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LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE

Conte

Oscar WILDE



TABLE des MATIÈRES

21 choix possibles

PRÉFACE
LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CONTES
L'AMI DÉVOUÉ
LA FAMEUSE FUSÉE
LE PRINCE HEUREUX
LE ROSSIGNOL ET LA ROSE
LE GÉANT ÉGOÏSTE
NOUVELLES PUBLIÉES EN AMÉRIQUE
EGO TE ABSOLVO I
CHAPITRE II
OLD BISHOP'S
LA PEAU D'ORANGE - I
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV


TEXTE INTÉGRAL



PRÉFACE

Le Crime de lord Arthur Savile, ici traduit en français pour la première fois, est, dans l'oeuvre d'Oscar Wilde, une des pages les plus curieuses.

Quand cette nouvelle parut, en 1891, dans le sillage triomphal du Portrait de Dorian Gray, la critique anglaise ne fut frappée que de son caractère paradoxal.

C'est ainsi que la classèrent, alors, beaucoup de revues et de journaux sur l'appréciation desquels pesait l'apparence ironique du sous-titre appliqué à un projet d'assassinat : étude de devoir.

Quelques notes, volontairement semées par Oscar Wilde dans son récit, achevèrent d'égarer les juges.

Puis, on chercha des parentés à l'idée inspiratrice de ce récit. Il est évident, se disait-on, qu'Oscar Wilde a lu le Bonheur dans le crime de Barbey d'Aurevilly et il a également emprunté quelque chose à A Rebours.

C'est possible, mais ces reflets, s'ils sont sensibles, ne sont pas capitaux.

Aujourd'hui, les faits ont éclairé l'oeuvre et l'on peut dire que Le Crime de lord Arthur Savile est pathologiquement le plus caractéristique des écrits d'Oscar Wilde.

L'écrivain y intervertit les notices du Bien et du Mal dans le cerveau de son héros, non en écrivain paradoxal mais en véritable malade.

La distinction est aisée à faire.

Lisez plutôt le très curieux roman de Georges Darien, Le Voleur [Stock, éditeur.], qui est un long et amusant paradoxe, et vous verrez tout de suite la différence entre les deux notes. Dans le volume de Darien, Georges Randal, a choisi le vol comme profession : il se fait voleur comme on se fait banquier, médecin ou avocat, et il a des idées de voleur sur toutes choses. Il lutte contre la société avec des armes qu'il a choisies et que Darien a fourbies logiquement d'après la mentalité de son héros.

Randal, qui n'est pas un monstre, a exactement la sensibilité d'un outlaw.

Il en est tout autrement de lord Arthur Savile que de Georges Randal.

Le point excepté où ses idées déraillent et s'intervertissent, on ne saurait raisonner plus normalement.

«En contemplant en ce moment le portrait de Sybil, lord Arthur, écrit Wilde, fut rempli de cette terrible pitié qui naît de l'amour. Il sentit que l'épouser avec le fatum du meurtre suspendu sur sa tête serait une trahison pareille à celle de Judas, un crime pire que tous ceux qu'ont jamais rêvé les Borgia.

«Quel bonheur y aurait-il pour eux, quand à tout moment il pourrait être appelé à accoupler l'épouvantable prophétie écrite dans sa main ?

«A tout prix il fallait reculer le mariage...

«Bien qu'il aimât ardemment cette jeune fille, bien que le seul contact de ses doigts quand ils étaient assis l'un près de l'autre, fît tressaillir tous les nerfs de son corps d'une joie exquise, il n'en reconnut pas moins clairement où était son devoir et eut pleine conscience de ce fait qu'il n'avait pas le droit de l'épouser jusqu'à ce qu'il eût commis le meurtre.

«Cela fait, il pourrait se présenter devant les autels avec Sybil Merton et remettre sa vie aux mains de la femme qu'il aimait, sans crainte de mal agir.

«Cela fait, il pourrait la prendre dans ses bras, sachant qu'elle n'aurait jamais à courber sa tête sous la honte.

«Mais avant, il fallait faire cela et le plus tôt serait le meilleur pour tous deux».

Le héros de Wilde, en vertu de cet étrange raisonnement, commet donc son crime par devoir. Or, si l'on lit avec soin les ouvrages que de savants médecins ont consacrés au cas du romancier, on verra quelle illustration cette nouvelle apporte aux théories les plus récentes.

Les contes qui complètent ce volume sont, tout au contraire, de pures fantaisies littéraires, des pages de l'exquis dilettante que fut Wilde. Il y a là quelques traits de cette ironie que les critiques d'Outre-Manche appelaient des Wildismes.

Le lecteur aura ainsi un point de comparaison qui lui permettra de rejeter ou d'admettre les considérations présentées plus haut.

LE TRADUCTEUR.

La première édition de la nouvelle Le Crime de lord Arthur Savile a paru en juillet 1891 chez l'éditeur Osgood. Cette nouvelle a été réimprimée à 300 exemplaires pour les seuls curieux. Cette édition, sans date, ne porte aucun nom d'éditeur ni d'imprimeur.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - I

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - I

C'était la dernière réception de lady Windermere, avant le printemps.

Bentinck House était, plus que d'habitude, encombré d'une foule de visiteurs.

Six membres du cabinet étaient venus directement après l'audience du speaker, avec tous leurs crachats et leurs grands cordons.

Toutes les jolies femmes portaient leurs costumes les plus élégants et, au bout de la galerie de tableaux, se tenait la princesse Sophie de Carlsrühe, une grosse dame au type tartare, avec de petits yeux noirs et de merveilleuses émeraudes, parlant d'une voix suraiguë un mauvais français et riant sans nulle retenue de tout ce qu'on lui disait.

Certes, il y avait là un singulier mélange de société : de superbes Pairesses bavardaient courtoisement avec de violents radicaux. Des prédicateurs populaires se frottaient les coudes avec de célèbres sceptiques. Toute une volée d'évêques suivait, comme à la piste, une forte prima-donna, de salon en salon. Sur l'escalier se groupaient quelques membres de l'Académie royale, déguisés en artistes, et l'on a dit que la salle à manger était un moment absolument bourrée de génies.

Bref, c'était une des meilleures soirées de lady Windermere et la princesse y resta jusqu'à près de onze heures et demie passées.

Sitôt après son départ, lady Windermere retourna dans la galerie de tableaux où un fameux économiste exposait, d'un air solennel, la théorie scientifique de la musique à un virtuose hongrois écumant de rage.

Elle se mit à causer avec la duchesse de Paisley.

Elle paraissait merveilleusement belle, avec son opulente gorge d'un blanc ivoirin, ses grands yeux bleus de myosotis et les lourdes boucles de ses cheveux d'or. Des cheveux d'or pur [En français dans le texte.], pas des cheveux de cette nuance paille pâle qui usurpe aujourd'hui le beau nom de l'or, des cheveux d'un or comme tissé de rayons de soleil ou caché dans un ambre étrange, des cheveux qui encadraient son visage comme d'un nimbe de sainte, avec quelque chose de la fascination d'une pécheresse.

C'était une curieuse étude psychologique que la sienne.

De bonne heure dans la vie, elle avait découvert cette importante vérité que rien ne ressemble plus à l'innocence qu'une imprudence, et, par une série d'escapades insouciantes,-la moitié d'entre elles tout à fait innocentes,-elle avait acquis tous les privilèges d'une personnalité.

Elle avait plusieurs fois changé de mari. En effet, le Debrett portait trois mariages à son crédit, mais comme elle n'avait jamais changé d'amant, le monde avait depuis longtemps cessé de jaser scandaleusement sur son compte.

Maintenant, elle avait quarante ans, pas d'enfants, et cette passion désordonnée du plaisir qui est le secret de ceux qui sont restés jeunes. Soudain, elle regarda curieusement tout autour du salon et dit de sa claire voix de contralto :

-Où est mon chiromancien ?

-Votre quoi, Gladys ? s'exclama la duchesse avec un tressaillement involontaire.

-Mon chiromancien, duchesse. Je ne puis vivre sans lui maintenant.

-Chère Gladys, vous êtes toujours si originale, murmura la duchesse, essayant de se rappeler ce que c'est en réalité qu'un chiromancien et espérant que ce n'était pas tout à fait la même chose qu'un chiropodist.

-Il vient voir ma main régulièrement deux fois chaque semaine, poursuivit lady Windermere, et il y prend beaucoup d'intérêt.

-Dieu du ciel ! se dit la duchesse. Ce doit être là quelque espèce de manucure. Voilà qui est vraiment terrible ! Enfin, j'espère qu'au moins c'est un étranger. De la sorte ce sera un peu moins désagréable.

-Certes, il faut que je vous le présente.

-Me le présenter ! s'écria la duchesse. Vous voulez donc dire qu'il est ici.

Elle chercha autour d'elle son petit éventail en écaille de tortue et son très vieux châle de dentelle, comme pour être prête à fuir à la première alerte.

-Naturellement il est ici. Je ne puis songer à donner une réunion sans lui. Il me dit que j'ai une main purement psychique et que si mon pouce avait été un tant soit peu plus court, j'aurais été une pessimiste convaincue et me serais enfermée dans un couvent.

-Oh ! je vois ! fit la duchesse qui se sentait très soulagée. Il dit la bonne aventure, je suppose ?

-Et la mauvaise aussi, répondit lady Windermere, un tas de choses de ce genre. L'année prochaine, par exemple, je courrais grand danger, à la fois sur terre et sur mer. Ainsi il faut que je vive en ballon et que, chaque soir, je fasse hisser mon dîner dans une corbeille. Tout cela est écrit là, sur mon petit doigt ou sur la paume de ma main, je ne sais plus au juste.

-Mais sûrement, c'est là tenter la Providence, Gladys.

-Ma chère duchesse, à coup sûr la Providence peut résister aux tentations par le temps qui court. Je pense que chacun devrait faire lire dans sa main, une fois par mois, afin de savoir ce qu'il ne doit pas faire. Si personne n'a l'obligeance d'aller chercher M. Podgers, je vais y aller moi-même.

-Laissez-moi ce soin, lady Windermere, dit un jeune homme tout petit, tout joli, qui se trouvait là et suivait la conversation avec un sourire amusé.

-Merci beaucoup, lord Arthur ; mais je crains que vous ne le reconnaissiez pas.

-S'il est aussi singulier que vous le dites, lady Windermere, je ne pourrais guère le manquer. Dites seulement comment il est et, sur l'heure, je vous l'amène.

-Soit ! Il n'a rien d'un chiromancien. Je veux dire qu'il n'a rien de mystérieux, d'ésotérique, qu'il n'a pas une apparence romantique. C'est un petit homme, gros, avec une tête comiquement chauve et de grandes lunettes d'or, quelqu'un qui tient le milieu entre le médecin de la famille et l'attorney de village. J'en suis aux regrets, mais ce n'est pas ma faute. Les gens sont si ennuyeux. Tous mes pianistes ont exactement l'air de pianistes et tous mes poètes exactement l'air de poètes. Je m'en souviens, la saison dernière, j'avais invité à dîner un épouvantable conspirateur, un homme qui avait versé le sang d'une foule de gens, qui portait toujours une cotte de mailles et avait un poignard caché dans la manche de sa chemise. Eh bien ! sachez que quand il est arrivé, il avait simplement la mine d'un bon vieux clergyman. Toute la soirée, il fit pétiller ses bons mots. Certes, il fut très amusant et bien de tous points, mais j'étais cruellement déçue. Quand je l'interrogeai au sujet de sa cotte de mailles, il se

-Ma chère Gladys, vraiment je ne crois pas que ceci soit tout à fait convenable, dit la duchesse en déboutonnant comme à regret un gant de peau assez sale.

-Jamais rien de ce qui intéresse ne l'est, dit lady Windermere : on a fait le monde ainsi [En français dans le texte.]. Mais il faut que je vous présente, duchesse.

Voici M. Podgers, mon chiromancien favori ; monsieur Podgers, la duchesse de Paisley... et si vous dites qu'elle a un mont de la lune plus développé que le mien, je ne croirais plus en vous désormais.

-Je suis sûre, Gladys, qu'il n'y a rien de ce genre dans ma main, dit la duchesse d'un ton grave.

-Votre Grâce est tout à fait dans le vrai, répliqua M. Podgers en jetant un coup d'oeil sur la petite main grassouillette aux doigts courts et carrés. La montagne de la lune n'est pas développée. Cependant la ligne de la vie est excellente. Veuillez avoir l'obligeance de laisser fléchir le poignet... je vous remercie... trois lignes distinctes sur la rascette [En français dans le texte.]... vous vivrez jusqu'à un âge avancé, duchesse, et vous serez extrêmement heureuse... Ambition très modérée, ligne de l'intelligence sans exagération, ligne du coeur...

-Là-dessus soyez discret, monsieur Podgers, cria lady Windermere.

-Rien ne me serait plus agréable, répondit M. Podgers en s'inclinant, si la duchesse y avait donné lieu, mais j'ai le regret de dire que je vois une grande constance d'affection combinée avec un sentiment très fort du devoir.

-Veuillez continuer, monsieur Podgers, dit la duchesse dont le regard marquait la satisfaction.

-L'économie n'est pas la moindre des vertus de votre Grâce, poursuivit M. Podgers.

Lady Windermere éclata en rires convulsifs.

-L'économie est une excellente chose, remarqua la duchesse avec complaisance. Quand j'ai épousé Paisley, il avait onze châteaux et pas une maison convenable où l'on pût habiter.

-Et maintenant il a douze maisons et pas un seul château, s'écria lady Windermere.

-Eh t ma chère, dit la duchesse, j'aime...

-Le confort, reprit M. Podgers, et les perfectionnements modernes, et l'eau chaude amenée dans toutes les chambres. Votre Grâce a tout à fait raison. Le confort est la seule chose que notre civilisation puisse nous donner.

-Vous avez admirablement décrit le caractère de la duchesse, monsieur Podgers. Maintenant veuillez nous dire celui de lady Flora.

Et pour répondre à un signe de tête de l'hôtesse souriante, une petite jeune fille, aux cheveux roux d'Écossaise et aux omoplates très hauts, se leva gauchement de dessus le canapé et exhiba une longue main osseuse avec des doigts aplatis en spatule.

-Ah ! une pianiste, je vois ! dit M. Podgers, une excellente pianiste et peut-être une musicienne hors ligne. Très réservée, très honnête et douée d'un vif amour pour les bêtes.

-Voilà qui est tout à fait exact ! s'écria la duchesse se tournant vers lady Windermere. Absolument exact. Flora élève deux douzaines de collies à Macloskie et elle remplirait notre maison de ville d'une véritable ménagerie si son père le lui permettait.

-Bon ! mais c'est justement là ce que je fais chez moi chaque jeudi soir, riposta en riant lady Windermere. Seulement je préfère les lions aux collies.

-C'est là votre seule erreur, lady Windermere, dit M. Podgers avec un salut pompeux.

-Si une femme ne peut rendre charmantes ses erreurs, ce n'est qu'une femelle, répondit-elle... Mais il faut encore que vous nous lisiez dans quelques mains... Venez, sir Thomas, montrez les vôtres à M. Podgers.

Et un vieux monsieur d'allure fine, qui portait un veston blanc, s'avança et tendit au chiromancien une main épaisse et rude avec un très long doigt du milieu.

-Nature aventureuse ; dans le passé quatre longs voyages et un dans l'avenir... Naufragé trois fois... Non deux fois seulement, mais en danger de naufrage lors de votre prochain voyage. Conservateur acharné, très ponctuel, ayant la passion des collections de curiosités. Une maladie dangereuse entre la seizième et la dix-huitième année. A hérité d'une fortune vers la trentième. Grande aversion pour les chats et les radicaux.

-Extraordinaire ! s'exclama sir Thomas. Vous devriez lire aussi dans la main de ma femme.

-De votre seconde femme, dit tranquillement M. Podgers qui conservait toujours la main de sir Thomas dans la sienne.

Mais lady Marvel, femme d'aspect mélancolique, aux cheveux noirs et aux cils de sentimentale, refusa nettement de laisser révéler son passé ou son avenir.

Aucun des efforts de lady Windermere ne put non plus amener M. de Koloff, l'ambassadeur de Russie, à consentir même à retirer ses gants.

En réalité, bien des gens redoutaient d'affronter cet étrange petit homme au sourire stéréotypé, aux lunettes d'or et aux yeux d'un brillant de perle, et quand il dit à la pauvre lady Fermor, tout haut et devant tout le monde, qu'elle se souciait fort peu de la musique, mais qu'elle raffolait des musiciens, on estima, en général, que la chiromancie est une science qu'il ne faut encourager qu'en tête-à-tête [En français dans le texte.].

Lord Arthur Savile, cependant, qui ne savait, rien de la malheureuse histoire de lady Fermor, et qui avait suivi M. Podgers avec un très grand intérêt, avait une vive curiosité de le voir lire dans sa main.

Comme il éprouvait quelque pudeur à se mettre en avant, il traversa la pièce et s'approcha de l'endroit où lady Windermere était assise et, avec une rougeur, qui était un charme, lui demanda si elle pensait que M. Podgers voudrait bien s'occuper de lui.

-Certes oui, il s'occupera de vous, fit lady Windermere. C'est pour cela qu'il est ici. Tous mes lions, lord Arthur, sont des lions en représentation. Ils sautent dans des cerceaux, quand je le leur demande.

Mais il faut auparavant que je vous prévienne que je dirai tout à Sybil.

Elle vient luncher avec moi demain pour causer chapeaux, et si M. Podgers trouve que vous avez un mauvais caractère ou une tendance à la goutte, ou une femme qui vit à Bayswater [Quartier avoisinant au nord Kensington Park, habité par les femmes entretenues par l'aristocratie de Londres (Note du traducteur.)], certainement je ne le lui laisserai pas ignorer.

Lord Arthur sourit et hocha la tête.

-Je ne suis pas effrayé, répondit-il. Sybil me connaît aussi bien que je la connais.

-Ah ! je suis un peu contrariée de vous entendre dire cela. La meilleure assise du mariage, c'est un malentendu mutuel... non, je ne suis pas du tout cynique. J'ai seulement de l'expérience, ce qui, cependant, est très souvent la même chose... M. Podgers, lord Arthur Savile meurt d'envie que vous lisiez dans sa main. Ne lui dites pas qu'il est fiancé à l'une des plus jolies filles de Londres : il y a un mois que le Morning Post en a publié la nouvelle.

-Chère lady Windermere, s'écria la marquise de Jedburgh, ayez l'obligeance de laisser M. Podgers s'arrêter ici une minute de plus. Il est en train de me dire que je monterai sur les planches et cela m'intéresse au plus au point.

-S'il vous a dit cela, lady Jedburgh, je ne vais pas hésiter à vous l'enlever. Venez immédiatement, M. Podgers, et lisez dans la main de lord Arthur.

-Bon ! dit lady Jedburgh faisant une petite moue, comme elle se levait du canapé, s'il ne m'est pas permis de monter sur les planches, il me sera au moins permis d'assister au spectacle, j'espère.

-Naturellement. Nous allons tous assister à la séance, répliqua lady Windermere. Et maintenant, M. Podgers, reprenez-nous et dites-nous quelque chose de joli, lord Arthur est un de mes plus chers favoris.

Mais quand M. Podgers vit la main de lord Arthur, il devint étrangement pâle et ne souffla mot.

Un frisson sembla passer sur lui. Ses grands sourcils broussailleux furent saisis d'un tremblement convulsif du tic bizarre, irritant, qui le dominait, quand il était embarrassé.

Alors, quelques grosses gouttes de sueur perlèrent sur son front jaune, comme une rosée empoisonnée et ses doigts gras devinrent froids et visqueux.

Lord Arthur ne manqua pas de remarquer ces étranges signes d'agitation et, pour la première fois de sa vie, il éprouva de la peur. Son mouvement naturel fut de se sauver du salon, mais il se contint.

Il valait mieux connaître le pire, quel qu'il fût, que de demeurer dans cette affreuse incertitude.

-J'attends, M. Podgers, dit-il.

-Nous attendons tous, cria lady Windermere de son ton vif, impatient.

Mais le chiromancien ne répondit pas.

-Je crois qu'Arthur va monter sur les planches, dit lady Jedburgh, et qu'après votre sortie M. Podgers a peur de le lui dire.

Soudain M. Podgers laissa tomber la main droite de lord Arthur et empoigna fortement la gauche, se courbant si bas pour l'examiner que la monture d'or de ses lunettes sembla presque effleurer la paume.

Un moment, son visage devint un masque blanc d'horreur, mais il recouvra bientôt son sang-froid [En français dans le texte.] et, regardant lady Windermere, lui dit avec un sourire forcé :

-C'est la main d'un charmant jeune Homme.

-Certes oui, répondit lady Windermere, mais sera-t-il un mari charmant ?

Voilà ce que j'ai besoin de savoir.

-Tous les jeunes gens charmants sont des maris charmants, reprit M. Podgers.

-Je ne crois pas qu'un mari doive être trop séduisant, murmura lady Jedburgh, d'un air pensif. C'est si dangereux.

-Ma chère enfant, ils ne sont jamais trop séduisants ; s'écria lady Windermere. Mais ce qu'il me faut ce sont des détails. Il n'y a que les détails qui intéressent. Que doit-il arriver à lord Arthur ?

-Eh bien ! Dans quelques jours lord Arthur doit faire un voyage.

-Oui, sa lune de miel naturellement.

-Et il perdra un parent.

-Pas sa soeur, j'espère, dit lady Jedburgh d'un ton apitoyé.

-Certes non, pas sa soeur, répondit M. Podgers avec un geste de dépréciation de la main, un simple parent éloigné.

-Bon ! je suis cruellement désappointée, fit lady Windermere. Je n'ai absolument rien à dire à Sybil demain. Qui se préoccupe aujourd'hui de parents éloignés ? Voilà des années que ce n'est plus la mode. Cependant, je suppose qu'elle fera bien d'acheter une robe de soie noire : cela sert toujours pour l'église, voyez-vous. Et, maintenant, allons souper. On a sûrement tout mangé là-bas, mais nous pourrons encore trouver du bouillon chaud. François faisait autrefois du bouillon excellent, mais maintenant il est si agité par la politique que je ne suis jamais certaine de rien avec lui. Je voudrais bien que le général Boulanger se tînt tranquille... Duchesse, je suis sûre que vous êtes fatiguée !

-Pas du tout, ma chère Gladys, répondit la duchesse en marchant vers la porte, je me suis beaucoup amusée et le chiropodist ; je veux dire le chiromancien, est très amusant. Flora, où peut être mon éventail d'écaille de tortue ?... Oh ! merci, sir Thomas, merci beaucoup !... Et mon châle de dentelle ?... Oh merci, sir Thomas, trop aimable vraiment !

Et la digne créature finit par descendre les escaliers sans avoir laissé plus de deux fois tomber son flacon d'odeur.

Tout ce temps-là, lord Arthur Savile était demeuré debout près de la cheminée avec le même sentiment de frayeur qui pesait sur lui, la même maladive préoccupation d'un avenir mauvais.

Il sourit tristement à sa soeur comme elle glissa près de lui au bras de lord Plymdale, fort jolie dans son brocard rose garni de perles, et il entendit à peine lady Windermere, quand elle l'invita à la suivre. Il pensa à Sybil Merton et l'idée que quelque chose pourrait se placer entre eux remplit ses yeux de larmes.

Quelqu'un qui l'aurait regardé eût dit que Némésis avait dérobé le bouclier de Pallas et lui avait montré la tête de la Gorgone. Il paraissait pétrifié et son visage avait l'aspect d'un marbre dans sa mélancolie.

Il avait vécu la vie délicate et luxueuse d'un jeune homme bien né et riche, une vie exquise affranchie de tous soucis avilissants, une vie d'une belle insouciance [En français dans le texte.] d'enfant, et maintenant, pour la première fois, il eut conscience du terrible mystère de la destinée, de l'effrayante idée du sort.

Que tout cela lui semblait fou et monstrueux !

Se pouvait-il que ce qui était écrit dans sa main, en caractères qu'il ne pouvait lire mais qu'un autre pouvait déchiffrer, fût quelque terrible secret de faute, quelque sanglant signe de crime !

N'y avait-il nulle échappatoire ?

Ne sommes-nous que des pions d'échiquier que met en jeu une puissance invisible, que des vases que le potier modèle à sa guise pour l'honneur ou la honte ?

Sa raison se révolta contre cette pensée et pourtant il sentait que quelque tragédie était suspendue sur sa tête et qu'il avait été tout d'un coup appelé à porter un fardeau intolérable.

Les acteurs sont vraiment des gens heureux ; ils peuvent choisir de jouer soit la tragédie soit la comédie, de souffrir ou d'égayer, de faire rire ou de faire pleurer. Mais, dans la vie réelle, c'est bien différent.

Bien des hommes et bien des femmes sont contraints de jouer des rôles auxquels rien ne les destinait. Nos Guildensterns nous jouent Hamlet et notre Hamlet doit plaisanter comme un Prince Hal.

Le monde est un théâtre, mais la pièce est déplorablement distribuée.

Soudain M. Podgers entra dans le salon.

A la vue de lord Arthur, il s'arrêta et sa grasse figure sans distinction devint d'une couleur jaune verdâtre. Les yeux des deux hommes se rencontrèrent et il y eut un moment de silence.

-La duchesse a laissé ici un de ses gants, lord Arthur, et elle m'a demandé de le lui rapporter, dit enfin M. Podgers. Ah ! je le vois sur le canapé !... Bonsoir !

-Monsieur Podgers, il faut que j'insiste pour que vous me donniez une réponse immédiate à une question que je vais vous poser.

-A un autre moment, lord Arthur. La duchesse m'attend. Il faut que je la rejoigne.

-Vous n'irez pas. La duchesse n'est pas si pressée.

-Les dames n'ont pas l'habitude d'attendre, dit M. Podgers avec un sourire maladif. Le beau sexe est toujours impatient.

Les lèvres fines, et comme ciselées de lord Arthur se plissèrent d'un dédain hautain.

La pauvre duchesse lui semblait de si maigre importance en ce moment.

Il traversa le salon et vint à l'endroit où M. Podgers était arrêté.

Il lui tendit sa main.

-Dites-moi ce que vous voyez là. Dites-moi la vérité. Je veux la connaître. Je ne suis pas un enfant.

Les yeux de M. Podgers clignotèrent sous ses lunettes d'or. Il se porta d'un air gêné d'un pied sur l'autre, tandis que ses doigts jouaient nerveusement avec une chaîne de montre étincelante.

-Qu'est-ce qui vous fait penser que j'ai vu dans votre main, lord Arthur, quelque chose de plus que ce que je vous ai dit ?

-Je sais que vous avez vu quelque chose de plus et j'insiste pour que vous me disiez ce que c'est. Je vous donnerai un chèque de cent livres.

Les yeux verts étincelèrent une minute, puis redevinrent sombres.

-Cent guinées ! fit enfin M. Podgers à voix basse.

-Oui, cent guinées. Je vous enverrai un chèque demain. Quel est votre club ?

-Je n'ai pas de club. C'est-à-dire je n'en ai pas en ce moment, mais mon adresse est... Permettez-moi de vous donner ma carte.

Et tirant de la poche de son veston un morceau de carton doré sur tranche, M. Podgers le tendit avec un salut profond à lord Arthur qui lut :

MR SEPTIMUS R PODGERS. CHIROMANCIEN 103a West Moon street

-Je reçois de 10 à 4, murmura M. Podgers d'un ton mécanique, et je fais une réduction pour les familles.

-Dépêchez-vous ! cria lord Arthur devenant très pâle et lui tendant la main.

M. Podgers regarda autour de lui d'un coup d'oeil nerveux et fit retomber la lourde portière [En français dans le texte.] sur la porte.

-Ceci prendra un peu de temps, lord Arthur. Vous feriez mieux de vous asseoir.

-Dépêchez, monsieur, cria de nouveau lord Arthur frappant du pied avec colère sur le parquet ciré.

M. Podgers sourit, sortit de sa poche une petite loupe à verre grossissant et l'essuya soigneusement avec son mouchoir.

-Je suis tout à fait prêt, dit-il.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE II

II

Dix minutes plus tard, le visage blanc de terreur, les yeux affolés de chagrin, lord Arthur Savile se précipitait hors de Bentinck House.

Il se fit un chemin à travers la cohue des valets de pied, couverts de fourrures, qui stationnaient autour du grand pavillon à colonnades.

Il semblait ne voir ni n'entendre quoi que ce fût.

La nuit était très froide et les becs de gaz, autour du square, scintillaient et vacillaient sous les coups de fouet du vent, mais ses mains avaient une chaleur de fièvre et ses tempes brûlaient comme du feu.

Il allait et venait, presque avec la démarche d'un homme ivre.

Un agent de police le regarda avec curiosité, comme il passait, et un mendiant, qui se détacha d'un pas de porte pour lui demander l'aumône, recula d'effroi en voyant un malheur plus grand que le sien.

Une fois, lord Arthur Savile s'arrêta sous un réverbère et regarda ses mains. Il crut voir la tache de sang qui les souillait et un faible cri jaillit de ses lèvres tremblantes.

Assassin ! voilà ce que le chiromancien y avait vu. Assassin ! La nuit même semblait le savoir et le vent désolé le cornait à ses oreilles.

Les coins sombres des rues étaient pleins de cette accusation. Elle grimaçait à ses yeux aux toits des maisons.

Tout d'abord, il alla au Park, dont le bois sombre semblait le fasciner.

Il s'appuya aux grilles d'un air las, refroidissant ses tempes à l'humidité du fer et écoutant le silence chuchoteur des arbres.

-Assassin ! Assassin ! répéta-t-il comme si la réitération de l'accusation pouvait obscurcir le sens du mot.

Le son de sa propre voix le fit frissonner et, pourtant, il souhaitait presque que l'écho l'entendit et réveillât de ses rêves la cité endormie. Il sentait un désir d'arrêter le passant de hasard et de tout lui dire.

Puis, il erra autour d'Oxford-street dans des ruelles étroites et honteuses.

Deux femmes aux faces peintes le raillèrent, comme il passait.

D'une cour sombre arriva à lui un bruit de jurons et de gifles, suivi de cris perçants et, pressés pêle-mêle sous une porte humide et glaciale, il vit les dos voûtés et les corps usés de la pauvreté et de la vieillesse.

Une étrange pitié s'empara de lui.

Ces enfants du péché et de la misère étaient-ils prédestinés à leur sort, comme lui au sien ? N'étaient-ils comme lui que les marionnettes d'un guignol monstrueux ?

Et, pourtant, ce ne fut pas le mystère, mais la comédie de la souffrance qui le frappa, son inutilité absolue, son grotesque manque de sens. Que tout lui parut incohérent, dépourvu d'harmonie ! Il était stupéfait de la discordance qu'il y avait entre l'optimisme superficiel de notre temps et les faits réels de l'existence.

Il était encore très jeune.

Quelque temps après, il se trouva en face de Marylebone Church.

La chaussée silencieuse semblait un long ruban d'argent pâli, moucheté ici et là par les arabesques sombres d'ombres mouvantes.

Tout là-bas s'arrondissait en cercle la ligne des becs de gaz vacillants et devant une petite maison entourée de murs stationnait un fiacre solitaire dont le cocher dormait sur le siège.

Lord Arthur marcha à pas rapide dans la direction de Portland Place, regardant à chaque instant autour de lui comme s'il craignait d'être suivi.

Au coin de Rich-Street, deux hommes étaient arrêtés et lisaient une petite affiche sur une palissade.

Un étrange sentiment de curiosité agit sur lui et il traversa la rue dans cette direction.

Comme il approchait, le mot assassin en lettres noires lui heurta l'oeil.

Il s'arrêta et un flux de rougeur lui monta aux joues.

C'était un avis officiel offrant une récompense à qui fournirait des renseignements propres à faciliter l'arrestation d'un homme, de taille moyenne, entre trente et quarante ans, portant un chapeau mou à rebords relevés, une veste noire et des pantalons de toile de coton rayée. Cet homme avait une cicatrice sur la joue droite.

Lord Arthur lut l'affiche, puis il la relut encore.

Il se demanda si l'homme serait arrêté et comment il avait reçu cette écorchure.

Peut-être un jour son nom serait-il placardé de la sorte sur les murailles de Londres ? Un jour peut-être, on mettrait aussi sa tête à prix.

Cette pensée le rendit malade d'horreur.

Il tourna sur ses talons et s'enfuit dans la nuit.

Il savait à peine où il se trouvait.

Il avait un souvenir vague d'avoir erré à travers un labyrinthe de maisons sordides, de s'être perdu dans un gigantesque fouillis de rues sombres et l'aurore commençait à poindre quand enfin il reconnut qu'il était dans Picadilly-Circus.

Comme il suivait Belgrave-Square, il rencontra les grandes voitures de roulage qui se rendaient à Covent-Garden.

Les charretiers en blouse blanche, aux agréables figures bronzées par le soleil, aux incultes cheveux bouclés, allongeaient vigoureusement le pas, faisant claquer leur fouet et s'interpellant tantôt les uns tantôt les autres.

Sur le dos d'un énorme cheval gris, le chef de file d'un attelage, était huché un garçon joufflu, un bouquet de primevères à son chapeau rabattu, s'accrochant d'une poigne ferme à la crinière et riant aux éclats.

Dans la clarté matinale, les grands tas de légumes se détachaient comme des blocs de jade verts sur les pétales roses de quelque rose merveilleuse.

Lord Arthur éprouva un sentiment de curiosité vive, sans qu'il pût dire pourquoi.

Il y avait quelque chose dans la délicate joliesse de l'aube qui lui semblait d'une inexprimable émotion et il pensa à tous les jours qui naissent en beauté et se couchent en tempête.

Ces lourdauds, avec leurs voix rudes, leur grossière belle humeur, leur allure nonchalante, quel étrange Londres ils voyaient ! un Londres libéré des crimes de la nuit et de la fumée du jour, une cité pâle, fantômale, une ville désolée de tombes.

Il se demanda ce qu'ils en pensaient et s'ils savaient quelque chose de ses splendeurs et de ses hontes, de ses joies fières et si belles de couleur, de son horrible faim, et de tout ce qui s'y brasse et s'y ruine du matin au soir.

Probablement, c'était seulement pour eux un débouché, un marché où ils portaient leurs produits pour les vendre et où ils ne séjournaient au plus que quelques heures, laissant à leur départ les rues toujours silencieuses, les maisons toujours endormies.

Il eut du plaisir à les voir passer. Si rustres qu'ils fussent, avec leurs gros souliers à clous, leur démarche de lourdauds, ils portaient en eux quelque chose de l'Arcadie.

Lord Arthur sentit qu'ils avaient vécu avec la Nature et qu'elle leur avait enseigné la Paix. Il leur envia tout ce qu'ils avaient d'ignorance.

Quand il atteignit Belgrave-Square, le ciel était d'un bleu évanescent et les oiseaux commençaient à gazouiller dans les jardins.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE III

III

Quand lord Arthur s'éveilla, il était midi et le soleil de la méridienne se tamisait à travers les rideaux de soie ivoirine de sa chambre.

Il se leva et regarda par la fenêtre.

Un vague brouillard de chaleur était suspendu sur la grande ville et les toits des maisons ressemblaient à de l'argent terni.

Dans les verts tremblotants du square au-dessous, quelques enfants se poursuivaient comme des papillons blancs, et les trottoirs étaient encombrés de gens qui se rendaient au Park.

Jamais la vie ne lui avait semblé si belle. Jamais le mal et son domaine ne lui avaient semblé si loin de loi.

Alors son valet de chambre lui apporta une tasse de chocolat sur un plateau.

Quand il l'eut bue, il écarta une lourde portière [En français dans le texte.] de peluche couleur pêche, et passa dans la salle de bains.

La lumière glissait doucement d'en haut à travers de minces plaques d'onyx transparent et l'eau, dans la cuvette de marbre, avait le faible éclat de la pierre de lune.

Lord Arthur s'y plongea à la hâte jusqu'à ce que les froids bouillons touchèrent sa gorge et ses cheveux. Alors il enfonça brusquement sa tête sous l'eau, comme s'il voulait se purifier de la souillure de quelque honteux souvenir.

Quand il sortit de l'eau, il se sentit presque apaisé. Le bien-être physique, qu'il avait ressenti, l'avait dominé, comme il arrive souvent pour les natures supérieurement façonnées, car les sens, comme le feu, peuvent purifier aussi bien que détruire.

Après déjeuner, il s'allongea sur un divan et alluma une cigarette.

Sur le dessus de cheminée, garni d'un vieux brocard très fin, il y avait une grande photographie de Sybil Merton, telle qu'il l'avait vue, la première fois, au bal de lady Noël.

La tête petite, d'un délicieux modèle, s'inclinait légèrement de côté, comme si la gorge mince et frêle, le col de roseau avaient peine à supporter le poids de tant de beauté. Les lèvres étaient légèrement entr'ouvertes et semblaient faites pour une douce musique et, dans ses yeux rêveurs, on lisait les étonnements de la plus tendre pureté virginale.

Moulée dans son costume de crêpe de chine [En français dans le texte.] moelleux, un grand éventail de feuillage à la main, on eût dit d'une de ces délicates petites figurines qu'on a trouvées dans les bois d'oliviers qui avoisinent Tanagra et il y avait dans sa pose et dans son attitude quelques traits de la grâce grecque.

Pourtant, elle n'était pas petite [En français dans le texte.].

Elle était simplement parfaitement proportionnée, chose rare à un âge où tant de femmes sont ou plus grandes que nature ou insignifiantes. En la contemplant en ce moment, lord Arthur fut rempli de celle terrible pitié qui naît de l'amour. Il sentit que l'épouser avec le fatum du meurtre suspendu sur sa tête serait une trahison pareille à celle de Judas, un crime pire que tous ceux qu'ont jamais rêvé les Borgia.

Quel bonheur y aurait-il pour eux, quand à tout moment il pourrait être appelé à accomplir l'épouvantable prophétie écrite dans sa main ? Quelle vie mènerait-il aussi longtemps que le destin tiendrait cette terrible fortune dans ses balances ?

A tout prix, il fallait retarder le mariage. Il y était tout à fait résolu.

Bien qu'il aimât ardemment cette jeune fille, bien que le seul contact de ses doigts quand ils étaient assis l'un près de l'autre, fit tressaillir tous les nerfs de son corps d'une joie exquise, il n'en reconnut pas moins clairement où était son devoir et eut pleine conscience de ce fait qu'il n'avait pas le droit de l'épouser jusqu'à ce qu'il eût commis le meurtre.

Cela fait, il pourrait se présenter devant les autels avec Sybil Merton et remettre sa vie aux mains de la femme qu'il aimait, sans crainte de mal agir.

Cela fait, il pourrait la prendre dans ses bras, sachant qu'elle n'aurait jamais à courber sa tête sous la honte.

Mais avant, il fallait faire cela et le plus tôt serait le meilleur pour tous deux. Bien des gens dans sa situation auraient préféré le sentier fleuri du plaisir aux montées escarpées du devoir ; mais lord Arthur était trop consciencieux pour placer le plaisir au-dessus des principes.

Dans son amour, il n'y avait plus qu'une simple passion et Sybil était pour lui le symbole de tout ce qu'il y a de bon et de noble.

Un moment, il éprouva une répugnance naturelle contre l'oeuvre qu'il était appelé à accomplir, mais bientôt cette impression s'effaça. Son coeur lui dit que ce n'était pas là un crime, mais un sacrifice : sa raison lui rappela que nulle autre issue ne lui était ouverte. Il fallait qu'il choisisse entre vivre pour lui et vivre pour les autres et, si terrible, sans nul doute, que fût la tâche qui s'imposait à lui, pourtant il savait qu'il ne devait pas laisser l'égoïsme triompher de l'amour, tôt ou tard, chacun de nous est appelé à résoudre ce même problème : la même question est posée à chacun de nous.

Pour lord Arthur, elle se posa de bonne heure dans la vie, avant que son caractère ait été entamé par le cynisme, qui calcule, de l'âge mûr, ou que son coeur fût corrodé par l'égoïsme superficiel et élégant de notre époque, et il n'hésita pas à faire son devoir.

Heureusement pour lui aussi, il n'était pas un simple rêveur, un dilettante oisif. S'il eût été tel, il eût hésité comme Hamlet et permis que l'irrésolution ruinât son dessein. Mais il était essentiellement pratique. Pour lui, la vie c'était l'action, plutôt que la pensée.

Il possédait ce don rare entre tous, le sens commun.

Les sensations cruelles et violentes de la soirée de la veille s'étaient maintenant tout à fait effacées et c'était presque avec un sentiment de honte qu'il songeait à sa marche folle, de rue en rue, à sa terrible agonie émotionnelle.

La sincérité même de ses souffrances les faisait maintenant passer à ses yeux pour inexistantes.

Il se demandait comment il avait pu être assez fou pour déclamer et extravaguer contre l'inévitable.

La seule question, qui paraissait le troubler, était comment il viendrait à bout de sa tâche, car il n'avait pas les yeux fermés à ce fait que le meurtre, comme les religions du monde païen, exige une victime, aussi bien qu'un prêtre.

N'étant pas un génie, il n'avait pas d'ennemis, et, d'ailleurs, il sentait que ce n'était pas le lieu de satisfaire quelque rancune ou quelque haine personnelles ; la mission dont il était chargé était d'une grande et grave solennité.

En conséquence, il dressa une liste de ses amis et de ses parents sur un feuillet de block-notes et, après un soigneux examen, se décida en faveur de lady Clementina Beauchamp, une chère vieille dame qui habitait Curzon-Street et était sa propre cousine au second degré du côté de sa mère. Il avait toujours aimé lady Clem, comme tout le monde l'appelait, et comme il était riche lui-même, ayant pris possession de toute la fortune de lord Rugby, lors de sa majorité, il n'était pas possible qu'il résultât pour lui de sa mort quelque méprisable avantage d'argent.

En réalité, plus il pensait à la question, plus lady Clem lui paraissait la personne qu'il convenait de choisir et songeant que tout délai était une mauvaise action à l'égard de Sybil, il se résolut à s'occuper tout de suite de ses préparatifs.

La première chose à faire, certes, c'était de régler avec le chiromancien.

Il s'assit donc devant un petit bureau de Sheraton, qui était devant la fenêtre, et remplit un chèque de 100 livres payable à l'ordre de M. Septimus Podgers. Puis, le mettant dans une enveloppe, il dit à son domestique de le porter à West-Moon-street.

Il téléphona ensuite à ses écuries d'atteler son coupé et s'habilla pour sortir.

Comme il quittait sa chambre, il jeta un regard à la photographie de Sybil Merton et jura que, quoi qu'il arrivât, il lui laisserait toujours ignorer ce qu'il faisait pour l'amour d'elle et qu'il garderait le secret de son sacrifice à jamais enseveli dans son coeur.

Dans sa route pour Buckingham club, il s'arrêta chez une fleuriste et envoya à Sybil une belle corbeille de narcisses aux jolies pétales blancs et aux pistils ressemblant à des yeux de faisan. En arrivant au club, il se rendit tout droit à la bibliothèque, sonna la clochette et demanda au garçon de lui apporter un soda citron et un livre de toxicologie.

Il avait définitivement arrêté que le poison était le meilleur instrument à adopter pour son ennuyeuse besogne.

Rien ne lui déplaisait autant qu'un acte de violence personnelle et, en outre, il était très soucieux de ne tuer lady Clementina par aucun moyen qui pût attirer l'attention publique, car il avait en horreur l'idée de devenir lion du jour chez lady Windermere ou de voir son nom figurer dans les entrefilets des journaux que lisent les gens du commun.

Il avait aussi à tenir compte du père et de la mère de Sybil qui appartenaient à un monde un peu démodé et pourraient s'opposer au mariage s'il se produisait quelque chose d'analogue à un scandale, bien qu'il fût assuré que s'il leur faisait connaître tous les faits de la cause, ils seraient les premiers à apprécier les motifs qui lui dictaient sa conduite.

Il avait donc toute raison pour se décider en faveur du poison.

Il était sans danger, sûr, sans bruit.

Il agissait sans nul besoin de scènes pénibles pour lesquelles, comme beaucoup d'Anglais, il avait une aversion enracinée.

Cependant, il ne connaissait absolument rien de la science des poisons et, comme le valet de pied semblait tout à fait incapable de trouver dans la bibliothèque autre chose que le Ruff's Guide et le Baily's Magasine, il examina lui-même les rayons chargés de livres et finit par mettre la main sur une édition très bien reliée de la Pharmacopée et un exemplaire de la Toxicologie d'Erskine, édité par Mathew Reid, président du collège royal des médecins et l'un des plus anciens membres du Buckingham-club, où il fut jadis élu par confusion avec un autre candidat, contre-temps qui avait si fort mécontenté le comité que lorsque le personnage réel se présenta, il le blackboula à l'unanimité.

Lord Arthur fut très fort déconcerté par les termes techniques employés par les deux livres.

Il se prenait à regretter de n'avoir pas accordé plus d'attention à ses études à Oxford, quand dans le second volume d'Erskine, il trouva un exposé très intéressant et très complet des propriétés de l'aconit, écrit dans l'anglais le plus clair.

Il lui parut que c'était tout à fait là le poison qu'il lui fallait.

Il était prompt, c'est-à-dire presque immédiat dans ses effets.

Il ne causait pas de douleurs et pris sous la forme d'une capsule de gélatine, mode d'emploi recommandé par sir Mathew, il n'avait rien de désagréable au goût.

En conséquence, il prit note sur son poignet de chemise de la dose nécessaire pour amener la mort, remit les livres en place et remonta Saint-James street jusque chez Pestle et Humbey, les grands pharmaciens.

M. Pestle, qui servait toujours en personne ses clients de l'aristocratie, fut fort surpris de la commande et d'un ton très déférent, murmura quelque chose sur la nécessité d'une ordonnance du médecin. Cependant, aussitôt que lord Arthur lui eut expliqué que c'était pour l'administrer à un grand chien de Norvège dont il était obligé de se défaire parce qu'il montrait des symptômes de rage et qu'il avait deux fois tenté de mordre son cocher au gras de la jambe, il parut pleinement satisfait, félicita lord Arthur de son étonnante connaissance de la toxicologie et exécuta immédiatement la prescription.

Lord Arthur mit la capsule dans une jolie bonbonnière [En français dans le texte.] d'argent qu'il vit à une vitrine de boutique de Bond street, jeta la vilaine boîte de Pestle et Humbey et alla droit chez lady Clementina.

-Eh bien ! monsieur le mauvais sujet [En français dans le texte.], lui cria la vieille dame comme il entrait dans son salon, pourquoi n'êtes-vous pas venu me voir tous ces temps-ci ?

-Ma chère lady Clem, je n'ai jamais un moment à moi, répliqua lord Arthur avec un sourire.

-Je suppose que vous voulez dire que vous passez toutes vos journées avec miss Sybil Merton à acheter des chiffons [En français dans le texte.] et à dire des bêtises. Je ne puis comprendre pourquoi les gens font tant d'embarras pour se marier.

De mon temps, nous n'aurions jamais rêvé de tant nous afficher et de tant parader, en public et en particulier, pour une chose de ce Genre.

-Je vous assure que je n'ai pas vu Sybil depuis vingt-quatre heures, lady Clem. Autant que je sache, elle appartient entièrement à ses couturières.

-Parbleu ! Et c'est là la seule raison qui vous amène chez une vieille femme laide comme moi. Je m'étonne que vous autres hommes vous ne sachiez pas prendre congé. On a fait des folies pour moi [En français dans le texte.] et me voici pauvre créature rhumatisante avec un faux chignon et une mauvaise santé ! Eh bien ! si ce n'était cette chère lady Jansen qui m'envoie les pires romans français qu'elle peut trouver, je ne sais plus ce que je pourrais faire de mes journées. Les médecins ne servent guère qu'à tirer des honoraires de leurs clients. Ils ne peuvent même pas guérir ma maladie d'estomac.

-Je vous ai apporté un remède pour elle, lady Clem, fit gravement lord Arthur. C'est une chose merveilleuse inventée par un Américain.

-Je ne crois pas que j'aime les inventions américaines. Je suis même certaine de ne pas les aimer. J'ai lu dernièrement quelques romans américains et c'étaient de vraies insanités.

-Oh ! ici il n'y a pas du tout d'insanité, lady Clem. Je vous assure que c'est un remède radical. Il faut me promettre d'en essayer.

Et lord Arthur tira de sa poche la petite bonbonnière et la tendit à lady Clementina.

-Mais cette bonbonnière est délicieuse, Arthur. C'est un vrai cadeau.

Voilà qui est vraiment gentil de votre part... Et voici le remède merveilleux... Cela a tout l'air d'un bonbon. Je vais le prendre immédiatement.

-Dieu du ciel, lady Clem ! se récria lord Arthur s'emparant de sa main, il ne faut rien faire de semblable. C'est de la médecine homéopathique.

Si vous la prenez sans avoir mal à l'estomac, cela ne vous fera aucun bien. Attendez d'avoir une crise et alors ayez-y recours. Vous serez surprise du résultat.

-J'aurais aimé de prendre cela tout de suite, dit lady Clementina en regardant à la lumière la petite capsule transparente avec sa bulle flottante d'aconitine liquide. Je suis sûre que c'est délicieux. Je vous l'avoue, tout en détestant les docteurs, j'adore les médecines.

Cependant, je la garderai jusqu'à ma prochaine crise.

-Et quand surviendra cette crise ? demanda lord Arthur avec empressement, sera-ce bientôt ?

-Pas avant une semaine, j'espère. J'ai passé hier une fort mauvaise journée, mais on ne sait jamais.

-Vous êtes sûre alors d'avoir une crise avant la fin du mois, lady Clem ?

-Je le crains. Mais comme vous me montrez de la sympathie aujourd'hui, Arthur ! Vraiment l'influence de Sybil sur vous vous fait beaucoup de bien. Et maintenant il faut vous sauver. Je dîne avec des gens ternes, des gens qui n'ont pas des conversations folichonnes et je sens que si je ne fais pas une sieste tout à l'heure, je ne serais jamais capable de me tenir éveillée pendant le dîner. Adieu, Arthur. Dites à Sybil mon affection et grand merci à vous pour votre remède américain.

-Vous n'oublierez pas de le prendre, lady Clem, n'est-ce pas ? dit lord Arthur en se dressant de sa chaise.

-Bien sûr, je n'oublierai pas, petit nigaud. Je trouve que c'est fort gentil à vous de songer à moi. Je vous écrirai et je vous dirai s'il me faut d'autres globules.

Lord Arthur quitta la maison de Lady Clementina, plein d'entrain, et avec un sentiment de grand réconfort.

Le soir, il eut un entretien avec Sybil Merton. Il lui dit qu'il se trouvait soudainement dans une position horriblement difficile où ni l'honneur ni le devoir ne lui permettaient de reculer. Il lui dit qu'il fallait reculer le mariage, car jusqu'à ce qu'il fût sorti de ses embarras, il n'avait pas sa liberté.

Il la supplia d'avoir confiance en lui et de ne pas douter de l'avenir. Tout irait bien, mais la patience était nécessaire.

La scène avait lieu dans la serre de la maison de M. Merton à Park Lane où lord Arthur avait dîné comme d'habitude.

Sybil n'avait jamais paru plus heureuse, et, un moment, lord Arthur avait été tenté de se conduire comme un lâche, d'écrire à lady Clémentina au sujet du globule et de laisser le mariage s'accomplir, comme s'il n'y avait pas dans le monde un M. Podgers.

Cependant, son bon naturel s'affirma bien vite, et, même quand Sybil se renversa en pleurant dans ses bras, il ne faiblit pas.

La beauté, qui faisait vibrer ses nerfs, avait aussi touché sa conscience. Il sentit que faire naufrager une si belle vie pour quelques mois de plaisir serait vraiment une vilaine chose.

Il demeura avec Sybil jusque vers minuit, la réconfortant et en étant à son tour réconforté et, le lendemain de bonne heure, il partit pour Venise après avoir écrit à M. Merton une lettre virile et ferme au sujet de l'ajournement nécessaire du mariage.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE IV

IV

A Venise, il rencontra son frère lord Surbiton qui venait d'arriver de Corfou dans son yacht.

Les deux jeunes gens passèrent ensemble une charmante quinzaine.

Le matin, ils erraient sur le Lido, ou glissaient ça et là par les canaux verts dans leur longue gondole noire. L'après-midi, ils recevaient d'habitude des visites sur le yacht et, le soir, ils dînaient chez Florian et fumaient d'innombrables cigarettes sur la Piazza.

Pourtant d'une façon ou de l'autre, lord Arthur n'était pas heureux.

Chaque jour, il étudiait dans le Times la «colonne des décès», s'attendant à y voir la nouvelle de la mort de lady Clementina, mais tous les jours il avait une déception.

Il se prit à craindre que quelque accident ne lui fût arrivé et regretta maintes fois, de l'avoir empêchée de prendre l'aconitine quand elle avait été si désireuse d'en expérimenter les effets.

Les lettres de Sybil, bien que pleines d'amour, de confiance et de tendresse, étaient souvent d'un ton très triste et, parfois, il pensait qu'il était séparé d'elle à jamais.

Après une quinzaine de jours, lord Surbiton fut las de Venise et se résolut de courir le long de la côte jusqu'à Ravenne parce qu'il avait entendu dire qu'il y a de grandes chasses dans le Pinetum.

Lord Arthur, d'abord, refusa absolument de l'y suivre, mais Surbiton, qu'il aimait beaucoup, lui persuada enfin que, s'il continuait à résider à l'hôtel Danielli, il mourrait d'ennui ; et, le quinzième jour au matin, ils mirent à la voile par un fort vent du nord-est et une mer un peu agitée.

La traversée fut agréable.

La vie à l'air libre ramena les fraîches couleurs sur les joues de lord Arthur, mais après le vingt-deuxième jour il fut ressaisi de ses préoccupations au sujet de lady Clementina et en dépit des remontrances de Surbiton, il prit le train pour Venise.

Quand il débarqua de sa gondole sur les degrés de l'hôtel, le propriétaire vint au devant de lui avec un amoncellement de télégrammes.

Lord Arthur les lui arracha dans les mains et les ouvrit en les décachetant d'un geste brusque.

Tout avait réussi.

Lady Clementina était morte subitement dans la nuit cinq jours avant.

La première pensée de lord Arthur fut pour Sybil et il lui envoya un télégramme pour lui annoncer son retour immédiat pour Londres.

Ensuite, il ordonna à son valet de chambre de préparer ses bagages pour le rapide du soir, quintupla le paiement de ses gondoliers et monta l'escalier de sa chambre d'un pas léger et d'un coeur raffermi.

Trois lettres l'y attendaient.

L'une était de Sybil, pleine de sympathie et de condoléances ; les autres de la mère d'Arthur et de l'avoué de lady Clementina.

La vieille dame, paraît-il, avait dîné avec la duchesse, le soir qui avait précédé sa mort. Elle avait charmé tout le monde par son humour et son esprit [En français dans le texte.], mais elle s'était retirée d'un peu bonne heure, en se plaignant de souffrir de l'estomac.

Au matin, on l'avait trouvée morte dans son lit, sans qu'elle parût avoir aucunement souffert.

Sir Mathew Reid avait été appelé alors, mais il n'y avait plus rien à faire et, dans les délais légaux on l'avait enterrée à Beauchamp Chalcote.

Peu de jours avant sa mort, elle avait fait son testament. Elle laissait à lord Arthur sa petite maison de Curzon street, tout son mobilier, ses effets personnels, sa galerie de peintures à l'exception de sa collection de miniatures qu'elle donnait à sa soeur, lady Margaret Rufford, et son bracelet d'améthystes qu'elle léguait à Sybil Merton.

L'immeuble n'avait pas beaucoup de valeur ; mais M. Mansfield, l'avoué, était très désireux que lord Arthur revînt, le plus tôt qu'il lui serait possible, parce qu'il y avait beaucoup de dettes à payer et que lady Clementina n'avait jamais tenu ses comptes en règle.

Lord Arthur fut très touché du bon souvenir de lady Clementina et pensa que M. Podgers avait vraiment assumé une lourde responsabilité dans cette affaire.

Son amour pour Sybil, cependant, dominait tout autre émotion et la conscience, qu'il avait fait son devoir, lui donnait paix et réconfort.

En arrivant à Charing Cross, il se sentit tout à fait heureux.

Les Merton le reçurent très affectueusement, Sibyl lui fit promettre qu'il ne supporterait pas qu'aucun obstacle s'interposât entre eux, et le mariage fut fixé au 7 juin.

La vie lui paraissait encore une fois belle et brillante et toute son ancienne joie renaissait pour lui.

Un jour, cependant, il inventoriait sa maison de Curzon street avec l'avoué de lady Clementina et Sybil, brûlant des paquets de lettres jaunies et vidant des tiroirs de bizarres vieilleries, quand la jeune fille poussa soudain un petit cri de joie.

--Qu'avez-vous trouvé, Sybil ? dit lord Arthur levant la tête de son travail et souriant.

-Cette jolie petite bonbonnière [En français dans le texte.] d'argent. Est-ce gentil et hollandais ? Me la donnez-vous ? Les améthystes ne me siéront pas, je le crois, jusqu'à ce que j'aie quatre-vingts ans.

C'était la boite qui avait contenu l'aconitine.

Lord Arthur tressaillit et une rougeur subite monta à ses joues.

Il avait presque oublié ce qu'il avait fait et ce lui sembla une curieuse coïncidence que Sybil, pour l'amour de qui il avait traversé toutes ces angoisses, fût la première à les lui rappeler.

-Bien entendu, Sibyl, ceci est à vous. C'est moi-même qui l'ai donné à la pauvre lady Clem.

-Oh, merci, Arthur. Et aurais-je aussi le bonbon [En français dans le texte.] ? Je ne savais pas que lady Clementina aimât les douceurs : je la croyais beaucoup trop intellectuelle.

Lord Arthur devint terriblement pâle et une horrible idée lui traversa l'esprit.

-Un bonbon, Sybil ! Que voulez-vous dire ? demanda-t-il d'une voix basse et rauque.

-Il y en a un là-dedans, un seul. Il paraît vieux et sale et je n'ai pas la moindre envie de le croquer... Qu'y a-t-il, Arthur ? Comme vous pâlissez !

Lord Arthur bondit à travers le salon et saisit la bonbonnière.

La pilule couleur d'ambre y était avec son globule de poison.

Malgré tout, lady Clementina était morte de sa mort naturelle.

La secousse de cette découverte fut presque au-dessus des forces de lord Arthur.

Il jeta la pilule dans le feu et s'écroula sur le canapé avec un cri de désespoir.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE V

V

M. Merton fut très navré du second ajournement du mariage et lady Julia, qui avait déjà commandé sa robe de noce, fit tout ce qu'elle put pour amener Sybil à une rupture.

Si tendrement cependant que Sybil aimât sa mère, elle avait fait don de toute sa vie en accordant sa main à lord Arthur et rien de ce que put lui dire lady Julia ne la fit chanceler dans sa foi.

Quant à lord Arthur, il lui fallut bien des jours pour se remettre de sa cruelle déception et, quelque temps, ses nerfs furent complètement détraqués.

Pourtant, son excellent bon sens se ressaisit bientôt et son esprit sain et pratique ne lui permit pas d'hésiter longtemps sur la conduite à tenir.

Puisque le poison avait fait une faillite si complète, la chose qu'il convenait d'employer était la dynamite ou tout autre genre d'explosifs.

En conséquence, il examina à nouveau la liste de ses amis et de ses parents et, après de sérieuses réflexions, il résolut de faire sauter son oncle, le doyen de Chichester.

Le doyen, qui était un homme de beaucoup de culture et de savoir, raffolait des horloges. Il avait une merveilleuse collection d'appareils à mesurer le temps qui s'étendait depuis le XVe siècle jusqu'à nos jours. Il parut à lord Arthur que ce dada du bon doyen lui fournissait une excellente occasion de mener à bien ses plans.

Mais se procurer une machine explosive était naturellement un tout autre problème.

Le London Directory [L'équivalent de notre Bottin pour le commerce anglais. (Note du traducteur.)] ne lui donnait aucun renseignement à ce sujet et il pensa qu'il lui serait de peu d'utilité d'aller aux informations à Scotland Yard [La préfecture de police. (Note du traducteur.)]. Là on n'est jamais informé des faits et gestes du parti de la dynamite qu'après qu'une explosion a eu lieu et encore n'en sait-on jamais bien long là-dessus.

Soudain il pensa à son ami Rouvaloff, jeune Russe de tendances très révolutionnaires, qu'il avait rencontré, l'hiver précédent, chez lady Windermere.

Le comte Rouvaloff passait pour écrire une vie de Pierre le Grand.

Il était venu en Angleterre sous prétexte d'y étudier les documents relatifs au séjour du Tzar dans ce pays en qualité de charpentier de marine ; mais généralement on le soupçonnait d'être un agent nihiliste et il n'y avait nul doute que l'Ambassade Russe ne voyait pas d'un bon œil sa présence à Londres.

Lord Arthur pensa que c'était là tout à fait l'homme qui convenait à ses desseins, et un matin, il poussa jusqu'à son logement à Bloomsbury pour lui demander son avis et son concours.

-Voilà donc que vous songez, à vous occuper sérieusement de politique, dit le comte Rouvaloff, quand lord Arthur lui eut exposé l'objet de sa démarche.

Mais lord Arthur qui haïssait les fanfaronnades, de quelque genre que ce fût, se crut obligé de lui expliquer que les questions sociales n'avaient pas le moindre intérêt pour lui et qu'il avait besoin d'un exploseur dans une affaire purement familiale et qui ne concernait que lui-même.

Le comte Rouvaloff le considéra quelques instants avec surprise.

Puis, voyant qu'il était tout à fait sérieux, il écrivit une adresse sur un morceau de papier, signa de ses initiales et le tendit à lord Arthur à travers la table.

-Scotland Yard donnerait gros pour connaître cette adresse, mon cher ami.

-Ils ne l'auront pas, cria lord Arthur en éclatant de rire.

Et, après avoir chaleureusement secoué la main du jeune Russe, il se précipita en bas de l'escalier, regarda le papier et dit à son cocher de le conduire à Soho square.

Là il le congédia et suivit Greek street jusqu'à ce qu'il arriva à une place que l'on appelle Bayle's court. Il passa sous le viaduc et se trouva dans un curieux cul-de-sac [En français dans le texte.] qui paraissait occupé par une buanderie française. D'une maison à l'autre, tout un réseau de cordes s'allongeait chargé de linge et, dans l'air du matin, il y avait une ondulation de toiles Blanches.

Lord Arthur alla droit au bout de ce séchoir et frappa à une petite maison verte.

Après quelque attente, durant laquelle toutes les fenêtres de la cour se peuplèrent de têtes qui paraissaient et disparaissaient, la porte fut ouverte par un étranger, d'allure assez rude, qui lui demanda en très mauvais anglais ce qu'il désirait.

Lord Arthur lui tendit le papier que lui avait donné le comte Rouvaloff.

Sitôt qu'il le vit, l'homme s'inclina et engagea lord Arthur à pénétrer dans une très petite salle au rez-de-chaussée, en façade.

Peu d'instants après, Herr Winckelkopf, comme on l'appelait en Angleterre, fit en hâte son entrée dans la salle, une serviette souillée de taches de vin à son cou et une fourchette à la main gauche.

-Le comte Rouvaloff, dit lord Arthur en s'inclinant, m'a donné une introduction près de vous et je suis très désireux d'avoir avec vous un court entretien pour une question d'affaires. Je m'appelle Smith...

Robert Smith et j'ai besoin que vous me fournissiez une horloge explosive.

-Enchanté de vous recevoir, lord Arthur, répliqua le malicieux petit Allemand en éclatant de rire. Ne me regardez donc pas d'un air si alarmé. C'est mon devoir de connaître tout le monde et je me souviens de vous avoir vu un soir chez lady Windermere. J'espère que sa Grâce est bien portante. Voulez-vous venir vous asseoir à côté de moi, tandis que je finis de déjeuner ? J'ai un excellent pâté [En français dans le texte.] et mes amis sont assez bons pour dire que mon vin du Rhin est meilleur qu'aucun de ceux qu'on peut boire à l'Ambassade d'Allemagne.

Et, avant que lord Arthur fût revenu de sa surprise d'avoir été reconnu, il se trouvait assis dans l'arrière-salle, buvait à petits traits le plus délicieux Marcobrünner dans une coupe jaune pâle marquée aux monogrammes impériaux et bavardait de la façon la plus amicale qu'il fût possible avec le fameux conspirateur.

-Des horloges à exploseur, dit Herr Winckelkopf, ne sont pas de très bons articles pour l'exportation à l'étranger, même lorsque l'on réussit à les faire passer à la douane. Le service des trains est si irrégulier que, d'ordinaire, elles explosent avant d'être arrivées à destination.

Si, cependant, vous avez besoin de quelqu'un de ces engins pour un usage intérieur, je puis vous fournir un excellent article et vous garantir que vous serez satisfait du résultat. Puis-je vous demander à quel usage vous le destinez. Si c'est pour la police ou pour quelqu'un qui touche en quoi que ce soit à Scotland Yard, j'en suis désolé, mais je ne puis rien faire pour vous. Les détectives anglais sont vraiment nos meilleurs amis. J'ai toujours constaté qu'en tenant compte de leur stupidité nous pouvons faire absolument tout ce que nous voulons ; je ne voudrais toucher à un cheveu de la tête d'aucun d'eux.

-Je vous assure, repartit lord Arthur, que cela n'a rien à faire avec la police. En réalité, le mouvement d'horlogerie est destiné au doyen de Chichester.

-Eh la ! Eh la ! Je n'avais nulle idée que vous soyez si prononcé en matière de religion, lord Arthur. Les jeunes gens d'aujourd'hui ne s'échauffent guère là-dessus.

-Je crois que vous me prisez trop, Herr Winckelkopf, dit lord Arthur en rougissant. Le fait est que je suis absolument ignorant en théologie.

-Alors c'est une affaire tout à fait personnelle.

-Tout à fait.

Herr Winckelkopf haussa les épaules et quitta la salle.

Quatre minutes après, il reparut avec un gâteau rond de dynamite de la dimension d'un penny et une jolie petite horloge française surmontée d'une figurine de la Liberté piétinant l'hydre du Despotisme.

Le visage de lord Arthur s'éclaira à cette vue.

-Voilà tout à fait ce qu'il me faut. Maintenant apprenez-moi comment elle explose ?

-Ah ! ceci est mon secret, répondit Herr Winckelkopf, contemplant son invention avec un juste regard d'orgueil. Dites-moi seulement quand vous désirez qu'elle explose et je réglerai le mécanisme pour l'heure indiquée.

-Bon ! aujourd'hui c'est mardi et si vous pouvez me l'expédier tout de suite...

-C'est impossible. J'ai un tas de travaux, une besogne très importante pour certains amis de Moscou.

-Oh ! il sera encore temps si elle est remise demain soir ou jeudi matin. Quant au moment de l'explosion, fixons-la à vendredi à midi. A celle heure-là, le doyen est toujours à la maison.

-Vendredi à midi, répéta Herr Winckelkopf.

Et il prit une note à ce sujet sur un grand registre ouvert sur un bureau près de la cheminée.

-Et maintenant, dit lord Arthur, se levant de sa chaise, veuillez me faire savoir de combien je vous suis redevable.

-C'est une si petite affaire, lord Arthur, que je vais vous compter cela au plus juste. La dynamite coûte sept shellings six pences, le mouvement d'horlogerie trois livres dix shellings et le port environ cinq shellings. Je suis trop heureux d'obliger un ami du comte Rouvaloff.

-Mais votre dérangement, Herr Winckelkopf ?

-Oh ! ce n'est rien. C'est un plaisir pour moi. Je ne travaille pas pour l'argent : je vis entièrement pour mon art.

Lord Arthur déposa quatre livres deux shellings six pences sur la table, remercia le petit Allemand de son amabilité et, déclinant de son mieux une invitation à rencontrer quelques anarchistes à un thé à la fourchette le samedi suivant, il quitta la maison de Herr Winckelkopf et se rendit au Park.

Pendant les deux jours qui suivirent, lord Arthur fut dans un état de très grande agitation nerveuse. Le vendredi à midi, il se rendit au Buckingham, club pour y attendre les nouvelles.

Toute l'après-midi, le stupide laquais de service à la porte monta des télégrammes de tous les coins du pays, donnant le résultat des courses de chevaux, des jugements dans des affaires de divorce, l'état de la température et d'autres informations semblables, tandis que le ruban dévidait les détails les plus fastidieux sur la séance de nuit de la chambre des communes et une petite panique au Stock Exchange [La Bourse de Londres.].

A quatre heures, arrivèrent les journaux du soir et lord Arthur disparut dans le salon de lecture avec la Pall Mall Gazette, la James's Gazette, le Globe et l'Echo, à la grande indignation du colonel Goodchild, qui désirait lire le compte rendu d'un discours prononcé par lui, le matin, à l'hôtel du lord-maire, au sujet des missions sud-africaines et de la convenance d'avoir, dans chaque province, des évêques nègres.

Or le colonel, pour une raison ou une autre, avait un préjugé très vif contre les Evenings News.

Aucun des journaux, cependant, ne contenait la moindre allusion à Chichester et lord Arthur comprit que l'attentat avait échoué.

Ce fut pour lui un terrible coup, et, quelques minutes, il demeura tout à fait abattu. Herr Winckelkopf, qu'il alla voir le lendemain, se répandit en excuses laborieuses et offrit de lui fournir une autre horloge à ses propres frais ou une caisse de bombes de nitro-glycérine au prix coûtant.

Mais lord Arthur avait perdu toute confiance dans les explosifs et Herr Winckelkopf reconnut que toutes choses sont si sophistiquées aujourd'hui qu'il est difficile d'avoir même de la dynamite non frelatée.

Cependant, le petit Allemand, tout en admettant que le mouvement à horlogerie pouvait être défectueux sur quelques points, n'était pas sans espoir que l'horloge pût encore se déclancher. Il citait à l'appui de sa thèse le cas d'un baromètre qu'il avait envoyé, une fois, au gouverneur militaire d'Odessa, réglé pour exploser le dixième jour. Ce baromètre n'avait rien produit au bout de trois ans. Il était également tout à fait exact que, lorsqu'il explosa, il ne réussit qu'à réduire en bouillie une servante, car le gouverneur avait quitté la ville six semaines avant, mais du moins cela prouvait que la dynamite, en tant que force destructive, sous le commandement d'un mouvement d'horlogerie, était un agent puissant, bien qu'un peu inexact.

Lord Arthur fut un peu consolé par cette réflexion, mais même à ce point de vue, il était destiné à éprouver une nouvelle déception. Deux jours plus tard, comme il montait l'escalier, la duchesse l'appela dans son boudoir et lui montra une lettre qu'elle venait de recevoir du doyenné.

-Jane m'écrit des lettres charmantes, lui dit-elle, vous devriez lire la dernière : elle est aussi intéressante que les romans que nous envoie Mudie.

Lord Arthur lui prit vivement la lettre des mains.

Elle était ainsi conçue :

LE DOYENNÉ, CHICHESTER

27 Mai.

«Ma bien chère tante,

«Je vous remercie beaucoup de la flanelle pour la société Dorcas et aussi pour le guingamp.

«Je suis tout à fait d'accord avec vous pour estimer absurde leur besoin de porter de jolies choses, mais aujourd'hui tout le monde est si radical, si irréligieux qu'il est difficile de leur faire voir qu'ils ne doivent pas avoir les goûts et l'élégance des hautes classes. Vraiment je ne sais où nous allons ! Comme papa le dit souvent dans ses sermons, nous vivons dans un siècle d'incrédulité.

«Nous avons eu une bonne histoire au sujet d'une petite pendule qu'un admirateur inconnu a envoyée à papa jeudi dernier. Elle est arrivée de Londres, port payé, dans une caisse de bois et papa pense qu'elle lui a été expédiée par quelque lecteur de son remarquable sermon «La Licence est-elle la Liberté ?», car la pendule est surmontée d'une figure de femme avec ce qu'on appelle un bonnet phrygien sur la tête.

«Moi, je ne trouve pas cela très convenable, mais papa dit que c'est historique. Je suppose donc qu'il n'y a rien à redire.

«Parker a dépaqueté l'objet et papa l'a placé sur la cheminée de la bibliothèque.

«Nous étions tous assis dans cette pièce vendredi matin, quand, au moment même où la pendule sonnait midi, nous entendîmes comme un bruit d'ailes ; une petite bouffée de fumée sortit du piédestal de la figure et la déesse de la Liberté tomba et se cassa le nez sur le garde-feu.

«Maria était tout en émoi, mais c'était vraiment une aventure si ridicule que James et moi nous avons fait une bonne partie de rire.

Papa même faisait chorus.

«Quand nous avons examiné l'horloge, nous avons vu que c'était une espèce de réveille-matin et qu'en plaçant l'arrêt sur une heure déterminée et en mettant de la poudre et une capsule de fulminate sous un petit marteau, l'éclatement se produisait quand on le voulait.

«Papa a dit que c'était une pendule trop bruyante pour demeurer dans la bibliothèque.

«Reggie l'a donc emportée à l'école et là elle continue à produire de petites explosions tout le long de la journée.

«Pensez-vous qu'Arthur aimerait un cadeau de noces de ce genre ? Je suppose que cela doit être tout à fait à la mode à Londres.

«Papa dit que ces horloges sont propres à faire du bien, car elles montrent que la liberté n'est pas durable et que son règne doit finir par une chute. Papa dit que la liberté a été inventée au temps de la Révolution française. Cela semble épouvantable.

«Je vais aller tout à l'heure chez les Dorcas et je leur lirai votre lettre si instructive. Combien est vraie, ma tante, votre idée qu'avec leur rang dans la vie ils voudraient porter ce qui ne leur sied pas. Je dois dire que leur souci du costume est absurde quand ils ont tant d'autres graves soucis dans ce monde et dans l'autre.

«Je suis bien heureuse que votre popeline à fleurs aille si bien et que votre dentelle ne soit pas déchirée. Mercredi, je porterai chez l'évêque le satin jaune dont vous m'avez si gracieusement fait don et je crois qu'il fera le meilleur effet.

«Avez-vous des noeuds ou non ? Jennings dit que maintenant tout le monde porte des noeuds et que les chemisettes se font à jabot.

«Reggie vient d'avoir une nouvelle nouvelle explosion. Papa a ordonné de transporter l'horloge à l'écurie. Je ne crois pas que papa l'apprécie autant qu'au premier moment, bien qu'il soit très flatté d'avoir reçu un présent si gentil et si ingénieux. Cela prouve qu'on lit ses sermons et qu'on en tire profit.

«Papa vous envoie ses amitiés, James, Reggie et Maria s'unissent à lui, espérant que la goutte de l'oncle Cécil va mieux. «Croyez-moi, ma chère tante, votre nièce affectionnée.

«JANE PERCY.»

P. S. Répondez-moi au sujet des noeuds. Jennings soutient avec insistance qu'ils sont à la mode.

Lord Arthur regarda la lettre d'un air si sérieux et si malheureux que la duchesse éclata de rire.

-Mon cher Arthur, lui déclara t-elle, je ne vous montrerai plus une lettre de jeune fille ! Mais que dire de cette pendule ? Cela me semble une invention vraiment curieuse et j'aimerais d'en avoir une semblable.

-Je n'ai pas grande confiance dans ces horloges, dit lord Arthur avec son sourire triste.

Et, après avoir embrassé sa mère, il quitta la pièce.

En arrivant au haut de l'escalier, il se jeta sur un fauteuil et ses yeux se remplirent de larmes.

Il avait fait de son mieux pour commettre le meurtre, mais en deux occasions ses tentatives avaient échoué, et cela, sans qu'il y eût de sa faute. Il avait essayé de faire son devoir, mais il semblait que la destinée le trahissait.

Il était accablé par le sentiment de la stérilité des bonnes intentions, de l'inutilité des efforts pour une belle action.

Peut-être eût-il mieux valu rompre le mariage. Sybil aurait souffert, c'est vrai ; mais la souffrance ne ruine pas un caractère aussi noble que le sien.

Quant à lui qu'importait ! Il y a toujours quelque guerre où un homme peut se faire tuer, quelque cause à laquelle un homme peut donner sa vie et si la vie n'avait pas de plaisir pour lui, la mort ne l'effrayait pas.

Que la destinée ourdisse son sort à sa guise ! Il ne ferait rien pour la conjurer.

A sept heures et demie passées, il s'habilla et se rendit au club.

Surbiton y était, avec une société de jeunes gens, et lord Arthur fut obligé de dîner avec eux. Leur conversation banale, leurs lazzis oiseux ne l'intéressaient pas et, sitôt que le café fut servi, il les quitta, inventant le prétexte d'un rendez-vous pour expliquer sa retraite.

Comme il sortait du club, le laquais de service à la porte lui remit une lettre.

Elle était d'Herr Winckelkopf, qui l'invitait à venir, le lendemain soir, voir un parapluie explosif qui éclatait aussitôt qu'on l'ouvrait.

C'était le dernier mot des inventeurs. Le parapluie venait d'arriver de Genève.

Lord Arthur déchira la lettre en menus fragments. Il était déterminé à ne plus avoir recours à de nouvelles tentatives.

Puis, il s'en alla errer le long des quais de la Tamise et, pendant des heures, il demeura assis près du fleuve. La lune se montra à travers un voile de nuages fauves, comme un œil de lion derrière une crinière et d'innombrables étoiles pailletèrent l'abîme des cieux, comme la poussière d'or qu'on a semée sur un dôme pourpre.

A certains moments, un bateau se balançait sur le fleuve bourbeux et poursuivait sa route dérivant au gré du courant.

Les signaux du chemin de fer, de verts, devenaient rouges, à mesure que les trains traversaient le pont avec des sifflements aigus.

Un peu plus tard, minuit tomba avec un bruit lourd de la petite tour de Westminster, et, à chaque coup de la cloche sonore, la nuit sembla trembler.

Puis, les lumières du chemin de fer s'éteignirent. Une lampe solitaire continua seule à briller comme un grand rubis sur un mat gigantesque et la rumeur de la cité s'éteignit.

A deux heures, lord Arthur se leva et flâna du côté de Blackfriars.

Que tout lui paraissait irréel, semblable à un rêve étrange !

De l'autre côté de la rivière, les maisons semblaient immerger des ténèbres. On eût dit que l'argent et l'ombre avaient modelé le monde à nouveau.

L'énorme dôme de Saint-Paul s'esquissait comme une bulle à travers l'atmosphère noirâtre.

Comme il approchait de l'Aiguille de Cléopâtre, lord Arthur vit un homme penché sur le parapet et quand il s'approcha, la lumière du réverbère tombant en plein sur son visage, il le reconnut. C'était M. Podgers.

Nul n'eut pu oublier le visage gras et flasque, les lunettes d'or, le faible sourire maladif, la bouche sensuelle du chiromancien.

Lord Arthur s'arrêta.

Une idée l'illumina soudain, comme un éclair.

Il se glissa doucement vers M. Podgers.

En une seconde il le saisit par les jambes et le jeta dans la Tamise.

Un grossier juron, un clapotis d'éclaboussures, et ce fut tout.

Lord Arthur regarda avec anxiété la surface du fleuve, mais il ne put rien voir du chiromancien que son petit chapeau qui pirouettait dans un tourbillon d'eau argentée par le clair de lune. Au bout de quelques minutes, le chapeau coula à son tour et plus aucune trace de M. Podgers ne demeura visible.

Un instant, lord Arthur crut qu'il apercevait une grosse silhouette déformée qui s'élançait sur l'escalier près du pont, et un affreux sentiment d'échec s'empara de lui, mais bientôt cette image s'accentua en reflet et quand la lune brilla de nouveau, après s'être dégagée des nuages, elle disparut à la fin.

Alors il lui sembla qu'il avait réalisé les décrets du destin.

Il poussa un profond soupir de soulagement et le nom de Sybil monta à ses lèvres.

-Avez-vous laissé tomber quelque chose dans l'eau, monsieur ? dit soudain une voix derrière lui.

Il se retourna brusquement et vit un policeman avec une lanterne œil de boeuf.

-Rien qui vaille, sergent, répondit-il en souriant.

Et, hélant un fiacre qui passait, il sauta dedans et ordonna au cocher de le conduire à Belgrave square.

Les quelques jours qui suivirent, il fut alternativement joyeux et inquiet.

Il y avait des moments où il s'attendait presque à voir M. Podgers entrer dans sa chambre et, pourtant, d'autres fois il sentait que la fortune ne pouvait être aussi injuste à son égard.

Deux fois, il se rendit à l'adresse du chiromancien à West-Moon street, mais il ne put prendre sur lui de faire tinter la sonnette.

Il languissait d'avoir une certitude et il la redoutait.

A la fin, elle vint.

Il était assis dans le fumoir du club. Il prenait du thé, en écoutant avec un peu d'ennui Surbiton qui lui rendait compte de la dernière opérette de la Gaîté, quand le valet de pied apporta les journaux du soir.

Il prit la Gazette de Saint-James et il en feuilletait les pages d'un air distrait quand ce titre singulier frappa ses yeux.

SUICIDE D'UN CHIROMANCIEN

Il devint pâle d'émotion et se mit à lire.

L'entrefilet était ainsi conçu.

«Hier matin, à 7 heures, le corps de M. Septimus R. Podgers, le célèbre chiromancien, a été rejeté sur le rivage à Greenwich en face du Ship Hotel.

»Le malheureux gentleman avait disparu depuis quelques jours et les milieux de la chiromancie éprouvaient de grandes inquiétudes à son égard.

»On suppose qu'il s'est suicidé sous l'influence d'un dérangement momentané de ses facultés mentales causé par le surmenage et le jury du coroner a rendu, à cet effet, un verdict conforme cet après-midi.

»M. Podgers venait de terminer un traité complet relatif à la main humaine. Cet ouvrage sera prochainement publié et soulèvera, sans nul doute, beaucoup de curiosité.

»Le défunt avait 65 ans et ne paraît pas laisser de famille.»

Lord Arthur s'élança hors du club, le journal à la main, au grandhurissement du laquais chargé de la conciergerie qui essaya vainemente l'arrêter.

Il courut droit à Park Lane.

Sybil, qui était à sa fenêtre, le vit arriver et quelque chose lui dit qu'il apportait de bonnes nouvelles. Elle courut à sa rencontre et, quand elle regarda son visage, elle comprit que tout allait bien.

-Ma chère Sybil, s'écria lord Arthur, marions-nous demain !

-Jeune fou, et le gâteau nuptial qui n'est même pas commandé ! répliqua Sybil en riant au milieu de ses larmes.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE VI

VI

Quand le mariage eut lieu, environ trois semaines plus tard, Saint-Peter fut envahi d'une vraie cohue de gens du meilleur monde.

Le service fut lu d'une façon très émouvante par le doyen de Chichester et tout le monde était d'accord pour reconnaître qu'on n'avait jamais vu de plus beau couple que le marié et la mariée.

Ils étaient plus que beaux, car ils, étaient heureux.

Jamais lord Arthur ne regretta ce qu'il avait souffert pour l'amour de Sybil, tandis qu'elle, de son côté, lui donnait les meilleures choses qu'une femme peut donner à un homme, le respect, la tendresse et l'amour.

Pour eux, la réalité ne tua pas le roman.

Ils conservèrent toujours la jeunesse des sentiments.

Quelques années plus tard, quand deux beaux enfants leur furent nés, lady Windermere vint leur rendre une visite à Alton Priory,-un vieux domaine aimé qui avait été le cadeau de noces du Duc à son fils,-et une après-midi qu'elle était assise, près de lady Arthur, sous un tilleul dans le jardin, regardant le garçonnet et la fillette qui jouaient à se promener par le parterre de roses comme des rayons de soleil incertains, elle prit soudain les mains de son hôtesse dans les siennes et lui dit :

-Êtes-vous heureuse, Sybil ?

-Chère lady Windermere, certes oui, je suis heureuse ! Et vous, ne l'êtes-vous pas ?

-Je n'ai pas le temps de l'être, Sybil. J'ai toujours aimé la dernière personne qu'on me présentait, mais d'ordinaire, dès que je connais quelqu'un, j'en suis lasse.

-Vos lions ne vous donnent-ils plus de satisfaction, lady Windermere ?

-Oh ! ma chère, les lions ne sont bons qu'une saison ! Sitôt qu'on leur a coupé la crinière, ils deviennent les créatures les plus assommantes du monde. Eu outre, si vous êtes vraiment gentille avec eux, ils se conduisent très mal avec vous. Vous souvenez-vous de cet horrible M. Podgers ? C'était un affreux imposteur. Naturellement, je ne m'en suis pas aperçue tout d'abord et même quand il avait besoin d'emprunter de l'argent, je lui en ai donné, mais je ne pouvais supporter qu'il me fit la cour. Il m'a vraiment fait haïr la chiromancie. Actuellement c'est la télépathie qui me charme. C'est bien plus amusant.

-Il ne faut rien dire ici contre la chiromancie, lady Windermere. C'est le seul sujet dont Arthur n'aime pas qu'on rie, je vous assure que, là-dessus, ses idées sont tout à fait arrêtées !

-Vous ne voulez pas dire qu'il y croit, Sybil ?

-Demandez-le lui, lady Windermere. Le voici.

Lord Arthur arrivait, en effet, à travers le jardin, un grand bouquet de roses jaunes à la main et ses deux enfants dansant autour de lui.

-Lord Arthur ?

-A vos ordres, lady Windermere.

-Vraiment oserez-vous me dire que vous croyez à la chiromancie.

-Certes oui, fit le jeune homme en souriant.

-Et pourquoi ?

-Parce que je lui dois tout le bonheur de ma vie, murmura-t-il en se renversant dans un fauteuil d'osier.

-Mon cher lord Arthur, que voulez-vous dire par là ?

-Sybil, répondit-il en tendant les roses à sa femme et en la regardant dans ses yeux violets.

-Quelle stupidité ! s'écria lady Windermere. De ma vie, je n'ai jamais entendu stupidité Pareille !

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CONTES

CONTES

A Carlos Blacker

O. W.

Les Contes qui suivent ont été publiés en mai 1888 par David Nutt dans une édition illustrée par Walter Crane et Jacomb Hood. Ils ont été réimprimés en janvier 1889, puis en février 1902, toujours par le même éditeur et avec les mêmes illustrations.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > L'AMI DÉVOUÉ

- L'AMI DÉVOUÉ -

Un matin, le vieux rat d'eau mit sa tête hors de son trou. Il avait des yeux ronds très vifs et d'épaisses moustaches grises. Sa queue semblait un long morceau de gomme élastique noire.

Des petits canards nageaient dans le réservoir, semblables à une troupe de canaris jaunes et leur mère, toute blanche avec des jambes rouges, s'efforçait de leur enseigner à piquer leur tête dans l'eau.

-Vous ne pourrez jamais aller dans la bonne société si vous ne savez pas piquer votre tête, leur disait-elle.

Et, de nouveau, elle leur montrait comment il fallait s'y prendre.

Mais les petits canards ne faisaient nulle attention à ses leçons. Ils étaient si jeunes qu'ils ne savaient pas quel avantage il y a à vivre dans la société.

-Quels désobéissants enfants ! s'écria le vieux rat d'eau. Ils mériteraient vraiment d'être noyés !

-Le Ciel m'en préserve ! répliqua la cane. Il faut un commencement à tout et des parents ne sauraient être trop patients.

-Ah ! je n'ai aucune idée des sentiments que peuvent éprouver des parents, dit le rat d'eau. Je ne suis pas un père de famille. En fait, je ne me suis jamais marié et je n'ai jamais songé à le faire. Sans doute l'amour est une bonne chose à sa manière, mais l'amitié vaut bien mieux. Certes, je ne sais rien au monde qui soit plus noble ou plus rare qu'une amitié dévouée.

-Et quelle est, je vous prie, votre idée des devoirs d'un ami dévoué ? demanda une linotte verte perchée sur un saule tordu et qui avait écouté la conversation.

-Oui, c'est justement ce que je voudrais savoir, fit la cane, et elle nagea vers l'extrémité du réservoir et piqua sa tête pour donner à ses enfants le bon exemple.

-Quelle question niaise ! cria le rat d'eau. J'entends que mon ami dévoué me soit dévoué, parbleu !

-Et que ferez-vous en retour ? dit le petit oiseau, s'agitant sur une ramille argentée et battant de ses petites ailes.

-Je ne vous comprends pas, répondit le rat d'eau.

-Laissez-moi vous conter une histoire à ce sujet, dit la linotte.

-L'histoire est-elle pour moi ? demanda le rat d'eau. Si oui, je l'écouterai volontiers, car j'aime les contes à la folie.

-Elle vous est applicable, répondit la linotte.

Elle s'envola et, s'abattant sur le bord du réservoir, elle conta l'histoire de l'Ami dévoué.

«Il y avait une fois, dit la linotte, un honnête garçon nommé Hans.

-Était-ce un homme vraiment distingué ? demanda le rat d'eau.

-Non, répondit la linotte. Je ne crois pas qu'il fût du tout distingué, sauf par son bon coeur et sa brune et plaisante figure ronde.

Il vivait dans une pauvre maison de campagne et tous les jours il travaillait son jardin. Dans tout le terroir, il n'y avait pas de jardin aussi joli que le sien. Il y poussait des oeillets de poète, des giroflées, des bourses à pasteur, des saxifrages. Il y poussait des roses de Damas, des roses jaunes, des crocus lilas et or, des violiers rouges et blancs. Selon les mois y fleurissaient à tour de rôle églantines et cardamines, marjolaines et basilics sauvages, primevères et iris d'Allemagne, asphodèles et oeillets-girofles. Une fleur prenait la place d'une autre fleur. Aussi y avait il toujours de jolies choses à regarder et d'agréables odeurs à respirer.

Le petit Hans avait beaucoup d'amis, mais le plus dévoué de tous était le grand Hugh le meunier. Vraiment le riche meunier était si dévoué au petit Hans qu'il ne serait jamais allé à son jardin sans se pencher sur les plates bandes, sans y cueillir un gros bouquet ou une poignée de salades succulentes ou sans y remplir ses poches de prunes ou de cerises selon la saison.

-De vrais amis possèdent tout en commun, avait l'habitude de dire le meunier.

Et le petit Hans approuvait de la tête, souriait et se sentait tout fier d'avoir un ami qui pensait de si nobles choses.

Parfois, cependant, le voisinage trouvait étrange que le riche meunier ne donnât jamais rien en retour au petit Hans, quoiqu'il eut cent sacs de farine emmagasinés dans son moulin, six vaches laitières et un grand nombre de bêtes à laine ; mais Hans ne troubla jamais sa cervelle de semblables idées. Rien ne lui plaisait davantage que d'entendre les belles choses que le meunier avait coutume de dire sur la solidarité des vrais amis.

Donc, le petit Hans travaillait son jardin. Le printemps, l'été et l'automne, il était très heureux ; mais quand venait l'hiver et qu'il n'avait ni fruits ni fleurs à porter au marché, il souffrait beaucoup du froid et de la faim et souvent il se couchait sans avoir mangé autre chose que quelques poires sèches et quelques mauvaises noix. L'hiver aussi, il était extrêmement isolé, car le meunier ne venait jamais le voir dans cette saison.

-Il n'est pas bon que j'aille voir le petit Hans tant que dureront les neiges, disait souvent le meunier à sa femme. Quand les gens ont des ennuis, il faut les laisser seuls et ne pas les tourmenter de visites.

Ce sont là du moins mes idées sur l'amitié et je suis certain qu'elles sont justes. Aussi j'attendrai le printemps et alors j'irai le voir : il pourra me donner un grand panier de primevères et cela le rendra heureux.

-Vous êtes certes plein de sollicitude pour les autres, répondait sa femme assise dans un confortable fauteuil près d'un beau feu de bois de pin. C'est un vrai régal que de vous entendre parler de l'amitié. Je suis sûre que le curé ne dirait pas d'aussi belles choses que vous là-dessus, quoiqu'il habite une maison à trois étages et qu'il porte un anneau d'or à son petit doigt.

-Mais ne pourrions-nous engager le petit Hans à venir ici ? interrogeait le jeune fils du fermier. Si le pauvre Hans a des ennuis, je lui donnerai la moitié de ma soupe et je lui montrerai mes lapins blancs.

-Quel niais vous êtes ! s'écria le meunier. Je ne sais vraiment pas à quoi il sert de vous envoyer à l'école. Vous semblez n'y rien apprendre.

Parbleu ! si le petit Hans venait ici, s'il voyait notre bon feu, notre excellent souper et notre grosse barrique de vin rouge, il pourrait devenir envieux. Or l'envie est une bien terrible chose et qui gâterait les meilleurs caractères. Certes je ne souffrirai pas que le caractère d'Hans soit gâté. Je suis son meilleur ami et je veillerai toujours sur lui et aurai soin qu'il ne soit exposé à aucune tentation. En outre, si Hans venait ici, il pourrait me demander de lui donner un peu de farine à crédit, et cela je ne puis le faire. La farine est une chose et l'amitié en est une autre, et elles ne doivent pas être confondues. Ma foi ! ces mots s'orthographient différemment et signifient des choses toutes différentes. Chacun sait cela.

-Comme vous parlez bien, dit la femme du meunier en lui tendant un grand verre de bière chaude. Je me sens vraiment tout endormie. C'est tout à fait comme à l'église.

-Beaucoup agissent bien, répliqua le meunier, mais peu savent bien parler, ce qui prouve que parler est de beaucoup la chose la plus difficile et aussi la plus belle des deux.

Et il regarda sévèrement par dessus la table son jeune fils qui se sentit si honteux de lui-même qu'il baissa la tête, devint presque écarlate et se mit à pleurer dans son thé.

Il était si jeune que vous l'excuserez.

-C'est là la fin de l'histoire ? demanda le rat d'eau.

-Non pas, répliqua la linotte. C'est le commencement.

-Alors vous êtes tout à fait en arrière sur votre temps, reprit le rat d'eau. Tout bon conteur, aujourd'hui, débute par la fin, reprend au début et termine par le milieu. C'est la nouvelle méthode. J'ai entendu cela de la bouche d'un critique qui se promenait autour du réservoir avec un jeune homme. Il traitait la question en maître et je suis sûr qu'il devait avoir raison, car il avait des lunettes bleues et la tête chauve ; et, quand le jeune homme lui faisait quelque observation, il répondait toujours : «Peuh !» Mais continuez, je vous prie, votre histoire. J'aime beaucoup le meunier. J'ai moi-même toute sorte de beaux sentiments : aussi y a-t-il une grande sympathie entre nous.

-Bien ! fit la linotte sautillant tantôt sur une patte et tantôt sur l'autre. Sitôt que l'hiver fut passé, dès que les primevères commencèrent à ouvrir leurs étoiles jaune pâle, le meunier dit à sa femme qu'il allait sortir et faire visite au petit Hans.

-Ah ! quel bon coeur vous avez ! lui cria sa femme.

Vous pensez toujours aux autres. Songez à emporter le grand panier pour rapporter des fleurs.

Alors le meunier attacha ensemble les ailes du moulin avec une forte chaîne de fer et descendit la colline, le panier au bras.

-Bonjour, petit Hans, dit le meunier.

-Bonjour, fit Hans s'appuyant sur sa bêche et avec un sourire qui allait d'une oreille à l'autre.

-Et comment avez-vous passé l'hiver ? reprit le meunier.

-Bien, bien ! répliqua Hans, c'est gentil à vous de vous en informer.

J'ai bien eu du mauvais temps à passer, mais maintenant le printemps est de retour et je suis presque heureux... Puis, mes fleurs vont bien donner.

-Nous avons souvent parlé de vous cet hiver, Hans, continua le meunier, et nous nous demandions ce que vous deveniez.

-C'est bien bon à vous, dit Hans... Je craignais presque que vous m'ayez oublié.

-Hans, je suis surpris de vous entendre parler de la sorte, fit le meunier. L'amitié n'oublie jamais. C'est ce qu'elle a d'admirable, mais je crains que vous ne compreniez pas la poésie de la vie... Comme vos primevères sont belles, entre parenthèses.

-Certes elles sont vraiment belles, fit Hans, et il est heureux pour moi que j'en aie beaucoup. Je vais les porter au marché et les vendre à la fille du bourgmestre et avec l'argent je rachèterai ma brouette.

-Vous rachèterez votre brouette ? Voulez-vous dire que vous l'avez vendue ? C'est un acte bien niais.

-Certes, oui, mais le fait est, répliqua Hans, que j'y étais obligé.

Vous le savez, l'hiver est pour moi une très mauvaise saison et je n'avais vraiment pas le sou pour acheter du pain. Donc j'ai vendu d'abord les boutons d'or de mon habit des dimanches, puis j'ai vendu ma chaîne d'argent et ensuite ma grande flûte. Enfin j'ai vendu ma brouette. Mais maintenant je vais racheter tout cela.

-Hans, dit le meunier, je vous donnerai ma brouette. Elle n'est pas en très bon état. Un des côtés est parti et il y a quelque chose de tordu aux rayons de la roue, mais malgré cela je vous la donnerai. Je sais que c'est généreux de ma part et beaucoup de gens me trouveraient fou de m'en dessaisir, mais je ne suis pas comme le reste du monde. Je pense que la générosité est l'essence de l'amitié et, en outre, je me suis acheté une nouvelle brouette. Oui, vous pouvez être tranquille... Je vous donnerai ma brouette.

-Merci, c'est vraiment généreux de votre part, dit le petit Hans et sa plaisante figure ronde resplendit de plaisir.

Je puis aisément la réparer, car j'ai une planche chez moi.

-Une planche ! s'écria le meunier. Parfait ! c'est justement ce qu'il me faut pour le toit de ma grange. Il y a un grand trou et mon blé sera tout humide si je ne le bouche pas. Comme vous avez dit cela à propos !

Il est vraiment à remarquer qu'une bonne action en engendre toujours une autre. Je vous ai donné ma brouette et maintenant vous allez me donner votre planche. Naturellement la brouette vaut beaucoup plus que la planche, mais l'amitié sincère ne remarque jamais ces choses-là.

Veuillez me donner tout de suite la planche et je me mettrai aujourd'hui même à l'ouvrage pour réparer ma grange.

-Certainement ! répliqua le petit Hans.

Et il courut à son appentis et en sortit la planche.

-Ce n'est pas une très grande planche, dit le meunier en la regardant, et je crains que lorsque j'aurai réparé le toit de ma grange, il n'en reste pas assez pour que vous raccommodiez la brouette, mais ce n'est naturellement pas ma faute... Et maintenant, comme je vous ai donné ma brouette, je suis sûr que en retour vous voudrez me donner quelques fleurs... Voici le panier, vous aurez soin de de le remplir presque entièrement.

-Presque entièrement ? dit le petit Hans presque chagrin, car le panier était de grandes dimensions et il se rendait compte que, s'il le remplissait, il n'aurait plus de fleurs à porter au marché. Or, il était très désireux de racheter ses boutons d'argent.

-Ma foi, répondit le meunier, comme je vous ai donné ma brouette, je ne pensais pas que ce fût trop de vous demander quelques fleurs. Je puis me tromper, mais je croyais que l'amitié, l'amitié vraie était affranchie d'égoïsme de quelque espèce que ce soit.

-Mon cher ami, mon meilleur ami, protesta le petit Hans, toutes les fleurs de mon jardin sont à votre disposition, car j'ai un bien plus vif désir de votre estime que de mes boutons d'argent.

Et il courut cueillir ces jolies primevères et en remplir le panier du meunier.

-Adieu, petit Hans ! dit le meunier en remontant la colline sa planche sur l'épaule et son grand panier au bras.

-Adieu ! dit le petit Hans.

Et il se mit à bêcher gaiement : il était si content d'avoir la brouette.

Le lendemain, il attachait un chèvre-feuille sur sa porte, quand il entendit la voix du meunier qui l'appelait de la route. Alors il sauta de son échelle, courut au bas du jardin et regarda par dessus la muraille.

C'était le meunier avec un grand sac de farine sur son épaule.

-Cher petit Hans, dit le meunier, voudriez-vous me porter ce sac de farine au marché ?

-Oh ! j'en suis fâché, dit Hans, mais je suis vraiment très occupé aujourd'hui. J'ai toutes mes plantes grimpantes à fixer, toutes mes fleurs à arroser, tous mes gazons à faucher à la roulette.

-Ma foi, répliqua le meunier, je pensais qu'en considération de ce que je vous ai donné ma brouette, il serait peu aimable de votre part de me refuser.

-Oh ! je ne refuse pas ! protesta le petit Hans. Pour tout au monde, je ne voudrais pas agir en ami à votre égard.

Et il alla chercher sa casquette et partit avec le gros sac sur son épaule.

C'était une très chaude journée et la route était atrocement poudreuse.

Avant que Hans eût atteint la borne marquant le sixième mille, il était si fatigué qu'il dut s'asseoir et se reposer. Néanmoins il ne tarda pas à continuer courageusement son chemin et arriva enfin au marché.

Après une attente de quelques instants, il vendit le sac de farine à un bon prix et alors il s'en retourna d'un trait chez lui, car il craignait s'il s'attardait trop de rencontrer quelque voleur en route.

-Voilà certes une rude journée, se dit Hans en se mettant au lit, mais je suis content de n'avoir pas refusé, car le meunier est mon meilleur ami et, en outre, il va me donner sa brouette.

De très bon matin, le lendemain, le meunier vint chercher l'argent de son sac de farine, mais le petit Hans était si fatigué qu'il était encore au lit.

-Ma parole ! fit le meunier, vous êtes bien paresseux. Quand je pense que je viens de vous donner ma brouette, il me semble que vous pourriez travailler plus vaillamment.

La paresse est un grand vice et, certes, je ne voudrais pas qu'un de mes amis soit paresseux ou apathique. Ne jugez pas mon langage sans façon avec vous. Je ne songerais certes pas à parler de la sorte si je n'étais votre ami. Mais que servirait l'amitié si on ne pouvait dire nettement ce qu'on pense ? Tout le monde peut dire des choses aimables, s'efforcer de plaire et de flatter, mais un ami sincère dit des choses déplaisantes et n'hésite pas à faire de la peine. Tout au contraire, s'il est un ami vrai, il préfère cela, car il sait qu'ainsi il fait du bien.

-Je suis bien fâché, répondit le petit Hans en frottant ses yeux et en enlevant son bonnet de nuit, mais j'étais si fatigué que je croyais que je m'étais couché il y a peu de temps et j'écoutais chanter les oiseaux.

Ne savez-vous pas que je travaille toujours mieux quand j'ai entendu chanter les oiseaux ?

-Bon ! tant mieux ! répliqua le meunier en donnant à Hans une claque dans le dos, car j'ai besoin que vous répariez le toit de ma grange.

Le petit Hans avait grand besoin d'aller travailler dans son jardin, car ses fleurs n'avaient pas été arrosées de deux jours, mais il ne voulut pas refuser au meunier, car c'était un bon ami pour lui.

-Pensez-vous qu'il ne serait pas amical de vous dire que j'ai à faire ? demanda-t-il d'une voix humble et timide.

-Ma foi, répliqua le meunier, je ne pensais pas que ce fût beaucoup vous demander, étant donné que je viens de vous faire cadeau de ma brouette, mais naturellement si vous refusez j'irai le faire moi-même.

-Oh ! nullement, s'écria le petit Hans en sautant de son lit.

Il s'habilla et se rendit dans la grange.

Il y travailla toute la journée jusqu'au coucher du soleil et au coucher du soleil le meunier vint voir où il en était.

-Avez vous bouché le trou du toit ? petit Hans, cria le meunier d'une voix gaie.

-C'est presque fini, répondit le petit Hans descendant de l'échelle.

-Ah ! dit le meunier, il n'y a pas de travail plus délicieux que celui que l'on peut faire pour autrui.

-C'est à coup sur un privilège de vous entendre parler, répondit le petit Hans qui s'arrêta et essuya son front, un très grand privilège, mais je crains de n'avoir jamais d'aussi belles idées que vous.

-Oh ! elles vous viendront, fit le meunier, mais vous devriez prendre plus de peine. A présent vous n'avez que la pratique de l'amitié.

Quelque jour vous aurez aussi la théorie.

-Le croyez-vous vraiment ? demanda le petit Hans.

-Je n'en doute pas, répondit le meunier. Mais maintenant que vous avez réparé le toit, vous feriez mieux de rentrer chez vous et de vous reposer ; car, demain, j'ai besoin que vous conduisiez mes moutons à la montagne.

Le pauvre petit Hans n'osa protester et, le lendemain, à l'aube, le meunier amena ses moutons près de sa petite ferme et Hans partit avec eux pour la montagne. Aller et revenir lui prirent toute la journée et quand il revint il était si fatigué qu'il s'endormit sur sa chaise et ne se réveilla qu'au jour.

-Quel temps délicieux j'aurai dans mon jardin ! se dit-il, et il allait se mettre à la besogne.

Mais, d'une manière ou d'autre, il n'eut pas le temps de jeter un coup d'oeil à ses fleurs : son ami le meunier arrivait et l'envoyait faire de longues courses ou lui demandait de venir aider au moulin.

Parfois le petit Hans était aux abois à la pensée que ses fleurs croiraient qu'il les avait oubliées, mais il se consolait en songeant que le meunier était son meilleur ami.

-En outre, avait-il coutume de dire, il va me donner sa brouette et c'est un acte de pure générosité.

Donc le petit Hans travaillait pour le meunier et le meunier disait beaucoup de belles choses sur l'amitié qu'Hans écrivait dans un livre de raison et qu'il relisait le soir, car il était lettré.

Or, il arriva qu'un soir le petit Hans était assis près de son feu quand on frappa un grand coup à la porte.

La nuit était très noire. Le vent soufflait et rugissait autour de la maison si terriblement que d'abord Hans pensa que c'était l'ouragan qui heurtait la porte. Mais un second coup résonna, puis un troisième plus rude que les autres.

-C'est quelque pauvre voyageur, se dit le petit Hans, et il courut à la porte.

Le meunier était sur le seuil, une lanterne d'une main et une grosse trique de l'autre.

-Cher petit Hans, cria le meunier, j'ai un grand chagrin. Mon gamin est tombé d'une échelle et s'est blessé. Je vais chercher le médecin. Mais il habite loin d'ici et la nuit est si mauvaise que j'ai pensé qu'il vaudrait mieux que vous alliez à ma place. Vous savez que je vous donne ma brouette. Ainsi il serait gentil à vous de faire en échange quelque chose pour moi.

-Certainement, s'écria le petit Hans. Je suis heureux que vous ayez songé à venir me chercher et je vais partir tout de suite. Mais vous devriez me prêter votre lanterne, car la nuit est si sombre que je crains de tomber dans quelque fossé.

-Je suis désolé, répondit le meunier, mais c'est ma nouvelle lanterne et ce serait une grande perte si quelque accident lui arrivait.

-Bon ! n'en parlons plus ! Je m'en passerai, fit le petit Hans.

Il endossa son grand manteau de fourrure et sa chaude casquette rouge, noua son cache-nez autour de sa gorge et partit.

Quelle terrible tempête il soufflait. La nuit était si noire que le petit Hans y voyait à peine et le vent si fort qu'il avait peine à marcher. Néanmoins il était très courageux et, après qu'il eut marché près de trois heures, il arriva chez le médecin et frappa à sa porte.

-Qui est là, cria le médecin en mettant sa tête à la fenêtre de sa chambre.

-Le petit Hans, docteur !

-Que désirez-vous, petit Hans ?

-Le fils du meunier est tombé d'une échelle et s'est blessé et il faut que vous veniez sur l'heure.

-Très bien ! répliqua le docteur.

Et il harnacha sur-le-champ son cheval, mit ses grandes bottes, prit sa lanterne et descendit l'escalier. Il partit dans la direction de la maison du meunier, le petit Hans allant à pied derrière lui.

Mais l'orage grossit. La pluie tomba à torrents et le petit Hans ne pouvait ni voir où il allait ni tenir pied au cheval. A la fin il perdit son chemin, erra sur la lande qui était un endroit dangereux plein de trous profonds et où le pauvre Hans se noya.

Le lendemain, des bergers trouvèrent son corps flottant sur une grande mare et le portèrent à sa petite ferme.

Tout le monde alla à l'enterrement du petit Hans, car il était très aimé, et le meunier figura en tête du deuil.

-J'étais son meilleur ami, dit le meunier ; il est de droit que j'aie la place d'honneur.

Il prit donc la tête du cortège en long manteau noir et, de temps en temps, il essuyait ses yeux avec un grand mouchoir de poche.

-Le petit Hans est à coup sûr une grande perte pour nous tous, dit le ferblantier, quand les funérailles furent terminées et que le deuil fut confortablement assis à l'auberge à boire du vin aux épices et à manger de bons gâteaux.

-C'est surtout une grande perte pour moi, répondit le meunier. Ma foi, j'étais assez bon pour me proposer de lui donner ma brouette et maintenant je ne sais qu'en faire. Elle me gêne à la maison et elle est en si mauvais état que si je la vendais je n'en tirerais rien.

Certainement je ne donnerai désormais plus rien à personne. On pâtit toujours d'avoir été généreux.

-C'est très juste, fit le rat d'eau après une longue pause.

-Parfait ! C'est le mot de la fin, dit la linotte.

-Et que devint le meunier ? dit le rat d'eau.

-Oh ! je n'en sais vraiment rien, répliqua la linotte, et certes cela m'est égal.

-Il est évident que vous n'êtes pas d'une nature sympathique, dit le rat d'eau.

-Je crains que vous n'ayez pas vu la morale de l'histoire, répliqua la linotte.

-La quoi ? cria le rat d'eau.

-La morale.

-Voulez-vous dire que l'histoire a une morale.

-Certainement, affirma la linotte.

-Ma foi ! fit le rat d'eau d'un ton colère, vous auriez dû me le dire avant de commencer. Si vous l'eussiez fait, certainement je ne vous aurais pas écoutée. Certainement je vous aurais dit : «Peuh !» comme le critique. Mais je puis le dire maintenant.

Et il cria son «Peuh !» de toute sa voix, donna un coup de queue et rentra dans son trou.

-Et que dites-vous du rat d'eau ? demanda la cane qui arriva en patrouillant quelques minutes après. Il a beaucoup de qualités, mais pour ma part, j'ai les sentiments d'une mère et je ne puis voir un célibataire endurci sans que les larmes me viennent aux yeux.

-Je crains de l'avoir ennuyé, répondit la linotte. Le fait est que je lui ai conté une histoire qui a sa morale.

-Ah ! c'est toujours une chose très dangereuse, dit la cane.

Et je suis absolument de son avis.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > LA FAMEUSE FUSÉE

- LA FAMEUSE FUSÉE -

Le fils du roi était sur le point de se marier. Aussi les réjouissances étaient-elles générales.

Il avait attendu, une année entière, sa fiancée et, à la fin, elle était arrivée.

C'était une princesse russe et elle avait fait route depuis la Finlande dans un traîneau attelé de six rennes.

Le traîneau avait la forme d'un grand cygne d'or et la petite princesse y était couchée entre les ailes du cygne.

Son long manteau d'hermine retombait droit sur ses pieds.

Sur sa tête, elle avait un petit bonnet tissé d'argent, et elle était pâle comme le palais de neige, dans lequel elle avait toujours vécu.

Elle était si pâle que, quand elle passait par les rues, les gens s'en étonnaient.

-Elle ressemble à une rose blanche, criait-on.

Et, des balcons, on jetait des fleurs sur elle.

A la porte du château, le prince l'attendait pour la recevoir. Il avait des yeux violets et rêveurs et ses cheveux étaient comme de l'or fin.

Quand il la vit, il fléchit le genou et baisa sa main.

-Votre portrait était beau, murmura-t-il, mais vous êtes plus belle que votre portrait.

Et la petite princesse rougit.

-Elle ressemblait tout à l'heure à une rose blanche, dit un jeune page à son voisin, mais maintenant elle ressemble à une rose rouge.

Et toute la cour fut dans le ravissement.

Les trois jours qui suivirent, tout le monde se disait :

-Rose blanche, rose rouge ; rose rouge, rose blanche !

Et le roi donna des ordres pour que la solde du page fût doublée.

Comme il ne recevait aucune solde, sa position n'en fut pas bien améliorée, mais on considéra cela comme un grand honneur et le décret royal fut dûment publié dans la Gazette de la Cour.

Les trois jours écoulés, le mariage fut célébré.

Ce fut une superbe cérémonie.

Le marié et la mariée se promenèrent, la main dans la main, sous un dais de velours pourpre, brodé de petites perles.

Puis, il y eut un banquet officiel qui dura cinq heures.

Le prince et la princesse étaient assis au bout du grand hall et burent dans une coupe de pur cristal. Seuls, les vrais amoureux peuvent boire dans cette coupe, car si des lèvres menteuses y touchaient, le cristal se ternirait et deviendrait gris et nuageux.

-Il est visible qu'ils s'aiment l'un et l'autre, dit le petit page.

C'est clair comme le cristal.

Et le roi doubla de nouveau sa solde.

-Quel honneur ! s'exclamèrent tous les courtisans.

Après le banquet, il y eut un bal.

Le marié et la mariée devaient danser ensemble la danse des roses et le roi jouer de la flûte.

Il jouait très mal, mais jamais personne n'avait osé le lui dire, parce qu'il était roi. Néanmoins, il ne savait que deux airs et n'était jamais bien sûr lequel il jouait, mais peu importait, car quoi qu'il fît, tout le monde criait :

-C'est charmant ! c'est charmant !

Le dernier article du programme était un grand déploiement de feux d'artifice qui devait terminer exactement à minuit.

La petite princesse n'avait jamais vu un feu d'artifice de sa vie. Aussi le roi avait-il enjoint au pyrotechnicien royal de mettre en jeu toutes les ressources de son art, le jour du mariage de la princesse.

-A quoi ressemblent les feux d'artifice ? avait-elle demandé au prince, un matin, comme elle se promenait sur la terrasse.

-Ils ressemblent à l'aurore boréale, dit le roi qui répondait toujours aux questions qu'on adressait aux autres. Seulement ils sont plus nature. Moi, je les préfère aux étoiles, car on sait toujours quand ils vont commencer à briller et ils sont aussi agréables que ma musique de flûte. Vous les verrez certainement.

Donc, au fond du jardin royal un stand avait été préparé et aussitôt que le pyrotechnicien royal eut tout rangé en place, les feux d'artifice se mirent à causer entre eux.

-Le monde est à coup sûr très beau, dit un petit pétard. Regardez plutôt ces tulipes jaunes. Ma foi ! ce serait de vrais marrons qu'elles ne seraient pas plus jolies. Je suis bien heureux d'avoir voyagé.

Les voyages développent étonnamment l'esprit et jettent bas tous les préjugés qu'on a pu concevoir.

-Le jardin du roi n'est pas le monde, jeune fou, dit une grosse chandelle romaine. Le monde est un énorme espace, et il vous faudrait trois jours pour le parcourir tout entier.

-Tout endroit que vous aimez est pour vous le monde, dit un soleil attaché jadis à une vieille boîte de sapin et très orgueilleux de son coeur brisé, mais l'amour n'est pas à la mode ; les poètes l'ont tué. Ils ont tant écrit là-dessus que personne ne les croit plus, et je n'en suis pas surpris. Le véritable amour souffre et se tait... Je me souviens que moi-même une fois... mais il ne s'agit pas de cela ici. Le roman est une chose du passé.

-Stupidité ! s'écria la chandelle romaine, le roman ne meurt jamais.

Il ressemble à la lune ! Il vit toujours ; certes, le marié et la mariée s'aiment tendrement. J'ai tout appris sur eux ce matin d'une cartouche de papier brun qui s'est trouvée dans le même tiroir que moi et qui connaît les dernières nouvelles de la cour.

Mais le soleil secoua sa tête.

-Le roman est mort ! Le roman est mort ! Le roman est mort ! murmura-t-il.

Il était de ces gens qui pensent que si vous répétez un certain nombre de fois la même chose, elle finit par devenir vraie.

Soudain, on entendit une toux sèche et perçante, et tous regardèrent autour d'eux.

C'était une petite fusée au regard hautain qui était attachée au bout d'un bâton. Elle toussait toujours avant de faire une observation comme pour attirer l'attention.

-Hum ! Hum ! fit-elle.

Et tout le monde l'écouta, sauf le pauvre soleil qui secouait toujours sa tête et murmurait :

-Le roman est mort !

-A l'ordre ! A l'ordre ! cria un marron.

Il avait quelque chose d'un politicien.

Il avait toujours pris une part importante dans les élections locales.

Aussi connaissait-il toutes les expressions qu'on emploie au Parlement.

-Tout à fait mort ! soupira le soleil.

Et il se rendormit.

Aussitôt que le silence fut parfait, la fusée toussa une troisième fois et commença.

Elle parlait d'une voix distincte et très lente, comme si elle dictait ses mémoires et regardait toujours par dessus l'épaule de la personne à laquelle elle parlait. En fait, elle avait des manières très distinguées.

-Comme le fils du roi est heureux ! remarqua-t-elle, de se marier le jour même où je dois être lancée. Vraiment, si cela a été combiné de longue main, cela ne pouvait tourner mieux pour lui, mais les princes ont toujours de la chance.

-Ah ! bah ! dit le petit pétard, je pensais que c'était tout juste le contraire et que vous étiez lancée en l'honneur du prince.

-C'est peut-être là votre cas, répliqua la fusée, et même je n'en doute pas, mais pour moi c'est différent. Je suis une fusée de qualité et je suis issue de parents de qualité. Ma mère était la plus célèbre girandole de son temps. Elle était réputée pour la grâce de sa danse.

Quand elle fit sa grande apparition publique, elle tourna dix-neuf fois avant de s'éteindre et, à chaque tour, elle jetait en l'air sept étoiles rouges. Elle avait trois pieds et demi de diamètre et était composée de la meilleure poudre. Mon père était fusée comme moi et d'extraction française. Il volait si haut que l'on craignait de ne pas le voir redescendre. Il redescendait, cependant, parce qu'il était d'une excellente constitution et il fit une très brillante chute en une pluie d'étincelles d'or. Les journaux s'exprimèrent à son sujet en termes très flatteurs et même la Gazette de la cour dit de lui qu'il marquait le triomphe de l'art pylotechnique.

-Pyrotechnique, c'est pyrotechnique que vous voulez dire, intervint le feu de bengale. Je sais que c'est pyrotechnique, parce que j'ai vu le mot écrit sur ma boîte de fer-blanc.

-Ma foi, je dis pylotechnique, répliqua la fusée sur un ton de voix sévère.

Et le feu de bengale en fut si anéanti qu'il commença aussitôt à malmener les petits pétards pour montrer qu'il était, lui aussi, une personne de quelque importance.

-Je disais... continua la fusée...-Je disais... Qu'est-ce que je disais ?

-Vous parliez de vous, reprit la chandelle romaine.

-Naturellement. Je sais que je discourais sur quelque intéressant sujet quand j'ai été si grossièrement interrompue. Je déteste la grossièreté et les mauvaises manières de toute espèce, car je suis extrêmement sensible. Nul au monde n'est aussi sensible que moi, j'en suis certaine.

-Qu'est-ce qu'une personne sensible ? dit le marron à la chandelle romaine.

-Une personne qui, parce qu'elle a des cors, marche toujours sur les orteils des autres, répondit la chandelle dans un faible murmure.

Et le marron éclata presque de rire.

-Pardon ! De quoi riez-vous ? demanda la fusée. Je ne ris pas.

-Je ris parce que je suis heureux, répliqua le marron.

-C'est là un motif bien égoïste, dit la fusée avec colère. Quel droit avez-vous d'être heureux ? Vous devriez penser aux autres. En fait, vous devriez penser à moi. Je pense toujours à moi et j'estime que tout le monde devrait faire de même. C'est là ce qu'on appelle la sympathie.

C'est une belle vertu et je la possède à un haut degré. Supposez, par exemple, qu'il m'arrive quelque accident ce soir. Quel malheur ce serait pour vous tous ! Le prince et la princesse ne pourraient plus être heureux : ça en serait fait de leur vie de ménage. Et quant au roi, je crois qu'il ne pourrait supporter cela. Vraiment quand je commence à réfléchir à l'importance de mon rôle, je suis presque émue aux larmes.

-Si vous désirez plaire aux autres, s'écria la chandelle romaine, vous feriez mieux de vous tenir au sec.

-Certainement ! exclama le feu de bengale qui n'était pas de très bonne humeur, c'est simplement là du sens commun.

-Du sens commun vraiment ? repartit la fusée indignée. Vous oubliez que je n'ai rien de commun et que je suis très distinguée. Ma foi, tout le monde peu avoir du sens commun, pourvu qu'on n'ait pas d'imagination.

Mais j'ai de l'imagination, car je ne vois jamais les choses comme elles sont. Je les vois toujours très différentes de ce qu'elles sont. Quant à me tenir au sec, c'est qu'il n'y a évidemment ici personne qui sache apprécier à fond une nature délicate. Heureusement pour moi peu m'importe. La seule chose qui soutient quelqu'un dans la vie, c'est la conscience de l'immense infériorité de ses semblables et c'est là un sentiment que j'ai toujours entretenu en moi. Mais aucun de vous n'a de coeur. Vous criez et vous réjouissez comme si le prince et la princesse n'étaient pas en train de se marier.

-Eh ! s'exclama un petit globe à feu. Pourquoi pas ? C'est une joyeuse occasion et quand je rugirai dans l'air, je me propose d'en faire part à toutes les étoiles. Vous les verrez briller quand je leur parlerai de la jolie mariée.

-Oh ! quelle idée banale de la vie ! dit la fusée, mais je n'attendais pas autre chose. Il n'y a rien en vous. Vous êtes creux et vide. Bah ! peut-être le prince et la princesse iront-ils vivre dans un pays où il y une profonde rivière, peut-être auront-ils un seul fils, un petit garçon bouclé, avec des yeux violets, comme ceux du prince. Peut-être quelque jour ira-t-il se promener avec sa nourrice. Peut-être la nourrice s'endormira-t-elle sous un grand sureau. Peut-être l'enfant tombera-t-il dans la rivière et se noiera-t-il. Quel terrible malheur ! Les pauvres gens perdre leur fils unique ! c'est vraiment terrible. Je ne pourrais jamais supporter cela.

-Mais ils n'ont pas perdu leur fils unique, dit la chandelle romaine.

Il ne leur est arrivé aucun malheur.

-Je n'ai pas dit qu'il soit arrivé, reprit la fusée. J'ai dit qu'il pouvait arriver. S'ils avaient perdu leur fils unique, il serait inutile de dire quoi que ce soit à ce sujet. Je déteste les gens qui pleurent sur leur pot au lait renversé. Mais quand je pense qu'ils ont perdu leur fils unique, certes j'en suis très attristée.

-A coup sûr, s'exclama le feu de bengale. En fait, vous êtes la personne la plus affectée que j'ai jamais vue.

-Vous êtes la personne la plus mal élevée que j'ai rencontrée, dit la fusée, et vous ne pouvez comprendre mon affection pour le prince.

-Bah, vous ne le connaissez même pas, craqua la chandelle romaine.

-Je n'ai jamais dit que je le connaissais, répondit la fusée. J'ose dire que si je le connaissais, je ne serais nullement son amie. C'est une chose dangereuse que de connaître ses propres amis.

-Vous feriez mieux de vous tenir au sec, dit le globe à feu. C'est une chose importante.

-Très importante pour vous sans doute, répondit la fusée, mais je pleurerai si cela me chante.

Et la fusée éclata en larmes qui coulèrent sur son bâton en gouttes de pluie et noyèrent presque deux petits scarabées qui songeaient justement à fonder une famille et cherchaient un joli endroit sec pour s'y installer.

-Elle doit avoir une nature vraiment romantique, car elle pleure quand il n'y a nulle raison de pleurer, dit le soleil.

Et il poussa un profond soupir et pensa à la boîte de sapin.

Mais la chandelle romaine et le feu de bengale étaient indignés. De toute leur voix, ils criaient.

-Grimaces ! Grimaces !

Ils étaient extrêmement pratiques et toutes les fois qu'ils faisaient opposition à quelque chose ils l'appelaient Grimaces.

Alors la lune se leva comme un superbe bouclier d'argent et les étoiles se mirent à briller et le son d'une musique arriva du palais.

Le prince et la princesse conduisaient la danse. Ils dansaient si bien que les petits lis blancs jetaient un coup d'oeil à la fenêtre et les regardaient et que les grands pavots rouges balançaient leur tête et battaient la mesure.

Alors dix heures sonnèrent, puis onze, puis douze et au dernier coup de minuit, tout le monde parut sur la terrasse, et le roi fit appeler le pyrotechnicien royal.

-Commencez le feu d'artifice, dit le roi.

Et le pyrotechnicien royal fit un profond salut et se rendit au bout du jardin.

Il avait six aides avec lui. Chacun d'eux portait une torche allumée emmanchée à une longue perche.

C'était, certes, un superbe déploiement de lumière.

-Whizz ! Whizz ! fit le soleil qui se mit à tourner.

-Boum ! Boum ! répliqua la chandelle romaine.

Alors les pétards entrèrent en danse et les feux de bengale colorèrent tout en rouge.

-Adieu ! cria le globe de feu, comme il prenait son essor faisant pleuvoir de menues étincelles bleues.

-Bang ! Bang ! répondirent les marrons qui s'amusaient beaucoup.

Chacun eut un grand succès, sauf la fusée.

Elle était si humide d'avoir pleuré qu'elle ne put partir. Ce qu'il y avait de meilleur en elle, c'était la poudre et elle était si trempée de larmes qu'elle était hors d'usage. Toute sa parenté pauvre, à laquelle elle ne daignait pas parler, sauf avec un ricanement de dédain, fit grand fracas par le ciel comme de superbes fleurs d'or fleurissant en flammes.-Hourra ! Hourra ! criait la cour.

Et la petite princesse riait de plaisir.

-Je suppose qu'on me réserve pour quelque grande occasion, dit la fusée. Sans nul doute c'est cela que ça signifie.

Et elle regardait d'un air plus orgueilleux que jamais.

Le lendemain, les ouvriers vinrent tout remettre en place.

-Évidemment c'est une députation, se dit la fusée. Je les recevrai avec une sage dignité.

Aussi mit-elle son nez à l'air et commença-t-elle à froncer les sourcils comme si elle réfléchissait à quelque chose de très important. Mais les ouvriers ne firent pas attention à elle jusqu'à ce qu'ils la dépassèrent.

Alors, l'un d'eux l'aperçut.

-Ah ! cria-t-il. Quelle mauvaise fusée !

Et il la jeta dans le fossé par dessus la muraille.

-Mauvaise fusée ! Mauvaise fusée ! fit-elle, comme elle tournoyait en l'air. Impossible ! Fameuse fusée, voilà ce que l'on a voulu dire.

Mauvaise, fameuse, cela sonne presque de même, et souvent les deux choses sont identiques.

Et elle tomba dans la vase.

-Ce n'est pas confortable ici, remarqua-t-elle, mais sans doute c'est quelque station thermale à la mode où l'on m'a envoyée pour rétablir ma santé. Mes nerfs sont certainement très ébranlés et j'ai besoin de repos.

Alors, une petite grenouille, avec de petits yeux brillants et un habit vert pommelé, nagea vers elle.

-Une nouvelle venue, je vois, dit la grenouille. Bon ! Après tout il n'y a rien comme la boue. Donnez-moi une saison pluvieuse et un fossé et je suis tout à fait heureuse... Pensez-vous que l'après-midi sera chaude ?

Certes, je l'espère, mais le ciel est tout bleu et sans nuage. Quel malheur !

-Hum ! Hum ! fit la fusée qui se mit à tousser.

-Quelle délicieuse voix vous avez ! cria la grenouille. On dirait un croassement et croasser est le cri le plus musical du monde.

Ce soir, vous entendrez nos choristes. Nous nous mettons dans la vieille mare aux canards près de la maison du fermier et, sitôt que la lune paraît, nous commençons. Le concert est si ravissant que tout le monde vient nous écouter. Pas plus tard qu'hier j'ai entendu la femme du fermier dire à sa mère qu'elle n'avait pu dormir une seconde de la nuit à cause de nous. Il est bien doux de se voir si populaire.

-Hum ! Hum ! fit la fusée.

Elle était très ennuyée de ne pouvoir souffler mot.

-Une voix délicieuse certes ! continua la grenouille. J'espère que vous viendrez à la mare aux canards. Il faut que je donne un coup d'œil à mes filles. J'ai six filles superbes et je suis si inquiète que le brochet ne les rencontre. C'est un vrai monstre, et il n'aurait pas le moindre scrupule à en faire son déjeuner. Donc adieu ! Je goûte beaucoup votre conversation, je vous assure.

-Vous appelez cela une conversation, fit la fusée. Vous avez jasé tout le temps. Ce n'est pas une conversation.

-Il faut toujours que quelqu'un écoute, répliqua la grenouille, et j'aime à faire tous les frais de la conversation. Cela économisé le temps et épargne les querelles.

-Mais j'aime la discussion, fit la fusée.

-J'espère que non, répliqua la grenouille d'un air de pitié. Les discussions sont extrêmement vulgaires, car dans la bonne société tout le monde professe exactement les mêmes opinions. Adieu derechef. Je vois mes filles là-bas.

Et la petite grenouille se remit à nager.

-Vous êtes une personne bien agaçante, dit la fusée, et bien mal élevée. Je déteste les gens qui parlent d'eux-mêmes comme vous, quand on a besoin de parler de soi, comme c'est mon cas. C'est ce qu'on appelle de l'égoïsme et l'égoïsme est une chose détestable, surtout pour quelqu'un de mon caractère, car je suis bien connue pour ma nature sympathique. Vous devriez prendre exemple sur moi. Vous ne pouvez avoir un meilleur modèle. Maintenant que vous avez cette chance, hâtez-vous d'en profiter, car je vais presque tout de suite aller à la cour. Je suis très estimée à la cour. Hier, le prince et la princesse se sont mariés en mon honneur. Sans doute vous ne savez rien de tout cela, car vous êtes provinciale.

-Ce n'est pas la peine de lui parler, dit une libellule perchée au haut d'un grand jonc noir. Elle est partie.

-Eh bien ! c'est elle qui y perd et pas moi ! Je ne vais pas m'arrêter de lui parler, uniquement parce qu'elle ne m'écoute pas. J'aime à m'entendre parler. C'est un de mes plus grands plaisirs. J'ai souvent de longues conversations avec moi-même et je suis si profonde, que parfois je ne comprends pas un mot de ce que je dis.

-Alors vous devez être certainement graduée en philosophie, fit la libellule.

Et elle déploya ses jolies ailes de gaze et prit son essor vers le ciel.

-Comme c'est niais de sa part de ne pas rester ici, dit la fusée. Je suis sûre qu'elle n'a pas souvent eu la chance de se meubler l'esprit ; néanmoins, ça m'est égal. Un génie comme le mien sera sûrement apprécié un jour.

Et elle s'enfonça un peu plus profondément dans la boue.

Un peu après, une grande cane blanche nagea vers elle. Elle avait les jambes jaunes et des pattes palmées et on la considérait comme une grande beauté en raison de son dandinement.

-Couac ! Couac ! Couac ! dit-elle. Quelle curieuse tournure vous avez ?

Puis-je vous demander si vous êtes née ainsi ou si c'est le résultat de quelque accident.

-Il est évident que vous avez toujours vécu à la campagne. Autrement vous sauriez qui je suis. Néanmoins, j'excuse votre ignorance. Il serait déraisonnable de s'attendre à trouver les autres aussi remarquables que soi-même. Sans nul doute, vous serez étonnée d'apprendre que je vole dans les cieux et que je retombe en pluie d'étincelles d'or.

-Je n'ai pas cela en haute estime, dit la cane, car je ne vois pas en quoi cela est utile à qui que ce soit. Ah ! si vous labouriez les champs comme un boeuf, si vous traîniez une charrette comme un cheval, si vous gardiez un troupeau comme un chien de berger, ce serait quelque chose.

-Ma brave créature, dit la fusée d'un ton très hautain, je vois que vous appartenez à la basse classe. Les gens de mon rang ne sont jamais utiles. Nous avons un certain éclat et cela est plus que suffisant. Je n'ai, moi-même, nul goût pour aucune sorte d'industrie, surtout pour le genre d'industrie que vous recommandez. J'ai de plus toujours estimé que le gros travail est simplement le refuge de gens qui n'ont rien d'autre à faire dans la vie.

-Bien ! Bien ! fit la cane qui était d'humeur très pacifique et ne se querellait jamais avec personne. Chacun a des goûts différents. Je souhaite, quoi qu'il en soit, que vous veniez établir ici votre résidence.

-Que non pas ! s'écria la fusée. Je ne suis qu'une visiteuse, une visiteuse de distinction. Le fait est que je trouve cet endroit bien ennuyeux. Il n'y a ici ni société ni solitude. C'est tout à fait faubourg... J'irai sans doute à la Cour, car je suis destinée à faire sensation dans le monde.

-J'ai aussi pensé à entrer dans la vie publique, remarqua la cane. Il y a tant de choses où le besoin de réforme se fait sentir. J'ai donc présidé, il n'y a pas longtemps, un meeting ou nous votâmes des résolutions blâmant tout ce qui nous déplaît. Néanmoins, cela ne paraît pas avoir produit grand effet. Maintenant je m'occupe des choses domestiques et je veille sur ma famille.

-Je suis faite pour la vie publique et c'est là qu'est toute ma parenté, même la plus humble. Partout où nous paraissons nous excitons une grande attention. Cette fois, je n'ai pas figuré en personne, mais quand je le fais, c'est un spectacle magnifique. Quant aux choses domestiques, elles font vieillir vite et elles distraient l'esprit des choses plus hautes.

-Oh ! les hautes choses de la vie comme elles sont belles ! dit la cane, et cela me rappelle combien j'ai faim !

Et la cane nagea sur la rivière en reprenant ses couac... couac... couac...

-Revenez, revenez, criait la fusée. J'ai beaucoup de choses à vous dire.

Mais la cane ne faisait pas attention à elle.

-Je suis heureuse qu'elle soit partie. C'est vraiment un esprit médiocre.

Et elle s'enfonça un peu plus dans la boue et se mettait à réfléchir à la beauté du génie, quand soudain deux petits garçons en blouse blanche accoururent au bord du fossé avec un chaudron et quelques fagots.

-Ce doit être la députation, pensa la fusée et elle prit un air digne.

-Oh ! cria un des gamins, regarde ce vieux bâton. Je m'étonne qu'il soit arrivé ici.

Et il retira la fusée du fossé.

-Vieux bâton ! gronda la fusée. Impossible ! Il a voulu dire précieux bâton. Précieux bâton est un compliment. Il me prend pour un dignitaire de la cour.

-Mettons-le au feu, dit l'autre gamin. Cela aidera à faire bouillir la marmite.

Ils entassèrent les fagots, mirent la fusée sur le tas et voilà le feu pris.

-C'est magnifique ! cria la fusée. Ils me mettent en pleine lumière. De la sorte chacun me verra.

-Maintenant nous allons dormir, dirent les enfants, et, quand nous nous réveillerons, la marmite sera en ébullition.

Et ils se couchèrent sur le gazon et fermèrent les yeux.

La fusée était très humide. Il se passa bien du temps avant qu'elle ne brûlât. A la fin, cependant, le feu y prit.

-Maintenant je vais partir, criait-elle.

Et elle se redressait, et elle se raidissait.

-Je sais que je vais monter plus haut que les étoiles, plus haut que la lune, plus haut que le soleil. J'irais si haut que...

-Fizz, Fizz, Fizz !

Elle s'éleva dans les airs.

-Délicieux ! criait-elle. Je monterai comme cela à jamais. Quel succès j'ai !

Mais personne ne la voyait.

Alors elle commença à sentir une curieuse impression de fourmillement.

-Je vais exploser ! criait-elle. Je mettrai le monde entier en feu et je ferai un tel bruit que l'on ne parlera que de cela d'ici un an.

Et, en effet, elle explosa.

-Bang ! Bang ! Bang ! fit la poudre.

La poudre ne pouvait pas faire autrement.

Mais nul ne l'entendit, même les deux garçons qui dormaient à poings fermés.

De la fusée il ne resta que le bâton qui tomba sur le dos d'une oie qui faisait son tour de promenade autour du fossé.

-Ciel ! s'écria t-elle. Voici qu'il pleut des bâtons.

Et elle se jeta à l'eau.

-Je crois que j'ai fait une grande sensation ! haleta la fusée.

Et elle expira.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > LE PRINCE HEUREUX

- LE PRINCE HEUREUX -

Tout en haut de la cité, sur une petite colonne, se dressait la statue du Prince Heureux.

Elle était toute revêtue de chèvre-feuille d'or fin. Elle avait, en guise d'yeux, deux brillants saphyrs et un grand rubis rouge ardait à la poignée de son épée.

Aussi, on l'admirait beaucoup.

-Il est aussi beau qu'une girouette, remarquait un des membres du Conseil de ville qui désirait s'acquérir une réputation de connaisseur en art.

-Seulement, il n'est pas aussi utile, ajoutait-il, craignant qu'on ne le prît pour un homme peu pratique.

Et certes, il ne l'était pas.

-Pourquoi n'êtes-vous pas comme le Prince Heureux ? demandait une mère sensible à son petit garçon qui réclamait la lune. Le Prince Heureux n'aurait jamais songé à demander quelque chose à tout cri.

-Je suis heureux qu'il y ait quelqu'un au monde qui soit tout à fait heureux, murmurait un homme à qui rien n'avait réussi, en regardant la merveilleuse statue.

-Il a vraiment l'air d'un ange, disaient les enfants de la charité en sortant de la cathédrale, vêtus de leurs superbes manteaux écarlates et avec leurs jolies vestes blanches.

-A quoi le voyez-vous ? répliquait le maître de mathématiques, vous n'en avez jamais vu un.

-Oh ! nous en avons vu dans nos rêves, répondaient les enfants.

Et le maître de mathématiques fronçait les sourcils et prenait un air sévère, car il ne pouvait approuver que des enfants se permissent de rêver.

Une nuit, une petite Hirondelle vola à tire d'ailes vers la cité.

Six semaines avant, ses amies étaient parties pour l'Égypte, mais elle était demeurée en arrière.

Elle était éprise du plus beau des roseaux.

Elle l'avait rencontré au début du printemps comme elle volait sur la rivière à la poursuite d'un grand papillon jaune, et sa taille svelte avait eu tant d'attrait pour elle qu'elle s'était arrêtée pour lui parler.

-Vous aimerai-je, avait dit l'Hirondelle, qui aimait aller droit au but.

Et le roseau lui avait fait un salut profond.

Alors l'Hirondelle avait voleté autour de lui, effleurant l'eau de ses ailes et y traçant des sillages d'argent.

C'était sa façon de faire sa cour, et ainsi s'écoula tout l'été.

-C'est un ridicule attachement, gazouillaient les autres hirondelles.

Ce roseau n'a pas le sou, et il a vraiment trop de famille.

En effet, la rivière était toute couverte de roseaux.

Alors que vint l'automne, toutes les hirondelles prirent leur vol.

Quand elles furent parties, leur amie se sentit isolée et commença à se lasser de son amoureux.

-Il ne sait pas causer, disait-elle ; et, puis, je crains qu'il ne soit volage, car il flirte sans cesse avec la brise.

Et, certes, toutes les fois qu'il faisait de la brise, le roseau multipliait ses plus gracieuses politesses.

-Je comprends qu'il est casanier, murmurait l'Hirondelle. Moi, j'aime les voyages. Donc, qui m'aime doit aimer à voyager avec moi.

-Voulez-vous me suivre ? demanda enfin l'Hirondelle au roseau.

Mais le roseau secoua sa tête. Il était trop attaché à son chez lui.

-Vous vous êtes joué de moi, lui cria l'Hirondelle. Je m'en vais aux Pyramides, adieu !

Et l'Hirondelle s'en alla.

Tout le long du jour, elle avait volé et, à la nuit, elle arriva à la ville.

-Où chercherai-je un abri ? se dit-elle. J'espère que la ville aura fait des préparatifs pour me recevoir.

Alors, elle aperçut la statue sur la petite colonne.

-Je vais me percher là, cria-t-elle. Le site est joli. Il y a beaucoup d'air frais.

De la sorte elle vint s'abattre tout juste entre les pieds du Prince Heureux.

-J'ai une chambre dorée, se disait-elle doucement après avoir regardé autour d'elle.

Et elle se prépara à dormir.

Mais, comme elle mettait sa tête sous son aile, voici qu'une large goutte d'eau tomba sur elle.

-Comme c'est curieux ! s'écria-t-elle. Il n'y a pas un nuage au ciel, les étoiles sont tout à fait claires et brillantes, et voilà qu'il pleut ! Le climat du nord de l'Europe est vraiment étrange. Le roseau aimait la pluie, mais c'était pur égoïsme de sa part.

Alors une nouvelle goutte vint à tomber.

-A quoi sert une statue, si elle ne garantit pas de la pluie, fit l'Hirondelle. Je vais chercher un bon auvent de cheminée.

Et elle se décidait à prendre son vol plus loin.

Mais avant qu'elle n'ouvrît ses ailes, une troisième goutte tomba.

L'Hirondelle regarda au-dessus d'elle et elle vit...

Ah ! que vit-elle ?

Les yeux du Prince Heureux étaient pleins de larmes, et les larmes coulaient sur ses joues d'or.

Son visage était si beau au clair de lune, que la petite Hirondelle se sentit envahie par la pitié.

-Qui êtes-vous ? dit-elle.

-Je suis le Prince Heureux.

-Alors, pourquoi pleurnichez-vous comme cela ? demanda l'Hirondelle.

Vous m'avez presque trempée.

-Quand j'étais vivant et que j'avais un coeur d'homme, répliqua la statue, je ne savais pas ce que c'était que les larmes, car je vivais au Palais de Sans-Souci, dont on ne permet pas l'entrée au chagrin.

Le jour, je jouais avec mes compagnons dans le jardin et, le soir, je dansais dans le grand hall. Autour du jardin courait une très haute muraille, mais je n'eus jamais fantaisie de ce qu'il y avait au delà de cette muraille, tout ce qui m'entourait était si beau. Mes courtisans m'appelaient le Prince Heureux, et certes, j'étais vraiment heureux si le plaisir c'est le bonheur. Ainsi je vécus, ainsi je mourus, et, maintenant que je suis mort, ils m'ont huché si haut que je puis voir toutes les laideurs et toutes les misères de ma ville, et quoique mon coeur soit de plomb, il ne me reste d'autre ressource que de pleurer.

-Quoi ! il n'est pas d'or de bon aloi, pensa l'Hirondelle à part elle.

Elle était trop bien élevée pour faire tout haut aucune remarque sur les gens.

-Là-bas, continua la statue, de sa voix basse et musicale, là-bas, dans une petite rue, il est une pauvre maison. Une des fenêtres est ouverte et, par elle, je puis voir une femme assise à une table. Son visage est amaigri et usé. Elle a des mains épaisses, rougeaudes, toutes piquées par l'aiguille, car elle est couturière. Elle brode des fleurs de la Passion sur une robe de satin que doit porter, au prochain bal de la cour, la plus belle des demoiselles d'honneur de la Reine. Dans un lit, au coin de la chambre, gît son petit garçon malade. Il a la fièvre et il demande des oranges. Sa mère n'a rien à lui donner que de l'eau de la rivière. Aussi il pleure. Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle, ne voulez-vous pas lui porter le rubis de la garde de mon épée ? Mes pieds sont attachés au piédestal et je ne puis bouger.

-Je suis attendue en Égypte, répondit l'Hirondelle. Mes amies voltigent de çà de là sur le Nil et bavardent avec les grands lotus. Bientôt elles iront dormir dans le tombeau du Grand Roi. Le Roi y est lui-même dans son cercueil de bois. Il est enveloppé d'une toile jaune et embaumé avec des aromates. Autour de son cou, il a une chaîne de jade vert pâle et ses mains sont comme des feuilles sèches.

-Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle, dit le Prince, ne resterez-vous pas avec moi une nuit, et ne serez-vous pas ma messagère ?

L'enfant a tant soif et la mère est si triste.

-Je ne pense pas que j'aime les enfants, répondit l'Hirondelle. L'été dernier quand je séjournais au bord de la rivière, deux garçons mal élevés, les enfants du meunier, ne cessaient pas de me jeter des pierres. Certes, ils ne m'atteignaient jamais. Nous autres hirondelles, nous volons trop bien pour cela, et, en outre, je suis d'une famille célèbre par son agilité, mais quand même c'était une marque d'irrespect.

Mais le regard du Prince Heureux était si triste que la petite Hirondelle en fut toute chagrine.

-Il fait bien froid ici, dit-elle, mais je resterai une nuit avec vous et je serai votre messagère.

--Merci, petite Hirondelle, répondit le prince.

Alors la petits Hirondelle arracha le grand rubis de l'épée du Prince, et, l'emportant dans son bec, prit son vol par dessus les toits de la ville.

Elle passa sur la tour de la cathédrale où des anges étaient sculptés en marbre blanc.

Elle passa sur le Palais et entendit de la musique de danse.

Une belle jeune fille parut sur le balcon avec son amoureux.

-Combien les étoiles sont belles, lui dit-il, et combien est puissante la force de l'amour !

-Je voudrais que ma robe soit prête pour la bal officiel, répondit-elle. J'ai commandé d'y broder des fleurs de la passion, mais les couturières sont si négligentes.

Elle passa sur la rivière et vit les lanternes suspendues au mat des barques.

Elle passa sur le ghetto et vit les vieux juifs qui faisaient des affaires entre eux et pesaient des monnaies dans des balances de cuivre.

Enfin, elle arriva à la pauvre demeure et y jeta un coup d'oeil.

L'enfant s'agitait fiévreusement dans son lit et sa mère s'était endormie tant elle était fatiguée.

L'Hirondelle sautilla dans la chambre et mit le grand rubis sur la table, sur le dé de la couturière.

Puis elle voleta doucement autour du lit, éventant de ses ailes le visage de l'enfant.

-Quelle douce fraîcheur je ressens ! fit l'enfant. Je dois aller mieux.

Et il tomba dans un délicieux sommeil.

Alors l'Hirondelle s'en fut à tire d'ailes vers le Prince Heureux et lui dit ce qu'elle avait fait.

-C'est curieux, remarqua-t-elle, mais maintenant je sens presque de la chaleur, et cependant il fait bien froid.

-C'est parce que vous avez fait une bonne action, répliqua le Prince.

Et la petite Hirondelle commença à réfléchir et alors elle s'endormit.

Toutes les fois qu'elle réfléchissait, elle s'endormait.

Quand parut l'aube, elle vola vers la rivière et prit un bain.

-Voilà un remarquable phénomène ! s'écria le professeur d'ornithologie qui passait sur le pont. Une Hirondelle en hiver ! Et il écrivit à ce sujet une longue lettre à une feuille locale. Tout le monde la cita. Elle était pleine de tant de mots qu'on ne pouvait comprendre.

-Ce soir je pars pour l'Égypte, se disait l'Hirondelle.

Et, à cette perspective, elle était toute joyeuse.

Elle visita tous les monuments publics et se reposa longtemps sur le sommet du clocher de l'église.

Partout où elle allait, les pierrots gazouillaient. Ils se disaient les uns aux autres :

-Combien cette étrangère est distinguée !

Cela la remplissait de joie.

Quand la lune se leva, elle retourna à tire d'ailes vers le Prince Heureux.

-Avez-vous quelques commissions pour l'Égypte ? lui cria-t-elle. Je suis sur mon départ.

-Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle ! dit le Prince, ne resterez-vous pas avec moi encore une nuit ?

-On m'attend en Égypte, répondit l'Hirondelle. Demain mes amies s'y envoleront vers la seconde cataracte. Là l'hippopotame se couche parmi les joncs et le Dieu Memnon se dresse sur un grand trône de granit.

Toute la nuit il guette les étoiles, et, quand l'étoile du matin brille, il pousse un cri de joie et ensuite il se tait. A midi, les lions jaunes descendent boire au bord du fleuve. Ils ont des yeux comme des aigues marines vertes et leurs rugissements sont bien plus éclatants que les rugissements de la cataracte.

-Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle, dit le Prince, tout là-bas de l'autre côté de la ville, je vois un jeune homme dans un grenier. Il est penché sur un bureau couvert de papiers et, dans un verre à côté de lui, il y a un bouquet de violettes fanées. Sa chevelure est brune et frisée. Ses lèvres sont rouges comme des grains de grenade. Il a de grands yeux rêveurs. Il s'efforce de finir une pièce pour le directeur du théâtre, mais il a trop froid pour écrire davantage. Il n'y a pas de feu dans le galetas et la faim l'a abattu sans forces.

-Je demeurerai encore une nuit avec vous, dit l'Hirondelle, qui avait réellement un bon coeur. Dois-je lui porter un autre rubis ?

-Hélas ! je n'ai plus de rubis, dit le Prince. Mes yeux sont la seule chose qui me reste. Ce sont de rares saphirs qui furent rapportés des Indes il y a un millier d'années. Arrachez l'un d'eux et prenez-le pour lui. Il le vendra à un joaillier. Il achètera de quoi se nourrir et de quoi se chauffer et finira sa pièce.

-Cher Prince, dit l'Hirondelle, je ne puis faire cela.

Et elle se mit à pleurer.

-Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle ! dit le Prince. Faites ce que je vous commande.

Alors l'Hirondelle arracha l'oeil du Prince et s'envola vers le galetas de l'étudiant.

Il était facile d'y pénétrer, car il y avait un trou dans le toit.

L'Hirondelle y entra comme un trait et sautilla par la pièce.

Le jeune homme avait la tête plongée dans ses mains. Il n'entendit pas le trémoussement des ailes de l'oiseau et, quand il releva la tête, il vit le beau saphir couché sur les violettes fanées.

-Je commence à être apprécié, s'écria-t-il. Ceci vient de quelque riche admirateur. Maintenant je puis finir ma pièce.

Et il semblait tout à fait heureux.

Le jour suivant, l'Hirondelle s'envola vers le port.

Elle se reposa sur le mat d'un grand navire et contempla les matelots qui halaient d'énormes caisses hors de la cale avec des cordes.

-Ah-hisse ! criaient-ils à chaque caisse qui arrivait sur le pont.

-Je vais en Égypte, leur cria l'Hirondelle.

Mais personne ne prenait garde à elle et, quand la lune se leva, elle retourna vers le Prince Heureux.

-Je suis venue vous dire adieu, lui dit-elle.

-Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle ! dit le Prince. Ne resterez-vous pas avec moi encore une nuit ?

-C'est l'hiver, répliqua l'Hirondelle, et la neige glaciale sera bientôt ici. En Egypte, le soleil est chaud sur les palmiers verts. Les crocodiles, couchés dans la boue, regardent paresseusement les arbres au bord du fleuve. Mes compagnes construisent des nids dans le temple de Baalbeck. Les colombes roses et blanches les suivent des yeux et roucoulent alternativement. Cher Prince, il faut que je vous quitte, mais je ne vous oublierai jamais et, le printemps prochain, je vous apporterai de là-bas deux beaux joyaux pour remplacer ceux que vous avez donnés. Le rubis sera plus rouge qu'une rose rouge et le saphir sera aussi bleu que la grande mer.

-Là-dessous, dans le square, répliqua le Prince Heureux, stationne une petite marchande d'allumettes. Elle a laissé tomber ses allumettes dans le ruisseau et elles sont toutes gâtées. Son père la battra, si elle ne rapporte pas quelque argent au logis, et elle pleure. Elle n'a ni souliers ni bas et sa petite tête est nue. Arrache-moi mon autre oeil et donne-le lui, et son père ne la battra pas.

-Je passerais encore une nuit avec vous, dit l'Hirondelle, mais je ne puis vous arracher un oeil. Alors vous seriez tout à fait aveugle.

-Hirondelle, Hirondelle, petite Hirondelle ! dit le Prince. Faites ce que je vous commande.

Alors l'Hirondelle arracha le second oeil du Prince et prit son vol en l'emportant. Elle s'abattit sur l'épaule de la petite marchande d'allumettes et glissa le joyau dans la paume de la main.

-Le joli morceau de verre ! s'écria la petite fille.

Et, toute rieuse, elle courut chez elle.

Alors l'Hirondelle revint encore vers le Prince.

-Maintenant vous êtes aveugle, dit-elle. Alors je vais rester avec vous pour toujours.

-Non, petite Hirondelle, dit le pauvre Prince. Il faut que vous alliez en Egypte.

-Je resterai toujours avec vous, dit l'Hirondelle.

Et elle s'endormit entre les pieds du Prince.

Le jour suivant, elle se campa sur l'épaule du Prince et lui conta des récits de ce qu'elle avait vu dans des pays étranges.

Elle lui parla d'ibis rouges qui se tiennent, en longues rangées, sur les rives du Nil et pêchent à coups de bec des poissons d'or, du Sphynx qui est aussi vieux que le monde, vit dans le désert et connaît toutes choses ; des marchands qui marchent lentement près de leurs chameaux et roulent des chapelets d'ambre dans leurs mains ; du roi des montagnes de la Lune, qui est noir comme l'ébène et adore un grand bloc de cristal ; du grand serpent vert qui dort dans un palmier et que vingt prêtres sont chargés de nourrir de gâteaux de miel ; et des pygmées qui naviguent sur un grand lac sur de larges feuilles plates et sont toujours en guerre avec les papillons.

-Chère petite Hirondelle, dit le Prince, vous me dites de merveilleuses choses, mais plus merveilleux est ce que supportent les hommes et les femmes. Il n'y a pas de mystère aussi grand que la misère. Vole par ma ville, petite Hirondelle, et dis-moi ce que tu y vois.

Alors la petite Hirondelle vola par la grande ville et vit les riches qui se réjouissaient dans leurs Palais superbes tandis que les mendiants étaient assis à leurs portes.

Elle vola par les ruelles sombres et vit les visages pâles d'enfants mourant de faim qui regardaient avec insouciance les rues noires.

Sous les arches d'un pont, deux petits enfants étaient couchés dans les bras l'un de l'autre pour tâcher de se tenir chaud.

-Comme nous avons faim ! disaient-ils.

-Il ne faut pas rester couchés ici ! leur cria le sergent de ville.

Et ils s'éloignèrent sous la pluie.

Alors l'Hirondelle reprit son vol et alla dire au Prince ce qu'elle avait vu.

-Je suis couvert d'or fin, dit le Prince ; détachez-le feuille à feuille et donnez-le à mes pauvres. Les hommes croient toujours que l'or peut les rendre heureux.

Feuille à feuille, l'Hirondelle arracha l'or fin jusqu'à ce que le Prince Heureux n'eût plus ni éclat ni beauté.

Feuille à feuille, elle distribua l'or fin aux pauvres et les visages des enfants devinrent roses, ils rirent et jouèrent par la rue.

-Maintenant nous avons du pain, criaient-ils.

Alors la neige arriva, et après la neige la glace.

Les rues semblaient être ferrées d'argent tant elles brillaient et étincelaient. De longs glaçons, tels que des poignards de cristal, étaient suspendus aux toits des maisons. Tout le monde se couvrait de fourrures et les petits garçons portaient des toques écarlates et patinaient sur la glace.

La pauvre petite Hirondelle avait froid, toujours plus froid, mais elle ne voulait pas quitter le Prince ; elle l'aimait trop pour cela. Elle picorait les miettes à la porte du boulanger, quand le boulanger ne la regardait pas, et essayait de se réchauffer en battant des ailes.

Mais, à la fin, elle vit qu'elle allait mourir. Elle eut tout juste la force de voler encore une fois sur l'épaule du Prince.

-Adieu, cher Prince ! murmura-t-elle. Permettez que je baise votre main.

-Je suis heureux que vous partiez enfin pour l'Egypte, petite Hirondelle, dit le Prince. Vous avez séjourné trop longtemps ici, mais il faut me baiser sur les lèvres, car je vous aime.

-Ce n'est pas en Egypte que je vais aller, dit l'Hirondelle. Je vais aller dans la maison de la Mort. La Mort, c'est la soeur du Sommeil, n'est-ce pas ?

Et elle baisa le Prince Heureux sur les lèvres et tomba morte à ses pieds.

A ce moment, un singulier craquement résonna à l'intérieur de la statue comme si quelque chose s'était brisé.

Le fait est que le coeur de plomb s'était fendu en deux.

Vraiment il faisait un terrible froid.

De bonne heure, le lendemain, le maire se promenait dans le square sous la statue avec les conseillers de la ville.

Comme ils dépassaient le piédestal, il leva la tête vers la statue.

-Dieu ! dit-il. Comme le Prince Heureux semble déguenillé !

-Il est vraiment déguenillé ! dirent les conseillers de ville qui étaient toujours de l'avis du maire et eux aussi levèrent la tête pour regarder la statue.

-Le rubis de son épée est tombé, ses yeux ne sont plus en place et il n'est plus du tout doré, dit le maire. Bref, il ne vaut guère plus qu'un mendiant.

-Guère plus qu'un mendiant ! firent écho les conseillers de ville.

-Et voici qu'il a à ses pieds un oiseau mort, continua le maire.

Vraiment il faudra faire promulguer un arrêté pour défendre aux oiseaux de mourir ici. Et le secrétaire de ville prit note de cette idée.

Alors on renversa la statue du Prince Heureux.

-Comme il n'est plus beau, il ne sert plus à rien ! dit le professeur d'art à l'Université.

Alors on fondit la statue dans une fournaise et le maire réunit le conseil en assemblée pour décider ce que l'on ferait du métal.

-Nous pourrions, proposa-t-il en faire une autre statue. La mienne par exemple.

-Ou la mienne, dit chacun des conseillers de ville.

Et ils se querellèrent.

La dernière fois que j'ai entendu parler d'eux, ils se querellaient toujours.

-Quelle étrange chose ! dit le contre-maître de la fonderie. Ce coeur de fonte ne veut pas fondre dans le fourneau, il nous faudra le jeter aux rebuts.

Les fondeurs le jetèrent sur le tas de détritus où gisait l'Hirondelle morte.

-Apporte-moi les deux choses les plus précieuses de la ville, dit Dieu à l'un de ses anges.

Et l'ange lui apporta le coeur de plomb et l'oiseau mort.

-Tu as bien choisi, dit Dieu. Dans mon jardin du Paradis, ce petit oiseau chantera éternellement et, dans ma cité d'or, le Prince Heureux redira mes louanges.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > LE ROSSIGNOL ET LA ROSE

- LE ROSSIGNOL ET LA ROSE -

-Elle a dit qu'elle danserait avec moi si je lui apportais des roses rouges, gémissait le jeune étudiant, mais dans tout mon jardin il n'y a pas une rose rouge.

De son nid dans l'yeuse, le rossignol l'entendit.

Il regarda à travers les feuilles et s'émerveilla.

-Pas de roses rouges dans tout mon jardin ! criait l'étudiant.

Et ses beaux yeux se remplissaient de larmes.

-Ah ! de quelle chose minime dépend le bonheur ! J'ai lu tout ce que les sages ont écrit ; je possède tous les secrets de la philosophie et faute d'une rose rouge voilà ma vie brisée.

-Voici enfin l'amoureux vrai, dit le rossignol. Toutes les nuits je l'ai chanté, quoique je ne le connusse pas ; toutes les nuits je redis son histoire aux étoiles, et maintenant je le vois. Sa chevelure est foncée comme la fleur de la jacinthe et ses lèvres sont rouges comme la rose qu'il désire, mais la passion a rendu son visage pâle comme l'ivoire et le chagrin a mis son sceau sur son front.

-Le prince donne un bal demain soir, murmurait le jeune étudiant et mes amours seront de la fête. Si je lui apporte une rose rouge, elle dansera avec moi jusqu'au point du jour. Si je lui apporte une rose rouge, je la serrerai dans mes bras. Elle inclinera sa tête sur mon épaule et sa main étreindra la mienne. Mais il n'y a pas de roses rouges dans mon jardin. Alors je demeurerai seul et elle me négligera. Elle ne fera nulle attention à moi et mon coeur se brisera.

-Voilà bien l'amoureux vrai, dit le rossignol. Il souffre tout ce que je chante : tout ce qui est joie pour moi est peine pour lui. Sûrement l'amour est une merveilleuse chose, plus précieuse que les émeraudes et plus chère que les fines opales. Perles et grenades ne peuvent le payer, car il ne paraît pas sur le marché. On ne peut l'acheter au marchand ni le peser dans une balance pour l'acquérir au poids de l'or.

-Les musiciens se tiendront sur leur estrade, disait le jeune étudiant.

Ils joueront de leurs instruments à cordes et mes amours danseront au son de la harpe et du violon. Elle dansera si légèrement que son pied ne touchera pas le parquet et les gens de la cour en leurs gais atours s'empresseront autour d'elle, mais avec moi elle ne dansera pas, car je n'ai pas de roses rouges à lui donner.

Et il se jetait sur le gazon, plongeait son visage dans ses mains et pleurait.

-Pourquoi pleure-t-il ? demandait un petit lézard vert, comme il courait près de lui, sa queue en l'air.

-Mais pourquoi ? disait un papillon qui voletait à la poursuite d'un rayon de soleil.

-Mais pourquoi donc ? murmura une pâquerette à sa voisine d'une douce petite voix.

-Il pleure à cause d'une rose rouge.

-A cause d'une rose rouge. Comme c'est ridicule !

Et le petit lézard, qui était un peu cynique, rit à gorge déployée.

Mais le rossignol comprit le secret des douleurs de l'étudiant, demeura silencieux sur l'yeuse et réfléchit au mystère de l'amour.

Soudain il déploya ses ailes brunes pour s'envoler et prit son essor.

Il passa à travers le bois comme une ombre et, comme une ombre, il traversa le jardin.

Au centre du parterre se dressait un beau rosier et, quand il le vit, il vola vers lui et se campa sur une menue branche.

-Donnez-moi une rose rouge, cria-t-il, et je vous chanterai mes plus douces chansons.

Mais le rosier secoua sa tête.

-Mes roses sont blanches, répondit-il, blanches comme l'écume de la mer et plus blanches que la neige dans la montagne. Mais allez trouver mon frère qui croît autour du vieux cadran solaire et peut-être vous donnera-t-il ce que vous demandez.

Alors le rossignol vola au rosier qui croissait autour du vieux cadran solaire.

-Donnez-moi une rose rouge lui cria-t-il, et je vous chanterai mes plus douces chansons.

Mais le rosier secoua sa tête.

-Mes roses sont jaunes, répondit-il, aussi jaunes que les cheveux des sirènes qui s'assoient sur un tronc d'arbre, plus jaunes que le narcisse qui fleurit dans les prés, avant que le faucheur ne vienne avec sa faux.

Mais allez vers mon frère qui croît sous la fenêtre de l'étudiant et peut-être vous donnera-t-il ce que vous demandez.

Alors le rossignol vola au rosier qui grandissait sous la fenêtre de l'étudiant.

-Donnez-moi une rose rouge, cria-t-il, et je vous chanterai mes plus douces chansons.

Mais l'arbre secoua sa tête.

-Mes roses sont rouges, répondit-il, aussi rouges que les pattes des colombes et plus rouges que les grands éventails de corail que l'océan berce dans ses abîmes, mais l'hiver a glacé mes veines, la gelée a flétri mes boutons, l'ouragan a brisé mes branches et je n'aurai plus de roses de toute l'année.

-Il ne me faut qu'une rose rouge, cria le rossignol, une seule rose rouge. N'y a-t-il pas quelque moyen que j'en aie une ?

-Il y a un moyen, répondit le rosier, mais il est si terrible que je n'ose vous le dire.

-Dites-le moi, fit le rossignol. Je ne suis pas timide.

-S'il vous faut une rose rouge, dit le rosier, vous devez la bâtir de notes de musique au clair de lune et la teindre du sang de votre propre coeur. Vous chanterez pour moi, votre gorge appuyée à des épines. Toute la nuit vous chanterez pour moi et les épines vous perceront le coeur : votre sang vital coulera dans mes veines et deviendra le mien.

-La mort est un grand prix pour une rose rouge, répliqua le rossignol, et tout le monde aime la vie. Il est doux de se percher dans le bois verdissant, de regarder le soleil dans son char d'or et la lune dans son char de perles. Elle est douce, l'odeur des buissons d'aubépines. Elles sont douces, les clochettes bleues qui se cachent dans la vallée et les bruyères qui couvrent la colline. Pourtant, l'amour est meilleur que la vie et qu'est-ce que le coeur d'un oiseau comparé au coeur d'un homme ?

Alors il déploya ses ailes brunes et prit son essor dans l'air. Il passa à travers le jardin comme une ombre et, comme une ombre, il traversa le bois.

Le jeune étudiant était toujours couché sur le gazon là où le rossignol l'avait laissé et les larmes n'avaient pas encore séché dans ses beaux yeux.

-Soyez heureux, lui cria le rossignol, soyez heureux, vous aurez votre rose rouge. Je la bâtirai de notes de musique au clair de lune et la teindrai du sang de mon propre coeur. Tout ce que je vous demanderai en retour, c'est que vous soyez un amoureux vrai, car l'amour est plus sage que la philosophie, quoiqu'elle soit sage, et plus fort que la puissance, quoiqu'elle soit forte. Ses ailes sont couleur de feu et son corps couleur de flammes, ses lèvres sont douces comme le miel et son haleine est comme l'encens.

L'étudiant leva les yeux du gazon, tendit l'oreille, mais il ne put comprendre ce que lui disait le rossignol, car il ne savait que les choses qui sont écrites dans les livres.

Mais l'yeuse comprit et s'attrista, car il aimait beaucoup le petit rossignol qui avait bâti son nid dans ses branches.

-Chantez-moi une dernière chanson, murmura-t-il. Je serai si triste quand vous serez parti.

Alors le rossignol chanta pour l'yeuse et sa voix était comme l'eau jaseuse d'une fontaine argentine.

Quand il eut fini sa chanson, l'étudiant se releva et tira son calepin et son crayon de sa poche.

-Le rossignol, se disait-il en se promenant par l'allée, le rossignol a une indéniable beauté, mais a-t-il du sentiment ? Je crains que non. En fait, il est comme beaucoup d'artistes, il est tout style, sans nulle sincérité. Il ne se sacrifie pas pour les autres. Il ne pense qu'à la musique et, tout le monde le sait, l'art est égoïste. Certes, on ne peut contester que sa voix a de fort belles notes. Quel malheur que tout cela n'ait aucun sens, ne vise aucun but pratique.

Et il se rendit dans sa chambre, se coucha sur son petit grabat et se mit à penser à ses amours.

Un peu après, il s'endormit. Et, quand la lune brillait dans les cieux, le rossignol vola au rosier et plaça sa gorge contre les épines.

Toute la nuit, il chanta sa gorge appuyée contre les épines et la froide lune cristalline s'arrêta et écouta toute la nuit.

Toute la nuit, il chanta et les épines pénétraient de plus en plus avant dans sa gorge et son sang vital fluait hors de son corps.

D'abord, il chanta la naissance de l'amour dans le coeur d'un garçon et d'une fille et, sur la plus haute ramille du rosier, fleurit une rose merveilleuse, pétale après pétale, comme une chanson suivait une chanson.

D'abord, elle était pâle comme la brume qui flotte sur la rivière, pâle comme les pieds du matin et argentée comme les ailes de l'aurore.

La rose, qui fleurissait sur la plus haute ramille du rosier, semblait l'ombre d'une rose dans un miroir d'argent, l'ombre d'une rose dans un lac.

Mais le rosier cria au rossignol de se presser plus étroitement contre les épines.

-Pressez-vous plus étroitement, petit rossignol, disait le rosier, ou le jour reviendra avant que la rose ne soit terminée.

Alors le rossignol se pressa plus étroitement contre les épines et son chant coula plus éclatant, car il chantait comment éclot la passion dans l'âme de l'homme et d'une vierge. Et une délicate rougeur parut sur les pétales de la rose comme rougit le visage d'un fiancé qui baise les lèvres de sa fiancée.

Mais les épines n'avaient pas encore atteint le coeur du rossignol, aussi le coeur de la rose demeurait blanc, car le sang seul d'un rossignol peut empourprer le coeur d'une rose.

Et la rose cria au rossignol de se presser plus étroitement contre les épines.

-Pressez-vous plus étroitement, petit rossignol, disait-il, ou le jour surviendra avant que la rose ne soit terminée.

Alors le rossignol se pressa plus étroitement contre les épines, et les épines touchèrent son coeur, et en lui se développa un cruel tourment de douleur.

Plus amère, plus amère était la douleur, plus impétueux, plus impétueux jaillissait son chant, car il chantait l'amour parfait par la mort, l'amour qui ne meurt pas dans la tombe.

Et la rose merveilleuse s'empourpra comme les roses du Bengale. Pourpre était la couleur des pétales et pourpre comme un rubis était le coeur.

Mais la voix du rossignol faiblit. Ses petites ailes commencèrent à battre et un nuage s'étendit sur ses yeux.

Son chant devint de plus en plus faible. Il sentit que quelque chose l'étouffait à la gorge.

Alors son chant lança un dernier éclat. La blanche lune l'entendit et elle oublia l'aurore et s'attarda dans le ciel.

La rose rouge l'entendit ; elle trembla toute d'extase et ouvrit ses pétales à l'air froid du matin.

L'écho l'emporta vers sa caverne pourpre sur les collines et éveilla de leurs rêves les troupeaux endormis.

Le chant flotta parmi les roseaux de la rivière et ils portèrent son message à la mer.

-Voyez, voyez, cria le rosier, voici que la rose est finie.

Mais le rossignol ne répondit pas : il était couché dans les hautes graminées, mort le coeur transpercé d'épines.

A midi, l'étudiant ouvrit sa fenêtre et regarda au dehors.

-Quelle étrange bonne fortune ! s'écria-t-il, voici une rose rouge ! Je n'ai jamais vu pareille rose dans ma vie. Elle est si belle que je suis sûr qu'elle doit avoir en latin un nom compliqué.

Et il se pencha et la cueillit.

Alors il mit son chapeau et courut chez le professeur, sa rose à la main.

La fille du professeur était assise sur le pas de la porte. Elle dévidait de la soie bleue sur une bobine et son petit chien était couché à ses pieds.

-Vous aviez dit que vous danseriez avec moi si je vous apportais une rose rouge, lui dit l'étudiant. Voilà la rose la plus rouge du monde.

Ce soir, vous la placerez près de votre coeur et, quand nous danserons ensemble, elle vous dira combien je vous aime.

Mais la jeune fille fronça les sourcils.

-Je crains que cette rose n'aille pas avec ma robe, répondit-elle.

D'ailleurs le neveu du chambellan m'a envoyé quelques vrais bijoux et chacun sait que les bijoux coûtent plus que les fleurs.

-Oh ! ma parole, vous êtes une ingrate ! dit l'étudiant d'un ton colère.

Et il jeta la rose dans la rue où elle tomba dans le ruisseau.

Une lourde charrette l'écrasa.

-Ingrate ! fit la jeune fille. Je vous dirai que vous êtes bien mal élevé. Et qu'êtes-vous après tout ? un simple étudiant. Peuh ! je ne crois pas que vous ayez jamais de boucles d'argent à vos souliers comme en a le neveu du chambellan.

Et elle se leva de sa chaise et rentra dans la maison.

-Quelle niaiserie que l'amour ! disait l'étudiant en revenant sur ses pas. Il n'est pas la moitié aussi utile que la logique, car il ne peut rien prouver et il parle toujours de choses qui n'arriveront pas et fait croire aux gens des choses qui ne sont pas vraies. Bref, il n'est pas du tout pratique et comme à notre époque le tout est d'être pratique, je vais revenir à la philosophie et étudier la métaphysique.

Là dessus, l'étudiant retourna dans sa chambre, ouvrit un grand livre poudreux et se mit à lire.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > LE GÉANT ÉGOÏSTE

- LE GÉANT ÉGOÏSTE -

Chaque après-midi, quand ils revenaient de l'école, les enfants avaient l'habitude d'aller jouer dans le jardin du géant.

C'était un grand jardin solitaire avec un doux gazon vert. Çà et là, sur le gazon, de belles fleurs brillaient comme des étoiles et il y avait douze pêchers qui, au printemps, fleurissaient une délicate floraison rose et blanche et à l'automne portaient de beaux fruits.

Les oiseaux perchaient sur les arbres et chantaient si délicieusement que les enfants d'ordinaire arrêtaient leur jeu pour les écouter.

-Comme nous sommes heureux ici ! s'écriaient-ils les uns aux autres.

Un jour, le géant revint.

Il avait été visiter son ami l'ogre de Cornouailles et il avait séjourné sept ans chez lui. Après que ces sept années furent révolues, il avait dit tout ce qu'il avait à dire, car sa conversation avait des limites et il résolut de rentrer dans son château.

En arrivant, il vit les enfants qui jouaient dans le jardin.

-Que faites-vous là ? cria-t-il d'une voix très aigre.

Et les enfants s'enfuirent.

-Mon jardin est à moi seul, reprit le géant. Tout le monde doit comprendre cela et je ne permettrai à personne qu'à moi de s'y ébattre.

Alors il l'entoura d'une haute muraille et y plaça un écriteau. Défense d'entrer sous peine de poursuites

C'était un géant égoïste.

Les pauvres enfants n'avaient plus de lieu de récréation.

Ils essayèrent de jouer sur la route, mais la route était très poudreuse et pleine de pierres dures et ils ne l'aimaient pas.

Ils avaient pris l'habitude, quand leurs leçons étaient terminées de se promener autour de la haute muraille et de parler du beau jardin qui était par delà.

-Que nous y étions heureux ! se disaient-ils les uns aux autres.

Alors le printemps arriva et par tout le pays il y eut de petites fleurs et de petits oiseaux.

Dans le jardin seul du géant égoïste, c'était encore l'hiver.

Les oiseaux ne se souciaient plus d'y chanter depuis qu'il n'y avait plus d'enfants et les arbres oubliaient de fleurir.

Une fois, une belle fleur leva sa tête au-dessus du gazon, mais quand elle vit l'écriteau, elle fut si attristée à la pensée des enfants qu'elle se laissa retomber à terre et se rendormit.

Les seules à se réjouir, ce furent la neige et la glace.

-Le printemps a oublié ce jardin, s'écriaient-elles. Alors nous allons y vivre toute l'année.

La neige étala sur le gazon son grand manteau blanc et la glace revêtit d'argent tous les arbres.

Alors elles invitèrent le vent du Nord à faire un séjour chez elles.

Il accepta et vint.

Il était enveloppé de fourrures. Il rugissait tout le jour par le jardin et renversait à chaque instant des cheminées.

-C'est un endroit délicieux, disait-il. Nous demanderons à la grêle de nous faire visite.

La grêle arriva, elle aussi.

Chaque jour, pendant trois heures, elle battait du tambour sur le toit du château jusqu'à ce qu'elle eût brisé beaucoup d'ardoises et alors elle tournait autour du jardin aussi vite qu'il lui était possible. Elle était habillée de gris et son souffle était de glace.

-Je ne puis comprendre pourquoi le printemps est si long à venir, disait le géant égoïste quand il se mettait à la fenêtre et regardait son jardin blanc et froid. Je souhaite que le temps change.

Mais le printemps ne venait pas. L'été non plus.

Dans tous les jardins, l'automne apporta des fruits d'or, mais il n'en donna aucun au jardin du géant.

-Il est par trop égoïste, dit-il.

Et toujours c'était l'hiver chez le géant et le vent du Nord, et la grêle, et la glace, et la neige, qui dansaient au milieu des arbres.

Un matin, le géant, déjà éveillé, était couché dans son lit, quand il entendit une musique délicieuse. Elle fut si douce à ses oreilles qu'il crut que les musiciens du roi devaient passer par là.

En réalité, c'était une petite linotte qui chantait devant sa fenêtre, mais il y avait si longtemps qu'il n'avait entendu un oiseau chanter dans son jardin qu'il lui sembla que c'était la plus belle musique du monde.

Alors la grêle cessa de danser sur la tête du géant et le vent du Nord de rugir. Un délicieux parfum arriva à lui à travers la croisée ouverte.

-Je crois qu'enfin le printemps est venu, dit le géant.

Et il sauta du lit et regarda.

Que vit-il ?

Il vit un spectacle étrange.

Par une petite brèche dans la muraille, les enfants s'étaient glissés dans le jardin et s'étaient juchés sur les branches des arbres. Sur tous les arbres qu'il pouvait voir, il y avait un petit enfant et les arbres étaient si heureux de porter de nouveau des enfants qu'ils s'étaient couverts de fleurs et qu'ils agitaient gracieusement leurs bras sur la tête des enfants.

Les oiseaux voletaient de l'un à l'autre et gazouillaient avec délices et les fleurs dressaient leurs têtes dans l'herbe verte et riaient.

C'était un joli tableau.

Dans un seul coin, c'était encore l'hiver, dans le coin le plus éloigné du jardin.

Là il y avait un tout petit enfant. Il était si petit qu'il n'avait pu atteindre les branches de l'arbre et il se promenait tout autour en pleurant amèrement.

Le pauvre arbre était encore tout couvert de glace et de neige et le vent du Nord soufflait et rugissait au-dessus de lui.

-Grimpe donc, petit garçon, disait l'arbre.

Et il lui tendait ses branches aussi bas qu'il le pouvait, mais le garçonnet était trop petit.

Le coeur du géant fondit quand il regarda au dehors.

-Combien j'ai été égoïste, pensa-t-il. Maintenant je sais pourquoi le printemps n'a pas voulu venir ici. Je vais mettre ce pauvre petit garçon sur la cime de l'arbre ; puis je jetterai bas la muraille et mon jardin sera à jamais le lieu de récréation des enfants.

Il était vraiment très repentant de ce qu'il avait fait.

Alors il descendit les escaliers, ouvrit doucement la porte de façade et descendit dans le jardin.

Mais quand les enfants le virent, ils furent si terrifiés qu'ils prirent la fuite et le jardin redevint hivernal.

Seul le petit enfant ne s'était pas enfui, car ses yeux étaient si pleins de larmes qu'il n'avait pas vu venir le géant.

Et le géant se glissa derrière lui, le prit gentiment dans ses mains et le déposa sur l'arbre.

Et l'arbre aussitôt fleurit ; les oiseaux y vinrent percher et chanter et le petit garçon étendit ses deux bras, les passa autour du cou du géant et l'embrassa.

Et les autres enfants, quand ils virent que le géant n'était plus méchant, accoururent et le printemps arriva avec eux.

-C'est votre jardin maintenant, petits enfants, dit le géant.

Et il prit une grande hache et renversa la muraille.

Et quand les gens s'en allèrent au marché à midi, ils trouvèrent le géant qui jouait avec les enfants dans le plus beau jardin qu'on ait jamais vu.

Toute la journée, ils jouèrent, et, le soir ils vinrent dire adieu au géant.

-Mais où est votre petit compagnon, dit-il, le garçon que j'ai huché sur l'arbre ?

C'était lui que le géant aimait le mieux parce qu'il l'avait embrassé.

-Nous ne savons pas, répondirent les enfants : il est parti.

-Dites-lui d'être exact à venir ici demain, reprit le géant.

Mais les enfants dirent qu'ils ne savaient pas où il habitait et qu'avant ils ne l'avaient jamais vu.

Et le géant devint tout triste.

Chaque après-midi, à la sortie de l'école, les enfants venaient jouer avec le géant, mais on ne revit plus le petit garçon qu'aimait le géant.

Il était très bienveillant avec tous, mais il regrettait son premier petit ami et souvent il en parlait.

-Que je voudrais le voir, avait-il l'habitude de dire.

Les années passèrent et le géant vieillit et s'affaiblit. Il ne pouvait plus prendre part au jeu ; il demeurait assis sur un grand fauteuil et regardait jouer les enfants et admirait son jardin.

-J'ai beaucoup de belles fleurs, disait-il, mais les enfants sont les plus belles des fleurs.

Un matin d'hiver, comme il s'habillait, il regarda par la fenêtre.

Maintenant il ne détestait plus l'hiver ; il savait qu'il n'est que le sommeil du printemps et le repos des fleurs.

Soudain il se frotta les yeux de surprise et regarda avec attention.

Certes, c'était une vision merveilleuse.

A l'extrémité du jardin, il y avait un arbre presque couvert de jolies fleurs blanches. Ses branches étaient toutes en or et des fruits d'argent y étaient suspendus et sous l'arbre se tenait le petit garçon qu'il aimait.

Le géant dégringola les escaliers, transporté de joie et entra dans le jardin.

Il se hâta à travers le gazon et s'approcha de l'enfant. Et, quand il fut tout près de lui, son visage rougit de colère et il dit :

-Qui donc a osé te blesser ?

Sur les paumes des mains de l'enfant il y avait les empreintes de deux clous et aussi les empreintes de deux clous sur ses petits pieds.

-Qui a osé te blesser ? cria le géant, dis-le moi. Je vais prendre une grande épée et je le tuerai.

-Non, répondit l'enfant, ce sont les blessures de l'amour.

-Qui est-ce ? dit le géant.

Et une crainte respectueuse l'envahit et il s'agenouilla devant le petit garçon.

Et le garçon sourit au géant et lui dit :

-Vous m'avez laissé jouer une fois dans votre jardin. Aujourd'hui vous viendrez avec moi dans mon jardin qui est le Paradis.

Et, quand les enfants arrivèrent cet après-midi-là, ils trouvèrent le géant étendu mort sous l'arbre, tout couvert de fleurs blanches.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > NOUVELLES PUBLIÉES EN AMÉRIQUE

NOUVELLES PUBLIÉES EN AMÉRIQUE

Ces trois nouvelles Ego te Absolvo, Old Bishop's, La Peau d'orange, ont été publiées dans une revue américaine après la mort d'Oscar Wilde, et sous sa signature. Nous les traduisons ici bien que l'authenticité nous en paraisse éminemment suspecte.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > EGO TE ABSOLVO I

- EGO TE ABSOLVO – I

Sous leurs bérets bleus noircis par la poudre, souillés par la poussière des chemins, les soldats de Miralles ont des mines de bandits, avec leur peau bistrée, leurs barbes et leurs cheveux incultes. Depuis cinq longues semaines, ils traînent les routes, presque sans sommeil, presque sans repos, faisant à toute heure le coup de feu avec une rage croissante.

N'en finira-t-on pas avec ces bandits républicains ? Don Carlos leur avait, cependant, promis qu'après les fatigues d'Estella, l'Espagne serait à eux.

Tous, ils ont soif de vengeance et de sang, et c'est la joie de verser le sang qui les maintient debout, si las, si épuisés qu'ils se sentent.

Basques, Navarrais, Catalans, fils d'exilés morts de faim et de misère sur le sol étranger, ils ont des colères de fauves contre ces réguliers qui leur disputent la route des plateaux de Castille, la voie des palais où ils ont juré de replacer le roi légitime pour se partager, sur les marches du trône rétabli, les dignités du royaume et les richesses des vaincus.

Entre ces montagnards et les hommes des nouveaux partis, il n'y a pas que des rancunes politiques : il y a surtout et avant tout un vieux compte de meurtres impunis, de pillages sans rançon, d'incendies sans revanche.

Aussi, quand un soldat de Concha leur tombe aux mains, malheur à lui ! Il paie pour les autres, pour ceux qui s'échappent.

-Frère, il faut mourir, lui dit-on en le collant à une roche.

L'homme esquisse un signe de croix et, sitôt que sa main redescend dans un plus lent ainsi soit-il, les fusils, alignés à dix pas de sa poitrine, crachent la mort.

L'homme s'affaisse comme une vieille chiffe et l'on n'en parle plus.

Les vautours des Pyrénées font le reste.

Si, sa soutane retroussée, le curé Miralles, un petit homme replet et courbé, les yeux bridés, passe à portée des fusilleurs, il accroche son fusil à sa ceinture et absout ou bénit le mourant d'un geste rapide.

Parfois, sans enlever de ses yeux la lunette marine, qui lui sert à inspecter rochers ou bois de chênes, il confesse le prisonnier.

Dame, un général est responsable de la vie de sa troupe !

Républicain soit, mais catholique, le régulier ne semble pas surpris de cet étrange double rôle du prêtre soldat.

Il faut bien qu'on le confesse puisqu'on va lu fusiller et n'est-il pas tout naturel qu'on le fusille, puisqu'il s'est laissé prendre et que s'il avait pris il fusillerait.

Cette logique satisfait pleinement les faibles exigences de son cerveau de paysan arraché à la glèbe pour se courber sous le harnais militaire.

Puis, à quoi bon raisonner avec ce fait brutal, la mort menaçante, immédiate, inéluctable !

Puisque cela doit arriver, il s'agit uniquement de bien faire ses paquets pour se présenter en bon ordre quand on fera son entrée dans l'inévitable là-bas.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE II

II

Ce soir-là, comme le soleil se couchait, Pedro Carrega était en sentinelle au chaos de Mallorta quand une femme et un mulet tournèrent le sentier de Buenavista.

Au hasard il tira.

Ce fut le mulet qui tomba. La femme courut à lui avant qu'il n'eut le temps de recharger son coup et, quand il la tint au bout de son fusil, le Navarrais ne sut point tirer.

La femme était belle, désirable, avec ses longs cheveux, noirs descendant en cascade jusqu'à ses mollets, ses lèvres rouges, ses yeux brillants.

Pedro Carrega, pour sa prisonnière, oublia la querelle de don Carlos et de la République.

La femme, qui avait peur, lui jura d'ailleurs qu'elle adorait le rey neto. Elle lui prouva qu'elle ne détestait pas les caresses parfumées à la poudre de guerre et que Pedro Carrega était sinon le plus beau des mortels, du moins le plus choyé des vainqueurs, entre les grosses masses de pierre du chaos de Mallorta.

Les deux bras de la prisonnière enserraient encore d'un collier presque mordoré le cou halé de Carrega, quand Joaquin Martinez vint prendre sa faction.

-Eh ! doucement, fit-il, part à deux, señor caballero. Les nuits sont fraîches. Il n'est pas bon de dormir sans manteau, camarade. Je vois que tu es homme de précaution : pavillon de cheveux, pour mouchoir de cou des bras tièdes et couverture de chair molle. A mon tour, l'ami !

Carrega se leva et poussant derrière lui sa prisonnière :

-Ton tour, freluquet. Où règne Carrega, il n'y a pas deux rois. Si les nuits sont fraîches, va te chauffer contre cette mule que ma carabine a abattue, ou bien abats-en une autre. Mon butin est à moi, comme la Navarre est au roi Carlos, fils de Juive !

Joaquin Martinez épaula son arme et il allait tirer quand la femme, d'un bond de sauvagesse, détourna le fusil et envoya la balle se perdre dans les nuages.

Haussant les épaules, Martinez jeta l'arme déchargée et, d'un coup de navaja en plein ventre, coucha à terre la prisonnière de Carrega.

-Corps de Dieu ! hurla le Navarrais se lançant en avant en brandissant sa carabine.

Mais un nouveau coup de la terrible navaja suspendit sur ses lèvres la kyrielle des blasphèmes.

Une écume blanche au coin de la bouche, il s'affaissa dans la mare de sang que rendait le corps de la femme éventrée.

Au bruit du coup de feu, Miralles, suivi de quelques hommes, accourait.

Martinez n'essaya pas de nier la querelle.

De ses yeux aux arcades presque dénudées de sourcils par un crachement de mauvais fusil, le curé bandoulier embrassa toute la scène.

-Porcs ! grommela-t-il. Voyons la femelle ! Belle fille mal accommodée d'un sale coup de couteau ! Ça t'a bien servi, beau niais ! Au moins Carrega en a eu pour son plaisir. Allons, mon garçon, reprit-il en s'adressant à Martinez, dont l'oeil ne le quittait pas, c'est du joli de vouloir voler le butin de son camarade. Holà ! vous autres, laissez-moi confesser ce païen : on n'a pas besoin de vous par ici. Dis ton confiteor, Martinez, et fais ton acte de contrition.

-Ego te absolvo, murmura Miralles dans un geste de bénédiction...

Porcs, satanés fils de catins, qui s'égorgent pour une femelle !

Puis, braquant brusquement son fusil sur l'homme, il lui brûla la cervelle sur les deux cadavres.

-Si on laissait faire ces gaillards, bougonna-t-il, bientôt le roi Carlos n'aurait plus d'armée !

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > OLD BISHOP'S

OLD BISHOP'S

C'était un soir à l'Épatant.

Ce vieux maniaque de Loiselier causait sur un des grands canapés avec lord Stephen Algernon Sydney, l'étrange exilé volontaire, qui a fui de ce côté de la Manche les dénonciations furieuses d'un père, comme on n'en voit guère.

Tout à coup, Algernon Sydney, jetant la cigarette qu'il roulait toujours entre ses doigts, sans jamais l'allumer, éleva la voix :

-Connaissez-vous Nottingham, messieurs ? À moins que vous ne soyez fabricant de dentelles, tisseur de tulle ou marchand de charbon, il y a bien des chances pour que vous me répondiez par la négative ?

-Permettez, interrompit de Cerneval, le globe-trotter que les lauriers de Philéas Fogg ont si souvent empêché de dormir qu'il a réussi, l'an passé, après trois tentatives moins heureuses, à faire son tour du monde en 76 jours 22 heures 37 minutes 9 secondes, permettez, je ne suis ni fabricant, ni tisseur, ni charbonnier et je connais Nottingham.

«Nottingham, chef-lieu du comté de ce nom, au confluent de la Leen et de la Trent, à 200 kilomètres N.O. de Londres, ville fort ancienne fortifiée par Guillaume le Conquérant, siège de plusieurs parlements.

Fabriques de châles, soieries, lainages, tulles, dentelles, faïences, grains, fer, charbons, fromages et bestiaux. Ruines, château et musée, magnifiques hôpitaux. 193,591 habitants.» Ceci pour vous prouver, mon cher lord, qu'il y a au moins un Français à l'Épatant qui sait sa géographie.

-Croyez bien, mon cher comte, que je n'ai nullement songé à contester vos connaissances géographiques, pas plus que je n'ignore que vous avez parcouru probablement dix fois plus de chemin que je n'en parcourrai dans les années qu'il me reste à vivre, mais la science géographique ou la vue dans l'espace des édifices d'une ville sont choses différentes, et je ne m'attendais pas à trouver ici un homme pour qui la caverne de Robin Hood et The Forest n'ont plus de secrets.

De Cerneval, qui était de méchante humeur, ce soir-là, esquissa un geste railleur :

-Les beaux secrets que ceux de la caverne, disons la grotte de Robin Hood, ou que ceux de cette forêt qui n'est qu'un vulgaire champ de course.

-Un champ de course, mon cher comte, où l'on... flirte à 9 heures du soir, comme on ne flirte pas sur le champ de course de Longchamps, et si je dis flirte, c'est parce que nous sommes en Angleterre, au pays du cant. En Italie, cela s'appellerait autrement. Peu importe, d'ailleurs, car, si l'on y flirte à 9 heures du soir, à la face de la lune et des policemen qui, pour un peu, s'excuseraient de déranger les flirteurs, à minuit on y égorgille ou plutôt on y égorgillait, il y a encore quelques lustres, car les bonnes traditions se perdent partout, vous le savez, mon cher comte, vous qui avez traversé les plazas de Montevideo et les calles de Buenos-Ayres sans redouter le lazzo des caballeros de la noche.

-Si vous nous promenez de la sorte, Algernon, nous visiterons ce soir en votre compagnie les campos-santos de l'Italie, les plazas de la Constitucion de toutes les capitales de l'Amérique du Sud, et nous ne serons pas plus avancés, interjeta à son tour le gros Loiselier, que l'antipathie bien connue de Cerneval pour lord Algernon ne semblait plus amuser. Vous avez une façon de conter parfaitement anglaise, quoiqu'elle ressemble fort à celle de l'Intimé.

Il dit fort posément ce dont on n'a que faire

Et court le grand galop quand il est à son fait,

Et cette façon-là est absolument désagréable à un homme qui digère.

Contez, je le veux bien, mais contez d'une manière harmonique, comme disait cet animal de Lippmann.

-Ne vous fâchez pas, Loiselier, ne vous fâchez pas. Se fâcher est encore plus mauvais pour un homme qui digère et, vous le savez, mon cher, à la première colère, c'est l'apoplexie qui vous guette. Ainsi écoutez-moi, calmement, posément, gracieusement, comme si j'étais la gentille Jeanne Printemps ou votre petite farceuse de Melcy. Voyons, la bouche en cul de poule, mon gros père... Je suis, d'ailleurs, au cœur de mon sujet et, quand je vous parle des caballeros de la noche de Montevideo, il faut votre myopie pour me croire éloigné des cavaliers du brouillard de Nottingham, qui sont les héros de mon anecdote,-car ce n'est qu'une anecdote.

Vous le savez, j'ai fréquenté bon nombre de gens mal famés dans mon existence.

Je n'ai pas à ce sujet les préjugés vulgaires.

J'ai plus d'estime pour un Jack l'éventreur quelconque que pour l'opulent bijoutier aux aiguilles. Était-ce un bijoutier, Loiselier ? Ce devait être plutôt un banquier, n'est-ce pas, mon cher ? Je serre plus volontiers la main d'un professionnel que celle d'un escroc comme ce Ladislas Téligny que vous avez expulsé l'autre mois et qui avait dupé jusqu'à monsieur de Cerneval.

J'ai cependant rarement connu dans ce monde fort peu chrétien un personnage qui m'inspirât de prime abord autant d'antipathie que l'ancien geôlier Dickson, mais cette honnête crapule, cent fois pire à coup sûr que le pire de ceux qu'il avait charge de maintenir sur la paille humide des «cachots,» avait un répertoire de souvenirs tous plus attrayants les uns que les autres et quand on l'avait chambré en compagnie de deux ou trois bonnes bouteilles de rhum authentique, il vous en dégoisait une vraie fanfare.

J'ai lu les mémoires de notre bourreau Barry, l'homme qui avait pendu en quinze ans 973 criminels. Eh bien ! c'est de la petite bière à côté des souvenirs de mon Dickson. Je ne parle pas du talent du conteur. Barry ou son teinturier n'en n'ont aucun. L'éducation des bourreaux est singulièrement négligée de notre temps. Dickson, au contraire, avait au suprême degré le don de la présentation : il faisait vivre les héros de ses historiettes.

Pauvre Dickson, il était comme la vierge de votre poète, celle qui aimait trop le bal, il goûtait trop le rhum, c'est ce qui l'a tué. Moi je goûtais trop ses récits. De la sorte un jour nous avons entamé la cinquième bouteille, Dickson en resta ivre mort et ne s'est plus réveillé.

Ce fut vraiment dommage, car je ne doute pas qu'il n'eut encore matière à quelques semaines de récits, rien qu'avec ses souvenirs du Old Bishop's de Nottingham où s'était écoulée son enfance près de son geôlier de père.

J'avais pensé à lui élever une statue en face de celle de William Morfield, le philanthrope qui gagnait 400 mille livres sterlings par an à exploiter ses ouvriers et voulait bien leur en restituer 500 sous forme de subventions aux hôpitaux et aux asiles de vieillards.

La municipalité de Nottingham a jugé déplacé ce rapprochement du grand homme local et du grand ivrogne non moins local ; moi, c'est ce rapprochement qui me charmait.

Mon excellent père, dans son mémoire contre moi a mis cette proposition, qu'il qualifie d'infâme, au premier rang des preuves irréfutables de mon immoralité.

Loiselier grimaça un sourire, tandis que de Cerneval partait d'un franc éclat de rire.

-Eh bien ? messieurs, j'en reviens aux cavaliers du brouillard de The Forest. Il y en avait, voici 80 ou 100 ans, je ne sais plus au juste, une demi douzaine confiés aux bons soins du père de mon ami Dickson sous les voûtes épaisses de Old Bishop's, quand il reçut la visite d'un chirurgien connu de Nottingham.

Il faut vous dire, messieurs, qu'en Angleterre on a un culte obstiné pour ce que l'on appelle les droits personnels.

Chez vous, quand on parle de la dignité humaine, c'est, je crois, à un point de vue tout moral : de l'autre côté du détroit, on place la dignité humaine ailleurs. Simple question de latitude.

Cela n'empêche ni de guillotiner ni de pendre : si je ne vois pas bien au fond la différence pour le guillotiné ou le pendu.

Mais tandis qu'à Paris le corps d'un guillotiné est en quelque sorte livré de droit aux expériences de la faculté, de même que les morts de vos hôpitaux appartiennent aux amphithéâtres d'autopsie,-ce qui est bien plus naturel puisqu'étant miséreux ils sont plus coupables que les scélérats,-en Angleterre on n'oserait disposer sans express consentement du corps d'un pendu.

D'où la nécessité pour les chirurgiens, qui ont le goût de l'étude, de visiter nos prisons et d'y faire leur cour aux gentlemen condamnés, afin de les décider à passer un bon petit acte en forme pour vendre non pas leur âme, mais leur guenille.

C'est là que mène le respect de la dignité du pays de mon vénéré père.

Les cavaliers du brouillard de Old Bishop's étaient tout aussi pénétrés que notre législation de ce sentiment de la dignité humaine. Ils consentaient à être pendus parce qu'ils ne pouvaient faire autrement, mais vendre leur corps au chirurgien, jamais, monsieur.

Ni or, ni banknotes, ni alléchantes promesses de «beuveries et franches lippées», comme dit votre Rabelais, n'y firent rien : les seigneurs cavaliers furent intraitables et notre chirurgien se retirait tout navré de son insuccès, quand il songea à demander au père Dickson si Old Bishop's ne contenait aucun condamné à mort.

-Nous en avons encore un, votre Honneur, mais ce n'est pas un gentleman, celui-là !... C'est un failli fils du diable, reprit Dickson, en se grattant l'oreille, comme un homme qui a quelque chose de difficile à dire.

Vous savez, Loiselier, la jolie petite cage d'écureuil, cet amour de moulin où les condamnés se livrent à tour de rôle à une si expressive mimique, vous avez cru peut-être que c'était là un supplice du moyen âge : pas du tout, mon cher. C'est une pénalité moderne, une amélioration. Le supplice ancien était plus cruel ; mais aussi en ces temps reculés il n'y avait pas plus de télégraphistes ad usum principis, que de pages d'opéra pour les financiers de votre genre.

L'estimable prisonnier de Old Bishop's attendait l'heure du bourreau. Après son complet insuccès dans les autres cachots, le chirurgien fut tout surpris de trouver dans le «failli fils du diable» un homme à qui il ne répugnait nullement d'accepter trois guinées.

Un quart d'heure plus tard, il quittait la prison avec son parchemin bien en règle.

Trois jours s'écoulèrent.

Le client du chirurgien faisait bombance.

La première guinée s'était fondue comme par enchantement.

Une nouvelle demi-couronne venait de descendre dans le creuset sous forme de liquides aussi variés qu'alcoolisés, qu'absorbait le gosier du prisonnier.

A le voir si bien boire, Dickson, aussi ivrogne que sa progéniture, sentait crouler son mépris pour le «failli fils du diable».

Le soir, ne pouvant plus retenir sa langue et surtout sa gorge qui brûlait de convoitise, il se décida à lier conversation avec son hôte et comme une politesse en vaut une autre, les nouveaux amis se partagèrent dès lors des rasades.

-Mais enfin, disait mélancoliquement Dickson tandis qu'ils vidaient ensemble la dernière bouteille, maintenant tout est bu et il vous faudra supporter la pensée que ce ladre de chirurgien va charcuter votre chair.

Cela me déchire le coeur, mon pauvre ami, sanglota Dickson avec un attendrissement d'ivrogne.

-Pas si bête, repartit le client du chirurgien. Ma sentence porte : «sera étranglé pour être ensuite brûlé au lieu des exécutions.» Je connais les lois, mon cher ami, il ne dépend de personne, même du banc du roi, d'en changer les dispositions. Le chirurgien disséquera mes cendres si bon lui semble. J'entends être brûlé et je serai...

Le petit La Salcète entra comme une bombe, son chapeau sur l'oreille à son habitude.

-Vous bavardez, messieurs, et l'Opéra-Comique flambe.

En un clin d'oeil, tout le monde fut debout et, comme c'est ce soir-là que lord Stephen Algernon Sydney eut la tête broyée par une poutre en travaillant à tirer des flammes le petit sujet Cavanier première, nous n'avons jamais su ni comment mourut le malin client du chirurgien de Nottingham, ni ce qu'il fallait penser de l'abominable réputation que le père de lord Algernon avait faite à son fils et qu'en un si fier mépris du cant anglais, il affichait avec une sorte de bravade.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > LA PEAU D'ORANGE - I

LA PEAU D'ORANGE - I

J'étais tout fraîchement en possession de mon diplôme de doctorat, et, la clientèle venant lentement, j'avais de longues heures pour flâner dans les cliniques.

C'est là que je connus John Mérédith.

Médecin non pas, chimiste de premier ordre, simple amateur de médecine, le jeune Anglais me charma par son esprit primesautier et nous fûmes en quelques semaines aussi intimes qu'on l'est à vingt-trois ans entre jeunes gens du même âge et des mêmes goûts.

J'emmenai Mérédith chez mes cousins Carterac où je m'imaginais avoir découvert ma moitié d'orange, comme disent les Espagnols, dans cette petite bécasse d'Angèle qui entra au couvent avant que je fusse bien fixé sur mes sentiments.

Mérédith, lui me présenta chez lord Babington, son oncle et son tuteur.

Il habitait, avec la très jeune femme, au printemps de laquelle il eut la sottise d'unir son hiver, une petite maison, festonnée de lierres et de glycines, dans un grand parc, à faible distance de la gare de Ville-d'Avray, et, chaque dimanche, nous arrivions sur les onze heures et demie, Mérédith et moi, comme madame Babington, qui était française et catholique, rentrait de la messe, dite à cette charmante église de Ville-d'Avray qui est pleine d'oeuvres d'art à faire honte aux cathédrales de province.

Nous passions la journée sur la terrasse embaumée de senteurs de citronnelles, à bavarder avec le vieux lord ou à écouter le piano de lady Marcelle qui nourrissait nos nonchaloirs de sa berçante harmonie, ou bien nous allions dans les bois cueillir les chèvrefeuilles en fleurs ou les premiers lilas.

Généralement lord William prenait mon bras et nous laissions Mérédith se faire le chevalier servant de madame Marcelle.

Ils partaient en avant d'un pied leste et nous rattrapaient au retour, les bras chargés de bouquets et de verdure.

Chose étrange, la tante et le neveu ne paraissaient s'entendre que pour et pendant les promenades : au logis, sur les routes, ils en étaient à cette politesse un peu agressive qui n'est pas rare entre la jeune femme d'un vieil oncle et le neveu qui doit hériter de cet oncle.

Mérédith, à qui j'avais fait l'observation du contraste des deux attitudes, que j'avais remarquées en eux, me répondit avec une spontanéité pleine d'humour.

-Cher ami, comme vous le dites, je n'aime pas ma tante. Sa présence auprès de mon tuteur m'irrite et m'importune. Madame Marcelle déteste cordialement son neveu : mes visites à son mari l'ennuient. Mais quand nous partons pour les bois, il n'y a plus en nous que deux camarades qui aiment la marche, les grands arbres, la brise fraîche, l'air irrespiré des hauteurs, les fleurs silvestres. Madame Marcelle a vingt-deux ans, un esprit pétillant. Je ne suis pas de beaucoup son aîné et l'on ne me dit point sot. Bref, nous ne songeons qu'à nous amuser et à jouir de la vie pendant notre promenade, quittes à reprendre nos attitudes d'hostilité courtoise en nous rapprochant du logis.

Je répliquai à Mérédith que je ne comprenais pas que l'amie dans les bois ne fût pas l'amie à la maison et que sa psychologie me semblait bien subtile.

-Je n'ai pas dit amie, me répliqua-t-il, j'ai dit camarade et c'est tout différent. Il n'y a pas d'amitié possible entre la femme de mon oncle et moi : la camaraderie n'engage à rien.

Quand je scrute mon moi de ce temps-là, je songe que peut-être au fond j'étais suffisamment amoureux de madame Marcelle pour demeurer enchanté que Mérédith lui battit si froid.

Ce sentiment, dont je ne me rendais point compte, était probablement ce qui me paralysait dans mes desseins premiers sur Angèle.

Un dimanche,-il y avait un peu plus de trois mois que je fréquentais le toit hospitalier de lord William,-c'était le 14 juin 188.,-nous déjeunions tous quatre dans la petite salle à manger Renaissance.

Nous en étions au dessert et madame Marcelle, à la mode anglaise, fit apporter les vins.

Généralement elle restait à table et se préoccupait d'empêcher lord William, qui y avait quelque penchant, d'absorber trop de sherry ou de Corton. Mais, ce jour-là, elle me parut plongée dans une profonde distraction.

Comme j'ai toujours été un très petit buveur, je laissai les deux Anglais se faire raison et j'observai ma voisine.

Elle jouait avec la peau de l'orange qu'elle venait de sucer quartier par quartier.

D'abord, avec son couteau à fruits, elle la découpa en longues lanières ; puis, elle subdivisa les lanières en petits losanges ; enfin, elle réunit les petits losanges en un tas au milieu de son assiette.

Et, paraissant alors s'intéresser soudain à la conversation de son mari, elle coupa de deux ou trois observations brèves le récit, qu'il faisait, d'une croisière dans les mers de Chine.

Puis, elle reprit son couteau, l'éleva un instant sur son assiette et s'absorba dans l'exécution d'un dessin très compliqué d'ornementation, disposant les petits losanges tout autour et au fond de l'assiette.

Elle me posa ensuite quelques questions banales sur la pièce à la mode, comme se désintéressant de son travail d'arabesques, éleva le couteau sur son assiette d'un air de badinage et d'un petit geste décidé ramena les losanges au centre de l'assiette.

De nouveau, le manège du couteau recommença et, cette fois, deux losanges seuls s'alignèrent. Un instant, le couteau reposa sur l'assiette au-dessus des deux losanges, pour reprendre bientôt la position verticale. Et alors, brusquement, madame Marcelle bouleversa les fragments de peau d'orange et les remit en tas.

Le jeu était fini.

Lord William continuait l'interminable récit de ses querelles avec lord Elgin. Mérédith, d'apparence insoucieux, buvait lentement son sherry.

Autorisé d'un geste de la jeune femme, j'allumai une niña.

Il n'y avait pas de doute : le jeu de la peau d'orange était un système organisé de correspondance et cette correspondance ne pouvait s'adresser qu'à Mérédith.

Mais à quoi bon puisque dans les bois les correspondants avaient tout loisir de causer loin des indiscrets ?

Dans une bouffée de fumée de mon cigare, je me décidai à jeter un coup d'oeil sur madame Marcelle. Son regard impératif ne quittait pas Mérédith, comme si elle attendait une réponse.

-Votre sherry est excellent, mon oncle, mais un marcheur ne doit pas en abuser. Je voudrais aujourd'hui que nous poussions le plus près possible de Vaucresson. Qu'en disent vos jambes ?

-Elles disent, mon garçon, qu'elles ont besoin du bras de ton ami le docteur.

-A votre disposition, lord William.

-Eh bien ! En ce cas, préparons-nous au départ. Milady, tâchez de ne pas mettre plus d'une heure à votre toilette, conclut lord William d'un ton malicieux.

Et nous partîmes comme à l'accoutumée. Mais j'observai que la tante et le neveu, sitôt qu'ils prirent de l'avance, eurent une vive altercation, madame Marcelle multipliant les gestes impératifs, tandis que Mérédith semblait riposter par des dénégations.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE II

II

Après une promenade de trois heures, nous revînmes, lord William et moi, à Ville-d'Avray mais nous ne fûmes point rejoints par Mérédith et madame Babington.

Sans doute ils s'étaient attardés à boire de la limonade dans quelque bouchon campagnard et, sans nous inquiéter de ces marcheurs intrépides, lord William, qui soignait ses malaises de vieillard d'après des procédés spéciaux, se fit servir un bitter.

Il pouvait bien être six heures et demie quand une sorte de guimbarde pénétra jusque devant la terrasse.

Madame Marcelle en sauta avec une légèreté d'oiseau.

-Venez vite, me cria-t-elle, secourez ce pauvre Mérédith qui s'est foulé le pied. Supprimé le train de minuit, beaux sires ! Vous voilà nos prisonniers jusqu'à demain où l'on avisera au moyen de transporter Mérédith chez lui ! Je vais faire préparer votre chambre, car vous partagerez celle de Mérédith, docteur, la plus belle lady de France et d'Angleterre ne pouvant vous offrir que ce qu'elle a.

Et madame Marcelle se précipita vers l'escalier.

Aidé des domestiques, je portai Mérédith sur le divan oriental à côté du piano.

Il refusa d'aller plus loin prétendant que c'était bien assez de souffrir sans s'ennuyer. On le monterait quand il serait l'heure de se coucher, mais il entendait sinon dîner, du moins assister au repas.

J'obtins seulement de lui de visiter son pied. Il était peut-être un peu gonflé par un excès de marche, mais je n'y vis rien d'inquiétant, rien même qui décelât nettement la cause des douleurs dont il se plaignait.

-Ce n'est pas une foulure, affirmai-je, peut-être une crampe violente.

Les élèves d'Eton sont-ils devenus des demoiselles qu'ils se mettent à la diète pour si peu de chose ? Vous allez dîner, Mérédith, et, je le souhaite, de bon appétit.

Madame Marcelle reparut au salon, à peine avais-je décidé Mérédith à substituer à ses fines chaussures de grosses pantoufles de repos.

Elle paraissait fort gaie, milady, plus rieuse et plus taquine que d'ordinaire, mais elle semblait à son habitude se soucier fort peu de Mérédith.

Après le dîner, où lord William ne manqua pas de faire apporter du Champagne pour boire à la guérison de son neveu, le rival de lord Elgin s'endormit dans son fauteuil, tandis que madame Marcelle, au piano, jouait des polonaises et des berceuses de Chopin, son maître favori.

Mérédith fumait silencieusement. Accoudé sur le Pleyel, je tournais les feuillets, échangeant de temps en temps un mot avec la musicienne.

Sur les onze heures, lord William se réveilla et donna le signal de la retraite.

Nous montâmes Mérédith au deuxième étage, éclairés par madame Marcelle qui me recommanda, notre chambre n'ayant pas de sonnette, de frapper au plancher si Mérédith avait besoin de quoi que ce fût.

-Ma chambre est immédiatement sous celle-ci et je préviendrai les domestiques, car malheureusement, Jeanne, ma femme de chambre, qui couche habituellement dans mon cabinet de toilette, est en congé jusqu'à demain soir.

J'aidai Mérédith à se coucher, et, une fois les lumières éteintes, je ne tardai pas à m'endormir.

Quand je m'éveillai, il faisait une nuit noire et sans lune.

Je frottai une allumette pour consulter ma montre.

Il était deux heures et quart.

J'allais souffler la bougie quand, n'entendant pas la respiration de Mérédith, je tournai presque machinalement la tête vers son lit.

Le lit était vide.

«Voilà, pensai-je, qui m'explique cette foulure bizarre. Mon Mérédith est un bon comédien et madame Marcelle, avec ses losanges de peau d'orange qui m'ont tant intrigué, lui marquait tout simplement l'heure du berger ! Allez croire après cela à la vertu des tantes et au serment des neveux : «Je n'aime pas ma tante, elle me déteste cordialement.» Il n'y aurait pas besoin d'aller bien loin pour en avoir la preuve, si j'avais comme le diable boiteux la faculté de décoiffer les maisons de leurs toits et les chambres de leurs plafonds. Et, cependant, lord William dort du sommeil du juste : c'est dans l'ordre. Mais aussi ce vieillard de soixante-cinq ans avait bien besoin d'aller épouser une femme de vingt ans... N'importe, si mon ami Mérédith allait donner cette nuit un héritier à son oncle, il la trouverait sans doute mauvaise.

Docteur, mon ami, tous les hommes sont fous. Toi-même, tu bats la breloque. N'es-tu pas dans ton lit pour dormir et non pour philosopher ?

Eh bien ! dors sans te préoccuper des vicissitudes de la vie d'autrui.

Mais ces beaux raisonnements ne me rendirent pas le sommeil et ce n'est qu'au petit jour que je pus enfin dormir...

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE III

III

Je fus réveillé par un cri d'appel auquel répondit une exclamation angoissée de Mérédith qui s'élança vers l'escalier. Sitôt que je fus en état de me présenter décemment, je le suivis.

-Qu'y a-t-il ? demandai-je à une servante que je rencontrai sur le palier du premier étage.

-Lord Babington, me dit-elle, est mort ou mourant.

Je pâlis atrocement. Je pensai soudain au couteau posé sur l'assiette sous les deux losanges de peau d'orange.

La voix de Mérédith, une voix blanche, m'appelait de la chambre entr'ouverte.

J'entrai.

Madame Marcelle, pâle et défaite, pleurait au pied du lit.

Mérédith, du geste, me désigna le cadavre.

Je m'approchai.

Comme me l'avait révélé le premier coup d'oeil, lord William avait cessé de vivre. Dans un examen rapide, je voulus rechercher les causes du décès.

Quelque souci, quelque préoccupation que j'eusse des événements de la nuit, rien de significatif ne permettait de douter que la mort ne fût naturelle : c'était une rupture d'anévrisme en apparence indiscutable.

La course disproportionnée aux forces du malade, ses abus habituels des boissons alcooliques, ses excès de la veille pouvaient expliquer l'accident.

J'avais tremblé. Mérédith était si bon comédien et si savant chimiste.

Je sentis un poids de moins sur mon coeur. Après tout, le médecin légiste se débrouillerait comme il l'entendrait. Ce que je savais,-au fond c'étaient des hypothèses et non une science,-n'avait aucun rôle à jouer ici. Le collègue, que Mérédith avait fait appeler constaterait les causes constatables de la mort et la justice des hommes serait satisfaite.

S'il y avait...autre chose, la conscience de Mérédith et de Marcelle aurait seule à en répondre...

Et d'ailleurs y avait-il autre chose ?

Une intrigue, un rendez-vous ? D'accord.

Un crime ? Si je l'eusse affirmé tout le monde m'eût pris pour un fou.

On m'aurait dit que j'avais bu trop de Champagne, la veille, avec lord William et que si les résultats de ces libations exagérées avaient été moins funestes pour moi que pour le vieillard, ce n'était pas une raison pour troubler de mes rêves plus ou moins avisés la quiétude de Ville-d'Avray.

Je renfonçai en moi mes doutes et je me tus.

LE CRIME DE LORD ARTHUR SAVILE - Oscar WILDE > CHAPITRE IV

IV

Mérédith partit, aussitôt après l'enterrement de son oncle, pour l'Angleterre.

Madame Marcelle se retira en Bourgogne chez des parents éloignés et je n'entendis plus parler d'eux pendant un an environ.

Je sus vers cette époque par le carton banal que Mérédith épousait la tante qu'il exécrait, prétendait-il, et plus tard j'appris que le titre de lord ne risquait pas de passer à des collatéraux car, suivant le cliché usuel, le ciel avait plusieurs fois béni leur union.

A diverses reprises, je reçus de mon ancien ami des invitations à le visiter à Inverness, mais les circonstances me retenaient malgré moi à Paris, et je le regrette, car j'eusse sûrement démêlé dans leur intimité si, lui et madame Marcelle, incarnaient le bonheur dans le crime ou le bonheur dans l'amour.

Quien sabe ?

Nous jugeons si vite et si méchamment, nous autres sceptiques endurcis ! conclut le docteur en secouant la cendre de son cigare.

FIN

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