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LES FÂCHEUX

Pièce de théâtre

MOLIÈRE



TABLE des MATIÈRES

7 choix possibles

ADRESSE
INTRODUCTION
AVERTISSEMENT
PROLOGUE
ACTE I
ACTE II
ACTE III


TEXTE INTÉGRAL



Adresse

Au Roi

Sire,

J'ajoute une scène à la comédie ; et c'est une espèce de fâcheux assez insupportable qu'un homme qui dédie un livre. Votre Majesté en sait des nouvelles plus que personne de son royaume, et ce n'est pas d'aujourd'hui qu'elle se voit en butte à la furie des épîtres dédicatoires. Mais, bien que je suive l'exemple des autres, et me mette moi-même au rang de ceux que j'ai joués, j'ose dire toutefois à Votre Majesté que ce que j'en fais n'est pas tant pour lui présenter un livre que pour avoir lieu de lui rendre grâces du succès de cette comédie. Je le dois, Sire, ce succès qui a passé mon attente, non seulement à cette glorieuse approbation dont Votre Majesté honora d'abord la pièce, et qui a entraîné si hautement celle de tout le monde, mais encore à l'ordre qu'elle me donna d'y ajouter un caractère de fâcheux, dont elle eut la bonté de m'ouvrir les idées Elle-même, et qui a été trouvé partout le plus beau morceau de l'ouvrage. Il faut avouer, Sire, que je n'ai jamais rien fait avec tant de facilité, ni si promptement que cet endroit où Votre Majesté me commanda de travailler. J'avais une joie à lui obéir qui me valait bien mieux qu'Apollon et toutes les Muses ; et je conçois par là ce que je serais capable d'exécuter pour une comédie entière, si j'étais inspiré par de pareils commandements. Ceux qui sont nés en un rang élevé peuvent se proposer l'honneur de servir Votre Majesté dans les grands emplois, mais, pour moi, toute la gloire où je puis aspirer, c'est de la réjouir. Je borne là l'ambition de mes souhaits ; et je crois qu'en quelque façon ce n'est pas être inutile à la France que de contribuer quelque chose au divertissement de son roi. Quand je n'y réussirai pas, ce ne sera jamais par un défaut de zèle ni d'étude, mais seulement par un mauvais destin qui suit assez souvent les meilleures intentions, et qui sans doute affligerait sensiblement.

Sire,

De Votre Majesté,

Le très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur et sujet.

Molière.

LES FÂCHEUX - MOLIÈRE > INTRODUCTION

Introduction

Comédie

faite pour les divertissements du roi au mois d'août 1661, et représentée pour la première fois en public à Paris sur le théâtre du Palais-Royal le 4e novembre de la même année 1661 par la Troupe de Monsieur, frère unique du Roi

Personnages

Eraste.

La Montagne.

Alcidor.

Orphise.

Lysandre.

Alcandre.

Alcippe.

Orante.

Clymène.

Dorante.

Caritidès.

Ormin.

Filinte.

Damis.

L'Espine.

La Rivière et deux camarades.

LES FÂCHEUX - MOLIÈRE > AVERTISSEMENT

Avertissement

Jamais entreprise au théâtre ne fut si précipitée que celle-ci, et c'est une chose, je crois, toute nouvelle qu'une comédie ait été conçue, faite, apprise et représentée en quinze jours. Je ne dis pas cela pour me piquer de l'impromptu et en prétendre de la gloire, mais seulement pour prévenir certaines gens qui pourraient trouver à redire que je n'aie pas mis ici toutes les espèces de fâcheux qui se trouvent. Je sais que le nombre en est grand, et à la cour et dans la ville, et que, sans épisodes, j'eusse bien pu en composer une comédie de cinq actes bien fournis, et avoir encore de la matière de reste. Mais, dans le peu de temps qui me fut donné, il m'était impossible de faire un grand dessein, et de rêver beaucoup sur le choix de mes personnages et sur la disposition de mon sujet. Je me réduisis donc à ne toucher qu'un petit nombre d'importuns, et je pris ceux qui s'offrirent d'abord à mon esprit, et que je crus les plus propres à réjouir les augustes personnes devant qui j'avais à paraître ; et, pour lier promptement toutes ces choses ensemble, je me servis du premier noeud que je pus trouver. Ce n'est pas mon dessein d'examiner maintenant si tout cela pouvait être mieux, et si tous ceux qui s'y sont divertis ont ri selon les règles : le temps viendra de faire imprimer mes remarques sur les pièces que j'aurai faites, et je ne désespère pas de faire voir un jour, en grand auteur, que je puis citer Aristote et Horace. En attendant cet examen, qui peut-être ne viendra point, je m'en remets assez aux décisions de la multitude, et je tiens aussi difficile de combattre un ouvrage que le public approuve, que d'en défendre un qu'il condamne. Il n'y a personne qui ne sache pour quelle réjouissance la pièce fut composée, et cette fête a fait un tel éclat qu'il n'est pas nécessaire d'en parler ; mais il ne sera pas hors de propos de dire deux paroles des ornements qu'on a mêlés avec la comédie.

Le dessein était de donner un ballet aussi ; et, comme il n'y avait qu'un petit nombre choisi de danseurs excellents, on fut contraint de séparer les entrées de ce ballet, et l'avis fut de les jeter dans les entr'actes de la comédie, afin que ces intervalles donnassent temps aux mêmes baladins de revenir sous d'autres habits. De sorte que, pour ne point rompre aussi le fil de la pièce par ces manières d'intermèdes, on s'avisa de les coudre au sujet du mieux que l'on put, et de ne faire qu'une seule chose du ballet et de la comédie ; mais, comme le temps était fort précipité, et que tout cela ne fut pas réglé entièrement par une même tête, on trouvera peut-être quelques endroits du ballet qui n'entrent pas dans la comédie aussi naturellement que d'autres. Quoi qu'il en soit, c'est un mélange qui est nouveau pour nos théâtres, et dont on pourrait chercher quelques autorités dans l'antiquité ; et, comme tout le monde l'a trouvé agréable, il peut servir d'idée à d'autres choses qui pourraient être méditées avec plus de loisir.

D'abord que la toile fut levée, un des acteurs, comme vous pourriez dire moi, parut sur le théâtre en habit deville, et, s'adressant au Roi avec le visage d'un homme surpris, fit des excuses en désordre sur ce qu'il se trouvait là seul, et manquait de temps et d'acteurs pour donner à Sa Majesté le divertissement qu'elle semblait attendre. En même temps, au milieu de vingt jets d'eau naturels, s'ouvrit cette coquille que tout le monde a vue, et l'agréable Naïade qui parut dedans s'avança au bord du théâtre, et, d'un air héroïque, prononça les vers que M. Pellisson avait faits, et qui servent de prologue.

Molière.

LES FÂCHEUX - MOLIÈRE > PROLOGUE

Prologue

Pour voir en ces beaux lieux le plus grand Roi du monde ;

Mortels, je viens à vous de ma grotte profonde.

Faut-il, en sa faveur, que la Terre ou que l'Eau

Produisent à vos yeux un spectacle nouveau ?

Qu'il parle, ou qu'il souhaite, il n'est rien d'impossible :

Lui-même n'est-il pas un miracle visible ?

Son règne, si fertile en miracles divers,

N'en demande-t-il pas à tout cet univers ?

Jeune, victorieux, sage, vaillant, auguste,

Aussi doux que sévère, aussi puissant que juste,

Régler et ses Etats et ses propres désirs,

Joindre aux nobles travaux, les plus nobles plaisirs,

En ses justes projets jamais ne se méprendre,

Agir incessamment, tout voir et tout entendre :

Qui peut cela peut tout ; il n'a qu'à tout oser,

Et le Ciel à ses voeux ne peut rien refuser.

Ces termes marcheront, et, si Louis l'ordonne,

Ces arbres parleront mieux que ceux de Dodone.

Hôtesses de leurs troncs, moindres divinités,

C'est Louis qui le veut, sortez, Nymphes, sortez ;

Je vous montre l'exemple : il s'agit de lui plaire ;

Quittez pour quelque temps votre forme ordinaire,

Et paraissons ensemble aux yeux des spectateurs

Pour ce nouveau théâtre autant de vrais acteurs.

Plusieurs Dryades accompagnées de Faunes et de Satyres sortent des arbres et des termes.

Vous, soins de ses sujets, sa plus charmante étude,

Héroïque souci, royale inquiétude,

Laissez-le respirer, et souffrez qu'un moment Son grand coeur s'abandonne au divertissement :

Vous le verrez demain, d'une force nouvelle,

Sous le fardeau pénible où votre voix l'appelle,

Faire obéir les lois, partager les bienfaits,

Par ses propres conseils prévenir nos souhaits,

Maintenir l'univers dans une paix profonde,

Et s'ôter le repos pour le donner au monde.

Qu'aujourd'hui tout lui plaise, et semble consentir

A l'unique dessein de le bien divertir.

Fâcheux, retirez-vous ; ou, s'il faut qu'il vous voie,

Que ce soit seulement pour exciter sa joie.

La Naïade emmène avec elle, pour la comédie, une partie des gens qu'elle a fait paraître, pendant que le reste se met à danser au son des hautbois, qui se joignent aux violons.

LES FÂCHEUX - MOLIÈRE > ACTE I

Acte I

Scène I

Eraste, La Montagne

Eraste

Sous quel astre, bon Dieu, faut-il que je sois né,

Pour être de Fâcheux toujours assassiné !

Il semble que partout le sort me les adresse,

Et j'en vois chaque jour quelque nouvelle espèce ;

Mais il n'est rien d'égal au Fâcheux d'aujourd'hui ;

J'ai cru n'être jamais débarrassé de lui,

Et cent fois j'ai maudit cette innocente envie

Qui m'a pris à dîné de voir la comédie,

Où, pensant m'égayer, j'ai misérablement

Trouvé de mes péchés le rude châtiment.

Il faut que je te fasse un récit de l'affaire,

Car je m'en sens encor tout ému de colère.

J'étois sur le théâtre, en humeur d'écouter

La pièce, qu'à plusieurs j'avois ouï vanter ;

Les acteurs commençoient, chacun prêtoit silence,

Lorsque d'un air bruyant et plein d'extravagance,

Un homme à grands canons est entré brusquement,

En criant : "Holà-ho ! un siége promptement ! "

Et de son grand fracas surprenant l'assemblée,

Dans le plus bel endroit a la pièce troublée.

Hé ! mon Dieu ! nos François, si souvent redressés,

Ne prendront-ils jamais un air de gens sensés,

Ai-je dit, et faut-il sur nos défauts extrêmes

Qu'en théâtre public nous nous jouions nous-mêmes, Et confirmions ainsi par des éclats de fous

Ce que chez nos voisins on dit partout de nous ?

Tandis que là-dessus je haussois les épaules,

Les acteurs ont voulu continuer leurs rôles ;

Mais l'homme pour s'asseoir a fait nouveau fracas,

Et traversant encor le théâtre à grands pas,

Bien que dans les côtés il pût être à son aise,

Au milieu du devant il a planté sa chaise,

Et de son large dos morguant les spectateurs,

Aux trois quarts du parterre a caché les acteurs.

Un bruit s'est élevé, dont un autre eût eu honte ;

Mais lui, ferme et constant, n'en a fait aucun compte,

Et se seroit tenu comme il s'étoit posé,

Si, pour mon infortune, il ne m'eût avisé.

Ha ! Marquis, m'a-t-il dit, prenant près de moi place,

Comment te portes-tu ? Souffre que je t'embrasse."

Au visage sur l'heure un rouge m'est monté

Que l'on me vît connu d'un pareil éventé.

Je l'étois peu pourtant ; mais on en voit paroître,

De ces gens qui de rien veulent fort vous connoître,

Dont il faut au salut les baisers essuyer,

Et qui sont familiers jusqu'à vous tutoyer.

Il m'a fait à l'abord cent questions frivoles,

Plus haut que les acteurs élevant ses paroles.

Chacun le maudissoit ; et moi, pour l'arrêter :

Je serois, ai-je dit, bien aise d'écouter.

- Tu n'as point vu ceci, Marquis ? Ah ! Dieu me damne,

Je le trouve assez drôle, et je n'y suis pas âne ;

Je sais par quelles lois un ouvrage est parfait, Et Corneille me vient lire tout ce qu'il fait."

Là-dessus de la pièce il m'a fait un sommaire,

Scène à scène averti de ce qui s'alloit faire ;

Et jusques à des vers qu'il en savoit par coeur,

Il me les récitoit tout haut avant l'acteur.

J'avois beau m'en défendre, il a poussé sa chance,

Et s'est devers la fin levé longtemps d'avance ;

Car les gens du bel air, pour agir galamment,

Se gardent bien surtout d'ouïr le dénouement.

Je rendois grâce au Ciel, et croyois de justice

Qu'avec la comédie eût fini mon supplice ;

Mais, comme si c'en eût été trop bon marché,

Sur nouveaux frais mon homme à moi s'est attaché,

M'a conté ses exploits, ses vertus non communes,

Parlé de ses chevaux, de ses bonnes fortunes,

Et de ce qu'à la cour il avoit de faveur,

Disant qu'à m'y servir il s'offroit de grand coeur.

Je le remerciois doucement de la tête,

Minutant à tous coups quelque retraite honnête ;

Mais lui, pour le quitter me voyant ébranlé :

Sortons, ce m'a-t-il dit, le monde est écoulé ;

Et sortis de ce lieu, me la donnant plus sèche :

Marquis, allons au Cours faire voir ma galèche ;

Elle est bien entendue, et plus d'un duc et pair

En fait à mon faiseur faire une du même air."

Moi de lui rendre grâce, et pour mieux m'en défendre,

De dire que j'avois certain repas à rendre.

Ah ! parbleu ! j'en veux être, étant de tes amis,

Et manque au maréchal, à qui j'avois promis. - De la chère, ai-je fait, la dose est trop peu forte,

Pour oser y prier des gens de votre sorte.

- Non, m'a-t-il répondu, je suis sans compliment,

Et j'y vais pour causer avec toi seulement ;

Je suis des grands repas fatigué, je te jure.

- Mais si l'on vous attend, ai-je dit, c'est injure...

- Tu te moques, Marquis : nous nous connoissons tous,

Et je trouve avec toi des passe-temps plus doux."

Je pestois contre moi, l'âme triste et confuse

Du funeste succès qu'avoit eu mon excuse,

Et ne savois à quoi je devois recourir

Pour sortir d'une peine à me faire mourir,

Lorsqu'un carrosse fait de superbe manière,

Et comblé de laquais et devant et derrière,

S'est avec un grand bruit devant nous arrêté,

D'où sautant un jeune homme amplement ajusté,

Mon Importun et lui courant à l'embrassade

Ont surpris les passants de leur brusque incartade ;

Et tandis que tous deux étoient précipités

Dans les convulsions de leurs civilités,

Je me suis doucement esquivé sans rien dire,

Non sans avoir longtemps gémi d'un tel martyre,

Et maudit ce Fâcheux, dont le zèle obstiné

M'ôtoit au rendez-vous qui m'est ici donné.

La Montagne

Ce sont chagrins mêlés aux plaisirs de la vie :

Tout ne va pas, Monsieur, au gré de notre envie.

Le Ciel veut qu'ici-bas chacun ait ses Fâcheux, Et les hommes seroient sans cela trop heureux.

Eraste

Mais de tous mes Fâcheux le plus fâcheux encore,

C'est Damis, le tuteur de celle que j'adore,

Qui rompt ce qu'à mes voeux elle donne d'espoir,

Et fait qu'en sa présence elle n'ose me voir.

Je crains d'avoir déjà passé l'heure promise,

Et c'est dans cette allée où devoit être Orphise.

La Montagne

L'heure d'un rendez-vous d'ordinaire s'étend,

Et n'est pas resserrée aux bornes d'un instant.

Eraste

Il est vrai ; mais je tremble, et mon amour extrême,

D'un rien se fait un crime envers celle que j'aime.

La Montagne

Si ce parfait amour, que vous prouvez si bien,

Se fait vers votre objet un grand crime de rien,

Ce que son coeur pour vous sent de feux légitimes,

En revanche lui fait un rien de tous vos crimes.

Eraste

Mais, tout de bon, crois-tu que je sois d'elle aimé ?

La Montagne

Quoi ? vous doutez encor d'un amour confirmé... ? Eraste

Ah ! c'est malaisément qu'en pareille matière

Un coeur bien enflammé prend assurance entière ;

Il craint de se flatter, et dans ses divers soins,

Ce que plus il souhaite est ce qu'il croit le moins.

Mais songeons à trouver une beauté si rare.

La Montagne

Monsieur, votre rabat par devant se sépare.

Eraste

N'importe.

La Montagne

Laissez-moi l'ajuster, s'il vous plaît.

Eraste

Ouf ! tu m'étrangles, fat ; laisse-le comme il est.

La Montagne

Souffrez qu'on peigne un peu...

Eraste

Sottise sans pareille !

Tu m'as d'un coup de dent presque emporté l'oreille.

La Montagne

Vos canons... Eraste

Laisse-les, tu prends trop de souci.

La Montagne

Ils sont tout chiffonnés.

Eraste

Je veux qu'ils soient ainsi.

La Montagne

Accordez-moi du moins, pour grâce singulière,

De frotter ce chapeau, qu'on voit plein de poussière.

Eraste

Frotte-donc, puisqu'il faut que j'en passe par là.

La Montagne

Le voulez-vous porter fait comme le voilà ?

Eraste

Mon Dieu, dépêche-toi.

La Montagne

Ce seroit conscience.

Eraste, après avoir attendu.

C'est assez. La Montagne

Donnez-vous un peu de patience.

Eraste

Il me tue.

La Montagne

En quel lieu vous êtes-vous fourré ?

Eraste

T'es-tu de ce chapeau pour toujours emparé ?

La Montagne

C'est fait.

Eraste

Donne-moi donc.

La Montagne, laissant tomber le chapeau.

Hay !

Eraste

Le voilà par terre :

Je suis fort avancé. Que la fièvre te serre !

La Montagne

Permettez qu'en deux coups j'ôte... Eraste

Il ne me plaît pas.

Au diantre tout valet qui vous est sur les bras,

Qui fatigue son maître, et ne fait que déplaire

A force de vouloir trancher du nécessaire ! Scène II

Orphise, Alcidor, Eraste, La Montagne

Eraste

Mais vois-je pas Orphise ? Oui, c'est elle qui vient.

Où va-t-elle si vite, et quel homme la tient ?

(Il la salue comme elle passe, et elle, en passant, détourne la tête.)

Quoi ? me voir en ces lieux devant elle paroître,

Et passer en feignant de ne me pas connoître !

Que croire ? Qu'en dis-tu ? Parle donc, si tu veux.

La Montagne

Monsieur, je ne dis rien, de peur d'être fâcheux.

Eraste

Et c'est l'être en effet que de ne me rien dire

Dans les extrémités d'un si cruel martyre.

Fais donc quelque réponse à mon coeur abattu.

Que dois-je présumer ? Parle, qu'en penses-tu ?

Dis-moi ton sentiment.

La Montagne

Monsieur, je veux me taire,

Et ne désire point trancher du nécessaire.

Eraste

Peste l'impertinent ! Va-t'en suivre leurs pas ; Vois ce qu'ils deviendront, et ne les quitte pas.

La Montagne, revenant.

Il faut suivre de loin ?

Eraste

Oui.

La Montagne, revenant.

Sans que l'on me voie

Ou faire aucun semblant qu'après eux on m'envoie ?

Eraste

Non, tu feras bien mieux de leur donner avis

Que par mon ordre exprès ils sont de toi suivis.

La Montagne, revenant.

Vous trouverai-je ici ?

Eraste

Que le Ciel te confonde,

Homme, à mon sentiment, le plus fâcheux du monde !

(La Montagne s'en va.)

Ah ! que je sens de trouble, et qu'il m'eût été doux

Qu'on me l'eût fait manquer, ce fatal rendez-vous !

Je pensois y trouver toutes choses propices,

Et mes yeux pour mon coeur y trouvent des supplices. Scène III

Lysandre, Eraste

Lysandre

Sous ces arbres, de loin, mes yeux t'ont reconnu,

Cher Marquis, et d'abord je suis à toi venu.

Comme à de mes amis, il faut que je te chante

Certain air que j'ai fait de petite courante,

Qui de toute la cour contente les experts,

Et sur qui plus de vingt ont déjà fait des vers.

J'ai le bien, la naissance, et quelque emploi passable,

Et fais figure en France assez considérable ;

Mais je ne voudrois pas, pour tout ce que je suis,

N'avoir point fait cet air qu'ici je te produis.

La, la, hem, hem, écoute avec soin, je te prie.

(Il chante sa courante.)

N'est-elle pas belle ?

Eraste

Ah !

Lysandre

Cette fin est jolie.

(Il rechante la fin quatre ou cinq fois de suite.)

Comment la trouves-tu ?

Eraste

Fort belle assurément. Lysandre

Les pas que j'en ai faits n'ont pas moins d'agrément.

Et surtout la figure a merveilleuse grâce.

(Il chante, parle et danse tout ensemble, et fait faire à Eraste les figures de la femme.)

Tiens, l'homme passe ainsi ; puis la femme repasse ;

Ensemble ; puis on quitte, et la femme vient là.

Vois-tu ce petit trait de feinte que voilà ?

Ce fleuret ? ces coupés courant après la belle ?

Dos à dos ; face à face, en se pressant sur elle.

(Après avoir achevé.)

Que t'en semble, Marquis ?

Eraste

Tous ces pas-là sont fins.

Lysandre

Je me moque, pour moi, des maîtres baladins.

Eraste

On le voit.

Lysandre

Les pas donc... ?

Eraste

N'ont rien qui ne surprenne.

Lysandre

Veux-tu, par amitié, que je te les apprenne ? Eraste

Ma foi, pour le présent, j'ai certain embarras...

Lysandre

Eh bien ! donc, ce sera lorsque tu le voudras.

Si j'avois dessus moi ces paroles nouvelles,

Nous les lirions ensemble, et verrions les plus belles.

Eraste

Une autre fois.

Lysandre

Adieu : Baptiste le très-cher

N'a point vu ma courante, et je le vais chercher.

Nous avons pour les airs de grandes sympathies,

Et je veux le prier d'y faire des parties.

(Il s'en va chantant toujours.)

Eraste

Ciel ! faut-il que le rang, dont on veut tout couvrir,

De cent sots tous les jours nous oblige à souffrir,

Et nous fasse abaisser jusques aux complaisances

D'applaudir bien souvent à leurs impertinences ? Scène IV

La Montagne, Eraste

La Montagne

Monsieur, Orphise est seule, et vient de ce côté.

Eraste

Ah ! d'un trouble bien grand je me sens agité :

J'ai de l'amour encor pour la belle inhumaine,

Et ma raison voudroit que j'eusse de la haine.

La Montagne

Monsieur, votre raison ne sait ce qu'elle veut,

Ni ce que sur un coeur une maîtresse peut.

Bien que de s'emporter on ait de justes causes,

Une belle d'un mot rajuste bien des choses.

Eraste

Hélas ! je te l'avoue, et déjà cet aspect

A toute ma colère imprime le respect. Scène V

Orphise, Eraste, La Montagne

Orphise

Votre front à mes yeux montre peu d'allégresse.

Seroit-ce ma présence, Eraste, qui vous blesse ?

Qu'est-ce donc ? qu'avez-vous ? et sur quels déplaisirs,

Lorsque vous me voyez, poussez-vous des soupirs ?

Eraste

Hélas ! pouvez-vous bien me demander, cruelle,

Ce qui fait de mon coeur la tristesse mortelle ?

Et d'un esprit méchant n'est-ce pas un effet

Que feindre d'ignorer ce que vous m'avez fait ?

Celui dont l'entretien vous a fait à ma vue

Passer...

Orphise, riant.

C'est de cela que votre âme est émue ?

Eraste

Insultez, inhumaine, encore à mon malheur.

Allez, il vous sied mal de railler ma douleur,

Et d'abuser, ingrate, à maltraiter ma flamme,

Du foible que pour vous vous savez qu'à mon âme.

Orphise

Certes il en faut rire, et confesser ici Que vous êtes bien fou de vous troubler ainsi.

L'homme dont vous parlez, loin qu'il puisse me plaire,

Est un homme fâcheux dont j'ai su me défaire,

Un de ces importuns et sots officieux

Qui ne sauroient souffrir qu'on soit seule en des lieux,

Et viennent aussitôt avec un doux langage

Vous donner une main contre qui l'on enrage.

J'ai feint de m'en aller pour cacher mon dessein,

Et jusqu'à mon carrosse il m'a prêté la main ;

Je m'en suis promptement défaite de la sorte,

Et j'ai pour vous trouver rentré par l'autre porte.

Eraste

A vos discours, Orphise, ajouterai-je foi,

Et votre coeur est-il tout sincère pour moi ?

Orphise

Je vous trouve fort bon de tenir ces paroles,

Quand je me justifie à vos plaintes frivoles.

Je suis bien simple encore, et ma sotte bonté...

Eraste

Ah ! ne vous fâchez pas, trop sévère beauté :

Je veux croire en aveugle, étant sous votre empire,

Tout ce que vous aurez la bonté de me dire.

Trompez, si vous voulez, un malheureux amant :

J'aurai pour vous respect jusques au monument.

Maltraitez mon amour, refusez-moi le vôtre,

Exposez à mes yeux le triomphe d'un autre ; Oui, je souffrirai tout de vos divins appas :

J'en mourrai ; mais enfin je ne m'en plaindrai pas.

Orphise

Quand de tels sentiments régneront dans votre âme,

Je saurai de ma part... Scène VI

Alcandre, Orphise, Eraste, La Montagne

Alcandre

Marquis, un mot. Madame,

De grâce, pardonnez si je suis indiscret,

En osant, devant vous, lui parler en secret.

Avec peine, Marquis, je te fais la prière ;

Mais un homme vient là de me rompre en visière,

Et je souhaite fort, pour ne rien reculer,

Qu'à l'heure de ma part tu l'ailles appeler :

Tu sais qu'en pareil cas ce seroit avec joie

Que je te le rendrois en la même monnoie.

Eraste, après avoir un peu demeuré sans parler.

Je ne veux point ici faire le capitan ;

Mais on m'a vu soldat avant que courtisan ;

J'ai servi quatorze ans, et je crois être en passe

De pouvoir d'un tel pas me tirer avec grâce,

Et de ne craindre point qu'à quelque lâcheté

Le refus de mon bras me puisse être imputé.

Un duel met les gens en mauvaise posture,

Et notre roi n'est pas un monarque en peinture :

Il sait faire obéir les plus grands de l'Etat,

Et je trouve qu'il fait en digne potentat.

Quand il faut le servir, j'ai du coeur pour le faire ;

Mais je ne m'en sens point quand il faut lui déplaire ;

Je me fais de son ordre une suprême loi :

Pour lui désobéir, cherche un autre que moi. Je te parle, Vicomte, avec franchise entière,

Et suis ton serviteur en toute autre matière.

Adieu. Cinquante fois au diable les Fâcheux !

Où donc s'est retiré cet objet de mes voeux ?

La Montagne

Je ne sais.

Eraste

Pour savoir où la belle est allée,

Va-t'en chercher partout : j'attends dans cette allée.

Ballet du premier acte

Première entrée

Des joueurs de mail, en criant gare, l'obligent à se retirer ; et comme il veut revenir lorsqu'ils ont fait,

Deuxième entrée

des curieux viennent, qui tournent autour de lui pour le connoître, et font qu'il se retire encore pour un moment.

LES FÂCHEUX - MOLIÈRE > ACTE II

Acte II

Scène I

Eraste

Mes Fâcheux à la fin se sont-ils écartés ?

Je pense qu'il en pleut ici de tous côtés.

Je les fuis, et les trouve ; et pour second martyre,

Je ne saurois trouver celle que je desire.

Le tonnerre et la pluie ont promptement passé,

Et n'ont point de ces lieux le beau monde chassé.

Plût au Ciel, dans les dons que ses soins y prodiguent,

Qu'ils en eussent chassé tous les gens qui fatiguent !

Le soleil baisse fort, et je suis étonné

Que mon valet encor ne soit point retourné. Scène II

Alcippe, Eraste

Alcippe

Bonjour.

Eraste

Eh quoi ? toujours ma flamme divertie !

Alcippe

Console-moi, Marquis, d'une étrange partie

Qu'au piquet je perdis hier contre un Saint-Bouvain,

A qui je donnerois quinze points et la main.

C'est un coup enragé, qui depuis hier m'accable,

Et qui feroit donner tous les joueurs au diable,

Un coup assurément à se pendre en public.

Il ne m'en faut que deux ; l'autre a besoin d'un pic :

Je donne, il en prend six, et demande à refaire ;

Moi, me voyant de tout, je n'en voulus rien faire.

Je porte l'as de trèfle (admire mon malheur),

L'as, le roi, le valet, le huit et dix de coeur,

Et quitte, comme au point alloit la politique,

Dame et roi de carreau, dix et dame de pique.

Sur mes cinq coeurs portés la dame arrive encor,

Qui me fait justement une quinte major.

Mais mon homme avec l'as, non sans surprise extrême,

Des bas carreaux sur table étale une sixième.

J'en avois écarté la dame avec le roi. Mais lui fallant un pic, je sortis hors d'effroi,

Et croyois bien du moins faire deux points uniques.

Avec les sept carreaux il avoit quatre piques,

Et jetant le dernier, m'a mis dans l'embarras

De ne savoir lequel garder de mes deux as.

J'ai jeté l'as de coeur, avec raison, me semble ;

Mais il avoit quitté quatre trèfles ensemble,

Et par un six de coeur je me suis vu capot,

Sans pouvoir, de dépit, proférer un seul mot.

Morbleu ! fais-moi raison de ce coup effroyable :

A moins que l'avoir vu, peut-il être croyable ?

Eraste

C'est dans le jeu qu'on voit les plus grands coups du sort.

Alcippe

Parbleu ! tu jugeras toi-même si j'ai tort,

Et si c'est sans raison que ce coup me transporte ;

Car voici nos deux jeux, qu'exprès sur moi je porte.

Tiens, c'est ici mon port, comme je te l'ai dit,

Et voici...

Eraste

J'ai compris le tout par ton récit,

Et vois de la justice au transport qui t'agite ;

Mais pour certaine affaire il faut que je te quitte :

Adieu. Console-toi pourtant de ton malheur. Alcippe

Qui moi ? J'aurai toujours ce coup-là sur le coeur,

Et c'est pour ma raison pis qu'un coup de tonnerre.

Je le veux faire, moi, voir à toute la terre.

(Il s'en va, et prêt à rentrer, il dit par réflexion : )

Un six de coeur ! deux points !

Eraste

En quel lieu sommes-nous ?

De quelque part qu'on tourne, on ne voit que des fous.

Ah ! que tu fais languir ma juste impatience ! Scène III

La Montagne, Eraste

La Montagne

Monsieur, je n'ai pu faire une autre diligence.

Eraste

Mais me rapportes-tu quelque nouvelle enfin ?

La Montagne

Sans doute ; et de l'objet qui fait votre destin

J'ai, par un ordre exprès, quelque chose à vous dire.

Eraste

Et quoi ? déjà mon coeur après ce mot soupire :

Parle.

La Montagne

Souhaitez-vous de savoir ce que c'est ?

Eraste

Oui, dis vite.

La Montagne

Monsieur, attendez, s'il vous plaît.

Je me suis, à courir, presque mis hors d'haleine. Eraste

Prends-tu quelque plaisir à me tenir en peine ?

La Montagne

Puisque vous desirez de savoir promptement

L'ordre que j'ai reçu de cet objet charmant,

Je vous dirai... Ma foi, sans vous vanter mon zèle,

J'ai bien fait du chemin pour trouver cette belle ;

Et si...

Eraste

Peste soit fait de tes digressions !

La Montagne

Ah ! il faut modérer un peu ses passions ;

Et Sénèque...

Eraste

Sénèque est un sot dans ta bouche,

Puisqu'il ne me dit rien de tout ce qui me touche.

Dis-moi ton ordre, tôt.

La Montagne

Pour contenter vos voeux,

Votre Orphise... Une bête est là dans vos cheveux.

Eraste

Laisse. La Montagne

Cette beauté de sa part vous fait dire...

Eraste

Quoi ?

La Montagne

Devinez.

Eraste

Sais-tu que je ne veux pas rire ?

La Montagne

Son ordre est qu'en ce lieu vous devez vous tenir,

Assuré que dans peu vous l'y verrez venir,

Lorsqu'elle aura quitté quelques provinciales,

Aux personnes de cour fâcheuses animales.

Eraste

Tenons-nous donc au lieu qu'elle a voulu choisir.

Mais, puisque l'ordre ici m'offre quelque loisir,

Laisse-moi méditer : j'ai dessein de lui faire

Quelques vers sur un air où je la vois se plaire.

(Il se promène en rêvant.) Scène IV

Orante, Clymène, Eraste

Orante

Tout le monde sera de mon opinion.

Clymène

Croyez-vous l'emporter par obstination ?

Orante

Je pense mes raisons meilleures que les vôtres.

Clymène

Je voudrois qu'on ouît les unes et les autres.

Orante

J'avise un homme ici qui n'est pas ignorant :

Il pourra nous juger sur notre différend.

Marquis, de grâce, un mot : souffrez qu'on vous appelle

Pour être entre nous deux juge d'une querelle,

D'un débat qu'ont ému nos divers sentiments

Sur ce qui peut marquer les plus parfaits amants.

Eraste

C'est une question à vuider difficile,

Et vous devez chercher un juge plus habile. Orante

Non : vous nous dites là d'inutiles chansons ;

Votre esprit fait du bruit, et nous vous connoissons :

Nous savons que chacun vous donne à juste titre...

Eraste

Hé ! de grâce...

Orante

En un mot, vous serez notre arbitre :

Et ce sont deux moments qu'il vous faut nous donner.

Clymène

Vous retenez ici qui vous doit condamner ;

Car enfin, s'il est vrai ce que j'en ose croire.

Monsieur à mes raisons donnera la victoire.

Eraste

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci

D'inventer quelque chose à me tirer d'ici ! Orante

Non : vous nous dites là d'inutiles chansons ;

Votre esprit fait du bruit, et nous vous connoissons :

Nous savons que chacun vous donne à juste titre...

Eraste

Hé ! de grâce...

Orante

En un mot, vous serez notre arbitre :

Et ce sont deux moments qu'il vous faut nous donner.

Clymène

Vous retenez ici qui vous doit condamner ;

Car enfin, s'il est vrai ce que j'en ose croire.

Monsieur à mes raisons donnera la victoire.

Eraste

Que ne puis-je à mon traître inspirer le souci

D'inventer quelque chose à me tirer d'ici !

Orante

Pour moi, de son esprit j'ai trop bon témoignage,

Pour craindre qu'il prononce à mon désavantage.

Enfin, ce grand débat qui s'allume entre nous,

Est de savoir s'il faut qu'un amant soit jaloux.

Clymène

Ou, pour mieux expliquer ma pensée et la vôtre, Lequel doit plaire plus d'un jaloux ou d'un autre.

Orante

Pour moi, sans contredit, je suis pour le dernier.

Clymène

Et dans mon sentiment, je tiens pour le premier.

Orante

Je crois que notre coeur doit donner son suffrage

A qui fait éclater du respect davantage.

Clymène

Et moi, que si nos voeux doivent paroître au jour,

C'est pour celui qui fait éclater plus d'amour.

Orante

Oui ; mais on voit l'ardeur dont une âme est saisie

Bien mieux dans le respect que dans la jalousie.

Clymène

Et c'est mon sentiment, que qui s'attache à nous

Nous aime d'autant plus qu'il se montre jaloux.

Orante

Fi ! ne me parlez point, pour être amants, Clymène,

De ces gens dont l'amour est fait comme la haine,

Et qui, pour tous respects et toute offre de voeux,

Ne s'appliquent jamais qu'à se rendre fâcheux ; Dont l'âme, que sans cesse un noir transport anime,

Des moindres actions cherche à nous faire un crime,

En soumet l'innocence à son aveuglement,

Et veut sur un coup d'oeil un éclaircissement ;

Qui, de quelque chagrin nous voyant l'apparence,

Se plaignent aussitôt qu'il naît de leur présence,

Et lorsque dans nos yeux brille un peu d'enjoûment,

Veulent que leurs rivaux en soient le fondement ;

Enfin, qui prenant droit des fureurs de leur zèle,

Ne vous parlent jamais que pour faire querelle,

Osent défendre à tous l'approche de nos coeurs,

Et se font les tyrans de leurs propres vainqueurs.

Moi, je veux des amants que le respect inspire,

Et leur soumission marque mieux notre empire.

Clymène

Fi ! ne me parlez point, pour être vrais amants,

De ces gens qui pour nous n'ont nuls emportements,

De ces tièdes galans, de qui les coeurs paisibles

Tiennent déjà pour eux les choses infaillibles,

N'ont point peur de nous perdre, et laissent chaque jour

Sur trop de confiance endormir leur amour,

Sont avec leurs rivaux en bonne intelligence,

Et laissent un champ libre à leur persévérance.

Un amour si tranquille excite mon courroux.

C'est aimer froidement que n'être point jaloux ;

Et je veux qu'un amant, pour me prouver sa flamme,

Sur d'éternels soupçons laisse flotter son âme,

Et par de prompts transports donne un signe éclatant De l'estime qu'il fait de celle qu'il prétend.

On s'applaudit alors de son inquiétude,

Et s'il nous fait parfois un traitement trop rude,

Le plaisir de le voir, soumis à nos genoux,

S'excuser de l'éclat qu'il a fait contre nous,

Ses pleurs, son désespoir d'avoir pu nous déplaire,

Est un charme à calmer toute notre colère.

Orante

Si pour vous plaire il faut beaucoup d'emportement,

Je sais qui vous pourroit donner contentement ;

Et je connois des gens dans Paris plus de quatre

Qui, comme ils le font voir, aiment jusques à battre.

Clymène

Si pour vous plaire il faut n'être jamais jaloux,

Je sais certaines gens fort commodes pour vous,

Des hommes en amour d'une humeur si souffrante,

Qu'ils vous verroient sans peine entre les bras de trente.

Orante

Enfin par votre arrêt vous devez déclarer

Celui de qui l'amour vous semble à préférer.

Eraste

Puisqu'à moins d'un arrêt je ne m'en puis défaire,

Toutes deux à la fois je vous veux satisfaire ;

Et pour ne point blâmer ce qui plaît à vos yeux,

Le jaloux aime plus, et l'autre aime bien mieux. Clymène

L'arrêt est plein d'esprit ; mais...

Eraste

Suffit, j'en suis quitte.

Après ce que j'ai dit, souffrez que je vous quitte. Scène V

Orphise, Eraste

Eraste

Que vous tardez, Madame, et que j'éprouve bien... !

Orphise

Non, non, ne quittez pas un si doux entretien.

A tort vous m'accusez d'être trop tard venue,

Et vous avez de quoi vous passer de ma vue.

Eraste

Sans sujet contre moi voulez-vous vous aigrir,

Et me reprochez-vous ce qu'on me fait souffrir ?

Ha ! de grâce, attendez...

Orphise

Laissez-moi, je vous prie,

Et courez vous rejoindre à votre compagnie.

(Elle sort.)

Eraste

Ciel ! faut-il qu'aujourd'hui Fâcheuses et Fâcheux

Conspirent à troubler les plus chers de mes voeux !

Mais allons sur ses pas, malgré sa résistance,

Et faisons à ses yeux briller notre innocence. Scène VI

Dorante, Eraste

Dorante

Ha ! Marquis, que l'on voit de Fâcheux, tous les jours,

Venir de nos plaisirs interrompre le cours !

Tu me vois enragé d'une assez belle chasse,

Qu'un fat... C'est un récit qu'il faut que je te fasse.

Eraste

Je cherche ici quelqu'un, et ne puis m'arrêter.

Dorante, le retenant.

Parbleu, chemin faisant, je te le veux conter.

Nous étions une troupe assez bien assortie,

Qui pour courir un cerf avions hier fait partie ;

Et nous fûmes coucher sur le pays exprès,

C'est-à-dire, mon cher, en fin fond de forêts.

Comme cet exercice est mon plaisir suprême,

Je voulus, pour bien faire, aller au bois moi-même ;

Et nous conclûmes tous d'attacher nos efforts

Sur un cerf qu'un chacun nous disoit cerf dix-cors ;

Mais moi, mon jugement, sans qu'aux marques j'arrête,

Fut qu'il n'étoit que cerf à sa seconde tête.

Nous avions, comme il faut, séparé nos relais,

Et déjeunions en hâte avec quelques oeufs frais,

Lorsqu'un franc campagnard, avec longue rapière,

Montant superbement sa jument poulinière,

Qu'il honoroit du nom de sa bonne jument, S'en est venu nous faire un mauvais compliment,

Nous présentant aussi, pour surcroît de colère,

Un grand benêt de fils aussi sot que son père.

Il s'est dit grand chasseur, et nous a priés tous

Qu'il pût avoir le bien de courir avec nous.

Dieu préserve, en chassant, toute sage personne

D'un porteur de huchet qui mal à propos sonne,

De ces gens qui, suivis de dix hourets galeux,

Disent "ma meute", et font les chasseurs merveilleux !

Sa demande reçue et ses vertus prisées,

Nous avons été tous frapper à nos brisées.

A trois longueurs de trait, tayaut ! voilà d'abord

Le cerf donné aux chiens. J'appuie, et sonne fort.

Mon cerf débuche, et passe une assez longue plaine

Et mes chiens après lui, mais si bien en haleine,

Qu'on les auroit couverts tous d'un seul justaucorps.

Il vient à la forêt. Nous lui donnons alors

La vieille meute ; et moi, je prends en diligence

Mon cheval alezan. Tu l'as vu ?

Eraste

Non, je pense.

Dorante

Comment ? C'est un cheval aussi bon qu'il est beau,

Et que ces jours passés j'achetai de Gaveau.

Je te laisse à penser si sur cette matière

Il voudroit me tromper, lui qui me considère :

Aussi je m'en contente ; et jamais, en effet, Il n'a vendu cheval ni meilleur ni mieux fait :

Une tête de barbe, avec l'étoile nette ;

L'encolure d'un cygne, effilée et bien droite ;

Point d'épaules non plus qu'un lièvre ; court-jointé,

Et qui fait dans son port voir sa vivacité ;

Des pieds, morbleu ! des pieds ! le rein double (à vrai dire,

J'ai trouvé le moyen, moi seul, de le réduire ;

Et sur lui, quoique aux yeux il montrât beau semblant,

Petit-Jean de Gaveau ne montoit qu'en tremblant),

Une croupe en largeur à nulle autre pareille,

Et des gigots, Dieu sait ! Bref, c'est une merveille ;

Et j'en ai refusé cent pistoles, crois-moi,

Au retour d'un cheval amené pour le Roi.

Je monte donc dessus, et ma joie étoit pleine

De voir filer de loin les coupeurs dans la plaine ;

Je pousse, et je me trouve en un fort à l'écart,

A la queue de nos chiens, moi seul avec Drécar.

Une heure là dedans notre cerf se fait battre.

J'appuie alors mes chiens, et fais le diable à quatre ;

Enfin jamais chasseur ne se vit plus joyeux.

Je le relance seul, et tout alloit des mieux,

Lorsque d'un jeune cerf s'accompagne le nôtre :

Une part de mes chiens se sépare de l'autre,

Et je les vois, Marquis, comme tu peux penser,

Chasser tous avec crainte, et Finaut balancer.

Il se rabat soudain, dont j'eus l'âme ravie ;

Il empaume la voie ; et moi, je sonne et crie :

A Finaut ! à Finaut ! J'en revois à plaisir

Sur une taupinière, et resonne à loisir. Quelques chiens revenoient à moi, quand pour disgrâce

Le jeune cerf, Marquis, à mon campagnard passe.

Mon étourdi se met à sonner comme il faut,

Et crie à pleine voix "tayaut ! tayaut ! tayaut ! "

Mes chiens me quittent tous, et vont à ma pécore ;

J'y pousse, et j'en revois dans le chemin encore ;

Mais à terre, mon cher, je n'eus pas jeté l'oeil,

Que je connus le change et sentis un grand deuil.

J'ai beau lui faire voir toutes les différences

Des pinces de mon cerf et de ses connoissances

Il me soutient toujours, en chasseur ignorant,

Que c'est le cerf de meute ; et par ce différend

Il donne temps aux chiens d'aller loin. J'en enrage,

Et pestant de bon coeur contre le personnage,

Je pousse mon cheval et par haut et par bas,

Qui plioit des gaulis aussi gros que les bras :

Je ramène les chiens à ma première voie,

Qui vont, en me donnant une excessive joie,

Requerir notre cerf, comme s'ils l'eussent vu.

Ils le relancent ; mais ce coup est-il prévu ?

A te dire le vrai, cher Marquis, il m'assomme :

Notre cerf relancé va passer à notre homme,

Qui croyant faire un trait de chasseur fort vanté,

D'un pistolet d'arçon qu'il avoit apporté

Lui donne justement au milieu de la tête,

Et de fort loin me crie : "Ah ! j'ai mis bas la bête ! "

A-t-on jamais parlé de pistolets, bon Dieu !

Pour courre un cerf ? Pour moi, venant dessus le lieu,

J'ai trouvé l'action tellement hors d'usage, Que j'ai donné des deux à mon cheval, de rage,

Et m'en suis revenu chez moi toujours courant,

Sans vouloir dire un mot à ce sot ignorant.

Eraste

Tu ne pouvois mieux faire, et ta prudence est rare ;

C'est ainsi des Fâcheux qu'il faut qu'on se sépare.

Adieu.

Dorante

Quand tu voudras, nous irons quelque part,

Où nous ne craindrons point de chasseur campagnard.

Eraste

Fort bien. Je crois qu'enfin je perdrai patience.

Cherchons à m'excuser avecque diligence.

Ballet du second acte

Première entrée

Des joueurs de boule l'arrêtent pour mesurer un coup dont ils sont en dispute. Il se défait d'eux avec peine, et leur laisse danser un pas composé de toutes les postures qui sont ordinaires à ce jeu.

Deuxième entrée

De petits frondeurs les viennent interrompre, qui sont chassés ensuite.

Troisième entrée

par des savetiers et des savetières, leurs pères, et autres, qui sont aussi chassés à leur tour.

Quatrième entrée

par un jardinier qui danse seul, et se retire pour faire place au troisième acte.

LES FÂCHEUX - MOLIÈRE > ACTE III

Acte III

Scène I

Eraste, La Montagne

Eraste

Il est vrai, d'un côté, mes soins ont réussi,

Cet adorable objet enfin s'est adouci ;

Mais, d'un autre, on m'accable, et les astres sévères

Ont contre mon amour redoublé leurs colères.

Oui, Damis, son tuteur, mon plus rude Fâcheux,

Tout de nouveau s'oppose aux plus doux de mes voeux,

A son aimable nièce a défendu ma vue,

Et veut d'un autre époux la voir demain pourvue.

Orphise toutefois, malgré son désaveu,

Daigne accorder ce soir une grâce à mon feu ;

Et j'ai fait consentir l'esprit de cette belle

A souffrir qu'en secret je la visse chez elle.

L'amour aime surtout les secrètes faveurs ;

Dans l'obstacle qu'on force il trouve des douceurs ;

Et le moindre entretien de la beauté qu'on aime,

Lorsqu'il est défendu, devient grâce suprême.

Je vais au rendez-vous ; c'en est l'heure à peu près ;

Puis je veux m'y trouver plutôt avant qu'après.

La Montagne

Suivrai-je vos pas ?

Eraste

Non : je craindrois que peut-être? A quelques yeux suspects tu me fisses connoître.

La Montagne

Mais...

Eraste

Je ne le veux pas.

La Montagne

Je dois suivre vos lois :

Mais au moins si de loin...

Eraste

Te tairas-tu, vingt fois ?

Et ne veux-tu jamais quitter cette méthode

De te rendre à toute heure un valet incommode Scène II

Caritidès, Eraste

Caritidès

Monsieur, le temps répugne à l'honneur de vous voir :

Le matin est plus propre à rendre un tel devoir ;

Mais de vous rencontrer il n'est pas bien facile,

Car vous dormez toujours, ou vous êtes en ville :

Au moins, Messieurs vos gens me l'assurent ainsi ;

Et j'ai, pour vous trouver, pris l'heure que voici.

Encore est-ce un grand heur dont le destin m'honore,

Car deux moments plus tard, je vous manquois encore.

Eraste

Monsieur, souhaitez-vous quelque chose de moi ?

Caritidès

Je m'acquitte Monsieur, de ce que je vous doi,

Et vous viens... Excusez l'audace qui m'inspire

Si...

Eraste

Sans tant de façons, qu'avez-vous à me dire ?

Caritidès

Comme le rang, l'esprit, la générosité,

Que chacun vante en vous... Eraste

Oui, je suis fort vanté.

Passons, Monsieur.

Caritidès

Monsieur, c'est une peine extrême

Lorsqu'il faut à quelqu'un se produire soi-même ;

Et toujours près des grands on doit être introduit

Par des gens qui de nous fassent un peu de bruit,

Dont la bouche écoutée avecque poids débite

Ce qui peut faire voir notre petit mérite.

Enfin j'aurois voulu que des gens bien instruits

Vous eussent pu, Monsieur, dire ce que je suis.

Eraste

Je vois assez, Monsieur, ce que vous pouvez être,

Et votre seul abord le peut faire connoître.

Caritidès

Oui, je suis un savant charmé de vos vertus,

Non pas de ces savants dont le nom n'est qu'en us :

Il n'est rien si commun qu'un nom à la latine ;

Ceux qu'on habille en grec ont bien meilleure mine ;

Et pour en avoir un qui se termine en es,

Je me fais appeler Monsieur Caritidès.

Eraste

Monsieur Caritidès soit. Qu'avez-vous à dire ? Caritidès

C'est un placet, Monsieur, que je voudrois vous lire,

Et que, dans la posture où vous met votre emploi,

J'ose vous conjurer de présenter au Roi.

Eraste

Hé ! Monsieur, vous pouvez le présenter vous-même.

Caritidès

Il est vrai que le Roi fait cette grâce extrême :

Mais par ce même excès de ses rares bontés,

Tant de méchants placets, Monsieur, sont présentés,

Qu'ils étouffent les bons ; et l'espoir où je fonde,

Est qu'on donne le mien quand le Prince est sans monde.

Eraste

Eh bien ! vous le pouvez, et prendre votre temps.

Caritidès

Ah ! Monsieur, les huissiers sont de terribles gens !

Ils traitent les savants de faquins à nasardes,

Et je n'en puis venir qu'à la salle des gardes.

Les mauvais traitements qu'il me faut endurer

Pour jamais de la cour me feroient retirer,

Si je n'avois conçu l'espérance certaine

Qu'auprès de notre roi vous serez mon Mécène.

Oui, votre crédit m'est un moyen assuré...

Eraste

Eh bien ! donnez-moi donc : je le présenterai. Caritidès

Le voici ; mais au moins oyez-en la lecture.

Eraste

Non...

Caritidès

C'est pour être instruit : Monsieur, je vous conjure.

Au roi.

Sire,

Votre très-humble, très-obéissant, très-fidèle, et très-savant sujet et serviteur, Caritidès, François de nation, Grec de profession, ayant considéré les grands et notables abus qui se commettent aux inscriptions des enseignes des maisons, boutiques, cabarets, jeux de boule, et autres lieux de votre bonne ville de Paris, en ce que certains ignorants compositeurs desdites inscriptions renversent, par une barbare, pernicieuse et détestable orthographe, toute sorte de sens et raison, sans aucun égard d'étymologie, analogie, énergie, ni allégorie quelconque, au grand scandale de la république des lettres, et de la nation françoise, qui se décrie et déshonore par lesdits abus et fautes grossières envers les étrangers, et notamment envers les Allemands, curieux lecteurs et inspectateurs desdites inscriptions..."

Eraste

Ce placet est fort long, et pourroit bien fâcher...

Caritidès

Ah ! Monsieur, pas un mot ne s'en peut retrancher. Eraste

Achevez promptement.

(Caritidès continue.)

... supplie humblement Votre Majesté de créer, pour le bien de son Etat et la gloire de son empire, une charge de contrôleur, intendant, correcteur, réviseur, et restaurateur général desdites inscriptions, et d'icelle honorer le suppliant, tant en considération de son rare et éminent savoir, que des grands et signalés services qu'il a rendus à l'Etat et à Votre Majesté en faisant l'anagramme de Votredite Majesté en françois, latin, grec, hébreu, syriaque, chaldéen, arabe...

Eraste, l'interrompant.

Fort bien. Donnez-le vite, et faites la retraite :

Il sera vu du Roi ; c'est une affaire faite.

Caritidès

Hélas ! Monsieur, c'est tout que montrer mon placet.

Si le Roi le peut voir, je suis sûr de mon fait ;

Car comme sa justice en toute chose est grande,

Il ne pourra jamais refuser ma demande.

Au reste, pour porter au ciel votre renom,

Donnez-moi par écrit votre nom et surnom ;

J'en veux faire un poème en forme d'acrostiche

Dans les deux bouts du vers et dans chaque hémistiche.

Eraste

Oui, vous l'aurez demain, Monsieur Caritidès. Ma foi, de tels savants sont des ânes bien faits.

J'aurois dans d'autres temps bien ri de sa sottise... Scène III

Ormin, Eraste

Ormin

Bien qu'une grande affaire en ce lieu me conduise,

J'ai voulu qu'il sortît avant que vous parler.

Eraste

Fort bien ; mais dépêchons, car je veux m'en aller.

Ormin

Je me doute à peu près que l'homme qui vous quitte

Vous a fort ennuyé, Monsieur, par sa visite :

C'est un vieux importun, qui n'a pas l'esprit sain,

Et pour qui j'ai toujours quelque défaite en main.

Au Mail, à Luxembourg et dans les Tuileries,

Il fatigue le monde avec ses rêveries ;

Et des gens comme vous doivent fuir l'entretien

De tous ces savantas qui ne sont bons à rien.

Pour moi, je ne crains pas que je vous importune,

Puisque je viens, Monsieur, faire votre fortune.

Eraste

Voici quelque souffleur, de ces gens qui n'ont rien,

Et vous viennent toujours promettre tant de bien.

Vous avez fait, Monsieur, cette bénite pierre

Qui peut seule enrichir tous les rois de la terre ? Ormin

La plaisante pensée, hélas ! où vous voilà !

Dieu me garde, Monsieur, d'être de ces fous-là !

Je ne me repais point de visions frivoles,

Et je vous porte ici les solides paroles

D'un avis que pour vous je veux donner au Roi,

Et que tout cacheté je conserve sur moi :

Non de ces sots projets, de ces chimères vaines,

Dont les surintendants ont les oreilles pleines ;

Non de ces gueux d'avis, dont les prétentions

Ne parlent que de vingt ou trente millions ;

Mais un qui, tous les ans, à si peu qu'on le monte,

En peut donner au Roi quatre cents de bon conte,

Avec facilité, sans risque, ni soupçon,

Et sans fouler le peuple en aucune façon :

Enfin c'est un avis d'un gain inconcevable,

Et que du premier mot on trouvera faisable.

Oui, pourvu que par vous je puisse être poussé...

Eraste

Soit, nous en parlerons. Je suis un peu pressé.

Ormin

Si vous me promettiez de garder le silence,

Je vous découvrirois cet avis d'importance.

Eraste

Non, non, je ne veux point savoir votre secret. Ormin

Monsieur, pour le trahir, je vous crois trop discret,

Et veux, avec franchise, en deux mots vous l'apprendre.

Il faut voir si quelqu'un ne peut point nous entendre.

Cet avis merveilleux, dont je suis l'inventeur,

Est que...

Eraste

D'un peu plus loin, et pour cause, Monsieur.

Ormin

Vous voyez le grand gain, sans qu'il faille le dire,

Que de ces ports de mer le Roi tous les ans tire.

Or l'avis, dont encor nul ne s'est avisé,

Est qu'il faut de la France, et c'est un coup aisé,

En fameux ports de mer mettre toutes les côtes.

Ce seroit pour monter à des sommes très-hautes.

Et si...

Eraste

L'avis est bon, et plaira fort au Roi.

Adieu : nous nous verrons.

Ormin

Au moins, appuyez-moi

Pour en avoir ouvert les premières paroles.

Eraste

Oui, oui. Ormin

Si vous vouliez me prêter deux pistoles,

Que vous reprendriez sur le droit de l'avis,

Monsieur...

Eraste

Oui, volontiers. Plût à Dieu qu'à ce prix

De tous les importuns je pusse me voir quitte !

Voyez quel contre-temps prend ici leur visite !

Je pense qu'à la fin je pourrai bien sortir.

Viendra-t-il point quelqu'un encor me divertir ? Scène IV

Filinte, Eraste

Filinte

Marquis, je viens d'apprendre une étrange nouvelle.

Eraste

Quoi ?

Filinte

Qu'un homme tantôt t'a fait une querelle.

Eraste

A moi ?

Filinte

Que te sert-il de le dissimuler ?

Je sais de bonne part qu'on t'a fait appeler ;

Et comme ton ami, quoi qu'il en réussisse,

Je te viens contre tous faire offre de service.

Eraste

Je te suis obligé ; mais crois que tu me fais...

Filinte

Tu ne l'avoueras pas ; mais tu sors sans valets.

Demeure dans la ville, ou gagne la campagne,

Tu n'iras nulle part que je ne t'accompagne. Eraste

Ah ! j'enrage !

Filinte

A quoi bon de te cacher de moi ?

Eraste

Je te jure, Marquis, qu'on s'est moqué de toi.

Filinte

En vain tu t'en défends.

Eraste

Que le Ciel me foudroie,

Si d'aucun démêlé... !

Filinte

Tu penses qu'on te croie ?

Eraste

Eh ! mon Dieu, je te dis, et ne déguise point,

Que...

Filinte

Ne me crois pas dupe, et crédule à ce point.

Eraste

Veux-tu m'obliger ? Filinte

Non.

Eraste

Laisse-moi, je te prie.

Filinte

Point d'affaire, Marquis.

Eraste

Une galanterie

En certain lieu ce soir...

Filinte

Je ne te quitte pas ;

En quel lieu que ce soit, je veux suivre tes pas.

Eraste

Parbleu ! puisque tu veux que j'aie une querelle,

Je consens à l'avoir pour contenter ton zèle :

Ce sera contre toi, qui me fais enrager,

Et dont je ne me puis par douceur dégager.

Filinte

C'est fort mal d'un ami recevoir le service ;

Mais puisque je vous rends un si mauvais office,

Adieu : vuidez sans moi tout ce que vous aurez. Eraste

Vous serez mon ami quand vous me quitterez.

Mais voyez quels malheurs suivent ma destinée !

Ils m'auront fait passer l'heure qu'on m'a donnée. Scène V

Damis, l'Espine, Eraste, La Rivière

Damis

Quoi ? malgré moi le traître espère l'obtenir ?

Ah ! mon juste courroux le saura prévenir.

Eraste

J'entrevois là quelqu'un sur la porte d'Orphise.

Quoi ? toujours quelque obstacle aux feux qu'elle autorise !

Damis

Oui, j'ai su que ma nièce, en dépit de mes soins,

Doit voir ce soir chez elle Eraste sans témoins.

La Rivière

Qu'entends-je à ces gens-là dire de notre maître ?

Approchons doucement, sans nous faire connoître.

Damis

Mais avant qu'il ait lieu d'achever son dessein,

Il faut de mille coups percer son traître sein.

Va-t'en faire venir ceux que je viens de dire,

Pour les mettre en embûche aux lieux que je desire,

Afin qu'au nom d'Eraste on soit prêt à venger

Mon honneur, que ses feux ont l'orgueil d'outrager,

A rompre un rendez-vous qui dans ce lieu l'appelle,

Et noyer dans son sang sa flamme criminelle. La rivière, l'attaquant avec ses compagnons.

Avant qu'à tes fureurs on puisse l'immoler,

Traître, tu trouveras en nous à qui parler.

Eraste, mettant l'épée à la main.

Bien qu'il m'ait voulu perdre, un point d'honneur me presse

De secourir ici l'oncle de ma maîtresse.

Je suis à vous, Monsieur.

Damis, après leur fuite.

O Ciel ! par quel secours

D'un trépas assuré vois-je sauver mes jours ?

A qui suis-je obligé d'un si rare service ?

Eraste

Je n'ai fait, vous servant, qu'un acte de justice.

Damis

Ciel ! puis-je à mon oreille ajouter quelque foi ?

Est-ce la main d'Eraste... ? Eraste

Oui, oui, Monsieur, c'est moi

Trop heureux que ma main vous ait tiré de peine,

Trop malheureux d'avoir mérité votre haine.

Damis

Quoi ? celui dont j'avois résolu le trépas

Est celui qui pour moi vient d'employer son bras ?

Ah ! c'en est trop : mon coeur est contraint de se rendre ;

Et quoi que votre amour ce soir ait pu prétendre,

Ce trait si surprenant de générosité

Doit étouffer en moi toute animosité.

Je rougis de ma faute, et blâme mon caprice.

Ma haine trop longtemps vous a fait injustice ;

Et pour la condamner par un éclat fameux,

Je vous joins dès ce soir à l'objet de vos voeux. Scène VI

Orphise, Damis, Eraste, Suite

Orphise, venant avec un flambeau d'argent à la main.

Monsieur, quelle aventure a d'un trouble effroyable...

Damis

Ma nièce, elle n'a rien que de très-agréable,

Puisque après tant de voeux que j'ai blâmés en vous,

C'est elle qui vous donne Eraste pour époux.

Son bras a repoussé le trépas que j'évite,

Et je veux envers lui que votre main m'acquitte.

Orphise

Si c'est pour lui payer ce que vous lui devez,

J'y consens, devant tout aux jours qu'il a sauvés.

Eraste

Mon coeur est si surpris d'une telle merveille

Qu'en ce ravissement je doute si je veille.

Damis

Célébrons l'heureux sort dont vous allez jouir,

Et que nos violons viennent nous réjouir.

(Comme les violons veulent jouer, on frappe fort à la porte.)

Eraste

Qui frappe là si fort ? L'Espine

Monsieur, ce sont des masques,

Qui portent des crincrins et des tambours de Basques.

(Les masques entrent, qui occupent toute la place.)

Eraste

Quoi ? toujours des Fâcheux ! Holà ! suisses, ici !

Qu'on me fasse sortir ces gredins que voici.

Ballet du troisième acte

Première entrée

Des suisses avec des hallebardes chassent tous les masques fâcheux, et se retirent ensuite pour laisser danser à leur aise

Dernière entrée

Quatre bergers et une bergère qui, au sentiment de tous ceux qui l'ont vue, ferme le divertissement d'assez bonne grâce.

FIN

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