A Monseigneur Le Duc d'Orléans frère unique du roi
Monseigneur,
Je fais voir ici à la France des choses bien peu proportionnées. Il n'est rien de si grand et de si superbe que le nom que je mets à la tête de ce livre, et rien de plus bas que ce qu'il contient. Tout le monde trouvera cet assemblage étrange ; et quelques-uns pourront bien dire, pour en exprimer l'inégalité, que c'est poser une couronne de perles et de diamants sur une statue de terre, et faire entrer par des portiques magnifiques et des arcs triomphaux superbes dans une méchante cabane. Mais, Monseigneur, ce qui doit me servir d'excuse, c'est qu'en cette aventure je n'ai eu aucun choix à faire, et que l'honneur que j'ai d'être à Votre Altesse Royale m'a imposé une nécessité absolue de lui dédier le premier ouvrage que je mets de moi-même au jour. Ce n'est pas un présent que je lui fais, c'est un devoir dont je m'acquitte ; et les hommes ne sont jamais regardés par les choses qu'ils portent. J'ai donc osé, Monseigneur, dédier une bagatelle à Votre Altesse Royale, parce que je n'ai pu m'en dispenser ; et, si je me dispense ici de m'étendre sur les belles et glorieuses vérités qu'on pourrait dire d'Elle, c'est par la juste appréhension que ces grandes idées ne fissent éclater encore davantage la bassesse de mon offrande. Je me suis imposé silence pour trouver un endroit plus propre à placer de si belles choses ; et tout ce que j'ai prétendu dans cette épître, c'est de justifier mon action à toute la France, et d'avoir cette gloire de vous dire à vous-même, Monseigneur, avec toute la soumission possible que je suis,
De Votre Altesse Royale,
Le très humble, très obéissant et très fidèle serviteur,
J. B. P. Molière.
Introduction
Comédie
Représentée pour la première fois à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal le 24e juin 1661 par la Troupe de Monsieur, frère unique du Roi.
Personnages
Sganarelle, Ariste : frères
Isabelle, Léonor : soeurs
Lisette, suivante de Léonor.
Valère, amant d'Isabelle.
Ergaste, valet de Valère.
Le Commissaire.
Le Notaire.
La scène est à Paris.
Acte I
Scène I
Sganarelle, Ariste
Sganarelle
Mon frère, s'il vous plaît, ne discourons point tant,
Et que chacun de nous vive comme il l'entend.
Bien que sur moi des ans vous ayez l'avantage
Et soyez assez vieux pour devoir être sage,
Je vous dirai pourtant que mes intentions
Sont de ne prendre point de vos corrections,
Que j'ai pour tout conseil ma fantaisie à suivre,
Et me trouve fort bien de ma façon de vivre.
Ariste
Mais chacun la condamne.
Sganarelle
Oui, des fous comme vous,
Mon frère.
Ariste
Grand merci : le compliment est doux.
Sganarelle
Je voudrois bien savoir, puisqu'il faut tout entendre,
Ce que ces beaux censeurs en moi peuvent reprendre.
Ariste
Cette farouche humeur, dont la sévérité
Fuit toutes les douceurs de la société,
A tous vos procédés inspire un air bizarre,
Et, jusques à l'habit, vous rend chez vous barbare.
Se vient devant mes pas planter comme une perche !
Valère
Monsieur, j'ai du regret...
Sganarelle
Ah ! c'est vous que je cherche.
Valère
Moi, Monsieur ?
Sganarelle
Vous. Valère est-il pas votre nom ?
Valère
Oui.
Sganarelle
Je viens vous parler, si vous le trouvez bon.
Valère
Puis-je être assez heureux pour vous rendre service ?
Sganarelle
Non. Mais je prétends, moi, vous rendre un bon office,
Et c'est ce qui chez vous prend droit de m'amener.
Valère
Chez moi, Monsieur ?
Sganarelle
Chez vous : faut-il tant s'étonner ?
Valère
J'en ai bien du sujet, et mon âme ravie
De l'honneur...
Sganarelle
Laissons là cet honneur, je vous prie.
Valère
Voulez-vous pas entrer ?
Sganarelle
Il n'en est pas besoin.
Valère
Monsieur, de grâce.
Sganarelle
Non, je n'irai pas plus loin.
Valère
Tant que vous serez là, je ne puis vous entendre.
Sganarelle
Moi, je n'en veux bouger.
Valère
Eh bien ! il se faut rendre.
Vite, puisque Monsieur à cela se résout,
Donnez un siége ici.
Sganarelle
Je veux parler debout.
Valère
Vous souffrir de la sorte... ?
Sganarelle
Ah ! contrainte effroyable !
Valère
Cette incivilité seroit trop condamnable.
Sganarelle
C'en est une que rien ne sauroit égaler,
De n'ouïr pas le gens qui veulent nous parler.
Valère
Je vous obéis donc.
Sganarelle
Vous ne sauriez mieux faire ;
Tant de cérémonie est fort peu nécessaire.
Voulez-vous m'écouter ?
Valère
Sans doute, et de grand coeur.
Sganarelle
Savez-vous, dites-moi, que je suis le tuteur
D'une fille assez jeune et passablement belle,
Qui loge en ce quartier, et qu'on nomme Isabelle ?
Valère
Oui.
Sganarelle
Si vous le savez, je ne vous l'apprends pas.
Mais, savez-vous aussi, lui trouvant des appas,
Qu'autrement qu'en tuteur sa personne me touche,
Et qu'elle est destinée à l'honneur de ma couche ?
Valère
Non.
Sganarelle
Je vous l'apprends donc, et qu'il est à propos
Que vos feux, s'il vous plaît, la laissent en repos.
Valère
Qui ? moi, Monsieur ?
Sganarelle
Oui, vous. Mettons bas toute feinte.
Valère
Qui vous a dit que j'ai pour elle l'âme atteinte ?
Sganarelle
Des gens à qui l'on peut donner quelque crédit.
Valère
Mais encore ?
Sganarelle
Elle-même.
Valère
Elle ?
Sganarelle
Elle. Est-ce assez dit ? Comme une fille honnête, et qui m'aime d'enfance,
Elle vient de m'en faire entière confidence ;
Et de plus m'a chargé de vous donner avis
Que depuis que par vous tous ses pas sont suivis,
Son coeur, qu'avec excès votre poursuite outrage,
N'a que trop de vos yeux entendu le langage,
Que vos secrets desirs lui sont assez connus,
Et que c'est vous donner des soucis superflus
De vouloir davantage expliquer une flamme
Qui choque l'amitié que me garde son âme.
Valère
C'est elle, dites-vous, qui de sa part vous fait... ?
Sganarelle
Oui, vous venir donner cet avis franc et net,
Et qu'ayant vu l'ardeur dont votre âme est blessée,
Elle vous eût plus tôt fait savoir sa pensée,
Si son coeur avoit eu, dans son émotion,
A qui pouvoir donner cette commission ;
Mais qu'enfin les douleurs d'une contrainte extrême
L'ont réduite à vouloir se servir de moi-même,
Pour vous rendre averti, comme je vous ai dit,
Qu'à tout autre que moi son coeur est interdit,
Que vous avez assez joué de la prunelle,
Et que, si vous avez tant soit peu de cervelle,
Vous prendrez d'autres soins. Adieu jusqu'au revoir.
Voilà ce que j'avois à vous faire savoir.
Valère
Ergaste, que dis-tu d'une telle aventure ?
Sganarelle, à part.
Le voilà bien surpris !
Ergaste
Selon ma conjecture,
Je tiens qu'elle n'a rien de déplaisant pour vous,
Qu'un mystère assez fin est caché là-dessous,
Et qu'enfin cet avis n'est pas d'une personne
Qui veuille voir cesser l'amour qu'elle vous donne.
Sganarelle, à part.
Il en tient comme il faut.
Valère
Tu crois mystérieux...
Ergaste
Oui... Mais il nous observe, ôtons-nous de ses yeux.
Sganarelle
Que sa confusion paroît sur son visage !
Il ne s'attendoit pas sans doute à ce message.
Appelons Isabelle. Elle montre le fruit
Que l'éducation dans une âme produit :
La vertu fait ses soins, et son coeur s'y consomme
Jusques à s'offenser des seuls regards d'un homme.
Scène III
Isabelle, Sganarelle
Isabelle
J'ai peur que cet amant, plein de sa passion,
N'ait pas de mon avis compris l'intention ;
Et j'en veux, dans les fers où je suis prisonnière,
Hasarder un qui parle avec plus de lumière.
Sganarelle
Me voilà de retour.
Isabelle
Hé bien ?
Sganarelle
Un plein effet
A suivi tes discours, et ton homme a son fait.
Il me vouloit nier que son coeur fût malade ;
Mais lorsque de ta part j'ai marqué l'ambassade,
Il est resté d'abord et muet et confus,
Et je ne pense pas qu'il y revienne plus.
Isabelle
Ha ! que me dites-vous ? J'ai bien peur du contraire,
Et qu'il ne nous prépare encor plus d'une affaire.
Sganarelle
Et sur quoi fondes-tu cette peur que tu dis ?
Isabelle
Vous n'avez pas été plus tôt hors du logis,
Qu'ayant, pour prendre l'air, la tête à ma fenêtre,
J'ai vu dans ce détour un jeune homme paroître,
Qui d'abord, de la part de cet impertinent,
Est venu me donner un bonjour surprenant,
Et m'a droit dans ma chambre une boîte jetée
Qui renferme une lettre en poulet cachetée.
J'ai voulu sans tarder lui rejeter le tout ;
Mais ses pas de la rue avoient gagné le bout,
Et je m'en sens le coeur tout gros de fâcherie.
Sganarelle
Voyez un peu la ruse et la friponnerie !
Isabelle
Il est de mon devoir de faire promptement
Reporter boîte et lettre à ce maudit amant ;
Et j'aurois pour cela besoin d'une personne,
Car d'oser à vous-même...
Sganarelle
Au contraire, mignonne,
C'est me faire mieux voir ton amour et ta foi,
Et mon coeur avec joie accepte cet emploi :
Tu m'obliges par là plus que je ne puis dire.
Isabelle
Tenez donc.
Sganarelle
Bon. Voyons ce qu'il a pu t'écrire.
Isabelle
Ah ! Ciel ! gardez-vous bien de l'ouvrir.
Sganarelle
Et pourquoi ?
Isabelle
Lui voulez-vous donner à croire que c'est moi ?
Une fille d'honneur doit toujours se défendre
De lire les billets qu'un homme lui fait rendre :
La curiosité qu'on fait lors éclater
Marque un secret plaisir de s'en ouïr conter ;
Et je treuve à propos que toute cachetée
Cette lettre lui soit promptement reportée,
Afin que d'autant mieux il connoisse aujourd'hui
Le mépris éclatant que mon coeur fait de lui,
Que ses feux désormais perdent toute espérance,
Et n'entreprennent plus pareille extravagance.
Sganarelle
Certes elle a raison lorsqu'elle parle ainsi.
Va, ta vertu me charme, et ta prudence aussi.
Je vois que mes leçons ont germé dans ton âme, Et tu te montres digne enfin d'être ma femme.
Isabelle
Je ne veux pas pourtant gêner votre desir :
La lettre est en vos mains, et vous pouvez l'ouvrir.
Sganarelle
Non, je n'ai garde : hélas ! tes raisons sont trop bonnes ;
Et je vais m'acquitter du soin que tu me donnes,
A quatre pas de là dire ensuite deux mots,
Et revenir ici te remettre en repos.
Scène IV
Sganarelle, Ergaste
Sganarelle
Dans quel ravissement est-ce que mon coeur nage,
Lorsque je vois en elle une fille si sage !
C'est un trésor d'honneur que j'ai dans ma maison.
Prendre un regard d'amour pour une trahison !
Recevoir un poulet comme une injure extrême,
Et le faire au galand reporter par moi-même !
Je voudrois bien savoir, en voyant tout ceci,
Si celle de mon frère en useroit ainsi.
Ma foi ! les filles sont ce que l'on les fait être.
Holà !
Ergaste
Qu'est-ce ?
Sganarelle
Tenez, dites à votre maître
Qu'il ne s'ingère pas d'oser écrire encor
Des lettres qu'il envoie avec des boîtes d'or,
Et qu'Isabelle en est puissamment irritée.
Voyez, on ne l'a pas au moins décachetée :
Il connoîtra l'état que l'on fait de ses feux.
Et quel heureux succès il doit espérer d'eux.
Scène V
Valère, Ergaste
Valère
Que vient de te donner cette farouche bête ?
Ergaste
Cette lettre, Monsieur, qu'avecque cette boëte
On prétend qu'ait reçue Isabelle de vous,
Et dont elle est, dit-il, en un fort grand courroux ;
C'est sans vouloir l'ouvrir qu'elle vous la fait rendre :
Lisez vite, et voyons si je me puis méprendre.
Lettre
Cette lettre vous surprendra sans doute, et l'on peut trouver bien hardi pour moi et le dessein de vous l'écrire et la manière de vous la faire tenir ; mais je me vois dans un état à ne plus garder de mesures. La juste horreur d'un mariage dont je suis menacée dans six jours me fait hasarder toutes choses ; et dans la résolution de m'en affranchir par quelque voie que ce soit, j'ai cru que je devois plutôt vous choisir que le désespoir. Ne croyez pas pourtant que vous soyez redevable de tout à ma mauvaise destinée : ce n'est pas la contrainte où je me treuve qui a fait naître les sentiments que j'ai pour vous ; mais c'est elle qui en précipite le témoignage, et qui me fait passer sur des formalités où la bienséance du sexe oblige. Il ne tiendra qu'à vous que je sois à vous bientôt, et j'attends seulement que vous m'ayez marqué les intentions de votre amour pour vous faire savoir la résolution que j'ai prise ; mais surtout songez que le temps presse, et que deux coeurs qui s'aiment doivent s'entendre à demi-mot.
Ergaste
Hé bien ! Monsieur, le tour est-il d'original ?
Pour une jeune fille, elle n'en sait pas mal !
De ces ruses d'amour la croirait-on capable ?
Valère
Ah ! je la trouve là tout à fait adorable.
Ce trait de son esprit et son amitié
Accroît pour elle encor mon amour de moitié,
Et joint aux sentiments que sa beauté m'inspire...
Ergaste
La dupe vient ; songez à ce qu'il vous faut dire.
Scène VI
Sganarelle, Valère, Ergaste
Sganarelle
Oh ! trois et quatre fois béni soit cet édit
Par qui des vêtements le luxe est interdit !
Les peines des maris ne seront plus si grandes,
Et les femmes auront un frein à leurs demandes.
Oh ! que je sais au Roi bon gré de ces décris !
Et que, pour le repos de ces mêmes maris,
Je voudrois bien qu'on fît de la coquetterie
Comme de la guipure et de la broderie !
J'ai voulu l'acheter, l'édit, expressément,
Afin que d'Isabelle il soit lu hautement ;
Et ce sera tantôt, n'étant plus occupée,
Le divertissement de notre après-soupée.
Envoirez-vous encor, Monsieur aux blonds cheveux,
Avec des boîtes d'or des billets amoureux ?
Vous pensiez bien trouver quelque jeune coquette,
Friande de l'intrigue, et tendre à la fleurette ?
Vous voyez de quel air on reçoit vos joyaux :
Croyez-moi, c'est tirer votre poudre aux moineaux.
Elle est sage, elle m'aime, et votre amour l'outrage :
Prenez visée ailleurs, et troussez-moi bagage.
Valère
Oui, oui, votre mérite, à qui chacun se rend,
Est à mes voeux, Monsieur, un obstacle trop grand ; Et c'est folie à moi, dans mon ardeur fidèle,
De prétendre avec vous à l'amour d'Isabelle.
Sganarelle
Il est vrai, c'est folie.
Valère
Aussi n'aurois-je pas
Abandonné mon coeur à suivre ses appas,
Si j'avois pu savoir que ce coeur misérable
Dût trouver un rival comme vous redoutable.
Sganarelle
Je le crois.
Valère
Je n'ai garde à présent d'espérer ;
Je vous cède, Monsieur, et c'est sans murmurer.
Sganarelle
Vous faites bien.
Valère
Le droit de la sorte l'ordonne ;
Et de tant de vertus brille votre personne,
Que j'aurois tort de voir d'un regard de courroux
Les tendres sentiments qu'Isabelle a pour vous.
Sganarelle
Cela s'entend.
Valère
Oui, oui, je vous quitte la place.
Mais je vous prie au moins (et c'est la seule grâce,
Monsieur, que vous demande un misérable amant
Dont vous seul aujourd'hui causez tout le tourment),
Je vous conjure donc d'assurer Isabelle
Que si depuis trois mois mon coeur brûle pour elle,
Cette amour est sans tache, et n'a jamais pensé
A rien dont son honneur ait lieu d'être offensé.
Sganarelle
Oui.
Valère
Que, ne dépendant que du choix de mon âme,
Tous mes desseins étoient de l'obtenir pour femme,
Si les destins, en vous, qui captivez son coeur,
N'opposoient un obstacle à cette juste ardeur.
Sganarelle
Fort bien.
Valère
Que, quoi qu'on fasse, il ne lui faut pas croire
Que jamais ses appas sortent de ma mémoire ?
Que, quelque arrêt des Cieux qu'il me faille subir, Mon sort est de l'aimer jusqu'au dernier soupir ;
Et que si quelque chose étouffe mes poursuites,
C'est le juste respect que j'ai pour vos mérites.
Sganarelle
C'est parler sagement ; et je vais de ce pas
Lui faire ce discours, qui ne la choque pas.
Mais, si vous me croyez, tâchez de faire en sorte
Que de votre cerveau cette passion sorte.
Adieu.
Ergaste
La dupe est bonne.
Sganarelle
Il me fait grand pitié,
Ce pauvre malheureux trop rempli d'amitié ;
Mais c'est un mal pour lui de s'être mis en tête
De vouloir prendre un fort qui se voit ma conquête.
Scène VII
Sganarelle, Isabelle
Sganarelle
Jamais amant n'a fait tant de trouble éclater,
Au poulet renvoyé sans se décacheter :
Il perd toute espérance enfin, et se retire.
Mais il m'a tendrement conjuré de te dire
Que du moins en t'aimant il n'a jamais pensé
A rien dont ton honneur ait lieu d'être offensé,
Et que, ne dépendant que du choix de son âme,
Tous ses desirs étoient de t'obtenir pour femme,
Si les destins, en moi, qui captive ton coeur,
N'opposoient un obstacle à cette juste ardeur ;
Que, quoi qu'on puisse faire, il ne te faut pas croire
Que jamais tes appas sortent de sa mémoire ;
Que, quelque arrêt des Cieux qu'il lui faille subir,
Son sort est de t'aimer jusqu'au dernier soupir ;
Et que si quelque chose étouffe sa poursuite,
C'est le juste respect qu'il a pour mon mérite.
Ce sont ses propres mots ; et loin de le blâmer,
Je le trouve honnête homme, et le plains de t'aimer.
Isabelle, bas.
Ses feux ne trompent point ma secrète croyance,
Et toujours ses regards m'en ont dit l'innocence.
Sganarelle
Que dis-tu ?
Isabelle
Qu'il m'est dur que vous plaigniez si fort
Un homme que je hais à l'égal de la mort ;
Et que si vous m'aimiez autant que vous le dites,
Vous sentiriez l'affront que me font les poursuites.
Sganarelle
Mais il ne savoit pas tes inclinations ;
Et par l'honnêteté de ses intentions
Son amour ne mérite...
Isabelle
Est-ce les avoir bonnes,
Dites-moi, de vouloir enlever les personnes ?
Est-ce être homme d'honneur de former des desseins
Pour m'épouser de force en m'ôtant de vos mains ?
Comme si j'étois fille à supporter la vie
Après qu'on m'auroit fait une telle infamie.
Sganarelle
Comment ?
Isabelle
Oui, oui : j'ai su que ce traître d'amant
Parle de m'obtenir par un enlèvement ;
Et j'ignore pour moi les pratiques secrètes Qui l'ont instruit sitôt du dessein que vous faites
De me donner la main dans huit jours au plus tard,
Puisque ce n'est que d'hier que vous m'en fîtes part ;
Mais il veut prévenir, dit-on, cette journée
Qui doit à votre sort unir ma destinée.
Sganarelle
Voilà qui ne vaut rien.
Isabelle
Oh ! que pardonnez-moi.
C'est un fort honnête homme, et qui ne sent pour moi...
Sganarelle
Il a tort, et ceci passe la raillerie.
Isabelle
Allez, votre douceur entretient sa folie.
S'il vous eût vu tantôt lui parler vertement,
Il craindroit vos transports et mon ressentiment ;
Car c'est encor depuis sa lettre méprisée
Qu'il a dit ce dessein qui m'a scandalisée ;
Et son amour conserve, ainsi que je l'ai su,
La croyance qu'il est dans mon coeur bien reçu,
Que je fuis votre hymen, quoi que le monde en croie,
Et me verrois tirer de vos mains avec joie.
Sganarelle
Il est fou.
Isabelle
Devant vous il sait se déguiser,
Et son intention est de vous amuser.
Croyez par ces beaux mots que le traître vous joue.
Je suis bien malheureuse, il faut que je l'avoue,
Qu'avecque tous mes soins pour vivre dans l'honneur
Et rebuter les voeux d'un lâche suborneur,
Il faille être exposée aux fâcheuses surprises
De voir faire sur moi d'infâmes entreprises !
Sganarelle
Va, ne redoute rien.
Isabelle
Pour moi, je vous le di,
Si vous n'éclatez fort contre un trait si hardi,
Et ne trouvez bientôt moyen de me défaire
Des persécutions d'un pareil téméraire,
J'abandonnerai tout, et renonce à l'ennui
De souffrir les affronts que je reçois de lui.
Sganarelle
Ne t'afflige point tant ; va, ma petite femme,
Je m'en vais le trouver et lui chanter sa gamme.
Isabelle
Dites-lui bien au moins qu'il le nieroit en vain,
Que c'est de bonne part qu'on m'a dit son dessein,
Et qu'après cet avis, quoi qu'il puisse entreprendre, J'ose le défier de me pouvoir surprendre,
Enfin que, sans plus perdre et soupirs et moments,
Il doit savoir pour vous quels sont mes sentiments,
Et que si d'un malheur il ne veut être cause,
Il ne se fasse pas deux fois dire une chose.
Sganarelle
Je dirai ce qu'il faut.
Isabelle
Mais tout cela d'un ton
Qui marque que mon coeur lui parle tout de bon.
Sganarelle
Va, je n'oublierai rien, je t'en donne assurance.
Isabelle
J'attends votre retour avec impatience.
Hâtez-le, s'il vous plaît, de tout votre pouvoir :
Je languis quand je suis un moment sans vous voir.
Sganarelle
Va, pouponne, mon coeur, je reviens tout à l'heure.
Est-il une personne et plus sage et meilleure ?
Ah ! que je suis heureux ! et que j'ai de plaisir
De trouver une femme au gré de mon desir !
Oui, voilà comme il faut que les femmes soient faites,
Et non comme j'en sais, de ces franches coquettes,
Qui s'en laissent conter, et font dans tout Paris Montrer au bout du doigt leurs honnêtes maris.
Holà ! notre galant aux belles entreprises !
Scène VIII
Valère, Sganarelle, Ergaste
Valère
Monsieur, qui vous ramène en ce lieu ?
Sganarelle
Vos sottises.
Valère
Comment ?
Sganarelle
Vous savez bien de quoi je veux parler.
Je vous croyois plus sage, à ne vous rien celer.
Vous venez m'amuser de vos belles paroles,
Et conservez sous main des espérances folles.
Voyez-vous, j'ai voulu doucement vous traiter,
Mais vous m'obligerez à la fin d'éclater.
N'avez-vous point de honte, étant ce que vous êtes,
De faire en votre esprit les projets que vous faites,
De prétendre enlever une fille d'honneur,
Et troubler un hymen qui fait tout son bonheur ?
Valère
Qui vous a dit, Monsieur, cette étrange nouvelle ?
Sganarelle
Ne dissimulons point : je la tiens d'Isabelle,
Qui vous mande par moi, pour la dernière fois,
Qu'elle vous a fait voir assez quel est son choix,
Que son coeur, tout à moi, d'un tel projet s'offense,
Qu'elle mourroit plutôt qu'en souffrir l'insolence,
Et que vous causerez de terribles éclats
Si vous ne mettez fin à tout cet embarras.
Valère
S'il est vrai qu'elle ait dit ce que je viens d'entendre,
J'avouerai que mes feux n'ont plus rien à prétendre :
Par ces mots assez clairs je vois tout terminé,
Et je dois révérer l'arrêt qu'elle a donné.
Sganarelle
Si ? Vous en doutez donc, et prenez pour des feintes
Tout ce que de sa part je vous ai fait de plaintes ?
Voulez-vous qu'elle-même elle explique son coeur ?
J'y consens volontiers pour vous tirer d'erreur.
Suivez-moi, vous verrez s'il est rien que j'avance,
Et si son jeune coeur entre nous deux balance.
Scène IX
Isabelle, Sganarelle, Valère
Isabelle
Quoi ? vous me l'amenez ! Quel est votre dessein ?
Prenez-vous contre moi ses intérêts en main ?
Et voulez-vous, chargé de ses rares mérites,
M'obliger à l'aimer, et souffrir ses visites ?
Sganarelle
Non, mamie, et ton coeur pour cela m'est trop cher.
Mais il prend mes avis pour des contes en l'air,
Croit que c'est moi qui parle et te fais par adresse
Pleine pour lui de haine, et pour moi de tendresse ;
Et par toi-même enfin j'ai voulu, sans retour,
Le tirer d'une erreur qui nourrit son amour.
Isabelle
Quoi ? mon âme à vos yeux ne se montre pas toute,
Et de mes voeux encor vous pouvez être en doute ?
Valère
Oui, tout ce que Monsieur de votre part m'a dit,
Madame, a bien pouvoir de surprendre un esprit :
J'ai douté, je l'avoue ; et cet arrêt suprême,
Qui décide du sort de mon amour extrême,
Doit m'être assez touchant, pour ne pas s'offenser
Que mon coeur par deux fois le fasse prononcer.
Isabelle
Non, non, un tel arrêt ne doit pas vous surprendre ;
Ce sont mes sentiments qu'il vous a fait entendre ;
Et je les tiens fondés sur assez d'équité,
Pour en faire éclater toute la vérité.
Oui, je veux bien qu'on sache, et j'en dois être crue,
Que le sort offre ici deux objets à ma vue
Qui, m'inspirant pour eux différents sentiments,
De mon coeur agité font tous les mouvements.
L'un, par un juste choix où l'honneur m'intéresse,
A toute mon estime et toute ma tendresse ;
Et l'autre, pour le prix de son affection,
A toute ma colère et mon aversion,
La présence de l'un m'est agréable et chère,
J'en reçois dans mon âme une allégresse entière,
Et l'autre par sa vue inspire dans mon coeur
De secrets mouvements et de haine et d'horreur.
Me voir femme de l'un est toute mon envie ;
Et plutôt qu'être à l'autre on m'ôteroit la vie.
Mais c'est assez montrer mes justes sentiments,
Et trop longtemps languir dans ces rudes tourments ;
Il faut que ce que j'aime, usant de diligence,
Fasse à ce que je hais perdre toute espérance,
Et qu'un heureux hymen affranchisse mon sort
D'un supplice pour moi plus affreux que la mort.
Sganarelle
Oui, mignonne, je songe à remplir ton attente.
Isabelle
C'est l'unique moyen de me rendre contente.
Sganarelle
Tu la seras dans peu.
Isabelle
Je sais qu'il est honteux
Aux filles d'exprimer si librement leurs voeux.
Sganarelle
Point, point.
Isabelle
Mais en l'état où sont mes destinées,
De telles libertés doivent m'être données ;
Et je puis sans rougir faire un aveu si doux
A celui que déjà je regarde en époux.
Sganarelle
Oui, ma pauvre fanfan, pouponne de mon âme.
Isabelle
Qu'il songe donc, de grâce, à me prouver sa flamme.
Sganarelle
Oui, tiens, baise ma main.
Isabelle
Que sans plus de soupirs
Il conclue un hymen qui fait tous mes desirs,
Et reçoive en ce lieu la foi que je lui donne
De n'écouter jamais les voeux d'autre personne.
Sganarelle
Hai ! hai ! mon petit nez, pauvre petit bouchon.
Tu ne languiras pas longtemps, je t'en répond :
Va, chut ! Vous le voyez, je ne lui fais pas dire
Ce n'est qu'après moi seul que son âme respire.
Valère
Eh bien ! Madame, eh bien ! c'est s'expliquer assez :
Je vois par ce discours de quoi vous me pressez,
Et je saurai dans peu vous ôter la présence
De celui qui vous fait si grande violence.
Isabelle
Vous ne me sauriez faire un plus charmant plaisir,
Car enfin cette vue est fâcheuse à souffrir,
Elle m'est odieuse, et l'horreur est si forte...
Sganarelle
Eh ! eh !
Isabelle
Vous offensé-je en parlant de la sorte ?
Fais-je...
Sganarelle
Mon Dieu, nenni, je ne dis pas cela ;
Mais je plains, sans mentir, l'état où le voilà,
Et c'est trop hautement que ta haine se montre.
Isabelle
Je n'en puis trop montrer en pareille rencontre.
Valère
Oui, vous serez contente : et dans trois jours vos yeux
Ne verront plus l'objet qui vous est odieux.
Isabelle
A la bonne heure. Adieu.
Sganarelle
Je plains votre infortune ;
Mais...
Valère
Non, vous n'entendrez de mon coeur plainte aucune :
Madame assurément rend justice à tous deux,
Et je vais travailler à contenter ses voeux.
Adieu.
Sganarelle
Pauvre garçon ! sa douleur est extrême.
Tenez, embrassez-moi : c'est un autre elle-même.
Scène X
Isabelle, Sganarelle
Sganarelle
Je le tiens fort à plaindre.
Isabelle
Allez, il ne l'est point.
Sganarelle
Au reste, ton amour me touche au dernier point,
Mignonnette, et je veux qu'il ait sa récompense :
C'est trop que de huit jours pour ton impatience ;
Dès demain je t'épouse, et n'y veux appeler...
Isabelle
Dès demain ?
Sganarelle
Par pudeur tu feins d'y reculer ;
Mais je sais bien la joie où ce discours te jette,
Et tu voudrois déjà que la chose fût faite.
Isabelle
Mais...
Sganarelle
Pour ce mariage allons tout préparer.
Isabelle
O Ciel, inspire-moi ce qui peut le parer !
Acte III
Scène I
Isabelle
Oui, le trépas cent fois me semble moins à craindre
Que cet hymen fatal où l'on veut me contraindre ;
Et tout ce que je fais pour en fuir les rigueurs
Doit trouver quelque grâce auprès de mes censeurs.
Le temps presse, il fait nuit : allons, sans crainte aucune,
A la foi d'un amant commettre ma fortune.
Scène II
Sganarelle, Isabelle
Sganarelle
Je reviens, et l'on va pour demain de ma part...
Isabelle
O Ciel !
Sganarelle
C'est toi, mignonne ? Où vas-tu donc si tard ?
Tu disois qu'en ta chambre, étant un peu lassée,
Tu t'allois enfermer, lorsque je t'ai laissée ;
Et tu m'avois prié même que mon retour
T'y souffrit en repos jusques à demain jour.
Isabelle
Il est vrai ; mais...
Sganarelle
Et quoi ?
Isabelle
Vous me voyez confuse,
Et je ne sais comment vous en dire l'excuse.
Sganarelle
Quoi donc ? Que pourroit-ce être ?
Isabelle
Un secret surprenant :
C'est ma soeur qui m'oblige à sortir maintenant,
Et qui, pour un dessein dont je l'ai fort blâmée,
M'a demandé ma chambre, où je l'ai renfermée.
Sganarelle
Comment ?
Isabelle
L'eût-on pu croire ? elle aime cet amant
Que nous avons banni.
Sganarelle
Valère ?
Isabelle
Eperdument :
C'est un transport si grand, qu'il n'en est point de même ;
Et vous pouvez juger de sa puissance extrême,
Puisque seule, à cette heure, elle est venue ici
Me découvrir à moi son amoureux souci,
Me dire absolument qu'elle perdra la vie
Si son âme n'obtient l'effet de son envie,
Que depuis plus d'un an d'assez vives ardeurs
Dans un secret commerce entretenoient leurs coeurs,
Et que même ils s'étoient, leur flamme étant nouvelle,
Donné de s'épouser une foi mutuelle...
Sganarelle
La vilaine !
Isabelle
Qu'ayant appris le désespoir
Où j'ai précipité celui qu'elle aime à voir,
Elle vient me prier de souffrir que sa flamme
Puisse rompre un départ qui lui perceroit l'âme,
Entretenir ce soir cet amant sous mon nom
Par la petite rue où ma chambre répond,
Lui peindre, d'une voix qui contrefait la mienne,
Quelques doux sentiments dont l'appas le retienne,
Et ménager enfin pour elle adroitement
Ce que pour moi l'on sait qu'il a d'attachement.
Sganarelle
Et tu trouves cela... ?
Isabelle
Moi ? J'en suis courroucée.
Quoi ? ma soeur, ai-je dit, êtes-vous insensée ?
Ne rougissez-vous point d'avoir pris tant d'amour
Pour ces sortes de gens qui changent chaque jour,
D'oublier votre sexe, et tromper l'espérance
D'un homme dont le Ciel vous donnoit l'alliance ?
Sganarelle
Il le mérite bien, et j'en suis fort ravi.
Isabelle
Enfin de cent raisons mon dépit s'est servi
Pour lui bien reprocher des bassesses si grandes
Et pouvoir cette nuit rejeter ses demandes ;
Mais elle m'a fait voir de si pressants desirs,
A tant versé de pleurs, tant poussé de soupirs,
Tant dit qu'au désespoir je porterois son âme
Si je lui refusois ce qu'exige sa flamme,
Qu'à céder malgré moi mon coeur s'est vu réduit ;
Et pour justifier cette intrigue de nuit,
Où me faisoit du sang relâcher la tendresse,
J'allois faire avec moi venir coucher Lucrèce,
Dont vous me vantez tant les vertus chaque jour ;
Mais vous m'avez surprise avec ce prompt retour.
Sganarelle
Non, non, je ne veux point chez moi tout ce mystère.
J'y pourrois consentir à l'égard de mon frère ;
Mais on peut être vu de quelqu'un de dehors ;
Et celle que je dois honorer de mon corps
Non-seulement doit être et pudique et bien née,
Il ne faut pas que même elle soit soupçonnée.
Allons chasser l'infâme, et de sa passion...
Isabelle
Ah ! vous lui donneriez trop de confusion ;
Et c'est avec raison qu'elle pourroit se plaindre
Du peu de retenue où j'ai su me contraindre.
Puisque de son dessein je dois me départir, Attendez que du moins je la fasse sortir.
Sganarelle
Eh bien ! fais.
Isabelle
Mais surtout cachez-vous, je vous prie,
Et sans lui dire rien daignez voir sa sortie.
Sganarelle
Oui, pour l'amour de toi je retiens mes transports ;
Mais, dès le même instant qu'elle sera dehors,
Je veux, sans différer, aller trouver mon frère :
J'aurai joie à courir lui dire cette affaire.
Isabelle
Je vous conjure donc de ne me point nommer.
Bonsoir : car tout d'un temps je vais me renfermer.
Sganarelle
Jusqu'à demain, mamie. En quelle impatience
Suis-je de voir mon frère, et lui conter sa chance !
Il en tient, le bonhomme, avec tout son phébus,
Et je n'en voudrois pas tenir vingt bons écus.
Isabelle, dans la maison.
Oui, de vos déplaisirs l'atteinte m'est sensible ;
Mais ce que vous voulez, ma soeur, m'est impossible :
Mon honneur, qui m'est cher, y court trop de hasard. Adieu : retirez-vous avant qu'il soit plus tard.
Sganarelle
La voilà qui, je crois, peste de belle sorte :
De peur qu'elle revînt, fermons à clef la porte.
Isabelle
O Ciel, dans mes desseins ne m'abandonnez pas !
Sganarelle
Où pourra-t-elle aller ? Suivons un peu ses pas.
Isabelle
Dans mon trouble, du moins la nuit me favorise.
Sganarelle
Au logis du galant, quelle est son entreprise ?
Scène III
Valère, Sganarelle, Isabelle
Valère
Oui, oui, je veux tenter quelque effort cette nuit
Pour parler... Qui va là ?
Isabelle
Ne faites point de bruit,
Valère : on vous prévient, et je suis Isabelle.
Sganarelle
Vous en avez menti, chienne, ce n'est pas elle :
De l'honneur que tu fuis elle suit trop les lois,
Et tu prends faussement et son nom et sa voix.
Isabelle
Mais à moins de vous voir, par un saint hyménée...
Valère
Oui, c'est l'unique but où tend ma destinée ;
Et je vous donne ici ma foi que dès demain
Je vais où vous voudrez recevoir votre main.
Sganarelle
Pauvre sot qui s'abuse !
Valère
Entrez en assurance :
De votre Argus dupé je brave la puissance ;
Et devant qu'il vous pût ôter à mon ardeur,
Mon bras de mille coups lui perceroit le coeur.
Sganarelle
Ah ! je te promets bien que je n'ai pas envie
De te l'ôter, l'infâme à ses feux asservie,
Que du don de ta foi je ne suis point jaloux,
Et que, si j'en suis cru, tu seras son époux.
Oui, faisons-le surprendre avec cette effrontée :
La mémoire du père, à bon droit respectée,
Jointe au grand intérêt que je prends à la soeur,
Veut que du moins on tâche à lui rendre l'honneur.
Holà !
Scène IV
Sganarelle, le Commissaire, Notaire et suite
Le Commissaire
Qu'est-ce ?
Sganarelle
Salut, Monsieur le Commissaire.
Votre présence en robe est ici nécessaire :
Suivez-moi, s'il vous plaît, avec votre clarté.
Le Commissaire
Nous sortions...
Sganarelle
Il s'agit d'un fait assez hâté.
Le Commissaire
Quoi ?
Sganarelle
D'aller là dedans, et d'y surprendre ensemble
Deux personnes qu'il faut qu'un bon hymen assemble :
C'est une fille à nous, que, sous un don de foi,
Un Valère a séduite et fait entrer chez soi.
Elle sort de famille et noble et vertueuse,
Mais...
Le Commissaire
Si c'est pour cela, la rencontre est heureuse,
Puisque ici nous avons un notaire.
Sganarelle
Monsieur ?
Le Notaire
Oui, notaire royal.
Le Commissaire
De plus homme d'honneur.
Sganarelle
Cela s'en va sans dire. Entrez dans cette porte,
Et, sans bruit, ayez l'oeil que personne n'en sorte.
Vous serez pleinement contenté de vos soins ;
Mais ne vous laissez pas graisser la patte, au moins.
Le Commissaire
Comment ? vous croyez donc qu'un homme de justice...
Sganarelle
Ce que j'en dis n'est pas pour taxer votre office.
Je vais faire venir mon frère promptement.
Faites que le flambeau m'éclaire seulement.
Je vais le réjouir, cet homme sans colère.
Holà !
Scène V
Ariste, Sganarelle
Ariste
Qui frappe ? Ah ! ah ! que voulez-vous, mon frère ?
Sganarelle
Venez, beau directeur, suranné damoiseau :
On veut vous faire voir quelque chose de beau.
Ariste
Comment ?
Sganarelle
Je vous apporte une bonne nouvelle.
Ariste
Quoi ?
Sganarelle
Votre Léonor, où, je vous prie, est-elle ?
Ariste
Pourquoi cette demande ? Elle est, comme je croi,
Au bal chez son amie.
Sganarelle
Eh ! oui, oui ; suivez-moi, Vous verrez à quel bal la donzelle est allée.
Ariste
Que voulez-vous conter ?
Sganarelle
Vous l'avez bien stylée :
Il n'est pas bon de vivre en sévère censeur ;
On gagne les esprits par beaucoup de douceur ;
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles ;
Nous les portons au mal par tant d'austérité,
Et leur sexe demande un peu de liberté."
Vraiment, elle en a pris tout son soûl, la rusée,
Et la vertu chez elle est fort humanisée.
Ariste
Où veut donc aboutir un pareil entretien ?
Sganarelle
Allez, mon frère aîné, cela vous sied fort bien ;
Et je ne voudrois pas pour vingt bonnes pistoles
Que vous n'eussiez ce fruit de vos maximes folles.
On voit ce qu'en deux soeurs nos leçons ont produit :
L'une fuit ce galant, et l'autre le poursuit.
Ariste
Si vous ne me rendez cette énigme plus claire...
Sganarelle
L'énigme est que son bal est chez Monsieur Valère ;
Que de nuit je l'ai vue y conduire ses pas,
Et qu'à l'heure présente elle est entre ses bras.
Ariste
Qui ?
Sganarelle
Léonor.
Ariste
Cessons de railler, je vous prie.
Sganarelle
Je raille ? ... Il est fort bon avec sa raillerie !
Pauvre esprit, je vous dis, et vous redis encor
Que Valère chez lui tient votre Léonor,
Et qu'ils s'étoient promis une foi mutuelle
Avant qu'il eût songé de poursuivre Isabelle.
Ariste
Ce discours d'apparence est si fort dépourvu...
Sganarelle
Il ne le croira pas encore en l'ayant vu.
J'enrage. Par ma foi, l'âge ne sert de guère
Quand on n'a pas cela.
Ariste
Quoi ? vous voulez, mon frère... ?
Sganarelle
Mon Dieu, je ne veux rien. Suivez-moi seulement :
Votre esprit tout à l'heure aura contentement ;
Vous verrez si j'impose, et si leur foi donnée
N'avoit pas joint leurs coeurs depuis plus d'une année.
Ariste
L'apparence qu'ainsi, sans m'en faire avertir,
A cet engagement elle eût pu consentir,
Moi, qui dans toute chose ai, depuis son enfance,
Montré toujours pour elle entière complaisance,
Et qui cent fois ai fait des protestations
De ne jamais gêner ses inclinations ?
Sganarelle
Enfin vos propres yeux jugeront de l'affaire.
J'ai fait venir déjà commissaire et notaire :
Nous avons intérêt que l'hymen prétendu
Répare sur-le-champ l'honneur qu'elle a perdu ;
Car je ne pense pas que vous soyez si lâche,
De vouloir l'épouser avecque cette tache,
Si vous n'avez encor quelques raisonnements
Pour vous mettre au-dessus de tous les bernements.
Ariste
Moi je n'aurai jamais cette foiblesse extrême De vouloir posséder un coeur malgré lui-même.
Mais je ne saurois croire enfin...
Sganarelle
Que de discours !
Allons : ce procès-là continueroit toujours.
Scène VI
Le Commissaire, le Notaire, Sganarelle, Ariste
Le Commissaire
Il ne faut mettre ici nulle force en usage,
Messieurs ; et si vos voeux ne vont qu'au mariage,
Vos transports en ce lieu se peuvent apaiser.
Tous deux également tendent à s'épouser ;
Et Valère déjà, sur ce qui vous regarde,
A signé que pour femme il tient celle qu'il garde.
Ariste
La fille...
Le Commissaire
Est renfermée, et ne veut point sortir
Que vos desirs aux leurs ne veuillent consentir.
Scène VII
Le Commissaire, Valère, le Notaire, Sganarelle, Ariste
Valère, à la fenêtre.
Non, Messieurs ; et personne ici n'aura l'entrée
Que cette volonté ne m'ait été montrée.
Vous savez qui je suis, et j'ai fait mon devoir
En vous signant l'aveu qu'on peut vous faire voir.
Si c'est votre dessein d'approuver l'alliance,
Votre main peut aussi m'en signer l'assurance ;
Sinon, faites état de m'arracher le jour
Plutôt que de m'ôter l'objet de mon amour.
Sganarelle
Non, nous ne songeons pas à vous séparer d'elle...
Il ne s'est point encor détrompé d'Isabelle.
Profitons de l'erreur.
Ariste
Mais est-ce Léonor... ?
Sganarelle
Taisez-vous.
Ariste
Mais...
Sganarelle
Paix donc.
Ariste
Je veux savoir...
Sganarelle
Encor ?
Vous tairez-vous ? vous dis-je.
Valère
Enfin, quoi qu'il avienne,
Isabelle a ma foi ; j'ai de même la sienne,
Et ne suis point un choix, à tout examiner,
Que vous soyez reçus à faire condamner.
Ariste
Ce qu'il dit là n'est pas...
Sganarelle
Taisez-vous, et pour cause.
Vous saurez le secret. Oui, sans dire autre chose,
Nous consentons tous deux que vous soyez l'époux
De celle qu'à présent on trouvera chez vous.
Le Commissaire
C'est dans ces termes-là, que la chose est conçue,
Et le nom est en blanc, pour ne l'avoir point vue.
Signez. La fille après vous mettra tous d'accord.
Valère
J'y consens de la sorte.
Sganarelle
Et moi, je le veux fort.
Nous rirons bien tantôt. Là, signez donc, mon frère :
L'honneur vous appartient.
Ariste
Mais quoi ? tout ce mystère...
Sganarelle
Diantre ! que de façons ! Signez, pauvre butor.
Ariste
Il parle d'Isabelle, et vous de Léonor.
Sganarelle
N'êtes-vous pas d'accord, mon frère, si c'est elle,
De les laisser tous deux à leur foi mutuelle ?
Ariste
Sans doute.
Sganarelle
Signez donc : j'en fais de même aussi.
Ariste
Soit : je n'y comprends rien.
Sganarelle
Vous serez éclairci.
Le Commissaire
Nous allons revenir.
Sganarelle
Or çà, je vais vous dire
La fin de cette intrigue.
Scène VIII
Léonor, Lisette, Sganarelle, Ariste
Léonor
O l'étrange martyre !
Que tous ces jeunes fous me paroissent fâcheux !
Je me suis dérobée au bal pour l'amour d'eux.
Lisette
Chacun d'eux près de vous veut se rendre agréable.
Léonor
Et moi, je n'ai rien vu de plus insupportable ;
Et je préférerois le plus simple entretien
A tous les contes bleus de ces discours de rien.
Ils croyent que tout cède à leur perruque blonde,
Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde
Lorsqu'ils viennent, d'un ton de mauvais goguenard,
Vous railler sottement sur l'amour d'un vieillard ;
Et moi d'un tel vieillard je prise plus le zèle
Que tous les beaux transports d'une jeune cervelle.
Mais n'aperçois-je pas... ?
Sganarelle
Oui, l'affaire est ainsi.
Ah ! je la vois paroître, et la servante aussi.
Ariste
Léonor, sans courroux, j'ai sujet de me plaindre : Vous savez si jamais j'ai voulu vous contraindre,
Et si plus de cent fois je n'ai pas protesté
De laisser à vos voeux leur pleine liberté ;
Cependant votre coeur, méprisant mon suffrage,
De foi comme d'amour à mon insu s'engage.
Je ne me repens pas de mon doux traitement ;
Mais votre procédé me touche assurément ;
Et c'est une action que n'a pas méritée
Cette tendre amitié que je vous ai portée.
Léonor
Je ne sais pas sur quoi vous tenez ce discours ;
Mais croyez que je suis de même que toujours,
Que rien ne peut pour vous altérer mon estime,
Que toute autre amitié me paroîtroit un crime
Et que, si vous voulez satisfaire mes voeux,
Un saint noeud dès demain nous unira nous deux.
Ariste
Dessus quel fondement venez-vous donc, mon frère... ?
Sganarelle
Quoi ? vous ne sortez pas du logis de Valère ?
Vous n'avez point conté vos amours aujourd'hui ?
Et vous ne brûlez pas depuis un an pour lui ?
Léonor
Qui vous a fait de moi de si belles peintures
Et prend soin de forger de telles impostures ?
Scène IX
Isabelle, Valère, Le Commissaire, Le Notaire, Ergaste, Lisette, Léonor, Sganarelle, Ariste
Isabelle
Ma soeur, je vous demande un généreux pardon,
Si de mes libertés j'ai taché votre nom.
Le pressant embarras d'une surprise extrême
M'a tantôt inspiré ce honteux stratagème :
Votre exemple condamne un tel emportement :
Mais le sort nous traita nous deux diversement.
Pour vous, je ne veux point, Monsieur, vous faire excuse :
Je vous sers beaucoup plus que je ne vous abuse.
Le Ciel pour être joints ne nous fit pas tous deux :
Je me suis reconnue indigne de vos voeux ;
Et j'ai bien mieux aimé me voir aux mains d'un autre
Que ne pas mériter un coeur comme le vôtre.
Valère
Pour moi, je mets ma gloire et mon bien souverain
A la pouvoir, Monsieur, tenir de votre main.
Ariste
Mon frère, doucement il faut boire la chose :
D'une telle action vos procédés sont cause ;
Et je vois votre sort malheureux à ce point,
Que, vous sachant dupé, l'on ne vous plaindra point.
Lisette
Par ma foi, je lui sais bon gré de cette affaire,
Et ce prix de ses soins est un trait exemplaire.
Léonor
Je ne sais si ce trait se doit faire estimer ;
Mais je sais bien qu'au moins je ne le puis blâmer.
Ergaste
Au sort d'être cocu son ascendant l'expose,
Et ne l'être qu'en herbe est pour lui douce chose.
Sganarelle
Non, je ne puis sortir de mon étonnement ;
Cette déloyauté confond mon jugement ;
Et je ne pense pas que Satan en personne
Puisse être si méchant qu'une telle friponne.
J'aurois pour elle au feu mis la main que voilà :
Malheureux qui se fie à femme après cela !
La meilleure est toujours en malice féconde ;
C'est un sexe engendré pour damner tout le monde.
J'y renonce à jamais, à ce sexe trompeur,
Et je le donne tout au diable de bon coeur.
Ergaste
Bon.
Ariste
Allons tous chez moi. Venez, Seigneur Valère. Nous tâcherons demain d'apaiser sa colère.