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LE NAIN NOIR

Roman

Walter SCOTT



TABLE des MATIÈRES

18 choix possibles

CHAPITRE PREMIER
CHAPITRE II
CHAPITRE III
CHAPITRE IV
CHAPITRE V
CHAPITRE VI
CHAPITRE VII
CHAPITRE VIII
CHAPITRE IX
CHAPITRE X
CHAPITRE XI
CHAPITRE XII
CHAPITRE XIII
CHAPITRE XIV
CHAPITRE XV
CHAPITRE XVI
CHAPITRE XVII
CHAPITRE XVIII


TEXTE INTÉGRAL



Chapitre premier

Préliminaire

« Berger, as-tu de la philosophie ? »

Shakespeare. (Comme il vous plaira.)

C'était une belle matinée d'avril, quoique la neige fût tombée abondamment pendant la nuit ; aussi la terre était couverte d'un manteau éblouissant de blancheur, lorsque deux voyageurs à cheval arrivèrent à l'auberge de Wallace. Le premier était un homme grand et robuste, vêtu d'une redingote grise (Riding-coat : manteau de cavalier), avec une toile cirée sur son chapeau, un grand fouet garni en argent, des bottes et de gros éperons. Il montait une grande jument baie, au poil rude, mais en bon état, avec une selle de campagne et une bride militaire à double mors un peu rouillé. Celui qui l'accompagnait paraissait être son domestique ; il montait un poney gris (Petit bidet d'Écosse), portait un bonnet bleu, une grosse cravate autour du cou, et de longs bas bleus au lieu de bottes. Ses mains, sans gants, étaient noircies de goudron, et il avait vis-à-vis de son compagnon un air de respect et de déférence, mais aucun de ces égards affectés que prodiguent à leurs maîtres les valets des grands. Au contraire, les deux cavaliers entrèrent de front dans la cour, et la dernière phrase de leur entretien fut cette exclamation : – Dieu nous soit en aide ! si ce temps-là dure, que deviendront les agneaux ? Ces mots suffirent à mon hôte, qui s'avança pour prendre le cheval du principal voyageur, et le tint par la bride pendant que celui-ci descendait ; le garçon d'écurie rendit le même service à son compagnon ; et mon hôte, saluant l'étranger, lui demanda : – Eh bien ! quelles nouvelles des montagnes du sud ? (Par opposition aux montagnes du nord. C'est le nom qu'on donne aux montagnes des comtés de Rosburgh, de Selkirk, etc.)

– Quelles nouvelles ? dit le fermier ; d'assez mauvaises, je crois ; si nous pouvons sauver les brebis, ce sera beaucoup ; quant aux agneaux, il faudra les laisser aux soins du Nain noir.

– Oui, oui, ajouta le vieux berger (car c'en était un) en hochant la tête, le Nain aura beaucoup à faire avec les morts ce printemps.

– Le Nain noir ! dit mon savant ami et patron Jedediah Cleishbotham ; et quel personnage est celui-là ?

– Allons donc, mon brave homme, vous devez avoir entendu parler du bon Elsy, le Nain noir, ou je me trompe fort… Chacun raconte son histoire à son sujet ; mais ce ne sont que des folies, et je n'en crois pas un mot depuis le commencement jusqu'à la fin.

– Votre père y croyait bien, dit le vieux berger, évidemment fâché du scepticisme de son maître.

– Oui, sans doute, Bauldy ; mais c'était le temps des têtes noires (Black-faces, loups-garous) ; on croyait alors à tant d'autres choses curieuses qu'on ne croit plus aujourd'hui.

– Tant pis, tant pis, reprit le vieillard ; votre père, je vous l'ai dit souvent, aurait été bien contrarié de voir démolir sa vieille masure pour faire des murs de pare, et ce joli tertre couronné de genêts où il aimait tant à s'asseoir au coucher du soleil, enveloppé de son plaid pour voir revenir les vaches du loaning (endroit découvert, près de la ferme, où l'on trait les vaches) ;… pensez-vous que le pauvre homme serait bien aise de voir son joli tertre bouleversé par la charrue comme il l'a été depuis sa mort ?

– Allons, Bauldy, prends ce verre que t'offre l'hôte, dit le fermier, et ne t'inquiète plus des changements dont tu es témoin, tant que pour ta part tu seras bien toi-même.

– A votre santé, messieurs, dit le berger ; puis, après avoir vidé son verre et protesté que le whisky était toujours la chose par excellence, il continua : – Ce n'est pas, certes, à des gens comme nous qu'il appartient de juger, mais c'était un joli tertre que le tertre des genêts, et un bien brave abri dans une matinée froide comme celle-ci.

– Oui, dit le maître, mais vous savez qu'il nous faut avoir des navets pour nos longues brebis, mon camarade, et que, pour avoir ces navets, il nous faut travailler rudement avec la charrue et la houe ; ça n'irait guère bien de s'asseoir sur le tertre des genêts pour y jaser à propos du Nain noir et autres niaiseries, comme on faisait autrefois, lorsque c'était le temps des courtes brebis.

– Oui bien, oui bien, maître, dit le serviteur, mais les courtes brebis payaient de courtes rentes, que, je crois.

Ici mon respectable et savant patron s'interposa de nouveau, et remarqua qu'il n'avait jamais pu apercevoir aucune différence matérielle, en fait de longueur, entre une brebis et une autre.

Cette remarque occasionna un grand éclat de rire de la part du fermier, et un air d'étonnement de la part du berger. – C'est la laine, mon brave homme, c'est la laine, et non la bête elle-même, qui fait appeler la brebis courte ou longue. Je crois que si vous mesuriez leur dos, la courte brebis serait la plus longue des deux, mais c'est la laine qui paie la rente au jour où nous sommes, et nous en avons bon besoin.

– Sans doute, Bauldy a bien parlé, les courtes brebis payaient de courtes rentes, mon père ne donnait pour notre ferme que soixante pounds, et elle m'en coûte à moi trois cents, pas un plack ni un bowbie de moins (le pound d'Écosse ne vaut que la vingtième partie du pound anglais ou livre sterling, environ un shelling ou vingt-cinq sous de notre monnaie. Le plack et le bowbie répondent à peu près à nos liards) ; et il est vrai aussi que je n'ai pas le temps de rester ici à conter des histoires. – Mon hôte, servez-nous à déjeuner, et voyez si nos rosses ont à manger. Il me faut aller voir Christy Wilson, afin de nous entendre sur le luckpenny (c'est l'escompte qu'obtient dans un marché celui qui paie comptant), que je lui dois, depuis notre dernier compte ; nous avions bu six pintes ensemble en faisant le marché à la foire de Saint Boswell ; et j'espère que nous n'en viendrons pas à un procès, dussions-nous passer autant d'heures à régler ce petit compte qu'il nous en coûta pour le marché lui-même. Mais, écoutez, voisin, ajouta-t-il en s'adressant à mon digne et savant patron, si vous voulez savoir quelque chose de plus sur les brebis longues et les brebis courtes, je reviendrai manger ma soupe aux choux vers une heure de l'après-midi, ou si vous voulez entendre de vieilles histoires sur le Nain noir, et d'autres semblables, vous n'aurez qu'à inviter Bauldy, que voici, à boire une demi-pinte ; il vous craquera comme un canon de plume. Et je promets de fournir moi-même une pinte entière si je m'arrange avec Christy Wilson.

Le fermier revint à l'heure dite, et avec lui Christy Wilson, leur différend ayant été terminé sans qu'ils eussent eu recours aux messieurs en robes longues. Mon digne et savant patron ne manqua pas de se trouver à leur arrivée, autant pour entendre les contes promis, que pour les rafraîchissements dont il avait été question, quoiqu'il soit reconnu pour être très modéré sur l'article de la bouteille.

Notre hôte se joignit à nous, et nous restâmes autour de la table jusqu'au soir, assaisonnant la liqueur avec maintes chansons et maints contes. Le dernier incident que je me rappelle fut la chute de mon savant et digne patron, qui tomba de sa chaise en concluant une longue morale sur la tempérance par deux vers du gentil berger (Pastorale de Ramsay), qu'il appliqua très heureusement à l'ivresse, quoi que le poète parle de l'avarice :

« En avez-vous assez, dormez tranquillement ;

« Le superflu n'est bon qu'à causer du tourment. »

Dans le cours de la soirée, le Nain noir n'avait pas été oublié : le vieux berger Bauldy nous fit sur ce personnage un grand nombre d'histoires qui nous intéressèrent vivement. Il parut aussi, avant que nous eussions vidé le troisième bol de punch, qu'il y avait beaucoup d'affectation dans le scepticisme prétendu de notre fermier, qui croyait sans doute qu'il ne convenait pas à un homme faisant une, rente annuelle de trois cents livres de croire les traditions de ses ancêtres ; mais au fond du cœur il y avait foi. Selon mon usage, je poussai plus avant mes recherches, en m'adressant à d'autres personnes qui connaissaient le lieu où s'est passée l'histoire suivante, et je parvins heureusement à me faire expliquer certaines circonstances qui mettent dans leur vrai jour les récits exagérés des traditions vulgaires.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE II

Chapitre II

« Vous voulez donc, passer pour Hearne le chasseur ?»

Shakespeare. (Les Joyeuses Femmes de Windsor.)

(Dans la pièce d'où ce vers est tiré, on persuade Falstaff de se faire passer pour Hearne le chasseur, espèce d'esprit qui revient, dans la forêt de Windsor. C'est une des mystifications dont le pauvre chevalier est la dupe.)

Dans un des cantons les plus reculés du sud de l'Écosse (L'auteur désigne ici le comté de Roxhurgh), où une ligne imaginaire, tracée sur le froid sommet des hautes montagnes, sépare ce pays du royaume voisin, un jeune homme, nommé Halbert ou Hobby Elliot, fermier aisé qui se vantait de descendre de l'ancien Martin Elliot de la tour de Preakin, si fameux dans les traditions et les ballades nationales des frontières (Mentionné dans les Chants populaires de l'Écosse (Border-Minstrerlsy)), revenait de la chasse et regagnait son habitation. Les daims, autrefois si multipliés dans ces montagnes solitaires, étaient bien diminués. Ceux qui restaient, en petit nombre, se retiraient dans des endroits presque inaccessibles où il était fort difficile de les atteindre, quelquefois même dangereux de les poursuivre. Il y avait cependant encore plusieurs jeunes gens du pays qui se livraient avec ardeur à cette chasse, malgré les périls et les fatigues qui y étaient attachés. L'épée des habitants des frontières avait dormi dans le fourreau, depuis la pacifique union des deux couronnes, sous le règne de Jacques, premier roi de ce nom qui occupa le trône de la Grande-Bretagne ; mais il restait dans ces contrées des traces de ce qu'elles avaient été naguère. Les habitants, dont les occupations paisibles avaient été tant de fois interrompues par les guerres civiles pendant le siècle précédent, ne s'étaient pas encore faits complètement aux habitudes d'une industrie régulière. Ce n'était encore que sur une très petite échelle que l'exploitation des bêtes à laine était établie, et l'on s'occupait principalement à élever le gros bétail. Le fermier ne songeait qu'à semer la quantité d'orge et d'avoine nécessaire aux besoins de sa famille ; et le résultat d'un pareil genre de vie était que bien souvent lui et ses domestiques ne savaient que faire de leur temps. Les jeunes gens l'employaient à la chasse et à la pêche ; et, à l'ardeur avec laquelle ils s'y livraient, on reconnaissait encore l'esprit aventureux qui jadis guidait les habitants du Border dans leurs déprédations.

Les plus hardis parmi les jeunes gens de la contrée, à l'époque où commence cette histoire, attendaient avec plus d'impatience que de crainte une occasion d'imiter les exploits guerriers de leurs ancêtres dont le récit faisait une partie de leurs amusements domestiques. L'acte de sécurité publié en Écosse, avait donné l'alarme à l'Angleterre, en ce qu'il semblait menacer les deux royaumes d'une séparation inévitable, après la mort de la reine Anne. Godolphin, qui était alors à la tête de l'administration anglaise, comprit que le seul moyen d'écarter les malheurs d'une guerre civile était de parvenir à l'incorporation et à l'unité des deux royaumes. On peut voir dans l'histoire de cette époque comment cette affaire fut conduite, et combien on fut loin de pouvoir espérer d'abord les heureux résultats qui en furent la suite. Il suffit, pour l'intelligence de notre récit, de savoir que l'indignation fut générale en Écosse, quand on y apprit à quelles conditions le parlement de ce royaume avait sacrifié son indépendance. Cette indignation donna naissance à des ligues, à des associations secrètes, et aux projets les plus extravagants. Les Caméroniens mêmes, qui regardaient avec raison les Stuarts comme leurs oppresseurs, étaient sur le point de prendre les armes pour le rétablissement de cette dynastie ; et les intrigues politiques de cette époque présentaient l'étrange spectacle des papistes, des épiscopaux et des presbytériens, cabalant contre le gouvernement britannique, et poussés par un même ressentiment des outrages de la patrie commune. La fermentation était universelle, et comme la population de l'Écosse avait été exercée au maniement des armes, depuis la proclamation de l'acte de sécurité, elle n'attendait que la déclaration de quelques-uns des chefs de la noblesse qui voulussent diriger le soulèvement, pour se porter à des actes hostiles. C'est à cette époque de confusion générale que commence notre histoire.

Le Cleugh, ou la ravine sauvage, où Hobby Elliot venait de poursuivre le gibier, était déjà loin de lui, et il était à peu près à mi-chemin de sa ferme, quand la nuit étendit ses premiers voiles sur l'horizon. Il n'existait pas dans les environs un buisson ni une pointe de rocher qu'il ne connût parfaitement, et il aurait regagné son gîte les yeux fermés ; mais ce qui l'inquiétait malgré lui, c'est qu'il se trouvait près d'un endroit qui ne jouissait pas d'une bonne réputation dans le pays. La tradition disait qu'il était hanté par des esprits, et qu'on y voyait des apparitions surnaturelles. Il avait entendu faire ces contes depuis son enfance, et personne n'y ajoutait plus de foi que le bon Hobby de Heugh-Foot, car on le nommait ainsi pour le distinguer d'une vingtaine d'autres Elliot qui avaient le même nom.

Il faut convenir que le lieu dont il s'agit prêtait un peu à la superstition, et Hobby n'eut pas besoin de faire de grands efforts pour se rappeler les événements merveilleux qu'il avait entendu raconter tant de fois. Ce lieu sinistre était un common, ou bruyère communale, appelé Mucklestane-Moor (La plaine de la Grande-Pierre), à cause d'une colonne de granit brut placée sur une éminence au centre de la bruyère, peut-être pour servir de mausolée à un ancien guerrier enseveli en ce lieu, ou comme le monument de quelque combat. On ignorait quelle était l'origine de cette espèce de monument ; mais la tradition, qui transmet souvent autant de mensonges que de vérités, y avait suppléé par une légende que la mémoire d'Hobby ne manqua pas de lui rappeler. Autour de la colonne, le terrain était semé ou plutôt encombré d'un grand nombre de fragments énormes du même granit, que leur forme et leur disposition sur la bruyère avaient fait appeler les oies grises de Mucklestane-Moor. La légende avait trouvé l'explication de la forme et du nom de ces pierres dans la catastrophe d'une fameuse et redoutable sorcière qui fréquentait jadis les environs, faisait avorter les brebis et les vaches, et jouait tous les autres méchants tours qu'on attribue aux gens de son espèce. C'était sur cette bruyère que la vieille faisait son sabbat avec ses sœurs les sorcières. On montrait encore des places circulaires dans lesquelles jamais ne pouvait croître ni bruyère ni gazon, le terrain étant en quelque sorte calciné par les pieds brûlants des diables qui venaient prendre part à la danse.

Un jour la vieille sorcière fut obligée de traverser ce lieu pour conduire, dit-on, des oies à une foire voisine ; car on n'ignore pas que le diable, tout prodigue qu'il est de ses funestes dons, est assez peu généreux pour laisser ses associés dans la nécessité de travailler pour vivre. Le jour était avancé ; et, pour obtenir un meilleur prix de ses oies, il fallait que la vieille arrivât la première au marché ; mais, aux approches de cette lande sauvage, coupée par des flaques d'eau et des fondrières, son troupeau, qui jusqu'alors docile s'était avancé en bon ordre, se dispersa tout-à-coup pour se plonger dans son élément favori. Furieuse de voir ses efforts inutiles, et oubliant les termes du pacte qui obligeait Belzébuth à lui obéir pendant un temps convenu, la sorcière s'écria : – Démon ! que je ne sorte plus de ce lieu, ni mes oies ni moi ! A peine ces mots furent-ils prononcés, que, par une métamorphose aussi subite qu'aucune de celles d'Ovide, la vieille et le troupeau réfractaire furent convertis en pierres, l'ange du mal, qu'elle servait, ayant saisi avec empressement l'occasion de compléter la perte de son corps et de son âme, en obéissant littéralement à ses ordres. On dit que, se sentant transformée, elle s'écria en s'adressant au démon perfide : – « Ah ! traître ! tu m'avais promis depuis long-temps une robe grise, celle que tu me donnes durera ! » Ces louangeurs du temps passé qui, dans leur opinion consolante, soutiennent la dégénération graduelle du genre humain, citaient souvent la taille du pilier et celle des pierres pour prouver quelle était autrefois la stature des femmes et des oies.

Tous ces détails se retracèrent à l'esprit d'Hobby. Il se rappela aussi qu'il n'existait pas un seul villageois qui n'évitât soigneusement cet endroit, surtout à la nuit tombante, parce qu'on le regardait comme un repaire de kelpies, de spunkies et d'autres démons écossais, jadis les compagnons de la sorcière, et continuant à se donner rendez-vous au même lieu pour y tenir compagnie à leur maîtresse pétrifiée. Hobby, quoique superstitieux, ne manquait pas de courage ; il appela près de lui les chiens qui l'avaient suivi à la chasse, et qui, comme il le disait, ne craignaient ni chiens ni diables ; il regarda si son fusil était bien amorcé, et, comme le paysan du conte de Burns (Halloween), il se mit à siffler le refrain guerrier de Jock of the Side (Voyez les Chants populaires de l'Écosse), comme un général fait battre le tambour pour animer des soldats dont le courage est douteux.

Dans cette situation d'esprit, on juge bien qu'Hobby ne fut pas fâché d'entendre derrière lui une voix de sa connaissance. Il s'arrêta sur-le-champ, et fut joint par un jeune homme qui demeurait dans les environs, et qui avait, comme lui, passé la journée à la chasse.

Patrick Earnscliff d'Earnscliff venait d'atteindre sa majorité, et d'entrer en possession de sa fortune, qui était encore fort honnête, quoiqu'elle ne fût que le reste de biens plus considérables qu'avaient possédés ses ancêtres avant les guerres civiles du temps. Il était d'une bonne famille, universellement respectée dans le pays, et il paraissait devoir maintenir la réputation de ses aïeux, ayant reçu une excellente éducation, et étant doué d'excellentes qualités.

– Allons, Earnscliff, s'écria Hobby, je suis toujours aise de rencontrer votre Honneur, et il fait bon d'être en compagnie dans un désert comme celui-ci. – C'est un endroit tout rempli de fondrières. – Où avez-vous chassé aujourd'hui ?

– Jusqu'au Carla-Cleugh, Hobby, répondit Earnscliff en lui rendant son salut d'amitié ; mais croyez-vous que nos chiens vivront en paix ?

– Ah ! ne craignez rien des miens, ils sont si fatigués qu'ils ne peuvent mettre une patte devant l'autre. Diable ! les daims ont déserté le pays, je crois. Je suis allé jusqu'à Inger-Fell-Foot ; de toute la journée, je n'ai vu d'autre gibier que trois vieilles perdrix rouges, dont je n'ai jamais pu approcher à portée de fusil, quoique j'aie fait un détour de plus d'un mille pour prendre le vent. Du diable si je ne m'en moquerais pas ; – mais je suis contrarié de n'avoir pas une pièce de gibier à rapporter à ma vieille mère. – La bonne dame est là-bas qui parle toujours des chasseurs et des tireurs de jadis. – Ah ! je crois, moi, qu'ils ont tué tout le gibier du pays.

– Hé bien ! Hobby, j'ai tué ce matin un chevreuil, que mon domestique a porté à Earnscliff ; je vous en enverrai la moitié pour votre grand'mère.

– Grand merci, monsieur Patrick. Vous êtes connu dans tout le pays pour votre bon cœur. Ah ! je suis sûr que cela fera plaisir à la bonne femme, surtout quand elle saura que c'est vous qui l'avez tué. Mais j'espère que vous viendrez en prendre votre part ; car je crois que vous êtes seul à la tour d'Earnscliff maintenant. Tous vos gens sont à cet ennuyeux Édimbourg. Que diable font-ils dans ces longs rangs de maisons de pierres avec un toit d'ardoises, ceux qui pourraient vivre dans le bon air de leurs vertes montagnes ?

– Ma mère a été retenue pendant plusieurs années à Édimbourg par mon éducation et celle de ma sœur ; mais je me propose bien de réparer le temps perdu.

– Et vous sortirez un peu de la vieille tour pour vivre en bon voisin avec les vieux amis de la famille, comme doit faire le laird d'Earnscliff. Savez-vous bien que ma mère… je veux dire ma grand'mère ; mais depuis la mort de ma mère, je l'appelle tantôt d'une façon, tantôt de l'autre. N'importe, je voulais vous dire qu'elle prétend qu'il y a une parenté éloignée entre vous et nous.

– Cela est vrai, Hobby ; et j'irai demain dîner à Heugh-Foot de tout mon cœur.

– Voilà qui est bien dit. Quand nous ne serions point parents, au moins nous sommes d'anciens voisins après tout. Ma mère a tant d'envie de vous voir ! Elle jase si souvent de votre père, qui a été tué il y a long-temps.

– Paix, Hobby ! ne parlez pas de cela. C'est un malheur qu'il faut tâcher d'oublier.

– Je n'en sais trop rien ! Si cela était arrivé à mon père, je m'en souviendrais jusqu'à ce que je m'en fusse vengé, et mes enfants s'en souviendraient après moi. Mais, vous autres seigneurs, vous savez ce que vous avez à faire. J'ai entendu dire que c'était un ami d'Ellieslaw qui avait frappé votre père, lorsque le laird lui-même venait de le désarmer.

– Laissons cela, laissons cela, Hobby. Ce fut une malheureuse querelle occasionnée par le vin et par la politique. Plusieurs épées furent tirées en même temps, et il est impossible de dire qui frappa le coup.

– Quoi qu'il en soit, le vieux Ellieslaw était fauteur et complice, car c'est le bruit général ; et je suis sûr que si vous vouliez en tirer vengeance, personne ne vous blâmerait, car le sang de votre père rougit encore ses mains… Et d'ailleurs il n'a laissé que vous pour venger sa mort… Et puis Ellieslaw est un papiste et un jacobite… Ah ! il est bien certain que tout le pays s'attend à ce qu'il se passe quelque chose entre vous.

– N'êtes-vous pas honteux, Hobby, vous qui prétendez avoir de la religion, d'exciter votre ami à la vengeance, et à contrevenir aux lois civiles et religieuses, et cela dans un endroit où nous ne savons pas qui peut nous écouter ?

– Chut ! chut ! dit Hobby en se rapprochant de lui, j'avais oublié… Mais je vous dirais bien, monsieur Patrick, ce qui arrête votre bras. Nous savons bien que ce n'est pas manque de courage. Ce sont les deux yeux d'une jolie fille, de miss Isabelle Vere, qui vous tiennent si tranquille.

– Je vous assure que vous vous trompez, Hobby, répondit Earnscliff avec un peu d'humeur, et vous avez grand tort de parler et même de penser ainsi. Je n'aime pas qu'on se donne la liberté de joindre inconsidérément à mon nom celui d'une, jeune demoiselle.

– Là ! ne vous disais-je pas bien que si vous étiez si calme ; ce n'était pas faute de courage ? Allons, allons, je n'ai pas eu dessein de vous offenser. Mais il y a encore une chose qu'il faut que je vous dise entre amis. Le vieux laird d'Ellieslaw a plus que vous dans ses veines l'ancien sang du pays. Il n'entend rien à toutes ces nouvelles idées de paix et de tranquillité. Il est tout pour les expéditions et les bons coups du vieux temps. On voit à sa suite une foule de vigoureux garçons qu'il tient en bonne disposition et qui sont pleins de malice comme de jeunes poulains. Il vit grandement, dépense trois fois ses revenus tous les ans, paie bien tout le monde, et personne ne peut dire où il prend son argent. Aussi, dès qu'il y aura un soulèvement dans le pays, il sera un des premiers à se déclarer. Or croyez bien qu'il n'a pas oublié son ancienne querelle avec votre famille ; je parierais qu'il rendra quelque visite à la vieille tour d'Earnscliff.

– S'il est assez malavisé pour le faire, Hobby, j'espère lui prouver que la vieille tour est encore assez solide pour lui résister, et je saurai la défendre contre lui, comme mes ancêtres l'ont défendue contre les siens.

– Fort bien ! très bien ! vous parlez en homme à présent… Hé bien ! si jamais il vous attaque ainsi, faites sonner la grosse cloche de la tour, et en un clin d'œil vous m'y verrez arriver avec mes deux frères, le petit Davie de Stenhouse, et tous ceux que je pourrai ramasser.

– Je vous remercie, Hobby ; mais j'espère que dans le temps où nous vivons nous ne verrons pas arriver des événements si contraires à tous les sentiments de religion et d'humanité.

– Bah ! bah ! monsieur Patrick, ce ne serait qu'un petit bout de guerre entre voisins : le ciel et la terre le savent bien, dans un pays si peu civilisé, c'est la nature du pays et des habitants. Nous ne pouvons pas vivre tranquilles comme les gens de Londres. Ce n'est pas possible : nous n'avons pas comme eux tant à faire.

– Pour un homme qui croit aussi fermement que vous, Hobby, aux apparitions surnaturelles, il me semble que vous parlez du ciel un peu légèrement. Vous oubliez encore dans quel lieu nous nous trouvons.

– Est-ce que la plaine de Mucklestane m'effraie plus que vous, monsieur Earnscliff ? Je sais bien qu'il y revient des esprits, qu'on y voit là nuit des figures effroyables ; mais qu'est-ce que j'ai à craindre ? J'ai une bonne conscience, elle ne me reproche rien… Peut-être quelques gaillardises avec de jeunes filles, ou quelques débauches dans une foire : est-ce donc un si grand crime ? Malgré tout ce que je vous ai dit, j'aime la paix et la tranquillité tout autant que…

– Et Dick Turnbull, à qui vous cassâtes la tête ? et Williams de Winton, sur qui vous fîtes feu ?

– Ah ! monsieur Earnscliff, vous tenez donc un registre de mes mauvais tours ? La tête de Dick est guérie, et nous devons vider notre différend le jour de Sainte-Croix à Jeddart ; c'est donc une affaire arrangée à l'amiable. Quant à Willie, nous sommes redevenus amis, le pauvre garçon : – il n'a eu que quelques grains de grêle après tout. – J'en recevrais volontiers autant pour une pinte d'eau-de-vie. Mais Willie a été élevé dans la plaine, et il a bientôt peur pour sa peau ; quant aux esprits, je vous dis que quand il s'en présenterait un devant moi…

– Comme cela n'est pas impossible, dit Earnscliff en souriant, car nous approchons de la fameuse sorcière.

– Je vous dis, reprit Hobby comme indigné de cette provocation, que, quand la vieille sorcière sortirait elle-même de terre, je n'en serais pas plus effrayé que… – Mais Dieu me préserve ! monsieur Earnscliff, qu'est-ce que j'aperçois là-bas ?

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE III

Chapitre III

« Nain qui parcourt cette plage,

« Apprends-moi quel est ton nom.

« – L'homme noir du marécage. »

John Leynen.

L'OBJET qui alarma le jeune fermier au milieu de ses protestations de courage fit tressaillir un instant son compagnon, quoique moins superstitieux. La lune, qui s'était levée pendant leur conversation, semblait, suivant l'expression du pays, se disputer avec les nuages à qui régnerait sur l'atmosphère, de sorte que sa lumière douteuse ne se montrait que par instants. Un de ses rayons frappant sur la colonne de granit, dont ils n'étaient pas très éloignés, leur fit apercevoir un être qui paraissait être une créature humaine, quoique d'une taille beaucoup au-dessous de l'ordinaire. Il n'avait pas l'air de vouloir aller plus loin, car il marchait lentement autour de la colonne, s'arrêtait à chaque pierre qu'il rencontrait, semblait l'examiner, et faisait entendre de temps en temps une espèce de murmure sourd, dont il était impossible de comprendre le sens.

Tout cela répondait si bien aux idées qu'Hobby Elliot s'était formées d'une apparition, qu'il s'arrêta à l'instant, sentit ses cheveux se dresser sur sa tête, et dit tout bas à Earnscliff : – C'est la vieille Ailie, c'est elle-même ! lui tirerai-je un coup de fusil, en invoquant le nom de Dieu ?

– N'en faites rien, pour l'amour du ciel ! c'est quelque, malheureux privé de raison.

– Vous la perdez vous-même de vouloir en approcher, dit Hobby en retenant à son tour son compagnon. Nous avons le temps de dire une petite prière avant qu'elle vienne à nous. Ah ! si je pouvais m'en rappeler une… ; mais elle nous en laisse tout le temps, continua-t-il, devenu plus hardi en voyant le courage de son compagnon, et le peu d'attention que l'esprit accordait à leur approche ; elle va clopin clopant comme une poule sur une grille chaude. Croyez-moi, Earnscliff (ajouta-t-il à demi-voix), faisons un détour comme pour mettre le vent contre un daim.

– On n'a de l'eau que jusqu'aux genoux dans la fondrière, et il vaut mieux mauvaise route que mauvaise compagnie.

Malgré ces remontrances, Earnscliff continuait à avancer, et Hobby le suivait malgré lui. Ils se trouvèrent enfin à dix pas de l'objet qu'ils cherchaient à reconnaître. Plus ils en approchaient, plus il leur paraissait décroître, autant que l'obscurité leur permettait de le distinguer. C'était un homme dont la taille n'excédait pas quatre pieds ; mais il était presque aussi large que haut, ou plutôt d'une forme sphérique, qui ne pouvait être due qu'à une étrange difformité. Le jeune chasseur appela deux fois cet être extraordinaire sans en recevoir de réponse, et sans faire attention aux efforts que son compagnon faisait continuellement pour l'entraîner d'un autre côté, plutôt que de troubler davantage une créature si singulière : – Qui êtes-vous ? Que faites-vous ici à cette heure de la nuit ? demanda-t-il une troisième fois. Une voix aigre et discordante répondit enfin : – Passez votre chemin, ne demandez rien à qui ne vous demande rien. Et ces mots, qui firent reculer Elliot à deux pas, firent même tressaillir son compagnon.

– Mais pourquoi êtes-vous si loin de toute habitation ? dit Earnscliff. Êtes-vous égaré ? suivez-moi, je vous donnerai un logement pour la nuit.

– A Dieu ne plaise ! s'écria Hobby involontairement.

J'aimerais mieux loger tout seul dans le fond du gouffre de Tarrass Flow, ajouta-t-il plus bas.

– Passez votre chemin, répéta cet être extraordinaire d'un ton de colère : je n'ai besoin ni de vous ni de votre logement. Il y a cinq ans que ma tête n'a reposé dans l'habitation des hommes ; et j'espère qu'elle n'y reposera plus.

– C'est un homme qui a perdu l'esprit, dit Earnscliff.

– Ma foi, dit son superstitieux compagnon, il a quelque chose du vieux Humphry Ettercap, qui périt ici près, il y a justement cinq ans. Mais ce n'est pas là le corps ni la taille d'Humphry.

– Passez votre chemin, répéta l'objet de leur curiosité. L'haleine des hommes empoisonne l'air qui m'entoure. Le son de vos voix me perce le cœur.

– Bon Dieu ! dit hobby, faut-il que les morts soient tellement enragés contre les vivants ? Sa pauvre âme est sûrement dans la peine.

– Venez avec moi, mon ami, dit Earnscliff, vous paraissez éprouver quelque grande affliction ; l'humanité ne me permet pas de vous abandonner ici.

– L'humanité ! s'écria le Nain en poussant un éclat de rire ironique, qu'est-ce que ce mot ? Vrai lacet de bécasse. – Moyen de cacher les trappes à prendre les hommes. – Appât qui couvre un hameçon plus piquant dix fois que ceux dont vous vous servez pour tromper les animaux dont votre gourmandise médite le meurtre.

– Je vous dis, mon bon ami, reprit Earnscliff, que vous ne pouvez juger de votre situation. Vous périrez dans cet endroit désert. Il faut, par compassion pour vous, que nous vous forcions à nous suivre.

– Je n'y toucherai pas du bout du doigt ! dit Hobby. Pour l'amour de Dieu ! laissez l'esprit agir comme il lui plaît.

– Si je péris ici, dit le Nain, que mon sang retombe sur ma tête ! mais vous aurez à vous accuser de votre mort, si vous osez souiller mes vêtements du contact d'une main d'homme.

La lune parut en ce moment avec une clarté plus pure, et Earnscliff vit que cet être singulier tenait eu main quelque chose qui brilla comme la lame d'un poignard ou le canon d'un pistolet. C'eût été une folie de vouloir s'emparer d'un homme ainsi armé, et qui paraissait déterminé à se défendre. Earnscliff voyait d'ailleurs qu'il n'avait aucun secours à attendre de son compagnon, qui avait déjà reculé de quelques pas, et qui semblait décidé à le laisser s'arranger avec l'esprit comme il l'entendrait. Il rejoignit donc Hobby, et ils continuèrent leur route. Ils se retournèrent cependant plus d'une fois pour regarder cette espèce de maniaque, qui continuait le même manège autour de la colonne, et qui semblait les poursuivre par des imprécations qu'on ne pouvait comprendre, mais que sa voix aigre fit retentir au loin dans cette plaine déserte.

Nos deux chasseurs firent d'abord, chacun de leur côté, leurs réflexions en silence. Lorsqu'ils furent assez éloignés du Nain pour ne plus le voir ni l'entendre, Hobby, reprenant courage, dit à son compagnon : – Je vous garantis qu'il faut que cet esprit, si c'est un esprit, ait fait ou ait souffert bien du mal quand il était dans son corps, pour qu'il revienne ainsi après qu'il est mort et enterré.

– Je crois que c'est un fou misanthrope, dit Earnscliff.

– Vous ne croyez donc pas que ce soit un être surnaturel ?

– Moi ? non, en vérité !

– Hé bien ! je suis presque d'avis moi-même que ce pourrait bien être un homme véritable. Cependant je n'en jurerais point. Je n'ai jamais rien vu qui ressemblât si bien à un esprit.

– Quoi qu'il en soit, je reviendrai ici demain. Je veux voir ce que sera devenu ce malheureux.

– En plein jour !… alors, s'il plaît à Dieu, je vous accompagnerai. Mais nous sommes plus près d'Heugh-Foot que d'Earnscliff. Ne feriez-vous pas mieux à l'heure qu'il est de venir coucher à la ferme ? Nous enverrons le petit garçon sur le poney avertir vos gens que vous êtes chez nous, quoique je croie bien qu'il n'y a pour vous attendre à la tour que le chat et les domestiques.

– Mais encore ne voudrais-je pas inquiéter les domestiques, et priver même Minet de son souper en mon absence. Je vous serai obligé d'envoyer le petit garçon.

– C'est parler en bon maître ! Vous viendrez donc à Heugh-Foot. – On sera bienheureux de vous y voir, oui certainement.

Cette affaire réglée, nos deux chasseurs doublèrent le pas et gravirent bientôt une petite éminence. – monsieur Patrick ; dit Hobby, j'éprouve toujours du plaisir quand j'arrive en cet endroit. Voyez-vous là-bas cette lumière ? c'est là qu'est ma mère-grand. La bonne vieille travaille à son rouet. Et plus haut, à la fenêtre au-dessus, en voyez-vous une autre ? c'est la chambre de ma cousine, de Grâce Armstrong. Elle fait à elle seule plus d'ouvrage dans la maison que mes trois sœurs, et elles en conviennent elles-mêmes, car ce sont les meilleures filles qu'on puisse voir, et ma grand'mère vous jurerait qu'il n'y a jamais eu une jeune fille si leste ; si active, excepté elle, bien entendu, dans son temps. Quant à mes frères, un d'eux est parti avec les gens du chambellan (On appelle ainsi en Écosse l'intendant d'un grand seigneur), et l'autre est à Moss-Phadraig, la ferme que nous faisons valoir. – Il est aussi habile à la besogne que moi.

– Vous êtes heureux, mon cher Hobby, d'avoir une famille si estimable.

– Heureux, oui certes. – J'en rends grâce au ciel ! Mais à propos, monsieur Patrick, vous qui avez été au collège et à la grande école d'Édimbourg, vous qui avez étudié la science, là où la science s'apprend le mieux, dites-moi donc, non que cela me concerne particulièrement ; mais j'entendais cet hiver le prêtre de Saint-John et notre ministre discuter là-dessus, et tous deux, ma foi, parlaient très bien. Le prêtre donc dit qu'il est contre la loi d'épouser sa cousine ; mais je ne crois pas qu'il citât aussi bien les autorités de la Bible que notre ministre. Notre ministre passe pour le meilleur ministre et le meilleur prédicateur qu'il y ait depuis ce canton jusqu'à Édimbourg. Croyez-vous que le ministre avait raison ?

– Certainement le mariage est reconnu par tous les chrétiens protestants aussi libre que Dieu l'a fait dans la loi lévitique ; ainsi, mon cher Hobby, il ne peut y avoir aucun obstacle à ce que vous épousiez miss Armstrong.

– Oh ! oh ! monsieur Patrick, vous qui êtes si chatouilleux, ne plaisantez donc pas comme cela ! Je vous parlais en général ; il n'était pas question de Grâce. D'ailleurs elle n'est pas ma cousine germaine, puisqu'elle est fille du premier mariage de la femme de mon oncle. Il n'y a donc pas une véritable parenté, il n'y a qu'une alliance.

Mais nous allons arriver, il faut que je tire un coup de fusil ; c'est ma manière de m'annoncer. Quand j'ai fait bonne chasse, j'en tire deux, un pour moi, l'autre pour le gibier.

Dès qu'il eut donné le signal, on vit différentes lumières se mettre en mouvement. Hobby en fit remarquer une qui traversait la cour. – C'est Grâce ! dit-il à son compagnon. Elle ne viendra pas me recevoir à la porte ; mais pourquoi ? c'est qu'elle va voir si le souper de mes chiens est préparé ; les pauvres bêtes !

– Qui m'aime, aime mon chien, dit Earnscliff : vous êtes un heureux garçon, Hobby !

Cette observation fut accompagnée d'un soupir qui n'échappa point à l'oreille du jeune fermier.

– En tous cas, dit-il, je ne suis pas le seul. Aux courses de Carlisle, J'ai vu plus d'une fois miss Isabelle Vere détourner la tête pour regarder quelqu'un qui passait près d'elle. Qui sait tout ce qui peut arriver dans ce monde.

Earnscliff eut l'air de murmurer tout bas une réponse ; était-ce pour convenir de ce qu'avançait Hobby, ou pour le démentir ? C'est ce que celui-ci ne put entendre, et sans doute Earnscliff avait voulu faire lui-même une réponse douteuse.

Ils avaient déjà dépassé le loaning, et après un détour au pied de la colline qu'ils descendaient, ils se trouvèrent en face de la ferme où demeurait la famille d'Hobby Elliot ; elle était couverte en chaume, mais d'un abord confortable. De riantes figures étaient déjà à la porte : mais la vue d'un étranger émoussa les railleries qu'on se proposait de décocher contre Hobby à cause de sa mauvaise chasse. Trois jeunes et jolies filles semblaient se rejeter de l'une à l'autre le soin de montrer le chemin à Earnscliff, parce que chacune d'elles aurait voulu s'esquiver pour aller faire un peu de toilette, et ne pas se montrer devant lui dans le déshabillé du soir, qui n'était destiné que pour les yeux de leur frère.

Hobby cependant se permit quelques plaisanteries générales sur ses deux sœurs (Grâce n'était plus là) ; et, prenant la chandelle des mains d'une des coquettes villageoises qui la tenait en minaudant, il introduisit son hôte dans le parloir de la famille, ou plutôt dans la grand'salle ; car, le bâtiment ayant été jadis une habitation fortifiée, la pièce ou l'on se rassemblait était une chambre voûtée et, pavée, humide et sombre sans doute, comparée aux logements de fermes de nos jours ; mais éclairée par un bon feu de tourbe, elle partit à Earnscliff infiniment préférable aux montagnes froides et arides qu'il venait de parcourir. La vénérable maîtresse de la maison, où la fermière, coiffée avec l'ancien pinner (coiffe des matrones d'Écosse), vêtue d'une simple robe serrée, d'une laine filée par elle-même, niais portant aussi un large collier d'or et des boucles d'oreilles, était assise au coin de la cheminée, dans son fauteuil d'osier, dirigeant les occupations des jeunes filles et de deux ou trois servantes qui travaillaient à leurs quenouilles derrière leurs maîtresses.

Après avoir fait bon accueil à Earnscliff, et donné tout bas quelques ordres pour faire une addition au souper ordinaire de la famille, la vieille grand'mère et les sœurs d'Hobby commencèrent leur attaque, qui n'avait été que différée.

– Jenny n'avait pas besoin d'apprêter un si grand feu de cuisine pour ce qu'Hobby a rapporté, dit une des sœurs.

– Non sans doute, dit une autre, la, poussière de la tourbe, bien soufflée, aurait suffi pour rôtir tout le gibier de notre Hobby.

– Oui, ou le bout de chandelle, si le vent ne l'éteignait pas, dit la troisième. Ma foi, si j'étais que de lui j'aurais rapporté un corbeau plutôt que de revenir trois fois sans la corne d'un daim pour en faire un cornet.

Hobby les regardait alternativement en fronçant le sourcil, dont l'augure sinistre était démenti par le sourire de bonne humeur qui se dessinait sur ses lèvres. Il chercha à les adoucir cependant, en annonçant le présent qu'Earnscliff avait promis.

– Dans ma jeunesse, dit la vieille mère, un homme aurait été honteux de sortir une heure avec son fusil, sans rapporter au moins un daim de chaque côté de son cheval, comme un coquetier portant des veaux au marché.

– C'est pour cela qu'il n'en reste plus, dit Hobby ; je voudrais que vos vieux amis nous en eussent laissé quelques-uns.

– Il y a pourtant des gens qui savent encore trouver du gibier, dit la sœur aînée en jetant un coup d'œil sur Earnscliff.

– Hé bien ! hé bien ! femme, chaque chien n'a-t-il pas son jour ! Que Earnscliff me pardonne ce vieux proverbe ; il a eu du bonheur aujourd'hui, une autre fois ce sera mon tour. N'est-il pas bien agréable, après avoir couru les montagnes toute la journée, d'avoir à tenir tête à une demi douzaine de femmes qui n'ont rien eu à faire que de remuer par-ci par-là leur aiguille ou leur fuseau, surtout quand, en revenant à la maison, on a été effrayé… non, ce n'est pas cela, surpris par des esprits ?

– Effrayé par des esprits ! s'écrièrent toutes les femmes à la fois ; car grand était le respect qu'on portait et qu'on porte peut-être encore dans ces cantons à ces superstitions populaires.

– Effrayé ! non : c'est surpris que je voulais dire. Et après tout, il n'y en avait qu'un ; n'est-il pas vrai, monsieur Earnscliff ? vous l'avez vu comme moi.

Et il se mit à raconter en détail, à sa manière, mais sans trop d'exagération, ce qui leur était arrivé à Mucklestane-Moor, en disant, pour conclure, qu'il ne pouvait conjecturer ce que ce pouvait être, à moins que ce ne fût ou l'ennemi des hommes en personne, ou un des vieux Peghts (sans doute les Pictes, que le peuple en Écosse croit avoir été des êtres surnaturels) qui habitaient le pays au temps jadis.

– Vieux Peght !s'écria la grand'mère, non, non, Dieu te préserve de tout mal, mon enfant ; ce n'est pas un Peght que cela. – C'est l'homme brun des marécages (sans doute de la famille des Brownies). O maudits temps que ceux où nous vivons ! Qu'est-ce qui va donc arriver à ce malheureux pays, maintenant qu'il est paisible et soumis aux lois ? Jamais il ne paraît que pour annoncer quelque désastre. Feu mon père m'a dit qu'il avait fait une apparition l'année de la bataille de Marston-Moor, une autre fois du temps de Montrose, et une autre la veille de la déroute de Dunbar. De mon temps même, on l'a vu deux heures avant le combat du pont de Bothwell ; et on dit encore que le laird de Benarbuck, qui avait le don de seconde vue, s'entretint avec lui quelque temps avant le débarquement du duc d'Argyle, mais je ne sais pas comment cela eut lieu. C'était dans l'ouest, loin d'ici. Oh ! mes enfants, il ne revient jamais qu'en des temps de malheurs ; gardez-vous bien d'aller le trouver !

Earnscliff prit la parole, en lui disant qu'il était convaincu que l'être qu'ils avaient vu était un malheureux privé de raison, et qu'il n'était chargé ni par le ciel ni par l'enfer d'annoncer une guerre ou quelque malheur ; mais il parlait à des oreilles qui ne voulaient pas l'entendre, et tous se réunirent pour le conjurer de ne pas songer à y retourner le lendemain.

– Songez donc, mon cher enfant, lui dit la vieille dame, qui étendait son style maternel à tous ceux qui avaient part à sa sollicitude, songez que vous devez prendre garde à vous plus que personne. La mort sanglante de votre père, les procès et maintes pertes ont fait de grandes brèches à votre maison. – Et vous êtes la fleur du troupeau, le fils qui rebâtira l'ancien édifice (si c'est la volonté d'en haut). Vous, un honneur pour le pays, une sauvegarde pour ceux qui l'habitent, moins que personne vous devez vous risquer dans de téméraires aventures. – Car votre race fut toujours une race trop aventureuse, et il lui en a beaucoup coûté.

– Mais bien certainement, mistress Elliot, vous ne voudriez pas que j'eusse peur d'aller dans une plaine ouverte en plein jour ?

– Et pourquoi non ? Je n'empêcherai jamais ni mes enfants ni mes amis de soutenir une bonne cause, au risque de tout ce qui pourrait leur arriver ; mais, croyez-en mes cheveux blancs, se jeter dans le péril de gaîté de cœur, c'est contre la loi et l'Écriture.

Earnscliff ne répondit rien, car il voyait bien que ses arguments seraient paroles perdues, et l'arrivée du souper mit fin à cette conversation. Miss Grâce était entrée peu auparavant, et Hobby s'était placé à côté d'elle, non sans avoir lancé à Earnscliff un coup d'œil d'intelligence. Un entretien enjoué, auquel la vieille dame de la maison prit part avec cette bonne humeur qui va si bien à la vieillesse, fit reparaître sur les joues des jeunes personnes les roses qu'en avait bannies l'histoire de l'apparition, et l'on dansa pendant une heure après le souper, aussi gaîment que s'il n'eût pas existé d'apparition dans le monde.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE IV

Chapitre IV

« Oui je suis misanthrope, et tout le genre humain

« Ne mérite à mes yeux que haine, que dédain.

« Que n'es-tu quelque chien ! je t'aimerais peut-être. »

Timon d'Athènes. Shakespeare.

Le lendemain, après avoir déjeuné, Earnscliff prit congé de ses hôtes en leur promettant de revenir pour avoir sa part de la venaison qui était arrivée de chez lui. Hobby eut l'air de lui faire ses adieux à la porte, mais quelques minutes après il était à son côté.

– Vous y allez donc, monsieur Patrick ? Hé bien ! malgré tout ce qu'a dit ma mère, que le ciel me confonde si je vous laisse y aller seul ! mais j'ai pensé qu'il valait mieux vous laisser partir sans rien dire ; sauf à vous rejoindre ensuite, afin que ma mère ne se doutât de rien, car je n'aime pas à la contrarier, et c'est une des dernières recommandations que mon père m'a faites sur son lit de mort.

– Vous faites bien, Hobby, dit Earnscliff, elle mérite tous vos égards.

– Oh ! quant à ceci, ma foi ! si elle savait où nous allons, elle serait tourmentée, et autant pour vous que pour moi. Mais croyez-vous que nous ne soyons point imprudents de retourner là-bas ? Vous savez que ni vous ni moi nous n'avons pas d'ordre exprès d'y aller, vous savez.

– Si je pensais comme vous, Hobby, peut-être n'irais-je pas plus loin ; mais je ne crois ni aux esprits ni aux sorciers, et je ne veux pas perdre l'occasion de sauver peut-être la vie d'un malheureux dont la raison parait aliénée.

– A la bonne heure si vous croyez cela, dit Hobby d'un air de doute ; et il est pourtant certain que les fées elles-mêmes, je veux dire les bons voisins (car on dit qu'il ne faut pas les appeler fées), qu'on voyait chaque soir sur les tertres de gazon, sont moins visibles de moitié dans notre temps. Je ne puis dire que j'en ai vu moi-même ; mais j'en entendis siffler un dans la bruyère, avec un son tout semblable à celui du courlieu. Mais combien de fois mon père m'a-t-il dit qu'il en avait vu en revenant de la foire, quand il était un peu en train, le brave homme !

C'est ainsi que la superstition se transmet de plus en plus faible d'une génération à l'autre. Earnscliff le remarquait à part en écoutant Hobby. Ils continuèrent à causer de la sorte jusqu'à ce qu'ils arrivassent en vue de la colonne qui donne son nom à la plaine.

– En vérité, dit alors Hobby, voilà encore cette créature qui se traîne là-bas. Mais il est grand jour, vous avez votre fusil, j'ai mon grand coutelas, et je crois que nous pouvons nous approcher sans trop de danger.

– Très certainement, dit Earnscliff ; mais, au nom du ciel ! que peut-il faire là ?

– On dirait qu'il fait un mur avec toutes ces pierres, ou toutes ces oies, comme on les appelle. Voilà qui passe tout ce que j'ai ouï dire.

En approchant davantage, Earnscliff reconnut que la conjecture de son compagnon n'était pas invraisemblable. L'être mystérieux qu'ils avaient vu la veille semblait s'occuper péniblement à ramasser les pierres éparses, et à les placer les unes sur les autres, de manière à former un petit enclos. Il ne manquait pas de matériaux, mais son travail n'était pas facile, et l'on avait peine à comprendre qu'il eût pu remuer les pierres énormes qui servaient de fondements à son édifice. Il s'occupait à en placer une très lourde, quand les deux jeunes gens arrivèrent à peu de distance de lui, et il y mettait tant d'attention, qu'il ne les vit pas s'approcher. Il montrait, en traînant la pierre, en la levant et en la plaçant suivant le plan qu'il avait conçu, une force et une adresse qui s'accordaient peu avec sa taille et sa difformité. En effet, à en juger par les obstacles qu'il avait déjà surmontés, il devait avoir la force d'un Hercule, puisque quelques-unes des pierres qu'il avait transportées n'auraient pu l'être que par deux hommes. Aussi Hobby ne put s'empêcher de revenir à sa première opinion.

– Il faut que ce soit l'esprit d'un maçon, dit-il : voyez comme il manie ces grosses pierres. Si c'est un homme après tout, je voudrais savoir combien il prendrait par toise pour construire un mur de digue. – On aurait bien besoin d'en avoir un entre Cringlehope et les Shaws. – Brave homme (ajouta-t-il en élevant la voix), vous faites là un ouvrage pénible !

L'être auquel il s'adressait se tournant de son côté, en jetant sur lui des regards égarés, changea de posture et se fit voir dans toute sa difformité.

Sa tête était d'une grosseur peu commune ; ses cheveux crépus étaient en partie blanchis par l'âge ; d'épais sourcils, qui se joignaient ensemble, couvraient de petits yeux noirs et perçants qui, enfoncés dans leur orbite, roulaient d'un air farouche, et semblaient indiquer l'aliénation d'esprit. Ses traits étaient durs et sauvages, et il avait dans sa physionomie cette expression particulière qu'on remarque si souvent dans les personnes contrefaites, avec ce caractère lourd et dur qu'un peintre donnerait aux géants des vieux romans. Son corps large et carré, comme celui d'un homme de moyenne taille, était porté sur deux grands pieds ; mais la nature semblait avoir oublié les jambes et les cuisses, car elles étaient si courtes, que son vêtement les cachait tout-à-fait. Ses bras, d'une longueur démesurée, se terminaient par deux mains larges, musclées et horriblement velues. On eût dit que la nature avait d'abord destiné ces membres à la création d'un géant, pour les donner ensuite, dans son caprice, à la personne d'un nain. Son habit, espèce de tunique d'un gros drap brun, ressemblait au froc d'un moine, et il était assujetti sur son corps par une ceinture de cuir ; enfin sa tête était couverte d'un bonnet de peau de blaireau ou de toute autre fourrure, qui ajoutait à l'aspect grotesque de son extérieur, et couvrait en partie son visage dont l'expression habituelle était celle d'une sombre et farouche misanthropie.

Ce Nain extraordinaire regardait en silence les deux jeunes gens d'un air d'humeur et de mécontentement. Earnscliff, voulant lui inspirer plus de douceur, lui dit : – Vous vous êtes donné une tâche fatigante, mon cher ami, permettez-nous de vous aider.

Elliot et lui, réunissant leurs efforts, placèrent une pierre sur le mur commencé. Le Nain, pendant ce temps, les regardait de l'air d'un maître qui inspecte ses ouvriers, et témoignait par ses gestes combien il s'impatientait du temps qu'ils mettaient à apporter la pierre ; il leur en montra une seconde, puis une troisième, puis une quatrième, qu'ils placèrent de même, quoiqu'il parût choisir avec un malin plaisir les plus lourdes et les plus éloignées. Mais, lorsque le déraisonnable Nain leur en désigna une cinquième encore plus difficile à remuer que les précédentes : – Oh ! ma foi, l'ami, dit Elliot, Earnscliff fera ce qu'il lui plaira, mais que vous soyez un homme, ou tout ce qu'il peut y avoir de pire, que le diable me torde les doigts, si je m'éreinte plus long-temps comme un manœuvre, sans recevoir tant seulement un remerciement pour nos peines.

– Un remerciement ! s'écria le Nain en le regardant de l'air du plus profond mépris ; recevez-en mille, et puissent-ils vous être aussi utiles que ceux qui m'ont été prodigués, que ceux que les reptiles qu'on nomme des hommes se sont jamais adressés… Allons ! travaillez ou partez.

– Voilà une belle réponse, monsieur Earnscliff, pour avoir bâti un tabernacle pour le diable, et compromis peut-être nos propres âmes par-dessus le marché.

– Notre présence paraît le contrarier, répondit Earnscliff ; retirons-nous, nous ferons mieux de lui envoyer quelque nourriture.

Ce fut ce qu'ils firent dès qu'ils furent de retour à Heugh-Foot, et ils chargèrent un domestique de porter au Nain un panier de provisions. Celui-ci trouva le Nain toujours occupé de son travail ; mais, étant imbu des préjugés du pays, il n'osa ni s'en approcher ni lui parler. Il plaça ce qu'il apportait sur une des pierres les plus éloignées à la disposition du misanthrope.

Le Nain continua ses travaux avec une activité qui paraissait presque surnaturelle ; il faisait en un jour plus d'ouvrage que deux hommes n'auraient pu en faire, et les murs qu'il élevait prirent bientôt l'apparence d'une hutte qui, quoique très étroite, et construite seulement de pierres et de terres, sans mortier, offrait, à cause de la grosseur peu commune des pierres employées, un air de solidité très rare dans des cabanes si petites et d'une construction si grossière. Earnscliff, qui épiait tous ses mouvements, n'eut pas plutôt compris son but qu'il fit porter dans le voisinage du lieu les bois nécessaires pour la toiture, et il se proposait même d'y envoyer des ouvriers le jour d'après, pour les placer : mais le Nain ne lui en laissa pas le temps, il passa la nuit à l'ouvrage, et fit si bien que, dès le lendemain matin, la charpente était en place ; il s'occupa ensuite à couper des joncs et à en couvrir sa demeure, ce qu'il exécuta avec une adresse surprenante.

Voyant que cet être extraordinaire ne voulait recevoir d'aide que le secours accidentel d'un passant ; Earnsclilf se contenta de faire porter dans les environs les matériaux et les outils qu'il jugeait pouvoir lui être utiles ; le solitaire s'en servait avec talent. Il construisit une porte et une fenêtre, se fit un lit de planches ; et, à mesure que ses travaux avançaient, son humeur semblait devenir moins irascible. Il songea ensuite à se fermer d'un enclos. Puis il transporta du terreau et travailla si bien le sol qu'il se forma un petit, jardin. On supposera naturellement, comme nous l'avons fait entendre, que cet être solitaire fut aidé plus d'une fois par les passants qui par hasard traversaient la plaine, et par d'autres que la curiosité portait à lui rendre visite. Il était en effet impossible de voir une créature humaine si peu propre en apparence à un travail si rude et si constant sans s'arrêter pendant quelques minutes pour l'aider. Mais, comme aucun de ces aides ne savait jusqu'à quel point le Nain avait reçu assistance des autres, les rapides progrès de sa tâche journalière ne perdaient rien de ce qu'ils avaient de merveilleux. La solidité compacte de sa cabane, construite en si peu de temps et par un tel être, son adresse supérieure dans le maniement de ses outils, son talent dans tous les arts mécaniques et autres, éveillèrent les soupçons des voisins. On ne croyait plus que ce fût un fantôme ; on l'avait vu d'assez près et assez long-temps pour être convaincu que c'était véritablement un homme de chair et d'os ; mais le bruit courait qu'il avait des liaisons avec des êtres surnaturels, et qu'il avait fixé sa résidence dans ce lieu écarté pour n'être pas troublé dans ses relations avec eux. Il n'était jamais moins seul que quand il était seul, disait-on, en donnant à cette phrase d'un ancien philosophe un sens mystérieux. On assurait aussi que des hauteurs qui dominent la bruyère on avait vu souvent un autre personnage qui aidait dans son travail cet habitant du désert, et qui disparaissait aussitôt qu'on s'en approchait ; ce personnage était quelquefois assis à son côté sur le seuil de la porte, il se promenait avec lui dans le jardin, il allait avec lui chercher de l'eau à une fontaine voisine. Earnscliff expliquait ce phénomène en disant qu'on avait pris l'ombre du Nain pour une seconde personne. – Son ombre serait donc d'une nature aussi singulière que son corps, disait alors Hobby, grand partisan de l'opinion générale ; il est trop bien dans les papiers du vieux Satan pour avoir une ombre (allusion à la croyance populaire qui veut que les corps des sorciers ne projettent point d'ombre). Qui a jamais vu une ombre entre un corps et le soleil ? Cette chose, que ce soit ce qu'on voudra, est plus mince et plus grande que le corps dont vous dites qu'elle est l'ombre. On l'a vue plus d'une fois s'interposer entre le soleil et lui.

Ces soupçons, dans d'autres cantons de l'Écosse, auraient pu exposer notre solitaire à des recherches qui ne lui auraient pas été agréables ; mais ils ne servirent qu'à faire regarder le prétendu sorcier avec une crainte respectueuse. Il ne semblait pas fâché d'inspirer ce sentiment. Lorsque quelqu'un approchait de sa chaumière, il voyait avec une sorte de plaisir l'air de surprise et d'effroi de celui qui le regardait, et la promptitude avec laquelle il s'éloignait de lui. Peu de gens étaient assez hardis pour satisfaire leur curiosité en jetant un regard à la hâte sur son habitation et sur son jardin ; et, s'ils lui adressaient quelques paroles, jamais il n'y répondait que par un mot ou un signe de tête.

Il semblait s'être établi dans sa hutte pour la vie. Earnscliff passait souvent par-là, rarement sans demander au Nain de ses nouvelles ; mais il était impossible de l'engager dans aucune conversation sur ses affaires personnelles. Il acceptait sans répugnance les choses nécessaires à la vie, mais rien au-delà, quoique Earnscliff, par humanité, et les habitants du canton, par une crainte superstitieuse, lui offrissent bien davantage. Il récompensait ceux-ci par les conseils qu'il leur donnait lorsqu'il était consulté, comme il ne tarda pas à l'être, sur leurs maladies et sur celles de leurs troupeaux. Il ne se bornait pas même à des avis, il leur fournissait aussi les remèdes convenables, non seulement les simples qui croissaient dans le pays, mais aussi des médicaments coûteux, produit de climats étrangers. On juge bien que cela ne faisait que confirmer le bruit de ses liaisons avec des êtres invisibles qui étaient à ses ordres : sans quoi, comment aurait-il pu, dans son ermitage et dans son état d'indigence, se procurer toutes ces choses ? Avec le temps, il fit connaître qu'il se nommait Elsender-le-Reclus, nom que les habitants du pays changèrent en celui du bon Elsy ; ou le Sage de Mucklestane-Moor.

Ceux qui venaient le consulter déposaient ordinairement leur offrande sur une pierre peu éloignée de sa demeure. Si c'était de l'argent, ou quelque objet qu'il ne lui convînt pas d'accepter, il le jetait loin de lui, ou le laissait où on l'avait déposé, sans en faire usage. Dans toutes ces occasions, ses manières étaient toujours celles d'un misanthrope bourru ; il ne prononçait que le nombre de mots strictement nécessaire pour répondre à la question qu'on lui faisait ; et, si l'on voulait lui parler de choses indifférentes, il rentrait chez lui sans daigner faire une seule réponse.

Lorsque l'hiver fut passé, et qu'il commença à récolter quelques légumes dans son jardin, ils firent sa principale nourriture. Earnscliff parvint pourtant à lui faire accepter deux chèvres qui se nourrissaient dans la plaine, et qui lui fournissaient du lait.

Earnscliff, voyant son présent accepté, voulut aller faire une visite à l'ermite. Le vieillard était assis sur un banc de pierre, près de la porte de son jardin ; c'était là son siége quand il était disposé à donner audience. Personne n'était admis dans l'intérieur de sa cabane et de son petit jardin : c'était un lieu sacré ; comme le Morui des insulaires d'Otaïti. Sans doute qu'il l'aurait cru profané par la présence d'une créature humaine. Lorsqu'il était enfermé dans son habitation, aucune prière n'aurait pu le persuader de se rendre visible ou de donner audience à qui que ce fût.

Earnscliff avait été pêcher dans un ruisseau qui coulait à peu de distance. Voyant l'ermite sur le banc près de sa chaumière, il vint s'asseoir sur une pierre qui était en face, ayant en main sa ligne et un panier dans lequel étaient quelques truites ; produit de sa pêche. Le Nain, habitué à sa présence, ne donna d'autre signe qu'il l'avait vu qu'en levant les yeux un moment pour le regarder de l'air d'humeur qui lui était habituel ; après quoi, il laissa retomber sa tête sur sa poitrine, comme pour se replonger dans ses profondes méditations. Earnscliff s'aperçut qu'il avait adossé tout nouvellement à sa demeure un petit abri pour ses deux chèvres.

– Vous travaillez beaucoup, Elsy, lui dit-il pour tâcher de l'engager dans une conversation.

– Travailler ! s'écria le Nain ; c'est le moindre des maux de la misérable humanité. Il vaut mieux travailler comme moi que de chercher des amusements comme les vôtres.

– Je ne prétends pas que nos amusements champêtres soient des exercices inspirés par l'amour de l'humanité, et cependant…

– Et cependant ils valent mieux que votre occupation ordinaire. Il vaut mieux que l'homme assouvisse sa férocité sur les poissons muets que sur les créatures de son espèce. Mais pourquoi parlé-je ainsi ? Pourquoi la race des hommes ne s'entr'égorge-t-elle pas, ne s'entre-dévore-t-elle pas, jusqu'à ce que, le genre humain détruit, il ne reste plus qu'un monstre énorme comme le Behemoth de l'Écriture ; qu'alors ce monstre, le dernier de la race, après s'être nourri des os de ses semblables, quand sa proie lui manquera, rugisse des jours entiers privé de nourriture, et meure enfin peu à peu de famine ? Ce serait un dénouement digne de cette race maudite.

– Vos actions valent mieux que vos paroles, Elsy : votre misanthropie maudit les hommes, et cependant vous les soulagez !

– Je le fais : mais pourquoi ? Écoutez-moi. Vous êtes un de ceux que je vois avec le moins de dégoût ; et, par compassion pour votre aveuglement, je veux bien, contre mon usage, perdre avec vous quelques paroles. Je ne puis envoyer dans les familles la peste et la discorde ; mais n'atteins-je pas au même but en conservant la vie de quelques hommes, puisqu'ils ne vivent que pour s'entre-détruire Si j'avais laissé mourir Alix de Bower, l'hiver dernier, Ruthwen aurait-il été tué ce printemps pour l'amour d'elle ? Lorsque Willie de Westburnflat était sur son lit de mort, on laissait les troupeaux paître librement dans les champs ; aujourd'hui que je l'ai guéri, on les surveille avec soin, et l'on ne se couche pas sans avoir déchaîné le limier de garde, et tous les autres chiens.

– J'avoue que cette dernière cure n'a pas rendu un grand service à la société ; mais, par compensation, vous avez guéri, il y a peu de temps, mon ami Hobby, le brave Hobby Elliot de Heugh-Foot, d'une fièvre dangereuse qui pouvait lui coûter la vie.

– Ainsi pensent et parlent les enfants de la boue dans leur folie et leur ignorance, dit le Nain en souriant avec malignité. Avez-vous jamais vu le petit d'un chat sauvage dérobé tout jeune à sa mère pour être apprivoisé ? Comme il est doux ! comme il joue avec vous ! Mais faites-lui sentir votre gibier ou vos agneaux, et sa férocité va se montrer ; il va déchirer vos agneaux, ou votre volaille, dévorer tout ce qui se trouvera sous ses griffes.

– C'est l'effet de son instinct. Mais qu'est-ce que cela a de commun avec Hobby ?

– C'est son emblème, c'est son portrait. Il est, quant à présent, tranquille, apprivoisé ; mais qu'il trouve l'occasion d'exercer son penchant naturel, qu'il entende le son de la trompette guerrière, vous verrez le jeune limier aspirer le sang, vous le verrez aussi cruel, aussi féroce que le plus terrible de ses ancêtres qui ait brûlé le chaume d'un pauvre paysan… Me nierez-vous qu'il vous excite souvent à tirer une vengeance sanglante d'une injure dont votre famille a eu à se plaindre quand vous n'étiez encore qu'un enfant ?

Earnscliff tressaillit. Le solitaire ne parut pas s'apercevoir de sa surprise, et continua.

– Hé bien ! la trompette sonnera, le jeune limier satisfera sa soif de sang, et je dirai avec un sourire : Voilà pourquoi je lui ai sauvé la vie ! Oui, tel est l'objet de mes soins apparents : c'est d'augmenter la masse des misères humaines, c'est, même dans ce désert, de jouer mon rôle dans la tragédie générale. Quant à vous, si vous étiez malade dans votre lit, la pitié m'engagerait peut-être à vous envoyer une coupe de poison.

– Je vous suis fort obligé, Elsy, et avec une si douce espérance, je ne manquerai certainement pas de vous consulter, quand j'aurai besoin de secours.

– Ne vous flattez pas trop ! il n'est pas bien certain que je serais assez faible pour céder à une sotte compassion. Pourquoi m'empresserais-je d'arracher aux misères de la vie un homme si bien constitué pour les supporter ? Pourquoi imiterais-je la compassion de l'Indien, qui brise la tête de son captif d'un coup de tomahawk, au moment où il est attaché au fatal poteau, quand le feu s'allume, que les tenailles rougissent, que les chaudrons sont déjà bouillants et les scalpels aiguisés pour déchirer, brûler et sacrifier la victime ?

– Vous faites un tableau effrayant de la vie, Elsy, mais il ne peut abattre mon courage. Nous devons supporter les peines avec résignation, et jouir du bonheur avec reconnaissance. La journée de travail est suivie par une nuit de repos, et les souffrances mêmes nous offrent des consolations, quand, en les endurant, nous savons que nous avons rempli nos devoirs.

– Doctrine des brutes et des esclaves ! dit le Nain, dont les yeux s'enflammaient d'une démence furieuse : je la méprise comme digne seulement des animaux qu'on immole. Mais je ne perdrai pas plus de paroles avec vous.

Il se leva à ces mots, et ouvrit la porte de sa chaumière ; comme il allait y entrer, se retournant vers Earnscliff, il ajouta avec véhémence : – De peur que vous ne croyiez que les services que je parais rendre aux hommes prennent leur source dans ce sentiment bas et servile qu'on appelle l'amour de l'humanité, apprenez que s'il existait un homme qui eût détruit mes plus chères espérances, qui eût déchiré et torturé mon cœur, qui eût fait un volcan de ma tête ; et si la vie et la fortune de cet homme étaient aussi complètement en mon pouvoir que ce vase fragile (prenant en main un pot de terre qui se trouvait près de lui), je ne le réduirais pas ainsi en atomes de poussière, dit-il en le lançant avec fureur contre la muraille. Non, continua-t-il avec amertume, quoique d'un ton plus tranquille : Je l'entourerais de richesses, je l'armerais de puissance, je ne le laisserais manquer d'aucuns moyens de satisfaire ses viles passions, d'accomplir ses infâmes desseins ; j'en ferais le centre d'un effroyable tourbillon qui, privé lui-même de paix et de repos, renverserait, engloutirait tout ce qui se trouverait sur son passage. J'en ferais un fléau capable de bouleverser sa terre natale, et d'en rendre tous les habitants délaissés, proscrits et misérables comme moi.

A peine eut-il proféré ces mots, qu'il se précipita dans sa chaumière, dont il ferma la porte avec violence, poussant ensuite deux verrous, comme pour être sûr qu'aucun être appartenant à une race qu'il avait prise en horreur ne pourrait venir le troubler dans sa solitude.

Earnscliff s'éloigna avec un sentiment mêlé de compassion et d'horreur, et cherchant en vain quels malheurs pouvaient avoir réduit à cet état de frénésie l'esprit d'un homme qui paraissait avoir reçu de l'éducation, et qui ne manquait pas de connaissances. Il n'était pas moins surpris devoir que le solitaire, malgré sa réclusion absolue et le peu de temps qu'il avait vécu dans ce canton, savait tout ce qui se passait dans les environs, et connaissait même les affaires particulières de sa famille. – Il n'est pas étonnant, pensa-t-il, qu'avec une figure pareille, une misanthropie si exaltée et des connaissances si surprenantes sur les affaires de chacun, ce malheureux soit regardé par le commun du peuple comme ayant des relations avec l'ennemi des hommes.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE V

Chapitre V

« Au mois de mai, du printemps la puissance

« Du rocher des déserts dompte l'aridité ;

« Et malgré lui, sa féconde influence

« De mousse et de lichen pare sa nudité.

« Ainsi de la beauté tout reconnait l'empire,

« Le cœur le plus sévère est touché de ers pleurs,

« Et ce sent ranimé par sou tendre sourire. »

Beaumont

A mesure que la saison nouvelle faisait sentir sa douce influence, l'on voyait plus souvent le solitaire assis sur la pierre qui lui servait de banc devant sa hutte. Un jour, vers midi, une compagnie assez nombreuse qui allait à la chasse, et qui était, composée de personnes des deux sexes, traversait la bruyère avec une suite de piqueurs conduisant des chiens, des faucons sur le poing, et remplissant l'air du bruit de leurs cors. Le Nain, à la vue de cette troupe brillante, allait rentrer dans sa chaumière, quand trois jeunes demoiselles, suivies de leurs domestiques, et que la curiosité avait engagées à se détacher de leur compagnie pour voir de plus près le sorcier de Mucklestane-Moor, parurent tout-à-coup devant lui. L'une fit un cri d'effroi en apercevant un être si difforme, et se couvrit les yeux avec la main ; l'autre, plus hardie, s'avança en lui demandant d'un air ironique s'il voulait leur dire leur bonne aventure ; la troisième, qui était la plus jeune et la plus jolie, voulant réparer l'incivilité de ses compagnes, lui dit que le hasard les avait séparées du reste de leur compagnie à l'entrée de la plaine, et que, l'ayant vu assis à sa porte, elles étaient venues pour le prier de leur indiquer le chemin le plus court pour aller à…

– Quoi ! s'écria le Nain, si jeune et déjà si artificieux ! Vous êtes venue, vous le savez, fière de votre jeunesse, de votre opulence et de votre beauté, pour en jouir doublement par le contraste de la vieillesse, de l'indigence et de la difformité. Cette conduite est digne de la fille de votre père, mais non de celle de la mère qui vous a donné le jour.

– Vous connaissez donc mes parents ? vous savez donc qui je suis ?

– Oui. C'est la première fois que mes yeux vous aperçoivent : mais je vous ai vue souvent dans mes rêves.

– Dans vos rêves ?

– Oui, Isabelle Vere. Qu'ai-je à faire quand je veille, avec toi ou avec les tiens ?

– Quand vous veillez, monsieur, dit la seconde des compagnes d'Isabelle avec une sorte de gravité moqueuse, toutes vos pensées sont fixées sans doute sur la sagesse : la folie ne peut s'introduire chez vous que pendant votre sommeil ?

– Tandis que la nuit comme le jour, répliqua le Nain, avec plus d'humeur qu'il ne convient à un ermite ou à un philosophe, elle exerce sur toi un empire absolu.

– Que le ciel me protège ! dit la jeune dame en ricanant : c'est un sorcier, bien certainement.

– Aussi certainement que vous êtes une femme, dit le Nain : que dis-je ? une femme ! il fallait dire une dame, une belle dame. Vous voulez que je vous prédise votre fortune future : cela sera fait en deux mots. Vous passerez votre vie à courir après des folies dont vous serez lasse dès que vous les aurez atteintes. Au passé, des poupées et des jouets ; au présent, l'amour et toutes ses sottises ; dans l'avenir, le jeu, l'ambition et les béquilles. Des fleurs dans le printemps, des papillons dans l'été, des feuilles fanées dans l'automne et dans l'hiver. – J'ai fini, je vous ai dit votre bonne aventure.

– Hé bien ! si j'attrape les papillons, c'est toujours quelque chose, dit en riant la jeune personne, qui était une cousine de miss Vere ; et vous ;, Nancy, ne voulez-vous pas vous faire dire votre bonne aventure ?

– Pas pour un empire, répondit-elle en faisant un pas en arrière : c'est assez d'avoir entendu la vôtre.

– Hé bien ! reprit miss Ilderton, je veux vous payer comme si vous étiez un oracle et moi princesse.

En même temps elle présenta au Nain quelques pièces d'argent.

– La vérité ne se vend ni ne s'achète, dit le solitaire en repoussant son offrande avec un dédain morose.

– Hé bien ! je garderai mon argent pour me servir dans la carrière que je dois suivre.

– Vous en aurez besoin, s'écria le cynique : sans cela peu de personnes peuvent suivre, et moins encore peuvent être suivies. Arrêtez, dit-il à miss Vere, au moment où ses compagnes partaient, j'ai deux mots à vous dire encore. Vous avez ce que vos compagnes voudraient avoir, ce qu'elles voudraient au moins faire croire qu'elles possèdent : beauté, richesse, naissance, talents.

– Permettez-moi de suivre mes compagnes, bon père : je suis à l'épreuve contre la flatterie et les prédictions.

– Arrêtez, s'écria le Nain en retenant la bride de son cheval, je ne suis pas un flatteur. Croyez-vous que je regarde toutes ces qualités comme des avantages ? Chacune d'elles n'a-t-elle pas à sa suite des maux innombrables ? des affections contrariées, un amour malheureux, un couvent, ou un mariage forcé ? Moi, dont l'unique plaisir est de souhaiter le malheur du genre humain, je ne puis vous en désirér davantage que votre étoile ne vous en promet.

– Hé bien ! mon père, en attendant que tous ces maux m'arrivent, laissez-moi jouir d'un bonheur que je puis me procurer. Vous êtes âgé, vous êtes pauvre, vous-vous trouvez éloigné de tout secours si vous en aviez besoin ; votre situation vous expose aux soupçons des ignorants, et peut-être par la suite vous exposera à leurs insultes : consentez que je vous place dans une situation moins fâcheuse ; permettez-moi d'améliorer votre sort ; consentez-y pour moi, si ce n'est pour vous ; lorsque j'éprouverai les malheurs dont vous me faites la prédiction, et qui ne se réaliseront peut-être que trop tôt, il me restera du moins la consolation de n'avoir pas perdu tout le temps où j'étais plus heureuse.

– Oui, dit le vieillard d'une voix qui trahissait une émotion dont il s'efforçait en vain de se rendre maître ; oui, c'est ainsi que tu dois penser ; c'est ainsi que tu dois parler, s'il est possible que les discours d'une créature humaine soient d'accord avec ses pensées ! Attends-moi un instant ; garde-toi bien de partir avant que je sois de retour.

Il alla à son jardin, et en revint tenant à la main une rose à demi épanouie.

– Tu ! m'as fait verser une larme, lui dit-il ; c'est la seule qui soit sortie de mes yeux depuis bien des années. Reçois ce gage de ma reconnaissance. Prends cette fleur, conserve-la avec soin, ne la perds jamais ! Viens me trouver à l'heure de l'adversité ; montre-moi cette rose, montre-m'en seulement une feuille, fût-elle aussi flétrie que mon cœur ; fût-ce dans un de mes plus terribles instants de rage contre le genre humain, elle fera naître dans mon sein des sentiments plus doux, et tu verras peut-être l'espérance luire de nouveau dans le tien. Mais point de message, point d'intermédiaire ; viens toi-même, viens seule, et mon cœur et ma porte, fermés pour tout l'univers, s'ouvriront toujours pour toi et tes chagrins. Adieu !

Il laissa aller la bride, et la jeune dame, après l'avoir remercié, s'éloigna fort surprise du discours singulier que lui avait tenu cet être extraordinaire. Elle retourna la tête plusieurs fois, et le vit toujours à la porte de sa cabane. Il semblait la suivre des yeux jusqu'au château d'Ellieslaw, et il ne rentra dans sa chaumière que lorsqu'il ne lui fut plus possible de l'apercevoir.

Cependant ses compagnes ne manquèrent pas de la plaisanter sur l'étrange entretien qu'elle avait eu avec le fameux sorcier de Mucklestane-Moor. – Isabelle a eu tout l'honneur de la journée, lui dit miss Ilderton l'aînée. Son faucon a abattu le seul faisan que nous ayons rencontré ; ses yeux ont conquis le cœur d'un amant, et le magicien lui-même n'a pu résister à ses charmes. Vous devriez, ma chère Isabelle, cesser d'accaparer, ou du moins vous défaire de toutes les denrées qui ne peuvent vous servir.

– Je vous les cède toutes pour peu de chose, dit Isabelle, et le sorcier pardessus le marché.

– Proposez-le à Nancy pour rétablir la balance inégale, dit miss Ilderton ; vous savez que ce n'est pas une sorcière.

– Bon Dieu, ma sœur, dit Nancy, que voudriez-vous que je fisse d'un tel monstre ? J'ai eu peur dès que je l'ai aperçu, et j'avais beau fermer les yeux, il me semblait que je le voyais encore.

– Tant pis, Nancy, reprit sa sœur, je vous souhaite, quand vous prendrez un admirateur, qu'il n'ait d'autres défauts que ceux qu'on ne peut pas voir en fermant les yeux. Au surplus, n'en voulez-vous pas ? c'est une affaire faite, je le prends pour moi, je le logerai dans l'armoire où maman tient ses curiosités de la Chine, afin de prouver que l'imagination si fertile des artistes de Pékin et de Kanton n'a jamais immortalisé en porcelaine de monstre comparable à celui que la nature a produit en Écosse.

– La situation de ce pauvre homme est si triste, dit Isabelle, que je ne puis, ma chère Lucy, goûter vos plaisanteries comme de coutume. S'il est sans ressources, comment peut-il exister dans ce désert, si loin de toute habitation ? et s'il a les moyens de se procurer ce dont il a besoin, ne court-il pas le risque d'être volé, assassiné par quelqu'un des brigands dont on parle quelquefois dans ce voisinage ?

– Vous oubliez qu'on assure qu'il est sorcier, dit Nancy.

– Et si la magie diabolique ne lui réussit pas, dit miss Ilderton, il n'a qu'à se fier à sa magie naturelle. Qu'il montre à sa fenêtre sa tête énorme et son visage, le plus hardi voleur ne voudra pas le voir deux fois. Que ne puis-je avoir à ma disposition cette tête de Gorgone, seulement pour une demi-heure !

– Et qu'en feriez-vous, Lucy ? lui demanda miss Vere.

– Je ferais fuir du château ce sombre, roide et cérémonieux Frédéric Langley, que votre père aime tant, et que vous aimez si peu. Au moins nous avons été débarrassées de sa compagnie pour le temps que nous avons mis à faire notre visite au sorcier. C'est une obligation que nous avons à Elsy, et je ne l'oublierai de ma vie.

– Que diriez-vous donc, Lucy, lui dit à demi-voix Isabelle, pour ne pas être entendue de Nancy, qui marchait en avant parce que le sentier où elles se trouvaient était trop étroit pour que trois personnes pussent y passer de front ; que diriez-vous si l'on vous proposait d'associer pour la vie votre destinée à celle de sir Frédéric ?

– Je dirais Non, Non, Non, trois fois Non, toujours de plus haut en plus haut, jusqu'à ce qu'on m'entendît de Carlisle.

– Mais si Frédéric vous disait que dix-neuf Non valent un demi-consentement ?

– Cela dépend de la manière dont ces Non sont prononcés.

– Mais si votre père vous disait : Consentez-y ou…

– Je m'exposerais à toutes les conséquences de son ou, serait-il le plus cruel des pères.

– Et s'il vous menaçait d'un couvent, d'une abbesse, d'une tante catholique ?

– Je le menacerais d'un gendre protestant, et je ne manquerais pas la première occasion de lui désobéir par esprit de conscience. Mais Nancy marche bien vite ! Tant mieux, nous pourrons causer. Croyez-vous donc, ma chère Isabelle, que vous ne seriez pas excusable devant Dieu et devant les hommes, de recourir à tous les moyens possibles plutôt que de faire un semblable mariage ? Un ambitieux, un orgueilleux, un avare, un cabaleur contre le gouvernement, mauvais fils, mauvais frère, détesté de tous ses parents ! Je mourrais mille fois plutôt que de consentir à l'épouser.

– Que mon père ne vous entende point parler ainsi, ou faites vos adieux au château d'Ellieslaw.

– Eh bien ! adieu au château d'Ellieslaw de tout mon cœur, si vous en étiez dehors, et si je vous savais avec un autre protecteur que celui que la nature vous a donné. Ah ! ma chère cousine, si mon père jouissait de son ancienne santé, avec quel plaisir il vous aurait donné asile jusqu'à ce que vous fussiez débarrassée de cette cruelle et ridicule persécution !

– Ah ! plût à Dieu que cela fût ! ma chère Lucy, répondit Isabelle, mais je crains que, faible de santé comme est votre père ; il ne soit hors d'état de protéger la pauvre fugitive contre ceux, qui viendront la réclamer :

– Je le crains bien aussi ! reprit miss llderton ; mais nous y penserons et trouverons quelque moyen pour sortir d'embarras. Depuis quelques jours, je vois partir et arriver un grand nombre de messagers ; je vois paraître et disparaître des figures étrangères que personne ne connaît, et dont on ne prononce pas le nom : on nettoie et on prépare les armes dans l'arsenal du château ; tout y est dans l'agitation et l'inquiétude, et j'en conclus que votre père et ceux qui sont chez lui en ce moment s'occupent de quelque complot. Il ne nous en serait que plus facile de former aussi quelque petite conspiration ; nos messieurs n'ont pas pris pour eux toute la science politique, et il y a quelqu'un que je désire admettre à nos conseils.

– Ce n'est pas Nancy ?

– Oh non ! Nancy est une bonne fille ; elle vous est fort attachée, mais elle serait un pauvre génie de conspiration, aussi pauvre que Renault et les autres conjurés subalternes de Venise sauvée (Tragédie d'Otway) ; non, non, c'est un Jaffier ou un Pierre que je veux dire, si Pierre vous plaît davantage. Et cependant quoique je sache que je vous ferai plaisir, je n'ose pas le nommer, de peur de vous contrarier en même temps. Ne devinez-vous pas ? Il y a un aigle et un rocher dans ce nom-là ; il ne commence point par un aigle en anglais, mais par quelque chose qui y ressemble en écossais (Miss Ilderton joue ici sur le nom d'Eanscliff. Earn signifie aigle (eagle) en écossais ; et cliff, rocher en anglais). Hé bien, vous ne voulez pas le nommer ?

– Ce n'est pas au moins le jeune Earnscliff que vous voulez dire, Lucy, répondit Isabelle en rougissant ?

– Eh ! à quel autre pouvez-vous penser ? Les Jaffier et les Pierre ne sont pas en grand nombre dans ce canton, quoiqu'on y trouve en grand nombre les Renault et les Bedmar.

– Quelle folle idée, Lucy ! vos drames et vos romans vous ont tourné la tête. Qui vous a fait connaître les inclinations de M. Earnscliff et les miennes ? Elles n'ont d'existence que dans votre imagination toujours si vive. D'ailleurs, mon père ne consentirait jamais à ce mariage, et Earnscliff même…. Vous savez la fatale querelle….

– Quand son père a été tué ? Cela est si vieux. Nous ne sommes plus, j'espère, dans le temps où la vengeance d'une querelle faisait partie de l'héritage qu'un père laissait à ses enfants, comme une partie d'échecs en Espagne, et où l'on commettait un meurtre ou deux à chaque génération, seulement polir empêcher le ressentiment de se refroidir. Nous en usons aujourd'hui avec nos querelles comme avec nos vêtements : nous les cherchons pour nous, et nous ne réveillerons pas plus les ressentiments de nos pères, que nous ne porterons leurs pourpoints tailladés et leurs haut-de-chausses.

– Vous traitez la chose trop légèrement, Lucy, répondit, miss Vere.

– Non, non, pas du tout. Quoique votre père fût présent à cette malheureuse affaire, on n'a jamais cru qu'il ait porté le coup fatal. Et, dans tous les cas, même du temps des guerres de clans, la main d'une fille, d'une sœur, n'a-t-elle pas été souvent un gage de réconciliation ? Vous riez de mon érudition en fait de romans ; mais je vous assure que si votre histoire était écrite comme celle de mainte héroïne moins malheureuse et moins méritante, le lecteur tant soit peu pénétrant vous déclarerait d'avance la dame des pensées d'Earnscliff et son épouse future, à cause de l'obstacle même que vous supposez insurmontable.

– Nous ne sommes plus au temps des romans, mais à celui de la triste réalité ; car voilà le château d'Ellieslaw.

– Et j'aperçois à la porte sir Frédéric Langley, qui nous attend pour nous aider à descendre de cheval. J'aimerais mieux toucher un crapaud. Ce sera le vieux Horsington, le valet d'écurie, qui me servira d'écuyer.

En parlant ainsi, elle fit sentir la houssine à son coursier, passa devant sir Frédéric, qui s'apprêtait à lui offrir la main, sans daigner jeter un regard sur lui, et sauta légèrement à terre dans les bras du vieux palefrenier. Isabelle aurait bien voulu l'imiter, mais elle voyait son père froncer le sourcil et la regarder d'un air sévère ; elle fut obligée de recevoir les soins d'un amant odieux.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE VI

Chapitre VI

« Pourquoi nous donne-t-on le nom de voleurs, à

« nous qui sommes les gardes-du-corps de la nuit ?

« Qn'ou nous appelle les compagnons de Diane

« dans les forêts, les gentilshommes des ténèbres, les

« favoris de la lune ! »

(Shakespeare) Henri IV, première partie.

Le solitaire avait passé dans son jardin le reste du jour où il avait en la visite des trois cousines. Il vint, le soir, s'asseoir sur la pierre qui était son banc favori. Le disque du soleil brillait d'un rouge éclatant ; à travers les flots de nuages qui passaient et repassaient sans cesse, il colorait d'une teinte plus vive de pourpre les sommets des montagnes couvertes de bruyères, dont le vaste profil se dessinait à l'horizon de cette aride plaine.

Le Nain contemplait les nuages qui s'abaissaient en masses de plus en plus compactes ; et lorsqu'un des derniers rayons du soleil couchant vint tomber d'aplomb sur la figure étrange du solitaire, on aurait pu le prendre pour le démon de l'orage qui se préparait, ou pour quelque gnome qu'un signal sinistre avait fait sortir tout-à-coup des entrailles de la terre

Pendant qu'il était assis, les yeux tournés vers les vapeurs toujours croissantes de l'horizon, un homme à cheval arriva au grand galop ; et, s'arrêtant comme pour laisser reprendre haleine à son cheval, il fit à l'anachorète une espèce de salut avec un air d'effronterie mêlé de quelque embarras.

La taille de ce cavalier était maigre et élancée ; mais il paraissait avoir la force et la constitution d'un athlète, comme quelqu'un qui avait fait métier toute sa vie de ces exercices qui développent la force musculaire en empochant le corps de prendre trop d'accroissement. Son visage, brûlé par le soleil, annonçait l'audace, l'impudence et la fourberie ; enfin des cheveux et des sourcils roux qui ombrageaient de petits yeux gris, tels étaient les traits qui composaient la physionomie sinistre de ce personnage. Il avait des pistolets d'arçon à sa selle et une autre paire à sa ceinture ; il portait une jaquette de peau de buffle, et des gants aux mains ; celui de la droite était garni de petites écailles de fer, comme les anciens gantelets. Il avait la tête couverte d'une espèce de casque d'acier rouillé, et un grand sabre pendait à son côté.

– Hé bien ! dit le Nain, voilà donc encore le Vol et le Meurtre à cheval ?

– A cheval ? Oui, oui, Elsy, dit le bandit, votre science de médecin m'a remonté sur mon brave cheval bai.

– Et toutes ces promesses d'amendement que vous aviez faites pendant votre maladie, elles sont oubliées ?

– Parties avec l'eau chaude et la panade, reprit l'effronté convalescent. Elsy, vous qui avez, dit-on, des liaisons avec l'Autre (Le diable) :

« Le diable, étant en maladie,

« D'être moine eut la fantaisie ;

« Mais, quand il se porta bien,

« Du diable s'il en fit rien. »

– Tu dis vrai, répondit le solitaire : il serait plus facile de faire perdre au corbeau son goût pour les cadavres, au loup sa soif du sang, que de changer tes inclinations perverses.

– Que voulez-vous que j'y fasse ? cela est né avec moi, c'est dans mon sang. De père en fils les lurons de Westburnflat ont été tous des rôdeurs et des pillards. Ils ont tous bu sec, et fait bonne vie, tirant grande vengeance d'une petite offense et ne refusant aucun travail bien payé.

– Fort bien ! et tu es aussi loup que celui qui la nuit ravage une bergerie… Pour quelle œuvre de l'enfer es-tu en course cette nuit ?

– Est-ce que votre science ne vous l'apprend pas ?

– Elle m'apprend que ton dessein est coupable, que ton action sera plus mauvaise, et que la fin sera pire encore.

– Et vous ne m'en aimez pas moins pour cela, reprit Westburnflat, vous me l'avez toujours dit.

J'ai des raisons pour aimer ceux qui sont le fléau de l'humanité : – tu en es un des plus épouvantables ! Tu vas répandre le sang ?

– Non ! oh non !… A moins qu'on ne fasse résistance ; car alors la colère l'emporte, vous savez. Non ; je veux seulement couper la crête d'un jeune coq qui chante trop haut.

– Ce n'est pas du jeune Earnscliff ? dit le Nain avec quelque émotion.

– Le jeune Earnscliff ? Non… Pas encore, le jeune Earnscliff ! mais son tour pourra venir, s'il ne prend garde à lui, et s'il ne retourne à la ville, au lieu de s'amuser ici à détruire le peu de gibier qui nous reste ; s'il prétend agir en magistrat, et envoyer aux gens puissants d'Auld-Reekie (Édimbourg) ses rapports sur les troubles du canton… Oui, qu'il prenne garde à lui !

– C'est donc Hobby d'Heugh-Foot ! Quel mal t'a-t-il fait ?

– Quel mal ? pas grand mal ;, mais il dit que le dernier mardi gras je n'osai me montrer de peur de lui, tandis que c'était de peur du shérif ; il y avait un mandat contre moi. Je me moque d'Hobby et de tout son clan ; mais ce n'est pas tant pour me venger que pour lui apprendre à ne pas donner carrière à sa langue en parlant de ceux qui valent mieux que lui ; je crois que demain matin il aura perdu la meilleure plume de son aile… Adieu, Elsy ; j'ai quelques bons enfants qui m'attendent dans les montagnes. Je vous verrai en revenant, et je vous amuserai du récit de ce que nous aurons fait, pour vous payer de vos soins.

Avant que le Nain eût le temps de répliquer, le bandit de Westburnflat partit au grand galop. Il pressait sans pitié son cheval de l'éperon, et le faisait sauter par-dessus les pierres, dont un grand nombre parsemaient encore la plaine. En vain l'animal ruait, gambadait, se dressait : il le forçait à suivre sa ligne droite, et restait ferme sur la selle. Bientôt le solitaire le perdit de vue.

– Ce misérable, dit le Nain, cet assassin couvert de sang, ce scélérat qui ne respire que le crime, a des nerfs et des muscles assez forts et assez souples pour dompter un animal mille fois plus noble que lui ; il le force à le conduire dans l'endroit où il va se souiller d'un nouveau forfait ! Et moi, si j'avais la faiblesse de vouloir avertir sa malheureuse victime de se tenir sur ses gardes, et chercher à sauver une famille innocente, la décrépitude qui m'enchaîne ici mettrait un obstacle à mes bonnes intentions ! – Mais pourquoi désirerais-je qu'il en fût autrement ? Qu'ont de commun ma voix aigre, ma figure hideuse, ma taille mal conformée, avec ceux qui se prétendent les chefs-d'œuvre de la nature ? Quand je rends un service, ne le reçoit-on pas avec horreur et dégoût ? Et pourquoi prendrais-je quelque intérêt à une race qui me regarde et qui m'a traité comme un monstre, un être proscrit ? Non ; par toute l'ingratitude que j'ai éprouvée, par les injures que, j'ai souffertes, par l'emprisonnement qu'on m'a fait subir, par les chaînes dont on m'a chargé, j'étoufferai dans mon cœur ma sensibilité rebelle. Je n'ai été que trop souvent assez insensé pour dévier de mes principes quand mes sentiments se liguaient contre moi. Comme si celui qui n'a trouvé de compassion dans personne devrait en ressentir pour quelqu'un ? Que la destinée promène son char armé de faux sur l'humanité tremblante, je ne me précipiterai pas sous ses roues pour lui dérober une victime. Quand le Nain, le sorcier, le bossu, aurait sauvé aux dépens de sa vie un de ces êtres si fiers de leur beauté, ou de leur adresse, tout le monde applaudirait à cet échange d'un homme contre un monstre. – Et cependant ce pauvre Hobby, si jeune, si franc, si brave, si… – Oublions-le ! je ne pourrais le secourir quand je le voudrais ; mais si je le pouvais, je ne le voudrais pas : non, je ne le voudrais pas, dût-il ne m'en coûter qu'un souhait pour le sauver.

Avant ainsi terminé son soliloque, il se retira dans sa chaumière pour se mettre à l'abri de l'orage qui s'annonçait par de grosses et larges gouttes de pluie. Les derniers rayons du soleil avaient disparu entièrement ; à de courts intervalles deux ou trois éclats de tonnerre étaient répétés par les échos des montagnes comme le bruit d'un combat lointain.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE VII

Chapitre VII

« Orgueilleux oiseau des montagnes,

« Tes plumes vont servir de jouet aux autans.

« Retourne aux lieux où tu plaças ton aire,

« Tu n'y verras que cendres et débris.

« Qui frappe l'air de ces lugubres cris ?….

« Ce sont les accents d'une mère.

T. Campbell.

Toute la nuit fut sombre et orageuse ; mais le matin se leva comme rafraîchi par la pluie. Même la lande sauvage de Mucklestane-Moor, coupée par des inégalités d'un terrain aride, et par des flaques d'eau marécageuse, sembla s'animer sous l'influence d'un ciel serein, comme un air de bonne humeur et de gaîté peut répandre un certain charme inexprimable sur le visage le moins agréable. La bruyère était touffue et fleurie. Les abeilles que le solitaire avait ajoutées à ses petites propriétés rurales voltigeaient en joyeux essaims et remplissaient l'air des murmures de leur industrie. Quand le vieillard sortit de sa hutte, ses deux chèvres vinrent au-devant de lui pour recevoir la nourriture qu'il leur distribuait lui-même chaque matin, et elles lui léchaient les mains pour lui témoigner leur reconnaissance.

– Pour vous du moins, leur dit-il, pour vous du moins la conformation de celui qui vous fait du bien ne change rien à votre gratitude ; vous accueillez avec transport l'être disgracié de la nature qui vous donne ses soins ; et les traits les plus nobles que le ciseau d'un statuaire ait jamais produits, seraient pour vous un objet d'indifférence et d'alarmes s'ils s'offraient à vous à la place du corps mutilé dont vous avez coutume de recevoir les soins... Lorsque j'étais dans le monde, ai-je jamais trouvé de tels sentiments de gratitude ? Non. Les domestiques que j'avais élevés depuis leur enfance, me tournaient en dérision derrière ma chaise ; l'ami que je soutins de ma fortune, et pour l'amour de qui mes mains… (Il fut en ce moment agité d'un mouvement convulsif)… Cet ami m'enferma dans l'asile destiné aux êtres privés de raison, me fit partager leurs souffrances, leurs humiliations, leurs privations ! Hubert seul… mais Hubert finira aussi par m'abandonner. Tous les hommes ne se ressemblent-ils pas ? Ne sont-ils pas tous corrompus, insensibles, égoïstes, ingrats et hypocrites jusque dans leurs prières à la Divinité, quand ils la remercient du soleil qui les éclaire, de l'air pur qu'ils respirent ?

Pendant qu'il se livrait à ces sombres réflexions, le solitaire entendit de l'autre côté de son enclos les pas d'un cheval, et une voix sonore qui chantait avec l'accent joyeux d'un cœur léger de souci :

« Bon Hobbie Elliot, Hobbie, ô cher ami,

Avec vous volontiers je m'en irais d'ici ! »

Au mène instant, un gros chien de chasse franchit la barrière de l'ermite. Les chasseurs de ces cantons savent bien que la forme et l'odeur des chèvres rappellent si bien la forme et l'odeur du daim, que les limiers les mieux dressés s'élancent quelquefois sur elles. Le chien en question attaqua donc et étrangla aussitôt une des favorites de l'ermite. En vain Hobby Elliot survenant sauta à bas de son cheval pour sauver l'innocente créature. Quand le Nain vit les dernières convulsions d'une de ses favorites, saisi d'un accès de frénésie et ne se possédant plus, il tira une espèce de poignard qu'il portait sous son habit, et se précipita sur le chien pour le percer. Hobby lui saisit le bras.

– Tout beau, Elsy, tout beau, lui dit-il, ce n'est pas ainsi qu'il faut traiter Killbuck.

La rage du Nain se dirigea alors contre le jeune fermier. Déployant une vigueur qu'on ne lui aurait pas soupçonnée, il dégagea son bras dans un clin d'œil, et appuya la pointe de son poignard sur la poitrine d'Hobby. Mais au même instant le jetant loin de lui avec horreur : – Non !, s'écria-t-il d'un air égaré, non ! pas une seconde fois !

Hobby recula de quelques pas, aussi surpris que confus d'avoir couru un tel danger de la part d'un ennemi qu'il aurait cru si peu redoutable. – Il a le diable au corps, à coup sûr ! Tels furent les premiers mots qui lui échappèrent, puis il se mit à, s'excuser d'un accident qu'il n'avait pu ni prévoir ni prévenir.

– Je ne veux pas justifier tout-à-fait Killbuck, dit-il ; mais je suis autant fâché que vous de ce qui vient d'arriver, je veux donc vous envoyer deux chèvres et deux grasses brebis de deux ans, pour réparer tout le mal. Un homme sage et sensé, comme vous l'êtes, ne doit pas avoir de rancune contre une pauvre bête qui n'a fait que suivre son instinct. Une chèvre est cousine germaine d'un daim ; si c'eût été un agneau, on pourrait y trouver davantage à redire. Vous devriez avoir des brebis plutôt que des chèvres, Elsy, dans un endroit où il y a tant de chiens de chasse. – Mais je vous en enverrai deux.

– Misérable ! dit le Nain, votre cruauté me prive d'une des deux seules créatures qui me fussent attachées !

– Bon Dieu ! Elsy, c'est bien contre ma volonté. J'aurais dû penser que vous aviez des chèvres, et tenir mon chien en laisse. Mais je vais me marier, voyez-vous, et cela m'ôte toute autre idée de la tête, je crois. Mes deux frères apportent sur le traîneau le dîner de noces, ou une bonne partie ; Je veux dire trois fameux chevreuils, jamais on n'en vit courir de plus beaux dans la plaine de Dallom, comme dit la ballade. Ils ont fait un détour pour arriver, à cause des mauvais chemins. Je vous enverrais bien un peu de venaison ; mais vous n'en voudriez pas peut-être, parce que c'est killbuck qui l'a tuée.

Pendant ce long discours, par lequel le bon habitant des frontières cherchait à calmer de son mieux le Nain offensé, il l'entendit s'écrier enfin après avoir tenu les yeux baissés comme pour se livrer à de profondes méditations

– L'instinct ! l'instinct ! Oui ! c'est bien cela ! Le fort opprime le faible ; le riche dépouille le pauvre ; celui qui est heureux, ou pour mieux dire l'imbécile qui croit l'être, insulte à la misère de celui qui souffre. Retire-toi, tu as réussi à donner le dernier coup au plus misérable des êtres. Tu m'as privé de ce que je regardais comme une demi-consolation. Retire-toi, répéta-t-il ; et il ajouta avec un sourire amer : Vas jouir du bonheur qui t'attend chez toi !

– Ah ! dit Hobby, je veux n'être jamais cru, si je ne désire pas vous mener avec moi à mes noces. On n'en aura pas vu de pareilles depuis le temps du vieux Martin Elliot de la tour de Preakin. Il y aura cent Elliot pour courir la brouze (Espèce de course à cheval qui fait partie des réjouissances d'une noce). Je vous enverrai chercher dans un traîneau avec un bon poney.

– Est-ce bien à moi que vous proposez de prendre part aux plaisirs du commun des hommes ?

– Comment commun ! pas si communs. Les Elliot sont depuis long-temps une bonne race.

– Va-t'en, répéta le Nain ; puisse le mauvais génie qui t'a conduit ici t'accompagner chez toi ! Si tu ne m'y vois, tu y verras mes compagnons fidèles, la misère et le désespoir. Ils t'attendent déjà sur le seuil de ta porte.

– Vous avez tort de parler ainsi, Elsy. Personne ne vous croit bon de reste ; écoutez-moi ; et voilà que vous me souhaitez malheur, à moi ou les miens. Maintenant s'il arrivait quelque chose à Grâce, Dieu m'en préserve ! ou à moi ou au pauvre chien ; si je souffrais quelque injure dans ma personne ou dans mes biens, je n'oublierai point la part que vous y aurez eue.

– Va-t'en ! dit encore le Nain, va-t'en ! et souviens-toi de moi quand tu sentiras le coup qui t'aura frappé.

– Hé bien ! hé bien ! dit Hobby en remontant à cheval, je m'en vais ; on ne gagne rien, comme on dit, à se disputer avec les gens qui sont de travers, on ne les change pas (C'est le préjugé contre l'humeur de ceux qu'on appelle des gens marqués au B.) ; mais s'il arrive quelque chose à Grâce Armstrong, je vous promets un petit feu de sorcier, pourvu qu'on trouve un seul tonneau goudronné dans les cinq paroisses du canton.

Il partit à ces mots : le Nain jeta sur lui un regard de colère et de mépris, et prenant une bêche avec un hoyau, il commença à creuser un tombeau pour sa chèvre.

Un coup de sifflet, et les mots, – Hist, Elsy, st ! l'interrompirent dans cette triste occupation. Il leva la tête et aperçut près de lui le bandit de Westburnflat. Comme le meurtrier de Banquo (Allusion à Macbeth), il avait le visage souillé de sang, ainsi que ses éperons et les flancs de son cheval.

– Eh bien ! misérable, ton infâme projet est-il accompli ?

– Est-ce que vous en doutez, Elsy ? Quand je monte à cheval, mes ennemis peuvent sangloter d'avance. Ils ont eu cette nuit, à Heugh-Foot, une belle illumination, et on y pousse encore des cris plaintifs sur la mariée.

– La mariée !

– Oui. Charly Cheat-the-Woody (Charlot nargue-la potence), comme nous l'appelons, c'est-à-dire Charlot Foster de Tinning-Beck, l'emmène dans le Cumberland. Elle m'a reconnu dans la bagarre, parce que mon masque est tombé un instant. Vous sentez que, si elle reparaissait dans le pays, je n'y serais pas en sûreté ; la bande des Elliot est nombreuse. Maintenant, ce que, j'ai à vous demander, c'est le moyen de la mettre en sûreté.

– Veux-tu donc l'assassiner ?

– Non, non ; si je puis m'en dispenser. On dit qu'on envoie des gens aux plantations, – qu'on les fait embarquer pour cela tout doucement dans les ports, et qu'on sait gré surtout à ceux qui emmènent une jolie fille. On a besoin par delà les mers de ce bétail femelle, qui n'est pas rare ici ; mais je veux faire mieux pour la nôtre. Il est une belle dame qui, à moins qu'elle ne devienne enfant docile, fera dans peu, bon gré malgré, le voyage des Grandes-Indes. J'ai envie de faire partir Grâce avec elle. C'est une bonne fille, après tout. Quel crève-cœur pour hobby, quand il va arriver ce matin et qu'il ne trouvera ni maison ni fiancée !

– Et tu n'as aucune pitié de lui !

– Aurait-il pitié de moi, s'il me voyait gravir la colline du château à Jeddart (Le lieu des exécutions à Jeddart, où plusieurs confrères de Westburnflat durent jouer la dernière scène de leur rôle tragique) ? C'est la pauvre fille que je plains. Pour lui, il en prendra une autre. – Eh bien ! Elsy, que dites-vous de cet exploit, vous qui aimez à en entendre raconter ?

– L'air, l'océan, le feu, dit le Nain se parlant à lui-même, les tremblements de terre, les tempêtes, les volcans, ne sont rien auprès de la rage de l'homme ; et qu'est-ce que ce bandit, si ce n'est un homme plus habile qu'un autre à remplir le but de son existence ! – Ecoute-moi, misérable, tu vas aller où je t'ai envoyé une fois.

– Chez l'intendant ?

– Oui ; tu lui diras qu'Elsender-le-Reclus lui ordonne, de te donner de l'or. Mais rends la liberté à cette fille, renvoie-la dans sa famille ; qu'elle n'ait à se plaindre d'aucune insulte ; fais-lui seulement jurer de ne pas découvrir ton crime.

– Jurer ! Et si elle ne tient pas son serment ? les femmes n'ont pas une grande réputation de ce côté. Un homme comme vous doit savoir cela. Aucune insulte, dites-vous ? Qui sait ce qui peut lui arriver, si elle reste long-temps à Tinning-Beck ? Charly Cheat-the-Woody est un brave luron. Mais si vingt pièces d'or m'étaient comptées, je croirais pouvoir promettre qu'elle sera rendue à sa famille dans les vingt-quatre heures.

Le Nain tira de sa poche un petit porte-feuille, y écrivit une ou deux lignes, en déchira le feuillet, et le remettant au brigand : – Tiens, lui dit-il en le regardant d'un air de menace, mais ne songe pas à me tromper ! si tu n'obéis pas ponctuellement à mes ordres, ta vie m'en répondra.

– Je sais que vous avez du pouvoir, Elsy, dit le bandit en baissant les yeux, n'importe d'où il vienne ; – vous avez une prévoyance et un savoir de médecin qui vous servent à merveille, et l'argent pleut à votre commandement, comme les fruits du grand frêne de Castleton dans une gelée d'octobre : je ne vous désobéirai pas.

– Pars donc, et délivre-moi de ton odieuse présence.

Le brigand donna un coup d'éperon à son cheval, et disparut sans répliquer.

Pendant ce temps, Hobby continuait sa route avec cette sorte d'inquiétude vague qu'on appelle souvent le pressentiment de quelque malheur. Avant d'arriver à la hauteur d'où il pouvait voir sa maison, il aperçut sa nourrice, personnage qui était alors d'une grande importance dans toutes les familles d'Écosse, tant dans la haute classe que dans la moyenne. On regardait la liaison établie entre elle et l'enfant qu'elle avait nourri comme trop intime pour être rompue, et il arrivait très fréquemment que la nourrice finissait par être admise dans la famille de son nourrisson, et par y être chargée d'une partie de quelqu'un des soins domestiques.

– Qu'est-ce donc qui a pu faire venir si loin la vieille nourrice ? se demanda Hobby dès qu'il eut reconnu Annaple. Jamais elle ne s'éloigne de la ferme à plus d'une portée de fusil. Vient-elle m'annoncer quelque malheur ? Les paroles du vieux sorcier ne peuvent pas me sortir de la tête. Ah ! Killbuck, mon garçon ! prendre une chèvre pour un daim, et justement la chèvre d'Elsy !

Cependant Annaple, le désespoir peint sur la figure, était arrivée près de lui, et, saisissant son cheval par la bride, resta quelques instants sans pouvoir s'exprimer, tandis qu'Hobby, ne sachant à quoi il devait s'attendre, n'osait l'interroger.

– Mon cher enfant, s'écria-t-elle enfin, arrêtez !…… n'allez pas plus loin !… c'est un spectacle qui vous fera mourir.

– Au nom du ciel, Annaple, expliquez-vous ! que voulez-vous dire ?

– Hélas ! mon enfant, tout est perdu, brûlé, pillé, saccagé ! Votre jeune cœur se briserait, mon enfant, si vous voyiez ce que mes vieux yeux ont vu ce matin.

– Et qui a osé faire cela ? – Lâchez ma bride, Annaple, lâchez-la donc ! Où est ma mère, où sont mes sœurs, où est Grâce ? Ah ! le sorcier ! j'entends encore ses paroles tinter à mon oreille.

Il pressa son cheval, et ayant atteint la hauteur il vit bientôt le spectacle de désolation dont Annaple l'avait menacé. Des monceaux de cendres et de débris couvraient la place qu'avait occupée sa ferme. Ses granges, qui renfermaient ses récoltes et ses fourrages, ses étables pleines de nombreux troupeaux, tout ce qui formait la richesse d'un cultivateur à cette époque, tout cela n'existait plus. Il resta un moment sans mouvement. – Je suis ruiné, s'écria-t-il enfin, ruiné sans ressource ! – encore si ce n'était pas à la veille de mon mariage ! – Mais je ne suis pas un enfant pour rester là à pleurer. Pourvu que je retrouve Grâce, ma mère et mes sœurs bien portantes ! – Eh bien ! je ferai comme mon grand-père, qui alla avec Buccleugh servir en Flandre. – Allons, je ne perdrai pas courage, ce serait le faire perdre à ces pauvres femmes.

Il s'avança avec fermeté vers le lieu du désastre, dans le dessein de porter à sa famille les consolations dont il avait besoin lui-même. Les habitants du voisinage, ceux surtout qui portaient son nom, s'y étaient déjà rassemblés. Les plus jeunes s'étaient armés, et ne respiraient que vengeance, quoiqu'ils ne sussent sur qui la faire tomber : les plus âgés s'occupaient des moyens de secourir la malheureuse famille. La chaumière d'Annaple, située à deux pas de la ferme, lui avait servi de refuge, et chacun s'était empressé d'y apporter ce qui pouvait lui être le plus nécessaire, car on n'avait pu sauver presque rien de la fureur des flammes.

– Eh bien ! disait un grand jeune homme, allons-nous rester toute la journée devant les murailles brûlées de la maison de notre parent ? A cheval, et poursuivons les brigands. Qui a un limier prêt à nous guider ?

– Le jeune Earnscliff est déjà parti avec six chevaux, dit un autre, pour tâcher de les découvrir.

– Eh bien ! reprit le premier, suivons-le donc, entrons dans le Cumberland, brûlons, pillons, tuons, tant pis pour les plus voisins.

– Un moment, jeune homme, dit un vieillard, voulez-vous exciter la guerre entre deux pays qui sont en paix ?

– Voulez-vous que nous voyions brûler nos maisons sans nous venger ? Est-ce ainsi qu'agissaient nos pères ?

– Je ne vous dis pas, Simon, qu'il ne faut pas nous venger, répondit le vieillard plus prudent ; mais il faut avoir, de notre temps, la loi pour soi.

– Je doute, dit un autre, qu'il existe encore un homme qui sache les formalités à observer quand il faut poursuivre une vengeance légitime au-delà des frontières. Tam de Whittram savait tout cela ; mais il est mort dans le fameux hiver.

– Oui, dit un troisième, il était de la grande expédition quand l'on se porta jusqu'à Thirlwall, un an après le combat de Philiphaugh.

– Bah ! s'écria un autre de ces conseillers de la discorde, il ne faut pas être bien savant pour connaître ces formalités. Quand on est sur la frontière, il faut mettre une botte de paille enflammée au haut d'une pique ou d'une fourche, sonner trois fois du cor, proclamer le mot de guerre, et alors il est légitime d'entrer en Angleterre pour se remettre, de vive force, en possession de ce qu'on vous a pris. Et ; si vous n'en pouvez venir à bout, vous avez le droit de prendre à quelque Anglais l'équivalent de ce que vous avez perdu, mais pas davantage. Voilà la loi ancienne du Border, faite à Drundrennan du temps de Douglas-le-Noir : que le diable emporte qui en doute.

– Hé bien ! mes amis, s'écria Simon, à cheval ! nous prendrons avec nous le vieux Cuddy ; il Sait le compte des troupeaux et du mobilier perdus, Hobby en aura ce soir autant qu'il en avait hier. Quant à la maison, nous ne pouvons lui en rapporter une ; mais nous en brûlerons une dans le Cumberland, comme on a brûlé Heugh-Foot ; c'est là ce qu'on appelle des représailles dans tous les pays du monde.

La proposition venait d'être accueillie avec enthousiasme par les plus jeunes de l'assemblée, quand Hobby arriva.

Voilà Hobby, répéta-t-on tout bas, le voilà ce pauvre garçon : c'est lui qui nous guidera. Tous s'empressèrent autour du malheureux fermier pour lui témoigner la part qu'ils prenaient à son malheur, et il ne put indiquer à ses voisins et à ses parents combien il était sensible à l'intérêt qu'ils lui marquaient, qu'en leur serrant la main. Quand il pressa celle de Simon d'Hackburn, son anxiété trouva enfin un langage.

– Et où sont-elles ? dit-il, comme s'il eût craint de nommer les objets de son inquiétude. Simon lui montra du doigt la chaumière d'Annaple, et Hobby s'y précipita avec l'air désespéré d'un homme qui veut savoir sur-le-champ tout ce qu'il doit craindre.

Dès qu'il y fut entré, des exclamations de compassion partirent de tous côtés dans le groupe.

– Ce pauvre Hobby ! ce pauvre garçon !

– Il va apprendre ce qu'il y a de pire pour lui !

– Earnscliff ramènera peut-être la pauvre fille !

Après ces exclamations, le groupe, n'ayant point de chef reconnu, attendit tranquillement le retour d'Hobby, résolu à se mettre sous sa direction.

L'entrevue d'Hobby avec sa famille fut aussi triste qu'attendrissante. Ses trois sœurs se jetèrent à son cou en pleurant, et l'étouffèrent presque de caresses pour retarder l'instant où il s'apercevrait qu'il lui manquait quelqu'un non moins cher a son cœur.

– Que Dieu vous bénisse, mon fils ! Il peut nous secourir, lui, alors que le secours du monde n'est qu'un roseau brisé.

Tels furent les premiers mots que la vieille mère adressa à son petit-fils. Il regarda autour de lui, tenant la main de deux de ses sœurs, tandis que la troisième était encore suspendue à son cou.

– Laissez-moi donc voir ; dit-il, que je vous compte. Voilà ma mère, Annette, Jeanne, Lily ; mais où est… Il hésita un moment. – Où est Grâce ? continua-t-il, comme en faisant un effort.

– Sûrement ce n'est pas un moment pour se cacher ou pour plaisanter.

– O mon frère ! notre pauvre Grâce ! telles furent les seules réponses qu'il put obtenir, jusqu'à ce que sa grand'mère se levât, et, le séparant de ses sœurs éplorées, le conduisît vers un siège ; puis, avec cette sérénité touchante qu'une piété sincère peut seule procurer aux plus cruelles douleurs, elle lui dit : – Mon fils, quand votre père fut tué à la guerre, et me laissa six orphelins, à qui j'avais à peine alors de quoi donner du pain, j'eus le courage, ou pour mieux dire, le ciel me donna le courage de dire : – Que la volonté du Seigneur soit faite ! Hé bien ! mon fils, des brigands ont mis le feu cette nuit à la ferme en cinq ou six endroits à la fois ; ils sont entrés armés, masqués ; ils ont pillé la maison, tué les bestiaux, emmené les chevaux, et, pour comble de malheur, enlevé notre pauvre Grâce ! priez le ciel de vous donner la force de dire : Que sa volonté soit faite !

– Ma mère, ma mère, ne me pressez pas ainsi… C'est impossible… je ne suis qu'un pécheur…. un pécheur endurci !… Des hommes armés, masqués ! Grâce enlevée !… Donnez-moi le sabre et le havresac de mon père. Je veux me venger, devrais-je aller chercher ma vengeance au fond de l'enfer.

– Oh ! mon fils, soyez soumis à la volonté de Dieu. Qui sait ce que sa bonté nous réserve ? Le jeune Earnscliff, que le ciel le protège ! s'est mis à la poursuite des brigands avec Davie de Stenhouse et quelques autres des premiers accourus. Je criai de laisser brûler la maison et de courir après Grâce, et Earnscliff a été le premier à partir. C'est le digne fils de son père ; c'est un loyal ami.

– Oui ! s'écria Hobby, que le ciel le bénisse ! Mais il s'agit à présent de l'imiter. Adieu, ma mère, adieu, mes sœurs !

– Adieu, mon fils ! puissiez-vous réussir dans votre recherche ! mais que je vous entende donc dire avant votre départ : – Que la volonté de Dieu soit faite !

– Pas, à présent, ma mère, pas à présent ! cela m'est impossible. Il sortait de la maison, quand, en se retournant, il vit le visage de sa vénérable aïeule se couvrir d'une nouvelle tristesse. Il revint sur-le-champ, se précipita dans ses bras : – Hé bien ! oui, ma mère, dit-il, oui ! que sa volonté soit faite ! puisque cela vous consolera.

– Que Dieu soit donc avec vous, mon fils, et qu'il vous accorde de pouvoir dire à votre retour : – Que son saint nom soit béni !

– Adieu, ma mère, adieu mes sœurs, s'écria Elliot ; et il partit.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE VIII

Chapitre VIII

« Aux armes ! à cheval ! ne perdons pas leur trace,

« S'écria le Laird en courroux.

« Si quelqu'un refusait de marcher avec nous,

« Qu'il ne vienne jamais me regarder en face. »

Ballade des frontières.

– A cheval ! à cheval ! lance au poing ! s'écria Hobby en rejoignant la troupe qui l'attendait.

Plusieurs déjà avaient le pied à l'étrier ; et, pendant qu'Elliot cherchait à la hâte des armes, chose difficile dans ce désordre, le vallon retentit de l'approbation bruyante de ses amis.

– A la bonne heure, Hobby, dit Simon d'Hackburn ; je vous reconnais. Que les femmes pleurent et gémissent, rien de mieux ; mais les hommes doivent rendre aux autres ce qu'on leur a fait ; c'est la sainte Écriture qui l'a dit.

– Taisez-vous, dit un vieillard d'un air sévère ; n'abusez pas de la parole de Dieu, vous ne connaissez pas la chose dont vous parlez.

– Avez-vous quelques nouvelles, Hobby ? êtes-vous sur la voie ? Mes braves, ne nous pressons pas trop, dit le vieux Dick de Dingle.

– Que signifie de venir nous prêcher maintenant ? dit Simon à celui qui l'avait repris. Si vous ne savez pas vous défendre, laissez faire ceux qui le peuvent.

Puis, s'adressant au vieux Dick : – Est-ce que vous croyez que nous ne connaissons pas la route d'Angleterre aussi bien que la connaissaient nos pères ? N'est-ce pas de là que viennent tous les maux ? C'est l'ancien proverbe, et il dit vrai : Allons en Angleterre, comme si le diable nous poussait vers le sud.

– Nous suivrons la trace des chevaux d'Earnscliff, dit un Elliot.

– Je la reconnaîtrais dans la lande la plus obscure du Border, quand on y aurait tenu foire la veille, dit Hugh, le maréchal-ferrant de Ringleburn, – car c'est toujours moi qui chausse son cheval.

– Lâchez les limiers, dit un autre ; où sont-ils ?

– Oui, oui, la terre est sèche : la piste ne ment jamais !

Hobby siffla ses chiens qui erraient en hurlant autour des cendres de la ferme.

– Allons, Killbuck, dit Hobby, prouve-nous ton savoir-faire aujourd'hui. Et puis, comme éclairé d'une lumière soudaine, il ajouta : Mais le sorcier m'a dit quelque chose de tout ceci ; il peut fort bien savoir ce qui en est, soit par les coquins de ce monde ou les diables de l'autre : il me le dira, ou je le lui ferai dire avec mon couteau de chasse.

Hobby donna ses instructions à ses camarades : – Que quatre d'entre vous avec Simon courent du côté de Groemes-Gap. Si les brigands sont des Anglais, ils auront pris ce chemin. Que les autres se dispersent de deux en deux ou de trois en trois dans les bruyères, et qu'ils m'attendent au Trysting-pool (L'étang du rendez-vous). Qu'on dise à mes frères, quand ils arriveront, de venir nous y joindre ; pauvres garçons, ils seront aussi désolés que moi ; ils ne se doutent guère dans quelle maison de deuil ils apportent notre venaison. – Pour moi, je vais au galop jusqu'à Mucklestane-Moor.

– Et si, j'étais que de vous, dit alors Dick de Dingle, je parlerais au bon Elsy, il peut tout vous dire, s'il est d'humeur à répondre.

– Il me le dira, reprit Hobby occupé à préparer ses armes, ou je saurai pourquoi.

– Oui, mon enfant ! mais parlez-lui bien. Ces gens-là n'aiment pas qu'on les menace. Leurs communications avec les esprits les rendent assez susceptibles.

– Ne vous inquiétez pas. Je suis en état aujourd'hui de braver tous les sorciers du monde et tous les diables de l'enfer. Et, se jetant sur son cheval, il partit au grand trot.

Bientôt, malgré l'impatience dont il était tourmenté, ne sachant pas le chemin que son cheval aurait à faire dans la journée, il n'osa plus presser sa marche. Il eut donc le temps de réfléchir sur la manière dont il devait parler au Nain, afin de tirer de lui tout ce qu'il pouvait savoir relativement aux malheurs qui lui étaient arrivés. Quoique vif et franc, comme la plupart de ses compatriotes, il ne manquait pas de cette adresse qui est aussi un de leurs traits caractéristiques. D'après la conduite de cet être mystérieux, le soir où il l'avait vu pour la première fois, et d'après tout ce qu'il en avait remarqué depuis ce temps, il prévit que les menaces et la violence n'obtiendraient rien de lui.

– Je lui parlerai avec douceur, pensa-t-il, comme le vieux Dickon me l'a conseillé. On a beau dire qu'il est ligué avec Satan, il n'est pas possible que ce soit un diable assez incarné pour ne pas avoir pitié de la position où je me trouve. D'ailleurs, il a plus d'une fois rendu service au pauvre monde. J'aurai donc soin de me modérer, je tâcherai de toucher son cœur ; mais, si je n'en tire rien par la douceur, je serai toujours à temps de lui tordre le cou.

C'est dans ces dispositions qu'il s'approcha de la chaumière du solitaire. Elsy n'était pas sur son siège d'audience, et Hobby ne put le découvrir dans son jardin ni dans son enclos.

– Il est enfermé dans le fond de son donjon, dit-il ; il n'en voudra peut-être pas sortir ; mais tâchons de le toucher par les oreilles d'abord, avant de m'y prendre autrement.

Élevant alors la voix, et du ton le plus suppliant qu'il lui fut possible de prendre : – Mon bon ami Elsy ! criat-il… Point de réponse… – Bon père Elsy !… même silence.

– Que le diable emporte ta chienne de carcasse ! dit-il entre ses dents… Mon bon Elsy, n'accorderez-vous pas un mot d'avis au plus malheureux des hommes ?

– Malheureux ! dit le Nain, tant mieux !

Ces mots se firent entendre à travers une petite lucarne qu'il avait pratiquée au-dessus de sa porte, et par où il pouvait voir ce qui se passait hors de sa maison, sans être lui-même aperçu.

– Tant mieux ! Elsy ; et pourquoi tant mieux ? N'avez-vous pas entendu que je vous ai dit que j'étais le plus malheureux des hommes ?

– Croyez-vous m'apprendre une nouvelle ? Avez-vous oublié ce que je vous ai dit ce matin ?

– Non, Elsy, et c'est parce que je m'en souviens que je reviens vous voir. Celui qui a si bien connu le mal doit pouvoir en indiquer le remède.

– Il n'y a point de remède aux maux de ce monde. Si j'en connaissais un, je commencerais par l'employer pour moi-même… N'ai-je pas perdu une fortune qui aurait suffi pour acheter cent fois toutes les montagnes ? un rang auprès duquel ta condition n'est que celle du dernier paysan ? une société où je trouvais tout ce qu'il y a d'aimable et d'intéressant ?…. N'ai-je pas perdu tout cela ? ne vis-je pas ici comme le rebut de la nature, dans la plus affreuse des retraites, et plus affreux moi-même que les objets horribles qui m'environnent ? Et pourquoi d'autres vermisseaux se plaindraient-ils d'être foulés aux pieds de la destinée, quand je me trouve moi-même écrasé sous la roue de son char ?

– Vous pouvez avoir perdu tout cela, dit Hobby avec émotion, terres, amis, richesses ; mais vous n'avez jamais éprouvé un chagrin comme le mien : jamais vous n'avez perdu Grâce Armstrong. Et maintenant, adieu toutes mes espérances, je rie la verrai plus !

Ces mots furent prononcés avec la plus vive émotion ; et, comme s'ils avaient épuisé ses forces, Hobby garda le silence quelques instants. Avant qu'il eût pu reprendre assez de résolution pour adresser au Nain quelques nouvelles prières, le bras nerveux d'Elsy se montra à la lucarne, tenant en main un gros sac de cuir qu'il laissa tomber.

– Tiens, voilà le baume qui guérit tous les maux des hommes. C'est ainsi qu'ils le pensent au moins, les misérables ! Va-t'en. Te voilà deux fois plus riche que tu ne l'étais hier. Ne me fais plus de questions ni de plaintes elles me sont aussi odieuses que les remerciements.

– C'est en vérité de l'or ! dit Hobby en faisant sonner le sac. Et s'adressant de nouveau au solitaire : – Elsy, lui dit-il, je vous remercie de votre bonne volonté, mais je voudrais vous donner une reconnaissance de cet argent et une sûreté sur nos terres. Cependant, pour vous parler librement, je ne me soucierais pas de m'en servir avant de savoir d'où il vient. Je ne voudrais pas que, lorsque j'en donnerai à quelqu'un, il vînt à se changer en ardoises.

– Sot ignorant ! s'écria le Nain, jamais poison plus véritable n'est sorti des entrailles de la terre. Prends-le, fais-en usage, et puisse-t-il te profiter aussi bien qu'à moi !

– Mais je vous dis que ce n'est pas tant l'argent qui me touche. Il est bien vrai que j'avais une jolie ferme, et les trente plus belles têtes de bétail du pays ; mais ce n'est pas ce qui me tient au cœur : si vous pouviez me donner quelques nouvelles de la pauvre Grâce, je consentirais volontiers à être votre esclave toute ma vie, sauf le salut de mon âme. Parlez, Elsy, parlez !

– Hé bien donc, reprit le Nain, comme poussé à bout par ces importunités, puisque tes propres malheurs ne te suffisent pas, et que tu veux y ajouter ceux d'une compagne, cherche celle que tu as perdue, du côté de l'ouest.

– L'ouest, Elsy ? c'est un mot bien vague !

– C'est mon dernier.

A ces mots, il ferma la lucarne, et ne répondit plus à tout ce qu'Hobby lui dit encore.

– L'ouest, pensa Elliot. Mais le pays est tranquille de ce côté. Serait-ce Jack du Todholes ? Il est trop vieux pour faire un pareil coup. L'ouest ! par ma vie ce doit être Westburnflat (Ouest). Elsy, Elsy, encore un mot, un seul mot !

« Est-ce Westburnflat ? Répondez-moi ! je ne voudrais pas m'en prendre à lui s'il est innocent. Point de réponse ! Si vous ne me dites rien, je croirai que c'est le bandit. Est-il devenu sourd ou muet ? Allons, allons, c'est lui ! je ne l'aurais jamais cru. Il faut qu'il ait quelque autre appui que ses amis du Cumberland. Elsy, Elsy ! adieu ! je n'emporte pas votre argent, parce que je ne veux pas m'en charger. Reprenez-le donc. Je vais rejoindre mes amis au lieu du rendez-vous. Reprenez votre sac quand je serai parti, si vous ne voulez pas m'ouvrir.

Le Nain ne fit aucune réponse.

– Il est sourd ou endiablé, ou l'un et l'autre ; mais je n'ai pas le temps de disputer avec lui, dit Hobby ; et il partit pour le rendez-vous qu'il avait donné à ses amis.

Cinq ou six d'entre eux y étaient déjà arrivés, et le hasard y amena, presque au même instant, Earnscliff et ses compagnons. Ils avaient découvert les traces des bestiaux jusqu'à la frontière. Mais là ils avaient appris qu'une troupe considérable de jacobites était en armes, et qu'on parlait de plusieurs soulèvements dans différentes parties de l'Écosse.

Earnscliff ne regardait donc plus l'événement de la nuit précédente comme l'effet d'un brigandage ordinaire, ou d'une vengeance particulière, mais comme la première étincelle de la guerre civile.

Le jeune homme embrassa Hobby avec tous les témoignages d'un véritable intérêt, et l'informa du fruit de ses recherches.

– Hé bien ! dit Hobby, je parierais ma tête qu'Ellieslaw est pour quelque chose dans cette trahison d'enfer, car il est lié avec tous les jacobites du Cumberland ; et, comme il a toujours protégé Westburnflat, cela s'accorde assez bien avec ce qu'Elsy m'a fait entendre.

Un autre se rappela qu'une fille de basse-cour d'Heugh-Foot avait entendu les brigands dire qu'ils agissaient au nom de Jacques VIII, et qu'ils étaient chargés de désarmer tous les rebelles ; selon d'autres, Westburnflat s'était vanté tout haut qu'il obtiendrait bientôt un commandement dans les troupes jacobites, sous les ordres d'lllieslaw, lorsque celui-ci se serait déclaré, et qu'alors on ferait un mauvais-parti à Earnscliff, et à tout ce qui était attaché au gouvernement.

Le résultat fut qu'on ne douta plus que la troupe de brigands n'eût agi sous les ordres de Westburnflat, peut-être à l'instigation secrète d'Ellieslaw, et qu'on résolut de se rendre sur-le-champ à la demeure du premier, afin de s'assurer de sa personne. Les amis dispersés des Elliot les avaient rejoints pendant leur délibération, et ils se trouvaient plus de vingt cavaliers bien montés et passablement armés.

Un ruisseau sorti d'une étroite ravine des montagnes se, répandait à Westburnflat, sur la plaine marécageuse qui donne son nom à cet endroit. C'est là que l'onde, naguère rapide comme un torrent, change de caractère et devient stagnante, telle qu'un serpent azuré replié sur lui-même pendant son sommeil. Sur une de ses rives et au centre de la plaine s'élevait la tour de Westburnflat, qui était une de ces anciennes maisons fortifiées, jadis si nombreuses sur les frontières. Le terrain s'étendait en esplanade pendant l'espace d'environ cent toises ; mais au-delà, ce n'était plus qui une fondrière impraticable pour des étrangers. Les sentiers qui conduisaient à la tour n'étaient connus que du maître et des siens. Mais, parmi les Écossais rassemblés sous les ordres d'Earnscliff, plusieurs pouvaient servir de guides. Quoique le genre de vie du propriétaire. fût généralement connu, on était alors si peu scrupuleux sur l'article de la propriété, qu'il n'était pas aussi mal vu qu'il l'eût été dans un pays plus civilisé.

Parmi ses voisins plus paisibles, il était estimé à peu près comme le serait aujourd'hui un joueur, un amateur de combats de coqs, ou un jockey (Horse-Jockey. Un amateur de chevaux) ; comme un homme enfin dont les habitudes étaient blâmables, et dont la société devait être évitée en général, mais dont on ne pouvait dire après tout qu'il fût flétri de cette infamie ineffaçable attachée à sa profession dans un pays où les lois sont observées. Dans cette circonstance l'indignation qu'il excitait ne venait pas de la nature de ses torts comme maraudeur, mais il avait attaqué un voisin qui ne lui avait fait aucune injure, et surtout un membre du clan d'Elliot, dont la plupart de nos jeunes gens faisaient partie. Il se trouva donc naturellement dans la bande des personnes qui, familières avec les localités de son habitation, conduisirent facilement leurs camarades jusqu'au pied de la tour de Westburnflat.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE IX

Chapitre IX

« Délivre-moi de la donzelle,

« Emmène-la, dit le géant ;

« Je ne suis pas si mécréant

« Que de vouloir mourir pour elle. »

Romance du Faucon.

La tour était un bâtiment carré de l'aspect le plus sombre. Les murs en étaient très épais : les fenêtres, ou pour mieux dire les fentes qui en tenaient lieu, semblaient avoir été faites, non pour donner entrée à l'air et à la lumière, mais pour fournir aux habitants de l'intérieur les moyens de se défendre contre ceux qui pourraient les attaquer. Une terrasse pratiquée sur le haut était entourée d'un parapet, et donnait à ses défenseurs l'avantage de pouvoir combattre à couvert. Une seule porte, aussi étroite que solide, et revêtue de grosses laines de fer, introduisait dans la tour par un escalier en spirale.

Dès que la troupe se fut arrêtée devant cette habitation, le bras d'une femme, passant au travers d'un créneau dans la partie supérieure de la tour, agita un mouchoir, comme pour implorer du secours.

Hobby, en l'apercevant, en perdit presque l'esprit de joie. C'est la main de Grâce ! s'écria-t-il : c'est le bras de Grâce ! je les reconnaîtrais entre mille ; il n'y en a point de semblables. Il faut la délivrer, mes amis, quand nous devrions démolir la tour de Westburnflat, pierre à pierre.

Earnscliff doutait qu'il fût possible de reconnaître à une telle distance le bras et la main d'une femme, mais il ne voulut rien dire qui pût diminuer les espérances du jeune fermier. On résolut donc de faire une sommation à la garnison.

Les cris de la troupe et le son du cor de chasse dont on s'était muni firent paraître la tête d'une vieille à une des meurtrières avancées.

– C'est la mère du brigand, dit Simon ; elle est cent fois pire que lui. La moitié du mal qu'il fait dans le pays est la suite de ses instigations.

– Qui êtes-vous ? Que demandez-vous ? dit la respectable matrone.

– Nous désirons parler à Williams Groeme de Westburnflat, dit Earnscliff.

– Il n'y est point.

– Depuis quand est-il absent ?

– Je ne puis vous le dire.

– Quand reviendra-t-il ?

– Je rien sais rien, répondit l'inexorable gardienne.

– Vous n'êtes pas seule dans la tour ?

– Seule. A moins que vous ne vouliez compter les rats.

– Ouvrez donc la porte, afin de nous le prouver. Je suis juge de paix, et nous sommes à la recherche d'un crime de félonie.

– Que le diable leur brûle les doigts à ceux qui tireront les verrous pour vous ouvrir ; quant à moi, jamais. N'êtes-vous pas honteux de venir trente hommes le pot de fer en tête, avec des épées et des lances, pour faire peur à une pauvre veuve ?

– Nos informations sont positives : un vol considérable a été commis ; il faut que nous fassions une visite.

– Et l'on a enlevé, dit Hobby, une jeune fille qui vaut cent fois plus que tout ce qu'on a volé.

– Le seul moyen de prouver l'innocence de votre fils, continua Earnscliff, est de nous ouvrir sans résistance, et de nous laisser visiter la maison.

– Oui-dà ! Et que ferez-vous donc si je n'ouvre point à une bande de vauriens ? dit la portière d'un ton railleur.

– Nous entrerons avec les clefs du roi, et nous casserons la tête à tous ceux qui tomberont sous nos mains, s'écria Hobby exaspéré.

– Gens qu'on menace vivent long-temps, dit la vieille avec le même accent ironique. Essayez, mes amis, essayez ; la porte est solide. Elle a résisté à plus forts que vous.

En parlant ainsi, elle se retira en poussant un grand éclat de rire.

Les assiégeants tinrent alors une consultation sérieuse. L'épaisseur des murs était telle, qu'ils auraient pu braver même le canon pendant quelque temps. La porte, toute couverte en fer, était si solide, qu'aucune force humaine ne semblait en état de la forcer.

– Ni tenailles ni marteaux ne pourront y mordre, dit Hugh le maréchal-ferrant de Ringleburn ; autant vaudrait l'enfoncer avec des tuyaux de pipe.

Sous l'entrée, à la distance de neuf pieds qui formaient l'épaisseur de la muraille, il y avait une seconde porte en chêne garnie de clous et assurée par de grandes barres de fer en tous sens. Enfin on ne pouvait trop compter sur la sincérité de la vieille, qui prétendait être seule dans la tour : on voyait même, sur le sentier qui y conduisait, des traces récentes qui prouvaient que plusieurs personnes à cheval y étaient entrées depuis peu.

A ces difficultés se joignaient celles de se procurer les moyens d'attaquer. Il ne fallait pas espérer qu'on pût se procurer des échelles assez hautes pour parvenir aux créneaux, et les fenêtres, outre leur élévation, étaient défendues par des verrous. Il ne fallait pas davantage penser à miner la tour, faute d'outils et de poudre. On pensa à convertir l'attaque en blocus ; mais pendant ce temps Westburnflat pouvait être secouru par ses confédérés, surtout s'il était à la tête d'un parti jacobite, comme on le soupçonnait ; d'ailleurs on manquait d'abri et de provisions.

Hobby grinçait des dents, et tournait autour de la forteresse, sans pouvoir trouver de moyen pour y pénétrer. – Mes amis, s'écria-t-il tout-à-coup, comme frappé d'une inspiration soudaine, faisons comme nos pères ; coupons du bois ; formons un bûcher contre la porte, et enfumons la vieille sorcière comme un jambon.

On se mit à l'œuvre à l'instant même. Tous les sabres et tons les couteaux furent employés à couper les buissons et les saules qui croissaient sur les rives d'un ruisseau voisin. On les empila contre la porte, on se procura du feu avec un fusil, et Hobby, tenant en main un brandon de paille enflammée, s'avançait vers le bûcher, quand on vit le bout d'une carabine sortir d'un créneau, et l'on entendit en même temps le brigand s'écrier : – Grand merci, bonnes gens, vous êtes bien bons de travailler à notre provision d'hiver. Mais si l'un de vous avance d'un pas, ce sera le dernier de sa vie.

– C'est ce qu'il faudra voir, dit Hobby, avançant intrépidement la torche à la main.

Le maraudeur fit feu, mais sans atteindre Hobby Earnscliff avait tiré au même instant, et un coup si bien ajusté à travers la meurtrière étroite, que la balle effleura la joue du scélérat et en fit sortir le sang. Il avait probablement calculé que son poste le mettait plus en sûreté, car il ne sentit pas plutôt sa blessure, quoiqu'elle fût très légère, qu'il demanda à parlementer.

– Pourquoi, leur dit-il, venez-vous attaquer de cette manière un homme honnête et paisible ?

– Parce que vous retenez une prisonnière, dit Earnscliff, et que nous avons résolu de la délivrer.

– Et quel intérêt prenez-vous à elle ?

– C'est ce que vous n'avez pas le droit de nous demander, vous qui la retenez de vive force.

– Ah ! je puis bien m'en douter ! Au surplus, je n'ai pas envie de me faire une querelle à mort en versant le sang d'aucun de vous, quoique Earnscliff n'ait pas craint de verser le mien, lui qui sait viser si juste. Pour prévenir de plus grands malheurs, je consens à vous rendre ma prisonnière, puisque vous ne vous en irez qu'à cette condition.

– Et tout ce que vous avez volé à Hobby, s'écria Simon, vous n'en parlez pas ? Croyez-vous que nous souffrirons que vous veniez piller nos étables comme si c'était le poulailler d'une vieille femme ?

– Je sais ce qui est arrivé à Hobby, dit le brigand ; mais sur mon âme et conscience, il n'y a pas dans la tour un clou qui lui appartienne : tout a été emporté dans le Cumberland. Je connais les voleurs, je vous promets de lui faire rendre tout ce qui pourra se retrouver. S'il veut aller à Castleton avec deux amis, dans trois jours je m'y trouverai avec deux des miens, et je tâcherai de lui donner satisfaction.

– C'est bon ! c'est bon ! cria Hobby. Ne parlez pas de cela, dit-il tout bas à Simon ; tâchons seulement de tirer la pauvre Grâce des griffes de ce vieux scélérat.

– Me donnez-vous votre parole, Earnscliff, dit le brigand, qui était toujours derrière sa meurtrière, sur votre honneur et sur votre gant, que je serai libre de sortir de la tour et d'y rentrer ? je demande cinq minutes pour ouvrir la porte, et autant pour en fermer les verrous, me le promettez-vous ?

– Vous aurez tout le temps qui vous sera nécessaire, dit Earnscliff ; je vous en donne ma parole sur mon honneur et sur mon gant.

– Écoutez-moi un instant, Earnscliff ; il vaudrait mieux que vous fissiez reculer vos gens hors de la portée du fusil, et nous resterions tous deux sans armes, près de la porte de la tour. Ce n'est pas que je doute de votre parole, Earnscliff ; mais il est toujours bon de prendre ses précautions.

– Camarade ! pensa Hobby en reculant avec ses compagnons, si je te tenais au coin d'un bois, avec seulement deux honnêtes gens pour témoins, tu souhaiterais bientôt de t'être cassé une jambe plutôt que d'avoir touché à rien de ce qui m'appartenait.

– Eh bien ! dit Simon, scandalisé de le voir capituler si facilement, ce même Westburnflat, après tout, aune plume blanche dans son aile (Expression populaire pour dire : N'est pas si noir un si brave qu'on le dit) : il n'est pas digne de mettre les bottes de son père.

Cependant la vieille ouvrit la porte de la tour ; Willie en sortit avec une jeune femme, et sa mère resta près de la porte comme en sentinelle.

– La voilà ! dit le brigand : je vous la livre saine et sauve ; qu'un ou deux d'entre vous s'approchent pour la recevoir.

Earnscliff était immobile de surprise. Ce n'était pas Grâce Armstrong, c'était miss Isabelle Vere qui était devant ses yeux.

– Ce n'est pas Grâce ? s'écria Hobby en accourant vers lui et le couchant en joue : où est Grâce ? qu'en as-tu fait ? parle, ou tu es mort.

– Songez que j'ai donné ma parole, Hobby, dit Earnscliff en détournant son fusil ; et tous ses camarades répétèrent, en le désarmant : – Earnscliff a engagé sa main et son gant, sa parole et sa foi ; songez, Hobby, que nous devons ne pas trahir notre gage avec Westburnflat, serait-il le plus =rand coquin du monde.

Le maraudeur avait pâli envoyant le geste menaçant d'Hobby ; mais il reprit courage en se voyant ainsi protégé.

– Elle n'est pas entre mes mains, dit-il ; si vous en doutez, vous pouvez visiter la tour, j'y consens. Au surplus,.j'ai tenu ma parole, j'ai droit d'attendre que vous tiendrez la votre. Mais si ce n'est pas cette prisonnière que vous cherchiez, dit-il à Earnscliff, vous allez me la rendre, car j'en suis responsable envers qui de droit.

– Pour l'amour de Dieu ! monsieur Earnscliff, dit Isabelle en joignant les mains d'un air de terreur, n'abandonnez pas une infortunée que tout le monde semble avoir abandonnée.

– Ne craignez rien, dit tout bas Earnscliff ; je vous défendrai aux dépens de mes jours. Misérable ! dit-il à Westburnflat ; comment avez-vous osé insulter cette dame ?

– C'est ce dont je rendrai compte, dit le bandit, à ceux qui ont, pour me faire cette question plus de droits que sous n'en pouvez avoir. Songez seulement que, si vous me l'enlevez à force armée, c'est vous qui en serez responsable. Un homme ne peut se défendre contre vingt. Tous les Hommes des Mearns n'en peuvent faire plus qu'ils ne peuvent (C'est-à-dire : ils ont beau être braves, ils cèdent aussi au nombre. Les Mearns ou le comté de Kincardine sont une province d'Écosse).

– C'est un imposteur ! dit Isabelle : il m'a arrachée par violence des bras de mon père.

– Peut-être a-t-il eu ses raisons pour vous le faire croire, dit le brigand ; au surplus, ce n'est pas mon affaire. Ainsi donc vous ne voulez pas me la rendre ?

– Vous la rendre, mon brave ! non certainement. Je suis aux ordres de miss Vere, et je suis prêt à la reconduire partout où elle le désirera.

– Cela est peut-être déjà arrangé entre vous deux.

– Et Grâce ! s'écria Hobby ; et où est Grâce ? Croyez-vous que cela se passe ainsi ? Et, pendant qu'Earnscliff était tout occupé de miss Vere, il se précipita sur Willie le sabre à la main.

– Un instant, Hobby, dit celui-ci en reculant vers la tour.

Tout en parlant. ainsi, il avança vers la porte, que la vieille tenait entr'ouverte, y passa précipitamment, et elle se ferma à l'instant. Hobby voulut le frapper, et ne l'atteignit pas ; mais le coup fut si fort, qu'il emporta un gros morceau du linteau de la porte voûtée ; la marque en existe encore, et on la montre comme une preuve de la grande vigueur de nos ancêtres.

– Cela n'est pas bien, Hobby, dit le vieux Dick ; voilà deux fois que vous manquez à la parole qui a été donnée sur l'honneur et sur le gant. Pour qui voulez-vous donc nous faire passer dans le pays ? Willie Westburnflat a tenu sa promesse, nous devons être fidèles à la nôtre. Attendez-le au rendez-vous qu'il vous a donné à Castleton ; alors, s'il ne vous rend pas justice, nous prendrons de nouveau les armes contre lui, nous ferons armer tous nos amis, et nous l'enterrerons sous les ruines de sa tour.

Ce froid raisonnement ne versa pas de baume sur les blessures d'Hobby ; mais il ne pouvait rien faire sans ses compagnons, et il fut obligé de se soumettre à leur avis.

Pendant ce temps, miss Vere avait témoigné à Earnscliff le désir d'être reconduite sur-le-champ au château d'Ellieslaw chez son père. Earnscliff se disposa à la satisfaire, et cinq à six jeunes gens s'offrirent pour lui servir d'escorte.

Hobby ne fut pas du nombre. Rongé du chagrin que lui avaient fait éprouver tous les événements de cette journée, désespéré surtout de n'avoir pu réussir à retrouver sa chère Grâce, il reprit tristement le chemin de la chaumière d'Annaple, rêvant à ce qu'il pourrait faire pour améliorer la situation de sa famille. Toute la bande des amis d'Elliot se dispersa quand ils eurent traversé le marais. Le maraudeur et sa mère les suivirent de l'œil, jusqu'à ce qu'ils eussent disparu.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE X

Chapitre X

« Dans les bosquets de celle qui m'est chère.

« La neige hier étalait sa blancheur :

« Mais au retour de la lumière,

« J'y vis la rose en sa fraîcheur.»

Ancienne ballade.

Piqué de ce qu'il appelait l'indifférence de ses amis, Hobby s'était séparé d'eux, et poursuivait son chemin solitairement. – Marche donc ! dit-il à son cheval en lui faisant sentir l'éperon ; tu es comme tous les autres. N'est-ce pas moi qui t'ai élevé, qui t'ai nourri ? et voilà maintenant que tu regimbes. Oui, tu es comme les autres. Ils sont tous mes parents, quoique d'un peu loin : j'aurais donné pour eux sang et biens, je les aurais servis la nuit comme le jour, et je crois qu'ils ont plus d'égards pour le bandit de Westburnflat que pour leur cousin. Ah ! mon Dieu ! c'est pourtant d'ici que j'aurais dû voir les lumières d'Heugh-Foot. C'en est fait ! je ne les verrai plus !, Si ce n'était pour ma mère et mes sœurs et pour cette pauvre Grâce, je crois que je donnerais de l'éperon à mon cheval, et que je le ferais sauter dans la rivière pour en finir tout d'un coup.

C'est dans cette humeur chagrine qu'il arriva devant la chaumière, asile de sa famille. En approchant de la porte, il entendit ses sœurs parler avec vivacité et d'un ton de gaîté. – Le diable soit des femmes ! dit-il : il faut toujours qu'elles chuchotent, qu'elles jasent, qu'elles rient ; il n'y a rien au monde qui puisse les en empêcher ! Et cependant je suis bien aise qu'elles ne perdent pas courage, les pauvres créatures ! Mais, après tout, c'est sur moi et non sur elles que le plus fort du coup est tombé.

Conduisant alors son cheval sous un hangar : – Allons, lui dit-il, il faut que tu t'en ressentes comme ton maître : tu n'auras aujourd'hui ni couverture ni litière ! nous aurions mieux fait de nous jeter tous les deux dans le gouffre le plus profond.

La plus jeune de ses sœurs vint l'interrompre. – Hé bien ! Hobby, lui dit-elle, à quoi vous amusez-vous là, tandis qu'il y a quelqu'un, arrivé du Cumberland, qui vous attend depuis plus d'une heure ? Dépêchez-vous d'entrer ; je vais ôter la selle.

– Quelqu'un du Cumberland. ? s'écria Hobby ; et, remettant la bride dans la main de sa sœur, il entra bien vite dans la chaumière. – Où est-il ? où est-il ? m'apporte-t-il des nouvelles de Grâce ? s'écria-t-il en regardant tout autour de lui, et n'y apercevant que des femmes.

– Il n'a pu attendre plus long-temps, dit sa sœur aînée en tâchant d'étouffer une envie de rire.

– Allons, allons, filles ! dit la mère, il ne faut pas le tourmenter davantage. Regardez bien, mon enfant ; est-ce que vous ne voyez pas ici quelqu'un que vous n'y avez pas laissé ce matin ?

– J'ai beau regarder, ma mère, je ne vois que vous et les trois petites sœurs.

– Ne sommes-nous pas quatre à présent, mon frère ? dit la plus jeune qui rentrait à l'instant, et dont il avait oublié l'absence.

Au même moment Hobby serra dans ses bras sa chère Grâce, qu'il n'avait pas reconnue, tant à cause de l'obscurité qui régnait dans la chaumière, que parce qu'elle s'était couverte du plaid d'une de ses sœurs. – Ah ! vos avez osé me tromper ainsi, lui dit-il.

– Ce n'est pas ma faute ! s'écria Grâce en cherchant à se couvrir le visage de ses mains, pour cacher sa rougeur, et se défendre des tendres baisers dont son fiancé punissait son stratagème ; ce n'est pas ma faute ! C'est Jenny, ce sont les autres qu'il faut embrasser, car ce sont elles qui en ont eu l'idée.

– C'est bien ce que je ferai ! s'écria Hobby, et il embrassait tour à tour ses sœurs et sa mère, avec des transports de joie, en s'écriant qu'il était le plus heureux des hommes.

– Hé bien ! mon enfant, dit la bonne vieille, qui ne perdait jamais une occasion d'inspirer des sentiments religieux à sa famille, remerciez-en donc celui qui vous accorde ce bienfait, le Dieu qui tira la lumière des ténèbres et le monde du néant. Ne vous avais-je pas promis qu'en disant : « Sa volonté soit faite, » vous auriez sujet de dire : « Que son nom soit loué ! »

– Oui, ma mère, oui ! et je l'en remercie bien, comme aussi de m'avoir laissé une seconde mère quand il m'a retiré la mienne, une mère qui me fait penser à lui dans le bonheur et l'adversité.

Après quelques prières et un moment de recueillement solennel dans cette famille reconnaissante des bontés de la Providence, la première question d'Hobby fut de demander à Grâce le récit de ses aventures. Elle lui dit qu'éveillée par le bruit que les brigands faisaient dans la ferme, elle s'était levée à la hâte, et que, voyant les flammes de tous côtés, elle songeait à se sauver, lorsque le masque de Westburnflat étant venu à tomber, elle avait eu l'imprudence de prononcer son nom ; qu'aussitôt il lui avait lié un mouchoir sur la bouche, et l'avait placée en croupe derrière un de ses compagnons.

– Je lui casserai sa tête maudite, s'écria Hobby, n'y aurait-il qu'un Groeme au monde en le comptant.

Grâce, reprenant son récit, lui dit qu'on l'avait emmenée vers le sud, mais qu'à peine la troupe était-elle entrée dans le Cumberland, un homme, connu d'elle pour un cousin de Westburnflat, accourant à toute bride, vint parler au chef de la bande ; qu'après un instant de consultation, celui-ci lui dit qu'on allait la reconduire à Heugh-Foot. On l'avait placée derrière le dernier venu, qui l'avait ramenée en toute diligence, et sans lui dire un seul mot, jusqu'à environ un quart de mille de la chaumière d'Annaple, où il l'avait laissée.

Les deux frères d'Hobby étaient arrivés dans la journée. Après avoir appris les événements de la nuit précédente, ils étaient partis pour se mettre aussi à la recherche des brigands, et n'en ayant découvert aucune trace, ils rentraient en ce moment. Ils furent ravis de retrouver Grâce, qui fut obligée de recommencer sa narration. Hobby conta à son tour son expédition à Westburnflat ; et, après avoir bien joui du plaisir d'avoir retrouvé sa maîtresse, des réflexions d'un genre plus triste commencèrent à se présenter à son esprit.

– Je ne suis embarrassé ni pour mes frères ni pour moi, dit-il ; nous dormirons bien à côté du bidet, comme cela nous est arrivé plus d'une fois à la belle étoile dans les montagnes ; mais vous autres, comment allez-vous passer la nuit ici, comment y serez-vous demain, les jours suivants ?

– N'est-ce pas une chose barbare, dit une des sœurs, d'avoir réduit une pauvre famille à un état si déplorable ?

– De ne nous avoir laissé ni brebis, ni agneau, ni rien de ce qui broute l'herbe ? dit le plus jeune des trois frères.

– S'ils avaient quelque rancune contre nous, dit le second, nommé Henry, n'étions-nous pas bons pour nous battre contre eux ?… Et il faut que nous ayons été tous trois absents ! Si nous avions été ici, l'estomac de Will Groeme n'aurait pas eu besoin de déjeuner ce matin. Mais il n'y perdra rien pour attendre ; n'est-ce pas, Hobby ?

– Nos amis, dit Hobby en soupirant, veulent attendre le rendez-vous qu'il m'a donné à Castleton, pour s'arranger à l'amiable. Il faut bien vouloir ce qu'ils veulent.

– S'arranger à l'amiable ! s'écrièrent les deux frères, après un acte de scélératesse tel qu'on n'en a jamais vu de nos jours dans le pays !

– Cela est vrai, dit Hobby, et le sang m'en bouillait dans les veines ; mais la vue de Grâce m'a un peu calmé.

– Et la ferme, dit John, qui nous la rendra ? Nous sommes ruinés sans ressource. J'ai été avec Henry en examiner les débris, mais il n'y a rien à sauver. Il faudra que nous nous fassions soldats, et que deviendront notre mère et nos sœurs ? Quand Westburnflat le voudrait, a-t-il le moyen de nous indemniser ? Il ne possède pas une bête à quatre pieds, excepté son cheval ; encore est-il épuisé par ses courses de nuit. Nous sommes ruinés complètement.

Hobby jeta un regard douloureux sur Grâce Armstrong, qui ne lui répondit que par un soupir et en baissant tristement les yeux.

– Mes enfants, dit la mère ; u vous découragez pas : nous avons des parents qui ne nous abandonneront pas dans l'adversité Sir Thomas Kittleloof est mon cousin au troisième degré du côté de sa mère ; et, comme il a été un des commissaires pour l'union de l'Écosse à l'Angleterre, il a reçu des poignées d'argent, sans compter qu'il a été créé chevalier baronnet.

– Et il ne donnerait pas une épingle pour nous, dit, Hobby. D'ailleurs, le pain qu'il nous accorderait s'attacherait à mon gosier ; je ne pourrais l'avaler, parce que c'est le prix auquel il a vendu l'indépendance et la couronne de la vieille Écosse.

– Mais le laird de Dunder, dit la vieille, dont la mère était l'arrière-petite-cousine de la mienne : c'est une des plus anciennes familles du Tiviot-Dale.

– Il est dans la Tolbooth, ma mère ; il est dans le cœur du Midlothian (Tolbooth, heart of Middle Lothian. Noms populaires de la prison d'Édimbourg) pour cent marcs d'argent qu'il a empruntés à Saunders Willyecoat le procureur.

– Le pauvre homme ! reprit mistress Elliot : ne pourrions-nous lui envoyer quelques secours ?

– Hé ! mon Dieu, grand'mère, dit Hobby avec un mouvement d'impatience, vous oubliez donc qu'il ne nous reste rien ?

– Cela est vrai, mon fils, dit-elle ; il est si naturel de désirer secourir ses parents !… Mais le jeune Earnscliff…

– Il n'est pas bien riche, dit Hobby, et il a un nom à soutenir. Sans doute il ferait pour nous tout ce qu'il pourrait ; mais ce serait une honte d'avoir recours à lui. En un mot, ma mère, il est inutile de chercher dans vos nombreux parents. Ceux qui sont riches et puissants nous ont oubliés et ne nous regardent plus. Les autres de notre rang n'ont tout juste que ce qui leur est nécessaire, et ne peuvent venir à notre secours.

– Eh bien ! Hobby, dit la mère, il faut mettre notre confiance dans celui qui peut faire sortir des amis et des trésors du fond d'un marécage, ' comme on dit.

– Vous m'y faites songer, ma mère, dit Hobby en se levant brusquement et en frappant du pied. Les événements de la journée m'ont tellement bouleversé la tête, que j'en perds la mémoire et le jugement. Vous avez raison. J'ai un ami qui m'a offert ce matin un sac dans lequel il y avait plus d'or qu'il n'en faudrait pour bâtir deux fermes comme la nôtre, et les garnir de bestiaux. Je l'ai laissé à Mucklestane-Moor, et je suis sûr qu'Elsy ne le regrettera pas.

– De quel Elsy voulez-vous parler, mon fils ?

– Je ne crois pas qu'il en existe deux. Je parle du brave Elsy de Mucklestane-Moor.

– A Dieu ne plaise, mon fils, que vous alliez chercher de l'eau dans une source corrompue ! Voudriez-vous accepter des secours d'un homme qui est en commerce avec le malin esprit ? Tout le pays ne sait-il pas qu'Elsy est un sorcier ? S'il y avait une bonne administration de justice dans les environs, on ne l'y aurait pas souffert si long-temps. Les sorciers et les sorcières sont l'abomination et le fléau du canton.

– Vous direz tout ce que vous voudrez des sorciers et des sorcières ; mais il est bien sûr qu'un trouble-ménage comme Ellieslaw ou un coquin tel que ce damné Westburnflat ont fait plus de mal au pays que n'en auraient Jamais fait un millier des plus mauvaises sorcières qui ont jamais galopé sur un manche à balai ou chanté des airs du diable le mardi-gras. Jamais Elsy n'aurait mis le feu à notre ferme ; et je suis bien décidé à voir s'il est toujours dans l'intention de nous mettre en état de la rebâtir. C'est l'homme qui en sait le plus long dans tout le pays jusqu'à Stan-More.

– Un moment, mon enfant, remarquez que ses bienfaits n'ont porté bonheur à personne. Jock Howden, qu'Elsy prétendait avoir guéri de sa maladie, en est mort à la chute des feuilles. Il a sauvé la vache de Lambside, mais jamais ses moutons n'avaient péri en si grand nombre que cette année. Et d'ailleurs, on dit qu'Elsy parle si mal des hommes, que c'est comme s'il bravait la Providence en face ; et vous savez que vous dîtes vous-même, après l'avoir vu pour la première fois, qu'il ressemblait plutôt à un esprit qu'à un homme.

– Bah ! ma mère, il vaut mieux que ses discours. Ainsi donc donnez-moi un morceau à manger, car je n'ai pas avalé une bouchée de la journée, et demain matin j'irai à Mucklestane-Moor.

– Et pourquoi ne pas y aller ce soir, Hobby ? dit Henry : partez sur-le-champ, je vous accompagnerai.

– Mon cheval est trop fatigué.

– Prenez le mien, dit John.

– Mais je suis moi-même éreinté, dit Hobby.

– Vous ! dit Henry : allons donc ! je vous ai vu rester en selle vingt-quatre heures de suite, sans vous plaindre de la fatigue.

– La nuit est bien sombre, dit Hobby en regardant par la fenêtre ; mais, pour vous parler vrai, quoique je n'aie pas peur, j'aime mieux aller voir Elsy en plein jour.

Ce, frane aveu mit fin à la discussion ; et Hobby, ayant trouvé un moyen terme entre la timide retenue de son aïeule et la présomption inconsidérée de son frère, prit un souper tel qu'on put le lui donner. Embrassant alors toute sa famille, sans oublier sa chère Grâce, il se retira dans l'écurie, et s'y étendit à côté de son fidèle coursier. Ses frères l'y suivirent et se partagèrent quelques bottes de paille, provision destinée à la vache d'Annaple ; quant aux femmes, elles s'arrangèrent le mieux qu'elles purent pour passer la nuit dans la chaumière.

A la pointe du jour, Hobby se leva ; après avoir pansé et sellé son cheval, il partit pour Mucklestane-Moor. Il évita la compagnie de ses deux frères, dans l'idée que le Nain était plus favorable à celui qui le visitait seul.

– Qui sait, se dit-il, si Elsy a ramassé le sac d'hier, ou si quelqu'un qui a passé par là ne s'en est pas emparé. Allons, Tarras, ajouta-t-il en s'adressant à son cheval, qu'il frappa de l'éperon, il faut se presser, et arriver les premiers si nous pouvons.

On commençait à pouvoir distinguer les objets lorsqu'il arriva sur l'éminence d'où l'on apercevait, quoique d'un peu loin, l'habitation du Nain. La porte s'en ouvrit, et Hobby vit encore une fois le phénomène dont il avait été témoin et dont il avait rendu compte à Earnscliff. Deux figures humaines, si l'on pouvait donner ce nom à celle du Nain, sortirent de la demeure du solitaire, et s'arrêtèrent devant la porte, paraissant occupées à converser ensemble. Le compagnon du Nain se baissa comme pour ramasser quelque chose près de la chaumière ; ils firent quelques pas et s'arrêtèrent encore, causant et gesticulant.

Ce spectacle réveilla toutes les terreurs superstitieuses d'Hobby. Il ne pouvait croire que le Nain consentît à laisser entrer un homme dans sa demeure, et il ne lui paraissait pas plus probable que quelqu'un fût assez hardi pour aller le visiter pendant la nuit. Il fut donc convaincu qu'il avait devant les yeux un sorcier en conférence avec son esprit familier ; et, arrêtant son cheval, il résolut de ne pas avancer davantage avant d'avoir vu la fin de cette scène extraordinaire. Il n'attendit pas long-temps. Un instant après le Nain retourna vers sa chaumière, Hobby le suivit des yeux, et chercha ensuite la seconde figure ; mais elle avait disparu.

– A-t-on jamais vu rien de semblable ? dit Hobby ; mais je suis dans un cas désespéré, et fût-ce Belzébuth en personne, il faut que je lui parle.

Il avança donc vers l'habitation du Nain, sans trop presser le pas de son cheval, car le jour commençait à peine à paraître. Hobby n'en était plus fort éloigné, quand il aperçut dans une touffe de bruyère, à vingt pas de lui, précisément à l'endroit où il avait vu la seconde figure un moment avant qu'elle disparût, un corps long et noir, ressemblant assez à un chien terrier qui se serait tapi.

– Je ne lui ai jamais vu de chien, dit Hobby : c'est trop petit pour être un blaireau : ce pourrait bien être une loutre ; mais qui sait les formes que les esprits peuvent prendre pour vous effrayer ? Quand je serai tout auprès, cela se changera peut-être en lion, en crocodile, que sais-je ! Tarras se cabrera, je n'en serai plus le maître, et comment alors me défendre contre les attaques du diable, on de je ne sais qui ?

Hobby descendit de cheval ; et, tenant la bride d'une main, il lança prudemment une pierre contre l'objet qui l'inquiétait, mais qui resta dans le même état d'immobilité. – Ce n'est donc pas une créature vivante ? dit-il ; et, reprenant courage, il avança quelques pas. Le soleil, commençant alors à paraître sur l'horizon, rendait les objets plus distincts à ses yeux. – Dieu me pardonne, dit-il, c'est le sac qu'Elsy m'a jeté hier par sa lucarne, et que l'esprit a apporté jusqu'ici pour le mettre sur mon chemin ! – Il s'en approcha sans hésiter davantage, l'ouvrit, et l'or qu'il contenait lui parut de bon aloi. – Que Dieu me protège ! Dit-il, flottant entre le désir de profiter d'un secours si nécessaire à sa situation, et la crainte de compromettre son salut éternel en se servant d'un argent qui lui arrivait par une voie si suspecte. – Au bout du compte, ajouta-t-il ; je me conduirai toujours en honnête homme, en bon chrétien, et, arrive ce qu'il pourra, je ne dois pas laisser ma famille mourir de faim, quand on m'offre les moyens de la faire subsister.

Il renoua donc les cordons du sac, le mit sur son cheval, et s'avança vers la chaumière. Il y frappa plusieurs fois sans recevoir aucune réponse. – Elsy, cria-t-il enfin, père Elsy, voulez-vous sortir un moment ? j'ai quelque chose à vous dire, et bien des remercîments à vous faire. Vous ne m'avez pas trompé : j'ai trouvé Grâce saine et sauve, et il n'y a encore rien de désespéré. – Ne voulez-vous pas venir un instant ? – Dites-moi seulement que vous m'écoutez. – Hé bien ! Je suppose que vous m'entendez, quoique vous ne me répondiez pas. – Vous voyez donc que si je me faisais soldat, il serait bien dur pour Grâce et pour moi d'attendre peut-être des années pour nous marier ; et si mes frères partent aussi, qu'est-ce qui aura soin de ma vieille mère et de mes sœurs ? De manière que, j'ai pensé que le mieux… Mais je ne puis me décider à demander un service à quelqu'un qui ne veut pas seulement me dire s'il m'entend.

– Dis ce que tu veux, fais ce que tu veux, répondit le Nain sans se montrer ; mais va-t'en, et laisse-moi en repos.

– Hé bien ! puisque vous m'écoutez, continua Hobby, j'aurai fini en deux mots. Puisque vous voulez bien me prêter de quoi rétablir et regarnir la ferme d'Heugh-Foot, j'accepte ce service avec bien de la reconnaissance ; et, en conscience, votre argent sera aussi en sûreté dans mes mains que dans les vôtres, puisque vous le laissez passer la nuit à la belle étoile ; au risque qu'il soit ramassé par le premier venu, sans parler du danger de mauvais voisins qui peuvent venir vous voler, comme j'en ai fait la triste épreuve. Mais ce n'est pas tout, Elsy, il faut de la justice. Ma mère est usufruitière des terres de Wideopen ; moi, comme l'aîné de la famille, j'en suis propriétaire après elle : nous vous donnerons donc tous les deux une hypothèque pour votre argent sur nos biens, qui ne doivent rien à personne, et nous vous en paierons la rente tous les six mois. Je ferai dresser le contrat par le praticien Saunders, et vous n'aurez rien à payer pour le contrat.

– Laisse là ton jargon, et va-t'en ! s'écria le Nain. Ta probité bavarde m'est plus insupportable que ne me le serait la friponnerie de l'escroc qui vole sans mot dire. Va-t'en encore une fois, emporte l'argent, et garde le principal et les intérêts, jusqu'à ce que je t'en fasse la demande. Ta parole vaut contrat.

– Mais songez donc, Elsy, reprit le fermier opiniâtre, que nous sommes tous mortels ! Cette affaire ne peut pas se faire sans qu'on mette un peu de noir sur du blanc. Ainsi, tout au moins, faites une reconnaissance, comme vous la voudrez ; je la copierai et je la signerai devant de bons témoins. Seulement je dois vous prévenir de ne rien y glisser qui puisse compromettre mon salut éternel, parce que je la ferai voir à notre ministre, et ce serait vous exposer inutilement. Allons, Elsy, je m'en vais, car je vois que vous êtes fatigué de m'entendre, et moi, je le suis de vous parler sans que vous me répondiez. Un de ces jours je vous apporterai un morceau du gâteau de la mariée (Allusion à un usage assez général, dans la Grande-Bretagne), et peut-être vous amènerai-je Grâce pour vous faire ses remercîments. Ah ! vous ne serez pas fâché de la voir, quoique vous soyez un peu bourru. – Eh ! bon Dieu, quel soupir ! Je désire qu'il ne soit pas malade ; ou peut-être il croit que je lui parle de la grâce divine, et non de Grâce Armstrong. Pauvre homme ! je suis inquiet pour lui ; mais certes, il m'aime comme si j'étais son fils !…. Ma foi ! j'aurais eu là un père assez laid à voir !….

Hobby, voyant que son bienfaiteur était déterminé à ne pas lui parler davantage, crut le devoir délivrer de sa présence, et retourna gaîment, avec son trésor, rejoindre sa famille, que nous allons laisser s'occuper à réparer les désastres que lui avait causés l'agression du bandit de Westburnflat.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XI

chapitre XI

« Trois scélérats hier nous attaquèrent :

« J'eus beau prier, pleurer, ils m'enlevèrent ;

« Et m'attachant sur un blanc palefroi.

« Il me fallut les suivre malgré moi.

« Mais qui sont-ils ? Je ne puis vous le dire.»

Chrislabelle.

Il faut maintenant que notre histoire rétrograde un peu, afin de pouvoir rendre compte des circonstances qui avaient placé miss Isabelle Vere dans la situation fâcheuse dont elle fut délivrée si inopinément par l'arrivée d'Earnscliff, d'Hobby et de leurs compagnons, devant la tour de Westburnflat.

La veille de la nuit pendant laquelle la ferme d'Hobbv avait été pillée et incendiée, le père d'Isabelle l'engagea dans la matinée à venir faire une promenade dans les bois qui entouraient son château d'Ellieslaw. « Entendre c'était obéir, » dans le sens le plus rigoureux de cette formule du despotisme oriental ; mais Isabelle trembla en se rendant aux ordres de son père. Ils sortirent suivis d'un seul domestique, que sa stupidité avait peut-être fait choisir pour les accompagner. Ils côtoyèrent d'abord un ruisseau, et gravirent diverses collines au bas desquelles il serpentait. Le silence que gardait son père faisait penser à miss Vere qu'il avait fait choix de cette promenade écartée pour amener un sujet de conversation qu'elle craignait par-dessus toutes choses, celui de son mariage avec sir Frédéric, et qu'il réfléchissait aux moyens de l'y déterminer. Ses craintes furent quelque temps sans se vérifier. Le peu de paroles que son père lui adressait n'avaient de rapport qu'à la beauté du paysage qu'ils avaient sous les yeux, et qui variait à chaque instant. Le ton dont il faisait ces observations prouvait pourtant que, tandis que sa bouche les prononçait, son esprit était occupé de réflexions plus, importantes, et qui semblaient l'absorber. Isabelle tâchait de lui répondre avec autant d'aisance et de gaîté qu'il lui était possible d'en affecter au milieu des craintes dont son imagination était assaillie.

Soutenant, non sans peine, une conversation interrompue à chaque instant, et qui passait brusquement d'un sujet à un autre, ils arrivèrent enfin au centre d'un petit bois composé de chênes, de houx et de frênes, dont l'existence semblait compter plusieurs siècles, et dont les cimes élevées, se joignant ensemble, formaient un abri impénétrable aux rayons du soleil.

– C'est dans un lieu comme celui-ci, Isabelle, dit Ellieslaw, que je voudrais consacrer un autel à l'amitié.

– A l'amitié, mon père ! et pourquoi dans un endroit si sombre et si retiré ?

– Oh ! il est aisé dé prouver que le local lui conviendrait parfaitement, répondit son père en souriant amèrement. Vous qui êtes une jeune fille savante, vous devez savoir que les Romains ne se contentaient pas d'adorer leurs divinités sous un seul nom ; mais qu'ils leur élevaient autant de temples qu'ils leur supposaient d'attributs différents. Hé bien ! l'amitié à laquelle, j'élèverais un temple en cet endroit ne serait pas l'amitié des hommes ; qui repousse la duplicité, l'artifice, toute espèce de déguisement ; ce serait l'amitié des femmes, qui ne consiste que dans la secrète intelligence de deux amies ; comme elles s'appellent, pour s'aider mutuellement dans leurs petits complots, dans leurs intrigues.

– Vous êtes bien sévère, mon père.

– Je ne suis que juste : je me borne à peindre la nature, et j'ai l'avantage d'avoir sous les yeux d'excellents modèles en Lucy Ilderton et vous.

– Si j'ai été assez malheureuse pour vous offenser, mon père, vous ne devez pas en accuser ma cousine, car bien certainement jamais elle ne fut ni ma conseillère ni ma confidente.

– En vérité ? Et qui a donc pu vous inspirer, il y a deux jours, la force et la hardiesse de parler à sir Frédéric avec un ton d'aigreur qui l'a blessé, et qui ne m'a pas moins offensé ?

– Si ce que je lui ai dit vous a déplu, mon père, j'en ai un sincère regret ; mais je ne puis me repentir d'avoir parlé à sir Frédéric comme je l'ai fait. S'il oubliait que j'étais votre fille, il devait au moins se souvenir que j'étais une femme.

– Réservez vos remarques pour une autre occasion, répliqua froidement son père : je suis si las de ce sujet, que voici la dernière fois que je vous en parlerai.

– Que de grâces j'ai à vous rendre, mon père ! dit Isabelle en lui prenant la main. Délivrez-moi de la persécution de cet homme, et il n'est rien que vous ne puissiez m'ordonner.

– Vous êtes fort soumise quand cela vous convient, miss Vere, lui dit son père en fronçant le sourcil et en retirant sa main ; mais je m'épargnerai à l'avenir la peine de vous donner des avis qui vous déplaisent. Vous vous conduirez d'après vos propres idées.

Quatre brigands les attaquèrent en ce moment : Ellieslaw tira son épée, et se défendit contre l'un d'eux. Un second se jeta sur le domestique, qui était sans armes, et lui appuyant un sabre sur la poitrine, le menaça de le tuer s'il faisait résistance. Les deux autres s'emparèrent d'Isabelle, et l'entraînèrent dans le fond du bois. Ils y avaient préparé trois chevaux sur l'un desquels ils la placèrent, et ils la conduisirent ainsi à la tour de Westburnflat. Elle fut confiée à la garde de la mère du bandit, qui l'enferma dans une chambre au plus haut étage de ce donjon, sans vouloir lui dire pourquoi on l'avait enlevée, ni pourquoi on la retenait ainsi.

L'arrivée d'Earnscliff avec une troupe nombreuse devant sa porte alarma le brigand. Comme il avait donné ordre de remettre Grâce en liberté, et qu'il croyait qu'elle devait déjà être rendue à ses parents, il ne crut pas qu'elle fût l'objet de cette visite désagréable. Ayant reconnu Earnscliff, et instruit des sentiments qu'il nourrissait pour Isabelle, il ne douta pas un instant qu'il ne vînt pour la délivrer, et la crainte des suites que pourrait avoir pour lui sa résistance lui fit prendre le parti de capituler, comme nous l'avons déjà appris à nos lecteurs.

Lorsque le bruit des chevaux qui emmenaient Isabelle se fit entendre, son père tomba subitement. Le bandit qui l'attaquait prit aussitôt la fuite, et celui qui tenait le domestique en respect en fit autant. Celui-ci courut au secours de son maître, qu'il croyait tué ou mortellement blessé ; mais, à son grand étonnement, il ne lui trouva pas même une égratignure. – Je ne suis pas blessé, Dixon, lui dit-il en se relevant ; le pied m'a malheureusement glissé en pressant ce scélérat avec trop d'ardeur.

L'enlèvement de sa fille lui causa un désespoir qui, suivant l'expression de l'honnête Dixon, aurait attendri le cœur d'une pierre. Il se mit à la poursuite des ravisseurs, parcourut tous les détours du bois, et fit tant de recherches inutiles, qu'il se passa un temps assez considérable avant qu'il vînt donner l'alarme au château.

Sa conduite et ses discours annonçaient le désespoir et l'égarement. – Ne me parlez pas, sir Frédéric, dit-il au baronnet qui demandait des détails sur cet événement, vous n'êtes pas père, vous ne pouvez sentir ce que j'éprouve. C'est ma fille, fille peu soumise, à la vérité, mais enfin c'est ma fille, ma fille unique ! Où est miss Ilderton ? Elle ne doit pas être étrangère à cette aventure ; c'est un de leurs complots. Dixon, appelle M. Ratcliffe, qu'il vienne sans perdre une seule minute.

Ce M. Ratcliffe entrait à l'instant même dans l'appartement.

– Courez donc, Dixon, continua Ellieslaw ; dites-lui que j'ai besoin de le voir pour une affaire très urgente. – Ah ! vous voilà, mon cher monsieur, lui dit-il comme s'il l'apercevait à l'instant ; c'est de vous seul que j'attends de sages conseils dans cette malheureuse circonstance.

– Qu'est-il donc arrivé, monsieur, qui puisse vous agiter ainsi ? dit M. Ratcliffe d'un air grave.

Tandis qu'Ellieslaw lui conte, avec détail et avec le ton et les gestes d'un homme désespéré, la rencontre qu'il venait de faire, nous allons faire connaître à nos lecteurs les relations qui existaient entre ces deux personnages.

Dès sa première jeunesse, M. Vere d'Ellicslaw avait mené une vie très dissipée. Une ambition démesurée et qui s'inquiétait peu des moyens à employer pour parvenir à son but avait marqué le milieu de sa carrière. Quoique d'un caractère naturellement avare et sordide, aucune dépense ne lui coûtait quand il s'agissait de satisfaire ses passions. Ses affaires se trouvaient déjà fort embarrassées, quand il fit un voyage en Angleterre. Il s'y maria, et le bruit se répandit que son épouse lui avait apporté une fortune considérable. Il passa plusieurs années dans ce pays, et, quand il revint en Écosse, il était veuf et accompagné de sa fille, alors âgée de dix ans. Depuis ce moment il s'était livré à des dépenses plus excessives que jamais, et l'on supposait généralement qu'il devait avoir contracté des dettes considérables.

Il n'y avait que quelques mois que M. Ratcliffe était venu résider au château d'Ellieslaw, du consentement tacite du maître du logis, mais évidemment à son grand déplaisir. Dès le moment de son arrivée, il exerça sur lui et sur la conduite de ses affaires une influence incompréhensible, mais indubitable. C'était un homme âgé d'environ soixante ans, d'un caractère grave, sérieux et réservé. Tous ceux à qui il avait occasion de parler d'affaires rendaient justice à l'étendue de ses connaissances. En toute autre occasion il parlait peu ; mais quand il le faisait, il montrait un esprit actif et cultivé.

Avant de fixer sa résidence au château, il y avait fait des visites assez fréquentes. Ellieslaw, qui recevait toujours avec hauteur et dédain ceux qu'il regardait comme ses inférieurs, lui témoignait toujours les plus grands égards, et même de la déférence. Cependant son arrivée lui semblait toujours à charge, et il paraissait respirer plus librement après son départ. Il fut donc impossible Je ne pas remarquer le mécontentement avec lequel il le vit se fixer chez lui, et il montrait autant de contrainte en sa présence que de confiance en ses lumières. Ses affaires les plus importantes étaient réglées par M. Ratcliffe. Ellieslaw ne ressemblait pourtant pas à ces hommes riches, qui, trop indolents pour s'occuper de leurs affaires, se déchargent volontiers de ce soin sur un autre ; mais on voyait en beaucoup d'occasions qu'il renonçait à son opinion pour adopter celle de M. Ratcliffe, que celui-ci exprimait toujours franchement et sans réserve.

Rien ne mortifiait plus M. Ellieslaw que de voir que des étrangers s'apercevaient de l'espèce d'empire que cet homme exerçait sur lui. Lorsque sir Frédéric ou quelque autre de ses amis lui en faisait l'observation, tantôt il leur répondait avec un ton de hauteur et d'indignation, tantôt il s'efforçait de tourner la chose en plaisanterie. – Ce Ratcliffe sait combien il m'est nécessaire, disait-il : sans lui, il me serait impossible de gérer mes affaires d'Angleterre ; mais, au fond, c'est l'homme le plus instruit et le plus honnête qu'on puisse trouver.

Tel était le personnage à qui il racontait en ce moment les détails de l'enlèvement de miss Vere, et qui l'écoutait d'un air de surprise et d'incrédulité.

– Maintenant, mes amis, dit M. Ellieslaw, comme pour conclure, à sir Frédéric et aux autres personnes qui étaient présentes, donnez vos avis au plus malheureux des pères : que dois-je faire ? quel parti prendre ?

– Monter à cheval, prendre les armes, et poursuivre les ravisseurs jusqu'au fond des enfers, s'écria sir Frédéric. Partons sans perdre un instant.

– N'existe-t-il, dit froidement Ratcliffe, personne que vous puissiez soupçonner de ce crime inconcevable ? Nous ne sommes plus dans le siècle où l'on enlevait les dames uniquement pour leur beauté.

– Je crains, répondit Ellieslaw, de ne savoir que trop qui je dois accuser de cet attentat. Lisez cette lettre, que miss Ilderton avait jugé convenable d'écrire chez moi à un jeune homme des environs nommé Earnscliff, celui de tous les hommes que j'ai le plus de droit d'appeler mon ennemi héréditaire ; le hasard l'a fait tomber entre mes mains. Vous voyez qu'elle lui écrit comme confidente de la passion qu'il a osé concevoir pour ma fille, et qu'elle lui dit qu'elle plaide sa cause avec chaleur auprès de son amie. Faites attention aux passages soulignés, monsieur Ratcliffe, vous verrez que cette fille intrigante l'engage à recourir à des mesures hardies, et l'assure que ses sentiments seraient payés de retour partout ailleurs que dans les limites de la baronnie d'Ellieslaw.

– Et c'est, dit Ratcliffe, d'après une lettre écrite par une jeune fille romanesque, et qui n'a pas même été remise à sa destination, que vous concluez que M. Earnscliff a enlevé votre fille, et s'est porté à un acte de violence si inconsidéré, si criminel ?

– Qui voulez-vous que j'en accuse ? dit Ellieslaw.

– Qui pouvez-vous en soupçonner ? s'écria sir Frédéric. Qui peut avoir eu un motif pour commettre un tel crime, si ce n'est lui ?

– Si c'était là le meilleur moyen de trouver le coupable, dit M. Ratcliffe avec sang-froid, on pourrait indiquer des personnes à qui leur caractère permettrait plus facilement d'imputer une pareille action, et qui ont aussi des motifs suffisants pour l'avoir commise. – Ne pourrait-on pas, par exemple, supposer que quelqu'un ait jugé convenable de placer miss Vere dans un endroit où l'on puisse exercer sur ses inclinations un degré de contrainte auquel on n'oserait avoir recours dans le château de son père ? – Que dit sir Frédéric Langley de cette supposition ?

– Je dis, répliqua sir Frédéric furieux, que, s'il plaît à M. Ellieslaw de permettre à M. Ratcliffe des libertés qui ne conviennent pas au rang qu'il occupe dans la société, je ne souffrirai pas impunément qu'une telle licence s'étende jusqu'à moi.

– Et moi, s'écria le jeune Mareschal de Mareschal Wells, qui était aussi un des hôtes du château, je dis que vous êtes tous des fous et des enragés, de rester ici à vous disputer, tandis que nous devrions déjà être à la poursuite de ces scélérats.

– J'ai donné ordre de préparer des chevaux et des armes, dit Ellieslaw, et si vous le voulez nous allons partir.

On se mit en marche ; mais toutes les recherches furent inutiles, probablement parce qu'Ellieslaw dirigea la poursuite du côté de la tour d'Earnscliff, dans la supposition qu'il était l'auteur de l'enlèvement, de manière qu'il se trouvait dans une direction diamétralement opposée à celle que les brigands avaient suivie. On rentra au château vers le soir après s'être inutilement fatigué. De nouveaux hôtes y étaient survenus, et, après avoir parlé de l'événement arrivé dans la matinée, on l'oublia pour se livrer à la discussion des affaires politiques qui étaient sur le point d'amener un moment de crise et d'explosion.

Plusieurs de ceux qui composaient ce divan étaient catholiques et tous des jacobites déclarés. Leurs espérances étaient en ce moment plus vives que jamais. On s'attendait tous les jours à une descente que la France devait faire en faveur du prétendant, et un grand nombre d'Écossais étaient disposés à accueillir les Français plutôt qu'à leur résister. Ratcliffe, qui ne se souciait guère de prendre part à ce genre de discussion, et qui n'y était jamais invité, s'était retiré dans son appartement, et miss Ilderton avait été confinée dans le sien par ordre de M. Ellieslaw, jusqu'à ce qu'il pût la faire reconduire chez son père, qui arriva le lendemain matin.

Les domestiques ne pouvaient s'empêcher d'être surpris de voir qu'on oubliât si facilement le malheur de leur jeune maîtresse. Ils ignoraient que ceux qui étaient le plus intéressés à sa destinée connaissaient fort bien et la cause de son enlèvement et le lieu de sa retraite ; et que les autres, au moment où une conspiration était sur le point d'éclater, n'avaient l'imagination occupée que des moyens de la faire réussir.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XII

Chapitre XII

« On la cherche partout. Ne pourriez-vous nous dire,

« Ami, par quel chemin on a pu la conduire ? »

Le lendemain, peut-être pour sauver les apparences, on se mit de nouveau à la recherche des ravisseurs de miss Isabelle, mais sans plus de succès que la veille ; et l'on reprit, sur le soir, le chemin du château d'Ellieslaw.

– Il est bien singulier, dit Mareschal à Ratcliffe, que quatre hommes à cheval, emmenant une femme, aient pu traverser le pays sans laisser aucune trace de leur passage, sans que personne les ait vus ni rencontrés. On croirait qu'ils ont voyagé par air, ou sous quelque voûte souterraine.

– On arrive quelquefois à la connaissance de ce qui est, dit M. Ratcliffe, en découvrant ce qui n'est pas. Nous avons battu la campagne, parcouru toutes les routes, tous les sentiers qui avoisinent le château. Il n'y a qu'un seul point que, nous n'ayons pas visité, c'est un mauvais chemin à travers les marais, et qui conduit à Westburnflat.

– Et pourquoi n'y pas aller ?

– M. Vere répondrait mieux que moi à cette question, dit sèchement M. Ratcliffe.

Mareschal se tournant aussitôt vers Ellieslaw : – Monsieur, lui dit-il, on m'assure qu'il y a encore un passage que nous n'avons pas examiné, celui qui conduit à Westburnflat.

– Oh ! dit sir Frédéric en riant, je connais parfaitement le propriétaire de la tour de Westburnflat. C'est un homme qui ne fait pas une grande différence entre ce qui est à lui et ce qui appartient à ses voisins ; mais très fidèle à ses principes d'ailleurs, il se garderait bien de toucher à rien de ce qui appartient à Ellieslaw.

– D'ailleurs, dit Ellieslaw en souriant mystérieusement, il a eu bien d'autre fil à retordre la nuit dernière. N'avez-vous pas entendu dire qu'on a brûlé la ferme d'Hobby Elliot d'Heugh-Foot, parce qu'il a refusé de livrer ses armes à quelques braves gens qui veulent faire un mouvement en faveur du roi ?

Toute la compagnie sourit en entendant parler d'un exploit qui cadrait si bien avec ses vues.

– Je crois que nous aurions à nous reprocher une négligence coupable, dit Mareschal, si nous ne faisions pas quelques recherches de ce côté.

On ne pouvait faire aucune objection raisonnable à cette proposition, et l'on marcha vers Westburnflat.

A peine avaient-ils pris cette direction, qu'ils aperçurent quelques cavaliers qui s'avançaient vers eux.

– Voici Earncliff, dit Mareschal, je reconnais son beau cheval bai, qui a une étoile sur le front.

– Ma fille est avec lui, s'écria Ellieslaw avec fureur. – Hé bien ! messieurs, mes soupçons étaient-ils justes ! Messieurs, mes amis, aidez-moi à l'arracher des mains de ce ravisseur.

Il tira son épée ; sir Frédéric en fit autant, et quelques-uns de leurs amis les imitèrent ; mais le plus grand nombre hésitait.

– Un instant ! s'écria Mareschal Wells en se jetant devant eux. Vous voyez qu'ils avancent paisiblement, qu'ils ne cherchent pas à nous éviter, attendons qu'ils nous donnent quelques détails sur cette affaire mystérieuse. Si miss Vere a souffert la moindre insulte, si Earnscliff l'a véritablement enlevée, croyez que je serai le premier à la venger.

– Vos doutes me blessent, Mareschal, dit Ellieslaw, vous êtes le dernier de qui j'aurais attendu un tel discours.

– Vous vous faites tort à vous-même par votre violence, Ellieslaw, quoique la cause puisse vous rendre excusable.

A ces mots Mareschal s'avança à la tête de la troupe, et d'un son de voix éclatant il s'écria : – Monsieur Earnscliff, on vous accuse d'avoir enlevé la dame que vous accompagnez, et nous sommes ici pour la venger et pour punir ceux qui ont osé l'injurier.

– Et qui le ferait plus volontiers que moi, monsieur Mareschal, répondit Earnscliff avec hauteur ; moi qui ai eu le bonheur de la délivrer ce matin de la prison où on la retenait, et qui la reconduisais en ce moment chez son père ?

– La chose est-elle ainsi, miss Vere ? dit Mareschal.

– Oui, vraiment, répondit aussitôt Isabelle ; j'ai été enlevée par des misérables dont je ne connais ni la personne ni les intentions, et, j'ai été remise en liberté, grâce à l'intervention de monsieur Earnscliff et de ces braves gens.

– Mais par qui et pourquoi cet enlèvement a-t-il été fait ? s'écria Mareschal : ne connaissez-vous pas l'endroit où l'on vous a conduite ? Earnscliff, où avez-vous trouvé miss Vere ?

Avant qu'on eût pu répondre à aucune de ces questions, Ellieslaw survint, et rompit la conférence.

– Quand je connaîtrai parfaitement, dit-il, toute l'étendue de mes obligations envers monsieur Earnscliff, il peut compter sur une reconnaissance proportionnée. En attendant, je le remercie d'avoir remis ma fille entre les mains de son protecteur naturel.

Et en même temps il saisit la bride du cheval d'Isabelle, fit une légère inclination de tête à Earnscliff, et reprit avec sa fille le chemin de son château. Il s'écarta du reste de la compagnie, parut engagé dans une conversation très vive avec Isabelle ; et ses amis, voyant qu'il semblait désirer être seul avec elle, ne les interrompirent pas jusqu'à leur arrivée.

A l'instant où les amis de M. Ellieslaw saluaient Earnscliff pour se retirer, celui-ci, peu satisfait de la conduite du père d'Isabelle, s'écria : – Messieurs, quoique ma conscience me rende le témoignage que rien dans ma conduite ne peut donner lieu à un tel soupçon, je m'aperçois que M. Ellieslaw paraît croire que j'ai eu quelque part à l'enlèvement de sa fille ; faites attention, je vous prie, que je le nie formellement ; et quoique je puisse pardonner à l'égarement d'un père dans un pareil moment, si quelqu'un de vous, ajouta-t-il en fixant les yeux sur sir Frédéric Langley, pense que mon désaveu, l'assertion de miss Vere et le témoignage de mes amis ne suffisent pas pour ma justification, je serai heureux, très heureux de pouvoir me disculper par tous les moyens qui conviennent à un homme qui tient à son honneur plus qu'à sa vie.

– Et je lui servirai de second, s'écria Simon d'Hackburn : ainsi qu'il s'en présente deux de vous, gentilshommes ou non, je m'en moque.

– Quel est, dit sir Frédéric, ce manant qui prétend se mêler des querelles de ses supérieurs ?

– C'est un manant qui ne doit rien à personne, répliqua Simon, et qui ne reconnaît pour supérieurs que son roi et le laird sur les terres duquel il vit.

– Allons, messieurs, allons, dit Mareschal, point de querelles, de grâce ! Monsieur Earnscliff, nous n'avons pas la même façon de penser sur tous les points ; nous pouvons nous trouver opposés, même ennemis : mais si la fortune le veut ainsi, je suis persuadé que nous n'en conserverons pas moins les égards et l'estime que nous nous devons mutuellement. Je suis convaincu que vous êtes aussi innocent de l'enlèvement de ma cousine que je le suis moi-même, et dès qu'Ellieslaw sera remis de l'agitation bien naturelle que cet événement lui a occasionnée, il s'empressera de reconnaître le service important que vous lui avez rendu.

– J'ai trouvé ma récompense dans le plaisir d'être utile à votre cousine, dit Earnscliff ; mais je vois que votre compagnie est déjà dans l'allée du château d'Ellieslaw. – Saluant alors Mareschal avec politesse, et ses compagnons d'un air d'indifférence, il prit la route qui conduisait à Heugh-Foot, voulant se concerter avec hobby sur les moyens à employer pour découvrir Grâce Armstrong, ne sachant pas qu'elle lui eût déjà été rendue.

– C'est, sur mon âme, un brave et aimable jeune homme, dit Mareschal à ses compagnons ; j'étais presque de sa force à la balle quand nous étions au collège, et nous aurons peut-être bientôt l'occasion de nous mesurer à un jeu plus sérieux.

– Je crois, dit sir Frédéric, que nous avons eu grand tort de ne pas le désarmer ainsi que ses compagnons. Vous verrez qu'il sera un des chefs du parti Whig.

– Pouvez-vous parler ainsi, sir Frédéric ? s'écria Mareschal ; croyez-vous qu'Ellieslaw pût consentir à ce qu'on fît un pareil outrage, sur, ses terres, à un homme qui s'y présente pour lui ramener sa fille ? Et, quand il y consentirait, pensez-vous que moi, que ces messieurs, nous voudrions nous déshonorer, en restant spectateurs tranquilles d'une telle indignité ? Non, non. La vieille Écosse et la loyauté ! voilà mon cri de ralliement. Quand l'épée sera tirée, je sais comment il faut s'en servir ; mais, tant qu'elle reste dans le fourreau, nous devons nous conduire en gentilshommes et en bons voisins.

Ils arrivèrent enfin au château. Ellieslaw y était depuis quelques instants, et les attendait dans la cour.

– Comment se trouve miss Vere ? s'écria vivement M. Mareschal ; vous a-t-elle donné des détails sur son enlèvement.

– Elle s'est retirée dans son appartement très fatiguée. Je ne puis attendre d'elle beaucoup de lumière sur cette aventure, avant que le repos ait rétabli le calme dans son esprit. Je ne vous en suis pas moins obligé, mon cher Mareschal, ainsi qu'à Mes autres amis, de l'intérêt que vous voulez bien y prendre. Mais, dans ce moment, je dois oublier que je suis père, pour me souvenir que je suis citoyen. Vous savez que c'est aujourd'hui que nous devons prendre un parti décisif. Le temps s'écoule, nos amis arrivent ; j'attends, non seulement les principaux chefs, mais même ceux que nous sommes obligés d'employer en sous-ordre. Nous n'avons plus que quelques instants pour achever nos préparatifs. Voyez ces lettres, Marchie (c'était l'abréviation familière du nom de Mareschal, et par laquelle ses amis le désignaient). Dans le Lothian, dans tout l'ouest, on n'attend que le signal. Les blés sont mûrs, il ne s'agit plus que de réunir les moissonneurs.

– De tout mon cœur ! dit Mareschal, mettons-nous vite à l'ouvrage.

Sir Frédéric restait sérieux et déconcerté.

– Voulez-vous me suivre à l'écart un instant ? dit Ellieslaw au sombre baronnet. J'ai à vous apprendre une nouvelle qui vous fera plaisir.

Il l'emmena dans son cabinet ; chacun se dispersa, et Mareschal se trouva seul avec Ratcliffe.

– Ainsi donc, lui dit celui-ci, les gens qui partagent vos opinions politiques croient la chute du gouvernement si certaine, qu'ils ne daignent plus couvrir leurs manœuvres du voile du mystère ?

– Ma foi, monsieur ratcliffe, il se peut que les sentiments et les actions de vos amis aient besoin de se couvrir d'un voile. Quant à moi, j'aime que ma conduite soit au grand jour.

– Et se peut-il que vous qui, malgré votre caractère ardent et irréfléchi (pardon, monsieur Mareschal, mais je suis un homme franc), vous qui, malgré ces défauts naturels, possédez du bon sens et de l'instruction, vous soyez assez insensé pour vous engager dans une telle entreprise ? Comment se trouve votre tête, quand vous assistez à ces conférences dangereuses ?

– Pas aussi assurée sur mes épaules que s'il s'agissait d'une partie de chasse. Je n'ai pas tout-à-fait le sang-froid de mon cousin Ellieslaw, qui parle d'une conspiration comme d'un bal, et qui perd et retrouve une fille charmante avec plus d'indifférence que moi si je perdais et retrouvais un chien de chasse. Je ne suis pas assez aveugle, et je n'ai pas contre le gouvernement une haine assez invétérée pour ne pas voir tout le danger de notre entreprise.

– Pourquoi donc vouloir vous y exposer ?

– Pourquoi ? c'est que j'aime ce pauvre roi détrôné de tout mon cœur, c'est que mon père a combattu à Killicankie (Sous le vicomte de Dundee, en faveur des Stuarts) ; c'est que je meurs d'envie de voir punir les coquins de courtisans qui ont vendu la liberté de l'Écosse, dont la couronne a été si long-temps indépendante.

– Et pour courir après de telles chimères, vous allez allumer une guerre civile, et vous plonger vous-même dans de cruels embarras ?

– Oh ! je ne réfléchis pas trop sur tout cela ; et, quoi qu'il puisse arriver, mieux vaut aujourd'hui que demain, demain que dans un mois. – Oh ! je sais bien qu'il en faudra finir par là ; – plus tôt que plus tard ! L'événement ne me trouvera jamais plus jeune, comme disent nos Ecossais ; et, quant à la potence, comme dit aussi Falstaff, j'y figurerai tout aussi bien qu'un autre. Vous savez la finale de la vieille ballade :

Notre homme s'en fut gaîment

Subir sa sentence,

Qu'on le vit danser, en chantant,

Sous la potence.

– J'en suis fâché pour vous, monsieur Mareschal, lui dit son grave conseiller.

– Je vous en suis bien obligé, monsieur Ratcliffe ; mais ne jugez pas de l'entreprise par mes folies. Il y a des têtes plus sages que la mienne qui s'en mêlent.

– Ces têtes-là peuvent fort bien n'être pas plus solides sur leurs épaules, reprit M. Ratcliffe avec le ton d'un ami qui conseille la prudence.

– Peut-être : mais vive la joie ! et, de peur de me laisser aller à la mélancolie avec vous, adieu jusqu'au dîner, monsieur Ratcliffe ; vous verrez que la peur ne m'ôte pas l'appétit.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XIII

Chapitre XIII

« Il faut que le drapeau de la rébellion

« Par de vives couleurs frappe l'attention ;

« Qu'il attire les yeux de cette sotte engeance,

« Mécontents, novateurs bouffis d'extravagance ;

« Qui, la bouche béante, et se frottant les mains,

« Approuvent à grands les discours des mutins »

Henri IV, part. II.

On, avait fait de grands préparatifs au château d'Ellieslaw pour recevoir en ce jour mémorable non seulement les gentilshommes du voisinage attachés à la dynastie des Stuarts, mais encore les mécontents subordonnés que le dérangement de leurs affaires, l'amour du changement, le ressentiment contre l'Angleterre, ou quelque autre des causes nombreuses qui firent fermenter toutes les passions à cette époque, avaient déterminés à prendre part à la conspiration. Il ne s'y trouvait pas un grand nombre de personnes distinguées par leur rang et leur fortune. La plupart des grands propriétaires attendaient prudemment l'événement ; la noblesse du second ordre et les fermiers pratiquaient généralement le culte presbytérien, de sorte que, quoique mécontents de l'Union, ils étaient peu disposés à prendre parti dans une conspiration jacobite. On y voyait pourtant quelques riches gentilshommes que leurs opinions politiques, leurs principes religieux, ou leur ambition, rendaient complices de celle d'Ellieslaw, et quelques jeunes gens qui, pleins d'ardeur et d'étourderie, ne cherchaient, comme Mareschal, que l'occasion de se signaler par une entreprise hasardeuse, du succès de laquelle devait résulter, suivant eux, l'indépendance de leur patrie ; les autres membres de cette assemblée étaient des hommes d'un rang inférieur et sans fortune, qui étaient prêts à se soulever dans ce comté d'Écosse, comme ils le firent depuis en 1715 sous Forster et Derwentwater, quand on vit une troupe, sous les ordres d'un gentilhomme des frontières, nommé Douglas, composée presque entièrement de pillards, parmi lesquels le fameux voleur Luck-in-Bag avait un grade élevé.

Nous avons cru devoir donner ces détails, applicables seulement à la province où se passe notre histoire. Ailleurs le parti, jacobite était plus nombreux et mieux composé.

Une longue table occupait toute la vaste enceinte de la grand'salle d'Ellieslaw-Castle, qui était encore à peu près dans le même état que cent ans auparavant. Cette sombre et immense salle, qui s'étendait tout le long d'une aile du château, était voûtée. Les arceaux du cintre semblaient continuer en quelque sorte les diverses sculptures gothiques dont les formes fantastiques menaçaient de leurs regards ou de leurs dents de pierre les convives réunis. Cette salle était éclairée par des croisées longues et étroites, en verres de couleur, qui n'y laissaient pénétrer qu'une lumière sombre et décomposée. Une bannière, que la tradition disait avoir été prise sur les Anglais à la bataille de Sark, flottait au-dessus du fauteuil d'où Ellieslaw présidait à table, comme pour enflammer le courage de ses hôtes, en leur rappelant les victoires de leurs ancêtres. Ellieslaw était ce jour-là dans un costume de cérémonie ; ses traits réguliers, quoique d'une expression farouche et sinistre, rappelaient ceux d'un ancien baron féodal. Sir Frédéric Langley était à sa droite, et Mareschal de Mareschal Wells à sa gauche : après eux venaient toutes les personnes de considération, et parmi elles M. Ratcliffe ; le reste de la table était occupé par les subalternes ; et ce qui prouve que le choix de cette partie de la société n'avait pas été fait avec grand scrupule ; c'est que Willie de Westhurnflat eut l'audace de s'y présenter. Il espérait sans doute que la part qu'il avait prise à l'enlèvement de miss Vere n'était connue que des personnes qui avaient intérêt elles-mêmes à ne pas divulguer ce secret.

On servit un dîner somptueux, consistant principalement, non en délicatesses de la saison, selon l'expression des gazettes modernes, mais en énormes plats de viandes, dont le poids faisait gémir la table. Les convives du bas bout gardèrent quelque temps le silence, contenus parle respect qu'ils éprouvaient pour les personnages illustres dans la société desquels ils se trouvaient pour la première fois de leur vie. Ils sentaient la même gêne et le même embarras dont P. P., clerc de la paroisse, confessé avoir été accablé lorsqu'il psalmodia, pour la première fois, en présence des honorables personnages. M. le Juge Freeman, la bonne lady Jones, et le grand sir Thomas Huby. Leurs verres, qu'ils avaient soin de vider et de remplir souvent, leur firent pourtant bientôt briser la glace de cette cérémonie ; et autant ils avaient été réservés et tranquilles au commencement du dîner, autant, vers la fin, ils devinrent communicatifs et bruyants.

Mais ni le vin, ni les liqueurs spiritueuses, n'eurent le pouvoir d'échauffer l'esprit de ceux qui se trouvaient au haut bout de la table. Ils éprouvèrent ce serrement de cœur, ce froid glacial qui se fait souvent sentir lorsque, ayant pris une résolution désespérée, on se trouve placé de manière qu'il est aussi dangereux d'avancer que de reculer. Plus ils approchaient du précipice, plus ils le trouvaient profond ; et chacun attendait que ses associés lui donnassent l'exemple de la résolution en s'y précipitant les premiers. Ce sentiment intérieur agissait différemment, suivant les divers caractères des convives. L'un semblait sérieux et pensif, l'autre de mauvaise humeur et bourru quelques-uns regardaient, d'un air d'inquiétude, les places restées vides autour de la table, et réservées pour les membres de la conspiration qui, ayant plus de prudence que de zèle, n'avaient pas encore jugé à propos d'afficher si publiquement leurs projets. Sir Frédéric était distrait et boudeur. Ellieslaw lui-même faisait des efforts si pénibles pour échauffer l'enthousiasme de ses convives, qu'on voyait évidemment que le sien était considérablement refroidi. Ratcliffe restait spectateur attentif, mais désintéressé. Mareschal, fidèle à son caractère, conservait son étourderie et sa vivacité, mangeait, buvait, riait, plaisantait, et semblait-même s'amuser en voyant les figures allongées de ses compagnons.

– Pourquoi donc le feu de notre courage semble-t-il éteint aujourd'hui ? s'écria-t-il ; on dirait que nous sommes à un enterrement où ceux qui mènent le deuil ne doivent que chuchoter à voix basse, tandis que ceux qui vont porter le mort en terre. (montrant le bout de la table) boivent et se réjouissent dans la cuisine. Ellieslaw, votre esprit semble endormi ! Et qu'est-ce qui a flétri les espérances du brave chevalier du vallon de Langley ?

– Vous parlez comme un insensé, dit Ellieslaw : ne voyez-vous pas combien il nous manque de monde ?

– Et qu'importe ? ne saviez-vous donc pas d'avance que bien des gens parlent beaucoup et agissent peu ? Quant à moi, je me trouve fort encouragé en voyant que plus des deux tiers de nos amis ont été exacts au rendez-vous. Je ne m'y attendais ma foi pas. Au surplus, je soupçonne qu'une bonne moitié d'entre eux sont venus autant pour le dîner que pour tout autre motif.

– Aucune nouvelle n'annonce le débarquement du roi, dit un de ses voisins de ce ton incertain qui indique un défaut de résolution.

– Nous n'avons eu aucune lettre du comte de D*** ; nous ne voyons pas un seul gentilhomme du sud des frontières.

– Quel est celui qui demande encore des hommes d'Angleterre ? s'écria Mareschal avec un ton affecté de tragédie héroïque :

Mon cousin ! cher cousin, le trépas nous menace.

– De grâce, Mareschal, dit Ellieslaw, trêve de folies en ce moment.

– Eh bien !, je vais vous étonner, je vais vous donner une leçon de sagesse. Si nous nous sommes avancés comme des fous, il ne faut pas reculer comme des lâches. Nous en avons fait assez pour attirer sur nous les soupçons et la vengeance du gouvernement. Attendrons-nous la persécution, sans rien faire pour l'éviter ?…. Quoi ! personne ne parle, eh bien ! je sauterai le fossé le premier.

Se levant en ce moment, il remplit son verre d'un Bordeaux généreux ; et, étendant la main pour obtenir du silence, il engagea toute la compagnie à l'imiter. Quand tous les verres furent pleins, et tous les convives debout : – Mes amis, s'écria-t-il, voici le toast du jour : A l'indépendance de l'Écosse et à la santé de son souverain légitime, le roi Jacques VIII, déjà débarqué dans le Lothian, et, j'espère, en possession de son ancienne capitale.

Il vida son verre, et le jeta par-dessus sa tête.

– Il ne sera jamais profané par une autre santé ajouta t-il.

Chacun suivit son exemple ; et, au milieu du bruit des verres qui se brisaient et des applaudissements de toute la compagnie, on jura de ne quitter les armes qu'après avoir réussi dans le dessein qui les avait fait prendre.

– Vous avez effectivement sauté le fossé, dit Ellieslaw à voix basse à son cousin, et vous l'avez fait devant témoins. Au surplus, il était trop tard pour renoncer à notre entreprise. Un seul homme a refusé le toast, ajouta-t-il en jetant les yeux, sur Ratcliffe ; mais nous en parlerons dans un autre moment.

Alors, se levant à son tour, il adressa à la compagnie un discours plein d'invectives contre le gouvernement, déclama contre la réunion de l'Écosse à l'Angleterre, qui avait privé leur patrie de son indépendance, de son commerce et de son honneur, et qui l'avait étendue enchaînée aux pieds de son orgueilleuse rivale, contre laquelle elle avait courageusement défendu ses droits pendant tant de siècles. En faisant vibrer cette corde, il était sûr de toucher le cœur de tous ceux qui l'écoutaient.

– il n'est que trop sûr que notre commerce est anéanti, s'écria le vieux John Rewcastle, contrebandier de Jedburgh, qui se trouvait au bas bout de la table.

– Notre agriculture est ruinée, dit le laird de Broken-Girth-Flow, dont le territoire n'avait rapporté depuis le déluge que de la bruyère et de l'airelle.

– Notre religion est anéantie, dit le pasteur épiscopal de Kirkwhistle, remarquable par son nez bourgeonné.

– Nous ne pourrons bientôt plus tirer un daim ; ou embrasser une jolie fille, dit Mareschal, sans un certificat du presbytère et du trésorier de l'église.

– Ou boire un verre d'eau-de-vie le matin, sans une licence du commis de l'excise, ajouta le contrebandier.

– Ou nous promener au clair de lune, dit Westburnflat, sans l'agrément du jeune Earnscliff, ou de quelque juge de paix à l'anglaise. C'était le bon temps, quand nous n'avions ni paix ni juges.

– Souvenons-nous des massacres de Glencoe (Glencoe, fameux par le massacre des partisans de Jacques II), continua Ellieslaw, et prenons les armes pour défendre nos droits, nos biens, notre vie et nos familles.

– Songez à la véritable ordination épiscopale, sans laquelle point de clergé légitime, dit le prêtre de l'assemblée.

– Songez aux pirateries commises sur notre commerce des Indes occidentales par les corsaires anglais, dit William Willicson, propriétaire par, moitié et seul patron d'un petit brick.

– Souvenez-vous de vos privilèges, reprit Mareschal qui semblait prendre un malin plaisir à souffler le feu de l'enthousiasme allumé par lui, comme un écolier espiègle qui, ayant levé l'écluse d'un moulin d'eau, s'amuse du bruit des roues qu'il a mises en mouvement, sans penser au mal qu'il peut produire, – Souvenez-vous de vos privilèges et de vos libertés, s'écriait-il. Maudits soient les taxes, la presse et le presbytérianisme, avec la mémoire du vieux Guillaume qui nous les apporta le premier !

– Au diable le jaugeur de l'excise, dit le vieux Rewcastle ; je l'assommerai de ma propre main.

– Au diable le garde des forêts et le constable, s'écria Westburnflat, j'ai à leur offrir deux balles à chacun d'eux.

– Nous sommes donc tous d'accord que cet état de choses ne peut se supporter plus long-temps ? dit Ellieslaw après un moment de calme.

– Tous…, sans exception…, jusqu'au dernier ! s'écria-t-on de toutes parts.

– Pas tout-à-fait, messieurs, dit M. Ratcliffe, qui n'avait pas ouvert la bouche depuis le commencement du dîner. Je ne puis espérer de calmer les transports violents qui viennent de s'emparer si subitement de la compagnie ; mais autant que peut valoir l'opinion d'un seul homme, je dois vous déclarer que je n'adopte pas tout-à-fait les principes que vous venez de manifester ; je proteste donc formellement contre les mesures insensées que vous paraissez disposés à prendre pour faire cesser des sujets de plaintes dont la justice ne me paraît pas encore bien, démontrée. Je suis très porté à attribuer tout ce qui s'est dit à la chaleur du festin, peut-être même à l'envie de faire une plaisanterie ; mais il faut songer que certaines plaisanteries peuvent devenir dangereuses quand elles transpirent, et que souvent les murs ont des oreilles.

– Les murs peuvent avoir des oreilles, monsieur Ratcliffe, s'écria Ellieslaw en lançant sur lui un regard de fureur ; mais un espion domestique n'en aura bientôt plus, s'il ose rester plus long-temps dans une maison où son arrivée fut une insulte, où sa conduite a toujours été celle d'un homme présomptueux qui se mêle de donner des avis qu'on ne lui demande pas, et d'où il sera chassé comme un misérable, s'il ne se rend justice en en sortant sur-le-champ.

– Je sais parfaitement, monsieur, répondit Ratcliffe avec un sang-froid méprisant, que la démarche inconsidérée que vous allez faire vous rend ma présence, inutile, et qne mon séjour ici serait dorénavant aussi dangereux pour moi que désagréable pour vous ; mais vous avez oublié votre prudence en me menaçant ; car bien certainement vous ne seriez pas charmé que je fisse à ces messieurs, à des hommes d'honneur, le détail des causes qui ont amené notre liaison. Au surplus, j'en vois-la fin avec plaisir ; mais, comme je crois que M. Mareschal et quelques autres personnes de la compagnie voudront bien me garantir pour cette nuit mes oreilles et surtout mon cou, pour lequel j'ai quelques raisons de craindre davantage, je ne quitterai votre château que demain matin.

– Soit, monsieur, répliqua Ellieslaw, vous n'avez rien à redouter, parce que vous êtes au-dessous de mon ressentiment, et non parce que j'ai à craindre que vous ne découvriez quelque secret de famille, quoique je doive vous engager, par intérêt pour vous-même, à bien peser vos paroles. Vos soins et votre entremise ne sont plus rien pour un homme qui a tout à perdre ou tout à gagner, suivant le résultat des efforts qu'il va faire pour la cause à laquelle il. s'est dévoué. Adieu.

Ratcliffe jeta sur lui un regard expressif qu'Ellieslaw ne put soutenir sans baisser les yeux, et, saluant la compagnie, il se retira.

Cette conversation avait produit sur une partie de ceux qui l'avaient entendue une impression qu'Ellieslaw se hâta de dissiper, en faisant retomber l'entretien sur les affaires du jour. On convint que l'insurrection serait organisée sur-le-champ. Ellieslaw, Mareschal et sir Frédéric Langley en furent nommés les chefs, avec pouvoir de diriger toutes les mesures ultérieures. On fixa, pour le lendemain de bonne heure, un lieu de rendez-vous où chacun se trouverait en armes avec tous les partisans qu'il pourrait rassembler.

Tout ayant été ainsi réglé, Ellieslaw demanda à ceux qui restaient encore à boire avec Westburnflat et le vieux contrebandier, la permission de se retirer avec ses deux collègues ; afin de délibérer librement sur les mesures qu'ils avaient à prendre. Cette excuse fut acceptée d'autant plus volontiers qu'Ellieslaw y joignit l'invitation de ne pas épargner sa cave. Le départ des chefs fut salué par de bruyantes acclamations, et les santés d'Ellieslaw, de sir Frédéric, et surtout celle de Mareschal, furent portées plus d'une fois en grand chorus pendant le reste de la soirée.

Lorsque les trois chefs se furent retirés dans un appartement séparé, ils se regardèrent un moment avec une sorte d'embarras qui, sur le front soucieux de sir Frédéric, allait jusqu'au mécontentement.

Mareschal fut le premier à rompre le silence. – Hé bien ! messieurs, dit-il avec un éclat de rire, nous voilà embarqués ! – Vogue la galère !

– C'est vous que nous devons en remercier, dit Ellieslaw.

– Cela est vrai ; mais je ne sais pas si vous me remercierez encore, lorsque vous aurez lu cette lettre. Je l'ai reçue à l'instant de nous mettre à table, et elle a été remise à mon domestique par un homme qu'il ne connaît pas, et qui est parti au grand galop, sans vouloir s'arrêter un instant. – Lisez.

Ellieslaw prit la lettre d'un air d'impatience, et lut ce qui suit :

« Édimbourg…

« MONSIEUR,

« Ayant des obligations à votre famille, et sachant que vous êtes en relation d'affaires avec Jacques et compagnie, autrefois négociants à Londres, maintenant à Dunkerque, je crois devoir me hâter de vous faire part que les vaisseaux que vous attendiez n'ont pu aborder, et ont été obligés de repartir sans avoir pu débarquer aucunes marchandises de leur cargaison. Leurs associés de l'ouest ont résolu de séparer leurs intérêts des leurs, les affaires de cette maison prenant une mauvaise tournure. J'espère que vous profiterez de cet avis pour prendre les précautions nécessaires pour vos intérêts.

« Je suis votre très humble serviteur

« NIHIL NAMELESS (Sans nom. Anonyme.)

« A RALPH-MARESCHAL DE MARESCHAL-WELLS.

« Très pressée. »

Sir Frédéric pâlit, et son front se rembrunit en entendant cette lecture.

– Si la flotte française, ayant le roi à bord, s'écria Ellieslaw, a été battue par celle d'Angleterre, comme ce maudit griffonnage semble le donner à entendre, le principal ressort de notre entreprise se trouve rompu, et nous n'avons pas même de secours à attendre, de l'ouest de l'Écosse. Et où en sommes-nous donc ?

– Où nous en étions ce, matin, je crois, dit Mareschal toujours riant.

– Pardonnez-moi, monsieur Mareschal ; faites trêve, je vous prie, à des plaisanteries fort déplacées. Ce matin, nous n'étions pas encore compromis ; nous ne nous étions pas déclarés publiquement, comme nous venons de le faire, grâce à votre inconséquence. Et dans quel moment ? quand vous aviez en poche une lettre qui ajoute aux difficultés de notre entreprise, et rend la réussite presque impossible.

– Oh ! je savais bien tout ce que vous alliez me dire ; mais d'abord cette lettre de mon ami anonyme peut ne contenir pas un mot de vérité ; ensuite sachez que je suis las de me trouver dans une conspiration dont les chefs ne font toute la journée que former des projets qu'ils oublient en dormant. En ce moment le gouvernement est dans la sécurité, il n'a ni troupes ni munitions ; et dans quelques semaines il aura pris ses mesures. Le pays est aujourd'hui plein d'ardeur pour une insurrection ; donnez-lui le temps de se refroidir, et nous resterons seuls. J'étais donc bien décidé, comme nous l'avons dit, à me jeter dans le fossé, et j'ai pris soin de vous y faire tomber avec moi. Vous voilà dans la fondrière, il faudra bien maintenant que vous preniez le parti de vous évertuer pour en sortir.

– Vous vous êtes trompé, monsieur Mareschal, au moins quant à l'un de nous, dit sir Frédéric en tirant le cordon de la sonnette., car je vais demander mes chevaux à l'instant.

– Vous ne nous quitterez pas, sir Frédéric, dit Ellieslaw ; nous avons notre revue demain matin.

– Je pars à l'instant même, dit sir Frédéric, et je vous écrirai mes intentions à mon arrivée chez moi.

– Oui-dà ! dit Mareschal, et vous nous les enverrez sans doute par une compagnie de cavalerie de Carlisle, pour nous emmener prisonniers ? – Écoutez-moi bien, sir Frédéric Langley : je ne suis pas un de ces hommes qui se laissent abandonner ou trahir. Si vous sortez aujourd'hui du château d'Ellieslaw, ce ne sera qu'en marchant sur mon cadavre.

– N'êtes-vous pas honteux, Mareschal ? dit Ellieslaw ; comment pouvez-vous interpréter ainsi les intentions de notre ami ? il a trop d'honneur pour penser à déserter notre cause. Il ne peut oublier d'ailleurs les preuves que nous avons de son adhésion à tous nos projets, et de l'activité qu'il a mise à en assurer la réussite. Il doit savoir aussi que le premier avis qu'on en donnera au gouvernement sera bien accueilli, et qu'il nous est facile de le gagner de vitesse.

– Dites vous et non pas nous, s'écria Mareschal, quand vous parlez de gagner de vitesse pour se déshonorer par une trahison. Quant à moi, jamais je ne monterai à cheval dans un tel dessein. – Un joli couple d'amis pour leur confier sa tête ! ajouta-t-il entre ses dents.

– Ce n'est point par des menaces dit sir Frédéric, qu'on m'empêche d'agir comme je le juge convenable, et je partirai bien certainement. Je ne suis point obligé, ajouta-t-il en regardant Ellieslaw, de garder ma parole à un homme qui a manqué à la sienne.

– En quoi y ai-je manqué ? dit Ellieslaw, imposant silence par un geste à son impatient cousin ; parlez, sir Frédéric ; de quoi avez-vous à vous plaindre ?

– D'avoir été joué relativement à l'alliance à laquelle vous aviez consenti, et qui, comme vous ne l'ignorez pas, devait être le gage de notre liaison politique. Cet enlèvement de miss Vere, si admirablement concerté, sa rentrée si miraculeuse, la froideur qu'elle m'a témoignée, les excuses dont vous avez cherché à la couvrir ; ce ne sont que des prétextes dont vous êtes bien aise de vous servir pour conserver la jouissance des biens qui lui appartiennent, et auxquels vous devez renoncer en la mariant. Vous avez voulu faire de moi un jouet pour vous en servir dans une entreprise désespérée, et voilà pourquoi vous m'avez donné des espérances sans avoir intention de les réaliser.

– Sir Frédéric, je vous proteste par tout ce qu'il y a de plus sacré…

– Je n'écoute pas vos protestations, elles m'ont abusé trop long-temps.

– Mais songez donc que si nous nous divisions, votre ruine est aussi certaine que la nôtre. C'est de notre union que dépend notre sûreté.

– Laissez-moi le soin de la mienne ; mais, quand ce que vous dites serait vrai, j'aimerais mieux mourir que d'être votre dupe plus long-temps.

– Rien ne peut-il vous convaincre de ma sincérité ? Ce matin, j'aurais repoussé vos soupçons injustes comme une insulte ; mais dans la position où nous, nous trouvons…

– Vous vous trouvez obligé d'être sincère ? dit sir Frédéric en ricanant ; vous n'avez qu'un moyen de m'en convaincre, c'est de célébrer ; dès ce soir, mon mariage avec votre fille.

– Si promptement ? impossible ! songez à l'alarme qu'elle vient d'éprouver, à l'entreprise qui exige tous nos soins.

– Je n'écoute rien : Vous avez une chapelle au château ; le docteur Hobbler se trouve au nombre de vos hôtes : donnez-moi cette preuve de votre bonne foi, mon cœur et mon bras sont à vous. Si vous me la refusez en ce moment, où votre intérêt doit vous porter à consentir à ma demande, comment puis-je espérer que vous me l'accorderez demain, quand j'aurai fait une seconde démarche qui ne me laissera nulle possibilité de revenir sur mes pas ?

– Et notre amitié se trouvera-t-elle solidement renouée, si je consens à vous nommer mon gendre ce soir ?

– Très certainement, et de la manière la plus inviolable.

– Hé bien, quoique votre demande soit prématurée, peu délicate, injuste à mon égard, donnez-moi la main, sir Frédéric, ma fille ; sera votre épouse.

– Ce soir ?

– Ce soir, avant que l'horloge ait sonné minuit.

– De son consentement, j'espère, s'écria Mareschal, car je vous previens, messieurs, que je ne resterais pas paisible spectateur d'une violence exercée contre les sentiments de mon aimable cousine.

– Maudit cerveau brûlé ! pensa Ellieslaw. – Pour qui me prenez-vous, Mareschal ? lui dit-il ; croyez-vous que ma fille ait besoin de protection contre son père ? que je veuille forcer ses inclinations ? Soyez bien sûr qu'elle n'a aucune répugnance pour sir Frédéric.

– Ou plutôt pour être appelée lady Langley, dit Mareschal ; bien des femmes pourraient penser de même. Excusez-moi ; mais une affaire de cette nature, traitée et conclue si subitement, m'avait alarmé pour elle.

– La seule chose qui m'embarrasse, dit Ellieslaw, c'est le peu de temps qui nous reste, mais, si elle faisait trop d'objections, je me flatte que sir Frédéric lui accorderait…

– Pas une heure, monsieur Ellieslaw. Si je n'obtiens pas la main de votre fille ce soir, je pars, fût-ce à minuit. Voilà mon ultimatum.

– Hé bien, j'y consens, dit Ellieslaw ; occupez-vous tous deux de nos dispositions militaires, et je vais préparer ma fille à un événement auquel elle ne s'attend pas. A ces mots, il sortit.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XIV

Chapitre XIV

« Mais que devins-je, hélas ! quand, au lieu de Tancrède,

« Il amène à l'autel, quel changement affreux !

« Le détestable Osmond pour recevoir mes vœux ! »

Tancrède et Sigismonde.

Une longue pratique dans l'art de la dissimulation avait donné à M. Vere un empire absolu sur ses traits, ses discours et ses gestes ; sa démarche même était calculée pour tromper. En quittant ses deux amis pour se rendre chez sa fille, son pas ferme et alerte annonçait un homme occupé d'une affaire importante, mais dont le succès ne lui semble pas douteux. À peine jugea-t-il que ceux qu'il venait de quitter ne pouvaient plus l'entendre, qu'il ne s'avança plus que d'un pas lent et irrésolu, en harmonie avec ses craintes et son inquiétude. Enfin il s'arrêta dans une anti-chambre pour recueillir ses idées et préparer son plan d'argumentation.

– A quel dilemme plus embarrassant fut jamais réduit un malheureux ? se dit-il. -Si nous nous divisions, je ne puis mettre en doute que le gouvernement ne me sacrifie comme le premier moteur de l'insurrection. Supposons même que je parvienne à sauver ma tête par une prompte soumission, je n'en suis pas moins perdu sans ressource. J'ai rompu avec Ratcliffe, et je n'ai à espérer de ce côté que des insultes et des persécutions. Il faudra donc que je vive dans l'indigence et dans le déshonneur, méprisé des deux partis que j'aurai trahis tour-à-tour ! Cette idée n'est pas supportable ; et cependant je n'ai à choisir qu'entre cette destinée et la honte de l'échafaud, à moins que Mareschal et sir Frédéric ne continuent à faire cause commune avec moi. Pour cela il faut que ma fille épouse l'un ce soir, et j'ai promis à l'autre de ne pas employer la violence. Il faut donc que je la décide à recevoir la main d'un homme qu'elle n'aime pas, dans un délai qu'elle trouverait trop court pour se déterminer à devenir l'épouse de celui qui aurait sa gagner son affection. Mais je dois compter sur sa générosité romanesque, et je n'ai besoin que de la mettre en jeu, en peignant de sombres couleurs les suites probables de sa désobéissance.

Après avoir fait ces réflexions, il entra dans l'appartement de sa fille, bien préparé au rôle qu'il allait jouer. Quoique égoïste et ambitieux, son cœur n'était pas entièrement fermé à la tendresse paternelle, et il sentit quelques remords de la duplicité avec laquelle il allait abuser de l'amour filial d'Isabelle ; mais il les apaisa en songeant qu'après tout il procurait à sa fille un mariage avantageux ; et l'idée qu'il était perdu s'il n'y pouvait réussir acheva de dissiper ses scrupules.

Il trouva sa fille assise près d'une des fenêtres de sa chambre, la tête appuyée sur une main ; elle sommeillait ou était plongée dans de si profondes réflexions, qu'elle ne l'entendit pas entrer. Il donna à sa physionomie, une expression de chagrin et d'attendrissement, s'assit auprès d'elle, et ne l'avertit de son arrivée que par un profond soupir qu'il poussa en lui serrant la main.

– Mon père ! s'écria Isabelle en tressaillant, d'un ton qui annonçait en même temps la surprise, la crainte et la tendresse.

– Oui, ma fille, votre malheureux père, qui vient les larmes aux yeux vous demander pardon d'une injure dont son affection l'a rendu coupable envers vous, et vous faire ses adieux pour toujours.

– Une injure, mon père ! Vos adieux ! Que voulez-vous dire ?

– Dites-moi d'abord, Isabelle, si vous n'avez pas quelque soupçon que l'étrange événement qui vous est arrivé hier matin n'ait eu lieu que par mes ordres ?

– Par… vos ordres… mon père dit Isabelle en bégayant, car la honte et la crainte l'empêchaient d'avouer que cette idée s'était, présentée plus d'une fois à son esprit ; idée humiliante et si peu naturelle de la part d'une fille.

– Vous hésitez à me répondre ; et vous me confirmez par là dans l'opinion que j'avais conçue. Il me reste donc la tâche pénible de vous avouer que vous ne vous trompez pas. Mais avant de condamner trop rigoureusement votre père, écoutez les motifs de sa conduite. Dans un jour de malheur, je prêtai l'oreille aux propositions que me fit sir Frédéric Langley, étant bien loin de croire que vous puissiez avoir la moindre objection contre un mariage qui vous était avantageux a tous égards : dans un instant plus fatal encore, je pris, de concert avec lui, des mesures pour rétablir notre monarque banni sur son trône, et rendre à l'Écosse son indépendance ; et maintenant ma vie est entre ses mains.

– Votre vie, mon père ! dit Isabelle ayant à peine la force de parler.

– Oui, Isabelle, la vie de, celui à qui vous devez la vôtre. Je dois rendre justice à Langley : ses menaces, ses fureurs n'ont d'autre cause que la passion qu'il a conçue pour vous ; mais lorsque je vis que vous ne partagiez pas ses sentiments, , je ne trouvai d'autre moyen pour me tirer d'embarras, que de vous soustraire à ses yeux pour quelque temps. J'avais donc formé le projet de vous envoyer passer quelques mois dans le. couvent de votre tante à Paris ; et, pour que sir Frédéric ne pût me soupçonner, j'avais imaginé ce prétendu enlèvement par de soi-disant brigands. Le hasard, et un concours de circonstances malheureuses, ont rompu toutes mes mesures eu vous tirant de l'asile momentané que je vous avais assuré. Ma dernière ressource est de vous faire partir du château avec M. Ratcliffe, qui va le quitter ce soir même ; après quoi je saurai subir ma destinée.

– Bon Dieu ! est-il possible ? Oh ! mon père, s'écria douloureusement Isabelle, pourquoi ai-je été délivrée ? pourquoi ne m'avoir pas fait connaître vos projets ?

– Pourquoi ? Réfléchissez un instant, ma, fille. J'avais désiré votre union avec sir Frédéric, parce que je croyais qu'elle devait assurer votre bonheur. J'avais approuvé sa recherche, je lui avais promis de l'appuyer de tout mon pouvoir ; devais-je lui nuire dans votre esprit, en vous disant que sa passion, portée au-delà des bornes de la raison, ne me laissait d'autre alternative que de sacrifier le père ou la fille ? Mais mon parti est pris. Mareschal et moi nous sommes décidés à périr avec courage, et il ne me reste qu'à vous faire partir sous bonne escorte.

– Juste ciel ! et n'y a-t-il donc aucun remède à ces moyens extrêmes ?

– Aucun, mon enfant, reprit M. Vere avec douleur ; un seul, peut-être ; mais vous ne voudriez pas me le voir employer, celui de dénoncer nos amis, d'être le premier à les trahir.

– Non, jamais ! s'écria Isabelle avec horreur : mais ne peut-on, à force de larmes, de prières… Je veux me jeter aux pieds de sir Frédéric, implorer sa pitié.

– Ce serait vous dégrader inutilement. Il a pris sa résolution ; il n'en changerait qu'à une condition, et cette condition vous ne l'apprendrez jamais de la bouche de votre père.

– Quelle est-elle ; mon père ? dites-le moi, je vous en conjure. Que peut-il demander que nous ne devions lui accorder pour prévenir les malheurs dont nous sommes menacés ?

– Vous ne la connaîtrez, Isabelle, dit Ellieslaw d'un ton solennel, que lorsque la tête de votre père sera tombée sur un échafaud. Alors peut-être vous apprendrez par quel sacrifice il était encore possible de le sauver.

– Et pourquoi ne pas m'en instruire de suite ? Croyez-vous que je ne ferais pas avec joie le sacrifice de toute ma fortune pour vous sauver ? Voulez-vous dévouer au désespoir et aux remords le reste de ma vie, quand j'apprendrai qu'il existait un moyen d'assurer vos jours, et que je ne l'ai pas employé ?

– Hé bien ! ma fille, dit Ellieslaw, comme vaincu par ses instances, apprenez donc ce que j'avais résolu de couvrir d'un silence éternel. Sachez que le seul moyen de le désarmer est de consentir à l'épouser ce soir même, avant minuit.

– Ce soir, mon père !… épouser un tel homme !… un homme ! c'est un monstre ! vouloir obtenir la main d'une fille en menaçant les jours de son père !… c'est impossible !

– Vous avez raison, mon enfant, c'est impossible : je n'ai ni le droit ni le désir de vous demander un tel sacrifice. Il est d'ailleurs dans le cours de la nature qu'un vieillard meure et soit oublié, que ses enfants lui survivent et soient heureux.

– Moi, je verrais mourir mon père, quand j'aurais pu le sauver !…. Mais, non, non, mon père, c'est une chose impossible. Quelque mauvaise opinion que j'aie de sir Frédéric, je ne puis le croire si scélérat. Vous croyez me rendre heureuse en me donnant à lui, et tout ce que vous venez de me dire n'est qu'une ruse pour obtenir mon consentement.

– Quoi ! dit Ellieslaw d'un ton où l'autorité blessée semblait le disputer à la tendresse d'un père, ma fille me soupçonne d'inventer une fable pour influencer ses sentiments !… Mais je dois encore supporter cette nouvelle épreuve. Je veux bien même descendre jusqu'à me justifier… Vous connaissez l'honneur inflexible de notre cousin Mareschal ; faites attention à ce que je vais lui écrire, et vous jugerez par sa réponse si les périls qui nous menacent sont moins grands que je ne vous les ai représentés, et si j'ai à me reprocher d'avoir rien négligé pour les détourner.

Il s'assit, écrivit quelques lignes à la hâte, et remit son billet à Isabelle, qui lut ce qui suit :

MON CHER COUSIN,

« J'ai trouvé ma fille, comme je m'y attendais, désespérée d'avoir à contracter une union avec sir Frédéric d'une manière si subite et si inattendue. Elle ne conçoit pas même le péril dans lequel nous nous trouvons, et jusqu'à quel point nous nous sommes compromis ; employez toute votre influence sur sir Frédéric pour l'engager à modifier ses demandes. Je n'ai ni le pouvoir, ni même la volonté d'engager ma fille à une démarche dont la précipitation est contraire à toutes les règles des convenances et de la délicatesse. Vous obligerez votre cousin,

« R. V. »

Dans le trouble qui l'agitait, les yeux obscurcis par les larmes, l'esprit en proie aux alarmes et aux soupçons, Isabelle comprit à peine le sens de ce qu'elle venait de lire, et ne remarqua pas que cette lettre, au lieu d'appuyer sur la répugnance que lui causait ce mariage, ne parlait que du délai trop court qu'on lui accordait pour s'y décider.

Ellieslaw tira le cordon d'une sonnette, et donna son billet à un domestique, avec ordre de lui rapporter sur-le-champ la réponse de M. Mareschal. En attendant, il se promena en silence, d'un air fort agité. Enfin le domestique revint, et lui remit une lettre ainsi conçue :

MON CHER COUSIN,

« Je n'avais pas attendu votre lettre pour faire à sir Frédéric les objections dont vous me parlez. Je viens de renouveler mes instances, et je l'ai trouvé inébranlable comme le mont Chéviot. Je suis fâché qu'on presse ma belle cousine de renoncer d'une manière si subite aux droits de sa virginité. Sir Frédéric consent pourtant à partir du château avec moi, à l'instant où la cérémonie sera terminée ; et, comme nous nous mettons demain en campagne, et que nous pouvons y attraper quelques bons horions, il est possible qu'Isabelle se trouve lady Langley à très bon marché. – Du reste, tout ce que, j'ai à vous dire, c'est que, si elle peut se déterminer à ce mariage, ce n'est pas l'instant d'écouter des scrupules de délicatesse. L'affaire est trop sérieuse et trop urgente. Il faut qu'elle saute à pieds joints par-dessus ce qu'on appelle les convenances, et qu'elle se marie à la hâte, ou bien nous nous en repentirons tous à loisir, ou, pour mieux dire, nous n'aurons pas le loisir de nous en repentir. Voilà tout ce que peut vous mander votre affectionné.

« R. M. »

« P. S. N'oubliez pas de dire à Isabelle que, tout bien considéré, je me couperai la gorge avec son chevalier, plutôt que de la voir l'épouser contre son gré. »

Dès qu'Isabelle eut lu cette lettre, le papier s'échappa de ses mains ; elle serait tombée elle-même, si son père ne l'eût soutenue et ne l'eût placée sur un fauteuil.

– Grand Dieu, elle mourra ! s'écria Ellieslaw, dans le cœur duquel les sentiments de la nature firent taire un instant l'égoïsme. Regardez-moi, Isabelle, regardez-moi, mon enfant ; quoi qu'il puisse en arriver, vous ne serez pas sacrifiée. Je mourrai avec la consolation de vous savoir heureuse. Ma fille pourra pleurer sur ma tombe ; mais elle ne maudira pas la mémoire de son père.

Il appela un domestique.

– Dites à M. Ratcliffe que je désire le voir ici sur-le-champ.

Pendant cet intervalle, le visage d'Isabelle se couvrit d'une pâleur mortelle ; ses lèvres tremblaient comme agitées de convulsions ; elle se tordait les mains, comme si la contrainte qu'elle imposait aux sentiments de son cœur s'étendait jusque sur son corps ; puis, levant les yeux au ciel et recueillant toutes ses forces : – Mon père, dit-elle, je consens à ce mariage.

– Non, mon enfant, ne parlez pas ainsi : ma chère fille, je vois combien ce consentement vous coûte. Vous ne vous dévouerez point à un malheur certain pour me sauver d'un danger qui n'est peut-être pas inévitable.

Étrange inconséquence de la nature humaine ! le cœur d'Ellieslaw était un moment d'accord avec sa bouche en parlant ainsi.

– Mon père, répéta Isabelle, je consens à épouser sir Frédéric.

– Non, ma fille, non ! Cependant, si vous pouviez vaincre une répugnance sans motif raisonnable, ce mariage n'offre-t-il pas tous les avantages que nous pouvons désirer ? Ne vous assure-t-il pas la richesse, le rang, la considération ?

– J'y ai consenti, mon père, répéta encore Isabelle, comme si elle était devenue incapable de prononcer d'autres mots que ceux-là qui lui avaient coûté un si cruel effort pour la première fois.

– Que le ciel te bénisse donc, ma chère enfant ! et qu'il te récompense par la richesse, les plaisirs et le bonheur.

Isabelle demanda alors à son père la permission de rester seule dans sa chambre le reste de la soirée.

– Mais ne consentirez-vous pas à voir sir Frédéric ? lui demanda son père d'un air inquiet.

– Je le verrai…., quand cela sera nécessaire…, dans la chapelle à minuit. Mais quant à présent, épargnez-moi sa vue.

– Soit, ma chère enfant ; vous ne serez pas contrariée. Mais ne concevez pas de sir Frédéric une trop mauvaise opinion, ajouta-t-il en lui prenant la main, c'est l'excès de sa passion qui le fait agir ainsi.

Isabelle retira sa main d'un air d'impatience.

– Pardonnez-moi, ma chère fille ; que le ciel vous bénisse et vous récompense ! je vous laisse ; et, à onze heures, si vous ne me faites pas demander plus tôt, je reviendrai vous voir.

Quand il fut parti, Isabelle se jeta à genoux et demanda au ciel la force dont elle avait besoin pour accomplir la résolution qu'elle avait prise. Pauvre Earnscliff, dit-elle ensuite, qui le consolera ? que pensera-t-il quand il apprendra que celle qui écoutait ce matin même ses protestations de tendresse a consenti ce soir à recevoir la main d'un autre ? Il me méprisera ! mais s'il est moins malheureux en me méprisant, il y aurait dans la perte de son estime une consolation pour moi.

Elle pleura avec amertume, essayant, mais en vain, de temps en temps, de commencer la prière qu'elle avait eu dessein de prononcer en se jetant à genoux ; mais elle se sentit incapable de recueillir son âme pour invoquer le ciel. Dans cet état de désespoir, elle entendit ouvrir doucement la porte de sa chambre.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XV

Chapitre XV

«... Le temps et le chagrin

« Ont desséché son cœur, aigri son caractère.

« N'importe, il faut le voir, s'offrir à sa colère ;

« Conduisez-nous vers lui… »

Ancienne comédie.

La personne qui entra était M. Ratcliffe ; Ellieslaw, dans le trouble qui l'agitait, ayant oublié de révoquer les ordres qu'il avait donnés pour le faire venir.

– Vous désirez me voir, monsieur, dit-il en ouvrant la porte ; et ne voyant qu'Isabelle : – Miss Vere est seule ! S'écria-t-il ; à genoux ! en pleurs !

– Laissez-moi, monsieur Ratcliffe, laissez-moi !

– Non ! de par le ciel, répondit Ratcliffe : j'ai demandé plusieurs fois la permission de prendre congé de vous ; on me l'a refusée ; le hasard m'a mieux servi que mes prières. Excusez-moi donc ; mais j'ai un devoir important dont je dois m'acquitter envers vous.

– Je ne puis vous écouter, monsieur Ratcliffe, je ne puis vous parler ! ma tête n'est plus à moi. Recevez mes adieux, et laissez-moi, pour l'amour du ciel.

– Dites-moi seulement s'il est vrai que ce monstrueux mariage doive avoir lieu…, et cela, ce soir même ? J'ai entendu les domestiques en parler. J'ai entendu donner l'ordre de disposer la chapelle.

– Épargnez-moi, de grâce, monsieur Ratcliffe : vous pouvez juger, d'après l'état où vous me voyez, combien une pareille question est cruelle !

– Mariée ! à sir Frédéric Langley ! cette nuit même… !

– Cela ne se peut… – Cela ne doit pas être… – Cela ne sera pas.

– Il faut que cela soit, monsieur Ratcliffe ! la vie de mon père en dépend.

– J'entends ! – Vous vous sacrifiez pour sauver celui qui… ; mais que les vertus de la fille fassent oublier les fautes du père. En vingt-quatre heures j'aurais plus d'un moyen pour empêcher ce mariage. Mais le temps presse : quelques heures vont décider le malheur de votre vie, et je n'y trouve qu'un seul remède.., – Il faut, miss Vere, que vous imploriez la protection du seul être humain qui a le pouvoir de conjurer les maux qu'on vous prépare.

– Et qui peut être doué d'un tel pouvoir sur la terre ? dit miss Vere respirant à peine.

– Ne tressaillez pas quand je vous l'aurai nommé, dit Ratcliffe en s'approchant d'elle et en baissant la voix c'est celui qu'on nomme Elsender, le solitaire de Mucklestane-Moor.

– Ou vous avez perdu l'esprit, monsieur Ratcliffe, ou vous venez insulter à mon malheur par une plaisanterie hors de saison.

– Je jouis, comme vous, de toute ma raison, miss Vere, et vous devez savoir que je ne suis pas un homme à me permettre de mauvaises plaisanteries, surtout dans un moment de détresse et quand il s'agit du bonheur de votre vie. Je vous atteste que cet être, qui est tout autre que vous ne le supposez, a le moyen de mettre un obstacle invincible à cet odieux mariage.

– Et d'assurer les jours de mon père ?

– Oui, dit Ratcliffe, si vous plaidez sa cause auprès de lui… Mais comment parvenir à lui parler ce soir ?

– J'espère y parvenir, dit Isabelle, se rappelant tout-à-coup la rose qu'il lui avait donnée. Je me souviens qu'il m'a dit que je pouvais avoir recours à lui dans l'adversité ; que je n'aurais qu'à lui montrer cette fleur, ou seulement une de ses feuilles. J'avais regardé ce discours comme une preuve de l'égarement de son esprit, et j'étais honteuse de l'espèce de sentiment superstitieux qui m'a fait conserver cette rose.

– Heureux événement ! dit Ratcliffe : ne craignez plus rien. Mais ne perdons pas de temps. Êtes-vous en liberté ? ne veille-t-on pas sur vous ?

– Que faut-il donc que je fasse ? dit Isabelle.

– Sortir du château à l'instant, et courir vous. Jeter aux pieds de cet être qui, dans une situation en apparence si méprisable, possède une influence presque absolue sur votre destinée. Les convives et les domestiques ne songent qu'à se divertir. Les chefs sont enfermés et s'occupent du plan de leur conjuration. Mon cheval est sellé, je vais en préparer un pour vous. La plaine de Mucklestane n'est pas éloignée d'ici. Nous pourrons être rentrés avant qu'on s'aperçoive de votre absence. Venez me joindre dans deux minutes à la petite porte du jardin… Ne doutez ni de ma prudence ni de ma fidélité. N'hésitez pas à faire la démarche qui peut seule vous préserver du malheur de devenir l'épouse de sir Frédéric Langley.

– Un malheureux qui se noie, dit Isabelle, s'attache au plus faible rameau. D'ailleurs, monsieur Ratcliffe, je vous ai toujours regardé comme un homme plein d'honneur et de probité ; je m'abandonne donc à vos conseils. Je vais aller vous joindre à la porte du parc.

Dès que M. Ratcliffe fut sorti, elle tira les verrous de sa porte, et, descendant par un escalier dérobé qui donnait dans son cabinet de toilette, dont elle ferma pareillement la porte, et dont elle mit la clé dans sa poche, elle se rendit dans le jardin. Il fallait pour y arriver qu'elle passât près de la chapelle du château : elle entendit les domestiques occupés à la préparer, et elle reconnut la voix d'une servante qui disait :

– Épouser un pareil homme ! Oh ma foi ! tout, plutôt qu'un pareil sort.

– Elle a raison, pensa Isabelle, elle a raison ! tout, plutôt que ce mariage ; et elle arriva bientôt à la porte du jardin. M. Ratcliffe l'y attendait avec deux chevaux, et ils se mirent en marche vers la hutte du solitaire.

– Monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, plus je réfléchis sur ma démarche, plus elle me paraît inconséquente. Le trouble et l'agitation de mon esprit ont pu seuls me déterminer à me la permettre. Mais réfléchissez-y bien ! ne ferions-nous pas mieux de retourner au château ?… Je sais que cet homme est regardé par le peuple comme un être doué d'une puissance surnaturelle, comme ayant commerce avec les habitants d'un autre monde ; mais vous devez bien penser que je ne puis partager de telles idées, et que si j'avais la faiblesse d'y croire, la religion m'empêcherait d'avoir recours à de tels moyens.

– J'aurais espéré, miss Vere, dit Ratcliffe, que mon caractère et ma façon de penser vous étaient assez connus pour que vous me crussiez incapable d'ajouter foi à de pareilles absurdités.

– Mais de quelle manière un être en apparence si misérable peut-il avoir le pouvoir de me secourir ?

– Miss Vere, répondit Ratcliffe après un moment de réflexion, je suis lié par la promesse d'un secret inviolable. Il faut que, sans exiger de moi d'autre explication, vous vous contentiez de l'assurance solennelle que je vous donne qu'il en a le pouvoir, si vous parvenez à lui en inspirer la volonté ; et je ne doute pas que vous n'y réussissiez.

– J'ai en vous une confiance sans bornes, monsieur Ratcliffe ; mais ne pouvez-vous pas vous tromper vous-même ?

– Vous souvenez-vous, ma chère miss, que lorsque vous me priâtes d'intercéder auprès de votre père en faveur d'Haswell et de sa malheureuse famille, et que j'obtins de lui une chose qu'il n'était pas facile de lui arracher, le pardon d'une injure, j'y mis pour condition que vous ne me feriez aucune question sur les causes de l'influence que j'avais sur son esprit ? Vous ne vous êtes pas repentie alors de votre confiance en moi : pourquoi n'en auriez-vous pas autant aujourd'hui ?

– Mais la vie extraordinaire de cet homme, sa retraite absolue, sa figure, son ton amer de misanthropie… Mon sieur Ratcliffe, que dois-je penser de lui, s'il a réellement le pouvoir que vous lui attribuez ?

– Je puis vous dire qu'il a été élevé dans la religion catholique, et cette secte chrétienne offre mille exemples de personnes qui se sont condamnées à une vie aussi dure et à une retraite aussi absolue.

– Mais il ne met en avant aucun motif religieux.

– Il est vrai. C'est le dégoût du monde qui a fait naître en lui l'amour de la retraite. Je puis encore vous dire qu'il est né avec une grande fortune. Son père voulait l'augmenter encore en l'unissant à une de ses parentes qui était élevée dans sa maison. Vous connaissez sa figure. Jugez de quels yeux la jeune personne dut voir l'époux qu'on lui destinait. Cependant, habituée à lui dès son enfance, elle ne montrait aucune répugnance à l'épouser ; et les amis de sir…, de l'homme dont je parle, ne doutèrent pas que le vif attachement qu'il avait conçu pour elle, les excellentes qualités de son cœur, un esprit cultivé, le caractère le plus noble, n'eussent surmonté l'horreur naturelle que son extraordinaire laideur devait naturellement inspirer à une jeune fille.

– Et se trompèrent-ils ?

– Vous allez l'apprendre. Il se rendait justice à lui-même, et savait fort bien ce qui lui manquait. « – Je suis, me disait-il…, c'est-à-dire, disait-il à un homme en qui il avait confiance, – je suis, en dépit de tout ce que vous voulez bien me dire, un pauvre misérable proscrit, qu'on eût mieux fait d'étouffer au berceau que de laisser grandir pour être un épouvantail sur cette terre où je rampe. » Celle qu'il aimait s'efforçait en vain de le convaincre de son indifférence pour les formes extérieures, en lui parlant de l'estime qu'elle faisait des qualités de l'âme et de l'esprit. – « Je vous entends, lui disait-il, mais vous parlez le langage du froid stoïcisme, ou du moins celui d'une partiale amitié. Voyez tous les livres que nous avons lus, à l'exception de ceux qui, dictés par une philosophie abstraite, n'ont point d'écho dans notre cœur : un extérieur avantageux, une figure au moins qu'on puisse regarder sans horreur, ne sont-ils pas toujours une des premières qualités exigées dans un amant ? Un monstre tel que moi ne semble-t-il pas avoir été exclus par la nature de ses plus douces jouissances ? Sans mes richesses, tout le monde, excepté vous peut-être et Létitia, ne me fuirai-il pas ? Ne me regarderait-on pas comme un être étranger à votre nature, et plus odieux à cause de mon analogie avec ces êtres que l'homme abhorre comme la caricature insultante de son espèce.

– Ces sentiments sont ceux d'un insensé, dit Isabelle.

– Nullement : à moins qu'on ne donne le nom de folie à une sensibilité excessive. Je ne nierai pourtant pas que ce sentiment ne l'ait entraîné dans des excès qui semblaient le fruit d'une imagination dérangée. Se trouvant à ses propres yeux comme séparé du reste des hommes, il se croyait obligé de chercher à se les attacher par des libéralités excessives et souvent mal placées ; il croyait que ce n'était qu'à force de bienfaits qu'il pouvait, malgré sa conformation extérieure, obliger le genre, humain à ne pas le repousser de son sein. Il n'est pas besoin de dire que souvent sa bienveillance fut abusée, sa confiance trahie, sa générosité payée d'ingratitude. Ces événements ne sont que trop ordinaires, mais son imagination les attribuait à la haine et au mépris que faisait naître, selon lui, sa difformité. Je vous fatigue peut-être, miss Vere ?

– Je vous écoute, au contraire, avec le plus vif intérêt.

– Je continue donc. Il finit par devenir l'être le plus ingénieux à se tourmenter. Le rire des gens du peuple qu'il rencontrait dans les rues, le tressaillement d'une, jeune fille qui le voyait en compagnie pour la première fois, étaient des blessures mortelles pour son cœur. Il n'existait que deux personnes sur la bonne foi et sur l'amitié desquelles il parût compter : l'une était la jeune fille qu'il devait épouser ; l'autre un ami qui paraissait lui être sincèrement attaché, et qu'il avait comblé de bienfaits. Le père et la mère de ce malheureux si disgracié de la nature moururent à peu d'intervalle l'un de l'autre, et leur mort retarda la célébration de son mariage, dont l'époque avait été fixée. La future épouse ne changea pourtant pas de détermination, et ne fit aucune objection lorsque, après les délais convenables, il lui proposa d'arrêter le jour de leur union. Il recevait chez lui presque journellement l'ami dont je vous ai parlé. Sa malheureuse étoile voulut qu'il acceptât l'invitation que lui fit cet ami d'aller passer quelques jours chez lui. Il s'y trouva des hommes qui différaient d'opinions politiques. Un soir, après une longue séance à table, les têtes étant échauffées par le vin, une querelle sérieuse survint, plusieurs épées furent tirées à la fois, le maître de la maison fut renversé et désarmé par un de ses convives ; il tomba aux pieds de son ami. Celui-ci, quelque contrefait qu'il soit, est doué par la nature d'une grande force, il a des passions violentes ; il crut son ami mort, il tira son épée, et perça le cœur de son antagoniste. Il fut arrêté, jugé, et condamné à un an d'emprisonnement, comme coupable d'homicide sans préméditation. Cet événement l'affecta d'autant plus vivement, que celui qu'il avait tué jouissait de la meilleure réputation, et qu'il n'avait tiré l'épée que pour se défendre et à la dernière extrémité. Depuis ce moment, je remarquai… – je veux dire on remarqua que la teinte de misanthropie qu'il avait toujours eue se rembrunissait encore ; que le remords, sentiment qu'il était incapable de supporter, ajoutait à sa susceptibilité naturelle ; enfin que toutes les fois que le meurtre qu'il avait commis, dans un premier mouvement de colère, se représentait à son imagination, il tombait dans des accès de frénésie qui faisaient craindre un égarement d'esprit. – Son année d'emprisonnement expira. Il se flattait qu'il allait trouver près d'une tendre épouse et d'un ami chéri l'oubli de ses maux, la consolation de ses peines : il se trompait. Il les trouva mariés ensemble. Il ne put résister à ce dernier coup : c'était le dernier câble qui retient un navire, et qui, en se rompant, le laisse exposé à la fureur de la tempête. Sa raison s'aliéna. Il fallut le placer dans une maison destinée aux infortunés qui sont dans cette funeste position ; mais son faux ami, qui, par son mariage, était devenu son plus proche parent, fit durer sa détention long-temps après que la cause n'en existait plus, afin de conserver la jouissance des biens immenses du malheureux. Il yavait un homme qui devait tout à cette victime de l'injustice. Il n'avait ni crédit, ni puissance, ni richesses ; mais il ne manquait ni de zèle, ni de persévérance : après de longs efforts, il finit par obtenir justice ; l'infortuné fut remis en liberté et rétabli dans la possession de ses biens. Ses richesses s'augmentèrent même de toutes celles de la femme qu'il devait épouser : elle mourut sans enfants mâles, et elles lui appartenaient comme son héritier par substitution ; mais la liberté n'avait plus de prix à ses yeux, et sa fortune, qu'il méprisait, ne fut plus pour lui qu'un moyen de se livrer aux bizarres caprices de son imagination. Il avait renoncé à la religion catholique ; mais peut être-quelques-unes de ses doctrines continuaient-elles à exercer leur influence sur son âme, qui parut désormais ne plus connaître que les inspirations du remords et de la misanthropie. Depuis lors, il a mené alternativement la vie errante d'un pèlerin et celle d'un ermite, s'imposant les privations les plus sévères, non par un principe de dévotion, mais par haine du genre humain. Tous ses discours annoncent l'aversion la plus invétérée contre les hommes, et toutes ses actions tendent à les soulager : jamais hypocrite n'a été plus ingénieux à donner de louables motifs aux actions les plus condamnables, qu'il l'est à concilier avec les principes de sa misanthropie des actions qui prennent leur source dans sa générosité naturelle et dans la bonté de son cœur.

– Mais encore une fois, dit Isabelle, ce portrait représente un homme dont la raison est dérangée.

– Je ne prétends pas vous dire que toutes ses idées soient parfaitement saines. Il tient quelquefois des propos qui feraient croire à tout autre qu'à… qu'à celui qui seul le connaît parfaitement, que son esprit est égaré ; mais non, ce n'est qu'une suite du système qu'il s'est formé, et dont je suis convaincu qu'il ne se départira jamais.

– Mais encore une fois, monsieur Ratcliffe, vous me faites là le portrait d'un homme en démence.

– Nullement, reprit Ratcliffe. Que son imagination soit exaltée, je n'en disconviendrai pas ; je vous ai déjà dit qu'il a eu quelquefois comme des paroxysmes d'aliénation mentale ; mais je parle de l'état habituel de son esprit : il est irrégulier et non dérangé ; les ombres en sont aussi bien graduées que celles qui séparent la lumière du jour des ténèbres de la nuit. Le courtisan qui se ruine pour un vain titre ou un pouvoir dont il ne saurait user en homme sage, l'avare qui accumule ses inutiles trésors, et le prodigue qui dissipe les siens, sont tous un peu marqués au coin de la folie. Les criminels, qui le sont devenus malgré leur propre horreur du forfait et la certitude du supplice qui les attend, rentrent dans mon observation ; et toutes les violentes passions, aussi bien que la colère, peuvent être appelées de courtes folies.

– Voilà bien une philosophie excellente, répondit miss Vere ; mais pardonnez-moi si elle ne suffit pas pour me rassurer. Je tremble de visiter à une telle heure quelqu'un dont vous ne pouvez vous-même que pallier l'extravagance.

– Recevez donc mon assurance solennelle que vous ne courez pas le moindre danger. Mais je ne vous ai pas encore parlé d'une circonstance qui va peut-être vous alarmer plus que tout le reste ; et c'est même pour cela que je ne l'ai pas mentionnée plus tôt… Maintenant que nous voici près de sa retraite, – il ne m'est pas possible de vous accompagner chez lui, vous devez vous y présenter seule.

– Seule ? Je n'ose !

– Il le faut. Je vais rester ici et vous y attendre.

– Vous n'en bougerez pas ? – Mais si je vous appelais, croyez-vous que vous pourriez m'entendre ?

– Bannissez toutes craintes, lui dit son guide, je vous en supplie, et surtout gardez-vous bien de lui en montrer aucune. Il prendrait votre timidité pour l'expression de l'horreur qu'il croit que sa figure ne peut manquer d'inspirer. Adieu pour quelques instants, souvenez-vous des maux dont vous êtes menacée, et que la crainte qu'ils doivent vous inspirer triomphe de vos scrupules et de vos terreurs.

– Adieu, monsieur Ratcliffe, dit Isabelle, je me confie en votre honneur, en votre probité. Il est impossible que vous vouliez me tromper.

– Sur mon honneur, sur mon âme, cria Ratcliffe, élevant la voix à mesure qu'elle s'éloignait, vous ne courez aucun risque.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XVI

Chapitre XVI

« Dans l'antre ténébreux qui lui servait d'asile,

« Ils le trouvent l'air morne et le regard baissé,

« Par d'affreux souvenirs paraissant oppressé. »

Spenser. La Reine des Fées.

Les sons de la voix de Ratcliffe ne parvenaient plus aux oreilles d'Isabelle ; elle se retournait fréquemment pour le chercher des yeux : la clarté de la lune lui donna pendant quelques instants la consolation de l'apercevoir, mais elle le perdit entièrement de vue avant d'être arrivée à la cabane du solitaire. Deux fois elle avança la main pour frapper à la porte, et deux fois elle se sentit incapable de cett effort. Enfin elle frappa bien doucement, mais aucune réponse ne se fit entendre. La crainte de ne pas obtenir la protection que Ratcliffe lui avait promise surmontant sa timidité, elle frappa deux fois encore, et toujours de plus fort en plus fort, mais sans être plus heureuse. Alors elle appela le Nain par son nom, le conjurant de lui répondre, et de lui ouvrir la porte.

– Quel est l'être assez misérable, dit la voix aigre du solitaire, pour venir demander ici un asile ! Va-t'en ! quand l'hirondelle a besoin de refuge, elle ne le cherche pas sous le nid du corbeau.

– Je viens vous trouver dans l'heure de l'adversité, dit Isabelle, comme vous m'avez dit vous-même de le faire. Vous m'avez promis que votre cœur et votre porte s'ouvriraient à ma voix, mais je crains…

– Ah ! tu es donc Isabelle Vere ! donne-moi une preuve que tu l'es véritablement.

– Je vous rapporte la rose que vous m'avez donnée. Elle n'a pas encore eu le temps de se faner entièrement depuis que vous m'avez en quelque sorte prédit mes malheurs.

– Puisque tu n'as pas oublié ce gage, je me le rappelle aussi : ma porte et mon cœur, fermés pour tout l'univers, s'ouvriront pour toi.

Isabelle entendit alors tirer les verrous l'un après l'autre. Son cœur battait plus vivement à mesure qu'elle voyait approcher l'instant de paraître devant cet être extraordinaire. La porte s'ouvrit, et le solitaire s'offrit à ses yeux, tenant en main une lampe dont la clarté rejaillissait sur ses traits difformes et repoussants.

– Entre, fille de l'affliction, lui dit-il, entre dans le séjour du malheur.

Elle entra en tremblant et d'un pas timide ; le premier soin du solitaire fut de refermer les verrous qui assuraient la porte de sa chaumière. Elle tressaillit à ce bruit, et cette précaution lui parut d'un augure peu favorable ; mais, se rappelant les avis de Ratcliffe, elle s'efforça de ne laisser paraître ni crainte ni agitation.

Le Nain lui montra du doigt une escabelle qui était placée près de la cheminée, et lui fit signe de s'asseoir. Ramassant alors quelques morceaux de bois sec, il alluma un feu dont la clarté, plus favorable que celle de la lampe, permit à Isabelle de voir la demeure où elle se trouvait.

Sur deux planches, attachées d'un côté de la cheminée, on voyait quelques livres et différents paquets d'herbes sèches, avec deux verres, un vase et quelques assiettes ; de l'autre, se trouvaient divers outils et des instruments de jardinage. En place de lit, une espèce de cadre en bois était à demi rempli de mousse ; enfin une table et deux sièges de bois complétaient le mobilier. L'intérieur de cette chambre ne paraissait avoir qu'environ dix pieds de longueur sur six de largeur.

Tel était le lieu où Isabelle se trouvait, enfermée avec un homme dont l'histoire, qu'elle venait d'apprendre, n'offrait rien qui pût la rassurer, et dont la conformation hideuse était bien capable d'inspirer une terreur superstitieuse. Il s'était assis vis-à-vis d'elle, de l'autre côté de la cheminée, et la regardait en silence, d'un air qui annonçait que des sentiments opposés se livraient un combat violent dans son cœur.

Isabelle restait assise, pâle comme la mort ; ses longs cheveux avaient perdu dans l'humidité de la nuit les formes gracieuses de leurs boucles, ils tombaient sur ses épaules et sur son sein, semblables aux pavillons d'un navire que la pluie d'orage a pliés autour de leurs mâts.

Le Nain fut le premier à rompre le silence.

– Jeune fille, dit-il, quel mauvais destin t'a amenée dans ma demeure ?

– Le danger de mon père et la permission que vous m'avez donnée de m'y présenter, répondit-elle du ton le plus ferme qu'il lui fut possible de prendre.

– Et tu te flattes que je pourrai te secourir ?

– Vous me l'avez fait espérer.

– Et comment as-tu pu le croire ? Ai-je l'air d'un redresseur de torts ? Habité-je un château où la beauté puisse venir en suppliante implorer mes secours ? Vieux, pauvre, hideux, que puis-je pour toi ? Je t'ai raillée en te faisant une telle promesse.

– Il faut donc que je parte, et que je subisse ma destinée ? dit-elle en se levant.

– Non, dit le Nain en se plaçant entre elle et la porte et en lui faisant un signe impératif de se rasseoir ; non ! nous ne nous séparerons pas ainsi : j'ai encore à te parler. Pourquoi l'homme a-t-il besoin du secours des autres hommes ? pourquoi ne sait-il pas se suffire -à lui-même ? Regarde autour de toi : l'être le plus méprisé de l'espèce humaine n'a demandé à personne ni aide, ni compassion. Cette maison, je l'ai construite ; ces meubles, je les ai fabriqués, et avec ceci, tirant en même temps à demi hors du fourreau un long poignard qu'il portait à son côté, et dont la lame brilla à la lueur du feu, – avec ceci, répéta-t-il en le replongeant dans le fourreau, je puis défendre l'étincelle de vie qui anime un misérable comme moi, contre quiconque viendrait m'attaquer.

Rien n'était moins rassurant pour la pauvre Isabelle ; elle réussit pourtant à cacher sa frayeur et son agitation.

– Voilà la vie de la nature, continua le solitaire. – Vie indépendante, et se suffisant à elle-même. Le loup n'appelle pas le loup à son aide pour creuser son antre, et le vautour n'attend pas pour saisir sa proie l'assistance du vautour.

– Et quand ils ne peuvent y réussir, dit Isabelle, qui espéra se faire écouter plus favorablement de lui en employant son style métaphorique, que faut-il donc qu'ils deviennent ?

– Qu'ils meurent et qu'ils soient oubliés ! N'est-ce pas le sort général de tout ce qui respire ?

– C'est le sort des êtres dépourvus de raison, dit Isabelle, mais il n'en est pas de même du genre humain. Les hommes disparaîtraient bientôt de la terre, s'ils cessaient de s'entr'aider les uns les autres. Le faible a droit à la protection du plus fort, et celui qui peut secourir l'opprimé est coupable s'il lui refuse son assistance.

– Et c'est dans cet espoir frivole, pauvre fille, que tu viens trouver au fond du désert un être que la race humaine a rejeté de son sein, et dont le seul désir serait de la voir disparaître de la surface du globe, comme tu viens de le dire ? N'as-tu pas frémi en te présentant ici ?

– Le malheur ne connaît pas la crainte, dit Isabelle avec fermeté.

– N'as-tu donc pas entendu dire que je suis ligué avec des êtres surnaturels aussi difformes que moi, et, comme moi, ennemis du genre humain ? Comment as-tu osé venir la nuit dans ma retraite ?

– Le Dieu que j'adore me soutient contre de vaines terreurs, dit Isabelle, dont le sein de plus en plus ému démentait la tranquillité qu'elle affectait.

– Oh ! oh dit le Nain : tu prétends avoir de la philosophie ! mais jeune et belle comme tu l'es, n'aurais-tu pas dû craindre de te livrer au pouvoir d'un être si dépité contre la nature, que la destruction d'un de ses plus beaux ouvrages doit être un plaisir pour lui ?

Les alarmes d'Isabelle croissaient à chaque mot qu'il prononçait. Elle lui répondit pourtant avec fermeté : – Quelques injures que vous puissiez avoir éprouvées dans le monde, vous êtes incapable de vouloir vous en venger sur quelqu'un qui ne vous a jamais offensé.

– Tu ignores donc, reprit-il en fixant sur elle des yeux brillants d'un malin plaisir, – tu ignores donc les plaisirs de la vengeance ? Crois-tu que l'innocence de l'agneau calme la fureur du loup altéré de sang ?

– Monsieur Elsender, dit Isabelle avec dignité, les horribles idées que vous me présentez ne peuvent entrer dans mon esprit. Qui que vous puissiez être, vous ne voudriez pas, vous n'oseriez pas faire insulte à une malheureuse que sa confiance en vous a amenée sous votre toit.

– Tu as raison, , jeune fille, reprit-il d'un ton calme ; je ne le voudrais ni ne l'oserais. Retourne chez toi. Quels que soient les maux qui te menacent, cesse de les craindre. Tu m'as demandé ma protection, tu en éprouveras les effets.

– Mais c'est cette nuit même que je dois consentir à épouser un homme que je déteste, ou sceller la perte de mon père !

– Cette nuit même ?… A quelle heure ?

– A minuit.

– Il suffit. Ne crains rien, ce mariage ne s'accomplira point.

– Et mon père ? dit Isabelle d'un ton suppliant.

– Ton père ! s'écria le Nain en fronçant le sourcil : il a été et il est encore mon plus cruel ennemi. Mais, ajouta-t-il d'un ton plus doux, les vertus de sa fille le protégeront. – Va-t'en maintenant. Si je te gardais plus. long-temps près de moi, je craindrais de retomber dans ces rêves absurdes sur les vertus humaines, après lesquels le réveil est si pénible. – je te le répète, ne crains rien. Présente-toi devant l'autel, c'est à ses pieds que tu verras mes promesses se réaliser. – Adieu ; le temps presse, il faut que je me dispose à agir.

Il ouvrit la porte de sa chaumière, et laissa miss Vere remonter à cheval, sans paraître s'inquiéter de ce qu'elle deviendrait. Cependant, comme elle partait, elle l'aperçut à la lucarne qui lui servait de fenêtre, et il y resta jusqu'à ce qu'il l'eût perdue de vue.

Isabelle pressa le pas de son cheval, et eut bientôt rejoint M. Ratcliffe, qui. l'attendait, non sans inquiétude, à l'endroit où elle l'avait laissé.

– Hé bien ! lui dit-il dès qu'il l'aperçut, avez-vous réussi ?

– Il m'a fait des promesses, répondit-elle ; mais comment pourra-t-il les accomplir ?

– Dieu soit loué ! s'écria Ratcliffe : ne doutez pas qu'il ne les accomplisse.

En ce moment un coup de sifflet se fit entendre.

– C'est moi qu'il appelle, dit Ratcliffe. Miss Vere, il faut que je vous quitte, et que vous retourniez seule au château ; votre intérêt l'exige. Ayez soin de ne pas fermer la porte du jardin par où vous allez rentrer.

Un second coup de sifflet, plus fort et plus prolongé, se fit encore entendre.

– Adieu ! dit Ratcliffe ; – et, tournant la bride de son cheval, il prit au galop la route de la demeure du solitaire. Miss Vere regagna le château le plus promptement possible, et n'oublia pas de laisser la porte du parc ouverte, comme Ratcliffe le lui avait recommandé.

Elle remonta dans son appartement par l'escalier dérobé, et en ayant tiré les verrous, elle sonna pour avoir de la lumière.

Son père arriva quelques instants après. – Je suis venu plusieurs fois pour vous voir, ma chère enfant, lui dit-il : trouvant votre porte fermée, je craignais que vous ne fussiez indisposée ; mais j'ai pensé que vous désiriez être seule, et je n'ai pas voulu vous contrarier.

– Je vous remercie, mon père, lui dit-elle, mais permettez-moi de réclamer l'exécution de la promesse que vous m'avez faite. Souffrez que je jouisse en paix et dans la solitude des derniers moments de liberté qui m'appartiennent. – A minuit, je serai prête à vous suivre.

– Tout ce qui vous plaira, ma chère Isabelle. – Mais ces cheveux en désordre, cette parure négligée… ! Mon enfant, pour que le sacrifice soit méritoire, il doit être volontaire : que je ne vous retrouve pas ainsi, je vous prie, quand je reviendrai.

– Le désirez-vous, mon père ? je vous obéirai, et vous trouverez la victime parée pour le sacrifice.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XVII

Chapitre XVII

« Cela ne ressemble guère à une noce. »

Shakespeare. Beaucoup de bruit pour rien.

Le château d'Ellieslaw était fort ancien, mais la chapelle qui en faisait partie, et où devait se célébrer la cérémonie fatale, remontait à une antiquité bien plus reculée. Avant que les guerres entre l'Écosse et l'Angleterre fussent devenues si fréquentes que presque tous les châteaux situés sur les frontières des deux pays se convertirent en forteresses, il y avait à Ellieslaw un petit couvent de moines qui dépendait, à ce que prétendent les antiquaires, de la riche abbaye de Jedburgh. Les ravages des guerres et les révolutions politiques avaient changé la face de ce domaine. Un château fortifié s'était élevé sur les ruines du cloître, mais la chapelle avait été conservée.

Cet édifice avait un aspect sombre et lugubre ; la forme demi-circulaire de ses arceaux et la simplicité de ses piliers massifs en faisaient remonter la construction au temps de ce qu'on appelle l'architecture saxonne ; il avait servi de sépulture aux moines et aux barons qui en étaient devenus successivement propriétaires. Quelques torches qu'on avait allumées près de l'autel écartaient l'obscurité plutôt qu'elles ne répandaient la lumière, et l'œil ne pouvait mesurer l'étendue de cette enceinte. Des ornements, assez mal choisis pour la circonstance, ajoutaient encore à l'aspect déjà si lugubre de ce lieu. De vieux lambeaux de tapisserie, arrachés aux murailles d'autres appartements, avaient été disposés à la hâte autour de la chapelle, et ne cachaient qu'à demi les écussons et les emblèmes funéraires. De chaque côté de l'autel était un monument dont la forme prêtait à un contraste non moins étrange. Sur l'un était la figure en pierre d'un vieil ermite ou moine, mort en odeur de sainteté. Il était représenté incliné, dans une attitude pieuse, avec son froc et son scapulaire, et à ses mains jointes pendait un chapelet ; de l'autre côté s'élevait un tombeau, dans le goût italien, du plus beau marbre statuaire, et regardé par tous les connaisseurs comme un véritable chef-d'œuvre : il avait été élevé à la mémoire de la mère d'Isabelle. Elle y était représentée à l'instant de rendre le dernier soupir, et un chérubin pleurant éteignait une lampe en détournant les yeux, symbole de sa mort prématurée. Bien des gens étaient surpris qu'Ellieslaw, dont la conduite envers son épouse, pendant sa vie, n'avait été rien moins qu'exemplaire, lui eût fait ériger, après sa mort, un monument si dispendieux ; mais quelques personnes éloignaient de lui tout soupçon d'hypocrisie, et disaient tout bas qu'il avait été élevé par les ordres et aux dépends de M. Ratcliffe.

C'est en ce lieu que se rassemblèrent, quelques minutes avant minuit, les personnes dont la présence était nécessaire pour la cérémonie qui allait avoir lieu. Ellieslaw, ne désirant pas avoir d'autres témoins de cette scène que ceux qui étaient nécessaires, avait laissé dans la salle du festin ceux de ses hôtes qui n'avaient pas encore quitté le château, et il était monté dans l'appartement de sa fille pour l'aller chercher. Sir Frédéric Langley et Mareschal, suivis de quelques domestiques, étaient descendus dans la chapelle, où ils attendaient l'arrivée d'Ellieslaw et d'Isabelle. Sir Frédéric était sérieux et pensif : l'étourderie et la gaîté imperturbable de Mareschal semblaient faire ressortir encore le sombre nuage qui couvrait ses traits.

– La mariée n'arrive pas, dit tout bas Mareschal à sir Frédéric ; j'espère que ma jolie cousine n'aura pas été enlevée deux fois en deux jours, quoique je ne connaisse personne qui mérite mieux cet honneur.

Sir Frédéric ne répondit rien, fredonna quelques notes, et jeta les yeux d'un autre côté.

– Ce délai n'arrange pas le docteur Hobbler, continua Mareschal ; mon cousin est venu l'interrompre dans le moment où il débouchait sa troisième bouteille, et il voudrait bien que la cérémonie fût terminée, pour aller la retrouver. J'espère que… Mais j'aperçois Ellieslaw et ma jolie cousine…, plus jolie que jamais, sur ma foi !… Mais comme elle est pâle ! elle peut à peine se soutenir !… Sir Frédéric, songez bien que si elle ne dit pas un Oui bien ferme, bien prononcé, il n'y a point de mariage.

– Point de mariage ! monsieur, répéta sir Frédéric d'un ton qui annonçait qu'il avait peine à contenir sa colère.

– Non, point de mariage ! répliqua Mareschal, j'en jure sur mon honneur.

– Mareschal, lui dit à voix basse sir Frédéric en lui serrant la main fortement, vous me rendrez raison de ce propos.

– Très volontiers, répliqua Mareschal : ma bouche n'a jamais prononcé un mot que mon bras ne soit prêt à soutenir… Puis élevant la voix : Ma belle cousine, ajouta-t-il, parlez-moi librement, franchement : est-ce bien volontairement que vous venez accepter sir Frédéric pour époux ? Si vous avez la centième partie d'un scrupule, n'allez pas plus loin : il est encore temps de reculer, et fiez-vous à moi pour le reste.

– Êtes-vous fou, monsieur Mareschal ? lui dit Ellieslaw, qui, ayant été son tuteur, prenait quelquefois avec lui un ton d'autorité ; croyez-vous que j'amènerais ma fille à l'autel contre son gré ?

– Allons donc, dit Mareschal, regardez-la ; ses yeux. sont rouges, ses joues plus blanches que sa robe ! J'insiste au nom de l'humanité, pour que la cérémonie soit remise à demain. D'ici là, nous verrons ! ajouta-t-il entre ses dents.

– Il faut donc, jeune écervelé, dit Ellieslaw en colère, que vous vous mêliez toujours de ce qui ne vous concerne en rien. Au surplus, elle va nous dire elle-même qu'elle désire que la cérémonie ait lieu sur-le-champ. Parlez, ma chère enfant, le voulez-vous ainsi ?

– Oui, dit Isabelle ayant à peine la force de parler, puisque je ne puis attendre de secours ni de Dieu, ni des hommes.

Elle ne prononça distinctement que le premier mot, et personne ne put entendre les autres. Mareschal leva les épaules, et se détourna d'un autre côté en maudissant les caprices des femmes. Ellieslaw conduisit sa fille devant l'autel : sir Frédéric s'avança, et se plaça près d'elle. Le docteur ouvrit son livre, et regarda Ellieslaw comme pour lui dire qu'il attendait ses ordres avant de procéder à la cérémonie.

– Commencez, dit Ellieslaw.

Au même instant, une voix aigre et forte qui semblait sortir du tombeau de la mère d'Isabelle, et qui retentit sous les voûtes de la chapelle, s'écria : – Arrêtez !

Chacun restait muet et immobile, quand un bruit éloigné, qui ressemblait à un cliquetis d'armes, se fit entendre dans les appartements du château. Il ne dura qu'un instant.

– Que veut dire tout ceci ? dit sir Frédéric en regardant Mareschal et Ellieslaw d'un air qui annonçait la méfiance et le soupçon.

– Quelque dispute parmi nos convives, dit Ellieslaw, affectant une tranquillité qu'il était loin d'éprouver ; nous le saurons après la cérémonie. Continuez, docteur.

Mais, avant que le docteur pût lui obéir, la même voix prononça une seconde fois, et plus fortement encore, le mot : – Arrêtez ! Et, au même instant, le Nain, sortant de derrière le monument, se plaça en face de M. Ellieslaw. Cette apparition subite effraya tous les spectateurs, mais elle parut anéantir le père d'Isabelle. Il laissa échapper la main de sa fille, et, s'appuyant contre un pilier, y reposa sa tête sur ses mains, comme pour s'empêcher de tomber.

– Que veut cet homme ? dit sir Frédéric ; qui est-il ?

– Quelqu'un qui vient vous annoncer, dit le Nain avec le ton d'aigreur qui lui était ordinaire, qu'en épousant miss isabelle Vere vous n'épousez pas l'héritière des biens de sa mère, parce que j'en suis seul propriétaire. Elle ne les obtiendra qu'en se mariant avec mon consentement, et ce consentement, jamais il ne sera donné pour vous. A genoux, misérable, à genoux ; remercie le ciel, remercie-moi, qui viens te préserver du malheur d'épouser la jeunesse, la beauté, la vertu sans fortune. Et toi, vil ingrat, dit-il à Ellieslaw, quelle excuse me donneras-tu ? Tu voulais vendre ta fille pour te sauver d'un danger, comme tu aurais dévoré ses membres dans un temps de famine pour assouvir ta faim. Oui, cache-toi, tu dois rougir de regarder un homme dont la main s'est souillée d'un meurtre pour toi, que tu as chargé de chaînes pour récompense de ses bienfaits, et que tu as condamné au malheur pour toute sa vie. La vertu de celle qui t'appelle son père peut seule obtenir ton pardon. Retire-toi, et puissent les bienfaits que je t'accorderai encore se convertir en charbons ardents sur ta tête ! Puisses-tu à la lettre te sentir dévoré par leur feu comme je le sens moi-même !

Ellieslaw sortit de la chapelle avec un geste de désespoir.

– Je n'entends rien à tout cela, dit sir Frédéric Langley ; mais nous sommes ici un corps de gentilshommes qui avons pris les armes au nom et sous l'autorité du roi Jacques ; ainsi, monsieur, que vous soyez réellement ce sir Edouard Mauley qu'on a cru mort depuis si long-temps, ou peut-être un imposteur qui voulez vous emparer de son nom et de ses biens, nous prendrons la liberté de vous retenir en prison, jusqu'à ce que vous ayez donné des preuves bien claires de ce que vous pouvez être. Saisissez-le, mes amis.

Mais les domestiques reculèrent d'un air de doute et d'alarme.

Sir Frédéric, voyant qu'il n'était pas obéi, s'avança vers le Nain pour le saisir lui-même ; mais il n'eut pas fait trois pas qu'il fut arrêté par le canon d'une pertuisane qu'il vit briller sur sa poitrine. C'était le robuste Hobby Elliot qui la lui présentait.

– Un instant, lui dit-il : avant que vous le touchiez, je verrai le jour à travers votre corps. Personne ne mettra la main sur Elsy, tant que je vivrai : il faut secourir ceux qui nous ont secourus. Ce n'est pas qu'il en ait besoin ; s'il vous serrait le bras, il vous ferait sortir le sang des ongles. C'est un rude joûteur, j'en sais quelque chose : son poing vaut les meilleures tenailles.

– Et par quel hasard vous trouvez-vous ici, Hobby ? lui demanda Mareschal.

– En conscience, monsieur Mareschal Wells, je suis venu ici avec une trentaine de bons compagnons du roi, ou de la reine, comme on l'appelle, pour maintenir la paix ; pour secourir Elsy au besoin, et pour payer mes dettes à M. Ellieslaw. On m'a donné un fameux déjeuner, il y a quelques jours, et je sais qu'il y était pour quelque chose : hé bien ! je suis venu lui servir à souper. Vous n'avez pas besoin de mettre la main sur vos épées : le château est à nous à bon marché. Les portes étaient ouvertes ; vos gens avaient bu du punch ; nous leur avons ôté leurs armes des mains aussi aisément que nous aurions écossé des pois.

Mareschal sortit précipitamment de la chapelle, et y rentra à l'instant même.

– De par le ciel, sir Frédéric, cela n'est que trop vrai ! le château est rempli de gens armés ; nos ivrognes sont tous désarmés, nous n'avons d'autre ressource que de nous faire jour l'épée à la main.

– Là, là, dit Hobby, pas de violence ! Écoutez-moi un instant : nous ne voulons de mal à personne. Vous êtes en armes pour le roi Jacques, dites-vous ? eh bien ! quoique nous les portions pour la reine Anne, si vous voulez vous retirer paisiblement, nous ne vous ôterons pas un cheveu de la tête. C'est ce que vous pouvez faire de mieux, car je veux bien vous dire qu'il est arrivé des nouvelles de Londres. L'amiral Bang…Bing…, je ne sais comment on l'appelle..., a empêché la descente des Français : ils ont remmené leur jeune roi, et vous ferez bien de vous contenter de notre vieille Anne, à défaut d'une meilleure.

Ratcliffe, qui rentrait en ce moment dans la chapelle, confirma cette nouvelle si peu favorable aux Jacobites, et sir Frédéric, sans prendre congé de personne, sortit à l'instant du château.

– Et quelles sont vos intentions maintenant, monsieur Mareschal ? dit Ratcliffe.

– Ma foi, dit-il en souriant, je n'en sais rien. J'ai le cœur trop fier et une fortune trop médiocre pour suivre notre brave fiancé, ce n'est pas mon caractère ; je ne me donnerai pas la peine d'y penser.

– Croyez-moi, dit Ratcliffe, dispersez promptement tous vos gens, calmez l'esprit des mécontents, restez tranquillement chez vous, et, comme il n’y a pas eu d'acte public de rébellion, vous ne serez pas inquiété.

M. Mareschal suivit son avis, et n'eut pas lieu de s'en repentir.

– Eh oui ! dit Hobby : que ce qui est passé soit passé, et soyons tous amis. Le diable m'emporte si j'en veux à personne qu'à Westburnflat ; mais il vient de l'échapper belle. Je n'avais échangé avec lui que deux ou trois coups de claymore, qu'il a sauté dans le fossé du château par une fenêtre, et s'est échappé en nageant comme un canard. C'est un fier gaillard, vraiment ! enlever une jeune fille le matin et une autre le soir, cela lui suffit à peine ; mais, s'il ne s'absente pas du pays, je lui en ferai voir de cruelles ; notre rendez-vous de Castleton est manqué ; ses amis ne l'y accompagneront plus.

Pendant cette scène de confusion, Isabelle s'était jetée aux pieds de son parent, sir Edouard Mauley, car c'est ainsi que nous appellerons désormais le solitaire. Elle lui avait témoigné sa reconnaissance, et avait imploré le pardon de son père. Elle était à genoux devant la tombe de sa mère, avec les traits de laquelle les siens avaient beaucoup de ressemblance. Elle tenait la main de sir Edouard, la baisait et la baignait de larmes. Celui-ci, debout et immobile, portait alternativement ses yeux sur Isabelle et sur la statue. Enfin de grosses larmes, sortant de ses yeux, l'obligèrent à retirer sa main pour les essuyer.

– Je croyais, dit-il, que je ne pouvais plus connaître les larmes ; mais nous en versons à l'heure de notre naissance, et il paraît que la source ne s'en tarit que dans la tombe. Cet attendrissement n'ébranlera pourtant pas ma résolution. Je fais en ce moment mes derniers adieux aux objets dont le souvenir, dit-il en jetant un coup-d'œil sur le monument, et dont la présence, ajouta-t-il en serrant la main d'Isabelle, me sont encore bien chers. – Ne me parlez pas ! n'essayez pas de changer ma détermination ! elle est invariable. Cette figure hideuse ne se présentera plus à vos yeux. Je veux être mort pour vous, comme si j'étais dans le tombeau, et je veux que vous ne pensiez à moi que comme à un ami débarrassé du fardeau de l'existence et du spectacle des crimes qui l'accompagnent.

Il embrassa Isabelle sur le front, en fit autant à la statue de sa mère, aux pieds de laquelle miss Vere était agenouillée, puis il sortit de la chapelle, suivi par Ratcliffe.

Isabelle, épuisée par toutes les émotions qu'elle avait éprouvées dans le cours de cette journée si fertile en événements, se retira dans son appartement, appuyée sur le bras d'une femme de chambre, pour essayer d'y goûter quelque repos.

Quelques-uns des hôtes qu'Ellieslaw avait rassemblés dans le château s'y trouvaient encore ; mais ils se retirèrent tous, après avoir exprimé à ceux qui voulurent les écouter, combien ils étaient éloignés de vouloir prendre part à aucune conspiration contre le gouvernement.

Hobby Elliot prit le commandement du château pour la nuit, et y établit une garde régulière. Il se fit gloire de la promptitude avec laquelle il s'était rendu ; ainsi que ses amis, à l'avis qu'Elsy lui avait fait donner par le fidèle Ratcliffe. Le hasard y avait contribué pour beaucoup ; car, ayant appris que Westburnflat n'avait pas dessein de se trouver au rendez-vous qu'il lui avait donné à Castleton, il avait réuni ses amis ce soir même à Heugh-Foot dans le dessein d'aller faire, pendant la nuit, une visite à la tour du bandit. Ils s'étaient donc trouvés prêts à partir à l'instant où l'avis lui était parvenu.

LE NAIN NOIR - Walter SCOTT > CHAPITRE XVIII

Chapitre XVIII

« Tel est le dénoûment de cette étrange histoire. »

Shakespeare. (Comme il vous plaira.)

Le lendemain matin, M. Ratcliffe remit à Isabelle une lettre de son père ; elle contenait ce qui suit :

« Ma chère fille,

« L'iniquité d'un gouvernement persécuteur me force à passer en pays étranger pour sauver mes jours. Il est vraisemblable que j'y resterai quelque temps. Je ne vous engage pas à m'y suivre : il convient mieux à mes intérêts et aux vôtres que vous restiez en Écosse.

« Il me parait inutile d'entrer dans un détail circonstancié des causes des événements étranges qui sont arrivés hier. Je crois avoir à me plaindre de la conduite à mon égard de sir Edouard Mauley, votre plus proche parent du côté de votre mère ; mais, comme il vous fait son héritière, et qu'il va vous mettre en possession immédiate d'une partie de son immense fortune, je me contente de cette réparation. Je sais qu'il ne m'a, jamais pardonné la préférence que votre mère m'a donnée sur lui, au lieu d'exécuter je ne sais quelle convention de famille qui avait tyranniquement voulu décider de son sort. Cela suffit pour déranger son esprit, et à la vérité il n'avait jamais été en parfait équilibre. Comme mari de sa plus proche parente et de son héritière, le soin de sa personne et de ses biens me fut dévolu. Enfin des juges, croyant lui rendre justice, le réintégrèrent dans l'administration de ses biens : si pourtant on veut examiner avec impartialité la conduite qu'il a tenue depuis cette époque, on conviendra que, pour son propre avantage, il eût mieux valu qu'il restât soumis à une contrainte salutaire.

« Je dois pourtant reconnaître qu'il montra quelque égard pour les liens du sang, et qu'il sembla convaincu lui-même qu'il n'était pas en état de gérer ses biens. Il se séquestra entièrement du monde, changea de nom, prit divers déguisements, exigea qu'on répandît le bruit de sa mort, ce à quoi je consentis par complaisance pour lui ; et il laissa à ma disposition le revenu de tous les domaines qui avaient appartenu à ma femme, et qui lui appartenaient à lui, comme son seul héritier dans la ligne masculine. Il crut sans doute faire un acte de grande générosité ; mais tout homme équitable jugera qu'il ne fit qu'accomplir un devoir véritable, puisque, d'après le vœu de la nature, en dépit des lois ridicules faites par les hommes, vous étiez l'héritière de votre mère, et que j'étais l'administrateur légal de vos biens. Je suis donc bien éloigné de croire que j'aie contracté une obligation à cet égard envers sir Edouard Mauley. J'ai à me plaindre, au contraire, qu'il ait chargé M. Ratcliffe de la gestion de sa fortune ; qu'il ait voulu que je ne pusse en toucher les revenus que par ses mains, et qu'il m'ait par là soumis aux caprices d'un subordonné. Il en est résulté que toutes les fois que j'avais besoin d'une somme excédant ces revenus, M. Ratcliffe, en me la donnant, exigeait de moi une sûreté sur mon domaine d'Ellieslaw, de manière qu'on peut dire qu'il s'insinua malgré moi, par ce moyen, dans l'administration de tous mes biens. Tous les prétendus services de sir Edouard n'avaient donc pour but que de se rendre maître de mes affaires, et de pouvoir me ruiner quand il le jugerait convenable. Un tel projet me dispense, je crois, de toute reconnaissance envers lui.

« Dans le cours de l'automne dernier, M. Ratcliffe me fit l'honneur de prendre ma maison pour la sienne, sans m'en donner d'autre motif, sinon que telle était la volonté de sir Édouard. Je n'en ai appris qu'aujourd'hui la véritable cause. L'imagination déréglée de notre parent lui avait inspiré le désir de voir le monument qu'il avait fait élever à votre mère : il fallait pour cela que M. Ratcliffe fût au château. Il eut la complaisance de l'introduire dans la chapelle pendant une de mes absences ; et il en résulta une attaque de frénésie qui dura plusieurs heures. Il s'enfuit dans les montagnes voisines, et finit par se fixer dans l'endroit le plus désert, le plus sauvage, le plus affreux de nos environs. M. Ratcliffe aurait dû m'informer de cette circonstance, et j'aurais fait donner au parent de mon épouse les soins qu'exigeait le malheureux état de sa raison. Au contraire, il entra dans tous ses plans, et eut la faiblesse de lui promettre le secret, et de tenir sa promesse. Il allait voir sir Edouard presque tous les jours. Il l'aida dans le ridicule projet qu'il exécuta de se construire lui-même un ermitage. Un souterrain, qu'ils creusèrent derrière un pilier, servait à cacher Ratcliffe lorsque quelqu'un paraissait tandis qu'il était avec son maître : enfin, tous deux semblaient craindre une découverte plus que toute chose au monde.

« Vous penserez sans doute comme moi, ma chère enfant, qu'un pareil mystère devait avoir quelque puissant motif. Il est à remarquer encore que je croyais mon malheureux ami chez les moines de la Trappe, tandis qu'il était à cinq milles de chez moi, instruit de tous mes mouvements, de tous mes projets, soit par Ratcliffe, soit par Westburnflat et d'autres qu'il soudoyait comme ses agents.

« Il me fait un crime d'avoir voulu vous marier à sir Frédéric ; mais ce mariage vous était avantageux. S'il pensait autrement, pourquoi ne m'a-t-il pas fait connaître franchement son opinion ? pourquoi ne m'a-t-il pas déclaré son intention de vous faire son héritière ? pourquoi n'a-t-il pas pris ouvertement à vous l'intérêt que sa qualité de proche parent lui donnait le droit de prendre ?

« Et cependant, quoiqu'il ait tardé si long-temps à me faire connaître ses désirs, je n'ai pas le dessein d'y opposer mon autorité. Il souhaite que vous preniez pour époux le dernier homme sur lequel j'aurais cru qu'il pût jeter les yeux, le jeune Earnscliff : j'y donne mon consentement, pourvu que vous n'y refusiez pas le vôtre, et qu'on fasse à votre profit des stipulations qui ne vous laissent pas dans l'état de dépendance que j'ai éprouvé si long-temps, et dont j'ai tant de raisons de me plaindre. Je vous confie donc, ma chère Isabelle, à la Providence et à votre propre prudence. Je vous engage seulement à ne pas perdre de temps pour vous assurer les avantages d'ont l'esprit versatile de votre parent me prive en votre faveur.

M. Ratcliffe m'a annoncé que l'intention de sir Edouard était aussi de me faire le paiement annuel d'une somme considérable pour assurer mon existence en pays étranger ; mais je suis trop fier pour rien accepter de lui. Je lui ai dit que j'avais une fille affectionnée, et que j'étais sûr qu'elle ne souffrirait jamais que son père vécût dans la pauvreté, tandis qu'elle serait elle-même dans l'opulence. J'ai cru cependant devoir lui insinuer que sir Edouard, en vous dotant, devait faire attention à cette charge naturelle et indispensable. Pour vous prouver ma tendresse paternelle, et mon désir de contribuer à votre établissement, j'ai laissé un pouvoir pour vous constituer en dot le château et le domaine d'Ellieslaw. Il est bien vrai que l'intérêt annuel des dettes dont il est grevé en excède le revenu de quelque chose ; mais, comme sir Édouard est le seul créancier, je ne crois pas qu'il vous inquiète beaucoup à cet égard.

« Je dois maintenant vous prévenir que, quoique j'aie beaucoup à me plaindre personnellement de M. Ratcliffe, je le regarde cependant comme un homme aussi intègre qu'éclairé ; je crois donc que vous ferez bien de lui confier le soin de vos affaires ; ce sera d'ailleurs un moyen de vous conserver la bienveillance de sir Édouard.

« Rappelez-moi au souvenir de Mareschal. J'espère qu'il ne sera pas inquiété par suite de nos dernières affaires. Je vous écrirai plus au long quand je serai sur le continent. En attendant, je suis votre affectionné père.

« RICHARD VERE. »

Cette lettre contient toutes les lumières que nous ayons pu nous procurer sur les évènements antérieurs à l'époque où a commencé notre narration. L'opinion d'Hobby, et c'est peut-être celle de la plupart de nos lecteurs, était que le solitaire de Mucklestane-Moor n'avait l'esprit éclairé que de cette espèce de clarté douteuse qui suit la nuit et qui précède le jour, et que les ténèbres de son imagination n'étaient interrompues que par des éclairs aussi fugitifs que brillants ; qu'il ne savait pas trop lui-même quel but il désirait atteindre, et qu'il n'y marchait point par le chemin le plus court et le plus direct ; enfin, que vouloir expliquer sa conduite c'était chercher une route dans un marais où l'on voit des pas tracés dans toutes les directions, sans qu'un sentier battu s'offre à vos yeux.

Lorsque Isabelle eut lu la lettre de son père, elle demanda à le voir ; mais elle apprit qu'il avait déjà quitté le château. Il en était parti de très bonne heure, après une longue conférence avec M. Ratcliffe, pour se rendre dans un port voisin, et passer de là sur le continent.

Où était sir Edouard Mauley ? Personne n'avait vu le Nain depuis l'instant où il était sorti de la chapelle, la veille au soir.

– Est-ce qu'il serait arrivé quelque malheur au pauvre Elsy ? s'écria Hobby : je m'en consolerai moins vite que de l'incendie de ma ferme.

Il monta à cheval à l'instant même, et courut à la demeure du solitaire. La porte en était ouverte, le feu du foyer était éteint ; tout y était dans l'état où Isabelle l'avait trouvé la veille, et il paraissait évident que le Nain n'y était pas rentré. Hobby revint consterné au château.

– Je crains que nous n'ayons perdu le bon Elsy ! dit-il à M. Ratcliffe.

– Vous ne vous trompez pas, lui répondit celui-ci en lui remettant un papier mais vous n'aurez pas à regretter de l'avoir connu.

C'était un acte par lequel sir Edouard Mauley, autrement dit Elsender le Reclus, faisait donation à Hobby Elliot et à Grâce Armstrong de la somme qu'il avait prêtée au jeune fermier.

– C'est une chose singulière, dit Hobby en pleurant de joie et de reconnaissance ; mais je ne puis jouir de mon bonheur, sans savoir si le pauvre homme qui me le procure est heureux lui-même.

– Quand nous ne pouvons nous-mêmes être heureux, dit Ratcliffe, le bonheur que nous procurons aux autres en devient un pour nous. Telle sera la jouissance de celui que vous nommez Elsy. S'il avait placé tous ses bienfaits sur des êtres qui le méritassent comme vous, sa situation serait probablement toute différente. Mais la profusion qui fournit des aliments à la cupidité et à la dissipation ne produit aucun bien, et n'est pas récompensée par la reconnaissance. C'est semer le vent pour recueillir la tempête.

– Pauvre récolte ! dit Hobby. – Mais si la jeune dame voulait le permettre, je mettrais les essaims d'Elsy dans le parterre de Grâce, et je vous promets bien qu'on ne les tuerait pas pour en prendre le miel ; je mettrais aussi sa chèvre dans notre verger, nos chiens feraient connaissance avec elle et ne lui feraient point de mal, et Grâce aurait soin de la traire elle-même pour l'amour d'ELsy ; car, quoiqu'il fût un peu bourru, je sais qu'il aimait toutes ces pauvres créatures.

On accorda sans difficulté toutes les demandes d'Hobby, qui lui étaient inspirées par le désir qu'il avait de prouver sa reconnaissance. Il fut enchanté quand Ratcliffe lui dit que son bienfaiteur n'ignorerait pas les soins qu'il voulait prendre des compagnons de sa solitude.

– Et dites-lui surtout que ma mère, mes sœurs, Grâce et moi, nous sommes heureux, bien portants, et que c'est son ouvrage. Je suis sûr que cela lui fera plaisir.

Hobby se retira à Heugh-Foot, épousa Grâce, fit rebâtir sa ferme, et fut aussi heureux qu'il méritait de l'être par sa probité, son bon cœur et sa bravoure.

Il n'existait plus d'obstacle au mariage d'Earnscliff avec Isabelle. Sir Edouard Mauley, représenté par M. Ratcliffe, assura à sa parente une fortune qui aurait pu satisfaire la cupidité d'Ellieslaw lui-même. Mais Isabelle et Ratcliffe crurent devoir cacher à Earnscliff qu'un des motifs de la générosité de sir Edouard était de réparer, autant qu'il le pouvait, le crime dont il s'était rendu coupable en versant le sang du père de ce jeune homme, bien des années auparavant. S'il est vrai, comme l'assura Ratcliffe, que sa misanthropie devint un peu moins farouche, la connaissance qu'il eut d'un bonheur dont il était la cause y contribua sans doute ; mais le souvenir du meurtre presque involontaire qu'il avait commis fut probablement le motif pour lequel il ne voulut jamais jouir de la vue de leur félicité.

Mareschal chassa, but du bordeaux, s'ennuya du pays, partit pour l'étranger, fit trois campagnes, revint, et épousa Lucy Ilderton.

Les années, en s'accumulant sur la tête d'Earnscliff et de son épouse, ne diminuèrent rien ni à leur tendresse ni à leur bonheur.

Sir Frédéric Langley, toujours ambitieux, s'engagea dans la malheureuse insurrection de 1715. Il fut fait prisonnier à Preston dans le comté de Lancastre avec le comte de Derwentwater ; sa défense et son discours avant de mourir sont dans le recueil des procès d'état (State trials).

M. Vere fixa sa résidence à Paris, et y vécut dans l'opulence, grâce à la libéralité de sa fille. Il y fit une fortune brillante dans le temps du système de Law sous la régence du duc d'Orléans ; mais cette fortune s'écroula aussi rapidement que celle de tant d'autres, et le chagrin qu'il en conçut détermina une attaque de paralysie qui mit fin à ses jours.

Willie de Westburnflat échappa au ressentiment d'Hobby Elliot, comme ses chefs à la poursuite des lois. Son patriotisme l'engageait fortement à aller servir son pays dans les guerres étrangères, tandis que, d'une autre part, sa répugnance à quitter la terre natale lui inspirait la ressource d'y vivre en faisant métier de réunir une collection de bourses de montres et de bijoux sur les grandes routes. Heureusement pour lui, la première impulsion l'emporta. Il fut joindre l'armée de Marlborough, obtint un grade par les services qu'il rendit à la commission des vivres par son talent de trouver le bétail en campagne, revint en Écosse au bout de plusieurs années, avec une fortune acquise Dieu sait comme, démolit sa tour de Westburnflat, et y bâtit à la place une maisonnette de trois étages avec deux cheminées. Il but le brandevin avec ceux qu'il avait pillés dans sa jeunesse, mourut dans son lit ; et son épitaphe, qu'on lit encore dans l'église de Kirkwhistle, atteste qu'il a toujours vécu en brave soldat, en bon voisin et en chrétien.

M. Ratcliffe continua de demeurer à Ellieslaw-Castle avec Earnscliff et son épouse. Cependant il faisait régulièrement une absence d'un mois au commencement du printemps et de l'automne. Il garda toujours le silence sur le motif et le but de ce voyage périodique ; mais on jugeait avec raison qu'il allait voir sir Edouard. Après une de ces absences, on le vit revenir l'air triste et en habit de deuil. Ce fut ainsi qu'Earnscliff et Isabelle apprirent que leur bienfaiteur n'existait plus ; mais ils ne surent jamais ni quelle avait été la résidence de sir Edouard, ni en quel lieu reposaient ses cendres. Il avait, avant de mourir, fait promettre le secret à son unique confident.

La disparition subite d'Elsy servit à confirmer les bruits qui avaient couru sur son compte. Les uns crurent qu'ayant osé entrer dans un lieu consacré, malgré le pacte qu'il avait fait avec le diable, le malin esprit, pour l'en punir, l'avait emporté comme il retournait vers sa chaumière. Mais la plupart pensent qu'il ne disparut que pour un temps, et qu'on le revoit encore parfois dans les montagnes. Le souvenir des expressions exaltées de son désespoir a survécu, selon l'usage, à celui de ses bienfaits ; ce qui fait qu'on le confond ordinairement avec ce mauvais démon appelé l'Homme des marécages, dont voulait parler mistress Elliot à son-petit-fils.

Aussi le représente-t-on comme jetant un charme sur les troupeaux, faisant avorter les brebis, ou détachant les avalanches de la montagne pour les précipiter sur ceux qui se réfugient pendant l'orage près du torrent ou sous un rocher dans la ravine. En un mot, tous les malheurs éprouvés par les habitants de cette contrée sont attribués au Nain noir.

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