il faut aimer la vie malgré tout. Il faut être un peu plus chic que ça. Allons donc ! La vie est belle.

Les animaux. Au sortir de l'arche de Noé, ils se débinent.

24 juillet.

Théâtre. Mais le pompon est à qui fait engueuler un roi par un de ses sujets.

- Dumas père, dit Capus, avait le genre de facilité qui plaisait au goût du jour. Il y en a une qui doit plaire aux gens d'aujourd'hui. Il ne s'agit que de la trouver.

Le Bois, le soir. Des fiacres de gens qui ne pensent qu'à ça.

La lune est une délicieuse poëtesse, et notre sensibilité serait en deuil, mortellement blessée, si la lune venait à s'éteindre. Le niveau de la poësie baisserait.

L'automobile choque dans un paysage lunaire.

On rêve en regardant le dos du cocher. Quel drôle de métier fait cet homme !

Le clair de lune est si beau, si doux, qu'on est plein d'indulgence pour les odeurs qui viennent du cheval.

Personne n'a l'air de s'en apercevoir. Question de tact.

2 août.

« Cocu ». Chose étrange que ce petit mot n'ait pas de féminin.

L'escargot promène son petit chignon.

L'érudition de ceux qui méprisent le Larousse et qui s'imaginent qu'ils n'y apprendraient rien.

- Capus, dit Tristan, a d'abord dit qu'il était pour la liberté de l'enseignement. Puis, comme je disais le contraire, il s'est installé dans mon opinion et m'en a chassé.

Dans ma bibliothèque tournante, les livres ont le mal de mer.

Quand un homme illettré cite du latin, vous pouvez être sûr que c'est un gentilhomme.

Chitry. C'est la première fois, mais je préférais l'incognito. Tout à l'heure, en passant devant l'auberge, j'ai entendu des gens parler fort, et l'un d'eux a presque crié, en se retenant tout de même : « Poil de Carotte ! » Est-ce que je serai obligé, un jour, de me retourner et de répondre : « Et vous, comment vous appelle-t-on ? Poil de voyou, ou crapule ? » Est-ce que Poil de Carotte va recommencer et me rendre ce pays inhabitable ?

Dire que, si jamais j'ai quatre-vingts ans et que je sois obligé d'être un maire « à poigne », les gamins me courront après en m'appelant Poil de Carotte !

Sur une grosse jument suivie de son poulain, qui est déjà un grand garçon, il va voir ses propriétés qui touchent aux miennes. Les jambes écartées et raides, il saute sur son derrière, à me faire mal.

On coupe les blés. Un fermier attrape un petit gars qui s'y prend mal pour lier une gerbe. « A ton âge !... » dit-il.

La cruche, comme une petite bossue, à l'ombre d'une gerbe.

Un moissonneur aiguise sa faux. Il a mis ses lunettes ; c'est le progrès.

Chaque tige s'est fait enlacer par une herbe.

Les poules se font des nids dans la haie.

Les gerbes sont liées, les unes, avec une corde, les autres, avec un lien de paille.

Les perdrix doivent se dire : « Ils nous ravagent notre patrie ! »

3 août.

Son homme est revenu. Les uns lui conseillaient de le recevoir, les autres l'en détournaient. Elle l'a laissé entrer. Il a passé près d'elle la mauvaise saison. Les beaux jours revenus, il a travaillé un peu, il a bu l'argent qu'il gagnait, et il est reparti. Il y avait trente francs à la maison : il ne les a pas laissés.

Elle reste toute seule avec ses quatre enfants, plus un cinquième, qui se voit bien à son ventre pointu. Elle raconte ça sur le pas de sa porte, et, comme elle parle haut, les voisins écoutent et « rigolent ».

La perdrix fait le bruit d'un dard qu'on aiguise.

4 août.

Prix à Corbigny. Le comte d'Aunay, type du diplomate faisandé. Très fort au jeu du lorgnon, qu'il pose et reprend à chaque transition. Un peu démonté parce que personne ne l'attendait à la porte de la salle des fêtes.

Il n'embrasse pas les petites filles : ce doit être de mauvais goût. Il lit leur nom sur la fiche du prix et demande leur âge. Il croise les jambes pour montrer ses souliers vernis et ses chaussettes de couleur à raies.

Mon père. J'ai des remords de ne l'avoir pas aimé comme je devais, parce que je souffre des mêmes choses dont il a dû souffrir.

9 août.

Cousine Nanette, toujours en ébullition. Nous affectons de ne pas nous saluer, et de nous parler sèchement.

Elle m'appelle « monsieur ».

- Faut-il qu'il vous dise « madame » ? demande Marinette.

- Mais je suis une dame ! dit-elle.

- Elle a raison, dis-je, de m'appeler « monsieur ». Elle devrait même m'appeler « monsieur le Président » comme elle a fait l'autre jour, à cause de ma décoration, disait-elle, qu'elle trouve jolie. Et il faut qu'elle en prenne l'habitude et qu'elle la garde.

Mon ton de voix l'inquiète.

- Comme on se parle ! dit-elle à une femme qui est là. On croirait que nous sommes fâchés.

- Nous n'en sommes pas si loin, dis-je en m'éloignant.

Mais elle bout : c'est peut-être moi qui ai dit à monsieur Combes de chasser les deux Soeurs de Chitry.

Il va bien travailler chez les autres, mais il ne veut pas y manger. Il ne demande pas à être payé plus cher, mais il veut rentrer chez lui, et il ne mange que de la cuisine de sa femme.

C'est la fin. Depuis qu'il ne peut plus faire sa partie de cartes à l'auberge, le vieux s'ennuie à mourir. Il devient sourd, et il pleure tout le temps.

La vieille ne trouve plus ses mots. Elle cherche le mot « grippe » et gémit jusqu'à ce qu'elle l'ait trouvé. Elle n'avait déjà pas la tête solide : en remontant une horloge, elle est tombée sur la tête, et c'est le reste.

Maman est contente de n'être pas à ce point décrépite.

Seule, leur fille se tient, et leur dit : « Vous avez assez travaillé ! Restez donc tranquilles », comme elle leur dirait : « Allez vous asseoir ! »

Dès qu'ils n'ont plus le goût de gagner de l'argent, autant vaut dire qu'ils sont morts. Leur cerveau, mal soigné, meurt d'abord et les entraîne.

Personne n'est pour la liberté de conscience, sauf les indifférents.

Le chien du Bouquin aboie tous les soirs, non à la lune - il n'y en a pas - mais au mystère. Il rend son hommage à Dieu.

11 août.

Paresse. Quelquefois elle me semble un signe de mort. Il n'est pas possible que cet état persiste, et je vais bientôt mourir.

Il faut qu'une page soit faite comme un filet, et que chaque mot, comme une maille, retienne un peu.

- Oui, je l'avoue, lui dis-je, et je suis sûr que cet aveu n'est pas d'un égoïste. Egoïste en tout, je suis sûr de ne pas l'être en cela : il vaudra mieux que tu meures avant moi, car je m'en tirerai encore : j'ai mes livres. Mais, toi, pauvre petite, comment ferais-tu ?

- Comme tu as raison ! Je suis heureuse que tu penses comme moi. Oui, c'est convenu : je partirai avant toi. Tu sais : je rentre toujours à Paris la première, pour préparer. Là-bas, dans notre petit coin, au cimetière, je préparerai ta place.

Huysmans, un Léo Taxil plus lettré.

Certains vents d'orage me soufflent sur la chair du coeur.

A l'affût, le loir paraît au grillage du colombier, comme une petite religieuse.

On peut changer, et rester absurde.

12 août.

Je dis à Philippe :

- Qu'est-ce qu'il y a donc sous cette cloche ?

- Rien.

- Qu'est-ce qu'elle fait donc dans le jardin ?

- Ma foi, dit Philippe, elle voudrait bien être montée au grenier.

- Elle n'y montera pas toute seule.

- Je le sais bien, dit Philippe.

La cloche reste où elle est.

Je suis si bon que je ne dérange jamais le chat qui dort à la place où j'écris : je vais faire un petit tour de promenade.

Ecrire, c'est presque toujours mentir.

16 août.

Il leur paraît si naturel que la vieillesse soit misérable que, le mendiant, ils l'appellent « un vieux ».

L'homme d'affaires. Il a peur de perdre sa fortune. Il ne sait quelle limite lui fixer. Il craint de n'être pas assez riche aux yeux de son prochain de droite, trop, aux yeux de son prochain de gauche.

Il voudrait, lui aussi, mettre un idéal dans les affaires, et il soutient que cet idéal n'est pas de rouler un autre homme d'affaires.

Il a peur de perdre son cheval et sa voiture, et ça le gêne de traverser avec eux un quartier d'ouvriers.

Il dit : « Je voudrais être meilleur. Je ne peux pas. Ça n'est pas dans ma nature. »

19 août.

Il est pour la liberté, mais il est de ces hommes dont la nullité donnerait envie de vivre avec des esclaves plutôt qu'avec lui.

20 août.

Un jeune homme très bien, qui prépare son doctorat en droit. Et si vous voyiez comme il parle à sa mère !

A la foi, mais veut tout lire. Il puise dans la bibliothèque que j'ai faite à ma soeur. Il y a lu Madame Bovary.

A très peur du tonnerre. Ferme tout : volets, portes, yeux.

- Ma mère, dit-il, ressemble à votre soeur qui a tant de bon sens, est si pratique et me dit toujours : « Monsieur Charles, on complique trop la vie ! »

Je me demande pourquoi il désirait tant m'être présenté. Il admire ma soeur, mais n'a pas l'air de savoir que je suis homme de lettres.

D'ailleurs, il parlerait volontiers tout le temps, comme tout le monde, si je n'étais pas là.

- Je n'ai pas encore d'expérience, dit-il de l'air de quelqu'un qui est sûr d'en avoir un jour. Mais, écoutez !

Comparaisons entre la ville et la campagne, entre Paris et la province. Conclusion : il y a que Paris. Rectification dernière : la province a du bon.

S'efforce de bien parler, mais son effort lui fait venir un peu d'écume au coin des lèvres.

En littérature, croit que Jean Lorrain écrit, au Journal, des choses « décadentes » et « symboliques ».

Baïe a dix ans, mais son imagination reste jeune Elle a un coq et joue avec lui. Elle lui parle et l'aime. Ce coq, c'est une plume de poule.

Philippe. Le soupirail de sa culotte reste toujours ouvert.

Ma soeur aussi est orgueilleuse d'avoir la foi quand son frère ne l'a pas.

Quelqu'un a dû dire : « Un arbre c'est un homme qui lève les bras au ciel. »

La fumée, c'est l'haleine bleue de la maison.

22 août.

A Chastellux. Oh ! être dans les bonnes grâces d'un de ces pauvres sourds-muets ! Passer là quinze jours à lire de l'histoire !

Le château ne se montre pas de loin. Il faut arriver dessus pour le voir, et, encore, au moment où un peu ému, je vais le voir, Marinette ouvre son ombrelle pour me préserver du soleil.

Ils sont, là-dedans, une douzaine en train de s'éteindre, et une douzaine de domestiques.

Oh ! les nuits sous la lune qui a vu toute cette histoire, toutes ces histoires !

Un regard à peine, et nous revenons, les yeux pleins d'une belle vision, quand, sur la route, le conducteur nous dit :

- Moi, je vous quitte. En effet, il faut qu'il conduise la diligence de Lormes à Avallon qu'un pitoyable infirme amène à notre rencontre. L'infirme prend place sur le siège de notre voiture pour nous conduire à Lormes. C'est notre promenade gâtée.

Il tient les guides sous son bras droit qui n'est qu'un moignon, et, du bras gauche, tourne la mécanique, adroit d'ailleurs comme un manchot, et il est bossu. Nous faisons notre rentrée à Lormes, gênés par des sourires, rouges de nous croire ridicules. Ça nous apprendra, dirait le pharmacien Focard, à vouloir briller dans le monde et à faire des promenades dans une voiture à deux chevaux !

- Personne à voir, dit-il. Les trois médecins d'ici, en dehors de leur médecine...,..

Sa femme doit faire son ménage avec ses dents, et il ne lui dit jamais : « Râcle donc ça ! »

Acheter un cachet d'antipyrine pour refaire connaissance avec cet ancien camarade de régiment vieilli, épais, comme accablé par Lormes, et qui croit que j'aime le cognac. Effarement du couple : « Qu'est-ce que vous allez prendre ? Avez-vous déjeuné ? » Oh ! si on leur disait : « Non ! »...

On se décide : cognac pour les hommes, chartreuse pour les dames.

23 août.

Demi-sommeil : on dort éveillé.

La lune poignante. Oh ! si un peu de musique nous venait de la lune !

- Vous avez donc pris votre bâton, Honorine ?

- Oui, dit-elle. Il fait tellement chaud !

25 août.

Rien n'apprend mieux à généraliser que d'avoir quelques vices.

Les étoiles filantes du cerveau.

Je sais le point exact où la littérature perd pied et ne touche plus à la vie.

27 août.

Son mari tué au petit chemin de fer sous un éboulement.

Elle n'a pas perdu en le perdant.

A Clamecy, elle a parlé toute seule : pas besoin d'un avocat. Elle a dit : « Je ne demande rien pour moi. Je ne demande quelque chose que pour mes enfants. » Après avoir obtenu pour eux ce qu'elle voulait, elle a demandé pour elle, sûre qu'elle était qu'ils l'abandonneraient. La Compagnie lui donne 600 francs.

Elle va le voir de temps en temps au cimetière et dit : « Je vas désherber mon chéri. Il n'aimait pas l'herbe. Je lui porte aussi un pot de fleurs. Il n'aimait pas les fleurs, mais ça ne fait rien. »

Il est venu « toquer » à sa porte la nuit dernière. Ce matin elle rencontre le fossoyeur.

- Vous n'avez rien vu de neuf au cimetière ?

- Non, dit-il.

- Il y a longtemps que vous n'y êtes allé ?

- J'en sors.

- Et vous n'avez rien remarqué sur la tombe de mon pauvre chéri ?

- Non.

- C'est drôle ! dit-elle. Je vais voir moi-même.

Elle regarde la tombe.

- Pardié ! La terre a bien été un peu remuée, mais pas assez pour qu'il soit sorti. J'ai dû me tromper.

Borné, dites-vous ? Mais, si je regarde en moi, c'est moi, au bord de moi, c'est la famille, et, quelle stupeur ! un peu plus loin, c'est le voisin, la société, les hommes. Un peu plus loin, c'est l'horizon, c'est Dieu, et je n'ai pas bougé.

28 août.

Mon père faisant ma demande en mariage.

Il a bien mis des gants noirs. Il parle de tout, écoute Marinette jouer du piano, jusqu'à ce qu'il dise : « Oui, assez. » Puis, il se lève.

- Et la demande, papa ? dis-je inquiet.

Il sourit, sans rien dire. On devine qu'il pense : « Est-ce que ce ne serait pas un peu ridicule de chercher une phrase pour la faire ? Le fait que je suis là, depuis un quart d'heure, dans votre salon, à causer avec vous, n'est-il pas la preuve, madame, que je vous demande pour mon fils la main de votre fille ? Est-ce que ça ne suffit pas ? »

Et Mme Morneau, qui s'apprêtait à faire une réponse digne, attend.

- On peut considérer, dis-je, la demande comme faite. N'est-ce pas, madame ?

- Mais oui ! Mais oui ! dit-elle, troublée, et riant aussi.

Alors, tout le monde rit, et on s'embrasse.

Le regard recourbé pour que le détail s'y accroche.

La prose est le langage du bonheur. Depuis que nous sommes mariés, chérie, je n'ai pas écrit un seul vers, hélas !

29 août.

A Fantec, Si tu te maries à l'église, ne dis pas, comme les autres, qu'il ne t'en coûte qu'un effort de galanterie et que tu ne sacrifies rien, tandis que ta femme ferait le sacrifice de son salut éternel. N'oublie pas qu'à l'église tu promettras, sans avoir l'intention de tenir ta promesse, d'élever tes enfants dans la religion catholique, apostolique et romaine. Fût-ce à un prêtre, il ne faut pas promettre ce qu'on est décidé à ne pas tenir.

Ne méprise pas ta fiancée au point de respecter une croyance qui n'est pas en toi. Ce qui est erreur pour toi ne peut être qu'erreur pour elle. Elle est faite aussi bien que toi pour la vérité.

Ne t'imagine pas que tout puisse vous être commun : fortune, joies, peines, hors l'essentiel, qui est la pensée commune. Tu souffriras de la foi de ta femme qui lui permettra de te rester, presque tout entière, impénétrable.

Prends une femme dont l'esprit religieux - ce n'est plus la religion - soit l'égal du tien. Convertis d'abord ta fiancée, à moins qu'elle ne te convertisse. Ayez la même façon de comprendre Dieu, c'est-à-dire l'univers et votre destinée. Sinon, n'épouse pas.

Ou bien, tu seras malheureux, et ne sauras même pas pourquoi.

Maman. C'est une dame. Elle reçoit. Mme Moreau, une ancienne cuisinière, qui est venue avec son maître d'hôtel s'installer à la campagne, lui fait une visite : chapeau à grande plume mauve, gants blancs. Elle dit :

- J'ai écrit à mes enfants, à celui qui gagne sept francs par jour chez Dufayel : « Je suis maintenant tout à fait campagnarde : vous ne me reconnaîtriez pas ! »

A Paris, elle avait un fourneau très commode : c'est « le gaz portative oui, madame ».

Elle se lève.

- Ce n'est pas une visite que je vous fais, madame. Elle est trop longue. On ne doit pas faire des visites si longues que ça. Avec mon petit jardin de rien du tout, j'envoie pour 51 francs de légumes par an à mes enfants. Les médecins sont tous des imbéciles. Ne portez donc pas de bas de caoutchouc. Moi, je vous ferai des bandes. J'ai eu une pleurésie. Mon médecin m'a dit : « Il faut que je vous sauve de la mort », et il m'en a bien sauvée. On abîme plus le linge à la campagne qu'à Paris. Aussi, moi, je ne me gêne pas. Je lave le mien.

Ce n'est pas le moindre charme de la vérité, qu'elle scandalise.

Titres : L'Annuaire du village, Le Tout-Village, Le Bottin du village.

Je n'écris pas, parce que je n'ai rien à écrire.

Je croyais que c'était une qualité, mais, à entendre vos reproches, je pense que c'est peut-être une vertu.

1er septembre.

Oui, nous irons sur le pré. Je me battrai : il broutera.

Baïe a un grillon au fond d'une terrine émaillée. Il ne peut pas se sauver. Où l'a-t-elle pris ?

- Je ne le cherchais pas, dit-elle. C'est lui que j'ai rencontré, qui venait au-devant de moi.

Littérature qui ne tient pas au ventre.

- Je demande un bon tyran.

- Pour de bons esclaves.

Et un vent ! Une pluie presque horizontale.

Honorine, les mâchoires déformées par le pain dur.

Ils parlent tous. Moi, j'ai vraiment l'air d'un propriétaire d'image d'Epinal. Je regarde ce beau pays, le clocher dont la pierre neuve ne se salit pas, Montenoison où jamais Philippe n'est allé - il est allé tout près -, et les nuages que le paysan ne regarde pas. Un nuage, pour lui, c'est une menace de pluie. Il ne sait pas que certains nuages n'ont d'autre fonction que d'être beaux.

A quatre heures ils mangent le pain et le fromage durs. Ils boivent le vin blanc, et Ragotte ne boit que de l'eau, parce que tout de suite le vin lui tombe sur les jambes et lui coupe les bras. Quel ravage !

Philippe dit à Alexandre :

- Mais madame Renard ne fait pas le principal : elle ne fait pas la poêlée.

- Mais elle vous nourrit le jour de sa fête, dis-je, un peu agacé.

Et Philippe comprend. Car, après avoir parlé de la poêlée - on se mettait à table à midi pour jusqu'au lendemain matin, et, à partir de minuit, le fermier du Bouquin ne voulait plus voir le vin rouge : il fallait qu'on boive du vin blanc -, il dit :

- D'ailleurs, ça se perd.

Il a travaillé vingt ans chez M. Perrin, attrapé par le maître, attrapant les autres. Perrin a fait fortune. Philippe, qui gagnait juste de quoi élever ses quatre enfants, serait dans la misère si je ne l'avais pas pris avec moi.

- La vie est mal emmanchée, dit Marinette.

Le bonnet de Ragotte pend à une branche. Elle a mis son chapeau de paille noir. Le gilet de Philippe tient au frais la cruche d'eau.

- Hé ! là, que tu en as, des terres ! dit Marinette. Si tu étais à marier, toutes les filles de Chitry courraient après toi. Mais, comme la terre rapporte peu !

- Elle rapporte de quoi les nourrir, eux qui travaillent, dis-je. Elle ne veut pas me nourrir, et elle a bien raison, moi qui les regarde travailler.

2 septembre.

Philippe revient des champs, et le Paul, son fils, du chemin de fer, la journée finie. Ils rentrent par la vieille route, mais ils ne s'attendent pas. Le premier ne ralentit pas ; l'autre le rattrape s'il veut.

Je regarde les étoiles. Pour savoir leurs noms, je fais flamber une allumette-bougie, et je regarde mon atlas astronomique. Mais, l'allumette éteinte, les yeux éblouis, je ne reconnais plus, au ciel, l'étoile dont j'ai trouvé le nom.

Le mensonge, c'est leur règle héréditaire. Ils ne s'appliquent qu'à bien mentir : c'est leur supériorité.

3 septembre.

Ils ont quelques idées, rares, isolées comme des haricots semés dans la terre. On les aurait avec une pioche.

La vérité est insignifiante et de petites dimensions. Elle a une odeur que ne peuvent sentir que les bons nez.

Avec elle, l'art fait quelque chose d'admirable, mais de déjà faux. On la renifle : ce n'est plus ça.

Dès qu'une vérité dépasse cinq lignes, c'est du roman.

C'est beau, un beau roman. Ce n'est pas méprisable, mais la vérité seule donne le ravissement parfait.

Dans ce pré, un chêne, si vieux que son tronc semble tout fait de terre, et que ses dernières branches y poussent comme des plantes étrangères.

4 septembre.

Il n'a jamais réussi en rien. Ça ne l'empêche pas d'avoir un petit air conquérant, qui intimide.

Philippe n'aime pas rêver : ça le fatigue autant que de moissonner.

Il arrache les pommes de terre. C'est façon de parler, car un léger coup de pioche les déterre. Il les rejette entre ses jambes. Il y en a une traînée derrière lui : on dirait qu'il les a faites lui-même.

Après le meurtre d'une bête ou d'un homme, le plaisir le plus cruel du paysan, c'est sans doute de couper des arbres.

Promenades. Le canal jusqu'à Marigny, de Marigny à la route de Germenay. Retour à Chaumot par cette route. Avec Marinette et un chien et une chienne qui ne se contrarient pas.

Un faucheur coupe l'herbe du bord. Il nous dit bonjour. Malgré sa politesse, on le dépasse avec une petite inquiétude aux jambes, comme si la faux glissait derrière nous pour nous y mordre.

Quand nous passons tous deux du même côté d'un tombereau, d'un chariot, les hommes regardent ma décoration et Marinette. Quand elle passe d'un côté et moi de l'autre, ils me sacrifient pour ne regarder qu'elle, qui est un peu décolletée.

Une femme rentre chez elle pour mieux nous voir derrière son rideau relevé. Quelqu'un habite dans cette pauvre vieille maison ! Et elle est habitée depuis des siècles. A quoi ont-ils servi ?

Je passe. Je prends une note. Quelque Renan la lira, et il la fera participer à la vie du monde. Il l'insérera dans l'univers. Ils ont vécu pour cela seulement. Dans L'Avenir de la science, Renan écrit (Pages choisies, p. 336) :

« Songez aux innombrables générations qui se sont entassées dans les cimetières de campagne. Mortes, mortes, à jamais ? Non ! Elles vivent dans l'humanité. Ces morts... ont contribué à faire la Bretagne. [Marigny, le Nivernais.] Et, quand la Bretagne ne sera plus, la France sera, et, quand la France ne sera plus, l'humanité sera encore... Ce jour-là, le plus humble paysan qui n'a eu que deux pas à faire de sa cabane au tombeau vivra comme nous dans ce grand nom immortel »

Oui, mais comment faire comprendre cela à Honorine dont la misère et le travail ont durci les bras comme de vieilles branches ? Ainsi, Dieu a créé tous ces misérables pour la joie intelligente de Renan ? C'est un peu cher. N'est-ce pas une bien petite cause finale ?

Un homme pousse ses vaches devant lui et leur parle, par ce besoin instinctif qu'on a de montrer à des étrangers qu'on est doué de la parole, et d'attirer l'attention de l'étrangère. Des enfants crient et jouent dans un pré. Des petites filles collent leur visage à la barrière.

Du côté de Germenay, il semble que ce soit la fin du monde. Des prés d'un vert noir, des bois, pas un clocher, rien de l'homme, pas un boeuf. Et c'est là que le soleil se couche.

Un seul motif de vivre à Paris reste compréhensible : l'argent. Mais la gloire ? Mais le besoin d'activité ? Est-il possible de vivre avec une plus grande plénitude que sur cette route de Germenay ? En cette minute élargie, on ne dépenserait pas cent sous pour un plaisir. Cent sous, c'est du pain, c'est de quoi vêtir un de ces misérables qui, sans le savoir, contribuent à créer Dieu.

6 septembre.

Après l'orage, une nuit noire, faite de tous les éclairs éteints.

Un grand poëte n'a qu'à se servir des formes consacrées. Il faut laisser aux petits poëtes le souci des imprudences généreuses.

Rencontre de chasseurs, presque d'ennemis : les fusils vont partir tout seuls.

9 septembre.

Marinette. Les Philippe l'appellent « notre dame ».

10 septembre.

Chasse. La chienne, onduleuse, le nez bas, suit quelque chose dans une luzerne. Elle arrive au bout, au grand jour : rien ! Son étonnement. Elle nous regarde ou recommence.

On meurt de soif. On connaît une source entre quatre pierres, sous un chapeau d'herbe. L'eau nous en vient à la bouche et descend au fond de notre poitrine. On arrive. On trouve la chienne, qui a pris par le plus court, ventre à terre dans la source, dans l'eau boueuse.

- Petite, où donc mènes-tu tes moutons ?

- Dans notre champ, dit-elle.

Comment pourrais-je ne pas savoir où est ce champ ?

Myrrha, quand on l'emmène, est si heureuse que, tout de suite, elle ramasse et apporte ce qu'elle trouve : feuille, morceau de bois. Malgré les os de perdrix que je lui donne à table, elle préfère Philippe. Il a plus de goût pour elle, et elle n'est pas sensible à ma distinction. Elle ne veut pas me donner la perdrix tuée. Si je tente de la lui prendre, elle serre plus fort, et les tripes sortent.

Philippe, sourd par accumulation, n'entend plus le chant des perdrix, mais, quelquefois, il s'arrête et écoute, pour me faire croire qu'une d'elles a chanté.

11 septembre.

Vieux paysan. Toutes ses dents sont usées : le pain était trop dur. Sa vache a reçu, un jour, d'un chasseur inconnu, un coup de fusil dans la tête. Elle en est restée longtemps toute bête. 12 septembre.

La nature se réveille toute fraîche, mais l'homme, d'avoir dormi, garde une bouche amère.

Elle devient enragée. Elle a de mauvais éclairs dans les yeux. Elle ne demande plus qu'à crever. Les petits ne seront pas plus mal avec d'autres qu'avec elle. Ce qui l'exaspère le plus, c'est le ricanement des laveuses à la rivière : à coups de son battoir, elle leur écrabouillerait la figure.

- On dit que je suis méchante, dit-elle. Bien sûr ! Qu'on se mette donc à ma place ! Et je ne le suis pas encore assez.

Elle a demandé la séparation. Le Parquet de Clamecy a écrit au maire, qui a répondu qu'elle n'est pas commode, que son mari est parti, mais qu'il reviendra. Le maire n'a pas ajouté que cette femme « pas commode » nourrit toute seule ses cinq enfants, et le Parquet, mal renseigné par des gendarmes qui s'adressent au maire, a fait entendre à la malheureuse que son affaire est classée.

Elle rentre de laver. Elle trouve ses petits dehors, trempés. Elle ne peut que les déshabiller et les coucher. La comtesse lui donne quinze livres de pain. Marinette va lui donner des langes et cent sous par mois.

Elle paie aussi son loyer, quatre francs par mois. La propriétaire, une vieille qui n'est pas riche non plus, vit dans les transes et, de temps en temps, lui fait dire qu'elle trouve à louer plus cher. C'est faux, mais ça la tient en haleine. Le mari ne veut pas de la séparation. Quand elle aura élevé ses enfants, et qu'ils pourront se placer, de douze à vingt ans, il aura droit à la moitié de leurs gages.

16 septembre.

Le couvreur. Son plaisir, c'est de s'arrêter sur l'échelle et de surprendre par la fenêtre une fille qui s'habille.

Une couverture piquée de tuiles neuves. Le soleil y joue aux dames.

17 septembre.

Chasse. J'ai beau tenir ma droite : Philippe s'obstine à marcher derrière moi.

Je ralentis le pas. Il s'arrête presque. A la fin je lui dis :

- Est-ce que vous faites exprès, Philippe, de marcher ainsi derrière moi ?

- Ça dépend, dit-il. Des fois, oui, quand nous sommes sur la route.

- Mais pourquoi ? On dirait que je vous en ai donné l'ordre. Je n'ai pas ce travers. C'est bon pour les grands seigneurs ou les maniaques, comme ce maître parisien de Borneau qui l'obligeait à se tenir toujours à cent mètres en arrière.

- Oh ! monsieur, dit Philippe, ce n'est pas pour ces raisons-là que je marche derrière vous. C'est parce que vous tenez toujours votre droite, et que, marchant à votre gauche, j'ai remarqué que les canons de mon fusil étaient dans votre direction. Ça me gêne. Alors, par prudence, je marche derrière vous.

Philippe n'a jamais de peine à se lever matin. Il a bien le temps de dormir, quand il sera mort !

21 septembre.

Vol silencieux des mouches au plafond. Elles se décollent de leur poutre, entrent dans le quadrille, font quelques tours, et se recollent à la poutre.

L'arbre me dit, les bras croisés...

Coucher de soleil, linge léger des nuages.

Un facteur qui offrirait les lettres au choix.

Même nu-tête, il ôte sa casquette pour dire bonjour.

La lune, diamant sur un lit d'ouate.

Ane, mon frère âne, ne vois-tu rien venir ?

Les perdrix tombent comme à Gravelotte.

Elle a eu son dernier en plein hiver. Huit jours après, elle cherchait du bois sous la neige, avec un cotillon d'été.

22 septembre.

Le guichard, sonore chevalier du raisin mûr.

24 septembre.

Chasse. Dans la luzerne humide, la caille fuit devant le chien qui « ondule », relève de temps en temps le nez, qu'il a couvert de feuilles jaunes, et souffle comme un phoque. La caille file. On voit les brins de luzerne remuer, léger sillage. Les plumes trempées, elle ne peut pas partir. Parfois, le chien s'arrête, tient trop, et la caille en profite pour gagner du terrain. On traverse ainsi un petit océan de luzerne. Enfin, Philippe tire et l'abat. Trois domestiques du Bouquin se mettent à crier : un peu plus... Les plombs ont « viouné » à leurs oreilles.

- Pourquoi donc, dit Philippe, que vous restez là, dans le chemin, derrière la « trace » ?

Parole imprudente ! Est-ce que le chemin n'est pas à tout le monde ? Il faut rattraper. Je retrouve les trois gars plus loin, et ils finissent par dire que c'était pour blaguer.

On entendait la pluie venir sur le bois. Elle faisait du bruit comme une rivière.

Il pleut, il pleut ! Des chiens boivent debout.

Des paysans arrachent leurs pommes de terre, courbés comme s'ils les mangeaient.

26 septembre.

Elargir ses yeux. Je vois Chaumot et Chitry. Cette année, je vois presque Marigny. Il faut que, l'année prochaine, je voie Germenay. Si je comprenais tout entier - comme une photographie comprend les détails de la vue prise - ce coin du monde, je n'aurais pas perdu ma vie.

Le soleil se couche, mais les arbres aussi, et le village. La route s'éteint, et les champs meurent dans une teinte grise. Quand le soleil ne se couche pas, la nature qui s'endort est plus émouvante. Si je deviens vieux, ma tristesse de chaque jour sera peut-être de me dire : « Peut-être que demain je ne verrai plus rien de tout cela ? »

C'est l'eau qui, la dernière, ferme ses yeux pâles.

Le château ramène ses sapins autour de lui.

Le clocher se couche dans les vibrations de ses cloches.

L'arbre s'encapuchonne.

Des boeufs blancs se promènent comme s'ils cherchaient une place où dormir bien enveloppés de leurs chemises blanches.

La rivière va se coucher plus loin.

Dans dix ans, Chitry aura, lui aussi, son aristocratie : celle des valets de chambre en retraite.

27 septembre.

Les mots ne doivent être que le vêtement, sur mesure rigoureuse, de la pensée.

Baïe débarbouille ses limaces. De l'une d'elles qui semble toujours dormir, elle dit :

- Elle ne s'occupe de guère grand-chose, celle-là !

29 septembre.

Ragotte ne fait jamais rien le dimanche. Elle croise et décroise ses mains sur son ventre, et elle rêvasse lourdement.

7 octobre.

Rentrée à Paris. Je dis à Capus :

- Ah ! dame, mes phrases sont plus difficiles que les tiennes.

- Oui, répond-il Quand on supprime un mot dans ta phrase, elle croule. On peut tout supprimer de la mienne : elle reste.

9 octobre.

Sem, quoique épicier à Bordeaux, faisait des albums à Marseille et y était populaire. Il vient à Paris, fait un album sur les courses, le porte lui-même chez les libraires dans une voiture à bras. Succès foudroyant.

Elevé par des Jésuites, dit qu'il connaît des âmes religieuses célestes.

- Moi, aucune, lui dis-je.

De mon portrait par Léandre, il dit :

- Il n'y a rien. On dirait qu'il a voulu faire une pomme de terre en robe de chambre.

Il ne lit que pour s'endormir. Sur mon conseil, il va lire du Saint-Simon.

17 octobre.

Forain apporte au Figaro un dessin plus que simple.

- Tout de même, dit Rodays, pour trois cents francs, vous pourriez bien ajouter quelque chose !

- Mais quoi ?

- Je ne sais pas, moi. Des hachures...

C'est une question de propreté : il faut changer d'avis comme de chemise.

Chasse. Tout à coup je m'arrête au milieu d'un champ, et cette question se pose sur moi comme un grand oiseau noir : « Par qui, pourquoi sommes-nous créés ? »

Une araignée qui a tendu sa toile entre deux fils télégraphiques, pour écouter ce qu'on dit.

Aux innocents les mains pleines de sang.

Guitry et son cou en poterie de cheminée sur les toits.

Heureux celui dont le talent ne peut être payé plus de deux cents francs par mois, et qui se trouve bien payé !

Il faudra pourtant qu'un jour je lise un conte de Jean Lorrain !

Dans la chambre, une grosse mouche cause toute seule.

A La Gloriette, Fantec va aux cabinets, le soir, avec sa canne ferrée.

Je passe l'année à dire qu'il ne faut pas perdre une minute.

20 octobre.

Treize jours. Pauvres capitaines dont la seule joie intellectuelle est d'accorder des sursis à des gens de théâtre et de lettres !

- Quel motif invoquez-vous pour demander un sursis ? dit le gendarme.

- Je fais jouer une pièce de théâtre dont il faut que je surveille les répétitions.

- Bien. Quel est votre métier ?

21 octobre.

La Châtelaine.

Une mauvaise pièce inintéressante, qui me fait douter du goût de Guitry.

Ça, une pièce étourdissante ? Une ou deux scènes par acte, merveilleusement jouées par Guitry et par Tarride. Mais un acteur peut être admirable en s'asseyant. Et tout cela n'est ni très beau, ni très fort.

Et pourquoi une châtelaine ?

Il y a le traître, le bon Dieu, le mari mené par sa femme, la traîtresse qui a oublié son ombrelle, le traître qui a oublié ses gants.

Et il y a de l'esprit, mais il n'y en a pas assez.

Capus est un esprit vulgaire pour qui la poësie n'existe pas, et pour qui le mot « châtelaine » ne représente rien.

Et Emmanuel Arène lui dit : « Tu n'as jamais fait aussi fort ! »

Et Wolff : « Il y a un abîme entre Les Deux Ecoles et ça ! »

24 octobre.

Capus tout de même inquiété par les objections de Tristan qui les a tenus hier, lui et Guitry, pendant trois heures, cherche à se tranquilliser, et il tire de sa poche un tas de petites théories, comme un gosse des toupies, des billes.

- Au théâtre, dit-il, on ne pourrait rien faire si l'on ne consentait pas aux invraisemblances dont le public a besoin.

Et encore :

- Il faut une femme pour attirer le public. 28 octobre.

Capus et sa femme ont trouvé ma lettre délicieuse.

- D'autant plus, dit-il, qu'il n'y a rien, dans ta lettre. Tu me dis que tu n'aimes pas ça, mais tu ne me dis pas pourquoi.

Et, comme j'essaie de le dire, il me répond :

- Mais je l'ai voulu ! Mais il m'était facile de trouver autre chose !

Il ajoute :

- Baïe recevra quelque chose.

C'est toujours ainsi que ces aventures se terminent quand elles ne se terminent pas très mal.

1er novembre.

Son curé lui a dit : « Croissez et multipliez », de sorte qu'il ne prend plus de précautions. « Heureusement, dit sa femme, j'ai fait une fausse couche, et j'ai tout arrêté. Mais si je l'avais laissé faire, il aurait rempli d'enfants la maison »

5 novembre.

On présente Coulangheon à Blum, qui est tout étonné d'entendre ces mots :

- C'est vrai, monsieur : j'aime votre livre, mais je ne désirais pas du tout vous être présenté. C'est une erreur de la maîtresse de maison. Votre personne n'ajoute rien à votre livre. Etc.

Ce monsieur se croit très fort.

Blum se passionne pour les sucres et les alcools. Quoi de plus délicieux que l'ironie d'un honnête homme ?

En voyage. Une dame se décide à ouvrir un sac de brioches. Elle y prend d'abord des miettes - on ne voit rien -, et les met dans une petite bouche serrée, discrète, distinguée. Peu à peu, l'audace lui vient. Le sac s'ouvre tout grand, et les morceaux de brioche entrent dans la bouche comme dans un four.

Une autre vieille dame lit un livre et sourit. Elle n'a plus que les petites émotions que lui accorde le roman de M. Halévy.

6 novembre.

L'arbre droit dans un bouclier d'écorce qui en fait tout le tour.

7 novembre.

Femmes. Celle-ci compte un par un les cheveux qu'elle perd chaque jour. Celle-là soigne les siens comme une plante dans un pot. Elle s'en coupe une mèche pour que la mèche voisine mieux placée, prenne plus de force.

Jacques Boulenger parle avec feu du rôle de l'historien, résigné à ne jamais écrire le livre définitif ; il sait que, dans deux ans, ou l'année prochaine, un livre nouveau tuera le sien.

Ils cherchent l'introuvable vérité. Le meilleur est celui qui s'en rapproche le plus, c'est-à-dire qui interprète le moins.

Quelques-uns ont la volupté malsaine d'aimer le document pour lui-même et de n'y rien ajouter. Celui-là vit dix ans avec Philippe le Bel pour nous le « donner » en dix pages.

9 novembre.

Le Jeu de l'amour et du hasard. C'est un chef-d'oeuvre de goût. Il ne doit pas rien à la tradition, mais la pièce semble finie à « J'avais grand besoin que ce fût là Dorante ».

L'histoire de la jalousie de Mario fait longueur.

Comme, d'un mot, la pièce est posée : « Ni l'un ni l'autre de ces deux hommes n'est à sa place. » C'est le sujet type du vaudeville, du quiproquo. Là-dessus, on peut - Mendès ne le pourrait pas -, quand on est Marivaux, broder de la beauté. A peine un ou deux mots qui ne sont pas forts.

Le style de Marivaux, c'est de la soie.

10 novembre.

Ces deux vieilles gens ont l'habitude de se réveiller au milieu de la nuit. Ils se demandent de leurs nouvelles et causent de leurs petites affaires.

14 novembre.

Guitry à Pain de ménage. J'ai envie de lui dire : « Pourquoi souriez-vous ? Parce que je ne suis pas très bien, hein ? Mais peut-être que vous en demandez trop. »

Il y a des moments où la plus forte amitié ne tient pas à un cheveu. On se dit : « Si je m'en allais ? Allons-nous nous embrasser, ou nous mordre ? » Tout dépend d'un sourire, du son qu'aura la première phrase prononcée, d'un geste.

18 novembre.

Chez Sévin. Henry Bérenger me présente Charbonnel qui me dit :

- Poil de Carotte est un chef-d'oeuvre.

- Oui, dit Bérenger qui ajoute - pourquoi ? - que Jossot a un immense talent.

- Vous êtes comme nous, me disent-ils. Vous combattez le bon combat.

Charbonnel m'impressionne comme un curé.

A quarante ans, on peut se mettre à travailler. On n'est plus embêté par des histoires de femmes.

25 novembre.

Guitry. C'est un plaisir pour lui, chez Paillard, par exemple, de me demander ce que je préfère, Chablis ou Graves, et d'assister à mes angoisses devant les garçons qui m'observent, le crayon levé, et sourient.

27 novembre.

L'art dramatique, quelques-uns oublient trop que c'est quand même un métier d'homme de lettres.

28 novembre.

La coquetterie de Capus, c'est de dire que le théâtre n'est qu'une affaire.

Le lapin, oeil rond, oreille rabattue, qui fait peur au boa, et qui perd toute retenue, tombe dans la gueule du boa, qui est bien obligé de l'avaler.

- Elle lui prouvait son amour, dit Capus, en couchant avec tout le monde, excepté avec lui. Les directeurs de théâtres lui prouveront qu'il a du talent en jouant toutes les pièces, excepté les siennes.

Vallotton très épris de marine, comme un amiral suisse.

1er décembre.

Il s'ennuyait tellement à la campagne qu'il a fini par faire la cour à sa bonne. Elle poussait de gros soupirs en lui passant les plats. Rentré à Paris, il n'y pense plus. Mais elle :

- Monsieur a changé. Monsieur aurait tort de se gêner, s'il me veut du bien. Il n'y a pas beaucoup de personnes aussi capables que moi de dissimuler leurs sentiments.

Treize jours. Etonnement de se trouver dans les rues, à sept heures et demie du matin, à la recherche d'une caserne.

Magasin d'habillement. D'abord, le ruban ne se voit pas, puis il se voit, et le sergent me soigne et me cherche une capote propre.

- D'autant plus, dis-je, qu'il faut - c'est embêtant -, mais qu'il faut que je mette ma croix.

- Et pourquoi donc pas ? dit-il.

Il me fait astiquer les boutons.

- Ces souliers-là ne me vont pas.

- Oh ! pour cinq minutes ! Pour que le capitaine vous les voie.

- Oui, mais ils me font mal.

- Vous vous y habituerez

- En cinq minutes ?

Je dis encore, m'exprimant mal :

- Est-ce que le capitaine ne passe pas la visite ?

Je devrais dire : « l'inspection ». Ce qui fait sourire le soldat qui astique mes boutons.

Et puis, c'est le succès toute la journée Je me crois Coquelin cadet.

Un sous-officier réserviste, qui a les palmes et en jouit depuis trois semaines, est détrôné et me dit :

- Tout de même, ça se voit mieux

Dans la rue, un vieil homme, qui a un petit ruban vert ou violet, me tire un grand coup de chapeau. C'est émouvant.

Quelqu'un dit :

- Ça, c'est quelque chose.

Je devrais boîter ou porter un bras en écharpe. Ça devient gênant. Ils croient que j'ai sauvé la France ; il me semble que j'ai volé ma croix. Et tous ces regards ! Les cochers de fiacre s'arrêtent sur mon sillage. On se retourne. Guitry, qui fait un bout de chemin avec moi, n'a plus rien. J'ai eu l'honneur de voir un petit pâtissier s'arrêter devant moi.

Je marche dans un rêve étoilé. Sans hésiter, la sentinelle du ministère de la Guerre me porte les armes. Mais un gendarme ne me salue pas. Pourquoi ? C'est son devoir.

Un territorial me dit :

- Si j'avais su, moi aussi j'aurais mis mes palmes.

- Vous êtes beau, me dit le capitaine Targe, officier d'ordonnance.

- Pas autant que vous, dis-je.

Et cela suffit pour rétablir la hiérarchie.

Au fond, tous ces gens-là s'ennuient, et ça les distrait. Quel dommage que je ne sois pas Allais !

3 décembre.

Muhlfeld. C'est la vie d'une fusée qui s'éteindrait... d'une fièvre typhoïde.

Impossible de regretter ce qu'il aurait fait.

Bernard s'attendrit, et Blum, et Coolus, et ses anciens amis, mais aucun de ces regrets-là ne toucherait Muhlfeld.

- Comme c'est triste ! me dit Alexandre Natanson.

Silence.

- Je trouve ça très triste ! dit-il.

Silence.

- Vous ne trouvez pas que c'est triste ?

Il ne sait plus.

Nous levons notre chapeau. Sans doute le met-on sur le corbillard. Quelques instants après, nous saluons encore. Quoi ! Est-ce qu'il rentre ?

Le mort a la délicatesse de me reconduire rue du Rocher.

Treize jours. On se vante. On dirait presque : « C'est le ministre de la Guerre qui m'allume mon feu. »

Il me recherche et me flatte. Il voudrait m'emprunter un peu de réputation et de caractère.

Pardon, madame, de vous avoir fait attendre. J'étais aux cabinets C'est la seule raison qui puisse m'obliger à faire poser les gens.

Le patriotisme est un sentiment qui coûte cher, mais j'aime bien un brave soldat qui déteste la guerre.

17 décembre.

Maeterlinck. Un grand artiste à qui c'est égal d'ennuyer son lecteur, et qui ne s'arrête pas pour si peu.

Baïe met une violette dans un verre d'eau pour que la violette fasse le poisson.

- Ne m'appelez pas « mon lieutenant », me dit l'adjudant. Ça ne me gonfle pas.

Il s'imagine que j'ai des tas de lettres à écrire.

- Bien, mon brave, me dit le garçon de bureau.

Paul Leclercq, mon élève qui n'avoue pas, entre chez Floury qui lui a prêté son nom d'éditeur pour son Album de Paris.

- Pas de lettres ?

- Non, dit Floury.

- Ils n'ont pas encore eu le temps de répondre, dit Leclercq.

- A cette époque du jour de l'An, dis-je, on n'écrit pas aux écrivains.

Leclercq, surpris, ne peut que rougir.

- Paul Leclercq ne m'envoie pas ses livres.

- Il sait que vous les avez déjà, répond Tristan.

22 décembre.

Jaurès. L'air, un peu, d'un ours aimable. Le cou court, juste de quoi mettre une petite cravate de collégien de province. Des yeux mobiles. Beaucoup de pères de famille de quarante-cinq ans lui ressemblent, vous savez, ces papas auxquels leur grande fille dit familièrement : « Boutonne ta redingote, papa. Papa, tu devrais remonter un peu tes bretelles, je t'assure. »

Arrive, en petit chapeau melon, le col du pardessus relevé.

Une affectation de simplicité, une simplicité de citoyen qui commence bien son discours par « Citoyens et citoyennes », mais qui s'oublie quelquefois, dans le feu de la parole, jusqu'à dire : « Messieurs ».

Des gestes courts - Jaurès n'a pas les bras longs -, mais très utiles. Le doigt souvent en l'air montre l'idéal. Les poings pleins d'idées vont se choquer quelquefois, le bras tout entier écarte des choses, ou décrit la parabole du balai. Jaurès marche parfois une main dans la poche, tire un mouchoir et s'en essuie les lèvres.

(Je ne l'ai entendu qu'une fois. Ceci n'est donc qu'une note.)

Le début lent, des mots séparés par de grands vides. On a peur : n'est-ce que cela ? Tout à coup, une grande vague sonore et gonflée, qui menace avant de retomber doucement. Il a une dizaine de vagues de cette ampleur. C'est le plus beau. C'est très beau.

Ce n'est pas la tirade comme l'est une strophe de cinq ou six beaux vers dits par un grand acteur. Il y a cette différence qu'on n'est pas sûr que Jaurès les sache, et qu'on a peur que le dernier n'arrive pas. Le mot « suspendu » a toute sa force à son propos. On l'est vraiment, avec la crainte de la chute où Jaurès... nous ferait mal.

Entre ces grandes vagues, des préparations, des zones où le public se repose, où le voisin peut regarder le voisin, dont un monsieur peut profiter pour se rappeler un rendez-vous et pour sortir.

Il parle deux heures, et boit une goutte d'eau.

Quelquefois - rarement - la période est manquée, s'arrête court, et les applaudissements s'éteignent tout de suite, comme ceux d'une claque.

Il cite le grand nom de Bossuet. Je le soupçonne, quel que soit son sujet, de toujours trouver le moyen de citer ce grand nom.

Ce qu'il dit ne m'intéresse pas toujours. Il dit de belles choses, et il a raison de les dire, mais peut-être que je les connais, ou que je ne suis plus assez peuple, mais, soudain, une belle formule comme celle-ci :

- Quand nous exposons notre doctrine, on objecte qu'elle n'est pas pratique : on ne dit plus qu'elle n'est pas juste.

Ou, encore :

- Le prolétarien n'oubliera pas l'humanité, car le prolétarien la porte en lui-même. Il ne possède rien, que son titre d'homme. Avec lui et en lui, c'est le titre d'homme qui triomphera.

Une voix qui va jusqu'aux dernières oreilles, mais qui reste agréable, une voix claire, très étendue, un peu aiguë, une voix, non de tonnerre, mais de feux de salve.

Une gueule, mais le coup de gueule reste distingué.

Le seul don qui soit enviable. Sans fatigue, il se sert de tous les mots lourds qui sont comme les moellons de sa phrase, et qui écorcheraient, tombant d'une plume, les doigts et le papier de l'écrivain.

Quelquefois, un mot mal employé dit le contraire de ce qu'il veut dire, mais le mouvement - le fameux mouvement cher aux hommes de théâtre - laisse le mot impropre et emporte le sens avec lui.

Très peu de ses phrases pourraient être écrites telles quelles ; mais, si l'oeil est un tain, l'oreille est un entonnoir.

Une idée large, et indiscutable, le soutient : c'est comme l'épine dorsale de son discours. Exemple : le progrès de la justice dans l'humanité n'est pas le résultat de forces aveugles, mais d'un effort conscient, d'une idée toujours plus haute, vers un idéal toujours plus élevé. On lit une lettre du président Magnaud. Aucun succès. Mais Gérault-Richard le montre dans une loge : ovation énorme. Il salue comme un empereur, l'empereur de la Justice, ce qui ne serait déjà pas si mal, comme titre.

On dit d'elle : « C'est une bonne ménagère » Mais Harpagon aussi l'était, bonne ménagère, ce qui ne l'empêchait pas d'être un bien vilain monsieur.

Soleil d'hiver clair et léger, un peu acide.

Caressant son chat, Baïe lui dit :

- Je sais que Noël n'existe pas, mais ça me chagrine. Par habitude, je mettrai tout de même mon soulier dans la cheminée.

Mais le chat ne répondit pas. Par la fenêtre entrouverte il regardait un moineau, qui, s'envolant, laissa une plume à la griffe du chat et alla se poser sur le tuyau de la cheminée où il se chauffe tout l'hiver.

- Il a pu s'envoler ! dit Baïe.

De temps en temps, du bec, il piquait la goutte de sang de la plume.

Le lendemain, elle trouva un moineau. Il vivait encore. De l'aile, il avait pu se retenir aux parois de la cheminée. Il n'était pas tombé, mais descendu un peu vite.

Elle eut d'abord envie de le donner à son chat, mais, comme sa mère avait été à La Châtelaine, ce conte ne pouvait mal finir.

Elle ranima le moineau, lui donna à manger et à boire, lui pansa sa blessure et, dès qu'il put voler, lui ouvrit la fenêtre.

Bien heureux, encore, qu'elle ne lui ait pas donné une petite pièce d'argent pour s'acheter des choses, en route !

Avant de faire quelque chose de bien, il faut tout haïr, ou admirer tout.

Hervieu, un homme de beaucoup de talent qui s'imagine quelquefois que, de mal écrire, c'est très fort.

26 décembre.

Un grand diable de pigeon fendait l'air.

Ce qu'il sait, il le sait bien, mais il ne sait rien.

Il faut à mon cerveau deux heures de rêverie pour que j'obtienne de lui un quart d'heure de travail.

On regarde la fumée avec attendrissement comme si, au bas de la cheminée, une femme, jeune encore mais délaissée, brûlait, après les avoir relues, ses lettres d'amour.

28 décembre.

- Qu'est-ce qu'il est devenu ?

- Il est devenu un brave homme

- Une pièce, dit Capus, ne finit pas plus que ne finit la vie, sauf par la mort.

Mais non ! Une pièce est finie quand la suite ne nous intéresserait plus. Sans Tartuffe, que nous importe la vie de cette famille d'où on le chasse ? Et que deviendra-t-il lui-même ? On s'en moque.

Une pièce est finie quand elle ne nous intéresse plus. C'est pour cette raison qu'une pièce finit souvent avant d'avoir commencé.

Paul-Louis Courier. Qu'un maire est grand dans son village !

31 décembre.

Année, une tranche coupée au temps, et le temps reste entier.

JOURNAL DE JULES RENARD DE 1899-1904 - Jules RENARD > 1903

- 1903 -

2 janvier.

Capus dit qu'il aura la rosette au mois de juillet, automatiquement. Il n'a pas le courage de payer 5 000 francs de dédit, qui le dispenseraient de donner une pièce promise à Samuel et lui permettraient de jouir du succès de La Châtelaine.

- Et Les Deux Ecoles à Berlin ?

- Très bien ! dit-il. A l'étranger, ça se passe toujours très bien.

Comme dans un four.

Brasserie. Des couteaux qui salissent même le fromage, une eau agitée de choses, et une caissière - il est vrai qu'il va être deux heures du matin - qui dit, en entendant Guitry demander l'addition : « Enfin ! »

Bernstein à Guitry :

- Je voudrais vous parler d'une pièce.

- Oh ! mon ami, j'ai des pièces pour trois ans.

- Ecoutez-moi cinq minutes ! La mienne est bien.

- Je vous crois, dit Guitry, mais je ne pourrai être de votre avis que dans trois ans.

- Vous me démontez ! dit Bernstein, qui s'en va avec son air de mouton battu.

3 janvier.

Guitry me dit :

- Vous devriez avoir le courage de faire une pièce intitulée : Le Roman d'un jeune homme pauvre, d'après Octave Feuillet, par Jules Renard.

Et il me joue le premier acte, et cela vous étreint le coeur.

Tristan, qui se sait décoré, veut faire sa biographie pour un programme où il mettra : « Né en 1866 à Besançon. Sa maison natale porte une plaque... de la Compagnie d'assurances Le Soleil. »

- Est-ce que vous croyez à Dieu, vous, Tristan ?

- Oui, dit-il. Ces jours-ci.

Un homme qui compte beaucoup sur le talent des autres, afin de pouvoir dire : « J'ai été déçu. »

6 janvier.

Une vieille, toute chiffonnée par le temps.

10 janvier.

Tes larmes brillent sur ta joue comme la pluie sur l'oiseau.

11 janvier.

Je donnerais 10 000 francs, dit Capus, et c'est quelque chose, pour ne pas être obligé de faire la pièce que j'ai promise à Samuel. Je me proposais de rester tranquille après La Châtelaine et d'arriver en octobre avec une pièce à la Comédie-Française. C'était mon plan. J'avais arrangé ma vie comme ça, et ça m'ennuie de faire cette pièce pour les Variétés. Elle sera d'ailleurs très bien. C'est un de mes meilleurs sujets, copieux et gai. Ça va tout seul. D'un succès sûr, ou, plutôt, d'une valeur certaine, car le succès ne dépend plus de moi comme autrefois, et je n'oublie pas que j'aurai désormais de pleines salles d'ennemis.

- Mais Samuel ne te fera pas de procès ?

- Si, au nom de ses actionnaires. Lui et moi, nous resterons bons amis. Mais, si je ne m'exécute pas, il me fera un procès que je perdrai, car j'ai signé des engagements.

Quelles moeurs !

13 janvier.

Nouveau Cirque. Odeur chaude d'écurie. Une ou deux mouches m'effleurent le visage.

Un clown qui reçoit des coups de poing a une nouvelle façon de tomber, en essayant de se retenir comme nous. Ses bras battent l'air et ne trouvent rien. C'est un clown de talent. Il est original.

Pour jouer ses scènes, il apporte une petite barrière de bois grossier, et il fait ses entrées par cette petite barrière qu'il a posée au milieu de la piste. Il entre en soulevant le loquet ; il essuie même ses pieds à la porte. Quand il a joué sa scène, il sort par cette petite barrière qu'il referme avec précaution, et qu'il emporte.

Celui qui me fera retenir des noms anglais n'est pas encore naturalisé.

A mes pages courtes il faudrait les caractères de l'Imprimerie nationale.

Vous dites de moi : « C'est un ours ! » Mais non : c'est un homme qui vous méprise.

Critique littéraire : ne parler que des rééditions.

15 janvier.

Je ne peux pas voir une jolie femme sans en être éperdument amoureux. C'est le coup de foudre, et ça dure le temps d'un coup de foudre : un éclair.

- Guitry m'a parlé cinquante fois de Monsieur Vernet, dit Capus. Il trouve ça très bien, et tu as tort de ne pas lui donner tes deux actes. Ce serait très bien, à ce théâtre, et, deux actes, c'est quelque chose. Ce serait excellent pour toi, en attendant le gros effort, les trois actes que tu écriras un jour.

Un jeune homme très bien, qui connaît un cheval au Nouveau Cirque.

Deuil. Le manque de douleur m'égare.

- N'oublie pas que tu lui as dit...

- Si tu crois que j'écoute ce que je lui dis !

La crampe des écrivains paresseux.

17 janvier.

Le vaudeville, il faut maintenant y mettre une idée. Ce qui a fait la fortune de La Dame de chez Maxim, dit Capus, c'est que les femmes de province imitent celles de Paris.

Ce n'est pas une grande vérité, mais ça suffit.

Réalisme, idéalisme, autant de brumes à travers lesquelles l'homme aveugle cherche la vérité.

19 janvier.

Il ne parle pas, mais on sait qu'il pense des bêtises.

A cette jeune fille, je fais un petit discours sur l'innocuité des livres quand on est intelligent.

- C'est le mauvais entourage qui peut gâter ? lui dis-je, non les mauvais livres.

Elle m'écoute, émue, et, de temps en temps, rapproche sa chaise ; moi-même, mon improvisation m'émeut. Troublée, elle va tout de suite trop vite. Elle lâche sa famille.

- J'aime bien papa et maman, dit-elle, mais je m'aperçois qu'ils pensent mal.

La distinction consiste encore, pour elle, à ne pas vouloir porter de gants de laine par le froid le plus vif et à avoir des bottines vernies si fines qu'on ne puisse pas marcher quand on les a aux pieds.

Dans mon église, il n'y a pas de voûte entre moi et le ciel.

20 janvier.

La Châtelaine. Souper de centième chez Ritz.

- Rappelez-vous, dis-je à Robert de Flers ; mon admiration pour Capus, voilà cinq ans, vous étonnait. C'est vous qui l'admirez, maintenant.

Granier, les seins gonflés de talent.

Jane Heller, toujours jolie, mais, ce soir, elle scintille particulièrement.

Granier cite, avec trop de rire, un de mes mots d'enfants à Sarah Bernhardt, qui feint de n'avoir pas entendu.

Je dis à Lavallière, un peu au hasard :

- Vous avez un visage qui me plaît pour sa franchise. Vous devez avoir des qualités morales, vous.

Et voilà une pauvre petite femme très émue, qui me prend la main à plusieurs reprises :

- Oh ! que je suis contente ! De tous les amis de Guitry, je me disais que vous étiez le seul à me mépriser, et j'en souffrais. Je pensais que vous n'auriez jamais de sympathie pour moi, et voilà ce que vous me dites. Oh ! que je suis contente !

- Ce que j'aurais voulu jouer, dit Granier, c'est Poil de Carotte.

Cette centième, l'aboutissement de toutes ces folies !

Si l'on dit à l'une d'elles : « Vous êtes jolie », ça lui est égal.

Si on lui dit : « Vous avez du talent », elle est déjà plus touchée.

Si on lui dit : « Vous avez des qualités morales », on s'aperçoit qu'elles ont toutes un coeur de petite fille.

Lamartine est un grand poëte qui n'a peut-être pas écrit vingt vers parfaits.

25 janvier.

Une femme rit tellement que sa poudre tombe. Son teint naturel reparaît, et la voilà jolie.

Ses succès font dire qu'il a du talent, ses fours, qu'il est délicieux.

26 janvier.

Capus barbote un peu avec sa future pièce pour les Variétés. Il a dit à Samuel, qui le prie de recommencer des actes :

- Maintenant, mon ami, je te donnerai ma pièce quand je la trouverai prête, et, si je ne la trouve jamais prête, je ne te la donnerai jamais.

- Mais c'est la faillite ! dit Samuel.

- J'aime mieux que tu fasses faillite qu'un four.

Nous parlons guerre. Il me raconte des histoires russes.

Rochefort donne à Guitry une pièce en lui disant :

« Je la connais dans les coins, moi ! C'est une affaire superbe. » Il a fait ça avec Maurice Faure. Sa pièce est nulle. Cet homme est un vieux jocrisse à qui Nouméa n'a rien appris.

- Mais qu'est-ce que vous lui direz de sa pièce ?

- Que c'est très beau et injouable, dit Guitry,

- Je me fie à vous. Vous aurez des silences, des bouts de phrases. Vous lui direz tout, et rien. Il ne comprendra pas, et il dira : « Oui, oui, je comprends ! »

Dans l'omnibus, une grosse femme, grasse et fraîche, mais bête comme ses diamants. Elle cause avec un monsieur qui est en face d'elle, et le quart du trajet leur suffit pour nous renseigner sur leur vie stupide.

- C'est trop cher, le théâtre, dit-elle, quand il faut toujours payer ses places.

- Moi, dit le monsieur, j'ai des billets tant que j'en veux. Il m'arrive souvent de retourner à l'Opéra des loges qu'on m'envoie trop tard pour que je les utilise.

- Nous, dit la dame, nous payons toujours.

Elle parle d'une pièce très bien où son mari a pleuré comme un enfant.

Elle dit de La Carotte :

- C'est bête. Si j'avais su !... Et si ce n'était pas joué par ces artistes-là...

De Résurrection ;

- Les demoiselles ne doivent pas voir ça, mais, sauf la partie socialiste, ça me plaît.

Prairie, plaine, pré, quels beaux mots !

Guitry raconte bien. Il n'a pas peur. Chaque fois qu'il ment, ce n'est pas son nez qui remue : c'est le mien.

Capus manque surtout de cette distinction de l'esprit, qui est le charme de Marivaux.

Les jeunes filles n'ont pas le droit de tout lire, mais elles peuvent passer leur après-midi, au Jardin d'acclimatation, à regarder les singes.

31 janvier.

Que de pièces ratées, que de bêtises on lit à Guitry ! Ah ! ce n'est pas si facile, le théâtre ! Je devrais écrire à Capus une lettre d'excuses.

D'un voleur :

- Nous étions amis. Il me connaissait comme ma poche.

1er février.

Il n'y a malheureusement pas de remède de bonne femme contre les mauvaises.

Il y a des gens si ennuyeux qu'ils vous font perdre une journée en cinq minutes.

La bonté ne mène jamais à la bêtise.

4 février.

Paul Adam laisse pousser sa barbe parce qu'il s'empâte.

Est mécontent de la vie et content de n'en avoir pas fait cadeau à un enfant. S'est arrangé pour pouvoir vivre avec 30 000 francs seulement, et en cherche toujours 5 000.

- Tout cela finira très bien, par la mort, lui dis-je.

Travaille toujours, mais voudrait bien connaître la paresse, l'éloignement de ce qu'il fait. Sent l'inutilité de son travail.

N'a que des plaisirs esthétiques : voir Paris, par exemple, quand les becs de gaz s'allument ; ne comprend rien à la vie.

- Mais, dis-je, c'est amusant, de n'y rien comprendre, quand on le sait.

Le talent, c'est comme la richesse : je suis aussi riche que vous, si je dépense moins.

Léon Daudet a la nervosité de l'homme qu'on assomme toujours avec son père.

6 février.

Il vient de se marier avec sa petite maîtresse. II y a douze ans que ça durait. Il est en jeune marié, souliers vernis. Il a une figure ravagée, un bouquet à la boutonnière, un bouquet fané, un bouquet de douze ans. Ils ont bien déjeuné, ses témoins et lui. Sa femme est heureuse comme une petite vierge. Il parle d'une petite maison qu'il vient de se faire construire, mais il ne parle pas de mes billets de cent francs.

Bernstein fait l'éloge de Racine, pas de l'homme de théâtre, ni du poëte : alors, de quoi ?

Capus. Un tramway écrase, sous ses yeux, une petite fille.

- Quelles moeurs ! dit-il à Guitry.

Raynaud, toujours inquiet parce que tous les jeunes chefs de toutes les jeunes écoles poétiques doivent le détester, lui, le Chef de l'Ecole Romane.

A la Chambre des députés, avec Léon Blum.

D'abord, impression confuse. On ne comprend rien. Puis, l'ordre s'y met. Parfois, au pied de la tribune présidentielle, des députés, des ministres, semblent tenir familièrement un conseil privé.

Le mot de Jaurès est exact : personne, pas même Deschanel, ne s'occupe du public des galeries.

Jaluzot promène son énormité et sa barbe de banc en banc. Ah ! cette raie dans les cheveux rares ! Je me défie d'un homme qui attache tant d'importance à ses poils.

L'extrême gauche grogne souvent : « Qu'en pense votre Jules Lemaître ? »

Les petites boîtes où l'ami prend de quoi voter pour vingt-cinq amis. Petites boîtes de dominos : blanc, c'est oui, bleu, c'est non.

On nous enlève cannes et chapeaux, par peur de la tentation que nous pourrions avoir de les jeter à la tête du Gouvernement.

Les dames au premier rang.

Impression qu'un tiers au moins travaillent beaucoup.

Autorité. Quand Ribot parle de sa place, tout le monde se tait.

- Vous êtes très inquiet de savoir s'il est difficile de faire ce qu'ils font, me dit Léon Blum.

- Oui. J'ai peur d'avoir raté ma vie.

- Ne craignez pas cela.

- Mais, enfin, ces hommes-là, sont-ils supérieurs à des artistes ?

- C'est si différent ! L'artiste et l'homme intelligent ne peuvent se rejoindre que sur les hauteurs, mais je crois qu'il est facile d'équivaloir à la plupart de ces hommes-là, comme, en art, il n'est point rare d'avoir plus de talent que de Nion ou que Maizeroy.

Le couplet sur « les petits » réussit souvent, excepté si l'orateur est membre d'une minorité par trop faible.

Le verre, l'huissier le change à chaque orateur. Très peu boivent.

C'est une belle salle de théâtre. C'est du théâtre.

1er mars.

Temps triste, venteux, pluvieux. On imagine un château isolé où toute une famille bâille et dit : « Si, encore, c'était la saison des grandes manoeuvres ! Il nous viendrait peut-être des officiers. »

2 mars.

Le paysan avec lequel on est allé à l'école, et pour qui on est « ce vieux Jules ».

Un nez à perte de vue.

- Profitez donc d'être dame ! dit Ragotte à Marinette. Si je ne « bouille » pas la « buie » là-haut, dans le paradis, il y aura du bon.

- Moi, dis-je, j'y ferai le contraire de ce que je fais ici-bas. Je me lèverai de bon matin, et j'irai panser toutes les vaches du paradis.

- Ceux qui rendent service comme vous n'iront pas en enfer, me répond Ragotte.

Figure noire comme une gare.

Aux Capucines. Derrière moi, une petite femme dit à son ami :

- Regarde donc ces vieilles biques dans les loges, avec leurs tas de trucs sur le corps ! Est-ce que ça ne nous irait pas mieux, à nous autres, jeunesses ?

Cette femme montre ses seins et croit qu'elle offre son coeur.

Deux vents, l'un, par la cheminée, l'autre, par la fenêtre, courent l'un contre l'autre et sifflent de rage dans ma chambre.

Le mari, la femme, le curé, c'est le vrai ménage à trois.

Théâtre.

- Ça a bien marché ?

- Oui. Ça a bien marché sur de la glace.

Quinet et tant d'autres : libres penseurs religieux.

Quand on se réjouit d'être jeune, et qu'on remarque qu'on se porte bien, c'est la vieillesse.

3 mars.

Bernstein nous a réunis au Café Anglais, Blum et sa femme, Bernard et sa femme, Capus, Hermant, Sem.

Pourquoi ? Oui, il faudra que je lui écrive pour le lui demander.

Un garçon m'apporte un rince-bouche vide. Je ne réclame pas ; quand il le reprend, sa stupeur ! Il avait bien entendu dire que des provinciaux le boivent, mais il ne le croyait pas. Je suis le premier.

C'est tout ce que j'ai retenu de ce dîner.

Vent. La fumée relève sa jupe pour s'envoler au ciel.

Léon Blum, très intelligent, et pas un grain d'esprit. C'est agréable pour ceux qui, comme moi, se croient de l'esprit et ne sont pas très sûrs de leur intelligence.

Sem, l'effroi des femmes qui ne sont pas jolies et peuvent même, avec l'exagération d'un détail, devenir laides.

4 mars.

Style sillonné d'éclairs.

Chez Brandès. Hébrard, le directeur du Temps. Une vraie surprise. J'ai rarement entendu un aussi bon causeur. Il a l'air d'un petit Auvergnat sournois, mais au bout de dix minutes, on est conquis : c'est très brillant. C'est l'homme qui a beaucoup vu, beaucoup entendu, et qui a de grandes qualités naturelles.

Il dit un couplet éblouissant sur Mendès, qui aiguise son couteau sur Courteline pour mieux étriper les autres. C'est net, solide et dur. C'est un Capus qui dédaigne l'humour.

Il raconte Mme Humbert, qu'il connaissait depuis vingt ans et qu'il a prise pour un escroc jusqu'aux quinze derniers jours, où il a cru en elle.

- Ce qui trompait surtout en elle, dit-il, c'est sa niaiserie. On ne pouvait pas croire à la fourberie d'une femme qui avait l'air aussi niais.

« Elle a mangé cinq à six millions. On ne s'explique pas ce qui la poussait. Point d'amants, mise comme une pauvresse. Elle payait 30 000 francs une loge à l'Opéra, où elle allait six fois l'an. »

Bien dîner une ou deux fois par an chez un ami riche, faire une ou deux promenades dans sa voiture profonde, regarder ses tableaux, son luxe, il n'en faut pas plus à l'honnête homme pour se croire riche.

6 mars.

Théâtre. La petite vieille assise sur un strapontin et qui m'intéressait parce que je lui avais marché sur le pied. Au dernier acte de L'Indiscret elle s'est approchée de la rampe, et, pour donner encore un rappel à l'auteur, ou à l'actrice dont elle est la mère, elle s'est mise à frapper dans ses vieilles petites mains, coudes serrés, tête penchée pour écouter si on la suivait. C'était touchant.

Elle a eu son rappel.

L'ironie est un élément du bonheur.

16 mars.

Au restaurant, une grue, entre deux hommes, fait des minauderies et de petites scènes. Elle dit tout à coup à l'un d'eux :

- Tais-toi, ou je me lève ! Tais-toi, ou je fous la table en l'air et je me sauve.

D'une femme elle dit :

- C'est une femme d'affaires. Pour toucher 20 ou 30 000 francs, elle a fait décorer deux de ses amants par le troisième.

Elle dit :

- J'ai vu la pièce des Variétés. Je trouve ça idiot.

- Que dirait Capus s'il était ici, à ma place ! dis-je.

- Il dirait, répond Guitry : « Ce pauvre Samuel ! »

En face de nous, un petit vieux qui a des lunettes d'or, et qui mâche, qui mâche ! Il s'en acquitte encore fort bien.

C'est le mangeur solitaire. Il a remplacé la femme par la cuisine. Monsieur Vernet. Lu hier, chez Maire, à Antoine, Cheirel, Signoret. Je lis avant le déjeuner. Après le premier acte, je sens que ça a si bien porté que je veux lire le second, sûr de moi. D'ailleurs, cette lecture ne m'avait pas ému.

Le second acte lu, et mal lu, à mon sens, je regarde Antoine. Il me regarde un long moment, puis :

- Vous êtes content de votre second acte ?

- Oui.

- Très content ?

- Très content. Vous, pas ?

- Il y a quelque chose... dit Antoine.

C'est comme s'il fichait toute ma pièce par terre.

- Mais quoi ?

- Après la scène de M. Vernet, vous m'avez lâché. Il y a un trou.

- Mais je ne vous ai pas repris ?

- Non. Je n'y étais plus.

- Alors, que faut-il faire ?

- Ce n'est pas mon métier, mais le vôtre. Pendant un acte et demi vous me tenez ; puis vous ne me tenez plus : voilà ce que je constate.

Signoret et Cheirel ont tiqué aussi. Je les interroge. Signoret avoue qu'en effet il y a eu fléchissement après la scène de déclaration, et Cheirel dit que la lanterne n'est pas éclairée. Ils ajoutent que ce n'est rien, mais je sens chez Antoine quelque chose de plus alarmant, comme s'il n'avait pas compris.

21 mars.

Crainquebille. Répétition privée.

Tous sont dans l'enthousiasme, mais ils ont besoin qu'on les y maintienne. France les hypnotise. Je ne suis pas emballé. Tout ça est un peu élémentaire, un peu appliqué. France n'a pas l'inquiétude de l'homme de théâtre. Il trouve tout bien et il les aime tous, de Guitry à Frédal.

Guitry s'est fait une tête, qu'on dit d'abord « épatante », puis on s'aperçoit que ça fait une tête de carton, de mi-carême. Il a un faux nez, et ce n'est pas Crainquebille : c'est Guitry avec un faux nez.

Le théâtre est vide. Tous les acteurs sont partis.

Nous sommes aux fauteuils d'orchestre. France, Mme de Caillavet, qui a vu deux ou trois fois Poil de Carotte. Nous sommes dans l'ombre. Il ne reste sur la scène qu'un long bâton noir, debout, et enflammé, qui s'appelle « le diable », et qui nous éclaire.

A France je parle de son dénouement que je trouve, quoique nécessaire, moins vrai que celui de la nouvelle.

- C'est Mme de Caillavet qui me l'a suggéré, dit-il.

- Enfin, dis-je, la Souris, c'est le sauveur.

- Pas précisément, répond France. Ce n'est pas le sauveur ordinaire, de convention, le monsieur riche, par exemple, qui s'offre égoïstement le luxe d'adopter un pauvre : c'est un enfant, et qui n'est pas de la société. Crainquebille lui dit : « Tu n'es pas du monde. » C'est un petit être faible dont la bonne action ne doit même pas s'interpréter au profit des hommes. Remarquez que la Souris loge en haut d'une vieille maison qu'on répare, presque au ciel. Oui, il est du ciel, et de la terre. D'ailleurs, il ne sauve pas Crainquebille : un soir, il partage avec lui pain et saucisson. Il ne lui donne asile que pour une nuit, et Crainquebille, demain, ne manquera point d'aller se jeter à la Seine. Mais le public ne l'aura pas vu : il faut bien faire quelque chose pour le public !

Quel causeur, que France ! Il sait et dit tout.

Promenade au Jardin avec Alfred Natanson.

Des arbres, dans leur trou, avec des claires-voies autour. Ils doivent s'essuyer le pied avant de rentrer.

Le tamanoir avec ses manches à gigot et sa grande queue. Il se fait un cortège, à lui tout seul. Il suffit de le regarder pour comprendre ce mot : la fonction crée l'organe.

Le condor en prière.

Des singes se poussent du coude quand nos laideurs passent.

Très jaloux, il n'invite pas chez lui de célibataires. Si, par malheur, il en arrive un, il déplace les couverts pour rester à côté de sa femme. 24 mars.

Monsieur Vernet. Lecture du second acte par les acteurs. D'abord, de l'hésitation, puis, à la scène entre M. Vernet et Henri, malgré les ânonnements, je sens que ça y est.

Antoine, qui est à côté de moi, se retourne, et j'ai la coquetterie de ne pas m'en apercevoir. J'entends : « Ça y est ! »

- N'est-ce pas ?

- Il n'y avait que ça à faire. C'est cent représentations avec la pièce de de Lorde. Rappelez-vous ce que je dis là.

- Je vais le noter.

Signoret me dit :

- A la première lecture, je n'avais pas vu votre grande scène à cette hauteur. Maintenant, je vois que c'est de beaucoup la plus belle.

Je rentre avec du succès plein le coeur.

C'est amusant, ces lectures par les artistes. Il faudrait donner ça au public. Oublis du copiste, corrections. De temps en temps, un acteur qui n'a plus rien à dire s'échappe derrière son manuscrit ; l'auteur craint le bâillement.

25 mars.

Il laissera un prénom dans l'histoire du coeur.

27 mars.

Le monde est mal fait, dit Capus, parce que Dieu l'a créé tout seul. Il aurait consulté deux ou trois amis, un, le deuxième jour, un autre, le cinquième, un autre, le septième, le monde serait parfait. « Dès qu'on travaille à la scène, on n'y voit plus rien.

« Les trente pièces que j'ai écrites m'ont formé pour les quarante que j'écrirai.

« Ce qui manque à Schwob, c'est l'éducation classique.

« Racine n'a jamais travaillé une fin de vers.

« Pour les Trente ans de théâtre, je veux faire une conférence sur Molière, mais pas du point de vue du XVIIe siècle. Je parlerai de lui comme s'il vivait de nos jours, comme si c'était Guitry : en camarade. »

- Tu ne viens pas manger quelques-uns de ces gâteaux qui ne sont bons qu'à regarder ? me dit-il.

Quand nous avons fini :

- Comment pouvez-vous croire, mademoiselle, qu'à mon âge j'ai mangé trois tartes aux fraises !

Société des Gens de Lettres. On vote le rapport : il est adopté à toutes les mains levées, moins une, celle d'une femme laide, et qui a sur son chapeau des fleurs rouges dont le soleil, qui en fait pousser de bien étranges, n'a pas idée.

Tous ces hommes qui sont hommes de lettres et pas connus, ça donne envie d'être modeste.

De Peyrebrune me dit :

- Chaque fois que je viens à la Société, je vous cherche. Votre attitude m'a fait beaucoup de peine. Je suis très sensible. Ce que vous faites est si rare !

30 mars.

Gâteaux fades qui font apprécier le pain.

Le succès des autres me gêne, mais beaucoup moins que s'il était mérité.

Il n'y a que les erreurs qui donnent du prix à la vérité.

Chaque auteur pense : « Il n'y a qu'un acteur qui pourrait jouer mes pièces : c'est moi. Je jouerais ça comme un cochon, mais c'est égal... »

Philippe n'a jamais froid : il dit qu'il a les pieds en peau de « bigue ».

Napoléon aurait dû se brûler la cervelle sur un de ses champs de bataille.

Ne me soutenez pas - ce serait un blasphème

Que le regard du chien semble toujours le même.

Le naturel subit d'un acteur qui s'interrompt, à une répétition, pour parler au souffleur.

Printemps : les nuques des femmes écloses déjà.

Les grandes amitiés commencent par le froid.

Chinois habillés de soie comme des pruneaux.

Ma religion m'est tombée comme une peau.

L'historien : pas de métaphores ! Des fiches.

1er avril.

On parle beaucoup des pièces de théâtre : on n'y pense pas longtemps.

Monsieur Vernet. Répétition. Antoine donne au premier acte un mouvement vertigineux où les mots ne sont plus que grains de poussière. Bientôt, j'entends :

- Signoret, trop d'emphase. Vous jouez ça comme à la Comédie-Française. Vous avez peur de Renard. Jouez donc ça comme du Grenet-Dancourt.

Quand je lui fais observer que ce n'est pas là le sens d'une phrase, sa bouche se contracte d'une façon qui serait inquiétante pour moi si, au fond, il n'avait peur.

- Jouez gai ! dit-il à Signoret.

- Ça m'est bien plus facile, répond Signoret.

Cheirel a deux sourires bien différents : celui de l'honnête femme, et celui de l'allumeuse.

- Je vous donnerai celui que vous voudrez, dit-elle. Vous n'avez qu'à demander.

On apporte la maquette du second acte. Phrase inévitable.

- C'est là-dedans qu'il faudrait jouer les pièces.

Antoine fait tout démolir. Une pointe saute : ça y est.

- Qu'on est malheureux quand on ne sait pas dessiner ! dit-il.

Avec des dominos il essaie de montrer ce qu'il faudrait que soit la maison : tout dégringole.

- Ça ne sera jamais trop rustique ! dit-il.

- Bon, bon ! dit le peintre, Rustique, ça me connaît.

Voyageur. Bah ! ceux qui ont fait le tour du monde peuvent faire durer leur conversation un quart d'heure de plus.

- Tout de même, dit Ancey, ce doit être agréable de gagner, une fois dans sa vie, 150 000 francs avec une pièce !

- Je ne sais pas, dis-je

Un homme qui veut, par ses silences, qu'on en pense long pour lui.

Au théâtre, les gouttes de pluie, c'est des grains de plomb sur une toile.

C'est si facile à faire, un dialogue !

MADAME.

- Non !

MONSIEUR.

- Si !

Et voilà quatre lignes.

Il faut avoir une belle conscience d'artiste pour se dire : « Pourquoi ai-je mis ça plutôt qu'autre chose ? » Alors le trouble commence : « Si ce n'était pas ça, ce serait peut-être bien, si peu différent que ce fût de ce que j'ai mis. »

Du petit théâtre. Les acteurs semblent jouer dans la maquette du décor, le public, être assis dans la petite salle en réduction où il a choisi ses places.

Une pièce n'est jamais faite, et, quand elle ne se défait pas toute le soir de la première, c'est déjà bien gentil de sa part.

- Le public ne m'a pas compris, dit Antoine. Je lui demande cent sous : il les donne, mais avec autant de regret que s'il me donnait le double. Il me lâche après quarante représentations. Dans un autre théâtre, avec le même travail, j'aurais gagné 500 000 francs de plus.

Au théâtre, personne n'obtient rien de ce qu'il veut, ni des acteurs, ni du décorateur, ni du public, ni de soi-même.

Et ça peut finir par de l'enthousiasme.

Oies. Grosses cuisinières qui arrivent avec leurs petits cabas sous le ventre.

Cheminées de Paris et leurs tétines.

5 avril.

Notre bonne. C'est surtout par la bêtise qu'elle l'emporte. Elle me prouve une fois de plus que la bonté naturelle est rare, et que, seule, l'intelligence peut donner la bonté.

14 avril.

Oiseau tout fier : il a l'air d'avoir volé sur Paris.

Le naturel d'Antoine quand, au milieu d'une répétition, la concierge lui apporte à signer un reçu de lettre chargée.

- Quand on répète votre pièce après avoir joué les autres, me dit Cheirel, ça fait du bien. La nuit, je pense aux répétitions. Je vous dis ça, à vous, l'auteur. Plus ça va, et plus je l'aime, votre pièce. Si je ne la jouais pas, j'aurais un grand chagrin.

Antoine, qui lit son rôle, dit :

- Ne nous inquiétez pas ! Je fais un travail de mémoire.

Il dit de Sainte-Hélène :

- C'était prévu ! Ça n'a marché ni bien, ni mal.

- Qu'est-ce que dit le public ?

- Il trouve ça emmerdant, et ça l'est. C'était prévu !

Il demande au machiniste qui place les chaises pour figurer le décor s'il se fout de lui, et il appelle le souffleur « monsieur ».

Signoret a justement remarqué que Capus termine ses tirades par le mot « Voilà ! », d'un air de dire au public : « Arrange-toi avec ça ! »

15 avril.

Dumas fils avait beaucoup de talent pour son époque. Depuis, on a appris une autre langue. Il n'y aurait peut-être qu'à récrire tout ça, je ne dis pas : avec plus de talent, mais avec d'autres mots. Dans vingt ans, il faudra peut-être faire le même travail pour les pièces de Capus et d'Hervieu.

On a dit que le Théâtre-Libre est rosse. Mais combien Dumas est mufle ! Il a pour la femme un mépris d'esclave affranchi.

Nous faisons nos pièces avec nous-mêmes : où est-il dans les siennes ? C'est plus général, mais ça manque de vie, et ce n'en est pas plus de tous les temps, puisque déjà on en est las.

Théâtre de dompteur.

Le valet de chambre lui-même a du style, et tous en ont un peu comme des valets de chambre. On annonce : « Monsieur le comte. » Nous voilà fixés : c'est monsieur le comte. Tout le monde sait, par convention, ce que c'est, mais, quel homme, ça ne nous regarde pas.

C'est du sport, et ça reste humain parce qu'après tout, par travail et entraînement, il y a de l'humanité dans tous les sports.

On dit quelquefois : « C'est émouvant », et presque toujours : « C'est curieux. » Oui, c'est bien curieux ! Quelles drôles de gens ! Allons souper.

16 avril.

Antoine veut dire son rôle avec le souffleur. C'est terrible !

On répète dans de la toile d'emballage du décor.

Ce que dit Antoine à un souffleur :

- Je vous attends, monsieur... Pas si vite, monsieur !... Le texte, monsieur. Y a-t-il « pourtant » ou « cependant » ?... Rien à faire avec un souffleur pareil !... Laissez-moi, monsieur !... Soutenez-moi, monsieur !... Heu ! Heu ! Suivez donc, monsieur !... Pas si haut ! Je ne m'entends plus !

Il dit :

- Je veux savoir mon texte aujourd'hui.

- Bon ! Mais vous me permettrez tout de même, Antoine, d'y faire quelques petits changements ?

- Vous aussi, à moi ? dit-il.

- C'est drôle !

Ibels me demande si ça ne me gêne pas qu'il reste. Nous en sommes à la scène du peintre. Il doit trouver ça de mauvais goût, Cheirel trop « Palais-Royal », Signoret, pas poëte.

On recommence. C'est aussi mauvais, et je n'y vois plus que du terne.

Desprès, à qui Beaubourg vient de lire une pièce en quatre actes, dont le premier est formidablement beau, et, les trois autres, de plus en plus mauvais, me parle de Poil de Carotte qu'elle a joué dans un salon, de Lugné, qui est un admirable Lepic, un peu trop grand seigneur, puis elle me dit :

- C'est délicieux.

- De qui parlez-vous ?

- De Monsieur Vernet. J'ai entendu les deux actes. Oh ! la fin du deux ! C'est du même tonneau que Plaisir de rompre, quoique supérieur. J'aime moins le Pain de ménage, vrai et simple. Je ne dis pas que ça aura la destinée de Poil de Carotte, que je vous jouerai éternellement, mais vous pouvez compter sur soixante à quatre-vingts représentations.

- Vous êtes sincère ?

- Oh ! vous pouvez être tranquille

Et je le suis un peu moins. Tout de même, il faut bien laisser à Desprès une petite préférence pour Poil de Carotte !

18 avril.

« Je vous remercie de votre mot gentil dans votre article sur Steinlein », dis-je à Vauxcelles.

LUI.- J'ai écrit ?...

MOI.- Vous ne l'avez pas fait exprès.

LUI. - Si, Si ! j'ai voulu monter dans votre voiture. Très bien, votre article sur Leloir !

MOI.- Merci.

LUI.- D'autant plus que je n'aimais pas le précédent.

MOI.- Ah ! vous gâtez votre compliment. Mettez au moins un jour entre les deux.

LUI.- C'est que je suis sévère pour vous.

MOI.- Soyez-le un peu pour vous.

LUI.- J'ai de la franchise.

MOI.- Ça ne suffit pas pour avoir du goût.

LUI.- Vous préférez l'autre article ?

MOI. - Oui, et je suis sûr qu'il vaut mieux.

LUI.- Vous devez avoir raison.

MOI.- N'en doutez pas.

L'Aiglon. Oui, c'est un autre monde, mais cela m'émeut à chaque instant. Rostand ne s'interdit rien, mais il en profite. Toutes les ficelles, oui, mais pour attacher tous les oiseaux, des aigles et des chardonnerets.

On a beau avoir horreur de la guerre : Victor Hugo et Rostand finissent presque par faire accepter les tueries de Napoléon.

Ça m'écrase. Et tout ce mouvement me donne envie de faire du théâtre assis.

Monsieur Vernet. Antoine n'est pas là. On répète dans l'ennui et l'envie de s'en aller.

Il m'arrive de rester tout seul dans mon petit coin.

Subitement, et d'une façon frappante, Cheirel me rappelle la Blanche du Plaisir de rompre.

Signoret, très inquiet pour les comparaisons qu'on peut faire entre la pièce et le livre, souhaite que je change les noms. Je lui réponds que ce serait une petite lâcheté inutile.

22 avril.

Antoine essaie de dire son rôle. Comme je lui fais une observation :

- Laissez-moi ! dit-il. Je cherche ma mémoire. Donnez-moi vingt-quatre heures.

Au souffleur :

- Lisez, monsieur ! Lisez donc !... Taisez-vous donc, monsieur ! Regardez-nous : nous jouons la comédie.

- Vous travaillez dans l'honnête, me dit Cheirel.

Le soir, Antoine me dit qu'il sait son rôle, que ça sort, et que c'est une jolie chose. Poil de Carotte. Desprès pleure, toute seule dans sa loge.

- Oui, me dit-elle. Je chiale parce qu'Antoine m'a dit que j'ai moins bien joué !

- Vous savez bien qu'il dit ça pour dire quelque chose !

- Ce rôle-là me tue. Je ne le joue qu'en tremblant. J'y mets tout ce que je peux.

Antoine me dit :

- Une petite femme a passé une audition dans Poil de Carotte : elle m'a épaté. Il faudra que je vous fasse entendre ça.

D'ailleurs, la fin de Poil de Carotte, que je viens d'écouter, n'est pas bonne. Sans les mots qui partent, je serais « baîllé ». Je suis plus malin dans Monsieur Vernet, qui, à cause de cette adresse, est peut-être d'une qualité inférieure.

24 avril.

Cheirel ne sait plus où elle en est. C'était établi hier : ça ne l'est donc plus aujourd'hui ? Antoine lui coupe ses phrases en deux. Je lui ai dit d'être un peu mélancolique, mais Antoine, qui trouve que la mélancolie n'est pas « théâtre », lui dit d'être « bon enfant ».

Il voudrait dire encore quelque rosserie à Ellen Andrée.

Sa pudeur, qui l'empêche d'être affectueux avec Cheirel.

- Il ne faut pas songer qu'au succès de la pièce, dis-je à Cheirel : il faut penser au vôtre. Si telle interprétation vous va mieux, prenez-la.

Antoine me fait entendre un Poil de Carotte qui dit la première partie comme jamais elle n'a été dite. Elle dit ça comme ferait Réjane, avec ses qualités et ses défauts.

- Ce que c'est ! dit-elle. Si j'avais créé Poil de Carotte, le lendemain j'étais célèbre.

26 avril.

Antoine dit :

- Je n'y suis plus. C'est le décor qui me préoccupe.

Comme je dis à Signoret et à Cheirel que c'est bien, il affecte de tourner le dos.

- Etes-vous content, Antoine ?

- Non.

- Qu'est-ce que vous voulez ?

- Ce n'est pas ça du tout, du tout ! Oh ! ce n'est pas vous, mais nous nous énervons sur cette scène. Passons, passons !

Il s'obstine à ne voir en moi qu'un ironiste, et en Signoret qu'un écornifleur.

- Qu'est-ce que c'est que cette boîte à mouches ? dit-il du décor

Il engueule le décorateur.

Peu de gens se connaissent moins que moi en décor, et il faut que j'aie l'air de m'y intéresser, et que je dise si j'aime ça.

28 avril.

Décor du deux. Wolff écoute la pièce, marche d'abord, puis disparaît sans rien dire. Je ne sais plus. Il me dit plus tard qu'il a trouvé la scène longue, tant Antoine la savait peu.

Ellen Andrée pleure tout à coup et finit de jouer sa scène en pleurant.

Quelle détresse ! Voilà que je mendie presque des compliments.

- Est-elle claire, la pièce ? demandé-je à Wolff.

- Claire comme de l'eau de roche. Antoine aura un gros succès. Cheirel sera délicieuse.

J'insiste pour qu'il ne paie pas la moitié de sa voiture, et je rentre chez moi avec la peur du désastre.

Le soir, j'emporte mes deux actes chez Antoine, et, tandis qu'il se dénapoléonise, je lui dis la scène comme je l'ai lue à Guitry, à Brandès, et c'est le même effet. Il dit :

- Oui, c'est ça ! Ça y est ! Il faudrait jouer comme vous lisez, et ce serait sûr.

Chez Guitry, Noblet me dit :

- Depuis que je fais du théâtre, c'est la première fois qu'un auteur a cette idée si simple et si bonne de relire sa pièce à ses acteurs, après un certain nombre de répétitions.

Nohain me reproche l'article de Paul Acker et dit :

- Vous êtes plus connu dans la Nièvre que vous ne croyez. Comment pouvez-vous envier à des hommes comme Millien leur petite gloire locale ? Il est moins connu que vous : c'est vous qui croyez qu'il l'est. Les compatriotes pèchent plutôt par ignorance et timidité que par hostilité.

A quoi je réponds :

- Dites cela à Paul Acker.

1er mai.

A cinq heures, Antoine vient me dire que la répétition, que j'attends depuis deux heures et demie, n'aura pas lieu.

Ces dames parlent de leurs cors aux pieds.

- Moi, dit Desprès, j'en ai deux gros, énormes !

Là encore elle veut être la première.

Répétition du deux en costumes.

Tous ont mal joué, préoccupés de leurs toilettes et des derniers béquets, voulant jouer comme je veux et contre Antoine, furieux, qui ne sait plus un mot de son rôle.

- C'est une merveille ! lui dit Wolff.

- C'est un clou, répond Antoine, et Renard nous flanquera par terre en nous faisant jouer comme ça.

Il dit à Alfred Natanson :

- Ce n'est pas possible de lui donner ce qu'il veut.

A moi :

- C'est une ordure. En la prenant comme ça, la pièce fout le camp.

- Ça m'est égal ! dis-je. J'aime mieux un four avec ma pièce jouée dans le sens qu'elle a, qu'un succès sans moi.

- Bien, bien ! Je vous la jouerai comme ça. Oh ! soyez tranquille ! Je ne vous trahirai pas, mais, un soir, je la jouerai comme je veux, devant le public, et vous verrez !

2 mai.

Antoine est charmant.

- Ça va mieux qu'hier, dit-il.

- Le fait est qu'hier vous n'étiez pas gentil avec moi.

- Oh ! ce n'était pas contre vous, mais ça n'allait pas. Voyez-vous, je suis ennuyé. Je sens que mon théâtre m'échappe, qu'il fout le camp. Je ne tiens pas mon personnel.

- A la bonne heure ! dis-je. Je croyais que vous me prêtiez je ne sais quelle hostilité contre vous. Je vous lis ma pièce d'une façon qui vous plaît ; mais, si, au théâtre, il est impossible de me donner ça, jouez-la autrement. Je m'inclinerai toujours, du point de vue théâtre, devant un artiste comme vous.

- Je vais vous donner ce que vous voulez, dit Antoine.

Il joue très bien le premier acte. Il l'emplit de jolies choses. Et il est si content qu'il ôte son veston, déboutonne son gilet et se met à clouer du lierre au décor du deux.

Là, il joue la scène comme j'ai voulu, et je sens que l'émotion est intense autour de moi. Il recommence C'est moins bien, mais j'ai eu ce que je voulais, et je le lui dis.

- Oui, dit-il. Je ne comprenais pas le rôle. Je le jouais trop théâtre. Je le jouais en cabot, comme un cabot que je suis.

Je lui dis :

- Vous m'avez eu, hier, mais vous ne m'aurez plus. Que ma pièce réussisse ou pas, vous venez de la jouer : je suis content.

Wolff, qui voit le second acte pour la troisième fois, persiste à trouver que la scène entre les deux hommes est trop longue. Rosa Bruck, qui ne trouvait pas, est maintenant de son avis. Athys dit qu'il y a un peu loin du départ décidé au départ. Je me décide à enlever une trentaine de répliques, c'est-à-dire tout ce qui, dans la scène entre les deux hommes, devenait, le départ une fois décidé, une causerie amicale entre Guitry et un autre Guitry.

Le petit homme qui a fait le vilain décor du un, et qui semble s'être fait couper les jambes par un de ses décors, me dit :

- Hier, j'ai écouté votre deuxième acte : c'est fin.

Il dit ça d'un air morne.

Wolff qui soutient que cet acte est un bijou, me dit :

- Oh ! vous, Renard, vous ferez, un jour, une pièce qui vous rapportera beaucoup d'argent, parce que vous êtes bon.

Grumbach et Berr de Turrique me disent, l'un : « C'est charmant ! », l'autre « Ça me paraît délicieux. »

Le soir, dans sa loge, Antoine coupe des répliques.

Nous parlons jalousie de confrères. Le plus terrible, paraît-il, est Fabre. Courteline devient mauvais : il va trop chez Jullien. Curel ne pense qu'à sa pièce : un théâtre où on ne le joue pas est comme un théâtre fermé.

Antoine affecte de n'être jaloux que des metteurs en scène.

Moi, je dis que, le premier tortillement passé, tout marche bien ; mais je me vante.

Antoine joue le premier acte en vingt-neuf minutes.

Signoret a l'impression qu'il est reçu par des fous. Moi, j'ai l'impression que c'est un four. Pas un effet : où se placerait-il ? Personne n'y a rien compris.

Antoine me demande :

- Est-ce qu'ils ont rigolé ?

- L'impression générale est que vous avez joué dix fois trop vite.

- Je me fous de ces gens-là !

- Oui, mais vous ne vous foutez pas de moi ? Il ne faut pas me parler sur ce ton-là, Antoine.

Il me voit contracté, me serre le bras et me dit :

- Ne vous frappez pas ! Je vous donnerai ce que vous voudrez.

Je sens que le second acte porte à fond, et Cheirel a un succès délicieux.

- C'est admirable, dit Picard. Il n'y a pas un mot de trop.

Tristan a eu la même impression qu'à la lecture.

Je vois, aux visages, que cet acte ne peut pas porter.

Feydeau a voulu venir. Il a l'air content de cette pièce dont tous les personnages sont des héros.

Antoine est furieux, sans doute du succès de Cheirel, puis, de ce que le deux prend dans la pièce l'importance que j'avais toujours prévue.

- C'est mal joué, dit Antoine. Le mouvement...

Il recommence.

- Antoine, lui dis-je en pleine salle, en voilà assez ! Je ne comprends rien à ce que vous dites, et je ne vous répondrai pas.

Pas dormi, cette nuit. Des frissons, des brûlures, de la fièvre.

Aucune tranquillité : pour le premier acte, et il faut que je me rappelle que le second a plu à Feydeau.

Je reste couché presque toute la journée, énervé et geignant.

Marinette, admirable de courage, m'enverra Fantec pour me dire comment a marché le premier acte : « Très bien. Bien. Marché. Pas marché. »

- Sois tranquille ! me dit-elle. Je te jure de te dire la vérité. Je serai même plutôt en dessous qu'en dessus.

Peu à peu je me calme. Et puis, sans la question d'argent, qu'est-ce que toute cette folie de théâtre ?

Dix heures. De plus en plus calme, comme si on ne me jouait pas ce soir, et ce calme ne me présage rien de bon. L'insuccès est tout de même plus vivant que le succès.

Fantec vient me chercher. Tout le premier acte a bien réussi.

8 mai.

Répétition. Première. J'arrive pour entendre applaudir Antoine dans la scène du deux.

Il sort et me dit :

- Une longueur dans ma scène, mais effet énorme. Gros succès. Blum, Tristan, des amis, viennent : ça ressemble beaucoup à la répétition de Poil de Carotte. Cheirel, enchantée, m'embrasse. Nous nous embrassons tous.

- Sans rancune, me dit Antoine.

Courteline affecte de ne parler que de L'Attaque nocturne et me dit :

- Charmant, votre affaire, Renard.

Le lendemain, à deux heures, raccord pour chercher la longueur. Après une discussion où Antoine recommence à parler pour ne rien dire, je supprime la scène de Pauline. Plus à l'aise, Antoine me dit :

- Vous verrez !

Tout le monde autour de moi approuve la suppression.

- Que ne le disiez-vous !

- Nous n'osions pas, avec un écrivain comme vous.

La première. Je me promène. Au premier acte, Luce Colas me dit :

- On n'a pas le temps de placer un mot !

C'est mieux qu'hier.

Je vais faire un tour pendant le second acte. Je reviens.

- C'est un triomphe ! me dit-elle encore.

En effet, je reconnais les bonnes figures de Poil de Carotte. Séverine elle-même me dit :

- C'est très bien.

Et Antoine :

- Il y a encore quelque chose qui ne va pas.

- Ou ça ?

- Dans ma scène.

- A quel endroit ?

- Je ne sais pas. C'est moins marqué qu'hier, mais ça existe tout de même.

Je vais souper avec Guitry et Brandès.

Je me couche joyeux, indifférent.

Le lendemain j'ouvre mes journaux. Un Mendès glacial, un Echo de Paris muet, un Paul Arène grossier pour Cheirel, et une presse sauf la petite - sans aucun rapport avec le succès de la première. Stupeur. Dépression. Alors quoi ?

Antoine, le soir, m'accueille avec un : « La presse est froide. »

J'écoute la seconde. Le premier acte porte - trop, - à cause surtout de Pauline. Au second, la partie comique me semble porter moins. La scène d'Henri et de Cheirel s'écoute sans qu'une paupière bouge.

La presse a arrêté le mouvement de location.

- Ah ! les salauds ! dit Antoine.

Cheirel a pleuré de la grossièreté d'Arène.

Pas une demande de publier, de traduire. Rien ! C'est le désastre d'argent. Mais je me roidis. Si j'avais un sujet pour trois actes, je m'y mettrais tout de suite.

Une pièce qui se passerait dans un jardin, et dont les personnages seraient obligés de marcher dans une allée.

10 mai.

A la première, un monsieur :

- C'est la première fois qu'au théâtre une déclaration d'amour ne m'ennuie pas.

Une femme, à la scène entre les deux hommes :

- Oh ! que c'est joli !

Et les discussions avec Antoine recommencent.

- J'ai un remords, dit-il : celui de ne m'être pas enfermé tout seul avec mes acteurs et de ne pas vous avoir mis à la porte.

- Non ! dis-je. Je vous jure que vous ne m'auriez pas mis à la porte de ma pièce !

- Ne prenez pas votre air méchant. Le malheur de cette pièce, ajoute-t-il, c'est d'avoir été répétée dans deux théâtres à la fois.

- Vous voulez dire que j'ai demandé des conseils à Guitry ? Pour qui me prenez-vous ?

A chaque instant, il semble que nous allons nous dévorer.

Je lui dis :

- Cette scène doit être jouée sur un banc, comme celle de Poil de Carotte, et vous la jouez trop durement.

- Ce que vous voulez là n'est pas théâtre.

- Je le sais bien : c'est humain. Essayez tout de même.

Et ça finit par des « Elle est exquise, votre pièce », et par une recette de 3 500 francs, un des quatre meilleurs samedis de l'année. Et tout finit par de l'argent. Et Antoine reconnaît que c'est Monsieur Vernet qui fait de l'argent.

Théâtre. Se défier des amis et de la presse qui trouvent des longueurs. Ils ont tant vu de pièces qu'ils ont tendance à dire : « Allez ! mais allez donc ! » Le public dirait plutôt : « Arrêtez ! Pas si vite ! J'ai payé pour toute la soirée, et vous avez l'air de vouloir me mettre à la porte. »

Métier. Quel métier ? Chacun doit apprendre le sien. Il me faut un métier spécial, celui qui peut le mieux servir mes qualités naturelles, qui ne sont pas celles de mon voisin.

Dans un des plateaux de votre balance, vous me faites monter aux nues. Qu'importe, si votre balance est fausse ?

Comment les critiques peuvent-ils se regarder sans rire ? Mais ils sont si vaniteux qu'ils ne se regardent pas.

Vous me dites que je suis naïf : je voudrais bien l'être.

Franc-Nohain :

- Vous ne gagnerez jamais beaucoup d'argent au théâtre. Je le croyais, après Poil de Carotte, mais...

Tristan :

- Vous gagnerez de l'argent au théâtre. Après Poil de Carotte, je ne le croyais pas, mais...

16 mai.

Veuve d'un homme de lettres mort au moment où il croyait tenir tout, à quarante-huit ans, parce que Porel lui avait donné l'espoir qu'il jouerait une de ses pièces.

- Vous connaissez Amoureuse ? dit-elle. Eh ! bien, c'est encore plus beau.

Elle dit encore :

- J'étais la servante de Molière. J'ai un remords : j'aurais dû le marier. Il avait trouvé une personne très riche.

Elle veut le sortir de l'ombre et le venger, on ne sait de quoi au juste.

Elle montre sa photographie :

- N'est-ce pas, qu'il est beau ?

Il a eu une pièce jouée au Grand-Guignol : de là, ses ambitions de théâtre.

- A sa mort, dit-elle, la Société des Gens de Lettres lui a consacré un bel article. Il me lisait tout ce qu'il écrivait. Je lui disais : « Efface ça ! » et il effaçait. Il est mort d'une méningite parce que Porel, au milieu du premier acte de sa pièce qu'il lui lisait, lui a dit, en recevant monsieur Guinon : « Monsieur, je vous salue. »

Ils ont tout de même trouvé le moyen de faire 15 000 francs de dettes.

- Il y a dans sa pièce un paysan, et un vrai ! C'est moi qui le lui ai fourni. Je ne suis qu'une paysanne de Moulins-Engilbert, mais, lui, c'était un homme si distingué !

Elle lui est dévouée, dévouée comme à Dieu.

Le léger labourage des canards sur l'eau.

A un anonyme :

- Je vous serre la main à tâtons.

La branche qui met sa feuille à la fenêtre.

Théâtre. Si tu veux que je pleure, ne chiale pas !

Elle vieillit à vue d'oeil : on voit la neige tomber sur ses cheveux.

De la discussion rien ne sort : c'est de la bonne entente que jaillit la lumière. Elle donne de l'éclat aux avis qui se ressemblent.

Peu habitué à recevoir, il voulait payer ce qu'on lui offrait.

Le vent qui à la cheminée donne l'air de fumer en courant.

Ce n'est pas moi qui ai du goût : c'est la vérité.

Il faut qu'une phrase soit si claire, qu'elle fasse plaisir au premier coup, et, pourtant, qu'on la relise à cause du plaisir qu'elle a fait.

L'infini en nombre rond.

Mains de paysannes comme des fourches.

Oreilles : cavernes de gruyère.

Il boit du lait falsifié.

- Un peu amer.

- Croyez bien que je goûte l'amertume comme le reste.

Crâne dont la cervelle est un haricot.

Tirer du puits des pleins seaux de vérités.

Discours d'un député : « Je renonce à la parole ! »

Le kangourou a le cabriolet aux mains.

Oiseau bien à l'abri, bien enveloppé dans le petit manteau de ses ailes.

Sur sa tête, une raie au beurre.

Deux yeux qui ne peuvent pas se voir.

Au milieu du silence qu'on fait en soi, une cloche.

La lutte du pot de terre contre le pot plein d'argent.

Cicéron disait ce matin à mon fils...

La main gauche doit ignorer les bagues qu'on donne à la main droite.

Chute de femme. Rien de cassé : à peine une déchirure.

27 mai.

Théâtre. Comédiens toujours dans l'eau comme des canards. Donnent des poignées de coudes.

Les femmes changent de bas et de chemise.

- Mais je vois !

- Bon ! Mes nénés ?

Tout ça, près du seau de toilette.

Monsieur Vernet. Cheirel pleure tous les soirs, ce qui fait dire à Antoine :

- Ça vous émeut tant que ça, vous, cette fin ?

Il me dit :

- Cette chaleur nous a tués, mais nous aurons quarante belles représentations à la rentrée. Oh ! je vous le dis.

Il ne faut pas qu'un auteur écoute trop sa pièce au théâtre : il verrait que, ce qui en porte surtout, c'est la partie médiocre, et s'encouragerait au médiocre pour sa pièce prochaine.

Cheirel me dit :

- Ah ! vous en êtes, un auteur, vous ! La plus sale des grues, vous lui faites dire : « Avec un peu de chance, j'aurais voulu, moi aussi, vivre comme Mme Vernet. »

Puis :

- Vous savez ? Je crois bien que Rivoire est amoureux de moi.

- Ne le faites pas souffrir. Cédez-lui

- Oh ! non. Je ne suis pas de ces femmes-là. Et puis, il est peut-être poëte dans ses livres, mais, comme homme, ce n'est pas ça. Je ne suis pas intelligente, mais j'ai de l'instinct. Comme femme, je ne me trompe pas. On voit bien que je ne mets jamais de faux cheveux : je ne sais pas les faire tenir.

29 mai.

Au Bois. Il fait nuit. Notre ombre qui s'appuie contre un arbre nous fait peur.

On entend : « Je suis bien content d'avoir apporté mon revolver. »

- « Je te confie tout mon argent. »

On agite sa canne. Voix et rire nerveux.

Café aux lumières multicolores. Sur le lac, des bateaux avec deux lampions, un à chaque bout. C'est ça qui excite Barrès ; seulement, il transporte le tout à Venise.

Le soleil, quand nous nous réveillons, chasse les pâles pensées

Théâtre. Mettre un titre à chaque scène.

Exposition canine. Tous ces gentilshommes redescendent au chien.

Quelles femmes dans la rue, par ces premiers jours de chaleur ! Elles sont presque toutes nues. Ah ! si les hommes étaient un peu intelligents...

Trésors d'amour perdus. Je la pressais sans me presser. Chaque fois que le mot « Jules » n'est pas suivi du mot « Renard », j'ai du chagrin.

Bientôt, Guitry me dira : « Vous allez être content ! Je vais vous jouer une pièce de votre Rostand. »

- Guitry a majoré ses recettes toute l'année, dit Antoine, d'abord celles de La Châtelaine, pour lancer son théâtre, puis celles de La Princesse Georges, pour faire plaisir à Brandès.

« Vous savez que Monsieur Vernet redevient un chef-d'oeuvre ? Oui, oui ! Les gens trouvent ça délicieux. Moi, je ne soupçonnais pas la qualité d'émotion de la fin.

- C'est, dis-je lâchement, que les femmes sont touchées par le respect qu'il y a pour elles dans cette pièce.

- Oui, dit Antoine. C'est gentil. Oh ! j'ai joué le second acte, hier soir, comme jamais je ne l'avais joué. Signoret me l'a dit. Ah ! je suis bien tranquille, maintenant, sur Monsieur Vernet !

Toute fière d'être la maîtresse de quelqu'un, elle se plaint de ses maux de coeur et finit par dire :

- Je crois que je suis enceinte.

4 juin.

Réception de Rostand à l'Académie française.

Mon cocher ne se presse pas.

- Ça ne vous excite pas, vous, l'Académie française ?

Il ne me répond même pas.

Des soldats. Des pauvres diables qui ont retenu des places.

Un petit fantassin m'indique mon escalier : un noir intestin de ver. C'est, je crois, la tribune des musiciens. On ne voit que du premier rang.

On se croirait à une lucarne de moulin regardant au fond d'un four où des tas de gens vont cuire d'enthousiasme.

Enthousiasme jaune de Coppée.

Près de moi, Le Bargy réclame vingt francs. Il finit par faire déloger je ne sais quelle dame qui a pris sa place.

Le Bargy, les mains dans sa chaîne de montre. En face, Mme Rostand, l'air d'une jeune fille anglaise. Des lèvres, elle suivra avec ferveur tout le discours, qu'elle sait par coeur.

L'enthousiasme soufflé et blanc de Mendès.

Rostand apparaît derrière l'exsangue Claretie. Bravos.

La parole est à M. Edmond Rostand.

Il commence, les dents serrées. Dès les premiers mots il a son public. Ce sera Cyrano. Il lit comme Le Bargy, comme Sarah, avec quelque chose de lui, un accent du Midi que je ne lui connaissais pas : abus des dentales. Tous les couplets portent, et il n'y a que des couplets.

Je vois son crâne chauve, sa moustache qu'il tortille quand on l'applaudit, pas son monocle. Serré dans son habit vert. Claretie, débraillé.

Je les croyais tous en habit.

Les mains fines, blanches. La droite s'appuie au pupitre.

Il rate un ou deux mots, le mot « coquetterie », je crois.

Sarah pleure, son fils aussi.

Pour parler de son père, sa voix descend à une profondeur de cave : c'est là qu'il trouve le timbre de famille.

- C'est habile, dit près de moi un vieux monsieur décoré qui finit par m'apprendre que M. de Vogüé est son cousin.

Tous les effets font de l'effet. J'en suis fatigué, et ma canne ne frappe plus le parquet que par entraînement.

5 juillet.

Chaumot.

La tortue ne voyage qu'en petite vitesse.

Soirée de juillet. L'éclat de Vénus qui se couche après le soleil attire les chauves-souris. Elles sont ivres et, à chaque instant, tombent dans l'air comme dans un trou, mais elles n'en touchent pas le fond.

La butte d'Asnan au couchant rose.

Sur le canal, un marinier, dont le bateau est immobilisé par le chômage, joue de l'accordéon. La tête à fleur d'eau, les grenouilles l'accompagnent comme elles peuvent ; sa femme a beau dire au chien : « Veux-tu te taire ! » le chien continue d'aboyer de son mieux. Une vache meugle aussi, mais un seul coup. Les rats s'en mêlent et sifflent du coin de la bouche. Mais toute cette musique ne trouble pas le calme du soir. Un souffle d'air léger n'incline que les plus hautes herbes.

Le mur du moulin s'éclaire du reflet de la pleine lune.

Le coeur est infiniment doux.

Cousine Nanette. Chez elle, sur un petit fourneau, bout toujours une casserole de pruneaux et de haricots.

L'homme de lettres se dit quelquefois, comme s'il sortait d'un rêve : « Ah ! ça, mais je n'ai pas de métier ! Il faut pourtant que je me décide à en prendre un. »

12 juillet.

Il faudrait se mettre à plusieurs pour être un sage.

Rostand, le poëte des foules qui se croient d'élite.

Maladie. Le visage se décompose : toute la terre réapparaît.

Coccinelle : une petite tortue qui tout à coup s'envole.

Paysan. Sa défiance instinctive d'ignorant qui ne sait pas la valeur des mots.

Fantec termine son devoir de morale par : « L'amour du clocher est supérieur à l'amour de la patrie ».

Le scrupule, une maladie comme la paresse.

La nuit, les arbres se promènent entre les boeufs. 14 juillet.

L'ignorance du paysan se compose de ce qu'il ne sait pas et de ce qu'il croit savoir.

Philippe se met à table à midi, et il ne parle qu'à quatre heures sonnant pour dire :

- Si on faisait le goûter de quatre heures ?

La petite Marianne chante, d'une voix aiguë :

Palerme, perle de la Sicile !

On s'accorde à dire qu'il n'y en a pas dix sur cent qui pourraient monter aussi haut qu'elle.

Ils chantent et prennent toujours trop haut ou trop bas.

Ils goûtent la grosse poësie, comme le vin rouge qui est presque noir.

Ils ne savent plus où ils en sont. Ils ont bien perdu leur curé, mais ils n'ont pas encore trouvé leur sage.

Plutôt que de l'orgueil, ils ont la peur d'être modestes, parce que la modestie leur paraît être de la bêtise, et ils ne veulent point passer pour bêtes.

Ils croient en Dieu. Ils sentent que le prêtre n'est pas bon, mais que Dieu l'est infiniment. Ils se réjouissent parce que le curé demande à Dieu de les foudroyer, et que Dieu ne veut pas.

Ils attendent que quelqu'un les relève à leurs propres yeux et leur dise : « Vous n'êtes pas des brutes comme le prétend monsieur le curé. »

Ils avaient un bouquet pour moi : ils ont oublié de me l'offrir. Pour se rattraper, ils veulent le porter sur la tombe de mon père. Je dis d'abord oui, puis j'ai un peu honte, et je les en dissuade, sous le prétexte que mon père était hostile à toute manifestation de ce genre, en réalité parce que ça m'ennuie de traverser le village, sous l'oeil du curé, avec un bouquet et quinze paysans derrière moi, pour aller au cimetière.

Ils savent des choses que je ne sais pas, le nom de je ne sais quel ministre qui... Je dis : « Oui ! Oui ! »

Tous ont envie de chanter. Chacun dit :

- Oh ! si je savais, je ne me ferais pas prier. Je sais des couplets d'un tas de chansons, mais rien en entier.

Brusquement, ils partent. On ne peut plus les arrêter.

Il ne faut pas être trop simple avec eux. On veut être dans la vie : ils sont au théâtre.

La lecture leur semble aussi vaine que l'hygiène : ils ne sont jamais malades.

Le besoin de se confesser. Je me surprends à causer, tout seul, avec Philippe comme je ferais avec Guitry.

C'est la première fois que je parle sans lire, mais ce n'est pas encore une improvisation. Je leur dis :

- Je ne veux pas faire un discours.

J'ai eu tort. Ils ne savent comment appeler ce que je leur ai dit.

Ils croient un peu au Purgatoire, comme à une espèce de salle d'attente où ils resteront jusqu'à ce que passe le train du Paradis.

Les femmes ont un peu honte de leur curé, qui les met en colère avec ses grossièretés, mais il leur fait peur. Ce curé, c'est peut-être le diable. Elles ne savent plus et, pauvres âmes affolées, retournent à lui.

Et, parfois, ils sont d'une gravité impressionnante : ils mériteraient qu'on leur lût de l'Homère. Ils aiment qu'on leur parle politique, religion aussi. Ils sont prêts pour l'étude d'un catéchisme laïc. Ils croient en Dieu, comme Victor Hugo.

Ils ne sont pas deux, un garçon et une fille, comme dans Théocrite, pour garder les troupeaux confondus.

16 juillet.

Vexé parce que je lui ai dit qu'il sent l'ail, Philippe a acheté un gros cigare pour s'ôter l'odeur.

La poussière, ce vent visible.

Le véritable amour, ce doit être celui d'une honnête et bonne ouvrière.

Les gens de Germenay se marient entre eux. Tous riches, ils n'ont pas besoin de voir les autres. Ils sont hospitaliers. Ils s'entr'aident. Quand l'un d'eux est obligé d'abattre une bête mangeable, tous lui en achètent, quitte à jeter le morceau. C'est de la mutualité.

- Je vis isolé, dit le poëte Ponge.

L'éclair fauche la nue.

Les blancheurs, presque l'écume des vagues de blé.

Dieu immense est au-dessus de nous. Ni le pape, ni ses prêtres n'en peuvent donner une idée.

Cousine Nanette à sa fille :

- T'as pas honte, de porter des toilettes comme ça ? Tu ne penses donc plus que t'es une paysanne ? Tiens ! ne m'appelle plus ta mère !

Et elle l'embrasse avec orgueil.

Parce que j'ai des lys dans jardin, ils disent que je suis royaliste.

Le professeur à l'école d'agriculture de Corbigny dit :

- Il y a une faute de français dans la préface du livre de Ponge.

- Je ne me rappelle pas.

- Mais, moi, dit-il, je m'en rappelle.

Un beau parc, qui excite à aller se promener sur la route.

Conseil municipal. Séance. Comme un pauvre chien qui a peur d'être battu, le maire sait déjà dire : « Eh ben, messieurs, la séance est ouverte. » Il fait semblant de regarder le compte révisé du receveur, et il dit un peu lâchement :

- Comme dit monsieur Renard...

Voyant que j'ôte mon chapeau, il ôte le sien.

Ils reviennent des champs, et ils ont des sabots qui sortent de l'écurie.

Ils croient que Philippe me dit tout, et je passe mon temps à lui faire des reproches parce qu'il ne me dit rien.

Philippe et Ragotte vivent comme au temps de l'Evangile.

Une soupière sur une petite table, pas une goutte de bouillon dans la soupe ; après, une tête d'ail, et de l'eau à boire : le vin tombe dans les jambes à Ragotte.

On cherche leur tente. Les chameaux ne doivent pas être loin.

L'ail leur donne appétit pour manger beaucoup de pain.

Robert se rappelle toujours sa dent. Les premiers temps, sa langue se fourrait toujours dans le trou ; maintenant - il a trente-cinq ans - elle y est habituée. Mais, par exemple, par ce trou-là, il pouvait « gicler », cracher loin ! Et puis, c'était une dent de devant. Ça ne le gêne pas : il ne mange pas dessus.

Il dit :

- Je suis fils de magistrat, d'un homme qui a dépensé de l'argent pour la commune. Il était obligé d'acheter plus de cinquante francs d'eau-de-vie par an pour les gendarmes.

Il dit de Ponge :

- Je lui ai acheté son livre un jour de foire. C'est bien tourné. Qui aurait dit ça de ce vieux gars-là ! On n'en donnerait pas quatre sous quand on le voit par les chemins.

Comme garde-forestier, il n'a jamais fait de procès à personne, et il n'a jamais eu l'occasion d'en faire, parce que, toujours, quand on veut voler un morceau de bois, on le lui demande. Il dit : « Oui, mais coupez-le bien proprement, pour que ça ne se voie pas. »

D'une personne en dessous, il dit : « Encore une qui rit court. »

Il prise pour deux sous de tabac par semaine. Il a droit à des bons de tabac, mais il revend ses paquets huit sous.

Il a, comme moi, l'amour de son coin de village, et il n'aime pas les autres coins. Il pense à ceux de sa classe, tous partis.

Il s'est coupé la main avec un de ces croissants dont on se sert pour abattre les petites branches. En se lavant à la fontaine, il voyait l'os, les nerfs : c'était tout blanc, mais ça s'est vite refermé. Des fois, pourtant, ça lui « frémille » encore dans les doigts.

Le matin, il fait sa tournée sans rien dans le corps, et il revient à huit heures manger la soupe.

Il passe « domanial » près de Chantilly.

Il aime à lire, les soirs d'hiver. Pendant qu'il lit, sa femme et lui ne se disent pas une parole.

Maupassant n'observe pas : il imagine de la réalité. Ce n'est encore que de l'à-peu-près. La nature n'est jamais laide. Comme les arbres respirent bien !

Le vert sombre d'un bois quand un nuage passe sur lui.

Prés fauchés, encore verts, prés mangés, déjà jaunes.

18 juillet.

Ecrivains de talent, peut-être, mais, à mes yeux, ils écrivent « brouillé ». Je me lasse tout de suite de les lire.

Nous nous connaissons mieux qu'il n'y paraît, et nous nous gardons de reprocher à autrui les défauts que nous sommes sûrs d'avoir.

22 juillet.

Tenez-vous loin de moi, pour que je puisse vous respecter.

Comme je lisais des vers, une caille a chanté. Ah ! pauvres paysans qui ne connaissez pas ces émotions, vous méritez toute la pitié humaine !

Quand on regarde trop les étoiles, elles finissent par être insignifiantes.

Le mystère lui-même a quelque chose de fade.

Robert. S'il boit sans manger, ça lui donne des aigreurs et des « brûlations ».

Avec ses gardes particulières, il a 800 francs, sur lesquels on lui retient sa retraite et 25 francs pour ses habits. Il n'a pas un sou de dettes, mais il n'a pas un sou d'économies. Il aura 1 200 francs dans sa nouvelle place. Quelquefois, les chasseurs lui donneront la pièce, parce qu'ils sont plus généreux que les faucheurs.

Ce qu'il admire, dans un champ, c'est un beau chou-rave qu'on peut manger avec de l'oie ou du cochon.

Un paysan décolleté au soleil.

- Mes cheveux tombent, dit Robert. Mes poux n'ont plus rien pour se retenir.

S'il trouve des cornes de cerfs, il me les enverra pour que j'en fasse des manches de couteaux.

Quand la vipère se fâche, sa peau devient toute rouge.

Quand un homme ne parle que de ce qu'il sait, il a toujours l'air plus savant que nous.

Robert - toujours la dent que je lui ai cassée avec mon arbalète - dit qu'un de ses oncles, qui est âgé de quatre-vingt-trois ans, a toutes ses dents, et dans la bouche, encore !

Ses oreilles sont toutes petites, comme si elles n'avaient pas poussé.

La couleur de son col de chemise se confond avec celle de sa peau. Il aime bien la blouse, parce qu'elle préserve le linge.

Il a, depuis longtemps, un mauvais petit bouton noir à la lèvre. Il ne sait ni comment c'est venu, ni ce que c'est ; c'est peut-être du sang « battu ».

L'étude de ces hommes-là, c'est de l'histoire naturelle.

L'eau tremble : on dirait un lac de feuilles d'argent. Patine du temps sur les toits. On ne voit plus les tuiles, mais une tenture de mousse blanche et jaune, douce à l'oeil.

L'ingratitude de nos enfants à l'égard de nos anciens amis nous réjouit.

La Gloriette. Au sud-est. La rivière disparaît tout de suite sous les peupliers, et, le canal, derrière l'écluse.

Vallée de l'Yonne : près du moulin, les fermes de Marcy.

Les bois des Granges. On ne voit pas le château de Marcilly.

La Tour de Vauban. Bussy-Rabutin.

Forêt de Montreuillon que coupe, comme un fil, la rigole.

La ligne bleu tendre du Morvan.

Les moutons immobiles et, par leur nez, comme prisonniers de la terre.

Les boeufs blancs immobiles comme du linge étendu tout le long de la haie.

Le tas de nuages à l'horizon, où le soleil couchant met le feu.

C'est à se prendre la tête dans les mains, et à la lui jeter à la figure.

23 juillet.

Mme Lepic. La comédienne qui en fait trop, qui ne sait plus ce qu'elle fait, ni ce qu'elle dit, et qui n'a plus qu'une idée, qu'une raison de vivre : être toujours en scène.

Elle va louer une chambre quelque part, persuadée que, si sa maison était libre, ses enfants se réconcilieraient tout de suite.

Elle dit qu'elle donne cinquante francs de gratification à Philippe et qu'il faut qu'elle ait toujours une bouteille d'eau-de-vie à la maison, pas pour elle, bien sûr ! Si bien que Philippe ne veut plus accepter d'elle un verre de vin et qu'il boit de l'eau quand il travaille au jardin. Vexée par ces refus, elle prétend qu'il n'y a rien de rien dans ce jardin, qui lui coûte les yeux de la tête.

Philippe, qui la croyait bonne, comprend aujourd'hui la vie de mon père. Il ajoute, parlant à Marinette :

- Je refuse son verre de vin ou son petit verre d'eau-de-vie, mais vous pensez bien, madame, que je ne refuserai jamais les vôtres.

Elle joue à la femme d'ordre.

Il lui faut un peu de bois. Elle a de quoi en acheter.

Qu'est-ce qu'on dirait donc d'elle si elle ne laissait pas, dans un coin, de quoi se faire enterrer ?

Elle reste très donneuse. Autrefois, c'était par charité, puis, ce fut par orgueil. Maintenant, c'est par humilité, pour qu'on la supporte, car elle a peur de la solitude.

Quand je passe devant sa porte, j'entends sa voix aiguë et métallique, sans nuances. Elle cause toute seule, pour me faire croire - car elle m'a aperçu, elle m'« épitait » - qu'elle reçoit des visites, qu'on ne la délaisse pas.

Et elle fait la dame : elle porte des volants à ses manches, ce qui fait enrager cousine Nanette.

Tous voudraient quitter le pays. Ces videurs de pots leur tournent la tête. Dans dix ans, il sera aux mains sales des valets de chambre.

A quarante ans, il faut ouvrir ses fenêtres de l'autre côté : on est même un peu en retard.

C'est une légende, que les noces où ils mangent toute la journée. A vrai dire, ils mangent peu, mais lentement. Pour beaucoup manger, il faut avoir l'estomac entraîné des riches.

Leur « goûter », cet ail, cette pomme de terre, ce pain qui jamais ne fut blanc, ce litre d'eau qui chauffe à l'ombre d'une haie, tout cela nous fait mal à la conscience et nous fait du bien à l'appétit.

Bonne promenade ; mais ce ne sont pas des promenades comme celle-là qui peuvent me conduire à l'Académie.

Loge du mouleur de bois. La hutte d'Esquimau. Des rames en faisceau recouvertes de mottes, l'herbe en dessous pour que la terre ne s'effrite pas et ne tombe pas dans les yeux. Il fait bon et chaud, là-dessous.

Dans un de ces moments de désespoir où j'écrirais : « Je n'aime personne ! Je me moque de ma femme, de mes enfants. »

Ça fait un peu mal, de l'écrire. Tant pis, je l'écris ! Est-ce moi qui me suis enfanté ? Ce serait beau, un livre tout nu ! Titre : Tout nu.

Quelle horreur !

24 juillet.

La blancheur d'un saule retroussé par le vent.

Ils parlent encore de la lune. Ils disent :

- Il y a un mouvement de lune demain. Le temps changera.

Si on les pousse un peu, ils feignent de n'y pas croire personnellement, mais leur père, disent-ils, ou tel vieux du village, y croit bien.

Lune dure, lune tendre, lune rousse.

D'un pré bien enclos ils disent : « C'est beau, ça ! »

Leurs souvenirs d'enfance : ils se rappellent qu'ils ont jeté bien des pierres sur ce poirier sauvage.

Un bateau s'abîme quand il reste trop longtemps déchargé : le soleil lui ouvre les jointures des planches hors de l'eau.

Philippe. L'air et l'ail, voilà ce qui le fera vivre cent ans.

Pas un souffle d'air, et les feuilles et les branches remuent comme si l'arbre les agitait lui-même.

Il y a plus d'intelligence chez telle fourmi que d'instinct chez tel pauvre homme.

La raison du plus raisonnable est toujours la meilleure.

25 juillet.

Je m'imagine que je suis très vieux et que je ne dois plus avoir que des pensées de sage vieillard.

Les gens heureux n'ont pas le droit d'être optimistes : c'est une insulte au malheur.

Le malade qui retourne à Saint-Honoré a la vanité d'être reconnu par le personnel de l'établissement de bains.

Le soleil étale le reste de son or sur un champ de blé.

Un nuage avec une petite étoile au derrière, comme un ver luisant.

Mendès, ce Déroulède de la littérature.

Le taureau mugit derrière la haie Les vaches viennent sous le chêne. L'une d'elles saute comme une folle.

Un taureau peut faire la monte à partir d'un an ; à cinq ou six ans, il est déjà ou trop lourd ou trop méchant. Sa carrière est finie.

27 juillet.

Le poëte Ponge dit : « des zharnais » ; mais il n'est pas tranquille, et il se reprend : c'est sa supériorité sur les autres paysans.

Mme Lepic. Sa vertu d'honnête femme est une vertu piquée, âcre. Elle garderait un sérail. Elle gardait la petite bonne et lui décachetait ses lettres. Elle en conserve une qu'elle lui a arrachée, et dont elle met les trois morceaux dans une boîte :

- Mon bien-aimé, disait la petite, je vous attends ce soir. Je serai seule. Nous pourrons causser. Celle qui vous aime. Votre petite amie.

Mme Lepic dit :

- Elle fait de ma maison une maison publique. D'ailleurs, le maire me l'a bien dit : « Ce n'est pas une petite fille : c'est une chienne. » Comme je le lui disais à elle : « Moi, ma fille, j'ai eu mes torts, je le reconnais. Oui, j'ai des défauts, mais, sous ce rapport-là, on n'a rien à me reprocher, rien, rien, pas ça ! »

Et, la main écartée sur sa poitrine, elle pleure... de regret.

Sa femme se soûle et lui donne des coups de poing.

- Je ne l'ai pas reçu, dit-il. Je faisais mon pétrin et, justement, je me baissais.

Elle lui envoie - il n'a pas l'air de le remarquer - des poids d'une livre à la tête.

- Eh ben, mon vieux, lui dit son fils, si maman t'avait attrapé !.

Elle lui dit :

- Tu as eu, dans ta famille, quelqu'un en prison.

- Oui, répond-il : c'est l'honneur. Mon grand-père a failli aller à Nouméa, mais c'est l'honneur.

- Il s'agit de je ne sais quelle histoire politique.

- Tandis que, toi ? tu as eu quelqu'un dans ta famille... Tu sais pourquoi.

Elle empoigne un couteau sur la table, mais elle le repose, car ça pourrait gâter son affaire, et elle ne veut pas divorcer.

Avec leur toit de paille, les maisons ont encore un petit air gallo-romain.

Quand Philippe peut attraper une taupe, il se venge. Il retourne une cloche, la pique en terre, y met de l'eau et y jette la taupe. Mais il n'y a pas assez d'eau pour qu'elle se noie ; elle s'efforce de grimper au verre de la cloche et ne fait que retomber.

30 juillet.

L'homme heureux et optimiste est un imbécile.

Limace rouge, en beau cuir de Russie, avec de profondes rainures.

Quand on voit Ragotte, avec ses seins énormes, près de son garçon grand, gros et gras, on lui dirait avec tendresse : « Vous êtes une bonne vache et vous avez fait un bon veau. » Elle a donné à ses enfants toute la vie épaisse qu'elle avait dans les seins.

Sans bonnet, elle a cent ans de plus.

Qui n'a pas vu Dieu n'a rien vu.

Je suis en pleine maturité, et je ne bouge plus, de peur que la peur ne me gagne.

Sommeil du Juste ! Le Juste ne devrait pas pouvoir dormir.

Idées larges dans un esprit étroit.

31 juillet.

Philippe, mieux que le parent, c'est le compagnon.

Ils vivent dans la buanderie et s'y trouvent bien. La porte n'est fermée qu'avec une corde. Quand il fait de l'orage, Pointu n'a qu'à y appuyer ses deux pattes de devant pour l'ouvrir et entrer.

N'importe quelle loge de concierge à Paris leur semblerait trop belle.

1er août.

Ecoute, écoute les gens ! Ils nous apprennent toujours quelque chose, si peu que ce soit, et on ne leur apprend jamais rien.

En sortant leur vérité du puits, les indiscrets répandent l'eau partout.

Ils regardent trop le cimetière, pas assez la mort.

La lune fait haleter la mer comme un sein.

Le plaisir d'être agréable aux gens que ça embête.

Cousine Nanette. La peur de la mort lui fait une vieillesse douloureuse. Elle geint, elle traîne la jambe, elle a l'orgueil d'être la plus malheureuse des femmes. Je lui crie :

- C'est la jeunesse !

Ça la fait rire et pleurer.

Son Lexandre a eu mal au coeur cette nuit.

- Mal au coeur, à son âge, croyez-vous ça ! Oui, c'est bien étonnant. A cet âge-là - quatre-vingt-deux ans - il devrait être mort.

C'est surtout à cause des quelques lignes qu'ils lui ont fait écrire que La Bruyère est immortel.

Parce qu'on ne nous salue pas, nous disons : « On n'est pas poli, dans ce pays-ci. »

Ils ne combattent la saleté que par la sueur.

A l'école de Marigny, Marinette distribue à goûter. Les petits n'osent pas toucher à leurs brioches. L'un deux est tellement écrasé qu'il s'endort.

On couche ma visite sur le registre. Le maire dit aux petits qu'ils sauront un jour que j'écris des livres comme ceux qui sont là, dans la bibliothèque scolaire. Je n'y vois que du Jules Verne.

Il a été vingt-cinq ans maître d'école ici. Il me dit :

- Ah ! monsieur, ce que j'ai eu de mal à leur faire porter des bas, l'hiver ! Ils venaient à l'école pieds nus.

3 août.

La malheureuse me remercie du « beau discours que j'ai prononcé pour elle dans le journal ». Il s'agit de mon petit article de L'Echo de Clamecy.

Elle dit que le monde de Corbigny ne vaut tout de même pas celui de Chitry, et que, sauf Mme Cahouet et Mme Bernasse, personne ne l'aide.

4 août.

Temps bilieux. Des nuages noirs à bordure verte.

Boussole. Cette petite aiguille bleue qui cherche le nord, c'est une leçon à notre incrédulité. Le délicat treillage de la pluie.

Quand elle loue sa maison, elle dit : « Et remarquez qu'il y a une buanderie. C'est rare, dans nos pays ! » Quand, plus tard, on lui demande de réparer cette buanderie dont le mur s'écroule, elle répond :

« Ah ! tant pis ! il y a bien des maisons qui n'en ont pas ! »

8 août.

Au maire de Marigny je parle des difficultés du théâtre.

- Quelquefois, même, les acteurs nous trahissent, lui dis-je.

- Des vendus ! dit-il avec indignation.

Honorine, toujours avec sa hotte au dos, mais elle n'y met plus que de l'écorce sèche : c'est moins lourd.

Sévère pour Dieu, qui n'est pas juste et qui prend les vieux avant les jeunes.

- J'ai des rhumatismes.

- Moi aussi, j'en aurais, si je voulais.

17 août.

Notre sensibilité nous met à leur merci.

A notre bonne, je viens d'offrir 200 francs qu'elle a pris d'un doigt que ni l'orgueil, ni la rage, ne peut empêcher d'être crochu.

Un quart d'heure après, elle dit à Marinette :

- Si madame veut visiter ma malle...

- Oh ! vous n'avez pas honte ?

- Dame ! quand on en veut tant aux gens !...

Et elle pleure de rage.

- On ne met pas du linge de couleur à sécher au soleil. Vous savez bien, Marie, que ça le fait passer.

- Oh ! le soleil n'est pas bien fort.

- Comment ! Vous balayez ma chambre avant d'avoir serré ma robe et le linge ?

- Je balaye, mais je ne fais pas de poussière.

- Tu ne comprends pas ce que je te dis, dis-je à Marie.

- Oh ! je sais bien que je suis une bête, mais, marchez ! je vois tout de même clair.

- Si tu ne le sais pas, apprends-le.

- Je suis trop vieille pour aller à l'école.

- Pourquoi as-tu mis les portes de ta grange dans la mienne sans me demander la permission ? lui dis-je. Je ne te dis pas de les enlever.

Mais elle les enlève.

- Je ne te l'ai pas dit.

- Vous m'avez fait une observation.

- La méritais-tu ?

- Je la méritais sans la mériter.

Baïe espère qu'elle aura, un jour, trois cents francs de dot. Ils travaillent en bras de chemise, mais, de loin, on peut croire qu'ils se promènent en gilet blanc.

Les muguets télégraphiques.

Si le repos n'est pas encore, un peu, du travail, c'est tout de suite de l'ennui.

Un boeuf semé de mouches.

18 août.

Ce matin, en menant sa vache au pré, Ragotte entend des cris, des cris !... Elle court et trouve, dans un champ, un petit gars qui garde les moutons du Bouquin. Il criait d'ennui, parce qu'il est loué comme petit berger depuis la Saint-Jean. Il a douze ans. Il s'ennuie de ses parents qui habitent Mouron, et il se remet à crier, et de grosses larmes lui coulent jusqu'au menton.

La chèvre porte sa besace entre ses jambes.

Comme il est douloureux de voir un paysan qui en méprise un autre !

19 août.

Si gracieuse que les chats mêmes la détestaient.

Elle avait une façon d'en débarrasser une chaise et de leur donner du lait !... Ils le trouvaient aigre.

Ils se rapprochent d'épouvante quand l'un d'eux meurt.

Ils sont orgueilleux sans dignité, mais pas fiers.

Maman a eu un tas de qualités naissantes, qui n'ont pas grandi.

Elle pleure parce que cousine Nanette lui a dit : « Il ne vous aime pas ! Il ne vous aime pas ! »

- Oh ! dit-elle à Marinette, vous ne savez pas ce que peut souffrir une mère !

Ça ennuie l'épicière d'acquitter une note.

- Tenez, dit-elle, je vas la déchirer. Ça fera la même chose.

La petite table a les quatre pieds coupés, et tout est si petit que Ragotte a l'air de jouer au ménage.

Ils font de Dieu un agent électoral.

Les heures où l'on a le cerveau bas de plafond.

Fantec l'avait photographié avec son chien. Sa femme a trouvé qu'on voit trop le mari, pas assez le chien.

C'est ignoble, cette épaisseur ! Des joues, du ventre, et de l'importance comme un tonneau. Et, tout de suite, on sent le monsieur qui ne trouve jamais son maître.

On causerait avec Voltaire : on se sent un peu timide avec ces gars-là.

Il leur arrive de dire : « Moi, en dehors de mon métier (il loue des voitures), je ne suis pas connaisseur. » Mais mettez-le sur la vigne : il ne se tait plus. Et sur l'hygiène !

- Pour maigrir, un verre d'eau après chaque repas.

- Je crois que...

- Un verre d'eau.

- On m'a dit...

- Un seul.

Vous dites :

- Ce temps humide et froid va chasser les cailles.

- Erreur !

- Je croyais...

- Non ! Elles restent.

- Comment expliques-tu ça ?

- L'humidité et le froid les retiennent.

- D'après tes observations, mais...

- C'est prouvé.

Zut ! on le quitte, mais il vous suit et, pendant un kilomètre, avec un arrêt tous les dix pas, il raconte une histoire de chasse qu'il mime, surtout devant les fenêtres où il y a quelqu'un.

On l'écoute poliment. On se retient de l'interrompre et de filer, et c'est encore lui qui vous dit, un doigt tendu :

- Mon vieux, je ne te chasse pas, mais profite de cette éclaircie.

Soulagé, on se dit : « Allons ! Je ne suis tout de même pas une brute ! »

Encore un qui ne pense jamais à Dieu, et qui mourra comme un autre avec tous les sacrements !

Il se vante d'avoir roulé des gens. Devant mon air froid, il a tout de même un peu honte : « C'est permis, dit-il, c'est les affaires. »

Comment une femme peut-elle vivre avec cet homme-là si elle n'est pas encore plus grossière que lui ? Que reste-t-il de la femme chez une femme qui couche avec cet homme ?

La grand-mère de Robert me dit qu'il n'a pas pu emporter son arche, parce qu'il avait déjà trop de bagages ; mais, si, des fois, son beau-père, qui est bien malade, n'allait pas mieux, Robert serait obligé de venir, et il emporterait l'arche.

- Vous savez que la terre tourne.

- On dit ça.

Philippe apporte le pain sous son bras : à la sueur du front il ajoute la sueur de l'aisselle.

Elle dépense dix sous par jour, et elle dit qu'il faut toujours avoir l'argent à la main.

Elle frise du pain dans du lait.

Elle fait bêcher son jardin, mais elle plante elle-même ses légumes.

Tolérez mon intolérance.

Rêve. On me coupe la tête, et, malgré mes supplications - « mes artères vont se boucher », dis-je -, on tarde à me la remettre sur les épaules.

Saint-Honoré. Table d'hôte. Un monsieur, avec une distinction de brosseur, dit, en s'asseyant :

- Toute la matinée, j'ai eu le corps dérangé.

Un autre écarte les bras et dit à Marinette qu'il voit pour la première fois :

- Je n'ai pas pu venir plus tôt.

Pas trop à leur aise, assez, cependant, pour être jaloux de ce qu'ils voient qu'on donne à de plus pauvres qu'eux.

Rails bien nettoyés.

Quelquefois, je me dis : « Est-ce que je ne suis pas un mauvais homme ? » Il me suffit de penser au Misanthrope, qui n'est pas méchant.

C'est difficile d'être bon quand on est clairvoyant.

Un papillon a pris le train à Clamecy et est venu avec moi.

Les bigotes craignent la puissance de Dieu comme les influences de la lune. Pouah ! les vilaines gens !

Elles haïssent celui qui ne va pas à la messe, mais pas jusqu'à refuser son argent.

Les autres ont des bouches, au pis, des gueules : elles ont sous le nez des pots de chambre.

Elles font de Dieu un être grotesque à leur image. S'il ne détourne pas sa face, c'est que, vraiment, sa pitié est infinie.

De la dévotion fermentée. Leur âme pue le cierge qui coule, l'encens, une odeur de derrière jamais lavé.

2 septembre.

Une vieille qui raconte, d'une voix menue, avec un tas de détails inutiles, de petites histoires fades.

A Saint-Honoré.

- Il y a un peu de gibier, me dit le cocher. Il y en aurait un peu plus, sans ces saletés de renards.

Voyages à blanc des voitures qui vont à la gare.

A toutes les barrières : « Entrée du parc interdite au public. »

Ils ont un ruisseau et n'en font rien.

Une bossue. Quand il pleut, elle arrive très bien à cacher sa bosse sous un bon parapluie.

Horizon. Quel horizon ? Un peu plus, un peu moins, vous ne l'emporterez toujours pas.

L'idiot de table d'hôte. Il m'invite à faire une partie de billard, puis, les queues à peine prises : « Vous permettez ? » Et il va jouer ailleurs.

Elle me cite du Boileau, parce qu'elle sait que j'« écris dans les journaux ».

L'arbre finit par donner des planches.

Une pâtisserie. Au-dessus des gâteaux, cette pancarte : « PEDICURE ET MANUCURE SPECIALISTE. S'ADRESSER ICI. »

Un tel mal de tête que je n'ai rien compris au feu d'artifice.

Le salut de l'homme auquel on ne répond pas, et qui en profite pour se gratter le crâne.

Baïe a plusieurs petites bêtes en broche. Elle les porte chacune à leur tour : elle a peur de les fatiguer.

- C'est moi qu'en es l'auteur, dit l'instituteur de son article.

Le curé traite les gens de bestiaux, d'ânes, d'alcooliques dégénérés. En pleine messe, il pose à une petite fille une question de catéchisme. Troublée, elle ne répond pas.. Elle ne fera pas sa première communion cette année.

5 septembre.

Philippe a fait bâtir une grange de 1 700 francs. Il les a trouvés, mais il les doit.

La grange est bâtie, mais il n'a rien à mettre dedans.

Le plus honnête homme fait un peu de bien, et beaucoup de mal.

Je m'en voudrais de dire que je crois ou que je ne crois pas à l'immortalité de l'âme, mais il m'arrive, le soir, sur le banc, de penser à mes morts comme s'ils étaient là.

Une jeune Anglaise des environs de Londres laisse cette lettre. « Je vais me suicider. Le dîner de papa est sur le fourneau. »

A genoux sur son gilet, Calot casse sa pierre.

- Avez-vous soif ? lui dis-je.

- Ah ! j'ai eu soif toute la journée !

9 septembre.

Un domestique tient à son titre et ne nous sait aucun gré de ne pas le traiter comme tel.

Montagnes fines, comme à peine ondulées par le vent.

La comtesse morte, un évêque est venu la bénir. Les cloches ont sonné l'arrivée de l'évêque.

Ragotte demande la permission d'aller à l'enterrement parce qu'autrefois la comtesse a donné du pain à un de ses oncles qui n'était même pas de la commune.

10 septembre.

A Chitry, la comtesse laissera le souvenir d'une grosse dame qui donnait bien du linge, pas assez à cause de son entourage, et qui, à la messe, toute seule dans sa chapelle privée, avalait son énorme morceau de pain bénit comme si elle n'avait mangé que tous les huit jours.

- C'était curieux de la voir ! dit Ragotte avec moquerie, avec admiration aussi.

Elle essaie de mettre des bottines de Baïe : elle y arrive, sauf pour la jambe. Elle a le pied bien complaisant, mais c'est le bas du mollet qu'elle ne peut pas boutonner.

A la messe, elle dit sa prière, mais c'est bien vite fait. Tout de suite le temps lui dure, parce que le curé cause trop contre les gens. Il y a trop de froissements dans ce qu'il dit.

On a distribué du pain à l'enterrement, plus de cent pains de cinq livres ! Ragotte n'en a pas eu. Si on lui en avait offert, elle n'aurait pas fait l'affront de refuser, mais on sait bien qu'elle est d'une bonne maison.

Philippe, un peu inquiet, réussit à être toujours de mon avis en répétant exactement mes phrases. Il y a des enterrements de première classe comme si on allait au Paradis par le chemin de fer.

Mme Lepic pleure sur la mort de la comtesse.

- Elle était malade depuis longtemps, mais elle s'est éteinte sans souffrances, et elle est morte (redoublement de sanglots) dans les bras de son fils.

Oui, oui ! Je te vois venir, maman, avec ton petit tableau de famille.

14 septembre.

Brunetière, un renfroqué.

On peut faire toutes les boutiques de Corbigny sans trouver une lime à ongles, une brosse à dents, et il n'y a d'éponges que pour les voitures.

La raison qui permet à l'homme, né méchant, de faire des actes de bonté.

Bigotes. Elles couchent avec Dieu le dimanche, et le trompent toute la semaine.

Les perdrix des champs Bargeots. Leur instinct n'est plus celui de toutes les perdrix : c'est celui d'une compagnie. Dès le deuxième jour de la chasse, elles savent qu'elles seront en sûreté dans le bois de la comtesse.

La religion est l'excuse de leur pensée paresseuse. Vous leur donnez, de l'univers, une explication toute faite, bien médiocre. Ils se gardent d'en chercher une autre, d'abord parce qu'ils sont incapables de chercher, ensuite parce que ça leur est bien égal. Il n'y a rien de plus bassement pratique que la religion.

Vous dites que je suis athée, parce que nous ne cherchons pas Dieu de la même façon ; ou, plutôt, vous croyez l'avoir trouvé. Je vous félicite. Je le cherche encore. Je le chercherai dix ans, vingt ans, s'il me prête vie. Je crains de ne pouvoir le trouver : je le chercherai quand même, s'il existe. Il me saura peut-être gré de mon effort. Et peut-être qu'il aura pitié de votre confiance béate, de votre foi paresseuse et un peu niaise.

22 septembre.

Dieu, on s'en tire avec des métaphores plus ou moins divines.

Il sait ce que c'est que la mort ! C'est lui qui peint les croix noires, et qui y dessine des petites larmes blanches.

Il en a gardé deux devant sa porte, une éternité. Il ne savait plus pour qui elles étaient. Comme le petit Bernard en était offusqué, il a fini par lui dire :

- Ne réclame donc pas ! Il y en a une pour toi.

Quand elle accouche, elle ne veut pas que son mari soit là. Elle se sent déjà assez humiliée !

Encore une qui voudrait faire ses enfants par la bouche !

Dans le parc de Nevers, la vieille s'approche avec son panier de gâteaux secs.

- Merci, madame, dis-je.

- Oh ! je ne vous en offre pas. Ce n'est pas assez bon pour vous. Je viens seulement m'asseoir sur ce banc : je suis bien fatiguée. Aujourd'hui, j'ai fait quatre sous. (Un petit bonhomme vient acheter un gâteau d'un sou.) Ça m'en fait cinq. Il a eu tort de prendre celui-là : l'autre est meilleur, mais ça ne sait pas. J'ai été bien : j'avais 5 000 francs chez un notaire. Il a tout emporté.

- Il ne faut pas confier son argent aux notaires qu'on ne connaît pas.

- Vous avez raison, monsieur. Après, je me suis cassé la jambe

- En montant à une échelle ?

- Non : j'ai glissé par terre. Toutes les écoles vont être fermées ça me fera bien du tort. Enfin, les maîtres sont les maîtres, n'est-ce pas, monsieur ? Vous venez de loin ? Moi, je suis d'Avallon. Et vous, monsieur ? Je suis indiscrète.

Je montre deux doigts à Marinette. Nous nous levons. Marinette donne.

- Oh ! que vous êtes bonne, madame !

- Tu as donné dix sous ?

- Oui, comme toujours.

- Je t'avais dit quarante.

- Oh ! j'avais compris deux, et je trouvais que c'était peu.

Pauvre vieille femme !

Le chardon perd ses cheveux blancs. Ses moustaches, deux écureuils pendus à son nez.

Il passe pour avoir la manie des livres : il fait relier des feuilletons.

24 septembre.

Hier, en revenant de la chasse, Philippe me dit :

- L'autre jour, Joseph (c'est un de ses fils) a fait une drôle de tête.

- Oui, quand il a vu que Mme Renard, en le payant, ne l'augmentait pas. C'est vrai que ses cousins, par exemple, gagnent plus que lui.

- Si Joseph trouve qu'il ne gagne pas assez, il n'a qu'une chose à faire : s'en aller.

- Oh ! je ne dis pas ça pour...

- Vous avez tort de le dire, Philippe, surtout en ce moment où j'ai toute une famille de domestiques sur le dos. Voilà des paroles qui n'arrangeront pas nos affaires. Mme Renard va être contente ! C'est une belle récompense que je lui apporte là !

Elle me dit :

- Tu avais une figure ! J'ai craint un accident de chasse.

Je fais venir Philippe et Joseph. Réussissant à ne pas me mettre en colère, je dis à Philippe qu'il m'a fait de la peine, que je n'ai plus confiance en lui, qu'il a mis un mur entre lui et moi, et, à Joseph, qu'il peut se chercher une place.

Ils sont atterrés, ne mangent qu'une cuillerée de soupe, le soir ne dorment pas, et, le lendemain matin, Ragotte pleure.

- Oh ! dit-elle, je leur avais bien dit : « Ne parlez pas de ça ! » Et le Paul disait comme moi, et Philippe aussi, et il a eu tort de parler. Vous allez passer là-dessus, madame, vous qui êtes si bonne !

J'avais envie de flanquer La Gloriette par-dessus bord, mais les larmes de cette pauvre femme... Par pitié, par égoïsme aussi (toujours, toujours !), me voilà déjà attendri : c'est la seconde fois seulement qu'on voit pleurer Ragotte.

- Nous n'avons jamais été si mortifiés, dit-elle.

Philippe a écossé des pois toute la journée, penaud et morne.

Un vieux serviteur à cheveux blancs, tout piteux d'avoir dit une bêtise et qui ne sait comment s'y prendre pour réparer, quoi de plus doux à notre misérable orgueil de maître ?

25 septembre.

Nous lui donnons huit livres de pain par semaine. Timide, honteuse, comme tous les ans elle apporte ses deux poulets à Marinette et lui dit :

- J'ai essayé de me contenter de six livres, mais je n'ai pas pu.

26 septembre.

Chasse. Sortie d'une heure. Un coup de fusil machinal à des perdrix. Pourquoi cette manie de faire peur ?

Les champs sont aux travailleurs. Un oisif comme moi aurait un peu honte s'il n'avait un fusil. Ça lui donne presque un air utile.

J'entends le croulement des pommes de terre dans les tombereaux.

Je rentre. Tout le long du canal, Pointu renifle et fait sauter des grenouilles dans l'eau.

Y a-t-il des sages qui aiment autant que moi la nature, qui trouvent que ça suffit et que c'est inutile d'en faire de la littérature ?

Un petit âne très digne et qui avait l'air, sur la route, de marcher avec deux pattes seulement.

- Moi, dit Borneau, je n'ai pas de religion, mais je respecte celle des autres. La religion, c'est sacré.

Pourquoi ce privilège, cette immunité ? Un croyant, c'est un homme ou une femme qui croit à ce que dit un prêtre et ne veut pas croire à ce que dit Renan ou Victor Hugo. Qu'y a-t-il là de sacré ? Quelle différence entre ce croyant et tel imbécile qui préférerait la littérature du feuilleton à celle de nos grands poëtes ?

Un croyant crée Dieu à son image ; s'il est laid, son Dieu est laid, moralement. Pourquoi la laideur morale serait-elle respectable ? La religion d'un sot ne le met pas à l'abri de notre dédain ou de notre raillerie.

Soyons intolérants pour nous-mêmes !

Que le troupeau de nos idées file droit devant cette grave bergère, la Raison ! Effaçons les mauvais vers de l'humanité.

Par la cheminée de l'école s'échappent des poignées d'hirondelles.

Beauté de la littérature. Je perds une vache. J'écris sa mort, et ça me rapporte de quoi acheter une autre vache.

Le coq du clocher fait trois petits tours, et reste.

Soupe. C'est l'heure où, sur leurs trois pieds, toutes les marmites se rapprochent de la cheminée pour se pendre à la crémaillère.

Style. Plume d'aigle mouillée.

On remporte sur soi de toutes petites victoires qui reculent à peine les grandes défaites.

28 septembre.

Il rentre, poussant une brouette pleine de pommes de terre. Comme il fait déjà nuit et qu'il ne m'aperçoit pas, il veut, parce que c'est plus court, monter le raidillon qui passe devant ma porte et le banc d'où je regarde la nature se coucher.

Il fait quelques pas, mais c'est trop raide : la roue ne tourne plus. Le sol est mouillé ; et puis, il est vieux et un peu estropié. Il parle à sa brouette :

- Eh ! bien, quoi ? Tu ne veux donc pas monter ?

Il la décharge d'un sac qu'il laisse dans l'herbe et qu'il reviendra chercher. Mais la brouette refuse d'aller plus haut. Il va redescendre.

- C'est donc trop lourd ? lui dis-je.

Ma voix le surprend.

- Ce n'est pas que ça soit trop lourd, dit-il, mais ça glisse.

- Attendez, que je vous aide.

J'ai pris la brouette, les bras roidis, et, tandis qu'il me suivait et disait : « Merci, merci, monsieur Renard », d'un seul effort je l'ai roulée jusqu'à mon banc, m'agrippant, de mes sabots, aux pierres du sentier humide.

- Là, maintenant, dis-je, elle roulera toute seule.

- Merci, dit-il encore.

Je n'ai pas été souvent plus utile que ce soir-là. Aurais-je osé faire ça en plein jour ?

Je vois Chitry. Je ne vois pas Chaumot, dont je fais partie. Est-ce sur cette chaume que sera mon buste ? Il me semble que je verrais, de mes yeux de pierre, ce paysage si bien composé.

C'est tout de même plus difficile d'extraire un livre de Ragotte que de Napoléon 1er ou de Cyrano.

A son premier enfant on lui offrit une belle place de nourrice à Paris. Elle avait du lait comme une Jaunette. Elle n'a pas voulu quitter son homme et son petit.

- Je ne le regrette pas, dit-elle. Je ne suis pas partie parce que je n'ai pas « peuvu ».

Philippe voulait d'abord épouser la Bongarde, qui s'en flattait auprès de Ragotte, mais elle a préféré le Bongard. Alors, Philippe, une année qu'ils faisaient moisson ensemble, a mieux regardé Ragotte, et ils se sont mariés.

Hier soir, longue causerie avec Philippe sur le banc. Il n'en mangeait plus, tant il me croyait fâché.

Il me dit qu'après mes reproches Joseph s'est mis à pleurer sur l'escalier et lui a sauté au cou en criant : « Je ne veux pas les quitter ! Je ne veux pas quitter cette place-là, moi ! »

Je parle, je parle, et, à tout ce que je dis, Philippe répond :

- Oh ! je sais bien ! Oh ! je sais bien ! Jamais je n'ai tant regretté d'avoir parlé.

Il dit de Marinette :

- Jamais je ne l'ai vue de mauvaise humeur, et il y a bien des fois que je fais mal et qu'elle ne le dit pas.

Dans l'ombre, nos voix s'amollissent. Un moment, je crois que Philippe s'essuie les yeux. Si je ne l'embrasse pas, je voudrais bien serrer la main de cet homme qui a des cheveux blancs comme en avait mon papa.

Quand nous nous levons, il dit :

- Il y a longtemps que je n'avais eu le coeur aussi léger.

- Pour moi, lui dis-je, il n'y a pas de domestiques. Nous sommes tous frères.

Mais ces mots-là, je le sens, l'étonnent et ne le pénètrent pas. Il comprend mieux quand je lui dis :

- Si vous vous cassiez la jambe à mon service, croyez-vous, Philippe, que je vous mettrais dehors ?

- Oh ! Je n'ai pas peur de ça ! dit-il.

Quelle scène, cette causerie entre un jeune homme et ce vieillard, ou presque, à cheveux blancs !

Voilà du théâtre.

Ragotte a été très malade, cet hiver, pour la première fois de sa vie. Elle ne sait pas ce qu'elle a eu. Pour se soigner, elle a bu deux litres d'eau chaude. Elle ne pouvait pas se lever. Elle avait chaud partout, excepté dans le dos qu'elle n'aurait pas réchauffé en mettant une maison dessus. Elle toussait, toussait ! Enfin, elle a vomi du sang : elle n'a pas eu peur. Il n'y a même que ça qui lui ait fait du bien.

Philippe, malade aussi, ne pouvait rien. Mais, un soir, Paul, qui la regardait, lui a dit :

- Je vais te faire du bouillon.

Il est allé acheter, au Bouquin, une vieille poule. Il a eu vite fait de la plumer et de la vider, et il a fait une marmite de bouillon. Il n'était pas buvable. Il était infect, dit Ragotte elle-même, mais elle l'a tout bu pour ne pas faire de peine au Paul.

Comment s'expliquer qu'ils ne soient pas plus sales ? Ils ne mettent que du gros linge rude. Ça les gratte comme du papier de verre, et la saleté ne peut pas rester noire.

Ils couchent quarante ans sur la même « couette » sans en changer, sans même en aérer la plume.

Ragotte a de gros sentiments délicats.

Son idéal : payer ce qu'on doit et ne plus rien devoir.

Ragotte, c'est bien la dernière paysanne.

Affût aux lapins. Il pleut. Un nuage. Le bois sous un double arc de triomphe.

Il semble que le soleil s'attarde à certains arbres dont les feuilles sont dorées.

Des corbeaux crient comme des enfants.

Un écureuil saute de branche en branche, avec une légèreté qui ferait crier, comme au cirque : « Assez ! Assez ! » Il s'arrête et, de ses dents, scie quelque chose.

Un arbre qui se hausse au milieu des autres pour voir par-dessus le bois.

Les feuilles s'offrent à la pluie comme des langues.

1er octobre.

Avec l'orage qui s'éloigne, Dieu s'en va.

Les paysans sont contents : ils vont pouvoir emblaver « mou ». Le temps a mal au coeur.

Les arbres, d'abord immobiles, anxieux, s'agitent bientôt de joie sous la bonne pluie désaltérante.

Sur le mur d'en face je vois une clarté : c'est la petite aube du soleil qui va reparaître.

7 octobre.

On l'entend crier derrière sa charrue : « Robinet ! Robinet ! », et se lamenter qu'avec un boeuf pareil il faut avoir une patience d'ange.

Une vieille bigote qui a l'air d'avoir quatre rangées de longues dents.

Bucoliques. La grande journée de leur vie : ils ont joué à la manille depuis une heure de l'après-midi jusqu'à six heures du matin, et, pour se reposer, ils pétaient comme des dieux.

Un chat noir au bout d'une branche, au clair de lune.

Oies, dans les champs, inquiètes, égarées : il va falloir voler pour rentrer à la maison.

C'est beau, tout de même, un beau reflet, et la pleine lune, qui ne scintille pas, éteint plus d'une étoile.

Soleil couché : tout l'horizon est rouge. Les gens sont en pleine fête la-bas.

Soirée. Le son des cloches se faisait attendre : le voilà.

Chitry : son clocher le dépare. Lui aussi, au milieu de ces maisons basses couvertes de vieilles tuiles, il a l'air d'un étranger.

Jupiter, diamant piqué au front épars du ciel morne.

Le curé Bongard, lisant son bréviaire sur la route, avait entendu : « Coâ ! Coâ ! » Il a accusé les enfants du jardinier du château. Mais c'étaient bel et bien des corbeaux : ils ont tout avoué !

J'aime l'automne comme si j'allais mourir, condamné par les médecins. Que de feuilles ! Ce que Millevoye en ramasserait !

Les oies au cou de serpent.

On n'est pas bon, mais on s'efforce de le paraître : le résultat est le même.

Les perdrix filent droit comme le long d'un fil.

Ils se sentent bassement supérieurs quand leur chien bat le chien des autres.

Ragotte, c'est un type, mais petit et modeste, qui se cache dans l'herbe des autres types.

Les soucis, sans compter ce bougre d'idéal qui ne nous lâche pas facilement.

- Si, seulement, on n'avait plus de dettes ! dit Ragotte.

Comme Marinette lui donne dix sous de plus qu'elle ne lui doit, Ragotte s'écrie :

- Oh ! je ne disais pas ça pour ça !

- Mais, ma pauvre Ragotte, comment pouvez-vous croire que je vous donne dix sous pour payer vos dettes ?

Elle aime les sucreries, les gâteaux les plus fades, comme une petite fille. Elle ne connaît ça que depuis qu'elle est vieille.

Marinette lui a promis de lui rapporter, de Corbigny, un sucre d'orge. Et Ragotte, qui ne voulait pas y croire, le suce en rougissant, comme si elle sortait de l'école.

Le vent se fâche avec les feuilles.

Quand Ragotte s'est mariée, son beau-père voulait lui offrir quelque chose : une chaîne, une croix ou un saint-esprit, espèce d'hostie en argent avec des rayons à l'entour. Elle n'a rien voulu.

Elle avait trois robes : elle n'en a jamais acheté, depuis. Elle s'est acheté des caracos, bien sûr ! mais pas de robes.

Mariée en sabots, elle n'a connu les souliers que plus tard, pour aller au mariage des autres.

Les rigoles, les crevasses creusées par la sueur sur son cou.

Le hérisson tourneur. On croyait que c'était une espèce comme ça. Il nous amusait beaucoup. Il n'avait presque pas peur. Comme on l'avait trouvé avec un noeud de jonc à l'une de ses pattes, on croyait qu'un gamin avait pu le dresser à tourner. Et puis, on a fini par s'apercevoir qu'il avait une oreille pleine de vers. Il tournait nuit et jour pour attraper son oreille.

Qu'est-ce qu'on dit donc toujours ? Un lièvre ne me fait pas peur.

Les perdrix s'ouvrent comme des ombrelles.

Les petits carreaux verdâtres des vieilles fenêtres de campagne.

Et la nature qui fait, par ces journées d'octobre, des chefs-d'oeuvre d'automne, qui donc la regarderait ?

Les grosses dragées fondantes de la grêle.

La laitue (Batavia) monte comme une pagode chinoise.

Après une scène que je lui fais, Philippe s'en va tout piteux, traînant son derrière dans sa culotte.

Cimetière de brumes. Tous les arbres y sont des cyprès.

Vous êtes ici comme chez vous, mais n'oubliez pas que j'y suis chez moi.

9 octobre.

Le mystère du monde nous effare. Mais quel effarement pour la grive qui, sur sa branche, reçoit tout à coup du plomb dans la poitrine !

10 octobre.

Il est malade. Il s'est levé. On peut le voir assis sur une chaise devant un feu qui lui rôtit le ventre, mais il a froid dans le dos. Il a une pauvre jaquette noire et un pantalon rapiécé.

Il est là, au milieu de ses haricots, de ses oignons et de ses pommes de terre qui sèchent. S'il pouvait manger - en pleine fièvre ! - il guérirait.

- Crachez-vous le sang ?

- Pas encore. Ah ! ça irait bien mieux ! Ça me dégagerait.

Il va boire du bouillon. Si ça ne va pas, il boira de l'eau.

Une hulotte a loué le moulin vide.

Le peuple va devenir populaire. Ah ! nature ! Comme c'est beau, un chou !

Le matin, le réveil des couleurs.

Une simple histoire du christianisme étonnerait bien des croyants. Jésus-Christ n'a pas créé l'Eglise d'un bloc. Elle s'est bâtie après lui et peu à peu.

Je te regarde la lune assise sur sa fesse.

Un homme tout en gilet.

Les feuilles tombent et roulent à terre leur reste de vie. L'une d'elles a l'honneur d'être poursuivie par mon petit chat.

La littérature n'a pas le pouvoir de faire de l'émotion avec ce qui n'en est pas.

Je me suis arrangé avec le facteur : il me garantit une lettre par jour.

Chaque année, un défaut de plus : voilà notre progrès.

Lui :

- Il me faudrait, pour faire un chef-d'oeuvre, une belle aventure intime.

Elle :

- Eh bien, mon vieux, fais ton chef-d'oeuvre : tu es cocu !

La mort est mal faite. Il faudrait que nos morts, à notre appel, reviennent, de temps en temps, causer un quart d'heure avec nous. Il y a tant de choses que nous ne leur avons pas dites quand ils étaient là !

Journées pleines d'aigreur : le soleil ne fait que se cacher. Tout à coup, là-bas, un village éclate en pleine lumière.

Oui, je donne toujours aux mendiants. Ils font plus d'un kilomètre pour venir me dire bonjour : ça vaut bien deux sous.

Oh ! les pieds du pauvre sous la porte, quand les chiens aboient !

En travaillant, je tâche de siffler un air de labour, comme si je peinais autant qu'un boeuf.

Au conseil municipal, ils s'entendent, parce qu'ils sont si ignorants qu'ils n'osent rien dire.

Philippe emporterait son fusil à la messe.

Ça coule de source empoisonnée.

13 octobre.

Les feuilles frissonnent déjà de froid, Elles voudraient entrer par la fenêtre, et s'agitent comme de petites mains glacées.

Il allait à la messe pour la Toussaint parce que, ce jour-là, la comtesse donnait des petits gâteaux au lieu de pain bénit : il espérait en attraper un.

Ragotte s'est mariée en octobre. Elle venait de faire trois mois de moisson à vingt francs par mois. Elle les avait économisés pour entrer en ménage.

- Vous pensez, dit-elle, si j'aurais eu barre avec une somme pareille ! Mais, ajouta-t-elle avec résignation, mon père me les a pris.

- Comment a-t-il fait ?

- Oh ! il est simplement allé trouver le fermier, et il lui a dit :

« Je viens chercher les soixante francs de moisson que vous devez à ma fille. »

- Et il ne vous en a pas donné un sou ?

- Je me suis mariée avec mes deux bras.

15 octobre.

Rentrée à Paris. Philippe reste « grigne » quinze jours après notre départ.

Chez Guitry. Et revoilà les histoires !

La vie l'amuse infiniment.

Il nous joue la grosse femme acrobate qui reçoit avec une grimace un homme sur les épaules et sourit dès qu'il est d'aplomb, le regard méprisant lorsqu'on lui lance mal son homme et qu'il coule le long d'elle.

Capus travaillait au Breuil. Il appelle Guitry pour lui lire une scène.

- Où est Arène ? dit Guitry.

- Je l'ai installé dans le kiosque : il dort. Ce qu'il aura dormi, dans cette pièce !

Allais demande, au café :

- Et Capus ?

- Il travaille, dit Arène.

- Il fait bien, dit Allais, car, dans quelques années, il ne sera plus bon qu'à ça.

Papon, qui n'a pas le sou, loge dans une écurie. Il y invite des gens à déjeuner. Il y a une table et deux bancs. Il a laissé les araignées : ça orne. Il plaisante le sucre : « Mettez-en un morceau dans l'eau, et tout fiche le camp ! »

- Bien des choses à votre femme.

- Aucune ! Elle choisirait les plus indécentes.

Je connais un homme qui ne se préoccupe que de ramasser les plus beaux de tous les épis, et il en trouve tant qu'il se dit : « Je ferai ma gerbe plus tard. »

Mais il sera trop tard : les épis auront jauni.

- Maman. Quand elle me produit l'impression la moins désagréable, elle me fait l'effet d'une gamine.

Marinette lui dit :

- Venez donc jusqu'à la Gloriette. Vous direz au revoir à Jules.

D'abord, elle ne comprend pas.

- Oui, à la Gloriette ! Chez-moi ! répète Marinette.

Maman, suffoquée de joie, retrouve ses jambes de vingt ans.

Elle vient, s'assied, regarde, admire tout.

- Ça ne vous a coûté que ça ? Ah ! ce n'est pas vrai, par exemple !

A la fin de sa visite, Marinette m'appelle. J'embrasse et donne la main. Ça se passe vite et bien. Il n'y a personne.

Elle s'en va, heureuse et volubile. Mais, dans la cour, elle entend Mme Thibaudat qui entre par le jardin. Aussitôt, elle remonte et dit :

- Bonjour, madame Thibaudat !

Mais elle ajoute :

- Au revoir, Julot !

Julot, c'est moi.

Elle a voulu montrer qu'elle est au mieux avec moi, avec son fils avec Julot, et qu'elle me donne des petits noms.

Pauvre mère !

Antoine raconte son voyage du ton d'un explorateur drôle.

Il parle d'un fleuve qui a 200 lieues, et d'un curé qui est critique dramatique. J'écoute comme un mouton brésilien résigné.

Il paraît que l'opéra-comique nous a trompés : le véritable Brésilien, c'est l'Argentin.

Antoine n'a gagné que 40 000 francs net. Il en aurait 50 000 de plus s'il n'avait pas été si gentil avec sa troupe.

Ses deux petits yeux serrés, comme deux prunes, au pied de son nez.

Il parle d'une ville bâtie en cinq ans, qui n'a pas pris, et qui est maintenant vide et grandiose comme Versailles. L'herbe y pousse.

Idée d'un peuple assez riche pour se donner un Versailles, pour se faire, en cinq ans, une ruine de ville.

Il y a tout de même des actrices modestes. Si ! Si ! On en trouve qui disent : « Je sais que je n'ai aucun talent ! » Puis elles vous regardent. Elles attendent. Puis, elles vous font l'énumération de tout ce qu'elles peuvent faire.

17 octobre.

Et quels seins ! Je veillerais des nuits entières à la lumière de ces globes-là.

Un fiacre passe. Quelqu'un crie : « Votre parapluie ! » Le fiacre s'arrête. Un homme, qui a ramassé le parapluie, le rend. Remerciements, saluts. L'homme s'éloigne, rougissant comme s'il avait volé.

Et c'est peut-être un voleur.

18 octobre.

A quarante ans, je n'ose pas aller tout seul au Moulin-Rouge.

Je voudrais redevenir sage et appliqué comme un petit garçon.

Peut-être ai-je encore le temps de faire de bonnes études et d'avoir une belle fin.

Il faudrait tout refaire, et recommencer par le commencement.

20 octobre.

Un vaudeville qui n'est pas spirituel à chaque mot n'est point pardonnable.

21 octobre.

Mendès, un homme incapable de reconnaître un poëte, quand ce poëte écrit en prose.

Théâtre. Coulisses. Tous ces gens qui ne sentent pas la vie, et qui ne s'émeuvent qu'aux répétitions générales. Et l'homme d'affaires très fort ! Et l'unique affaire dont il nous entretienne rate.

Et puis, le mari furieux qui se calme tout à coup et propose à sa femme, encore toute chaude de l'amant, de partir avec lui !.. Ils voudraient faire de l'amour quelque chose d'impénétrable à un homme de bon sens.

Toutes les pièces de théâtre ont fini par créer un monde à côté de la vie, qui se fait illusion à lui-même et finit par se croire vivant.

2 novembre.

Voyage à Nevers. Amicale des instituteurs de la Nièvre.

Présidence : M. Périès ( ?) en l'absence du préfet, un petit jeune homme qui prononce son premier discours. M Dessez, l'orateur de la bande. Quand il est bien disposé, me dit Gaujour, il enlève son monde.

Bon public d'instituteurs. Ça vaut mieux que le parterre de rois de Talma. Ni trop blasé, ni trop primaire. On peut lui dire les choses les plus fines ou les plus hardies, mais il aime surtout qu'on l'amuse.

Bouchor. Mise en scène. Il lui faut des pianos, des petites filles en rond, quelques-unes en blond. Il bat la mesure avec énergie. Quand il se retourne vers le public, il s'éponge le front. On crie « Bis ! » à une petite fille, mais Bouchor dit :

- Je vais vous chanter.

Il tire sa montre, s'excuse. C'est comme un accordéon : ça peut s'allonger ou se rétrécir. Glacial avec moi. J'ai peut-être eu l'air d'oublier que tout cela ne doit pas faire rire. Barbe d'apôtre, avec du vrai argent dedans, redingote, col rabattu, et cravate noire d'apôtre ; mais quelques instituteurs disent déjà qu'il fait ça pour vendre ses livres.

A table, salle Vauban, c'est tellement ciré qu'il m'est impossible de remuer ma chaise avec mes pieds pour point d'appui. Je tombe même dans l'escalier.

Le proviseur fait le bon enfant et m'en raconte « une bien bonne » qui est stupide.

Je demande au libraire Ropiteau :

- Vendez-vous des livres ?

- Non, dit-il. Ah ! nous avons reçu L'Ecornifleur. Nous n'en vendons pas beaucoup.

Hôtel. Table de nuit ronde comme une chaire, le bout de savon qui reste, le froid du carreau.

- Quand je reviendrai, mademoiselle, je vous en prie, donnez-moi une chambre parquetée.

- Mais, moi, monsieur, je couche là, tenez !

La rue du Commerce, la seule qui soit illuminée, le soir, quand l'avenue de la Gare reste dans les ténèbres.

Des curés, des soldats. Les civils ont l'air d'otages.

Panier du buffet. On y a mis une petite bouteille à liqueur. Le monsieur peut la montrer et rire : ça rompt la glace. Ensuite, le monsieur mange sous les « C'est bien compris, ça ! On n'aurait pas ça au buffet pour le même prix. » Et on n'est pas obligé de rendre le couteau.

Le canard s'en va comme une théière.

Duel. Echange de cartes.

- Je vous demande pardon, monsieur : je n'en ai plus une seule, mais je vais, de ce pas, m'en commander un cent.

Ils me félicitent de ne pas trop écrire. Bientôt, ils me féliciteront de ne pas écrire du tout.

Capus demande à Edwards une passe de chemin de fer.

Il refuse, s'éloigne en voiture et s'arrête un peu plus loin, et c'est Capus, qui a suivi en courant, qui ouvre la portière et demande encore sa passe.

- Ah ! le bougre ! dit Edwards plein d'admiration.

En échange, Capus admire Edwards qui salue une femme comme il suit :

- Bonjour, vieille putain !

Et, se tournant vers Capus :

- Ma mère.

A peine est-il entré :

- Ma soeur est constipée, dit-il. Elle a un rein déplacé. Moi, sa noce m'a tellement fatigué que ma diarrhée est revenue. Le lendemain de mon retour à Paris, je suis allé quatorze fois aux cabinets ; mais je fais de grands lavages intestinaux, comme à Plombières, et ça va mieux.

Tout le long du repas il roule entre ses doigts une boulette de pain, bientôt noire comme une vieille dent.

Et il s'étonne que je sois froid avec lui !

10 novembre.

Tristan me parle du singe Consul.

- Est-ce qu'il mange bien ?

- Comme moi, répond Tristan.

Il dit encore :

- Il faut avoir beaucoup de talent, mais un peu de génie suffit.

« Le « je m'en fous » de Capus a été très bien tant qu'il ne s'est pas aperçu que c'était très bien.

« Je ne travaille pas, mais je suis sollicité par le travail, c est déjà très agréable. »

- Pouvez-vous me prêter cent francs ?

- Pourquoi ne les demandez-vous pas à votre meilleur ami ?

- C'est un mufle.

- Mais, moi aussi, dit le prêteur, je suis un mufle !

Capus, très tapé, achète aussi tout à coup un meuble de 4 ou 5 000 francs qui fait sourire les connaisseurs. Il s'excuse sur sa myopie. Il dit d'un tableau :

- Je l'ai acheté parce qu'il fait une tache adéquate au mur.

L'autruche, ses ailes de petit poussin.

21 novembre.

J'ai déjeuné ce matin avec des femmes, dit Capus. A propos, j'ai lu Monsieur Vernet : c'est épatant ! Mais comme je suis content de ne pas l'avoir vu jouer ! A chaque réplique, je me rendais compte que ça ne peut pas être bien joué. Tu t'achemines vers la pièce qu'aucun acteur ne pourra jouer.

C'est délicieux d'hypocrisie. Cela veut dire : « Je suis tout de même un peu mufle de n'être pas allé entendre Monsieur Vernet. Et je dis que ça n'est pas jouable parce que je sens que ça n'est tout de même pas mal. »

Guitry me dit :

- Venez, que je vous montre quelque chose de bien.

Il ouvre la porte. Je vois le petit Little-Tich.

Il a sept doigts, dont deux collés, à la main droite.

Il tâche de garder ses mains dans ses poches, mais il reste toujours des doigts dehors.

Il a une figure jeune et vieille, avec des rides, et des fossettes d'enfant. On ne sait si on doit lui dire « papa » ou « bébé »

Un tout petit trou de bouche qu'on lui a fait au dernier moment, parce qu'on s'est aperçu que, sans ça, il ne pourrait pas manger.

L'air grave d'un diplomate de Lilliput.

Marié à une jolie brune espagnole. A un fils, comme tout le monde.

D'ailleurs, il n'aime pas le comique, déteste le music-hall et ne lit que des livres sérieux.

On a peur de lui tendre la main et qu'il nous laisse de ses doigts mais sa poignée de main est franche, et son « Enchanté », très net.

23 novembre.

Il m'est plus facile de ne rien dépenser que de dépenser peu.

Théâtre. Certains auteurs « font de l'émotion » comme on fait du vaudeville.

J'entends Maizeroy qui commence une histoire par ces mots :

- Je chassais la palombe...

La palombe ! C'est tout de même plus « Maizeroy » que : pigeon-ramier.

Conférences. Clamecy. Un vieux franc-maçon, qui me parle nu-tête et ne veut absolument pas remettre son chapeau, et qui a été un des premiers de je ne sais quelle Loge, me fait un signe de franc-maçon, je ne sais quelle croix hardie et imprécise sur son front.

Comme je ne peux pas répondre par un signe, je dis : « Oui, oui ! »

Province. Ils aiment à dîner en gants noirs.

Ils disent : « Mais, monsieur, le capitaliste aussi court des risques ! »

Ils s'excusent d'aller à la messe : ils y vont à cause de la musique. Conférences cérémonieuses, dames froides, qui baissent les yeux quand le conférencier a le malheur de les regarder.

Clamecy et Cosne.

- Moins d'effet que la première fois, n'est-ce pas ?

- Un peu moins, franchement, puisque vous me le demandez, me répond André Renard.

A Clamecy, le sous-préfet m'offre un grog. A Cosne, le sous-préfet m'offrira le champagne.

A Cosne, des gens se lèvent et sortent ; mais ce sont des instituteurs qui craignent de manquer le train.

Le sous-préfet de Cosne connaît intimement la femme de Willy. On ne peut jamais rien leur apprendre.

Chambre d'hôtel. On souffle dans les mêmes rideaux que tant d'autres. Draps rouillés.

La politique et l'armée s'abstiennent. La bourgeoisie cosnoise boude.

Les boeufs poilus et bourrus avec leurs culottes de boue.

Automne. Les perdrix volent comme des hirondelles.

Un berger couché à l'abri du vent, près d'un feu qui ne fait que de la fumée.

Tout le long des routes est visible.

Les haies n'ont plus que leurs pointes et leurs épines.

Dans la patouille on a du mal à se ravoir. L'eau a froid dans les joncs.

Chaumot. Comme on parle de L'Encyclopédie, je dis :

- On m'y a mis.

Aucun d'eux ne demande à voir.

Un peu plus tard, sans en avoir l'air, j'ouvre le volume à ma lettre et je le montre à Firmin. Il lit l'article tout haut. Ils écoutent. Personne ne dit rien.

- Et maintenant, dis-je, cherchez voir le nom du curé de Chitry ?

Ils rient et disent :

- Je crois qu'on ne le trouverait pas.

- Voilà, dis-je. Tant que ce dictionnaire existera, j'existerai.

On parle d'autre chose.

Gloire de me voir dans de petits livres de lecture pour l'école primaire. D'ailleurs, mes Bucoliques y ont un air de berquinades.

Instituteurs. Leur bassesse pour la fillette de l'Inspecteur.

Une sauterelle jouait du violon, une rainette, de la cornemuse.

Un cocher, les mains dans son fiacre.

Pas serviable pour un sou, j'ai toujours cru que les autres l'étaient avec la plus grande facilité.

Une âme nickelée.

Des heures où l'on pense à blanc. 5 décembre.

On a vite fait de savoir si un poëte a du talent. Pour les prosateurs, c'est un peu plus long.

Ohnet me dit :

- Il y a en moi un homme féroce.

Il aime la chasse au renard. Il en a entendu un qui, pour attirer les poules, imitait la voix du coq.

Je déteste le travail, mais j'adore mon cabinet de travail.

Il faut lire Bourget pour tuer le Bourget que chacun porte en soi.

Même pas assez de défauts pour être intéressant.

Tous les matins, en se levant, on devrait dire : « Chic ! je ne suis pas encore mort ! »

Neige clairsemée, comme tombée des arbres.

Cheveux blancs.

- Oh ! de la neige.

- Oui, mais celle-là ne fond pas ! Elle tient.

Je m'amuse encore trop avec mes mots d'esprit.

Médecins. On a quelquefois envie de leur donner une consultation.

Quand elle se peigne, elle lève ses cheveux haut en l'air, comme si elle voulait s'accrocher à une branche à l'instar d'Absalon.

Christianisme : hérésie de la religion juive.

C'est beau, mais laid.

Temps couleur gris moineau.

20 décembre.

Un de plus ! Un instant, il a eu peur d'en avoir deux : ça ne se dégonflait pas. Il a l'air triomphant. Il dit :

- Le lait ne monte pas trop vite, et la petite a l'air de vouloir s'y mettre, de sorte que je ne serai pas obligé de téter ma femme pour la soulager.

Il chante, la tapote, veut lui faire son lit. On a beau lui dire que ça va faire de la poussière : il est heureux. S'il pouvait coucher ce soir avec elle, il lui en ferait un autre.

Elle, déjà vieillie, ridée, n'a même plus la force de le traiter de cochon.

Elle parle de son coeur, de son âme, de la beauté de l'amour, et on la voit toute nue, grasse, fondante, et refermée tout entière sur son petit amant. Et comme elle souffre !

- Oh ! dit-elle, votre bonheur à vous deux ! Etre un jour tranquille, manger sans se disputer, rentrer avec de la joie et sortir sans chagrin !

Il est si jeune ! Elle a six ans de plus que lui. Ce n'est pas un homme : c'est un gamin.

- Et encore, si vous l'aviez vu quand je l'ai pris ! J'en ai fait quelque chose, un petit homme, mais ce n'est rien. C'est un petit garçon, quoique, pour certaines choses, il vaille trois hommes.

Elle nous raconte des scènes.

- Si tu me laisses ouvrir cette porte, dit-il, si tu me laisses franchir cette porte, si tu me laisses refermer cette porte, oui, je te le jure, et je ne te le jure pas sur la tête de ma mère : je te le jure sur les cendres de mon oncle...

- De son oncle ?

- Oui ! Il a eu un oncle qu'il adorait comme un frère. Il ne peut pas en parler sans avoir de grosses larmes. Je l'ai connu, moi, cet oncle : il est mort fou. Donc, il me disait : « sur les cendres de mon oncle... »

- Quelle drôle de phrase ! Enfin...

- Je te jure - et il avait son chapeau, sa canne - que je ne remettrai pas les pieds chez toi. Moi, je ne disais rien. Il reprenait : « Tu sais que je ne saurai pas où coucher, et que j'irai coucher chez une femme ! » Je lui disais : « Tu sais qu'il neige dehors ? » Il me répondait : « Il neige plus dans mon coeur que dehors ! » Il partait. J'avais le coeur tordu. Dans la journée, il me téléphone de chez sa mère. J'étais tranquille : si séduisant qu'il soit, une femme ne l'aurait pas pris comme ça, en cinq minutes. Il me dit : « J'ai besoin d'une chemise. Je dîne en ville, ce soir.

- Envoie quelqu'un la chercher.

- Avec qui es-tu ?

- Je suis toute seule, avec ma lampe.

- J'ai besoin de causer sérieusement avec toi. » Et il revenait.

- Malgré les cendres de l'oncle ?

- Oui, et c'était vraiment une preuve d'amour, car c'était tout, pour lui, cet oncle !

- Et, une fois près de vous, de retour ?...

Elle sourit. Son petit nez renifle des choses. Elle aussi est une grande passionnée. Elle connaît des minutes suprêmes qu'ignorent les autres. Marinette et moi, nous l'envions.

- Qu'est-ce que notre bonheur pot-au-feu près du vôtre !

- Ah ! dame ! dit-elle. Oh ! Et puis, vous avez aussi vos bons moments. Et puis, c'est éreintant, cette vie troublée. Je suis lasse.

Elle ne dit pas : « Je vieillis ! »

- Il y a cinq ans que ça dure, pour mon malheur. Et il est orgueilleux ! Et il ment ! Et il me dit des choses, nous nous disons des choses que nous n'oublions plus. Quand il ne travaille pas, je suis là. Quand je ne travaille pas, il est là. Nous ne faisons pas attention à ça, mais je gagne plus que lui, n'est-ce pas ? Alors, comme il est fier il ment. Et il me fera longtemps souffrir, parce qu'il est plus malin que moi. Moi, je monte, je monte. Et il me dit : « Je savais bien que je t'aurais encore ! » Et d'une coquetterie de gravure de modes ! Hier, il rentre avec deux mèches sur le front. Je lui dis : « Qu'est-ce que c'est que ça ? - Je me suis fait électriser les cheveux. - Tu as l'air de revenir des prix ! »

Comme nous rions, elle ajoute :

- Où est ta couronne ? Enlève ces mèches-là ! Je ne veux pas sortir avec un caniche.

Elle croit que toutes les femmes voudraient le lui prendre.

- Ça vous ennuie, que je vous raconte tout cela, mais je vous considère comme de vieux amis. Je ne parle ainsi à personne. Je garde tout pour moi, là !

Et elle se serre, se serre d'un cran, à mesure qu'elle digère, dans une large ceinture qui ne fait que déplacer l'embonpoint. Et, tandis qu'elle parle, elle décoche de petits coups de langue sensuels à des images d'amour qui lui reviennent.

Elle aime l'amour, le fromage un peu fort et un demi-verre de vin pur.

- Il me marche sur le coeur, dit-elle

Silence. Quelques instants après :

- Pourquoi, dis-je, le laissez-vous traîner ?

- Qu'est-ce que je laisse traîner ? dit-elle, regardant à ses pieds.

- Votre coeur.

Talbot, le vieil acteur, demande à Sarah une place pour La Sorcière.

- Mais, mon chéri, tout le théâtre ! Vous êtes chez vous. Entrez et venez me voir plus souvent. Et votre fille non plus ne vient pas me voir. Pourquoi ? Ce n'est pas gentil.

- Elle est morte, dit Talbot.

- Mon pauvre ami ! Qu'est-ce que vous me dites là ! Oh ! quel malheur ! Quand est-elle morte ?

- Pendant le Siège.

- Oh !... C'est égal : c'est tout de même abominable.

Petites crises. Je ne travaille pas ! Je le voudrais, et je suis malheureux de ne pas travailler.

Et je me lève mal, et, d'écoeurement, je me couche tout de suite après le dîner.

Et je suis écoeuré aussi parce que cette impossibilité de travailler ne m'empêche ni de manger, ni de dormir.

Comme je me levais mal, hier, Marinette m'a dit :

- Au fond, il est « feignant », mon petit garçon.

J'ai été très vexé. Je me suis levé, comme un petit garçon, et j'ai été chercher moi-même mes haltères.

Ce matin, comme je me levais encore mal, elle m'a dit :

- Si tu ne te lèves pas, tu sais comment je vais t'appeler ?

- Appelle !

- Petit « feignant » !

Mais « petit » corrige « feignant », et c'est elle qui, ce matin, a dû m'apporter mes haltères.

Comme j'avais passé, hier, une journée pire que les autres, jusqu'à dire - non sans hypocrisie et parce que je me porte bien - que je vais bientôt mourir, elle m'a dit, ce matin, comme je trempais ma main dans la cuvette :

- Je suis si navrée de te voir dans cet état que je voudrais que tu fasses tout seul un grand voyage. Ça te changerait. Ça te guérirait.

- J'ai terminé ma comédie pour le Théâtre-Français, dit Capus. Il ne me reste qu'à y ajouter quelques-unes de ces longues belles phrases qui font qu'une pièce ne peut plus quitter le répertoire.

23 décembre.

Je viens de lire La Souris, et je ne me crois pas digne de dénouer les cordons de souliers de Pailleron. Et je ne t'en crois pas digne non plus, Capus, ni vous, Hervieu.

Cornu, gaffeur et, donneur de conseils.

Il a éprouvé une « douleur effroyable » à la nouvelle qu'il y aurait une exécution à Nevers.

Comme je dis qu'on écrit beaucoup sur moi dans les journaux de la Nièvre, il répond trop :

- Oh ! moi, je ne ferais pas deux fois la même conférence.

28 décembre.

On parle croix.

- Et Guitry ? dis-je à Capus.

- Ce n'est pas le moment. Au ministère, ils ne veulent pas le décorer avant Féraudy, et puis à cause de quelque chose pour moi.

- Tu vas avoir la rosette ?

- Oui, c'est promis. Ils m'ont dit : « Vous nous avez rendu un fier service ! »

- Ah ?

- Oui. « Quand on vient nous solliciter pour une rosette, nous répondons que nous vous l'avons promise. » Oh ! à Capus, très bien ! Tout le monde est content.

Théâtre du peuple, quelle bêtise ! Appelez-le donc théâtre d'aristocrates, et le peuple ira.

29 décembre.

Maman a fait le voyage avec un soldat qui venait de Nice et qu'elle a présenté à Marinette, à la gare.

J'avais préparé : « Bonjour, maman. Ça va bien ? Bon voyage ? Installe-toi. » Je n'ai pu lui dire que bonjour et lui donner deux baisers avec des lèvres jointes, desséchées.

Dans son « Oh ! ce Paris ! » il y a quelque chose de familier et d attendri que Poil de Carotte n'a jamais eu.

Hervieu avoue qu'il est plus ému que jamais par une première.

- Mais pourquoi rechercher ces émotions ?

- Pour avoir des souvenirs, plus tard.

- Mais elles sont toutes les mêmes ! Les dernières ne se distinguent pas des premières.

- Elles sont plus fortes.

De l'ensemble se dégagera quelque chose de précieux. Ah ! c'est un métier où l'on attrape des maladies de coeur et ou l'on perd des amitiés

- Vous faites allusion à une aventure qui me chagrine. (Sa rupture avec Bernard.)

- Je ne fais allusion à rien. Je parle en général.

Vraiment, ces hommes de si grande valeur me font pitié. Alors, toute leur vie, c'est des pièces, et encore des pièces ? C'est triompher plus que le voisin, encaisser plus que le voisin, et recommencer toujours, toujours ? Quand trouvent-ils le temps de regarder à l'horizon ?

Maman a dit au soldat : « Quand vous verrez à la gare une femme jeune et jolie, ce sera ma belle-fille... »

- Il a été charmant pour moi, ce jeune homme, dit-elle en le présentant, Voici ma chérie et mon petit-fils, qui a quinze ans.

Et le soldat saluait, souriait, un peu trop, parce qu'il lui manque une dent.

Maman ne descendait pas : on ne criait pas « Paris ! »

- Une tasse de thé ?

- Merci.

- De tilleul ?

- Rien ! Une tasse de lit, oui !

C'est une gamine. Elle n'a jamais dû souffrir beaucoup.

- Moi, dit-elle, j'avais une dinde, mais elle était morte, tandis que cette dame avait deux oies vivantes, qui criaient.

Elle ajoute :

- Il y en a une qui s'est sauvée.

- Je suis bien heureuse en voyage : je ne vais jamais aux cabinets.

Sur la joue, un bouton de vieillesse, qu'elle écorche.

30 décembre.

Elle tousse tout le temps, non par besoin, mais pour faire savoir qu'elle est là.

Elle aime bien Marinette, mais, au fond, elle est un peu piquée parce que Marinette ne la craint pas.

Je m'étonne de ne l'avoir pas, à douze ans, menée par le bout du nez.

Elle n'a pas vu Paris depuis 70. Le temps de le revoir aux becs de gaz, de la gare de Lyon à la rue du Rocher, et elle dit :

- Mon Paris n'a pas changé.

Elle nous renverse toute sa tendresse sur la manche.

Elle signe une lettre à sa petite bonne : « Votre vieille maîtresse qui vous aime bien. »

Elle a son charme, une espèce de charme que je ne peux pas subir.

C'est la même. On sonne. Elle disparaît, mais elle veut voir. On la croit loin, et tout à coup la porte s'ouvre.

- Ah ! vous êtes donc là ? Elle avoue :

- Je n'ai pas su prendre ni tenir ma place avec ton père.

On le présente à un monsieur, qui lui dit :

- Ah ! parfaitement ! J'ai entendu parler de vous.

Et lui :

- Oh ! dit-il, ça ne fait rien.

C'est bien le fils de cette femme à qui sa fille dit, dans une loge, au théâtre :

- Maman, ne mets donc pas comme ça tes doigts dans ton nez !

- Oh ! dit-elle, je n'ai pas de prétentions.

Hervieu envoyant toute l'Académie à Duquesnel pour avoir un bon compte rendu au Gaulois.

Maman a peur de mourir subitement. Elle ne voudrait pas être trop longtemps malade, ni mourir trop vite.

Elle veut avoir le temps de dire ce qu'elle a à dire.

Elle va encore parler !

JOURNAL DE JULES RENARD DE 1899-1904 - Jules RENARD > 1904

- 1904 -

2 janvier.

Maman bavarderait des heures avec une petite fille, avec un chat : qu'il ronronne lui suffit comme réponse.

Ce qui lui conviendrait, c'est une cuisine donnant sur l'escalier pour qu'elle en puisse ouvrir la porte et voir qui monte.

Elle est de ces vieilles femmes qui se croient propres parce que tous les jours elles se lavent le bout du nez.

La fumée s'élève comme un sapin léger, un sapin de cendres.

Elle ne ment pas : elle invente. Elle invente tout avec une facilité insignifiante, jusqu'à ses rêves.

On ne peut pas dire qu'elle soit voleuse : elle est déplaceuse. Elle prend un dé qu'elle sait qu'on cherche. Elle ne le rend pas tout de suite : elle laisse chercher.

Ce ne sont pas vols de grande personne : ce sont des petits vols de pie.

Les lèvres sèches du marron grillé.

Homme épais et fort comme une armoire... pleine de linge sale.

Maman dit que c'est elle qui a introduit le cirage à Chitry. Jusque-là les gens ciraient leurs souliers avec la suie du derrière de la marmite.

Enfant joyeux comme une petite cage d'oiseau.

- Voilà votre portrait au mur, dit-on à maman.

- Une jolie affaire que vous avez pendue là ! dit-elle.

Elle dit :

- Je suis comme les vieux : je n'ai plus d'appétit.

Et elle avale un plein bol de café au lait, et, de nous tous, elle est la seule qui mange tout son petit pain. Elle s'en aperçoit et dit :

- Ce n'est pas de l'appétit : c'est de la gourmandise.

Elle dit qu'elle ne dort plus. Ce matin, elle se lève à neuf heures.

- Je n'ai pas dormi de la nuit, dit-elle. Je me suis assoupie ce matin. Je n'ai pas entendu de bruit - elle couche près de l'escalier intérieur -, et, tenez, regardez : ma montre était arrêtée.

Elle dit « Ma fille », mais de Maurice et de moi, elle dit : « Ces messieurs ».

Du passé, elle se rappelle des détails insignifiants, mais elle a oublié qu'elle a perdu sa première petite fille. Mon père voulait se tuer.

Si le mot « cimetière » ne lui vient pas à l'esprit, elle ne se rappelle pas que ses « chers morts » y dorment.

4 janvier.

Jalouse du bonheur de Marinette, colère contre cette femme qui trouve moyen d'être heureuse avec un homme dont le caractère est insupportable à tout le monde.

A des sept et huit heures du matin, Guitry rejette ses couvertures étonnées, s'enveloppe d'un châle, d'un plaid, et se met à Monsieur Bergeret. Il collabore avec Anatole France.

Raconte des histoires.

On avait fait une collecte pour le peintre Degroux qui n'avait plus un liard. Il prend l'argent et dit :

- Je vous étonnerai par mon ingratitude.

Un pharmacien le force à accepter son hospitalité et lui donne une chambre au troisième. La nuit, pris de coliques, Degroux enjambe l'appui de la fenêtre et se soulage. Le lendemain, le pharmacien, qui pilonne, voit les passants s'arrêter et regarder sa maison avec des gueules !

A un commissaire de police qui lui décline ses qualités, il répond :

- Comment pouvez-vous faire un métier pareil !

Maman va partir furieuse du bonheur de Marinette. Elle lui dit :

- Ce n'est pas étonnant que vous soyez heureuse avec un caractère comme ça !

Elle se met à pleurer.

Elle écrit aux gens de Chitry qu'elle a été très bien reçue, mais qu'elle est souffrante et qu'elle va rentrer.

Elle s'apprête à dire qu'on ne voulait plus la laisser partir.

6 janvier.

Elle nous entend causer dans la chambre de Baïe. Elle ouvre la porte, apparaît comme lady Macbeth, dit : « Pauvre petite Baïe ! Chère poulette ; ! », et referme la porte.

Si quelqu'un entre avec moi dans mon cabinet de travail, elle s'assied dans l'escalier du phare pour écouter.

- Qu'est-ce que vous faites donc là, maman ?

- Je me chauffe.

- Vous êtes dans un courant d'air. Venez là : vous serez mieux.

Elle cause avec les chats, qu'elle appelle « gros gâtés ».

On l'entend qui pleure dans son lit.

- J'ai passé une bonne semaine, mais c'est fini !

On va s'attendrir, mais on s'aperçoit qu'elle ne pleure qu'avec la bouche.

- Je vais monter dire au revoir à Jules.

- Ce n'est pas la peine, dit Marinette. Il descend.

Au bas de l'escalier :

- Au revoir, mon Jules, et merci. Adieu !

Elle me serre la main, m'embrasse, sous sa voilette, sur la tempe gauche. Elle a bien le tremblement des larmes. Je n'ai pas dit un mot. C'est peut-être la dernière fois qu'elle m'embrasse... et que je ne l'embrasse pas.

Ma mère !

Dans le fiacre qui la remmène elle dit amèrement :

- Ces voyages-là ne laissent que du chagrin.

- Oh ! maman !

- Je veux dire, ma chérie, qu'ils laissent un grand vide.

9 janvier.

Philippe. Sa toilette : un de mes paletots, un vieux chapeau de Maurice, des souliers de Fantec.

Son obstination à marcher derrière Marinette.

- Vous êtes fatigué ?

- Non.

- Vos souliers vous font mal ?

- Oh ! non.

Vauvenargues. Un style d'homme qui a perdu trop de sang à la guerre et qui devait mourir à trente-deux ans.

11 janvier.

Philippe est venu comme ça. Il n'a apporté qu'une chemise, et il dit, de Pierre négligent :

- Il est encore moins gêné que moi !

Il n'est jamais allé au théâtre, et il débute par L'Adversaire dans une loge de face.

Il était bien à l'abri, bien à l'ombre, dans sa cabane pas trop éclairée. Il voyait tout le monde, et on ne le voyait pas. Mais il faisait bien chaud ! Il suait. Ça coulait de partout.

- J'aurais bien voulu prendre l'air, dit-il, du temps que c'était arrêté.

Il emporte le programme pour le montrer à Ragotte, mais il ne lui paraît pas que toutes ces petites dames en photographie soient les mêmes que celles qu'il a vues.

- Vous êtes-vous amusé ?

- Moi, oui. Mais il y en qui s'ennuyaient, qui sont partis avant que monsieur Guitry ait fini.

- Comment !

- Oui ! J'ai vu des gens qui mettaient leur paletot quand monsieur Guitry revenait avec tout son monde. On ne lui a pas laissé dire ce qu'il avait encore à dire.

- Mais c'est lui, ça !

- Quoi, ça ?

- Oui, la pièce, c'est lui.

- Comment, c'est lui ?

- Oui, son divorce, enfin.

- Ah ! vous croyez que monsieur Guitry nous a raconté ses histoires avec sa femme ?

- Dame ! j'ai cru.

- En tout cas, monsieur Guitry ne s'embrouille pas dans ce qu'il dit ! Mais, la dame qui pleurait, elle parle bien aussi, et puis, elle n'est pas embarrassée de ses jambes. J'avais toujours peur qu'elle s'empige dans sa robe, mais, quand elle se retourne, elle a vite fait, d'un coup de pied, de faire tourner sa queue avec elle.

Après avoir avalé une pleine écuellée de soupe, il faisait un tour, mais seulement le tour de notre pâté de maisons, de peur de s'égarer. Ce qui l'étonne le plus, c'est le gaz, l'eau qui monte dans les cuisines, et les légumes de chez Potin, les pommes de terre nouvelles en janvier.

De ma mère, j'ai tous les défauts, neutralisés.

On a beau faire ! Les gens vous demandent toujours :

- Qu'est-ce que vous faites ?

Philippe appelle une queue de billard : le manche de l'outil.

Ecrire avec la pointe de son coeur.

Fantôme de vieille femme apparu brusquement :

- Dites-moi... Ah ! je ne sais plus ce que je voulais vous dire !

Pail. Petit poêle qui entête. Toute une vie de fabrication de bruyères. Dans un fauteuil, la compagne, la femme du peintre, gaie et bavarde, qui croit que, de n'avoir pas d'ordre, c'est être artiste.

Ses tableaux n'ont jamais entendu de bêtises : on ne leur dit rien.

13 janvier.

Maison de poupée. Que de choses insignifiantes dites avec profondeur ! L'accès de liberté de Nora ne mérite peut-être qu'une bonne fessée. Dans cette pièce, tout se dérange aussi facilement que tout s'arrange ailleurs. Une histoire de faux qui se termine par une discussion. Le seul homme, c'est cet employé qui veut garder son petit emploi. Mais tout cela, quoique long, mal fait et arbitraire, n'est pas ennuyeux. Ça manque de l'éternel adultère.

Mme Bremontier, agréable jeune femme, nous a très bien récité sa petite conférence, avec des hésitations, des fautes, et un air de ne jamais penser à ce qu'elle disait qui mérite toute notre affectueuse indulgence

Le rôle de Nora éclaire le talent de Desprès. Il en montre les qualités et les limites. Géniale et entêtée, cette jeune artiste préfère ce rôle à tous les autres parce que jamais elle ne pourra bien le jouer.

Capus.L'Adversaire. Lu quelques scènes. C'est la perfection dans le feuilleté, la futilité, mais c'est la perfection.

Dans les remplissages surtout il est délicieux.

Celui qui dénonce dit si bien : « J'ai une telle affection pour vous !... » qu'il n'est pas un goujat.

Et comme on se rend bien compte que Capus peut en faire comme ça par milliers, et que, tout de même, il est seul à pouvoir en écrire une ! C'est d'une aisance continue que rien n'inquiète. Le mot n'est pas toujours du meilleur esprit, mais il vient toujours.

14 janvier.

Au Bois. Le pauvre peut dire : « J'ai un bois de 500 hectares, le Bois de Boulogne. »

Les feuilles tombées s'accrochent au treillage comme des oiseaux en cage : elles voudraient sortir. Quelques-unes roulent sur la chaussée : elles viennent à Paris.

A Capus, il manque de faire difficilement des pièces difficiles.

- Si vous continuez de gagner tant d'argent, dis-je à Guitry, vous finirez par être millionnaire.

- Vous ne savez pas ce qu'il faut de millions pour l'être, dit-il.

La traduction de « C'est un homme que j'aime beaucoup », c'est : « Je m'en fiche ! »

15 janvier.

Soeur Ernestine. Je crois avoir trouvé une fin, et je vais la porter à Marinette comme un bol de lait chaud, et je vois à ses yeux que je ne me suis pas trompé. Je cours chez Guitry. Je n'ai qu'à lui dire : « J'ai trouvé ! » pour que sa joie éclate. Il ne sait pas ce que c'est, et il veut jouer ça cette saison avec Monsieur Alphonse.

Il raconte à Guitry une histoire de vieille femme qui gardait les cochons. Elle avait un franc par cochon vendu. Ça lui faisait peut-être dix francs par mois. Elle les perd. Pour toute plainte, elle dit :

- Oui ! Je sais que j'ai mangé mon pain blanc le premier.

C'est un homme terrible. Pour s'excuser de donner dix francs par mois à un vieux berger, il dit :

- Je lui dois bien ça ! Cet homme avait fait quelques économies oh ! en tuant mon gibier, je le sais, et il avait construit dans le bois une cabane, où il habitait. Un jour que je passais et que la cabane était vide, j'ai mis une allumette dedans. Tout a flambé !

Il y a toujours un peu de vide dans les amitiés les plus pleines, comme dans les oeufs.

La joie, ce n'est jamais bien agréable. On ne sent plus. C'est comme si tout le coeur n'était qu'une crème fouettée.

18 janvier.

Les toits achèvent de pleurer leur pluie.

Fade comme un visage sans sourcils.

19 janvier.

Je ne me fais pas de bile ! disent-ils.

Ces égoïstes gras vous donnent envie d'être le plus malheureux des hommes.

Capus. Sa légèreté à se lancer dans un chef-d'oeuvre me fait frémir.

- Quand je voudrai faire une pièce pour Guitry, dit Nohain, la pièce qu'il faut à son théâtre et à son public, je la ferai.

Très impressionné par un monsieur qui lui a lu dans la main, hier, et qui lui a dit des choses que, lui, ce monsieur, ne pouvait pas savoir, et qu'il mourrait à cinquante-cinq ans.

21 janvier.

Cet éditeur a pour maîtresse Mlle X, de l'Odéon.

Un auteur se présente et lui demande :

- Voulez-vous publier ma pièce ?

- Quelle pièce ?

- Elle sera jouée à l'Odéon.

- Ah ? Et avec quelle distribution ?

- Lambert fils, etc., et, comme femme, Mlle X.

- Ah ?

- Oui ; elle n'a aucun talent, mais elle couche avec... (Ici, le nom d'un ministre.)

Femme. Une jolie nuque, fine, quoique un peu grasse, élégante comme une poule d'eau sous ses racines.

Formule : l'enseignement de la liberté est libre.

Le mille-pattes n'en a - j'ai compté - qu'une vingtaine.

Fonctionnaire assis sur son guano.

26 janvier.

Mon verre est petit, mais je ne veux pas que vous buviez dedans.

- Qu'est-ce qu'on pourrait bien faire pour tes quarante ans ?

- Me rajeunir.

Oui, ça ne va pas mal, mon petit acte, par-ci, par-là. Je nage très bien dans cette rivière : je ne traverse pas.

28 janvier.

Hervieu fait chasser Léon Blum de La Renaissance Latine parce que Blum n'y voulait point parler du Dédale avec le plus grand respect.

- Ce qui manque à tout le théâtre, dit Guitry, c'est une femme franchement gaie, dans le rire ou dans les larmes, peu importe. Le public veut rire, au théâtre.

Il dit à Sacha et à Jean :

- Ah ! comme vous avez mal arrangé ma vie !

- Quel âge aura monsieur Lepic dans votre pièce ? me demande Guitry. Soixante ans ?

Il y a une petite inquiétude dans ses yeux.

- Non, dis-je. Guère plus de cinquante.

Grand-Guignol. Répétition privée.

Interview, une pièce de ce grand gosse de Mirbeau, qui en dit lui-même :

- C'est grossier d'un bout à l'autre.

Et après :

- Vous ne me méprisez pas trop, hein ?

Féraudy est venu donner le conseil de jouer ça en brûlant les planches. Lundi, Claretie viendra à la première.

Mirbeau s'amuse, et ses artistes - il y en a deux dans sa pièce - ont pour lui de la vénération.

Scène. Un mari, par excessif amour de la vérité, enragé que sa femme ne se doute de rien, finit par lui apprendre qu'il l'a trompée.

30 janvier.

Si nous pensions à toutes les veines que nous avons eues sans les mériter, nous n'oserions pas nous plaindre. L'enterrement même a du bon ; il réconcilie les familles.

1er février.

Le ciel est tout fleuri d'étoiles neuves.

Elle dit qu'elle est Russe parce qu'elle parle mal le français.

Une femme qui, comme le laurier, préserve des coups de foudre.

Une petite fille dit que la pendule a deux yeux, sans cils.

Il reçoit des tuiles, comme tout le monde, mais il les commande lui-même.

Un vague hobereau montre un vieux portrait d'ancêtre qui fut aux Croisades.

- Laquelle ?

- Toutes, je pense.

3 février.

« Bravo ! » Nous ne savons même pas le dire en français.

- Je vous fais peur ?

- Non ! Et je voudrais bien vous rencontrer, toute seule, au coin d'un bois.

- J'envie votre vie, me dit Coolus. Vous n'avez qu'une passion : la littérature, et qu'une femme à aimer : la vôtre.

Un dernier vent s'attarde. Il habite dans la cheminée.

10 février.

Des idées larges que je tiens étroitement.

12 février.

Fantaisie ! Fantaisie ! Tu es délicieuse, mais tu n'es pas le pur talent.

15 février.

Capus s'est commandé une voiture automobile, et il ne sait déjà plus qu'en faire.

Il faut le voir se promenant avec Arthur Meyer ! Il fait tous les frais. Il ne peut pas résister à ce chic. Il parle. Meyer dodeline.

Un toit fume pour se désennuyer. L'image est, je crois, de Bachelin.

Le vent à la voix humaine.

Elle s'est décolletée, mais, comme elle n'a pas pleine confiance en la beauté de ses épaules, elle a mis un chapeau énorme, de sorte que le monsieur qui est derrière elle, ne pouvant voir ce qui se passe sur la scène, est bien obligé de regarder les épaules, et de s'en contenter.

Très sentimentaux, lui, comme un pot à tabac, elle, comme une ancienne grue. Au théâtre, elle aime les scènes d'amour. Elle frétille et regarde langoureusement son homme.

Il est antisémite.

- Imaginez-vous qu'un Juif est venu nous acheter des tableaux. Le prix est arrêté. On les lui porte. En les recevant, il nous dit : « Vous allez me faire un escompte de trois pour cent. » C'est horrible !

- Imaginez, madame, qu'un autre Juif me doit 2 000 francs et ne veut absolument pas me les rendre.

- Le misérable ! dit-elle.

- Oui ! dis-je. Mais, mon Juif à moi, c'est un catholique.

Et je lui rappelle le mot de Sarah : « J'attends que les chrétiens soient meilleurs que nous. »

- Vous aimez les Juifs ? dit-elle.

- Je tâche d'aimer tous les hommes quand ils sont bons et intelligents.

Premiers beaux jours. Ça sent l'omelette aux fines herbes.

Elle m'aime bien, souvent pendue à mon cou ; mais, que le blanchisseur arrive ! Elle me lâche.

Vertige au Sacré-Coeur. Une femme à sa fenêtre me donne mal au coeur.

Ces gens ne viennent jamais à Paris.

Un orage. Alfred a peur.

Nous entrons dans le petit café du Théâtre Montmartre. Tout Paris travaille : ici, quatre ouvriers jouent au billard.

Un tel coup de tonnerre que la foudre a dû tomber sur la banquette entre Alfred et moi.

Types de joueurs « Vous savez, moi, ça ne m'amuse pas. Je joue pour lui faire plaisir. » Celui qui va perdre.

Notre air naturel pour que le patron ne croie pas que nous méprisons son café.

La fortune fait le bonheur des autres. C'est une belle chose que de savoir les en faire profiter !

Bavarde. Elle a la langue dans une automobile.

Promenade à Versailles dans l'automobile de Guitry.

A chaque instant je me sens le coeur d'un richard. Je regarde les passants avec des yeux pleins de vanité ; ou bien je ne les regarde même pas : je suis un homme absorbé par de grosses affaires ; ou bien je prends l'air habitué, dégoûté.

Mais, pauvre imbécile, cette voiture à pétrole n'est pas à toi !

Le dimanche ? Mais non, ce n'est pas ridicule.

Ils se promènent. Ils ont peut-être travaillé toute la semaine, eux. Ils sont heureux. Ce soir, ils dîneront les uns chez les autres, ceux-ci, fiers de recevoir, ceux-là, contents d'être bien reçus.

17 février.

Mon père prétendait s'être brouillé avec les Corneille, sous un prétexte futile afin d'échapper aux tentations de Rose. Il a fini par le croire.

Il y a là, matière à un petit acte.

Le vieillard et la jeune fille devenue femme se rencontrent.

- Hein ! C'est joli, dit-il, ce que j'ai fait là !

- C'était bien inutile : je n'ai pas été heureuse.

- Vous ne l'auriez pas été avec moi.

- Mais vous, dit-elle, vous l'auriez été, du moins un instant, avec moi.

Etat d'esprit. M. Lepic, qui a mauvais caractère, se brouille avec les Corneille pour un motif futile. De toute la famille il ne regrette que Rose. Il oublie le prétexte. Il finit par croire qu'il s'est brouillé avec le père pour n'être pas tenté de déshonorer la fille, mais elle lui dira :

- C'était bien inutile !

Et le père :

- L'honneur de ma fille m'a coûté ton amitié. Il vaut ça, mais c'est cher tout de même.

Faire causer, c'est le talent le plus rare ; c'est bien plus difficile que de parler soi-même.

19 février.

Il ne trouve pas le moyen de dire un mot sur cent qui ne soit imbécile. Il fait des affaires.

- Ah ! mon cher, on y voit des types bien plus vivants qu'au théâtre. Il faut sortir, voir le monde ! C'est malsain, de rester chez soi !

Il me demande :

- Avez-vous vu Cyrano ?

- Plus de vingt fois, dis-je.

- Mais l'avez-vous vu dans les nouveaux décors ?

- Non.

- Ah ! mon cher, c'est tout autre chose ! A la bonne heure ! Ça sort. Je trouve ça épatant.

- Dans les nouveaux décors ?

- Oui.

Pauvre imbécile !

Il dit encore :

- Je n'ai pas la prétention d'être un homme de lettres.

Il ne l'a plus.

- Le billard est un jeu intelligent, dit-il. Je n'aime que les jeux intelligents.

Nohain, qui va faire une conférence, rue Saint-Antoine, devant des ouvriers, me dit :

- C'est la première fois que je ne suis pas sûr d'avoir un grand succès.

21 février.

Capus. Ça devient l'ennui, l'affaissement, le dégoût, déjà, de l'automobile qu'il va acheter.

Pourquoi n'a-t-il pas toujours une première triomphale, et qu'est-ce, maintenant, pour lui, qu'une pièce qu'on ne joue pas dix mois de suite ?

Il va dans le Midi, mais avec une passe du Figaro : même pas le plaisir de payer !

Lui. Un mélange de cendre et de poix. Quand je veux le laisser seul avec Guitry, Guitry m'appelle tout bas Ravaillac.

22 février.

Quarante ans ! La mort n'est peut-être, pour le sage, que le passage d'une date à une autre. Il meurt, comme d'autres ont quarante ans.

2 mars.

D'un beau gâteau de feu la croûte se fendille.

Il paraît que la Terre ne tourne plus.

Quel admirable animal que le cochon ! Il ne lui manque que de savoir faire lui-même son boudin.

Léda ? Ce n'est pas plus invraisemblable que la Vierge.

Au bord de sa cheminée, le moineau rêve comme un petit Savoyard qui n'a plus rien à faire.

- J'aime, dit Antoine, à faire jouer de temps en temps un grand rôle par une petite bonne femme inconnue. Ça fait pisser les autres !

5 mars.

Le beau Dimanche. Lu le premier acte à Guitry qui pressé, s'habille. Je lis, comme un fou, au bruit de la chemise, des bottines, de la brosse à habits. Après la scène d'Honorine, j'entends un froid « C'est très-bien ! »

- Vrai ? Alors, je suis tranquille pour le reste.

Je continue à la vapeur. Au « Des romans pour te purifier », il rit. A la fin, il répète plusieurs fois :

- C'est très bien.

Je suis un peu inquiet, comme un homme dont la lettre est entrée si vite dans la boîte qu'il regarde s'il l'y a bien mise. Je demande :

- Vous ne voyez rien à dire ?

- Non ! Rien, rien.

C'est trop. Je me méfie. Dans l'automobile, j'entends :

- J'aime mieux cet acte-là que le second.

- Le second deviendra meilleur.

- Oh ! je sais. J'aime mieux cet acte-là que le premier de Monsieur Vernet.

- Vraiment ?

- Oui. C'est la même chose, et il y a, en plus, la scène entre monsieur Chêne et la petite.

Nous nous quittons.

- Je suis bien content, dit Guitry. Vous voyez que j'ai eu raison d'en demander davantage.

Et, moi, je ne suis qu'à demi tranquille.

11 mars.

Les moralistes qui vantent le travail me font penser à ces badauds qui ont été attrapés dans une baraque de foire et qui tâchent tout de même d'y faire entrer les autres.

Paul Adam se réveille à six heures, lit jusqu'à huit heures et demie, se lève, travaille jusqu'à une heure, se repose jusqu'à cinq, se remet au travail jusqu'à neuf et se couche à minuit.

N'a de goûts de luxe que chez lui. Ne travaille guère que pour le tapissier. Au dehors, ne dépense que pour ses omnibus. Ne voyage jamais et ne regarde jamais rien. Prétend qu'il a vu ses personnages extraordinaires, parce qu'il n'observe que l'exceptionnel, et que ses personnages ordinaires sont de son invention

Il ne lit ses journaux que le soir.

Il n'a qu'une mémoire visuelle. Pour apprendre l'anglais, il écrit de grands tableaux de mots qu'il suspend dans son cabinet de travail.

21 mars.

Le Mannequin d'osier.- Deux répétitions privées.

Première impression, médiocre ; deuxième, excellente. Presque toute la pièce, entre autres l'originale scène du trois, la meilleure, est de Guitry, ce qui permet à France de dire tout haut :

- Je trouve cette pièce très bien,

et, tout bas, à Guitry :

- C'est votre pièce. Comme on va m'en faire beaucoup de compliments, j'oublierai qu'elle est de vous. C'est pourquoi je vous le dis pour la dernière fois.

Il dit :

- Renard et moi, nous faisons la même chose : nous mêlons le rire et l'émotion. Il faut faire des pièces sans complications : ce n'est pas l'auteur de Poil de Carotte qui dira le contraire.

Capus trouve la pièce d'une grande originalité et est plein de respect pour elle. Il doit bien s'ennuyer. Il n'est pas homme de lettres. Sa réputation n'est qu'une réputation de succès, et son argent n'en fait même pas un homme riche au milieu des gens riches qu'il fréquente.

Les moineaux qui viennent picorer le millet tombé de ma cage à serins, sait-on s'ils ne se disent pas : « Sont-ils veinards, ces serins ! »

La liberté ne vaut peut-être pas, pour eux, un échaudé par jour.

Un toit que : la fumée quitte à regret.

26 mars.

A la Société des Gens de Lettres. Jho Pale, un pauvre bougre de lettres, me dit :

- Vous avez là-bas un homme politique qui vous admire beaucoup : c'est de Bhray. Il est aussi anticlérical que vous, mais il a une situation de 12 000 francs.

Voilà leur excuse.

29 mars.

La Gloriette. Premières fleurs. La primevère des jardins qui s'ouvre en jaune et s'achève en rose.

Boutons. Des fleurs aux ailes collées. Toute la nature a la rougeole.

Il y a des arbres qui se dandinent.

Philippe toujours un peu lourd de secrets : il porte la lune dans son tablier.

La branche, un doigt qui se tend aux oiseaux.

La Bruyère, fils de « noble homme », s'appelait de La Bruyère. Le de est tombé : la noblesse est restée.

Ils ne savent pas empêcher une cheminée de fumer : ils aiment mieux s'endormir la fenêtre ouverte, en plein mois de décembre. 31 mars.

La vieille a voyagé, cet hiver. Elle est allée chez sa fille chez une soeur, et même chez son fils, qui est riche.

Elle n'a pas le sou. Elle loge dans une ancienne buanderie qui n'a pas de fenêtre et qui n'a qu'une porte. Elle dit, un peu humiliée :

- Ne venez pas me voir maintenant ! Je suis trop mal logée. Oh ! je n'y resterai pas longtemps : ils vont venir me chercher.

« Ils », c'est sa fille, ou son fils, le richard.

Comme elle est sourde, maman, qui a de l'esprit, dit tout haut :

- Et, si ceux-là ne viennent pas, la mort viendra bien vous prendre.

Honorine se laisse manger par la vermine. L'autre jour, maman lui a lavé les mains et l'a débarbouillée.

Le lard qu'on donne à sa bru pour lui faire sa soupe, elle voudrait l'avoir elle-même. Quand sa bru - sa petite-bru, plutôt - lui dit : « Grand-mère, votre soupe est trempée », elle répond : « Je n'en veux point, de ta soupe », et, du pied elle fait le geste de la renverser. Et puis, elle finit par la manger.

Comme elle est sale, sa petite-bru lui a fait quitter son jupon, pour le laver. La vieille, furieuse, a jeté le jupon dans le feu et l'a fait brûler.

Comme toutes les vieilles femmes, maman a peur de la mort. Elles ne savent pas que la mort est belle : elles croient réellement que le diable approche.

Ils sont plus bêtes que méchants, mais si bêtes que la part de méchanceté reste belle.

1er avril.

C'est la seconde fois que Ragotte ne fait pas ses pâques Les curés sont trop « malins ». D'ailleurs, elle n'y pense plus. On va croire que nous la tyrannisons. Marinette lui conseille de les faire, mais Ragotte, sans doute, ne la croit pas sincère, ou peut-être devient-elle tout à fait indifférente.

Vendredi saint. Elle dit :

- Les oeufs d'aujourd'hui sont des oeufs bénits. Quand on en mange un à jeun le jour de Pâques, on est bon toute l'année.

Ayant fait deux jours de prison pour je ne sais quelle histoire, il ne peut pas voter : il en est joyeux comme un homme qui s'est mis au-dessus de tous les droits civils.

Les cloches étant à Rome, des petits courent par les chemins et, avec de petites sonnettes, sonnent la prière.

L'un d'eux passe près de moi, et, le temps qu'il dise bonjour au libre-penseur, sa sonnette se tait.

Si les végétaux savaient lire, ils auraient plus de vie que tous ces gens-là.

Un village comme Chaumot ou Chitry, c'est la meilleure preuve que l'univers n'a pas de sens.

Comment ne seraient-ils pas envieux, vaniteux et mauvais ? Avec tous mes livres et mes efforts quotidiens, le suis-je beaucoup moins qu'eux ?

2 avril.

Les blés sont plus verts que les prés.

Corbeaux et pies, en tablier de misère, sont maîtres des champs.

Il y a aussi les feuilles indétachables du chêne qui remuent comme des oiseaux.

La branche nue est une fronde qui lance un oiseau.

Se coucher sur l'herbe sèche, et s'endormir pour toujours.

La pie, notre perroquet des champs.

De vieilles cartouches. Elles n'ont pas germé. Il n'en peut sortir que la mort.

Honorine n'est presque plus que terre.

Elle meurt à chaque instant.

Elle serre ses quarante sous dans son mouchoir. Elle les oubliera : elle ne les perdra pas. Il y a beau temps qu'elle ne se mouche jamais !

Elections. C'est un vilain moment. On n'ose plus faire un pas, dire bonjour, serrer une main. On a l'air d'implorer un bulletin de vote. Chaque sourire semble une prière.

L'électeur se croit le maître ; il y a confusion. Mais non, brave homme ! Il faut voter pour vous rendre service à vous-même, et non à moi. C'est vous qui êtes mon obligé.

Cela peut occuper les hommes politiques, mais répugne un peu aux hommes qui ont quelque idéal.

Ils ont encore plus d'orgueil que les hommes de génie.

Le poëte Ponge. Les efforts qu'il fait pour sortir des ténèbres où si longtemps ont dormi ses ancêtres.

Le curé leur raconte des histoires à dormir debout et leur promet la lune au Paradis.

Le maire ne tient qu'à son écharpe.

L'instituteur pourrait, mais...

Qui donc regarde de près le paysan et lui dira : « Tu dors encore depuis des siècles. Réveille-toi ! »

Mme Cahouet, ancienne institutrice, parle avec l'application murmurante d'un curé.

- Oh ! vos articles, ne sont pas mes idées, mais j'en admire la forme et la finesse.

Enfin, voilà donc une femme qui m'en parle !

J'ai l'air de chercher mes « roulées » de compliments.

Un pauvre mendiant, type de l'ancien grognard, a écrit à la craie, sur son chapeau, le mot « Ane »

Il croit qu'il va faire fortune avec cette trouvaille.

Le vendeur me dit que Le Journal de Xau ne prend pas à Corbigny parce que les dames le trouvent un peu « cochon ».

Odyssée des bûches flottantes.

- Où vont-elles ? dit un arbre.

- Je ne sais pas, dit l'autre. Elles vont à la guerre.

8 avril.

Maman. C'est tout de même une femme qui a été jeune et que les dames du pays ont appelée Rosa.

Une martyre, peut-être. Tout l'hiver, ils ont vécu de quinze lapins, sans autre viande. Au quinzième, il prétendait qu'il n'en était pas encore dégoûté.

Lui, qui l'a fait souffrir comme une esclave, il l'appelle pourtant avec quelque respect, la bourgeoise.

Depuis seize ans elle n'a pas changé de corset.

Ils n'ont fait que trente francs de dettes, pour le lard.

Elle ne sort pas. Toute la journée, elle travaille près de sa fenêtre d'où elle a la plus charmante vue qui soit.

Philippe dit d'un de mes gros dictionnaires :

- Si j'étais forcé de lire tout ce livre là avant de me coucher, je serais bien chagrin !

C'est l'électeur qui devrait solliciter le candidat. Mais cette perversion du suffrage universel ne date pas d'hier, et elle durera tant que les candidats, qui devraient moraliser l'électeur, ne s'aviseront pas de se moraliser eux-mêmes.

Grivèlerie : ce n'est pas la chasse aux grives.

Branches éplorées.

Du pain, avec un peu de soleil dessus.

Le Vendredi-Saint, elle se privait de soupe, mais pas de médisance.

Il y a un moment où une pêche est mûre. Un peu avant, un peu après, elle est moins bonne.

Celui qui a le goût parfait n'aime que la pêche mûre et le bon style.

Ils ne connaissent pas le sel fin.

Le gramophone, Philippe l'appelle la trompette.

- Ma femme a mal au coeur, dit ce paysan

- Elle est enceinte ? dit le médecin

- Non ! Elle a mal au coeur.

- Elle vomit ?

- Oui.

- Alors, elle est enceinte.

- Non ! Non ! Elle ne refuse pas.

Ils mangent la soupe de bonne heure, pour s'en débarrasser.

14 avril.

Rentrée à Paris. Si un esprit volait, il volerait comme le pigeon.

16 avril.

Egoïsme. Ramener tout à soi, même Dieu.

Polaire passe dans une calèche à deux chevaux. Tout de même, ça impressionne.

Et Willy va avoir son portrait par Bonnat.

La raison est en marche.

Je ne désire plus le succès, et je sens déjà qu'il m'arriverait trop tard.

La vie n'est peut-être qu'une maladie, le phylloxera de notre planète.

18 avril.

Coolus se présente au Gil Blas.

- J'ai à dire des choses que je ne peux pas dire dans un autre journal.

- Bien, bien ! Apportez-nous ça.

Et il apporte un article sur le printemps.

L'artiste, c'est un homme de talent qui croit toujours qu'il débute.

Pluie. Petites pièces de dix sous d'eau pure que le nuage jette dans le canal.

Femme perverse : c'est simplement une femme stupide.

Rien n'attendrit le coeur d'un papa comme la grâce de sa fillette un peu malade.

Patriote, non, mais compatriote.

Poule morte. Seules, ses plumes restent vivantes, à cause du vent.

« Mon homme », « mon mari », devient « mon époux » sur les tombes.

L'Académie, le commun des immortels.

Selon eux, une commune où tout va bien, c'est une commune inerte.

Pour qu'il soit parfait, il ne suffit pas à un maire d'être délégué sénatorial. Un bon maire, ce n'est pas un maire qui ne fait rien. Sur les instances de M. de Talon, j'ai voulu voir la cuisine d'une mairie : ce n'est pas toujours propre.

Je ne m'occuperai plus de Chaumot que comme électeur. Au conseil, il ne se passe rien. C'est en dehors que le maire peut quelque chose.

Je ne veux pas être malin : je veux être juste. C'est très différent.

Tout le monde se croit capable de faire un maire.

Les gens de Clamecy ont une assez bonne santé, avec un peu de moisi dessus.

Plus ils voient de monde à l'enterrement, et plus ils pleurent le mort.

- Vous savez nager ?

- Non.

- Alors, qu'est-ce que vous attendez pour vous jeter à l'eau ?

Claretie, ce La Bruyère en mille volumes.

Un beau et long travail sur la paresse.

Lambeaux d'azur que des nuages dévorants se disputent.

L'homme de talent retombe toujours sur ses pattes.

Jarry et sa carabine. Les balles tombent de l'autre côté du mur.

- Vous allez tuer mes enfants !

- Nous vous en ferons d'autres, madame.

Guirlande d'orties.

Oiseau qui se jette par la fenêtre.

Paris est grand comme une salle de théâtre !

19 avril.

L'Humanité. Le premier numéro s'est vendu, dit-on, à 138 000 exemplaires.

Cent trente-huit mille lecteurs ont pu lire La Vieille. Et Athis me dit qu'une femme, d'une intelligence comme il y en a cent trente-huit mille, lui a dit :

- Je n'ai pas compris ce que Jules Renard veut dire avec sa Vieille. De qui veut-il parler ?

Elle a dû croire qu'il s'agissait de Louise Michel.

J'en suis là, à quarante ans !

Le tailleur qui m'essayait ma jaquette avait sur le ventre une pelote garnie de belles épingles, et il m'en piquait partout. Je ne sentais rien.

Il faut croire que j'y suis habitué.

Ça m'est égal, de manquer ma vie. Je ne vise pas. Je tire en l'air, du côté des nuages.

Jamais je ne me suis senti à ce point incapable de quoi que ce soit.

Je crois que je finirai par le suicide. Car, déjà, dès que je me sens un peu fatigué de vivre, ça m'amuse, l'idée noire et l'image du geste.

Guitry. Ça sonne le fêlé. Décidément, je ne tiens à personne. Antoine m'avait lassé du théâtre, mais c'est Guitry qui m'en aura dégoûté.

Je ne suis pas fait pour la lutte. Je suis fait pour tuer les gens à coups de fusil dans le cul.

L'Humanité. Jaurès, Briand, Herr, m'accablent de compliments. Jamais je n'ai été reçu ainsi dans un bureau de rédaction. Les socialistes veulent être aimables. Je n'ose pas dire à Herr : « Vous aussi, vous avez écrit une bonne page. » Je m'imagine mal que les compliments, qui me font tant plaisir, soient agréables aux autres ; sans quoi, j'en ferais volontiers.

France parle. Mirbeau rit. Jaurès écoute, la tête mobile ; il regarde l'un, puis l'autre. Briand est jovial. Je n'ose rien dire devant ces hommes qui mènent la France. Tant de célébrités dans ce coin ! Et, pourtant, je les impressionne peut-être, et peut-être que la moindre plaisanterie les ferait rire.

- Les hommes du métier, dit Jaurès, ont bon espoir pour notre journal. Nous tirons à 140 000. Il y aura un déchet énorme, mais nous avons de la marge : avec 70 000, le journal fera ses frais.

Léon Blum, actif, fiévreux, semble la nymphe Egérie. Il regarde Jaurès écrire un mot et dit : « Parfait ! »

Jaurès, venu au-devant de moi, me remercie, me prie de ne pas rester longtemps sans donner une page. Je crois rêver. Et toujours cette peur ridicule de rendre compliments pour compliments. Un arbre avec de la mousse sous les branches comme un vieux soldat.

22 avril.

Cornu a peur qu'on ne croie qu'il me fait sa cour. Il ajoute :

- Je veux faire la même chose que vous.

De l'intelligence moyenne, sans un pli d'ironie.

Pelletan, sa photographie. On n'aimerait pas à le rencontrer au coin de l'Europe.

28 avril.

A Chaumot. D'abord, pourquoi je quitte Chaumot. Trois espèces de questions : administratives, religieuses, morales.

Communication plus étroite entre le maire, ses conseillers et les électeurs. Ceux-ci, au lendemain des élections, ne doivent se désintéresser de rien de ce qui se passe à la mairie. L'école doit être le centre. De bons chemins, de l'hygiène, le tout avec économie, mais sans avarice. Il ne s'agit pas de dire : « Notre caisse est pleine ! » Il s'agit de dire : « Nous avons dépensé de l'argent, mais c'était utile. »

Liberté pour tous. M. Loubet va à Rome. Il ne va pas voir le pape : il n'en empêche pas les autres. Chacun croit ce qu'il veut. Que chacun croie des choses pas trop déraisonnables : voilà mon voeu.

La République. On lui doit d'abord le suffrage universel. Jadis on accusait les républicains d'avoir les mains sales ; on les accuse aujourd'hui de vouloir mettre tout à feu et à sang. Comme ils crient : « Vive la paix universelle ! » on les accuse d'être des vendus : il faudrait s'entendre. Le républicain se fait une haute idée de la morale. Il veut l'homme libre. Mettre un frein à la richesse des uns, et remédier à la pauvreté des autres.

4 mai.

Honorine n'a plus qu'une oreille pour entendre un peu, la droite. Elle s'approche le plus possible, jusqu'à nos pieds, de façon que les paroles tombent dans son oreille comme dans une vieille soucoupe. Ainsi calée, elle a l'air d'être bossue de dos, et bossue de côté.

Elle a beau faire : elle est sourde, et il faut lui parler double.

Il leur passe dans la tête deux idées en trois jours.

Petites feuilles, le duvet de la nature.

8 mai.

L'instituteur d'Héry attrape les gens de Chaumot dans le bois et leur dit qu'ils n'en retrouveront pas un pareil à moi. Il leur explique ce que je suis. Il a acheté un de mes livres.

Ils approuveraient et aimeraient ce que je dis, si c'était en chansons.

10 mai.

Marinette ne comprend plus. Elle dit que j'ai l'air illuminé. Elle pleure.

- Il me semble, dit-elle, que tu n'es plus littérateur.

- Je suis le même, développé, élargi.

La petite flamme que je voudrais voir dans ses yeux ne s'allume toujours pas.

- Tant d'efforts pour un si petit résultat ! poursuit-elle. Ces gens qui ne te comprennent pas, qui se croient supérieurs à toi, c'est d'un grotesque !

- Rien ne se perd. Si j'ébranle un seul cerveau, ça me suffit.

Et puis, il ne faut jamais se préoccuper du résultat.

- Tout ce que tu risques !

- Quoi ? Des insultes, un coup d'épée. Mais, si je ne faisais pas ce qu'il faut que je fasse, je mourrais d'ennui, d'écoeurement.

- Oui, oui, tu parles comme un apôtre. Tu finiras par être un saint.

- Pourquoi pas ?

- Un saint laïc.

- Si c'est ma destinée... Mon intelligence coule claire comme un ruisseau qui ne s'arrêtera plus.

Cerisiers. Brassards de fleurs à toutes les branches.

Chapelet. Tirer des petits seaux d'indulgences du puits entre ses jambes.

Le jardin. On entend presque bourdonner les germes.

Une araignée s'est pendue pour avoir défloré une fleur.

12 mai.

Devant Marinette le curé passe, hautain, énorme, longs cheveux gris, cheveux de cheval, sous sa barrette. Soutane relevée à cause du ventre. Le pauvre Paul, qui est avec lui, veut la saluer. Il reste un peu en arrière, mais le curé aussi. Il lève la main jusqu'à son estomac. D'un regard terrible, le curé arrête la main.

13 mai.

Le poëte Ponge dit, en regardant la nature :

- C'est beau, comme dit Lamartine.

14 mai.

Elections. Le pays s'amuse. A l'église, les femmes ont le frisson : c'est délicieux.

L'église, c'est un peu leur Guignol.

En tablier blanc, les hirondelles font leurs nids.

Le poëte Ponge. Une vieille maison ; les poutres étaient soutenues par les armoires.

Plus paysan, plus mal habillé que les autres quand, avec sa femme, il va planter ses pois. A la fois content et piqué d'être traité d'intellectuel par L'Indépendance.

Une nappe sur sa table.

Leur rage de faire relever leur maison. Maintenant, ils veulent être bien logés. D'être mal habillés, mal nourris, ne les gêne pas. Chaque paysan veut être mieux « bâti » que son voisin.

Boutons d'or : du soleil semé, monnaie de soleil

17 mai.

Un brin de muguet, c'est délicieux ; une brouettée de muguet répugne.

Si plaie d'argent n'est pas mortelle, elle ne se ferme jamais.

Je lis un arrêté préfectoral ordonnant de faire détruire les chardons et l'épine-vinette. Je le signe. On va l'afficher.

Quant à l'exécuter, comme dit mon secrétaire, si M. le Préfet croit que nous avons du temps à perdre !...

18 mai.

Hirondelles. Il y a bien un peu de bavardage dans leur chant du matin.

Les mendiants me connaissent. Ils me disent bonjour et me demandent des nouvelles de ma famille.

Il faut avoir l'oeil sur le paysan. Il renifle encore avec plaisir l'odeur du noble, du puissant et du riche.

Maman dit :

- Le plus beau jour de ma vie : le 15 mai 1904, où mon fils a été élu maire de Chitry.

Mairie. Que de paperasses à propos des nourrices ! Personne ne pourrait se passer de secrétaire. Aucun maire n'aurait même le temps de lire toutes les pièces.

Elections. Il n'y a peut-être que moi qui aie pris ça au sérieux.

19 mai.

Une montre qui « fait la vie » comme une horloge. Un vieux tronc d'arbre d'où s'élève une branchette, comme un vieillard qui, au printemps, mettrait sa béquille sur son épaule.

Louis XIV, sa dignité d'horloge.

23 mai.

Pour l'oeil clairvoyant, la modestie n'est guère qu'une forme, plus visible, de la vanité.

24 mai.

Ils voudraient un corbillard à Chitry

- Pour quoi faire ?

- Pour promener les morts.

Les paysannes sont comme les fleurs des champs : sous le nez, ça ne sent rien, ou ça sent mauvais.

Le regard oblique d'une oie sur les sept oisons qui la suivent.

Philippe hérite de sa belle-mère qui vient de mourir : dans un an, il va toucher 200 francs.

26 mai.

Honorine a un doigt privé d'une phalange. Elle ne sait plus si elle l'a perdue à la moisson, d'un coup de faucille, ou par un panaris. Elle sait seulement qu'elle a tant souffert qu'elle voulait se jeter à l'eau.

28 mai.

Comme maire, je dois veiller au bon état des chemins ruraux ; comme poëte, je préfère les voir mal entretenus.

Les cris de rats dans les chenets, à la lune borgne.

Sur les feuilles, le soir, le vernis de la lune.

30 mai.

Quand on cause avec un paysan, on s'aperçoit qu'on ne sait rien, ou que c'est comme si on ne savait rien car on ne peut rien lui apprendre.

Le léger clapotement d'un coeur qui se fatigue.

8 juin.

Style pur comme l'eau est claire, à force de travail, à force de s'user, pour ainsi dire, sur les cailloux.

Maman redevient petite fille. Elle aime qu'on la gronde, et elle gémit d'une voix d'enfant qui parle à peine.

A Paris, je leur raconte mes histoires d'élections et de mairie :

- Oh ! à ce point-là ? Et moi qui croyais que tu allais nous faire rire !

Omnibus. Un homme bâille de toutes ses profondeurs. Il a une énorme chaîne de montre, à la mesure de son ventre.

Une autre se cogne le genou au strapontin du fond, se frotte et regarde le strapontin avec des yeux terribles.

Une femme répète, parce que la pluie tombe :

- Moi, j'ai mon parapluie, mais il y aura des surprises.

Un gamin cache une cage à poulets. Tout le monde regarde sous ses jambes.

- Des poulets ! Des poulets !

On éclate de rire.

Une femme riche, avec sa bonne qui porte l'enfant, montre comme elle sait sourire au bébé :

- Où il est, le papa ? Où il est, le papa ?

Puis, à la bonne :

- Monsieur doit nous attendre.

Une vieille sourit à tout le monde : c'est son droit.

Des femmes pauvres qui n'ont plus qu'une goutte de sang au coeur.

Buttes-Chaumont. Oui, le peuple ! Mais il ne faudrait jamais voir sa gueule.

Un canard, la tête penchée, dort, le coude sur l'eau.

Guitry. Le voilà en pleine solitude, entre le repos qui ne le tente pas et les itinéraires aussi vite abandonnés que tracés. Frais, parfois, d'une fraîcheur d'acteur, mais déjà vieux d'une vieillesse d'homme.

Télégraphie sans fil, oui. Mais je me demande où vont percher nos gracieuses hirondelles ?

11 juin.

Je ne reçois à la mairie que des prospectus de feux d'artifice. Ils croient donc que nous sommes toujours en fête ?

Dents dignes d'habiter le palais de sa bouche.

Vanité. Il a été concierge et marchand d'huîtres ; sur les rôles des contributions il s'est fait porter maître d'armes, parce qu'il a vaguement été prévôt au régiment.

Je ramène tout à moi, mais il y a des choses dont je ne veux rien faire.

Branche de cerisier voluptueuse comme un bras de femme.

Des bouffées de roses me venaient d'Ispahan parce que, dans la journée, j'avais lu le livre de Loti.

Le haricot avec sa guêtre blanche et son petit parapluie.

13 juin.

La commune. Hier, tournée. Mme Paul. Certains muscles paralysés, ceux qui retiennent, de sorte qu'elle s'en va de tous côtés, la pauvre femme. La fille aime bien les articles du poëte Ponge, ceux de « monsieur Jules » aussi. Elle me dit que son père s'est dévoué, qu'il a tout fait, et elle ajoute : « D'ailleurs, monsieur Jules est bien assez intelligent pour le comprendre. »

Nous le rencontrons sur la route. Un rien du tout terrible. Un carré de chair humaine, le visage criblé de petits coups de marteau, les trous de nez pleins d'insectes noirs ou de tabac à priser. On lui dit :

- Nous allions vous faire une visite.

Il ne recule, ni n'avance : il ne sait pas ce que c'est.

Il tient par la main une petite fille que la pauvre Marinette embrasse. Nous causons un peu. Il nous quitte. Il était sur la route : il y reste. Il ne nous invite pas à entrer chez lui. Chez Gâteau. Il n'y est pas. Sa femme nous reçoit, si j'ose dire. Trente-deux ans de ménage et de sacristie ! Du bois ! Du bois desséché, brûlé, rongé d'avarice et d'envie. Oh ! le pauvre homme qui est en proie à... cet homme ! Une servante qui croit que Dieu ne s'est occupé que de lui faire gagner des sous. Elle nous dit tout de même de nous asseoir, mais elle reste debout. Elle a une fille mariée. Elle finit par nous offrir, en le retenant au plus profond de sa cave, un verre de vin.

- Oh ! je vous connais bien, et depuis longtemps ! dit-elle, comme si elle avait honte de son accueil, comme si tout son bois voulait craquer.

C'est une horreur, un produit de curé et de servante dans une église humide, fait avec du cierge délayé dans de l'eau froide.

Patriotes parce qu'ils font partie d'une société de tir.

Chaumières qui n'ont pour fenêtre qu'un oeil-de-boeuf, et qui serviraient tout aussi bien d'habitation à un boeuf.

15 juin.

Cinq petits gars de l'école. Ils jouent dans la poussière.

Dans leurs musettes, le premier a pour lui et pour son frère du pain et du fromage dur, un autre, du pain et de l'oeuf dans un petit pot de fer-blanc pour lui et pour son frère, le cinquième, le plus grand, un morceau de brioche, souvenir d'une première communion de petit camarade, et des cerises. Tous boivent de l'eau du puits.

La liberté du père de famille, c'est de laisser l'enfant crever de faim. Presque tous les paysans boivent du vin, presque tous ont un « goûter » de fricot : l'enfant a du fromage dur.

Et fine, distinguée de manières !... Toujours un oiseau au bout du doigt.

Les grenouilles rient, les deux pattes jointes sur la gorge.

2 juillet.

Meules de foin, les innombrables chignons de Cérès.

Bretagne, du jeudi 23 juin au lundi 27 juin.

Demolder demande à une jeune fille de libraire en Hollande.

- Avez-vous Poil de Carotte ?

Elle répond, indignée :

- Si ma mère était là, vous ne me diriez pas ça !

Il est vrai que la jeune fille avait les cheveux rouges.

Guitry m'absorbe. Près de lui, je ne me sens plus rien. C'est à peine si je me redresse, parfois, pour demander, avec niaiserie : « C'est vrai ? »

- Vous vous défiez trop, me dit Guitry

Route de Brest. Un petit bonhomme avec une canne, et pieds nus.

Le sol breton tout nu. Rien entre lui et l'homme. De là, la nostalgie, le plus bel éloge de la nature et la plus belle critique du patriotisme.

Nulle part je n'ai vu plus de mendiants que chez ce peuple fier.

Un plein bateau de pupilles, bérets bleus avec pompons rouges. Une moisson de bleuets et de coquelicots.

Brest. Les vieux bateaux de bois qui trempent à peine dans l'eau.

A chaque sou, le mendiant remercie Dieu par un signe de croix, mais il se détourne, par ce temps de libres penseurs qui courent les rues et qui se mêlent d'être charitables.

La mer théâtrale de Saint-Malo.

Cheval breton. A notre passage, il s'apprête pour un quadrille.

Le genêt, la fleur lumineuse de cette nature sombre. De l'or dans du charbon. Contraste facile, effet sûr. C'est bien malin !

- Il fallait y penser, dirait Dieu.

Automobile. Les champs, les villages, les villes, viennent, comme hâlés par des cordes invisibles que nous tirons.

Les commerçants travaillent, pensent même à des choses, mais c'est leur pipe qui rêve pour eux.

La Bretagne, tout de même, me paraissait bien sombre : j'avais des lunettes fumées.

Les Bretons abusent du Christ, mais ils n'oublient pas les femmes, Marie et Madeleine. Rien qui nous requinque plus que le salut de l'inconnu sur la route.

Brest. Je sonne pour avoir à souper : on m'apporte trois boules de billard.

Le Faou, le marché aux porcs : du pur breton.

Pointe du Raz. La corde de Sarah qui s'est fait descendre dans le précipice de 80 mètres, histoire d'en faire plus que les autres.

Les femmes ont moins que les hommes le vertige.

- A cause de la force, dit Guitry.

Les gamins suivaient. Je voulais montrer que j'ai le pied, non seulement marin, mais de chèvre, et je refusais de m'appuyer sur l'épaule de l'homme. Pudeur aussi : donner ma main comme celle d'une dame !

Les gamins jettent des pierres pour faire envoler les mouettes. Les guides parlent breton. Que disent-ils ?

- On voit l'île de Sein, aujourd'hui... On ne la voit pas souvent comme ça.

Ils ont l'air de parler pour eux et nous suivent obstinément. C'est l'amorçage.

Je rapporte des vues brouillées et des mots estropiés.

Voici le fauteuil de Sarah Bernhardt : elle s'est assise là. Avant, ça n'avait pas de nom. Aujourd'hui, tous les Anglais en détachent un morceau.

J'allais le faire : je ne suis pas Anglais. Près du fauteuil, un vrai petit strapontin. Vous l'appellerez désormais le strapontin Durand. Vous direz que Durand s'y est assis. Nous verrons bien !

Cochons plus propres que leurs maîtres dans des maisons de terre battue.

Pointe du Raz. J'ai d'abord voulu faire l'Anglais, ne pas répondre. Puis, amorcé, amadoué, pris, j'aurais bien voulu accabler de questions le guide.

Les détonations, les coups de canon de la mer dans le rocher.

Un vent nous écrase nos lunettes sur les yeux comme des crabes. Pas une feuille ne bouge.

Nos silences. Nous nous taisions comme des Druides.

Il se propose de dire, prenant le compliment pour sa femme et non pour sa maison : « Plût au ciel qu'elle fût pleine de vrais amis ! »

Comment voulez-vous que le garde-champêtre me prenne au sérieux ? Je lui dis :

- Vous seriez bien aimable de...

6 août.

Le nid de l'oiseau, ce gracieux témoignage de confiance en nous.

Il faut entendre maman parler du « vice » !

- J'ai eu mes défauts, j'en ai encore, mais j'ai toujours eu le droit de marcher la tête haute.

Oui, mais papa cocu aurait peut-être été plus heureux. Le mouton trop tondu est devenu enragé.

- On vient voir monsieur le maire de Chitry, dit mon cousin Eusèbe. On vient causer avec lui. Un jour, ce qu'on lui a dit, on l'entendra au Théâtre-Antoine, dans une pantomime.

Pain de collège : trop de croûte, mie pas cuite.

- On n'en veut plus, de vos marquis, me dit-il. Un roi viendrait à Chaumot, qu'il n'aurait pas quatre voix, mais on est encore pour la chose du curé, rapport à la messe et aux baptêmes, mariages, enterrements.

- Molière, La Fontaine, les types à papa, dit Fantec.

Scrupule. Poids léger qui suffit à faire pencher une balance.

Le cordier de Corbigny, quand il est occupé à boire, ne se dérange pas pour vendre 6,50 m de corde !

Philippe enrhumé dit :

- C'est embêtant, d'avoir un nez où il y a toujours à prendre.

J'offre mon livre à un instituteur.

- Qu'est-ce que je vous dois ? dit-il.

Pas plus de force qu'un pèse-lettres.

Toute la braise du soleil est répandue à l'horizon.

10 août.

Leurs âmes noires comme des puits. Quand c'est bien calme, on voit une étoile au fond : c'est rare.

Quand on ne dort pas le matin, on a du génie. On voit des choses lumineuses sur cette toile noire. On écrit à tâtons sur une feuille de papier.

Le lendemain, on y trouve des bâtons informes.

Etoiles filantes. Tir lumineux, sans fumée et sans bruit. C'est l'ouverture de la chasse dans les champs étoilés.

La bonté n'est pas naturelle : c'est le fruit pierreux de la raison. Il faut se prendre par la peau des fesses pour se mener de force à la moindre bonne action.

Le chameau s'agenouille sur son cou.

Vieilles femmes avec leurs jambes de petits ânes.

Ah ! notre dégoût de la vie ! Ça va déjà mieux quand, à nous voir dans cet état, la femme que nous aimons se met à pleurer.

Jusqu'à trente ans, artiste, jusqu'à cinquante, homme d'action, jusqu'à la mort, le sage.

13 août.

Maman. Une grande comédienne à qui la vie n'a donné à jouer que des pannes. Baissée dans le jardin, elle nous aperçoit, et reste baissée, et prépare en dessous ses lamentations.

Rivière. L'eau qui n'est jamais la même et qui a toujours la même apparence.

- Je ne dis pas ce que je donne, moi, dit-il.

Mais il ne donne rien.

Le poëte Ponge me lit un article. Il écorche toutes les phrases. Ce paysan qui parle pauvrement veut être magnifique quand il écrit.

- Chacun a son style, dit-il J'ai ma manière.

Il fait des efforts désespérés, comme une plante qui voudrait se mouvoir, libre, sur la terre.

Il dit au marquis de Certaines : « Vous voudriez vous asseoir sur les ruines de Corbigny comme Marius sur les ruines de Carthage. Corbigny est loin du Capitole ! »

Oh ! sa redingote, et sa chemise dont les boutonnières, sans boutons, ont été faites par les rats ! Ses souliers mal lacés sur des chaussettes rouges !

Je pense à sa mort et je me dis : « Que je ne me mette pas dans le cas, s'il mourait, de me reprocher de n'avoir pas été bon pour lui ! »

Il lit le journal en marchant.

- Il y a dix ans, dit-il, on se serait moqué de moi. C'est le progrès.

Il reconnaît que la religion n'est plus qu'une habitude. Lui-même, n'allait-il pas encore à la messe, l'année dernière, les jours de Pâques, de l'Assomption ? Je crois bien qu'il n'ira plus.

Il ferait bien une conférence avec des notes sous les yeux, mais il ne pourrait pas lire, parce que, dit-il, il prononce mal.

14 août.

Le marquis tape sur le ventre d'une femme enceinte et dit :

- C'est du bon travail, ça ! Moi aussi, je suis un bon taureau : j'ai sept enfants.

Il écrit, dans ses remerciements : « La main dans la main, nous travaillerons dans ce but. C'est le rêve de ma vie au milieu de vous, parce que c'est la seule raison d'être du riche dans la société moderne. »

Voilà un mot qui a l'air beau. Allons ! Tant mieux, si le riche se met à restituer ! :

Mais, à peine élu, le marquis montre le bout de l'oreille.

Il veut bien donner 300 francs pour le concours de musique de Corbigny, mais à la condition que son nom figure à côté des prix offerts avec son argent. Il donne, mais il ne veut rien perdre.

La liberté de conscience, c'est de ne pas payer un curé quand on ne va pas à la messe.

16 août.

Paysans. Toujours faire appel à leurs parties basses, à leur bêtise et à leur ignorance.

- Jamais un reproche ! C'est assommant, à la fin ! dit le domestique.

Pleurons sur la pauvreté, mais que l'avarice, même du pauvre, ne nous attendrisse pas !

17 août.

Les dévots. Le petit air qu'ils prennent pour dire : « Vous n'êtes pas initié. »

A Alligny-en-Morvan. L'homme et la femme aux trois chiens. Le train est parti. On l'arrête pour faire monter une espèce de Déroulède, sa femme, et trois chiens, dont un petit âgé de moins de trois mois. Comment se peut-il que des êtres insupportables aient d'aussi beaux chiens ?

Le Déroulède proteste. Il a les palmes.

- Le diable vous emporte de partir trop tôt !

Il tire sa montre.

- C'est la gare qui nous règle, dit l'employé, et pas votre montre.

- Un aller et retour.

- Non. Il fallait prendre votre billet à la gare. Je ne peux vous délivrer qu'un aller.

Il ne veut pas payer pour le petit chien, qui n'a rien payé depuis Paris.

La femme dit :

- Ça ne se fait pas. On n'a pas le droit !

Et elle serre le pauvre petit chien sur son coeur.

A Moux, le Déroulède dit :

- Je veux parler au chef de gare.

- Le voilà

- Je demande le chef de gare.

- C'est madame.

- Vous ne voulez pas me répondre ? Vous nous prenez pour des paysans ?

Il ne veut pas donner son nom, et il demande celui du conducteur. Enfin, il donne 20 francs, exige sa monnaie et un reçu, le reçu d'abord. Le conducteur dit :

- Moi, j'ai confiance en vous.

Enfin, le Déroulède dit :

- D'abord, moi, je n'aime pas les gens qui ne sont pas polis.

- Ça vous apprendra, dis-je au conducteur, à arrêter le train !

Et quel ignoble pantalon !

D'une lettre de Capus : « Au fond, je crois que c'est toi qui travailles, et que, moi, je ne fais que produire »

Union ! Mais quel besoin de s'unir avec des imbéciles ?

Etant maire, il chasse toute une année avec un vieux permis. Il s'est contenté de changer le 2 de 1902 en 3. Ça ne lui paraît qu'une bonne farce.

20 août.

Avec sa fourche, la vieille veut mettre sur son dos une botte de luzerne. Elle ne peut pas. Elle appelle Philippe.

- Vous allez vous tuer ! dit-il.

Elle répond :

- Tant mieux !

Philippe ne proteste pas ; d'ailleurs, elle n'insiste pas. Il place la fourche.

- Attends que je me reprenne ! dit-elle, faiblissant.

Elle met son mouchoir entre son épaule et le manche de la fourche. On ne la voit plus. La botte de luzerne a pris la place de la vieille et s'éloigne.

Les lapins, dans leur tonneau, vont voir arriver, ô Shakespeare ! cette luzerne qui marche.

Marchand d'huîtres, il était venu à Chitry pour se faire élire conseiller, croyant que les conseillers étaient payés 5 000 francs comme à Paris. N'étant pas élu, il retourne à Paris pour quatre ans, vendre des huîtres.

Il reviendra aux prochaines élections.

Il n'y a que les riches qui héritent d'un million.

27 août.

Je n'ai jamais vu un homme plus laid, me dit Marinette,

Il me demande pardon de se présenter dans cet état

- Je suis couvert de mouches, dit-il.

Comme deux ou trois volent autour de lui, je crois qu'il a une maladie qui les attire ; à la fin, j'ai compris qu'il s'agit de vésicatoires. Il m'expose son cas, et tout à coup, baisse la tête avec une affreuse grimace. Va-t-il se trouver mal ?

Mais il a des douleurs, la moitié du visage paralysée, et il faut que ça passe. Quand c'est passé, il reprend la parole. Il parle correctement. On voit qu'il n'a pas toujours été comme il est.

Il me raconte une histoire de bureau de tabac.

Blessé en 70 à la jambe gauche. Dans une petite boîte en carton il a l'éclat d'obus et les drains de caoutchouc qu'on lui a mis à sa blessure. Demeure à Saint-Martin. Vient quelquefois à Chitry, chez sa soeur Marie-Louise, ancienne servante de curé, naturellement, qui lui fait bien sentir sa férule.

Il avait une recette buraliste. Il a dû donner sa démission, victime d'un banquier qui s'amusait avec une directrice des Postes, jolie fille. Les yeux du bonhomme clignent de gloutonnerie.

Il y a, à Bouhy, un marchand qui a vendu 21 000 cochons l'année dernière, et il n'y a plus un seul cochon à Bouhy.

30 août.

Je n'ai même plus l'envie de tuer.

Une caille, les ailes étendues sur sa demi-douzaine de petites.

Le « rollet » chante d'abord comme une perdrix rouge, mais il n'achève pas.

Un vieux chasseur d'Héry nous enseigne une caille pour nous détourner d'un lièvre.

L'étourneau perché sur le nez d'un boeuf s'y régale de pucerons.

Philippe tremble quand il me montre un lièvre au gîte. Je suis trop près. Plus loin, là.

L'ouverture, le matin. La lune était à notre gauche. C'est à sa clarté que j'ai armé mon fusil. Le soleil s'est levé ; en s'y reprenant, il a bu le bain de vapeurs de la lune.

L'aiguille travailleuse comme un bec de poule.

Dans ma vie, j'ai perdu plus de mille ans.

Femme. C'était voluptueux, sa façon de fermer un tiroir avec son derrière.

Qu'importe que le paysan ne paie plus d'impôts, s'il reste imbécile !

Si timide que, quand elle fait une visite, elle n'ose pas s'asseoir et dit :

- Je vous dérange. Vous alliez à la promenade.

Et il est impossible de la retenir.

Papa occupait le meilleur de sa vieillesse à couper des guêpes.

Cette toile d'araignée m'empêche de passer.

Tous ceux qui se disent propriétaires et ne sont que concierges !

Déjeuner en musique de guêpes.

1er septembre.

Pourquoi ai-je pris cette note ? Pourquoi l'ai-je gardée ? Elle est banale, elle ne dit rien.

Ah ! je me rappelle. Je l'ai prise dans une luzerne, et je l'ai gardée parce qu'elle a sauvé la vie à une caille.

Cochon : une pomme de terre avec des oreilles !

L'alouette s'élève. Plus loin, elle va se poser sur une motte.

C'est dangereux, d'avoir un fusil. On croit que ça ne tue pas. Je tire, non pour la tuer, mais pour voir ce que ça fera. Je m'approche. Elle est sur le ventre, ses pattes s'agitent, son bec se ferme et s'ouvre, bâille : la petite paire de ciseaux coupe du sang.

Alouette, puisses-tu devenir la plus fine de mes pensées, le plus cher de mes remords !

Elle est morte pour les autres.

J'ai déchiré mon permis et pendu mon fusil au clou.

Idylle. Philippe. Son pantalon déchiré, on voit sa cuisse. Comme la peau de ce vieux paysan aux pieds sales paraît blanche !

Une femme dans l'herbe.

- Vous n'auriez pas une épingle ? dit-il.

- Une épingle. Pour quoi faire ?

- Regardez donc !

Elle rit. Elle met deux épingles anglaises, une en haut, l'autre en bas de la déchirure.

- Voilà ; dit-elle, un peu rouge.

Philippe, le jarret tendu, a l'air d'un grand chasseur.

Vanité. Ah ! quand un ancien chasseur d'Afrique commence : « Le capitaine me fait appeler et me dit... » !

6 septembre.

Le poëte Ponge. Je ne suis pas très sûr, au fond, que mon article lui ait plu.

Les uns lui ont dit :

- Monsieur Renard dit que tu accroches ta charrue à une étoile. Il se fiche donc de toi ?

D'autres :

- Tu as de la terre aux doigts quand tu écris. Il te reproche donc de ne pas te laver les mains ?

D'autres :

Tu disais que tu étais bien avec monsieur Renard. Il t'arrange, oui !

Il veut me répondre, parce qu'on dirait, s'il ne me répondait pas qu'il n'est pas poli. Et il me lit une réponse où il dit m'admirer plus que Hugo, Lamartine, Musset. Avec toutes les précautions, je le prie de ne pas envoyer ça à L'Echo de Clamecy et de me le laisser : ça me fera plus plaisir.

Il se lève. Je sens bien qu'il part, vexé comme un homme qui renonce à la littérature.

J'écoute aux portes, et même à la serrure, le bruit que fait la vie.

Le braconnier de Chaumot. C'est un des rares qui ne me saluent pas. Il est très fier parce qu'il n'a pas de permis de chasse et que sa femme se saoule. Elle crève souvent de misère. Il devrait être socialiste. Il sait, par expérience, qu'on est nourri en prison.

Qu'est-ce que c'est, le socialisme ? Un genre de société où tout le monde pourrait braconner comme lui, mais sans aucun mérite : il n'en veut pas.

On sent qu'il vous assassinerait à la perfection. Si l'on en revenait, quel beau drame à écrire ! Chez lui, des bancs pas commodes pour s'asseoir, mais bien commodes pour se jeter à la tête.

Ils disent :

- On a beau faire, allez ! madame. Il y a des têtes à poux. J'ai beau la nettoyer avec du tabac à priser : rien n'y fait. Elle a toujours des poux et des boutons.

- Coupez-lui les cheveux.

- Oh ! de si beaux cheveux !

Et ma mère dit :

- Ah ! oui, il y a des têtes à poux ! Tenez, il n'y en a pas un pour en avoir eu comme Jules.

Honorine, à qui Marinette vient de payer des sabots, demande qu'il n'y ait pas de jour entre les bricoles de cuir et le bois.

- Autrefois, vous aimiez qu'il y ait du jour. Vous étiez coquette.

- Je me fous de la coquetterie, répond Honorine.

Au cri d'une chouette qui passe sur la maison, Marinette se réveille et demande, croyant que Baïe l'appelle :

- Qu'est-ce qu'il y a ?

Mais la chouette ne répond que par un battement d'ailes plus précipité. C'est déjà quelque chose : le bon Dieu n'en a jamais dit autant.

Les mâchoires lentes du paysan. Quand il mange, on croit qu'il pense.

A Paris, elle allait régulièrement à la messe, mais elle s'arrangeait pour arriver en retard et rester debout : ce n'était plus la peine de payer deux sous de chaise.

Paysan. Voilà un homme simple. Regardez-le, prenez votre temps, et, au bout de quinze jours, trois semaines, dix ans, écrivez une page sur cet homme : dans tout ce que vous direz de lui, il n'y aura peut-être pas un mot de vrai.

11 septembre.

Conseil municipal. Séance orageuse.

A propos du paiement des gardes forestiers, que je comprends d'ailleurs aussi mal que les autres, je dis :

- C'est la loi, c'est la loi.

Alors, Gautier, garde-rivière, - nous n'avons pas gardé la rivière ensemble -, d'une voix caverneuse :

- Vous ne la comprenez pas.

- L'avez-vous lue ?

- Ah ! ma foi, non.

- Eh bien, moi, je l'ai lue, et je vous dis : « C'est la loi ! »

Je me monte, et ça se gâte.

A propos de l'école, Gâteau dit - et ça tombe de sa bouche comme une bouse de vache, comme si c'était son âme :

- Moi, je n'ai pas besoin d'école : je n'ai pas d'enfants.

C'est si énorme qu'on proteste.

- Monsieur Gâteau, dis-je, vous venez de prononcer une parole imprudente. Laissons là cette question.

Gêné, il cherche à faire l'aimable, mais en voilà un qui ne me ratera pas, dans quatre ans.

Rousseau et le catéchisme.

- C'est l'affaire des parents, dit-il.

- Tout le monde n'a pas vos idées.

On parle hygiène. Page, qui a une tête comme une motte de petits vers rouges, dit :` -

- Jamais le fumier n'a fait de mal à personne. Les fosses d'aisance, je ne dis pas. Et puis, il n'y a pas de maladies. Il n'y a pas de fièvre typhoïde. Les bêtes boivent dans des mares noires comme le purin : ça ne leur fait pas de mal. Pourquoi donc que ça nous en ferait ? Ce n'est pas le fumier, c'est les engrais, qui empoisonnent le monde.

Ils ne croient au médecin qu'en cas de maladie.

12 septembre.

Chaque note doit avoir la saveur d'une fraise.

Il a perdu un fils de dix-sept ans, un fils qui lui coûtait, dit-on - il venait d'être reçu bachelier -, plus de trois francs par jour !

Un vieux foudroyé appelle Marinette Madame la Magistrate.

Matin de gai soleil où les draps de lit et l'édredon sèchent sur les fagots.

Alors, on se prend la tête dans les mains, et, si elle n'était pas aussi solide, on la jetterait dans ce jeu de quilles humain et cocasse qui s'appelle conseil municipal.

16 septembre.

Honorine a failli mourir. Elle a mangé un champignon et - sauf notre respect - elle a vomi.

- N'en mangez plus ! dit-elle.

Cette vieille qui répète à chaque pas : « Si j'étais donc morte ! » elle a eu bien peur de mourir.

Quoique cantonnier, il ne sait pas lire : il se sauvait au lieu d'aller à l'école. Sa femme non plus ne sait pas lire : elle a eu trop de petits frères et de petites soeurs à élever.

19 septembre.

Promenade à pied à Asnan. Une brèche dans une haie nous laisse voir un horizon imprévu.

Des prés au milieu des bois : les chevaux y sont peut-être sauvages.

Le premier qui bâtit dans ce trou la première maison devait être fatigué d'une longue route. Il s'est assis et il a dit : « Je n'irai pas plus loin. » A la place où il s'était assis il a posé sous son derrière la première pierre de sa maison.

Les gens de Germenay naissent et meurent dans leur trou. Ils se fichent de l'horizon comme de leur première chemise.

Imaginer l'âme d'un village.

Asnan. Ils ont une butte merveilleuse, rose de bruyère. Leur Notre-Dame, accrochée par des crampons de fer à son piédestal, les bénit et tourne le dos aux gens de Grenois.

Oh ! vivre huit jours dans ce petit village de Grenois qui est là, tout entier, comme une coquille, et monter chaque soir sur la montagne ! Dieu aime les hauteurs.

Un paysan d'Asnan :

- Monsieur, je vas vous dire le pourquoi. Je ne connais pas le pourquoi, mais je vas vous dire : la vigne ne donne plus. Chacun fait du vin pour sa soif, mais on n'en vend plus, et on pourrait le vendre qu'on ne le vendrait pas. Autrefois, les marchands venaient. Ils ne viennent plus : les communications sont trop faciles. Ils vont acheter leur vin très loin, où c'est moins cher.

Si Dieu me pardonne, je lui demanderai de me laisser revivre une vie à Grenois.

Villages plus inconnus que les étoiles.

Honorine ne se sert même plus de draps : elle se couche tout habillée sur son lit.

Elle essaie de grimper sur une chaise pour remonter sa vieille horloge. Ça ne lui sert à rien, car elle est sourde et ne peut plus lever la tête pour regarder l'heure, mais elle aime à voir le balancier qui « derlingue ». C'est une compagnie. Marinette la lui remonte et dit :

- Quelle heure ?

- Mettez six heures.

- Mais il n'en est guère que quatre.

- Marchez ! Mettez tout de même six heures. Ça ne fait rien : elle « dessonne ».

Avoir tant travaillé, tant dépensé pour élever mon Elie, et qu'une fièvre l'emporte en huit jours !

La dépense faite, ils la regrettent autant que le mort.

L'homme se détourne pour pleurer, comme si c'était une inconvenance.

Mon cerveau manque de fiches.

Ce que les rayons du soleil ont fait dans la journée.

L'un d'eux :

- J'ai gratté le bout du nez d'un petit lapin blanc.

Quand on leur demande de prendre des précautions pour la salubrité publique, ils disent qu'on leur cherche chicane.

Philippe couche avec le bonnet de sa femme.

Une amende à qui trouvera une pensée sur la vie. Laissez donc la vie tranquille !

A une femme :

- Vous m'appellerez.

- Quand ça ?

- Quand vous changerez de chemise.

Nous sommes peut-être déjà morts trois ou quatre fois.

Cloche : jupe sonore.

La patrie, c'est toutes les promenades qu'on peut faire à pied autour de son village.

Rêve. Une femme me gratte dans la tête. Je lui dis :

- Ecris à ton mari : « Monsieur, il fait grand vent. J'ai tué quatre poux. »

Des êtres invisibles éclatent de rire.

Etoiles : tout ce feu d'artifice qui reste en l'air !

Guerre. Il n'y aurait qu'à dire à l'ennemi : « Ne venez pas ! nous avons la fièvre typhoïde. »

Toute cette bonté me tue. Si je m'interdis d'être un peu méchant, à quoi suis-je bon ?

Vérité. Quelques romanciers la font bien sortir du puits, mais tout de suite ils l'enveloppent dans un tas de couvertures.

Le vieux gardeur de moutons se râpe ses pieds nus avec un couteau.

Les Japonais coiffés d'écuelles.

« On a toujours fait comme ça ! » disent-ils. Ils découragent, ils vident.

Du jour où j'ai connu le paysan, toute bucolique m'a paru un mensonge, même les miennes.

Le soleil, déformé par les nuages, est tombé dans les bois comme une masse en fusion. Elle n'en finissait plus de s'éteindre. Elle mettait le feu à tout le bois, et les nuages brûlaient, immobiles. C'est peu après que la lune apparut de l'autre côté, un morceau rouge de la pleine lune. Sur l'éteule sèche des pies jouaient au volant. Des chiens en chasse aboyaient au soleil : un coup de feu, et le soleil tomba.

De loin, le bois n'est plus que de l'ombre, de près, que de la nuit.

24 septembre.

Crépuscule. Quand je rentre, les arbres ont l'air de me dire : « Tu nous quittes ! »

- Et je pense aussi au socialisme, dis-je à Marinette. C'est attirant. Je peux me dire : « Il faut vivre, écrire des pièces, gagner de l'argent pour toi, pour Fantec et pour Baïe », mais je ne peux pas m'empêcher de penser au socialisme. Il y a là tout un monde neuf où ce n'est pas de se faire une position qu'il s'agit, mais de se dévouer.

- C'est cela, dit-elle, que je ne comprends pas.

- Cela, quoi ?

- Qu'on voie nettement ce qu'on devrait faire, et qu'on ne le fasse pas.

- De sorte, dis-je, que, toi, si tu t'enthousiasmais pour une Soeur de Charité, tu te ferais Soeur de Charité ?

- Oui.

- Et ton mari ? Et tes enfants ?

Elle ne répond pas, parce que le four est chaud et qu'il faut y mettre les perdrix.

Je dis à Baïe assise sur le buffet, et que j'embrasse :

- Elle ne sait pas ce qu'elle dit, ta mère.

- Oh ! si, répond Baïe, comme si je traitais sa maman de folle.

Si je ne suis pas socialiste pratiquant, je suis persuadé que là serait ma vraie vie. Ce n'est pas par ignorance : c'est par faiblesse. Tu es là, vous êtes là, toi et mes enfants, et notre hérédité bourgeoise, et mes habitudes d'homme pour qui l'art est tout de même un métier. Je n'ai pas le courage de rompre ces chaînes. Si je ne tiens pas aux 300 000 francs de droits d'auteur de Capus, je tiens à 10, à 15 000. Si je me fiche de l'Académie, je tiens à quelque succès. Si je me moque de la vie mondaine, j'ai encore deux ou trois amis, qui sont des Parisiens, et avec qui j'aime encore à passer deux ou trois soirées par semaine. Je suis incapable de faire ce qu'il faut pour briller dans ce monde-là, et je ne suis pas capable de me jeter, tout nu, dans l'autre. Voilà !

L'envie n'est pas un noble sentiment, mais l'hypocrisie non plus, et je cherche ce qu'on gagne à remplacer l'une par l'autre.

L'envie avouée, c'est du courage, presque une excuse

Conseil, aux chasseurs, de sortir une fois sans leur fusil et de parcourir les champs où ils ont tué. La pie devient familière. Les perdrix attendent qu'on soit tout près d'elles. Les prunelles sollicitent, et la juteuse petite poire sauvage.

Les prés s'endorment sous une légère brume.

Le boeuf s'arrête et regarde, et le boeuf qui le suit lui lèche le derrière d'une langue paresseuse.

Ce pré qui tire à lui toute la couverture verte.

Et l'on n'a pas assassiné : c'est quelque chose.

Les araignées ont fait leurs Sciences : fortes études en géométrie.

J'ai l'âme âcre comme un bouton fiévreux.

Depuis onze ans elle fait des démarches - inspecteur primaire - pour se rapprocher de son fiancé qui est à Préporché. Mais elle n'est plus jeune, elle a un oeil en retard, et son fiancé fait peut-être des démarches - hommes politiques - pour qu'elle reste où elle est.

27 septembre.

Médecins. Tous autoritaires, même quand ils disent : « Ah ! c'est ce qu'on ne peut pas savoir ! »

1er octobre.

On ne peut rien cacher. La force, c'est de n'avoir rien à cacher.

Promenade. Les perdrix n'ont plus peur. Oh ! je voudrais être une perdrix. Elles étaient si bien là, dans ce champ, derrière la haie !

Attelage : deux boeufs, quatre roues réunies par une poutre et deux traverses. Assis derrière ses boeufs, l'homme chante. C'est primitif. Un roi de la terre rentre au village.

Deux chouettes qui se croient déjà seules se jettent des cris d'un chêne à l'autre. Deux vieilles femmes assises au bord d'un champ gardent leurs oies, ou leurs oies les gardent.

Le bois est varié, comme endimanché.

Les prés sont admirables, verts et doux à l'oeil, bien couchés en long et en large.

4 octobre.

Elle avait un nourrisson à trente francs par mois. La voilà malade. Le médecin craint une mauvaise fièvre et ordonne de sevrer immédiatement le nourrisson. Elle va le nourrir au biberon. Voilà ses trente francs peut-être perdus : elle comptait les avoir pendant dix mois. Maigre, elle donne des coups de poing à son édredon, et pleure.

Honorine, la grand-mère du mari, assise devant la porte sur un fagot, crie :

- Le bon Dieu ne ferait-il pas mieux de me prendre ?

Qu'est-ce qu'il en ferait ?

Oui, oui ! Ils sont ignorants, hypocrites, méchants, mais il y a la misère et la maladie. Vide tes poches, au lieu de donner des conseils !

Promenade. Dans la brume, une pauvre maison prend des aspects de château-fort.

Les boeufs, immobiles dans le pré, tête basse, ont l'air d'avoir le nez pris dans l'herbe.

Dans l'arbre, la rosée pleut de feuille en feuille.

Le cantonnier me dit : « Bonjour, monsieur Renard. »

Feuilles rougies. Il doit y avoir des yeux de femme de cette couleur, pleins d'automne.

A l'horizon, du soleil rose renversé.

Tout homme vaut mieux que ses façons de s'exprimer.

Elle a eu la voix prise dans une porte.

L'arbre me jette une feuille sur l'épaule et se remet à rêver.

Cet ancien larbin dit d'un noble :

- Oh ! je le connais très bien ! Il m'a même donné une poignée de main.

5 octobre.

Luther. Lire les Propos de table de cet homme admirable.

Promenade de long en large sur la terrasse du jardin. Le chat noir et le blanc, assis sur le mur, regardent tomber la nuit et écoutent s'éveiller le monde des ténèbres.

Ils veulent vivre tranquilles, et, moi, je veux les moraliser. « Qu'est-ce qu'il a à nous embêter, celui-là ? »

J'écris peu, mais je vivrai si longtemps !

La rentrée. Oh ! c'est lâche d'aller aux lumières, de quitter ce pauvre petit village quand il va y faire si froid et si triste.

Ils aiment l'hiver. Ils disent :

- On n'a rien à faire. On se repose. On reste longtemps au lit. On ne dort pas tout le temps, mais on est bien.

L'eau glacée où les laveuses ont, toute la nuit, l'impression d'avoir laissé leurs doigts.

Première gelée. Un peu de glace dans une feuille de chou.

En hiver, c'est avec leur lanterne qu'ils vont « donner un morceau » à la vache.

Ils vivent surtout par la racine.

Poësie. Un moulin à café à vent.

Un jour, je crois au progrès humain, je l'appelle de toutes mes forces ; les six autres jours, je me repose.

11 octobre.

Malade, avec moins de fièvre, mais la gorge prise, elle continue de taper sur son édredon en disant de son homme :

- Il est trop bête !

Elle est inscrite à l'assistance médicale, mais il n'a pas l'idée d'aller chercher le médecin.

Quand elle lui demande à boire, il lui dit de se déranger. Il aime mieux se disputer avec sa belle-mère et lui jeter le soufflet dans les jambes.

Celle-ci, d'ailleurs, n'est pas mal. Elle habite Mhère. Quand elle a reçu la dépêche, elle a dit :

- Si on a besoin de moi, c'est qu'elle est morte.

Elle est venue. Elle s'étonne un peu qu'on l'ait dérangée pour rien. Marinette lui fait observer que c'est surtout vivante que sa fille a besoin d'elle.

A la malade, Marinette fait apporter un peu de limonade, qu'elle boit, lasse du lait, avec délices.

- Oh ! que c'est bon ! dit-elle. Et puis, madame, ça me fait faire des vents.

Quand elle sera guérie, elle n'aura plus de lait, donc, plus de nourrisson. Elle aura la santé avec la misère.

Et elle pleure, en criant :

- Il est bête, madame ! Vous ne savez pas comme il est bête !

Les paysans et la nature. Toutes ces misères physiques et morales sous ce ciel ! Et la terre est couverte de villages.

Tout à l'heure des cigognes passaient en criant. Ces cigognes sont des grues. On les entendait de loin. Un long ruban envolé très haut, flottant, ondulé, en demi-cercle, irrégulier, comme agité par une main. Çà et là, une brisure vite bouchée, ou des points noirs de cigognes trop pressées. Oh ! s'il en tombait une !

Une petite fille passe un mur, s'arrête, écoute, ne voit personne, saute dans le pré et tire de sa poche une lettre de son amoureux qu'elle lit au milieu des boeufs énormes qu'elle va emmener à la ferme.

Un boeuf me regarde. Il a l'air bon, et doux, et patient, comme Fantec. Marinette l'aurait embrassé.

Je marche bien en sabots sur l'éteule. Fortune faite à Paris, j'apprends, à la campagne, à marcher avec des sabots.

Sacs de pommes de terre debout : petits vieux tassés, en bonnet de coton.

Les feuilles jacassent comme des petites filles la veille des vacances : l'arbre va leur donner congé.

Dans les champs de pommes de terre, les paysans ont tous l'air de creuser leur fosse.

Le vent court sur le gazon comme un fer à repasser.

La lanterne : une bougie en prison.

Vache si maigre qu'elle a étendu, comme un drap à sécher, sa peau sur ses os.

La pie, cet oiseau qu'il faut toujours remonter.

- Nous ne pouvons pas nous entendre, socialos, vous et moi. Vous voulez vous enrichir, je cherche à m'appauvrir. Vous réussirez plus vite que moi.

Ma mémoire est comme une boîte où il y aurait un peu de tout. Ça me dégoûte de chercher dedans.

Je n'ose même plus dire : « Je travaillerai demain. »

Soirée. La lune, Jupiter. Brumes mobiles. Troupe d'arbres passant un gué. Un chien chasse. Boeufs invisibles.

Château sombre, mais la lumière de la salle à manger indique que des gens y dînent conformément à l'étiquette.

Les peupliers minces, les ormes lourds. Comme les brumes bougent les uns se noient, d'autres redressent le front.

On entend couler la rivière au plus profond de la terre.

Par instant tout se noie. C'est le déluge.

La bouche déjà pleine d'humidité, on rentre. On a un peu peur.

C'est encore dans ses ennemis qu'on trouve le plus de bassesse.

15 octobre.

Rentrée à Paris.

L'air pensif comme les gens qui, à table, retiennent leur serviette avec le menton.

Un pelisse, pour quoi faire ? J'ai connu un ours qui mourait d'envie d'avoir une jaquette d'alpaga.

La guerre au couteau dans la voix : Mme Lepic a un sabre.

La betterave coiffée comme un chef Peau-Rouge.

16 octobre.

Etudier sans livres.

Chacun trouve extraordinaires ses petites aventures domestiques. Est-ce bizarre !

Au théâtre, il s'agit de donner à tous cette petite illusion.

18 octobre.

Hier, Paris m'a paru une ville sale, triste, ignoble, qui ne mérite pas que ça coûte si cher d'y vivre. Jamais vu tant de monde dans les rues : on les refuse donc au métro ? Une femme me demande :

- La rue Tronchet, s'il vous plaît, monsieur ?

- La rue Tronchet ? Attendez donc, ce doit être à droite.

Et, levant les yeux, je vois que nous sommes dans cette rue.

Flammarion tire le pied sur le trottoir boueux.

- Non, ça ne va pas, dit-il

- A la campagne ?

- Je suis resté à Paris.

- Pour travailler ?

- Toujours, et puis, je suis fâché avec mon gendre. Oh ! j'ai bien vieilli. La vie me dégoûte.

- Voyons ! dis-je.

- Si ! Si ! Et vous, qu'est-ce que vous faites ?

- Mais foi, rien.

- J'ai lu votre interview. Vous n'avez rien dit. Au revoir.

- Au revoir. Mais il ne faut pas vous désoler, lui dis-je.

Pourquoi ne se désolerait-il pas ? Il est bien libre !

Et, sur le boulevard, le même Montégut, celui qui est en train de faire un roman « immense ».

19 octobre.

Première répétition générale. Au Palais-Royal, Le Marquis de Berr de Turrique. Les mêmes figures et les mêmes pièces.

J'ai de la peine à m'habituer à ne voir dans l'art dramatique qu'un métier comme un autre. Ce n'est pourtant qu'un métier. Il ne s'agit pas de savoir si M. Berr est un homme de talent, mais si sa pièce est bien fabriquée. Elle ne l'est pas trop mal. Il y a de l'adresse, des mots d'esprit, des scènes qui n'ennuient pas.

Le public est toujours aussi sévère et indulgent, avec la même incohérence.

Mme de Noailles n'a pas trouvé à son goût l'article du Matin, ma réponse à l'enquête de Vauxcelles sur la littérature. C'est la déesse. J'ai manqué de respect. J'ai blessé la déesse au talent.

Elle a trop de génie, et pas assez de talent : le talent, c'est le génie rectifié. Elle a cette espèce de génie propre aux personnes de talent qui manquent de goût.

Ah ! les belles choses qu'on écrirait si on n'avait pas de goût ! Mais, voilà, le goût, c'est toute la littérature française.

Jaurès a le goût des images. Les siennes ne sont pas neuves, mais elles sont rafraîchies, et c'est avec un grand art qu'il les étale.

20 octobre.

Chacun a sa tare cachée et qui le ronge. Moi, c'est la paresse, mais elle m'est agréable à gratter.

21 octobre.

Au Salon d'automne. Des Carrière, des Renoir, des Cézanne, des Lautrec.

Carrière, bien, mais un peu trop malin.

La majesté dans le vice, de Lautrec.

Cézanne, barbare. Il faudrait avoir aimé pas mal de croûtes célèbres avant d'aimer ce charpentier de la couleur.

Renoir, le plus fort peut-être, et, à la bonne heure ! celui-là n'a pas peur de la peinture : il met tout un jardin sur un chapeau de paille, on est d'abord ébloui. On regarde, et les bouches de ses petites filles se mettent à sourire avec une finesse !... Et ces yeux qui s'ouvrent en fleurs ! Les miens s'ouvrent aussi.

Vallotton, d'une insignifiante tristesse de tapissier.

La belle vie de Cézanne, toute dans un village du Midi. II n'est même pas venu à son exposition d'automne. Il voudrait bien être décoré.

C'est ça qu'ils veulent, les pauvres vieux peintres dont la vie fut admirable, et qui voient enfin, près de mourir, les marchands de tableaux s'enrichir avec leurs oeuvres.

Renoir, vieux et décoré, disait :

- Hé ! Hé ! oui, on baisse le nez, on voit ce rouge, et, ma foi ! on redresse la tête.

Vollard, le marchand de tableaux, dit :

- J'en veux à mon père de ne m'avoir rien appris d'artiste. Je ne peux pas causer avec une jolie femme dans la rue sans me faire l'effet d'un goujat.

22 octobre.

Je me fais l'effet d'un naufragé qui ne peut aborder ni sur la rive droite, côté roman, ni sur la rive gauche, côté théâtre, et qui finirait par se dire : « Mais je suis bien, là, au milieu ! Je n'ai qu'à m'y tenir par mes propres forces et qu'à regarder les rivages. »

Guitry ment, mais qu'est-ce que ça me fait ? Je n'attends pas de lui la vérité : je l'ai chez moi.

Son voyage en Italie : des villes incroyables, un Vésuve crachant des jets de feu qui lui retombent sur la gueule. Venise : toutes ces maisons poussées dans l'eau, c'est insensé !

- Mais comment peut-on aller là et n'y pas rester ?

- Il faut bien faire comme moi, dit-il, et revenir à Paris chercher son blé !

- Nous remettre de la boue sur la face...

- Je n'y manquerai pas.

Il a vu Lemaître et est allé déjeuner chez Mme de Loynes, chez les honnêtes gens. Il faut bien, à cause du blé. Lemaître lui dit :

- Je croyais votre théâtre en proie aux Juifs.

- Du tout, répond Guitry. Je ne peux pas les voir, non parce qu'ils sont Juifs, mais parce qu'ils sont ennuyeux. S'il faut absolument en voir un, ne voyons que le seul qui soit innocent, le capitaine Dreyfus.

- Hi ! Hi ! dit Lemaître.

Lemaître s'amuse à faire la vache, Mme de Loynes, le chien, qu'elle confond d'ailleurs avec le chat.

Forain à l'Olympia. Nos regards se croisent, les mains vont peut-être se rapprocher. Heureusement, une grue passe entre nous.

Voilà comment on passe pour des hommes de caractère.

Coeur vaseux facilement troublé.

24 octobre.

C'est surtout de souvenir que je prends des notes. Quand je regarde, quand j'écoute, je ne pense jamais qu'il me faudra tout à l'heure écrire.

Les aveugles nous apprennent à voir.

Le féminisme, c'est de ne pas compter sur le Prince Charmant.

Musset : quand il chantait, il avait du génie, du bon sens lorsqu'il ne chantait pas.

Automobiles. Jamais le luxe n'a été aussi insolent. C'est le capital qui écrase, hors de portée : que de vols meurtriers il lui faudra pour de pareilles débauches !

Il y en a comme des voitures de guerre. On va revenir aux chariots armés de faux.

26 octobre.

C'est une grande joie pour Tristan que de lire le Bottin de province et de constater que neuf ou dix arrondissements n'ont pas de tribunal, ou qu'une ville a beaucoup plus d'habitants qu'on ne croirait. 28 octobre.

Un plat doré, chaud, un magnifique champ de purée de pommes de terre.

Peuplier et sa taille toujours au-dessus de la moyenne.

31 octobre.

Nevers. Conférence à l'Amicale des Institutrices et Instituteurs nivernais, sur le théâtre.

Très bien. Première partie : applaudi à chaque instant. Le milieu les intéresse. La fin les frappe.

Après la conférence, tête endolorie par le bruit de ma voix comme par un grelot.

Un seul homme politique au banquet : Laurent, conseiller général, qui, dans un discours de ferblantier - c'est son état, je crois - assimile les instituteurs aux prolétaires ( !) et fait voeu de les arracher aux griffes des politiciens.

Proviseur joyeux dansant jusqu'au six heures du matin, avec une gravité d'enfant.

Femmes. Aucune n'est jolie, mais il y en a de distinguées, de touchantes par la pâleur et par les ravages d'une pensée qui fait effort.

La belle ligne des paysages de la Loire. Peupliers. Grandes surfaces pour une course de chevreuils. Sancerre semblable au Mont-Saint-Michel.

Une dame très bien, sauf un chignon qui n'en finit plus, me demande :

- On m'a dit, monsieur, que vous faites une Histoire naturelle ?

A certains mots, ils ne rient pas : ils pouffent. C'est désagréable.

Automne. Paysage au caramel.

2 novembre.

Une bouche. Ses lèvres épaisses faisaient rouge dans sa barbe inculte comme un oiseau tout nu dans un nid mal fait.

Promenade. Feuilles : papillons grillés.

Willy dans une voiture de maître, avec son chapeau à bords plats. S'il le changeait, on ne distinguerait plus Willy de ses collaborateurs.

Une jeune fille passe, noire, poilue, stupide.

Tout à coup, on reconnaît une femme qu'on n'a pas vue depuis vingt ans, avec laquelle on a dansé, parlé d'amour. Impossible de se rappeler son nom. Il y a dans son regard de la surprise. Elle ne sait plus jusqu'où il faut qu'elle retourne en arrière.

Actrice. Elle se pâme, l'oeil dans la salle, l'oreille chez le souffleur.

La Déserteuse, de Brieux et Sigaux. C'est sans art, mais il faut parfois se tenir, à quatre pour ne pas pleurer.

Le coup de poing de Gémier. Je défie le public de ne pas applaudir quand un acteur donne un coup de poing sur une table. C'est de l'applaudissement par imitation. Pleurs qui montent d'une âme trempée jusqu'à la corde

7 novembre.

Baïe ne peut pas réfléchir sans regarder au plafond. Quand on l'ennuie, elle ferme la tête.

Femme. Une peau de raisin qui a eu froid.

Bonnes ou mauvaises, on voit mal les pièces trop bien jouées.

Paresseux comme tous les hommes d'intérieur qui ont trop le temps de travailler.

Le moineau né de la tuile.

Très peu d'hommes gagnent à être connus. Ce que l'étranger voit d'abord, c'est le meilleur, les bons sentiments pour la galerie ; et c'est pourquoi nul n'est prophète en son pays. L'effort du juste ne résiste pas à la poussée quotidienne, à la bêtise, à la méchanceté d'autrui. Le prophète s'éloigne parce qu'il voit clair, lui aussi. Rien à faire.

8 novembre.

Donnay, ingénu et charmant. Il a toujours l'air de débuter. Il n'a pas l'arrogance du succès, ni même de l'insuccès.

Dans la loge de Brandès il attend les tasses de lait. Comme c'est pénible, ces confrontations avec l'auteur ! Il aime qu'on lui dise : « J'adore votre pièce. »

Une fois de plus, nous faisons de l'intimité.

- Parmi les hommes de talent, dis-je, il y a les poëtes, et les autres. Vous êtes un poëte.

- Ça me fait plaisir, ce que vous me dites là.

Nous causons. Puis :

- Il faut nous voir plus souvent, dit-il.

- Ce n'est pas la peine. C'est plus charmant de ne se retrouver ainsi que cinq minutes tous les ans.

9 novembre.

Les cheveux de la femme, ces serpents.

Le panache d'une maison, c'est de la fumée.

Théâtre. On leur offre une perle : ils lui reprochent de ne pas être une banquise.

La vie a un tel goût que je m'interdirais d'imaginer mieux que la vie.

12 novembre.

Vexé par l'accueil des Nivernais hier soir, consolé par l'article de La Tribune de ce matin. Je dis à Marinette :

- Je suis vaniteux, hein ?

- Non, dit-elle en riant.

- Non, mais j'aime les éloges.

- C'est-à-dire, répond-elle, que, quand ils viennent, ils ne te troublent pas ; mais, s'ils ne viennent pas, tu...

- Oui, oui.

- Mais ils viennent toujours.

- Et puis, dis-je, je serais peut-être un vaniteux, et je ne serais que cela, si je n'étais poëte. Poëte, je vois la vanité de la vanité même. Je sais voir la beauté, et il y a tant de belles choses !

Les Nivernais. Dîner. Soirée douloureuse. Quelles gens !

Un commandant, originaire de Grenois - il me dégoûte de Grenois -, qui revient du Tchad ; le vieux sculpteur Boisseau qui doit être un brave homme ; un pharmacien enrichi par une lotion, un avocat qui me crie : « Hé ! Jules ! »

Un fond réactionnaire. Tous satisfaits.

- Honneur au nouveau venu ! dit Boisseau.

L'honneur, c'est d'être assis à sa droite. Il raconte des histoires ennuyeuses, avec des dates d'une précision !...

Seuls, Dalligny, devenu brun, Renault, médecin, et Mignot, chirurgien décoré - qui, jadis, au lycée de Nevers, gagnait sa place sur le banc le plus élevé en longeant les murs -, me sont sympathiques.

Le sourire et la voix, vingt-trois ans après, sont les mêmes.

Je suis mal à l'aise.

Et le dîner ! Du gibier, des sauces effroyables. Heureusement, on peut boire de l'eau et ne pas fumer. On en est quitte pour admirer la forte génération qui nous précède.

On a parlé de Poil de Carotte, réclamé mon concours pour organiser une soirée. Mais, à la fin, Renault me présente encore un monsieur, qui me dit :

- Renard, de Nevers ?

- Non, monsieur

- Etes-vous parent avec... ?

- Tous les renards sont plus ou moins parents.

Zut ! Je veux bien me moquer de la célébrité, mais pas avec ces gens-là. Je reviens énervé au point que Marinette me dit :

- Pauvre gros !

Le Nivernais est un être plat, sans esprit pratique, et le moins littéraire qui soit. Des peintres au mètre, oui, des sculpteurs pour bustes sur bornes ? mais pas un artiste !

Presque tous décorés, d'ailleurs.

On entend :

- Je suis de l'Université. Je peux en causer, des nouveaux programmes !

- Evidemment.

Et pas un mot d'esprit ! On n'y parle ni politique, ni religion. Oui, mais on s'y embête, car ne vous flattez pas d'y parler en artistes.

Des gens qui viennent là parce qu'ils ne vont jamais nulle part.

Le pharmacien me dit :

- Mon vieux, j'ai reçu, d'une femme, une lettre de quatre pages, pour ma lotion. J'en ai plus de quatre cents comme ça. Tu devrais venir les lire : tu en ferais des livres. C'est autre chose que du Poil de Carotte, ça !

Ah ! quand un homme a réussi, et qu'il est bête, c'est une insulte aux étoiles.

13 novembre.

Quand j'ai connu la critique, j'ai cru que c'était la justice. De là, le dégoût que j'en ai.

La vitre a des défauts qui doublent les étoiles.

Hiver. Le moineau voudrait déjà entrer dans la cage des serins.

La misère a une bonne petite soeur invisible, qui est toujours auprès d'elle et qui la console en secret : l'insouciance.

- Vous êtes modeste !

- Oui, mais qu'il m'en coûte !

15 novembre.

Notre Jeunesse à la Comédie-Française.

Du pas mauvais Capus appliqué à la Comédie-Française. Des concessions perpétuelles, même d'originales ; je veux dire qu'il y a parfois de l'audace comme en peut supporter ce théâtre dans ses soirées de bravoure. C'est un succès, un joli succès.

Capus, qui a été inquiet pendant les deux premiers actes, dit, après le quatrième :

- Maintenant, je m'en fous. C'est fini : ils ne m'auront plus. Ils ne m'auront ni demain, à la première, ni ensuite. Mendès peut dire qu'il trouve ça mou ; d'ailleurs, il trouve peut-être que c'est très bien. Je m'en fous : j'ai réussi. Il me fallait réussir dans une maison où tant d'auteurs ont eu du succès, et j'ai réussi avec une pièce où il n'y a pas d'amour. Dans ma pièce, il y a tout pour qu'elle soit un gros succès de public. Il y a le poids. Je suis bien content de certaines choses que j'y ai mises. Je suis bien content de l'ensemble. C'est une pièce bien conduite. Etc. etc.

Il va en faire une autre qui ne sera pas mal non plus.

Au théâtre, on ne doit rien à l'auteur : ni respect, ni pitié, ni tendresse. On ne lui doit que de l'hostilité, et de l'attention. On vient le dévorer, mais le premier morceau de sucre vous calme : c'est de la justice rapidement accordée.

- On ne doit que l'écouter, dit Capus.

16 novembre.

Claretie et Guitry.

- Après vous, dit Claretie.

- Non, non !

- Si, si ! Vous êtes chez moi.

- Ah ! c'est vrai ! dit Guitry. J'oublie toujours.

Jaurès est abonné à L'Humanité.

J'avais de grandes qualités de théâtre, mais les pièces des autres m'en ont dégoûté.

Tout de même, l'homme qui en rencontre un autre sortant des cabinets ne lui tend pas franchement la main.

La bassesse du théâtre, oui, mais celle de la critique ! Pourquoi et pour qui l'auteur se gênerait-il ?

La neurasthénie, c'est la misanthropie. Nous n'osons même plus nous servir de mots qui nous fassent honneur.

17 novembre.

Nous ne sommes pas si méchants que ça, et certains auteurs doivent plus d'un faux succès à la crainte que nous avons eue de paraître envieux.

On finit par être plein d'admiration pour ces gens qui ne méprisent rien du théâtre.

Les revirements brusques de ses bonshommes, Capus les souligne d'un « C'est bizarre ! on dirait que j'avais le pressentiment... » Il va au-devant des objections. C'est adroit, et ça manque de franchise : deux qualités.

Et c'est écrit avec une allumette, mais comment dire ? avec une allumette enflammée, une allumette qui, à chaque instant, prend feu et illumine tout ce gribouillage.

A Chitry, 20 novembre : mariage ; 21 : démission de Huot, secrétaire de la mairie ; 22 : inspecteur d'Académie et sous-préfet.

23 novembre.

Guitry me dit :

- Voilà le spectacle qui me plairait maintenant : Monsieur Alphonse avec Soeur Ernestine ; mais il ne faut pas de franc-maçon.

Naïf, je le détourne de jouer ma pièce. Ce n'est pas ce qu'il lui faut. Je ne suis pas sûr, etc.etc. Et il faut le voir reculer à la moindre poussée.

Il s'en va, disant :

- Enfin, revoyez ça, et nous en reparlerons.

Mairie, les 19 et 20 novembre. Le mariage. Le drapeau sans flèche. La mariée, je l'appelle presque « madame » pour la prier de s'asseoir. Mauvaise grâce de Huot, son étonnement aux premiers mots de mon discours. Ces dames pleurent. On signe. Ni le père, ni la mère ne savent signer. La mariée relève son voile. Je l'embrasse, et, grâce à Philippe qui m'a prévenu, je lui donne vingt francs pour son premier petit poupon. Invitation à déjeuner : « On viendra vous chercher en voiture. » Mais, depuis cinq heures du matin, à cause du froid et d'un bouillon trop vite avalé, je ne pense qu'à vomir.

A mon arrivée, molle poignée, qui se retire, de Huot ; le soir, la même. Le lendemain, je n'offre pas la main. Je ne remarque pas qu'il s'éclipse et qu'il va demander à sa femme si le moment est venu, mais je remarque qu'il n'y a pas une ligne d'écrite sur le registre.

Après l'adjudication des bois de Combres, village de la commune, Huot « donne sa démission à cause de l'hostilité de monsieur le maire ». Tous rangés autour du feu. Je me chauffais les pieds.

- Avant de donner votre démission, dis-je, vous auriez dû me donner une explication.

- C'est vous, dit-il.

- Non, c'est vous.

Discussion violente et vague.

- Voici ce que j'enseigne à l'école, dit-il.

Et il lit je ne sais quelle page sur les lettres anonymes.

- Assez ! dis-je. J'accepte votre démission.

Embarras. Je tâche d'expliquer. J'aurais voulu le garder comme secrétaire et avoir une institutrice.

Mais je préfère avoir une explication avec Huot. Il est parti. J'envoie le garde le chercher : il refuse de venir. Je vais le trouver. Une demi-heure d'explications où sa femme, qui n'a pas voulu nous laisser seuls, bave, rage, siffle. Je ne perds pas patience. J'explique à Huot ma combinaison de retraite proportionnelle avec secrétariat assuré. Il fléchit. Derrière mon dos, elle lui fait des yeux furibonds.

- Il a besoin de repos, dit-elle. Avec votre instruction, vous pouvez vous passer de lui.

- Oui, il vous est facile de me mettre dans l'embarras. Je fais appel à vos sentiments de devoir.

Se sentant battue, elle s'en va en criant. Ce que ses visites ont dû lui coûter, l'été dernier, assise sur une moitié de fesse !

Huot seul s'adoucit.

- Un domestique donne ses huit jours, lui dis-je.

- Je ne suis pas un domestique.

- Précisément ! Vous êtes un maître d'école, et vous devez avoir au moins l'honnêteté d'un domestique.

Après déjeuner je 1e retrouve au travail. L'inspecteur ne lui avait pas tout dit. Nouvelle explication presque cordiale. Je ne me fais pas malin : un maire ne peut se passer de secrétaire.

- Oui ou non, reprenez-vous votre place ?

- Oui, monsieur le maire.

- Vous me donnez votre parole d'honneur ?

- Je vous la donne.

Ça finit par une poignée de main, une étreinte.

Ah ! c'est dur, de les ôter d'un pays où ils sont depuis plus de quinze ans !

Les Philippe. On ne peut pas leur dire qu'on est malade sans qu'ils répondent qu'eux aussi le sont.

- Je n'ai pas dormi de la nuit. Ça m'a pris dans une dent. Ça m'a remonté vers l'oreille, et ça m'a « taboulé » dans l'oeil.

- Je ne vous demande pas ça.

Le Paul s'est flanqué un coup de cognée sur les doigts de pied, jusqu'aux os.

Nous causons dans la cuisine, sous la présidence du bonnet de nuit de Ragotte.

Honorine sur la route, hotte et bâton.

- Je n'ai plus de bois, aussi ! dit-elle.

- Je vais vous en faire donner.

Alors, elle lève la tête. Quelle tête ! Comme si elle marchait dessus : sale, terreuse, effroyable.

Les choses. Un objet a disparu. On le cherche en vain. Tout à coup on le trouve.

- Il était là !

- Hum !

- Puisque tu l'as trouvé, il y était.

- Je n'en suis pas sûr.

28 novembre.

Guitry vient me voir. Je lui dis :

- Pourquoi ne jouez-vous pas la pièce de Lemaître ?

- Impossible ! Un homme qui félicite Syveton ! Non ! Non ! Voilà : Je voudrais jouer Monsieur Alphonse et Soeur Ernestine ; seulement, pas de franc-maçon.

- Ce n'est qu'un mot, dis-je La pièce resterait anticléricale.

- Ça ne me gêne pas, dit-il

Je fais quelques objections. Il me répond :

- Revoyez ça.

Le lendemain, je lui dis :

- Le premier acte est bien. Le second, il faudrait en parler.

- Je viendrai vous voir samedi, dit-il.

Je relis ma pièce. Je me remets en goût. Le samedi, pas de Guitry, pas un mot, et tous les journaux m'apprennent, ce matin, qu'il va jouer la pièce de Lemaître, La Massière.

Le soleil est vilain. Il a l'air d'avoir des pattes d'araignée.

Allais parle d'un monsieur qui, se trouvant indigne d'appartenir plus longtemps au civil, voulait entrer dans l'armée.

Hiver. Une fumée pâle dans la pâleur diffuse d'un air froid.

29 novembre.

Guitry ne répond pas. C'est une amitié finie. Je ne sens, ma foi, plus léger. Peut-être que cet homme, à qui je dois des moments si délicieux, a fait beaucoup de mal au barbare, au travailleur que j'étais.

Le souvenir de cette amitié n'est pas peu de chose, et il me serait plus pénible d'y renoncer qu'à l'amitié même.

Il m'a plus donné que je ne lui ai rendu.

C'était l'ami riche. Repas, automobile, voyage, théâtre, argent, esprit, que d'histoires ! Je lui dois des tas de choses, mais, lui, que me doit-il ? Presque rien.

Je ne suis ni riche, ni éblouissant. Il me doit peut-être ceci : qu'on s'étonnait de mon amitié pour lui. Je lui servais d'honnête support. Moi n'étant plus là, il va peut-être fléchir dans l'estime de gens qui se croient plus de moralité que les autres.

Même supérieur comme Guitry, on finit toujours par se fatiguer d'un homme « scrupuleux » et par mépriser celui qui accepte tout. Shakespeare. Le roi Lear, un fou qui commence la folie par la niaiserie. C'est de l'imagerie d'Epinal trop rouge. Enthousiasme à froid. On applaudit Jusseaume et l'effort d'Antoine.

Par bonheur, l'émotion s'est formé le goût. On ne nous a plus, avec ces palais de carton.

1er décembre

Jaurès dit de Notre Jeunesse :

- Cela m'a paru filandreux, et puis, c'est trop facile.

De Shakespeare :

- Il est plus latin, plus clair, qu'on ne croit. Hamlet n'est pas un homme profond, mais un pauvre jeune homme accablé par le poids de ce qu'il ne peut pas faire.

Salle de rédaction. Une dizaine de jeunes gens travaillent et causent sous des becs électriques. Accents du Midi. Je suis très gêné. Heureusement il y a une cheminée où s'accouder.

On attend Jaurès. Il a prononcé à la Chambre un admirable discours à la gloire de Jeanne d'Arc, et il a sauvé Chaumié. Mais sa lettre à Déroulède est vraie. Stupeur. Le secrétaire nous montre le manuscrit : il le garde. J'en aurais payé cher une des trois feuilles : grosse écriture sans ratures. On critique la décision de Jaurès. L'un affirme que Déroulède tirera en l'air ? qu'il l'a déjà fait pour Clemenceau. Jaurès vient à moi, me serre la main, et je lui dis :

- Oh ! tous vos amis cesseront de vous aimer et de vous admirer tant que durera cette ridicule histoire.

- Cela me fera de la peine, dit-il, mais j'ai raison. J'ai pris le temps de la réflexion. Je ne pouvais plus. Depuis, quelque temps, je les sens tous, là, prêts à m'insulter dans ma femme ou dans ma fille. Je reçois des lettres d'ordures. Je sens grimper les limaces. Je me sens couvrir de crachats. Je veux arrêter cela par un geste ridicule, mais nécessaire. Je ne veux pas qu'on se croie tout permis, qu'on me mette dans la rue le bonnet d'âne.

- Socrate aurait gardé le bonnet et dit de fort belles choses. Si vous aviez lu dix vers de Déroulède, vous ne lui auriez pas écrit.

Jaurès rit et dit :

- Vous devriez nous faire quelque chose là-dessus pour L'Humanité.

- Vous ne songez qu'à vos ennemis, pas à vos amis, à cette foule du Trocadéro qui vous acclamait l'autre soir et dont personne ne vous approuvera.

- J'ai pensé à tous, dit-il.

Il faudrait lui dire : « Au fond, vous n'êtes pas un vrai socialiste ; vous êtes l'homme de génie du socialisme. »

- Vous êtes-vous déjà battu ?

- Si peu ! dit-il.

- Vous feriez un bon confesseur, me dit son secrétaire.

- Il me confesse de péchés que je n'ai pas commis, dit Jaurès.

- Oh ! Si je suis indiscret...

- Du tout, du tout ! me répond-il.

Il nous quitte, nous serrant la main. Dans la rue, comme il nous dépasse, Athis et moi, nous l'arrêtons.

- Ah ! encore ? dit-il.

- Non ! J'espère au moins que je n'ai pas dit un mot qui vous ait fait de la peine ?

Il dit que non et marche à côté de nous. On ne reparle pas du duel. Il demande comment a marché Le Roi Lear. Puis :

- Nous avons tout de même sauvé Chaumié. Nous l'avons sauvé, mais blâmé. Il a presque avoué qu'il avait eu tort.

- Est-ce un orateur ?

- C'est un bon diseur.

- Et Thalamas, vous le connaissez ?

- C'est un très brave homme.

- Je suis curieux de lire demain, dans L'Officiel, ce que vous avez dit de Jeanne d'Arc.

- Oh ! vous savez, dans cette bataille, je n'ai pas pu dire quelque chose de bien intéressant.

- J'ai besoin de prendre quelque chose de chaud. Vous plaît-il de me tenir compagnie ?

Il s'arrête devant un café, et, avec son accent :

- Est-ce un café con-ve-nable au moins ?

Je regarde et je lis : Café Napolitain.

- Oh ! très convenable !

Nous entrons.

- Vous prenez de la bière ? demande Jaurès.

Il est minuit passé.

- Non. Je prendrai un grog américain.

- Qu'est-ce que cela ?

- De l'eau chaude avec du rhum.

- Est-ce bon ?

- Ça vous désaltérera mieux que quelque chose de froid.

Il verse de l'eau dans le sien et demande une paille.

Il a une petite cravate que pourrait mettre le poëte Ponge, et un petit col, mou comme s'il avait dansé jusqu'à six heures du matin : c'est un col trempé de sueur parlementaire. Sa figure est un peu une tomate parlementaire.

C'est la sortie des théâtres. Entrent Lambert fils, puis Bernstein et Sacha qui me serrent la main. Jaurès doit croire que je connais tout le monde et que je passe mes nuits au café.

Il me confirme que, quand il parle, il dévisage, il tâche de s'adresser à quelqu'un.

- C'est intéressant, dit-il, cette action sur la foule.

Je lui détaille le portrait que j'ai fait de lui.

- Oui, dit-il. Je n'avais pas remarqué, c'est bien ça.

Il reconnaît qu'il laisse tomber ses phrases parce qu'il craint que le public n'applaudisse trop tôt.

Des gens nous regardent. Connaît-on Jaurès ? S'en défie-t-on ?

Il règle et tire de sa poche des jetons de diverses grandeurs mêlés à des pièces d'argent ; il laisse dix sous de pourboire, comme un généreux provincial.

Athis lui dit :

- Vous avez chaud. Prenez garde en sortant ! Couvrez-vous.

- Non, dit-il. C'est superficiel.

C'est dans ces mots naïfs que son accent a le plus de comique.

Dehors, il dit :

- C'est admirable, Paris.

Mais il a le souci de ne pas manquer son tramway.

- Je ne vous détourne pas ?

- Non, dis-je.

Impossible de l'appeler « Maître ». Je ne peux pourtant pas lui dire : « Citoyen ».

- Vous avez été professeur, lui dis-je. Vous avez dû marquer quelques-uns de vos élèves.

- Non, dit-il. J'étais trop jeune. En tout cas, personne ne s'est révélé.

Mais son tramway de la Madeleine le préoccupe. Il en reste un, prêt à partir. Jaurès va courir, puis :

- Non, dit-il. Il manoeuvre.

Il ajoute que, d'ailleurs, les élèves ne prennent jamais que ce qu'il y a de mauvais chez leur maître.

- Au revoir, cher ami. Bonne santé, dit-il.

- C'est lui qui va se battre, dit Athis, et c'est lui qui nous souhaite bonne santé.

- Vous travaillez énormément, Jaurès ?

- Oui, mais en politique. On a du repos, on change, on écrit et on parle. La Chambre, la tribune amusent. Je suis persuadé qu'un artiste uniquement préoccupé de son art ne résisterait pas à une telle somme de travail.

- Mais voyez Victor Hugo.

- C'est vrai, dit-il.

Rentré chez moi plein d'admiration étonnée et tendre pour cet homme extraordinaire, je ne dors pas, un peu vain de lui avoir tenu tête : qu'est-ce que je risquais ? Mais, le lendemain, je me lève à dix heures, sachant bien qu'il travaille déjà, lui, qu'il ne s'occupe pas de son duel. Hier : sa lettre à Déroulède, une improvisation admirable sur Jeanne d'Arc, l'article de tête de L'Humanité.

Envie de me dévouer, de faire des besognes pour lui. Comme un rat qui sort de son trou, je suis ébloui par ce bel animal qui renifle toute la nature. C'est autre chose qu'un idéal de futur académicien !

Est-ce que cet homme voudrait être riche ? Voudrait-il être ministre ? Je ne peux pas le croire. Il est vrai qu'il veut se battre avec Déroulède, et c'est peut-être du même ordre.

Je me réveille avec l'idée de lui dédier la nouvelle édition des Bucoliques. Ah ! le bel exploit !

3 décembre.

Les « Samedis populaires », chez Bour.

Dames énormes, jeunes filles décolletées.

- Ah ! C'est du Mendès ! Je n'aime pas cet homme-là, moi ! dit une grosse femme qui pue.

Le public amoureux d'art !

Un flûtiste. C'est bien, mais qu'est-ce qu'il ferait avec sa flûte s'il ne faisait pas au moins ça ?

Une dame chante je ne sais quoi. Elle a l'air d'un brave homme.

Un jeune homme, qui a moins de barbe que Sacha, dit qu'il a mal, se frappe la poitrine et prétend que son coeur ne peut plus aimer. On sourit. On ne le croit pas.

Un autre récite Les Trophées. C'est un Anglais qui ne parle français que lorsqu'il débite des vers de nos poëtes.

Le jeune homme brun qui lit les notices applaudit dans le tiroir de la table.

Le public s'ennuie, mais ça ne coûte que vingt sous, et il a vu des acteurs. Il peut dire qu'il est allé au théâtre cette semaine.

4 décembre.

Cette femme avait tant aimé que, lorsqu'on s'approchait trop d'elle, on écoutait, au fond de son oreille, ce délicat coquillage, bruire une rumeur d'amour.

- Il faut être indulgent pour ses amis et garder sa sévérité pour les autres.

- Mais c'est de l'injustice !

- Pourquoi ? C'est peut-être déjà une justice que vous ne soyez pas mon ami.

5 décembre.

Sûr de vivre quatre-vingts ans, je me ménage.

On peut mettre son égoïsme à la chaîne : on ne pourrait pas le tuer sans se condamner à mort.

Une figure vérolée, où il y a quelque chose d'écrit en Braille.

12 décembre.

La réalité a tué en moi l'imagination, qui était une belle dame riche. L'autre est si pauvre que je vais être obligé de chercher mon pain.

15 décembre.

Vie heureuse. Un cul-de-jatte monte la rue du Rocher dans sa petite voiture à trois roues ; et, se poussant et se calant avec ses deux fers à repasser, il chante à tue-tête. Ah ! oui, être socialiste et gagner beaucoup d'argent.

Il y a dans la vie certaines brumes d'où l'on ne tient pas à sortir ; c'est presque l'état de mort. Si la brume persistait, on passerait vite pour mort : comme ce serait simple ! Est-ce qu'il serait beaucoup plus difficile de se tuer ?

16 décembre.

Je sais enfin ce qui distingue l'homme de la bête : ce sont les ennuis d'argent.

Comme on perd vite la tête ! A chaque instant, il n'y a entre nous et la mort que le cerveau de papier du clown. Vraiment, ce ne doit pas être bien difficile, de sauter ! On ne reparaîtrait plus, voilà tout.

Vallotton ne se régale que d'amertume. Sait-il qu'une femme doit divorcer, il l'attire dans un coin et se délecte de son histoire, comme un gourmand qui ferait suisse.

Il est difficile d'imaginer à quel point cet homme, qui se promène l'air absorbé, peut ne penser à rien.

L'artiste a beau faire : son plus cuisant remords est de ne pas gagner d'argent.

Je me mets à ma table. Je me contracte et j'attends. Je suis comme un ruisseau qui s'arrêterait pour refléter. Qu'importe, s'il n'y a rien sur ses bords !

La femme est un roseau dépensant.

Quand je ne pense pas à moi, c'est que je ne pense à personne.

Orateur. De sa bouche, il sortait de la fumée sonore.

Je ne suis, je n'ai jamais été et je ne peux être qu'un pauvre artiste à 200 francs par mois.

19 décembre.

Fête familiale des Nivernais socialistes.

Salle Jules. La dame du comptoir me dit : « C'est au premier. » Il y a un socialiste et sa petite fille. Pauvre salle, où passent tous les gens du bas pour aller aux cabinets. Je m'assieds dans un coin à une table de marbre, très gêné. Roblin arrive après d'autres. On lui dit :

- Il y a là un citoyen qui te demande.

Tout de suite je vois que nous resterons étrangers.

Comment les appeler ? Citoyens ? Compatriotes ? Camarades ? Messieurs ?

- Qu'est-ce que vous buvez ? du vin blanc ?

- Oui.

Des hommes avec leurs femmes et les mioches. Très peu, d'ailleurs, sont de vrais Nivernais.

Le conseiller municipal Paris, de la Villette, je crois, a le premier la parole. L'air d'un Jules Lemaître gros et gras. La nature se répète. Il parle gros, sans intérêt.

Le citoyen Fribourg, autre conseiller de Paris, refuse d'abord, fait des manières, puis devient intarissable. Il parle bien, non sans esprit et netteté, mais il a une si petite taille, une figure de petit Juif tellement inexpressive !...

Je n'ose pas tirer mon bout de papier. Je débite ma petite affaire. Ça n'est pas fort, mais c'est mieux, parce que c'est tout de même personnel.

Une femme me vend un journal féministe, un programme de revendications.

Un rédacteur de L'Aurore est venu pour m'entendre. Très étonné que je ne lise pas mon discours, qu'il voulait me demander, il me dit :

- Il paraît que vous avez été dur pour Jaurès, la veille de son duel ?

On chante. Des enfants crient. Le garçon passe, récolte des pièces de dix sous. On ne veut pas que je paie : je suis invité. J'ai l'air d'un étranger, avec ma décoration, avec mon air modeste d'homme qui se croit connu.

22 décembre.

Rien n'est éternel, pas même la reconnaissance.

Secret professionnel, et ils n'ont même pas de profession !

Travailler dans une lanterne.

A un critique :

- Oui, oui, vous avez raison, mais vous êtes bien plus difficile pour moi que pour vous.

26 décembre.

Voyage de tristesse à Chitry. Le coeur baigne dans de la brume.

Je ne méprise pas encore assez le théâtre pour y réussir.

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