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ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

Pièce de théâtre

William SHAKESPEARE



TABLE des MATIÈRES

45 choix possibles

NOTICE SUR ANTOINE ET CLÉOPÂTRE
PERSONNAGES
ACTE PREMIER
SCÈNE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
ACTE DEUXIÈME
SCÈNE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
ACTE TROISIÈME
SCÈNE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
SCÈNE VIII
SCÈNE IX
SCÈNE X
SCÈNE XI
ACTE QUATRIÈME
SCÈNE I
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
SCÈNE VIII
SCÈNE IX
SCÈNE X
SCÈNE XI
SCÈNE. XII
SCÈNE XIII
ACTE CINQUIÈME
SCÈNE I
SCÈNE II


TEXTE INTÉGRAL



NOTICE SUR ANTOINE ET CLÉOPÂTRE

On critiquera sans doute, dans cette pièce, le peu de liaison des scènes entre elles, défaut qui tient à la difficulté de rassembler une succession rapide et variée d'évènements dans un même tableau ; mais cette variété et ce désordre apparent tiennent la curiosité toujours éveillée, et un intérêt toujours plus vif émeut les passions du lecteur jusqu'au dernier acte. Il ne faut cependant commencer la lecture d'Antoine et Cléopâtre qu'après s'être pénétré de la Vie d'Antoine par Plutarque : c'est encore à cette source que le poëte a puisé son plan, ses caractères et ses détails.

Peut-être les caractères secondaires de cette pièce sont-ils plus légèrement esquissés que dans les autres grands drames de Shakspeare ; mais tous sont vrais, et tous sont à leur place. L'attention en est moins distraite des personnages principaux qui ressortent fortement, et frappent l'imagination.

On voit dans Antoine un mélange de grandeur et de faiblesse ; l'inconstance et la légèreté sont ses attributs ; généreux, sensible, passionné, mais volage, il prouve qu'à l'amour extrême du plaisir, un homme de son tempérament peut joindre, quand les circonstances l'exigent, une âme élevée, capable d'embrasser les plus nobles résolutions, mais qui cède toujours aux séductions d'une femme.

Par opposition au caractère aimable d'Antoine, Shakspeare nous peint Octave César faux, sans courage, d'une âme étroite, hautaine et vindicative. Malgré les flatteries des poëtes et des historiens, Shakspeare nous semble avoir deviné le vrai caractère de ce prince, qui avoua lui-même, en mourant, qu'il avait porté un masque depuis son avènement à l'empire.

Lépide, le troisième triumvir, est l'ombre au tableau à côté d'Antoine et de César ; son caractère faible, indécis et sans couleur, est tracé d'une manière très-comique dans la scène où Énobarbus et Agrippa s'amusent à singer son ton et ses discours. Son plus bel exploit est dans la dernière scène de l'acte précédent, où il tient bravement tête à ses collègues, le verre à la main, encore est-on oblige d'emporter ivre-mort ce TROISIÈME PILIER DE L'UNIVERS.

On regrette que le jeune Pompée ne paraisse qu'un instant sur la scène ; peut-être oublie-t-il trop facilement sa mission sacrée, de venger un père, après la noble réponse qu'il adresse aux triumvirs ; et l'on est presque tenté d'approuver le hardi projet de ce Ménécrate qui dit avec amertume : Ton père, ô Pompée, n'eût jamais fait un traité semblable. Mais Shakspeare a suivi ici l'histoire scrupuleusement. D'ailleurs l'art exige que l'intérêt ne soit pas trop dispersé dans une composition dramatique ; voilà pourquoi l'aimable Octavie ne nous est aussi montrée qu'en passant ; cette femme si douce, si pure, si vertueuse, dont les grâces modestes sont éclipsées par l'éclat trompeur et l'ostentation de son indigne rivale.

Cléopâtre est dans Shakspeare cette courtisane voluptueuse et rusée que nous peint l'histoire ; comme Antoine, elle est remplie de contrastes : tour à tour vaniteuse comme une coquette et grande comme une reine, volage dans sa soif des voluptés, et sincère dans son attachement pour Antoine ; elle semble créée pour lui et lui pour elle. Si sa passion manque de dignité tragique, comme le malheur l'ennoblit, comme elle s'élève à la hauteur de son rang par l'héroïsme qu'elle déploie à ses derniers instants ! Elle se montre digne, en un mot, de partager la tombe d'Antoine.

Une scène qui nous a semblé d'un pathétique profond, c'est celle où Énobarbus, bourrelé de remords de sa trahison, adresse à la Nuit une protestation si touchante, et meurt de douleur en invoquant le nom d'Antoine, dont la générosité l'a rappelé au sentiment de ses devoirs.

Johnson prétend que cette pièce n'avait point été divisée en actes par l'auteur, ou par ses premiers éditeurs. On pourrait donc altérer arbitrairement la division que nous avons adoptée d'après le texte anglais ; peut-être, d'après cette observation de Johnson, Letourneur s'était-il cru autorisé à renvoyer deux ou trois scènes à la fin, comme oiseuses ou trop longues ; nous les avons scrupuleusement rétablies.

Selon le docteur Malone, la pièce d'Antoine et Cléopâtre a été composée en 1608, et après celle de Jules César dont elle est en quelque sorte une suite, puisqu'il existe entre ces deux tragédies la même connexion qu'entre les tragédies historiques de l'histoire anglaise.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > PERSONNAGES

PERSONNAGES

MARC-ANTOINE,

OCTAVE CÉSAR,

M. EMILIUS LEPIDUS,

SEXTUS POMPEIUS.

DOMITIUS ENOBARBUS,

VENTIDIUS,

EROS,

SCARUS,

DERCÉTAS,

DEMETRIUS,

PHILON,

MECENE,

AGRIPPA,

DOLABELLA,

PROCULÉIUS,

THYREUS,

GALLUS,

MENAS,

MENECRATE,

VARIUS,

TAURUS,

CASSIDIUS,

SILIUS,

EUPHRODIUS,

ALEXAS, MARDIAN, SELEUCUS et

DIOMEDE, serviteurs de Cléopâtre

UN DEVIN. UN PAYSAN.

CLÉOPÂTRE, reine d'Égypte.

OCTAVIE, soeur de César, femme d'Antoine.

CHARMIANE,

IRAS,

OFFICIERS.

SOLDATS.

MESSAGERS ET SERVITEURS.

triumvirs.

amis

d'Antoine

amis de César.

amis de Pompée.

femmes de Cléopâtre.

La scène se passe dans diverses parties de l'empire romain.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > ACTE PREMIER

ACTE PREMIER

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE I

SCÈNE I

Alexandrie.—Un appartement du palais de Cléopâtre.

Entrent DÉMÉTRIUS ET PHILON.

PHILON.—En vérité, ce fol amour de notre général passe la mesure. Ses beaux yeux, qu'on voyait, au milieu de ses légions rangées en bataille, étinceler, comme ceux de Mars armé, maintenant tournent leurs regards, fixent leur attention sur un front basané. Son coeur de guerrier, qui, plus d'une fois, dans la mêlée des grandes batailles, brisa sur son sein les boucles de sa cuirasse, dément sa trempe. Il est devenu le soufflet et l'éventail qui apaisent les impudiques désirs d'une Égyptienne1. Regarde, les voilà qui viennent. (Fanfares. Entrent Antoine et Cléopâtre avec leur suite. Des eunuques agitent des éventails devant Cléopâtre).—Observe-le bien, et tu verras en lui la troisième colonne de l'univers2 devenue le jouet d'une prostituée. Regarde et vois.

Note 1 : (retour) Gipsy est ici employé dans ses deux sens d'Égyptienne et de Bohémienne.

Note 2 : (retour) Allusion au Triumvirat.

CLÉOPÂTRE.—Si c'est de l'amour, dites-moi, quel degré d'amour ?

ANTOINE.—C'est un amour bien pauvre, celui que l'on peut calculer.

CLÉOPÂTRE.—Je veux établir, par une limite, jusqu'à quel point je puis être aimée.

ANTOINE.—Alors il te faudra découvrir un nouveau ciel et une nouvelle terre. (Entre un serviteur.)

LE SERVITEUR.—Des nouvelles, mon bon seigneur, des nouvelles de Rome !

ANTOINE.—Ta présence m'importune : sois bref.

CLÉOPÂTRE.—Non ; écoute ces nouvelles, Antoine, Fulvie peut-être est courroucée. Ou qui sait, si l'imberbe César ne vous envoie pas ses ordres suprêmes : Fais ceci ou fais cela ; empare-toi de ce royaume et affranchis cet autre : obéis, ou nous te réprimanderons.

ANTOINE.—Comment, mon amour ?

CLÉOPÂTRE.—Peut-être, et même cela est très-probable, peut-être que vous ne devez pas vous arrêter plus longtemps ici ; César vous donne votre congé. Il faut donc l'entendre, Antoine.—Où sont les ordres de Fulvie ? de César, veux-je dire ? ou de tous deux ?—Faites entrer les messagers.—Aussi vrai que je suis reine d'Égypte, tu rougis, Antoine : ce sang qui te monte au visage rend hommage à César ; ou c'est la honte qui colore ton front, quand l'aigre voix de Fulvie te gronde.—Les messagers !

ANTOINE.—Que Rome se fonde dans le Tibre, que le vaste portique de l'empire s'écroule ! C'est ici qu'est mon univers. Les royaumes ne sont qu'argile. Notre globe fangeux nourrit également la brute et l'homme. Le noble emploi de la vie, c'est ceci (il l'embrasse), quand un tendre couple, quand des amants comme nous peuvent le faire. Et j'invite le monde sous peine de châtiment à reconnaître que nous sommes incomparables ! CLÉOPÂTRE.—O rare imposture ! Pourquoi a-t-il épousé Fulvie s'il ne l'aimait pas ? Je semblerai dupe, mais je ne le suis pas.—Antoine sera toujours lui-même.

ANTOINE.—S'il est inspiré par Cléopâtre. Mais au nom de l'amour et de ses douces heures, ne perdons pas le temps en fâcheux entretiens. Nous ne devrions pas laisser écouler maintenant sans quelque plaisir une seule minute de notre vie... Quel sera l'amusement de ce soir ?

CLÉOPÂTRE.—Entendez les ambassadeurs.

ANTOINE.—Fi donc ! reine querelleuse, à qui tout sied : gronder, rire, pleurer : chaque passion brigue à l'envie l'honneur de paraître belle et de se faire admirer sur votre visage. Point de députés ! Je suis à toi, et à toi seule, et ce soir, nous nous promènerons dans les rues d'Alexandrie, et nous observerons les moeurs du peuple... Venez, ma reine : hier au soir vous en aviez envie. (Au messager.) Ne nous parle pas.

(Ils sortent avec leur suite.)

DÉMÉTRIUS.—Antoine fait-il donc si peu de cas de César ?

PHILON.—Oui, quelquefois, quand il n'est plus Antoine, il s'écarte trop de ce caractère qui devrait toujours accompagner Antoine.

DÉMÉTRIUS.—Je suis vraiment affligé de voir confirmer tout ce que répète de lui à Rome la renommée, si souvent menteuse : mais j'espère de plus nobles actions pour demain... Reposez doucement !

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE II

SCÈNE II

Un autre appartement du palais.

Entrent CHARMIANE, ALEXAS, IRAS ET UN DEVIN.

CHARMIANE.—Seigneur Alexas, cher Alexas, incomparable, presque tout-puissant Alexas, où est le devin que vous avez tant vanté à la reine ? Oh ! que je voudrais connaître cet époux, qui, dites-vous, doit couronner ses cornes de guirlandes3 !

Note 3 : (retour) Être déshonoré en se faisant gloire de l'être, charge his horns with garlands ; il y a des commentateurs qui lisent change au lieu de charge.

ALEXAS.—Devin !

LE DEVIN.—Que désirez-vous ?

CHARMIANE.—Est-ce cet homme ?... Est-ce vous, monsieur, qui connaissez les choses ?

LE DEVIN.—Je sais lire un peu dans le livre immense des secrets de la nature.

ALEXAS.—Montrez-lui votre main.

(Entre Énobarbus.)

ÉNOBARBUS.—Qu'on serve promptement le repas : et du vin en abondance, pour boire à la santé de Cléopâtre.

CHARMIANE.—Mon bon monsieur, donnez-moi une bonne fortune.

LE DEVIN.—Je ne la fais pas, mais je la devine.

CHARMIANE.—Eh bien ! je vous prie, devinez-m'en une bonne. LE DEVIN.—Vous serez encore plus belle que vous n'êtes.

CHARMIANE.—Il veut dire en embonpoint.

IRAS.—Non ; il veut dire que vous vous farderez quand vous serez vieille.

CHARMIANE.—Que les rides m'en préservent !

ALEXAS.—Ne troublez point sa prescience, et soyez attentive.

CHARMIANE.—Chut !

LE DEVIN.—Vous aimerez plus que vous ne serez aimée.

CHARMIANE.—J'aimerais mieux m'échauffer le foie avec le vin.

ALEXAS.—Allons, écoutez.

CHARMIANE.—Voyons, maintenant, quelque bonne aventure ; que j'épouse trois rois dans une matinée, que je devienne veuve de tous trois, que j'aie à cinquante ans un fils auquel Hérode4 de Judée rende hommage. Trouve-moi un moyen de me marier avec Octave César, et de marcher l'égale de ma maîtresse.

Note 4 : (retour)

Hérode rendit hommage aux Romains pour conserver le royaume de Judée. Steevens pense qu'il y a ici une allusion au personnage de ce monarque dans les Mystères de l'origine du théâtre. Hérode y était toujours représenté comme un tyran sombre et cruel, et son nom devint une expression proverbiale pour peindre la fureur dans ses excès.

C'est ainsi qu'Hamlet dit d'un comédien qu'il outre le caractère d'Hérode, out-Herods Herod. Dans cette tragédie (Antoine et Cléopâtre), Alexas dit à la reine qu'Hérode de Judée lui-même n'ose pas la regarder quand elle est de mauvaise humeur. Charmiane désire donc un fils qui soit respecté d'Hérode, c'est-à-dire des monarques les plus fiers et les plus cruels.

LE DEVIN.—Vous survivrez à la reine que vous servez.

CHARMIANE.—Oh ! merveilleux ! J'aime bien mieux une longue vie que des figues5.

Note 5 : (retour) Expression proverbiale. Warburton croit qu'il y a ici un rapport mystérieux entre ce mot de figues prononcé sans intention, et la corbeille de figues, qui, au cinquième acte, renferme l'aspic dont la morsure abrège les jours de Cléopâtre.

LE DEVIN.—Vous avez éprouvé dans le passé une meilleure fortune que celle qui vous attend.

CHARMIANE.—A ce compte, il y a toute apparence que mes enfants n'auront pas de nom6. Je vous prie, combien dois-je avoir de garçons et de filles ?

Note 6 : (retour) C'est-à-dire je n'aurai point d'enfants.

LE DEVIN.—Si chacun de vos désirs avait un sein fécond, vous auriez un million d'enfants. CHARMIANE.—Tais-toi, insensé ! Je te pardonne, parce que tu es un sorcier.

ALEXAS.—Vous croyez que votre couche est la seule confidente de vos désirs.

CHARMIANE.—Allons, viens. Dis aussi à Iras sa bonne aventure.

ALEXAS.—Nous voulons tous savoir notre destinée.

ÉNOBARBUS.—Ma destinée, comme celle de la plupart de vous, sera d'aller nous coucher ivres ce soir.

LE DEVIN.—Voilà une main qui présage la chasteté, si rien ne s'y oppose d'ailleurs.

CHARMIANE.—Oui, comme le Nil débordé présage la famine...

IRAS.—Allez, folâtre compagne de lit, vous ne savez pas prédire.

CHARMIANE.—Oui, si une main humide n'est pas un pronostic de fécondité, il n'est pas vrai que je puisse me gratter l'oreille.—Je t'en prie, dis-lui seulement une destinée tout ordinaire.

LE DEVIN.—Vos destinées se ressemblent.

IRAS.—Mais comment, comment ? Citez quelques particularités.

LE DEVIN.—J'ai dit.

IRAS.—Quoi ! n'aurai-je pas seulement un pouce de bonne fortune de plus qu'elle ?

CHARMIANE.—Et si vous aviez un pouce de bonne fortune de plus que moi, où le choisiriez-vous ? IRAS.—Ce ne serait pas au nez de mon mari.

CHARMIANE.—Que le ciel corrige nos mauvaises pensées !—Alexas ! allons, sa bonne aventure, à lui, sa bonne aventure.

Oh ! qu'il épouse une femme qui ne puisse pas marcher. Douce Isis7, je t'en supplie, que cette femme meure ! et alors donne-lui-en une pire encore, et après celle-là d'autres toujours plus méchantes, jusqu'à ce que la pire de toutes le conduise en riant à sa tombe, cinquante fois déshonoré. Bonne Isis, exauce ma prière, et, quand tu devrais me refuser dans des occasions plus importantes, accorde-moi cette grâce ; bonne Isis, je t'en conjure !

Note 7 : (retour) Les Égyptiens adoraient la lune sous le nom d'Isis, qu'ils représentaient tenant dans sa main une sphère et une amphore pleine de blé.

IRAS.—Ainsi soit-il ; chère déesse, entends la prière que nous t'adressons toutes ! car si c'est un crève-coeur de voir un bel homme avec une mauvaise femme, c'est un chagrin mortel de voir un laid malotru sans cornes : ainsi donc, chère Isis, par bienséance, donne-lui la destinée qui lui convient.

CHARMIANE.—Ainsi soit-il.

ALEXAS.—Voyez-vous ; s'il dépendait d'elles de me déshonorer, elles se prostitueraient pour en venir à bout.

ÉNOBARBUS.—Silence : voici Antoine.

CHARMIANE.—Ce n'est pas lui ; c'est la reine.

(Entre Cléopâtre.)

CLÉOPÂTRE.—Avez-vous vu mon seigneur ?

ÉNOBARBUS.—Non, madame.

CLÉOPÂTRE.—Est-ce qu'il n'est pas venu ici ?

CHARMIANE.—Non, madame.

CLÉOPÂTRE.—Il était d'une humeur gaie... Mais tout à coup un souvenir de Rome a saisi son âme.—Énobarbus !

ÉNOBARBUS.—Madame ?

CLÉOPÂTRE.—Cherchez-le, et l'amenez ici...—Où est Alexas ?

ALEXAS.—Me voici, madame, à votre service.—Mon seigneur s'avance.

(Antoine entre avec un messager et sa suite.)

CLÉOPÂTRE.—Nous ne le regarderons pas.—Suivez-moi.

(Sortent Cléopâtre, Énobarbus, Alexas, Iras, Charmiane, le devin et la suite.)

LE MESSAGER.—Fulvie, votre épouse, s'est avancée sur le champ de bataille...

ANTOINE.—Contre mon frère Lucius ?

LE MESSAGER.—Oui : mais cette guerre a bientôt été terminée. Les circonstances les ont aussitôt réconciliés, et ils ont réuni leurs forces contre César. Mais, dès le premier choc, la fortune de César dans la guerre les a chassés tous deux de l'Italie.

ANTOINE.—Bien : qu'as-tu de plus funeste encore à m'apprendre ? LE MESSAGER.—Les mauvaises nouvelles sont fatales à celui qui les apporte.

ANTOINE.—Oui, quand elles s'adressent à un insensé, ou à un lâche ; poursuis.—Avec moi, ce qui est passé est passé, voilà mon principe. Quiconque m'apprend une vérité, dût la mort être au bout de son récit, je l'écoute comme s'il me flattait.

LE MESSAGER.—Labiénus, et c'est une sinistre nouvelle, a envahi l'Asie Mineure depuis l'Euphrate avec son armée de Parthes ; sa bannière triomphante a flotté depuis la Syrie, jusqu'à la Lydie et l'Ionie ; tandis que...

ANTOINE.—Tandis qu'Antoine, voulais-tu dire...

LE MESSAGER.—Oh ! mon maître !

ANTOINE.—Parle-moi sans détour : ne déguise point les bruits populaires : appelle Cléopâtre comme on l'appelle à Rome ; prends le ton d'ironie avec lequel Fulvie parle de moi ; reproche-moi mes fautes avec toute la licence de la malignité et de la vérité réunies.—Oh ! nous ne portons que des ronces quand les vents violents demeurent immobiles ; et le récit de nos torts est pour nous une culture.—Laisse-moi un moment.

LE MESSAGER.—Selon votre plaisir, seigneur.

(Il sort.)

ANTOINE.—Quelles nouvelles de Sicyone ? Appelle le messager de Sicyone.

PREMIER SERVITEUR.—Le messager de Sicyone ? y en a-t-il un ? SECOND SERVITEUR.—Seigneur, il attend vos ordres.

ANTOINE.—Qu'il vienne.—Il faut que je brise ces fortes chaînes égyptiennes, ou je me perds dans ma folle passion. (Entre un autre messager.) Qui êtes-vous ?

LE SECOND MESSAGER.—Votre épouse Fulvie est morte.

ANTOINE.—Où est-elle morte ?

LE MESSAGER.—A Sicyone : la longueur de sa maladie, et d'autres circonstances plus graves encore, qu'il vous importe de connaître, sont détaillées dans cette lettre.

(Il lui donne la lettre.)

ANTOINE.—Laissez-moi seul. (Le messager sort.) Voilà une grande âme partie ! Je l'ai pourtant désiré.—L'objet que nous avons repoussé avec dédain, nous voudrions le posséder encore ! Le plaisir du jour diminue par la révolution des temps et devient une peine.—Elle est bonne parce qu'elle n'est plus. La main qui la repoussait voudrait la ramener !—Il faut absolument que je m'affranchisse du joug de cette reine enchanteresse. Mille maux plus grands que ceux que je connais déjà sont près d'éclore de mon indolence.—Où es-tu, Énobarbus ?

(Énobarbus entre.)

ÉNOBARBUS.—Que voulez-vous, seigneur ?

ANTOINE.—Il faut que je parte sans délai de ces lieux.

ÉNOBARBUS.—En ce cas, nous tuons toutes nos femmes. Nous voyons combien une dureté leur est mortelle : s'il leur faut subir notre départ, la mort est là pour elles.

ANTOINE.—Il faut que je parte. ÉNOBARBUS.—Dans une occasion pressante, que les femmes meurent !—Mais ce serait pitié de les rejeter pour un rien, quoique comparées à un grand intérêt elles doivent être comptées pour rien. Au moindre bruit de ce dessein, Cléopâtre meurt, elle meurt aussitôt ; je l'ai vue mourir vingt fois pour des motifs bien plus légers. Je crois qu'il y a de l'amour pour elle dans la mort, qui lui procure quelque jouissance amoureuse, tant elle est prompte à mourir.

ANTOINE.—Elle est rusée à un point que l'homme ne peut imaginer.

ÉNOBARBUS.—Hélas, non, seigneur ! Ses passions ne sont formées que des plus purs éléments de l'amour. Nous ne pouvons comparer ses soupirs et ses larmes aux vents et aux flots. Ce sont de plus grandes tempêtes que celles qu'annoncent les almanachs, ce ne peut être une ruse chez elle. Si c'en est une, elle fait tomber la pluie aussi bien que Jupiter.

ANTOINE.—Que je voudrais ne l'avoir jamais vue !

ÉNOBARBUS.—Ah ! seigneur, vous auriez manqué de voir une merveille ; et n'avoir pas été heureux par elle, c'eût été décréditer votre voyage.

ANTOINE.—Fulvie est morte.

ÉNOBARBUS.—Seigneur ?

ANTOINE.—Fulvie est morte.

ÉNOBARBUS.—Fulvie ?

ANTOINE.—Morte !

ÉNOBARBUS.—Eh bien ! seigneur, offrez aux dieux un sacrifice d'actions de grâces ! Quand il plaît à leur divinité d'enlever à un homme sa femme, ils lui montrent les tailleurs de la terre, pour le consoler en lui faisant voir que lorsque les vieilles robes sont usées, il reste des gens pour en faire de neuves. S'il n'y avait pas d'autre femme que Fulvie, alors vous auriez une véritable blessure et des motifs pour vous lamenter ; mais votre chagrin porte avec lui sa consolation ; votre vieille chemise vous donne un jupon neuf. En vérité, pour verser des larmes sur un tel chagrin, il faudrait les faire couler avec un oignon.

ANTOINE.—Les affaires qu'elle a entamées dans l'État ne peuvent supporter mon absence.

ÉNOBARBUS.—Et les affaires que vous avez entamées ici ne peuvent se passer de vous, surtout celle de Cléopâtre, qui dépend absolument de votre présence.

ANTOINE.—Plus de frivoles réponses.—Que nos officiers soient instruits de ma résolution. Je déclarerai à la reine la cause de notre expédition, et j'obtiendrai de son amour la liberté de partir. Car ce n'est pas seulement la mort de Fulvie, et d'autres motifs plus pressants encore, qui parlent fortement à mon coeur : des lettres aussi de plusieurs de nos amis qui travaillent pour nous dans Rome, pressent mon retour dans ma patrie. Sextus Pompée a défié César, et il tient l'empire de la mer. Notre peuple inconstant, dont l'amour ne s'attache jamais à l'homme de mérite, que lorsque son mérite a disparu, commence à faire passer toutes les dignités et la gloire du grand Pompée sur son fils, qui, grand déjà en renommée et en puissance, plus grand encore par sa naissance et son courage, passe pour un grand guerrier ; si ses avantages vont en croissant, l'univers pourrait être en danger. Plus d'un germe se développe, qui, semblable au poil d'un coursier8, n'a pas encore le venin du serpent, mais est déjà doué de la vie. Apprends à ceux dont l'emploi dépend de nous, que notre bon plaisir est de nous éloigner promptement de ces lieux.

Note 8 : (retour) Une vieille superstition populaire disait que la crinière d'un cheval tombant dans de l'eau corrompue se changeait en animaux vivants.

ÉNOBARBUS.—Je vais exécuter vos ordres.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE III

SCÈNE III

CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, ALEXAS, IRAS.

CLÉOPÂTRE.—Où est-il ?

CHARMIANE.—Je ne l'ai pas vu depuis.

CLÉOPÂTRE.—Voyez où il est, qui est avec lui, et ce qu'il fait. Je ne vous ai pas envoyée.—Si vous le trouvez triste, dites que je suis à danser ; s'il est gai, annoncez que je viens de me trouver mal. Volez, et revenez.

CHARMIANE.—Madame, il me semble que si vous l'aimez tendrement, vous ne prenez pas les moyens d'obtenir de lui le même amour.

CLÉOPÂTRE.—Que devrais-je faire,... que je ne fasse ?

CHARMIANE.—Cédez-lui en tout ; ne le contrariez en rien.

CLÉOPÂTRE.—Tu parles comme une folle ; c'est le moyen de le perdre.

CHARMIANE.—Ne le poussez pas ainsi à bout, je vous en prie, prenez garde : nous finissons par haïr ce que nous craignons trop souvent. (Antoine entre.) Mais voici Antoine.

CLÉOPÂTRE.—Je suis malade et triste.

ANTOINE.—Il m'est pénible de lui déclarer mon dessein.

CLÉOPÂTRE.—Aide-moi, chère Charmiane, à sortir de ce lieu. Je vais tomber. Cela ne peut durer longtemps : la nature ne peut le supporter.

ANTOINE.—Eh bien ! ma chère reine...

CLÉOPÂTRE.—Je vous prie, tenez-vous loin de moi.

ANTOINE.—Qu'y a-t-il donc ?

CLÉOPÂTRE.—Je lis dans vos yeux que vous avez reçu de bonnes nouvelles. Que vous dit votre épouse ?—Vous pouvez partir. Plût aux dieux qu'elle ne vous eût jamais permis de venir !—Qu'elle ne dise pas surtout que c'est moi qui vous retiens : je n'ai aucun pouvoir sur vous. Vous êtes tout à elle.

ANTOINE.—Les dieux savent bien...

CLÉOPÂTRE.—Non, jamais reine ne fut si indignement trahie... Cependant, dès l'abord, j'avais vu poindre ses trahisons.

ANTOINE.—Cléopâtre !

CLÉOPÂTRE.—Quand tu ébranlerais de tes serments le trône même des dieux, comment pourrais-je croire que tu es à moi, que tu es sincère, toi, qui as trahi Fulvie ? Quelle passion extravagante a pu me laisser séduire par ces serments des lèvres aussitôt violés que prononcés ?

ANTOINE.—Ma tendre reine...

CLÉOPÂTRE.—Ah ! de grâce, ne cherche point de prétexte pour me quitter : dis-moi adieu, et pars. Lorsque tu me conjurais pour rester, c'était alors le temps des paroles : tu ne parlais pas alors de départ.—L'éternité était dans nos yeux et sur nos lèvres. Le bonheur était peint sur notre front ; aucune partie de nous-mêmes qui ne nous fît goûter la félicité du ciel. Il en est encore ainsi, ou bien toi, le plus grand guerrier de l'univers, tu en es devenu le plus grand imposteur ! ANTOINE.—Que dites-vous, madame ?

CLÉOPÂTRE.—Que je voudrais avoir ta taille.—Tu apprendrais qu'il y avait un coeur en Égypte.

ANTOINE.—Reine, écoutez-moi. L'impérieuse nécessité des circonstances exige pour un temps notre service ; mais mon coeur tout entier reste avec vous. Partout, notre Italie étincelle des épées de la guerre civile. Sextus Pompée s'avance jusqu'au port de Rome. L'égalité de deux pouvoirs domestiques engendre les factions. Le parti odieux, devenu puissant, redevient le parti chéri. Pompée proscrit, mais riche de la gloire de son père, s'insinue insensiblement dans les coeurs de ceux qui n'ont point gagné au gouvernement actuel : leur nombre s'accroît et devient redoutable, et les esprits fatigués du repos aspirent à en sortir par quelque résolution désespérée.—Un motif plus personnel pour moi, et qui doit surtout vous rassurer sur mon départ, c'est la mort de Fulvie.

CLÉOPÂTRE.—Si l'âge n'a pu affranchir mon coeur de la folie de l'amour, il l'a guéri du moins de la crédulité de l'enfance !—Fulvie peut-elle mourir ?

ANTOINE.—Elle est morte, ma reine. Jetez ici les yeux et lisez à votre loisir tous les troubles qu'elle a suscités. La dernière nouvelle est la meilleure ; voyez en quel lieu, en quel temps elle est morte.

CLÉOPÂTRE.—O le plus faux des amants ! Où sont les fioles9 sacrées que tu as dû remplir des larmes de ta douleur ? Ah ! je vois maintenant, je vois par la mort de Fulvie comment la mienne sera reçue !

Note 9 : (retour) Allusion aux fioles de larmes que les Romains déposaient dans les mausolées.

ANTOINE.—Cessez vos reproches, et préparez-vous à entendre les projets que je porte en mon sein, qui s'accompliront ou seront abandonnés selon vos conseils. Je jure par le feu qui féconde le limon du Nil, que je pars de ces lieux votre guerrier, votre esclave, faisant la paix ou la guerre au gré de vos désirs.

CLÉOPÂTRE.—Coupe mon lacet, Charmiane, viens ; mais non.... laisse-moi : je me sens mal, et puis mieux dans un instant : c'est ainsi qu'aime Antoine !

ANTOINE.—Reine bien-aimée, épargnez-moi : rendez justice à l'amour d'Antoine, qui supportera aisément une juste procédure.

CLÉOPÂTRE.—Fulvie doit me l'avoir appris. Ah ! de grâce, détourne-toi, et verse des pleurs pour elle ; puis, fais-moi tes adieux, et dis que ces pleurs coulent pour l'Égypte. Maintenant, joue devant moi une scène de dissimulation profonde et qui imite l'honneur parfait.

ANTOINE.—Vous m'échaufferez le sang.—Cessez.

CLÉOPÂTRE.—Tu pourrais faire mieux, mais ceci est bien déjà. ANTOINE.—Je jure par mon épée !...

CLÉOPÂTRE.—Jure aussi par ton bouclier... Son jeu s'améliore ; mais il n'est pas encore parfait.—Vois, Charmiane, vois, je te prie, comme cet emportement sied bien à cet Hercule romain10.

Note 10 : (retour) Suivant une antique tradition, les Antonius descendaient d'Hercule par son fils Antéon. Plutarque observe qu'il y avait dans le maintien d'Antoine une certaine grandeur qui lui donnait quelque ressemblance avec les statues et les médailles d'Hercule, dont Antoine affectait de contrefaire de son mieux le port et la contenance.

ANTOINE.—Je vous laisse, madame.

CLÉOPÂTRE.—Aimable seigneur, un seul mot... «Seigneur, il faut donc nous séparer...» Non, ce n'est pas cela : «Seigneur, nous nous sommes aimés.» Non, ce n'est pas cela ; vous le savez assez !... C'est quelque chose que je voudrais dire... Oh ! ma mémoire est un autre Antoine ; j'ai tout oublié !

ANTOINE.—Si votre royauté ne comptait la nonchalance parmi ses sujets, je vous prendrais vous-même pour la nonchalance.

CLÉOPÂTRE.—C'est un pénible travail que de porter cette nonchalance aussi près du coeur que je la porte ! Mais, seigneur, pardonnez, puisque le soin de ma dignité me tue dès que ce soin vous déplaît. Votre honneur vous rappelle loin de moi ; soyez sourd à ma folie, qui ne mérite pas la pitié ; que tous les dieux soient avec vous ! Que la victoire, couronnée de lauriers, se repose sur votre épée, et que de faciles succès jonchent votre sentier !

ANTOINE.—Sortons, madame, venez. Telle est notre séparation, qu'en demeurant ici vous me suivez pourtant, et que moi, en fuyant, je reste avec vous.—Sortons.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE IV

SCÈNE IV

Rome.—Un appartement dans la maison de César.

Entrent OCTAVE, CÉSAR, LÉPIDE et leur suite.

CÉSAR.—Vous voyez, Lépide, et vous saurez à l'avenir que ce n'est point le vice naturel de César de haïr un grand rival.—Voici les nouvelles d'Alexandrie. Il pêche, il boit, et les lampes de la nuit éclairent ses débauches. Il n'est pas plus homme que Cléopâtre, et la veuve de Ptolémée n'est pas plus efféminée que lui. Il a donné à peine audience à mes députés, et daigne difficilement se rappeler qu'il a des collègues. Vous reconnaîtrez dans Antoine l'abrégé de toutes les faiblesses dont l'humanité est capable.

LÉPIDE.—Je ne puis croire qu'il ait des torts assez grands pour obscurcir toutes ses vertus. Ses défauts sont comme les taches du ciel, rendues plus éclatantes par les ténèbres de la nuit. Ils sont héréditaires plutôt qu'acquis ; il ne peut s'en corriger, mais il ne les a pas cherchés.

CÉSAR.—Vous êtes trop indulgent. Accordons que ce ne soit pas un crime de se laisser tomber sur la couche de Ptolémée, de donner un royaume pour un sourire, de s'asseoir pour s'enivrer avec un esclave ; de chanceler, en plein midi, dans les rues, et de faire le coup de poing avec une troupe de drôles trempés de sueur. Dites que cette conduite sied bien à Antoine, et il faut que ce soit un homme d'une trempe bien extraordinaire pour que ces choses ne soient pas des taches dans son caractère... Mais du moins Antoine ne peut excuser ses souillures, quand sa légèreté11 nous impose un si pesant fardeau : encore s'il ne consumait dans les voluptés que ses moments de loisir, le dégoût et son corps exténué lui en demanderaient compte ; mais sacrifier un temps si précieux qui l'appelle à quitter ses divertissements, et parle si haut pour sa fortune et pour la nôtre, c'est mériter d'être grondé comme ces jeunes gens, qui, déjà dans l'âge de connaître leurs devoirs, immolent leur expérience au plaisir présent, et se révoltent contre le bon jugement.

Note 11 : (retour) Le mot light est un de ceux sur lesquels Shakspeare joue le plus volontiers. Light est ici pour frivole.

(Entre un messager.)

LÉPIDE.—Voici encore des nouvelles.

LE MESSAGER, à César.—Vos ordres sont exécutés, et d'heure en heure, très-noble César, vous serez instruit de ce qui se passe. Pompée est puissant sur mer, et il paraît aimé de tous ceux que la crainte seule attachait à César. Les mécontents se rendent dans nos ports ; et le bruit court qu'on lui a fait grand tort.

CÉSAR.—Je ne devais pas m'attendre à moins. L'histoire, dès son origine, nous apprend que celui qui est au pouvoir a été bien-aimé jusqu'au moment où il l'a obtenu ; et que l'homme tombé dans la disgrâce, qui n'avait jamais été aimé, qui n'avait jamais mérité l'amour du peuple, lui devient cher dès qu'il tombe. Cette multitude ressemble au pavillon flottant sur les ondes, qui avance ou recule, suit servilement l'inconstance du flot, et s'use par son mouvement continuel.

LE MESSAGER.—César, je t'annonce que Ménécrate et Ménas, deux fameux pirates, exercent leur empire sur les mers, qu'ils fendent et sillonnent de vaisseaux de toute espèce. Ils font de fréquentes et vives incursions sur les côtes d'Italie. Les peuples qui habitent les rivages pâlissent à leur nom seul, et la jeunesse ardente se révolte. Nul vaisseau ne peut se montrer qu'il ne soit pris aussitôt qu'aperçu. Le nom seul de Pompée inspire plus de terreur que n'en inspirerait la présence même de toute son armée.

CÉSAR.—Antoine, quitte tes débauches et tes voluptés ! Lorsque repoussé de Mutine, après avoir tué les deux consuls, Hirtius et Pansa, tu fus poursuivi par la famine, tu la combattis, malgré ta molle éducation, avec une patience plus grande que celle des sauvages. Tu bus l'urine de tes chevaux, et des eaux fangeuses que les animaux mêmes auraient rejetées avec dégoût. Ton palais ne dédaignait pas alors les fruits les plus sauvages des buissons épineux. Tel que le cerf affamé, lorsque la neige couvre les pâturages, tu mâchais l'écorce des arbres. On dit que sur les Alpes tu te repus d'une chair étrange, dont la vue seule fit périr plusieurs des tiens ; et toi (ton honneur souffre maintenant de ces récits) tu supportas tout cela en guerrier si intrépide, que ton visage même n'en fut pas altéré.

LÉPIDE.—C'est bien dommage. CÉSAR.—Que la honte le ramène promptement à Rome. Il est temps que nous nous montrions tous deux sur le champ de bataille. Assemblons, sans tarder, notre conseil, pour concerter nos projets. Pompée prospère par notre indolence.

LÉPIDE.—Demain, César, je serai en état de vous instruire, avec exactitude, de ce que je puis exécuter sur mer et sur terre, pour faire face aux circonstances présentes.

CÉSAR.—C'est aussi le soin qui m'occupera jusqu'à demain. Adieu.

LÉPIDE.—Adieu, seigneur. Tout ce que vous apprendrez d'ici là des mouvements qui se passent au dehors, je vous conjure de m'en faire part.

CÉSAR.—N'en doutez pas, seigneur ; je sais que c'est mon devoir.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE V

SCÈNE V

Alexandrie.—Appartement du palais.

Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, l'eunuque MARDIAN.

CLÉOPÂTRE.—Charmiane.

CHARMIANE.—Madame ?

CLÉOPÂTRE.—Ah ! ah ! donne-moi une potion de mandragore12.

Note 12 : (retour) Plante narcotique.

CHARMIANE.—Pourquoi donc, madame ?

CLÉOPÂTRE.—Afin que je puisse dormir pendant tout le temps que mon Antoine sera absent.

CHARMIANE.—Vous songez trop à lui.

CLÉOPÂTRE.—O trahison !...

CHARMIANE.—Madame, j'espère qu'il n'en est point ainsi.

CLÉOPÂTRE.—Eunuque ! Mardian !

MARDIAN.—Quel est le bon plaisir de Votre Majesté ?

CLÉOPÂTRE.—Je ne veux pas maintenant t'entendre chanter. Je ne prends aucun plaisir à ce qui vient d'un eunuque.—Il est heureux pour toi que ton impuissance empêche tes pensées les plus libres d'aller errer hors de l'Égypte. As-tu des inclinations ?

L'EUNUQUE.—Oui, gracieuse reine.

CLÉOPÂTRE.—En vérité ?

MARDIAN.—Pas en vérité13, madame, car je ne puis rien faire en vérité que ce qu'il est honnête de faire ; mais j'ai de violentes passions, et je pense à ce que Mars fit avec Vénus.

Note 13 : (retour) En vérité, indeed et in deed ; en effet, dans le fait, en réalité. Le jeu de mots est plus complet en anglais.

CLÉOPÂTRE.—O Charmiane, où crois-tu qu'il soit à présent ? Est-il debout ou assis ? Se promène-t-il à pied ou est-il à cheval ? Heureux coursier, qui porte Antoine, conduis-toi bien, cheval ; car sais-tu bien qui tu portes ? L'Atlas qui soutient la moitié de ce globe, le bras et le casque de l'humanité.—Il dit maintenant ou murmure tout bas : Où est mon serpent du vieux Nil ? car c'est le nom qu'il me donne.—Oh ! maintenant, je me nourris d'un poison délicieux.—Penses-tu à moi qui suis brunie par les brûlants baisers du soleil, et dont le temps a déjà sillonné le visage de rides profondes ?—O toi, César au large front, dans le temps que tu étais ici à terre, j'étais un morceau de roi ! et le grand Pompée s'arrêtait, et fixait ses regards sur mon front ; il eût voulu y attacher à jamais sa vue, et mourir en me contemplant !

ALEXAS entre.—Souveraine d'Égypte, salut !

CLÉOPÂTRE.—Que tu es loin de ressembler à Marc-Antoine ! Et cependant, venant de sa part, il me semble que cette pierre philosophale t'a changé en or. Comment se porte mon brave Marc-Antoine ? ALEXAS.—La dernière chose qu'il ait faite, chère reine, a été de baiser cent fois cette perle orientale.—Ses paroles sont encore gravées dans mon coeur.

CLÉOPÂTRE.—Mon oreille est impatiente de les faire passer dans le mien.

ALEXAS.—«Ami, m'a-t-il dit, va : dis que le fidèle Romain envoie à la reine d'Égypte ce trésor de l'huître, et que, pour rehausser la mince valeur du présent, il ira bientôt à ses pieds décorer de royaumes son trône superbe ; dis-lui que bientôt tout l'Orient la nommera sa souveraine.» Là-dessus, il me fit un signe de tête, et monta d'un air grave sur son coursier fougueux, qui alors a poussé de si grands hennissements, que, lorsque j'ai voulu parler, il m'a réduit au silence.

CLÉOPÂTRE.—Dis-moi, était-il triste ou gai ?

ALEXAS.—Comme la saison de l'année qui est placée entre les extrêmes de la chaleur et du froid ; il n'était ni triste ni gai.

CLÉOPÂTRE.—O caractère bien partagé ! Observe-le bien, observe-le bien, bonne Charmiane ; c'est bien lui, mais observe-le bien ; il n'était pas triste, parce qu'il voulait montrer un front serein à ceux qui composent leur visage sur le sien ; il n'était pas gai, ce qui semblait leur dire qu'il avait laissé en Égypte son souvenir et sa joie, mais il gardait un juste milieu. O céleste mélange ! Que tu sois triste ou gai, les transports de la tristesse et de la joie te conviennent également, plus qu'à aucun autre mortel !—As-tu rencontré mes courriers ? ALEXAS.—Oui, madame, au moins vingt. Pourquoi les dépêchez-vous si près l'un de l'autre ?

CLÉOPÂTRE.—Il périra misérable, l'enfant qui naîtra le jour où j'oublierai d'envoyer vers Antoine.—Charmiane, de l'encre et du papier.—Sois le bienvenu, cher Alexas.—Charmiane, ai-je jamais autant aimé César ?

CHARMIANE.—O ce brave César !

CLÉOPÂTRE.—Que ton exclamation t'étouffe ! Dis, le brave Antoine.

CHARMIANE.—Ce vaillant César !

CLÉOPÂTRE.—Par Isis, je vais ensanglanter ta joue, si tu oses encore comparer César avec le plus grand des hommes.

CHARMIANE.—Sauf votre bon plaisir, je ne fais que répéter ce que vous disiez vous-même.

CLÉOPÂTRE.—Temps de jeunesse quand mon jugement n'était pas encore mûr.—Coeur glacé de répéter ce que je disais alors.—Mais viens, sortons : donne-moi de l'encre et du papier ; il aura chaque jour plus d'un message, dussé-je dépeupler l'Égypte.

FIN DU PREMIER ACTE.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > ACTE DEUXIÈME

ACTE DEUXIÈME

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE I

SCÈNE I

Messine.—Appartement de la maison de Pompée.

Entrent POMPÉE, MÉNÉCRATE ET MÉNAS.

POMPÉE.—Si les grands dieux sont justes, ils seconderont les armes du parti le plus juste.

MÉNÉCRATE.—Vaillant Pompée, songez que les dieux ne refusent pas ce qu'ils diffèrent d'accorder.

POMPÉE.—Tandis qu'au pied de leur trône nous les implorons, la cause que nous les supplions de protéger dépérit.

MÉNÉCRATE.—Nous nous ignorons nous-mêmes, et nous demandons souvent notre ruine, leur sagesse nous refuse pour notre bien, et nous gagnons à ne pas obtenir l'objet de nos prières.

POMPÉE.—Je réussirai : le peuple m'aime, et la mer est à moi ; ma puissance est comme le croissant de la lune, et mon espérance me prédit qu'elle parviendra à son plein. Marc-Antoine est à table en Égypte ; il n'en sortira jamais pour faire la guerre. César, en amassant de l'argent, perd les coeurs ; Lépide les flatte tous deux, et tous deux flattent Lépide : mais il n'aime ni l'un ni l'autre, et ni l'un ni l'autre ne se soucie de lui.

MÉNÉCRATE.—César et Lépide sont en campagne, amenant avec eux des forces imposantes.

POMPÉE.—D'où tenez-vous cette nouvelle ? Elle est fausse.

MÉNÉCRATE.—De Silvius, seigneur.

POMPÉE.—Il rêve ; je sais qu'ils sont encore tous deux à Rome, où ils attendent Antoine.—Voluptueuse Cléopâtre, que tous les charmes de l'amour prêtent leur douceur à tes lèvres flétries ! Joins à la beauté les arts magiques et la volupté ; enchaîne le débauché dans un cercle de fêtes ; échauffe sans cesse son cerveau. Que les cuisiniers épicuriens aiguisent son appétit par des assaisonnements toujours renouvelés, afin que le sommeil et les banquets lui fassent oublier son honneur dans la langueur du Léthé.—Qu'y a-t-il, Varius ?

(Varius paraît.)

VARIUS.—Comptez sur la vérité de la nouvelle que je vous annonce. Marc-Antoine est d'heure en heure attendu à Rome : depuis qu'il est parti d'Égypte il aurait eu le temps de faire un plus long voyage.

POMPÉE.—J'aurais écouté plus volontiers une nouvelle moins sérieuse... Ménas, je n'aurais jamais pensé que cet homme insatiable de voluptés eût mis son casque pour une guerre aussi peu importante. C'est un guerrier qui vaut à lui seul plus que les deux autres ensemble... Mais concevons de nous-mêmes une plus haute opinion, puisque le bruit de notre marche peut arracher des genoux de la veuve d'Égypte cet Antoine qui n'est jamais las de débauches.

MÉNAS.—Je ne puis croire que César et Antoine puissent s'accorder ensemble. Sa femme, qui vient de mourir, a offensé César ; son frère lui a fait la guerre, quoiqu'il n'y fût pas, je crois, poussé par Antoine. POMPÉE.—Je ne sais pas, Ménas, jusqu'à quel point de légères inimitiés peuvent céder devant de plus grandes. S'ils ne nous voyaient pas armés contre eux tous, ils ne tarderaient pas à se disputer ensemble : car ils ont assez de sujets de tirer l'épée les uns contre les autres : mais jusqu'à quel point la crainte que nous leur inspirons concilie-t-elle leurs divisions et enchaîne-t-elle leurs petites discordes, c'est ce que nous ne savons pas encore. Au reste, qu'il en arrive ce qu'il plaira aux dieux : il y va de notre vie de déployer toutes nos forces. Viens, Ménas.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE II

SCÈNE II

Rome.—Appartement dans la maison de Lépide.

LÉPIDE, ÉNOBARBUS.

LÉPIDE.—Cher Énobarbus, tu feras une action louable et qui te siéra bien en engageant ton général à s'expliquer avec douceur et ménagement.

ÉNOBARBUS.—Je l'engagerai à répondre comme lui-même. Si César l'irrite, qu'Antoine regarde par-dessus la tête de César, et parle aussi fièrement que Mars. Par Jupiter, si je portais la barbe d'Antoine je ne me ferais pas raser aujourd'hui14.

Note 14 : (retour) Je paraîtrais en négligé devant lui, sans aucune marque de respect.

LÉPIDE.—Ce n'est pas ici le temps des ressentiments particuliers.

ÉNOBARBUS.—Tout temps est bon pour les affaires qu'il fait naître.

LÉPIDE.—Les moins importantes doivent céder aux plus graves.

ÉNOBARBUS.—Non, si les moins importantes viennent les premières.

LÉPIDE.—Tu parles avec passion : mais de grâce ne remue pas les tisons.—Voici le noble Antoine.

(Entrent Antoine et Ventidius.)

ÉNOBARBUS.—Et voilà César là-bas.

(Entrent César, Mécène et Agrippa.) ANTOINE.—Si nous pouvons nous entendre, marchons contre les Parthes.—Ventidius, écoute.

CÉSAR.—Je ne sais pas, Mécène ; demande à Agrippa.

LÉPIDE.—Nobles amis, il n'est point d'objet plus grand que celui qui nous a réunis ; que des causes plus légères ne nous séparent pas. Les torts peuvent être rappelés avec douceur ; en discutant avec violence des différends peu importants, nous rendons mortelles les blessures que nous voulons guérir : ainsi donc, nobles collègues (je vous en conjure avec instances), traitez les questions les plus aigres dans les termes les plus doux, et que la mauvaise humeur n'aggrave pas nos querelles.

ANTOINE.—C'est bien parlé ; si nous étions à la tête de nos armées et prêts à combattre, j'agirais ainsi.

CÉSAR.—Soyez le bienvenu dans Rome.

ANTOINE.—Merci !

CÉSAR.—Asseyez-vous.

ANTOINE.—Asseyez-vous, seigneur.

CÉSAR.—Ainsi donc...

ANTOINE.—J'apprends que vous vous offensez de choses qui ne sont point blâmables, ou qui, si elles le sont, ne vous regardent pas.

CÉSAR.—Je serais ridicule, si je me prétendais offensé pour rien ou pour peu de chose ; mais avec vous surtout : plus ridicule encore si je vous avais nommé avec des reproches, lorsque je n'avais point affaire de prononcer votre nom.

ANTOINE.—Que vous importait donc, César, mon séjour en Égypte ?

CÉSAR.—Pas plus que mon séjour à Rome ne devait vous inquiéter en Égypte : cependant, si de là vous cherchiez à me nuire, votre séjour en Égypte pouvait m'occuper.

ANTOINE.—Qu'entendez-vous par chercher à vous nuire ?

CÉSAR.—Vous pourriez bien saisir le sens de ce que je veux dire par ce qui m'est arrivé ici ; votre femme et votre frère ont pris les armes contre moi, leur attaque était pour vous un sujet de vous déclarer contre moi, votre nom était leur mot d'ordre.

ANTOINE.—Vous vous méprenez. Jamais mon frère ne m'a mis en avant dans cette guerre. Je m'en suis instruit, et ma certitude est fondée sur les rapports fidèles de ceux mêmes qui ont tiré l'épée pour vous ! N'attaquait-il pas plutôt mon autorité que la vôtre ? ne dirigeait-il pas également la guerre contre moi puisque votre cause est la mienne ? là-dessus mes lettres vous ont déjà satisfait. Si vous voulez trouver un prétexte de querelle, comme vous n'en avez pas de bonne raison, il ne faut pas compter sur celui-ci.

CÉSAR.—Vous faites-là votre éloge, en m'accusant de défaut de jugement : mais vous déguisez mal vos torts.

ANTOINE.—Non, non ! Je sais, je suis certain que vous ne pouviez pas manquer de faire cette réflexion naturelle, que moi, votre associé dans la cause contre laquelle mon frère s'armait, je ne pouvais voir d'un oeil satisfait une guerre qui troublait ma paix. Quant à ma femme, je voudrais que vous trouvassiez une autre femme douée du même caractère.—Le tiers de l'univers est sous vos lois ; vous pouvez, avec le plus faible frein, le gouverner à votre gré, mais non pas une pareille femme.

ÉNOBARBUS.—Plût au ciel que nous eussions tous de pareilles épouses ! les hommes pourraient aller à la guerre avec les femmes.

ANTOINE.—Les embarras qu'a suscités son impatience et son caractère intraitable qui ne manquait pas non plus des ruses de la politique, vous ont trop inquiété, César ; je vous l'accorde avec douleur ; mais vous êtes forcé d'avouer qu'il n'était pas en mon pouvoir de l'empêcher.

CÉSAR.—Je vous ai écrit pendant que vous étiez plongé dans les débauches, à Alexandrie ; vous avez mis mes lettres dans votre poche, et vous avez renvoyé avec mépris mon député de votre présence.

ANTOINE.—César, il est entré brusquement, avant qu'on l'eût admis. Je venais de fêter trois rois, et je n'étais plus tout à fait l'homme du matin : mais le lendemain, j'en ai fait l'aveu moi-même à votre député ; ce qui équivalait à lui en demander pardon. Que cet homme n'entre pour rien dans notre différend. S'il faut que nous contestions ensemble, qu'il ne soit plus question de lui.

CÉSAR.—Vous avez violé un article de vos serments, ce que vous n'aurez jamais à me reprocher.

LÉPIDE.—Doucement, César. ANTOINE.—Non, Lépide, laissez-le parler, l'honneur dont il parle maintenant est sacré, en supposant que j'en ai manqué ; voyons, César, l'article de mon serment....

CÉSAR.—C'était de me prêter vos armes et votre secours à ma première réquisition ; vous m'avez refusé l'un et l'autre.

ANTOINE.—Dites plutôt négligé, et cela pendant ces heures empoisonnées qui m'avaient ôté la connaissance de moi-même. Je vous en témoignerai mon repentir autant que je le pourrai ; mais ma franchise n'avilira point ma grandeur, comme ma puissance ne fera rien sans ma franchise. La vérité est que Fulvie, pour m'attirer hors d'Égypte, vous a fait la guerre ici. Et moi, qui étais sans le savoir le motif de cette guerre, je vous en fais toutes les excuses où mon honneur peut descendre en pareille occasion.

LÉPIDE.—C'est noblement parler.

MÉCÈNE.—S'il pouvait vous plaire de ne pas pousser plus loin vos griefs réciproques, de les oublier tout à fait, pour vous souvenir que le besoin présent vous invite à vous réconcilier ?

LÉPIDE.—Sagement parlé, Mécène.

ÉNOBARBUS.—Ou bien empruntez-vous l'un à l'autre, pour le moment, votre affection ; et quand vous n'entendrez plus parler de Pompée, alors vous vous la rendrez : vous aurez tout le loisir de vous disputer, quand vous n'aurez pas autre chose à faire. ANTOINE.—Tu n'es qu'un soldat : tais-toi.

ÉNOBARBUS.—J'avais presque oublié que la vérité devait se taire.

ANTOINE.—Tu manques de respect à cette assemblée ; ne dis plus rien.

ÉNOBARBUS.—Allons, poursuivez. Je suis muet comme une pierre.

CÉSAR.—Je ne désapprouve point le fond, mais bien, la forme de son discours.—Il n'est pas possible que nous restions amis, nos principes et nos actions différant si fort. Cependant, si je connaissais un lien assez fort pour nous tenir étroitement unis, je le chercherais dans le monde entier.

AGRIPPA.—Permettez-moi, César...

CÉSAR.—Parle, Agrippa.

AGRIPPA.—Vous avez du côté maternel une soeur, la belle Octavie. Le grand Marc-Antoine est veuf maintenant.

CÉSAR.—Ne parle pas ainsi, Agrippa ; si Cléopâtre t'entendait, elle te reprocherait, avec raison, ta témérité....

ANTOINE.—Je ne suis pas marié, César ; laissez-moi entendre Agrippa.

AGRIPPA.—Pour entretenir entre vous une éternelle amitié, pour faire de vous deux frères, et unir vos coeurs par un noeud indissoluble, il faut qu'Antoine épouse Octavie : sa beauté réclame pour époux le plus illustre des mortels ; ses vertus et ses grâces en tout genre disent ce qu'elles peuvent seules exprimer. Cet hymen dissipera toutes ces petites jalousies, qui maintenant vous paraissent si grandes ; et toutes les grandes craintes qui vous offrent maintenant des dangers sérieux s'évanouiront. Les vérités même ne vous paraîtront alors que des fables, tandis que la moitié d'une fable passe maintenant pour la vérité. Sa tendresse pour tous les deux vous enchaînerait l'un à l'autre et vous attirerait à tous deux tous les coeurs. Pardonnez ce que je viens de dire : ce n'est pas la pensée du moment, mais une idée étudiée et méditée par le devoir.

ANTOINE.—César veut-il parler ?

CÉSAR.—Non, jusqu'à ce qu'il sache comment Antoine reçoit cette proposition.

ANTOINE.—Quels pouvoirs aurait Agrippa, pour accomplir ce qu'il propose, si je disais : Agrippa, j'y consens ?

CÉSAR.—Le pouvoir de César, et celui qu'a César sur Octavie.

ANTOINE.—Loin de moi la pensée de mettre obstacle à ce bon dessein, qui offre tant de belles espérances ! (A César.) Donnez-moi votre main, accomplissez cette gracieuse ouverture, et qu'à compter de ce moment un coeur fraternel inspire notre tendresse mutuelle et préside à nos grands desseins.

CÉSAR.—Voilà ma main. Je vous cède une soeur aimée comme jamais soeur ne fut aimée de son frère. Qu'elle vive pour unir nos empires et nos coeurs, et que notre amitié ne s'évanouisse plus ! LÉPIDE.—Heureuse réconciliation ! Ainsi soit-il.

ANTOINE.—Je ne songeais pas à tirer l'épée contre Pompée : il m'a tout récemment accablé des égards les plus grands et les plus rares ; il faut qu'au moins je lui en exprime ma reconnaissance, pour me dérober au reproche d'ingratitude : immédiatement après, je lui envoie un défi.

LÉPIDE.—Le temps presse ; il nous faut chercher tout de suite Pompée, ou il va nous prévenir.

ANTOINE.—Et où est-il ?

CÉSAR.—Près du mont Misène.

ANTOINE.—Quelles sont ses forces sur terre ?

CÉSAR.—Elles sont grandes et augmentent tous les jours : sur mer, il est maître absolu.

ANTOINE.—C'est le bruit qui court. Je voudrais avoir eu une conférence avec lui : hâtons-nous de nous la procurer ; mais avant de nous mettre en campagne, dépêchons l'affaire dont nous avons parlé.

CÉSAR.—Avec la plus grande joie, et je vous invite à venir voir ma soeur ; je vais de ce pas vous conduire chez elle.

ANTOINE.—Lépide, ne nous privez pas de votre compagnie.

LÉPIDE.—Noble Antoine, les infirmités mêmes ne me retiendraient pas.

(Fanfares ; Antoine, César, Lépide sortent.)

MÉCÈNE.—Soyez le bienvenu d'Égypte, seigneur Énobarbus.

ÉNOBARBUS.—Seconde moitié du coeur de César, digne Mécène !—Mon honorable ami Agrippa !

AGRIPPA.—Bon Énobarbus !

MÉCÈNE.—Nous devons être joyeux, en voyant tout si heureusement terminé.—Vous vous êtes bien trouvé en Égypte ?

ÉNOBARBUS.—Oui, Mécène. Nous dormions tant que le jour durait, et nous passions les nuits à boire jusqu'à la pointe du jour.

MÉCÈNE.—Huit sangliers rôtis pour un déjeuner15 ! et douze convives seulement ! Le fait est-il vrai ?

Note 15 : (retour) On peut voir dans Plutarque quel était le luxe des repas d'Antoine.

ÉNOBARBUS.—Ce n'était là qu'une mouche pour un aigle ; nous avions, dans nos festins, bien d'autres plats monstrueux et dignes d'être remarqués.

MÉCÈNE.—C'est une reine bien magnifique, si la renommée dit vrai.

ÉNOBARBUS.—Dès sa première entrevue avec Marc-Antoine sur le fleuve Cydnus, elle a pris son coeur dans ses filets.

AGRIPPA.—En effet, c'est sur ce fleuve qu'elle s'est offerte à ses yeux, si celui qui m'en a fait le récit n'a pas inventé.

ÉNOBARBUS.—Je vais vous raconter cette entrevue :

La galère où elle était assise, ainsi qu'un trône éclatant, semblait brûler sur les eaux. La poupe était d'or massif, les voiles de pourpre, et si parfumées, que les vents venaient s'y jouer avec amour. Les rames d'argent frappaient l'onde en cadence au son des flûtes, et les flots amoureux se pressaient à l'envie à la suite du vaisseau. Pour Cléopâtre, il n'est point d'expression qui puisse la peindre. Couchée sous un pavillon de tissu d'or, elle effaçait cette Vénus fameuse où nous voyons l'imagination surpasser la nature ; à ses côtés étaient assis de jeunes et beaux enfants, comme un groupe de riants amours, qui agitaient des éventails de couleurs variées, dont le vent semblait colorer les joues délicates qu'ils rafraîchissaient comme s'ils eussent produit cette chaleur qu'ils diminuaient.

AGRIPPA.—O spectacle admirable pour Antoine !...

ÉNOBARBUS.—Ses femmes, comme autant de Néréides et de Sirènes, cherchaient à deviner ses ordres dans ses regards et s'inclinaient avec grâce. Une d'elles, telle qu'une vraie sirène, assise au gouvernail, dirige le vaisseau : les cordages de soie obéissent à ces mains douces comme les fleurs, qui manoeuvrent avec dextérité. Du sein de la galère s'exhalent d'invisibles parfums qui frappent les sens, sur les quais adjacents. La ville envoie tous ses habitants au-devant d'elle : Antoine, assis sur un trône au milieu de la place publique, est resté seul, haranguant l'air, qui, sans son horreur pour le vide, eût aussi été contempler Cléopâtre et eût abandonné sa place dans la nature. AGRIPPA.—O merveille de l'Égypte !

ÉNOBARBUS.—Aussitôt qu'elle fut débarquée, Antoine envoya vers elle et l'invita à souper. Elle répondit qu'il vaudrait mieux qu'il devînt son hôte, et qu'elle l'en conjurait. Notre galant Antoine, à qui jamais femme n'entendit prononcer le mot non, va au festin après s'être fait raser dix fois, et, selon sa coutume, il paye de son coeur ce que ses yeux seuls ont dévoré.

AGRIPPA.—Prostituée royale ! elle fit déposer au grand César son épée sur son lit ; il la cultiva, et elle porta un fruit.

ÉNOBARBUS.—Je l'ai vue une fois sauter à cloche-pied pendant quarante pas, dans les rues d'Alexandrie ; et bientôt, perdant haleine, elle parla, tout essoufflée ; elle se fit une nouvelle perfection de ce manque de forces, et de sa bouche sans haleine il s'exhalait un charme tout-puissant.

MÉCÈNE.—A présent, voilà Antoine obligé de la quitter pour toujours.

ÉNOBARBUS.—Jamais, il ne la quittera pas. L'âge ne peut la flétrir, ni l'habitude épuiser l'infinie variété de ses appas. Les autres femmes rassasient les désirs qu'elles satisfont ; mais elle, plus elle donne, plus elle affame ; car les choses les plus viles ont de la grâce chez elle : tellement, que les prêtres sacrés la bénissent au milieu de ses débauches.

MÉCÈNE.—Si la beauté, la sagesse et la modestie peuvent fixer le coeur d'Antoine, Octavie est pour lui un heureux lot.

AGRIPPA.—Allons-nous-en. Cher Énobarbus, deviens mon hôte pendant ton séjour ici.

ÉNOBARBUS.—Seigneur, je vous remercie humblement.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE III

SCÈNE III

Rome.—Appartement de la maison de César.

CÉSAR, ANTOINE, OCTAVIE au milieu d'eux, suite et un DEVIN.

ANTOINE.—Le monde et ma charge importante m'arracheront quelquefois de vos bras.

OCTAVIE.—Tout le temps de votre absence j'irai fléchir les genoux devant les dieux et les prier pour vous.

ANTOINE.—Adieu, seigneur...—Mon Octavie, ne jugez point mes torts sur les récits du monde. J'ai quelquefois passé les bornes, je l'avoue ; mais, à l'avenir, ma conduite ne s'écartera plus de la règle. Adieu, chère épouse.

OCTAVIE.—Adieu, seigneur.

CÉSAR.—Adieu, Antoine.

(César et Octavie sortent.)

ANTOINE.—Eh bien ! maraud, voudrais-tu être encore en Égypte ?

LE DEVIN.—Plût aux dieux que je n'en fusse jamais sorti, et que vous ne fussiez jamais venu ici !

ANTOINE.—La raison, si tu peux la dire ?

LE DEVIN.—Je la devine par mon art ; mais ma langue ne peut l'exprimer : retournez au plus tôt en Égypte.

ANTOINE.—Dis-moi qui, de César ou de moi, élèvera le plus haut sa fortune. O Antoine, ne reste donc point à ses côtés. Ton démon, c'est-à-dire l'esprit qui te protège est noble, courageux, fier, sans égal partout où celui de César n'est pas ; mais près de lui ton ange se change en Terreur16, comme s'il était dompté. Ainsi donc, mets toujours assez de distance entre lui et toi.

Note 16 : (retour) A fear. La Peur était un personnage dans les anciennes Moralités ; quelques commentateurs ont voulu lire a feard, effrayé, le sens est le même, mais l'allusion n'existe plus.

ANTOINE.—Ne me parle plus de cela.

LE DEVIN.—Je n'en parle qu'à toi ; je n'en parlerai jamais qu'à toi seul.—Si tu joues avec lui à quelque jeu que ce soit, tu es sûr de perdre. Il a tant de bonheur, qu'il te battra malgré tous tes avantages. Dès qu'il brille près de toi, ton éclat s'éclipse. Je te le répète encore : ton génie ne te gouverne qu'avec terreur, quand il te voit près de lui. Loin de César, il reprend toute sa grandeur.

ANTOINE.—Va-t'en et dis à Ventidius que je veux lui parler. (Le devin sort.)—Il marchera contre les Parthes... Soit science ou hasard, cet homme a dit la vérité. Les dés même obéissent à César, et, dans nos jeux, il gagne ; ma plus grande adresse échoue contre son bonheur, si nous tirons au sort ; ses coqs sont toujours vainqueurs des miens, quand toutes les chances sont pour moi, et ses cailles battent toujours les miennes dans l'enceinte où nous les excitons entre elles.—Je veux retourner en Égypte. Si j'accepte ce mariage, c'est pour assurer ma paix ; mais tous mes plaisirs sont dans l'Orient. (Ventidius paraît.) Oh ! viens, Ventidius ; il faut marcher contre les Parthes : ta commission est prête ; suis-moi, et viens la recevoir.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE IV

SCÈNE IV

Une rue de Rome.

LÉPIDE, MÉCÈNE, AGRIPPA.

LÉPIDE.—Qu'aucun soin ne vous retienne plus longtemps : hâtez-vous de suivre vos généraux.

AGRIPPA.—Seigneur, Marc-Antoine ne demande que le temps d'embrasser Octavie, et nous partons.

LÉPIDE.—Adieu donc, jusqu'à ce que je vous voie revêtus de votre armure guerrière, qui vous sied si bien à tous deux.

MÉCÈNE.—Si je ne me trompe sur ce voyage, Lépide, nous serons avant vous au mont de Misène.

LÉPIDE.—Votre route est la plus courte : mes desseins m'obligent de prendre des détours, et vous gagnerez deux journées sur moi.

AGRIPPA ET MÉCÈNE.—Bon succès, seigneur !

LÉPIDE.—Adieu.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE V

SCÈNE V

Alexandrie.—Appartement du palais.

CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, ALEXAS.

CLÉOPÂTRE.—Faites-moi de la musique. La musique est l'aliment mélancolique de ceux qui ne vivent que d'amour.

LES SUIVANTES.—La musique ! Eh !

(Mardian entre.)

CLÉOPÂTRE.—Non, point de musique ; allons plutôt jouer au billard. Viens, Charmiane.

CHARMIANE.—Mon bras me fait mal ; vous ferez mieux de jouer avec Mardian.

CLÉOPÂTRE.—Autant jouer avec un eunuque qu'avec une femme. Allons, Mardian, veux-tu faire ma partie ?

MARDIAN.—Aussi bien que je pourrai, madame.

CLÉOPÂTRE.—Dès que l'acteur montre de la bonne volonté, quand il ne réussirait pas, il a droit à notre indulgence.—Mais je ne jouerai pas à présent.—Donnez-moi mes lignes ; nous irons à la rivière, et là, tandis que ma musique se fera entendre dans le lointain, je tendrai des pièges aux poissons dorés : mon hameçon courbé percera leurs molles ouïes.....et à chaque poisson que je tirerai hors de l'eau, m'imaginant prendre un Antoine, je m'écrierai : Ah ! vous voilà pris.

CHARMIANE.—C'était un tour bien plaisant, lorsque vous fites une gageure avec Antoine sur votre pêche, et qu'il tira de l'eau avec transport un poisson salé que votre plongeur avait attaché à sa ligne17.

Note 17 : (retour) La fameuse Nelly Gwyn amusa Charles II par une espièglerie semblable.

CLÉOPÂTRE.—Ce temps-là ! O temps ! Je le plaisantai jusqu'à lui faire perdre patience ; la nuit suivante, ma gaieté lui rendit la patience, et le lendemain matin, avant la neuvième heure, je l'enivrai au point qu'il alla se mettre au lit : je le couvris de mes robes et de mes manteaux, et moi je ceignis son épée Philippine18.... (Entre un messager.) Oh ! des nouvelles d'Italie ! Introduis tes fécondes nouvelles dans mes oreilles, qui ont été si longtemps à sec.

Note 18 : (retour) Shakspeare donne ce nom à l'épée d'Antoine en mémoire de ses exploits à Philîppes.

LE MESSAGER.—Madame.... madame....

CLÉOPÂTRE.—Antoine est mort ? Si tu le dis, misérable, tu assassines ta maîtresse. Mais s'il est libre et bien portant, si c'est là ce que tu viens m'apprendre, voilà de l'or, et baise les veines azurées de cette main, de cette main que des rois ont pressée de leurs lèvres, et n'ont baisée qu'en tremblant.

LE MESSAGER.—D'abord, madame : il se porte bien.

CLÉOPÂTRE.—Tiens, voilà encore de l'or ; mais prends garde, coquin. Nous disons ordinairement que les morts vont bien. Si c'est là ce que tu veux dire, cet or que je te donne, je le ferai fondre et le verserai tout brûlant dans la gorge qui annonce des malheurs. LE MESSAGER.—Grande reine, daignez m'écouter.

CLÉOPÂTRE.—Allons, j'y consens ; poursuis : mais il n'y a rien de bon dans ta figure. Si Antoine est libre et plein de santé, pourquoi cette physionomie si sombre, pour annoncer des nouvelles si heureuses ? S'il n'est pas bien, tu devrais te présenter devant moi comme une furie couronnée de serpents, et non sous la forme d'un homme.

LE MESSAGER.—Vous plaît-il de m'entendre ?

CLÉOPÂTRE.—J'ai envie de te frapper avant que tu parles. Cependant, si tu me dis qu'Antoine vit et se porte bien, ou qu'il est ami de César, et non pas son esclave, je verserai sur ta tête une pluie d'or et une grêle de perles.

LE MESSAGER.—Madame, il se porte bien.

CLÉOPÂTRE.—C'est bien parlé.

LE MESSAGER.—Et il est ami de César.

CLÉOPÂTRE.—Tu es un brave homme.

LE MESSAGER.—César et lui sont plus amis que jamais.

CLÉOPÂTRE.—Tu feras ta fortune avec moi.

LE MESSAGER.—Mais cependant, madame...

CLÉOPÂTRE.—Je n'aime point ce mais cependant, il gâte les bonnes nouvelles ; j'abhorre ce mais qui précède cependant. Mais cependant est comme un geôlier qui va traîner après lui quelque monstrueux malfaiteur. De grâce, ami, verse tout ce que tu portes dans mon oreille, le bien et le mal à la fois... Il est ami de César, il est en pleine santé, dis-tu ? il est libre, dis-tu encore ?

LE MESSAGER.—Libre, madame, non ; je ne vous ai rien dit de semblable. Il est lié à Octavie.

CLÉOPÂTRE.—Pour quel service ?

LE MESSAGER.—Pour le meilleur service, celui du lit.

CLÉOPÂTRE.—Je pâlis, Charmiane.

LE MESSAGER.—Madame, il est marié à Octavie.

CLÉOPÂTRE.—Que la peste la plus contagieuse t'atteigne !

LE MESSAGER.—Madame, de la patience.

CLÉOPÂTRE.—Que dis-tu ? Sors d'ici, horrible scélérat ! (Elle le frappe) ou avec mon pied je repousserai tes yeux comme des billes ; j'arracherai tous les cheveux de ta tête. (Elle le maltraite.) Tu seras fouetté avec des verges de fer trempées dans de l'eau salée ; tes plaies, imprégnées de saumure, seront cuisantes.

LE MESSAGER.—Gracieuse reine, je vous apporte ces nouvelles, mais je n'ai pas fait le mariage.

CLÉOPÂTRE.—Dis que ce n'est pas vrai, et je te donnerai une province ; tu parviendras à la fortune la plus brillante. Le coup que tu as reçu te fera pardonner de m'avoir mise en fureur, et je t'accorderai, en outre, tout ce que tu jugeras à propos de demander. LE MESSAGER.—Il est marié, madame.

CLÉOPÂTRE.—Scélérat, tu as trop vécu.

(Elle tire un poignard.)

LE MESSAGER.—Ah ! alors, je me sauve. Madame, que prétendez-vous ? Je ne suis coupable d'aucune faute.

CHARMIANE.—Madame, contenez-vous ; cet homme est innocent.

CLÉOPÂTRE.—Il est des innocents qui n'échappent pas à la foudre !... Que l'Égypte s'ensevelisse dans le Nil, et que toutes les créatures bienfaisantes se transforment en serpents !... Rappelez cet esclave : malgré ma rage, je ne le mordrai point ; rappelez-le.

CHARMIANE.—Il a peur de revenir.

CLÉOPÂTRE.—Je ne le maltraiterai point : ces mains s'avilissent en frappant un malheureux au-dessous de moi, sans autre sujet que celui que je me suis donné moi-même. Approche, mon ami. (Le messager revient.) Il n'y a pas de crime ; mais il y a toujours du danger à être porteur de mauvaises nouvelles. Emprunte cent voix pour un message agréable, mais laisse les nouvelles fâcheuses s'annoncer elles-mêmes en se faisant sentir.

LE MESSAGER.—J'ai rempli mon devoir.

CLÉOPÂTRE.—Il est marié ? Il ne m'est pas possible de te haïr plus que je ne fais, si tu dis encore oui.

LE MESSAGER.—Il est marié, madame. CLÉOPÂTRE.—Que les dieux te confondent ! tu oses donc persister ?

LE MESSAGER.—Dois-je mentir, madame ?

CLÉOPÂTRE.—Oh ! je voudrais que tu m'eusses menti ; dût la moitié de mon Égypte être submergée et changée en citerne pour les serpents écailleux ! Va, va-t'en. Eusses-tu la beauté de Narcisse, tu me paraîtrais hideux... Il est marié ?...

LE MESSAGER.—Je demande pardon à Votre Majesté.

CLÉOPÂTRE.—Il est marié ?

LE MESSAGER.—Ne soyez point offensée de ce que je ne voulais pas vous déplaire. Me punir, pour obéir à vos ordres, ne me paraît pas juste. Il est marié à Octavie.

CLÉOPÂTRE.—Oh ! pourquoi son crime fait-il de toi, à mes yeux, un scélérat que tu n'es pas ! Quoi ! es-tu bien sûr de ce que tu dis ?... Va-t'en, la marchandise que tu as apportée de Rome est trop chère pour moi. Qu'elle repose sur ta tête, et qu'elle cause ta perte.

(Le messager sort.)

CHARMIANE.—Noble reine, de la patience.

CLÉOPÂTRE.—En louant Antoine, j'ai déprécié César.

CHARMIANE.—Bien, bien des fois, madame.

CLÉOPÂTRE.—J'en suis punie aujourd'hui. Qu'on m'emmène de ce lieu. Je succombe. Oh ! Iras, Charmiane.—N'importe.—Cher Alexas, va trouver cet homme, dis-lui de te rendre compte des traits d'Octavie, de son âge, de ses inclinations ; qu'il n'oublie pas de dire la couleur de ses cheveux. Reviens promptement m'en instruire. (Alexas sort.) Qu'il m'abandonne à jamais !—Mais non.—Charmiane, quoique sous une face il m'offre les traits de Gorgone, sous les autres il me parait un dieu Mars.—Recommande à Alexas de me rapporter de quelle taille elle est.—Aie pitié de moi, Charmiane ; mais ne me parle pas, conduis-moi à ma chambre.

(Elles sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VI

SCÈNE VI

Les côtes d'Italie, près de Misène.

POMPÉE ET MÉNAS entrent d'un côté au son du tambour et des

trompettes ; de l'autre, CÉSAR, ANTOINE, LÉPIDE, ÉNOBARBUS,

MÉCÈNE ET AGRIPPA paraissent avec leurs

soldats.

POMPÉE.—J'ai reçu vos otages, vous avez les miens, et nous causerons avant de nous battre.

CÉSAR.—Il convient que nous commencions par conférer ensemble, et c'est pourquoi nous vous avons envoyé nos propositions par écrit. Si vous les avez examinées, faites-nous savoir si elles enchaîneront votre épée mécontente, et renverront en Sicile une foule de belle jeunesse, qui autrement doit périr ici.

POMPÉE.—C'est à vous trois que je parle, vous les seuls sénateurs de ce vaste univers et les illustres agents des dieux.—Je ne vois pas pourquoi mon père manquerait de vengeurs, puisqu'il laisse un fils et des amis ; tandis que Jules César, dont le fantôme apparut à Philippes au vertueux Brutus, vous vit alors travailler pour lui. Quel motif engagea le pâle Cassius à conspirer ? Et ce Romain vénéré de tous les hommes, le vertueux Brutus, quel motif le porta, avec les autres guerriers de son parti, amants de la belle liberté, à ensanglanter le Capitole ? Ils ne voulaient voir qu'un homme dans un homme, et rien de plus. C'est le même motif qui m'a porté à équiper ma flotte, dont le poids fait écumer l'Océan indigné ; avec elle, je veux châtier l'ingratitude que l'injuste Rome a montrée à mon illustre père.

CÉSAR.—Prenez votre temps.

ANTOINE.—Pompée, tu ne peux nous intimider avec tes vaisseaux. Nous te répondrons sur mer. Sur terre, tu sais combien nos forces dépassent les tiennes.

POMPÉE.—Sur terre, en effet, tes biens dépassent les miens, tu as la maison de mon père ; mais puisque le coucou prend le nid des autres oiseaux, reste-s-y tant que tu pourras.

LÉPIDE.—Ayez la bonté de nous dire, car tout ceci s'éloigne de la question présente, ce que vous décidez sur les offres que nous vous avons envoyées ?

CÉSAR.—Oui, voilà le point.

ANTOINE.—On ne te prie pas de consentir. C'est à toi de peser les choses, et de voir quel parti tu dois embrasser.

CÉSAR.—Et quelles suites peut avoir l'envie de tenter une plus grande fortune.

POMPÉE.—Vous m'offrez la Sicile et la Sardaigne, sous la condition que je purgerai la mer des pirates, et que j'enverrai du froment à Rome ; ceci convenu, nous nous séparerons avec nos épées sans brèche et nos boucliers sans traces de combat ?

CÉSAR, ANTOINE ET LÉPIDE.—C'est ce que nous offrons.

POMPÉE.—Sachez donc que je suis ici devant vous, en homme disposé à accepter vos offres. Mais Marc-Antoine m'a un peu impatienté. Quand je devrais perdre le prix du bienfait en le rappelant, vous devez vous souvenir, Antoine, que, lorsque César et votre frère étaient en guerre, votre mère se réfugia en Sicile, et qu'elle y trouva un accueil amical.

ANTOINE.—J'en suis instruit, Pompée, et je me préparais à vous exprimer toute la reconnaissance que je vous dois.

POMPÉE.—Donnez-moi votre main.—Je ne m'attendais pas, seigneur, à vous rencontrer en ces lieux.

ANTOINE.—Les lits d'Orient sont bien doux ! et je vous dois des remerciements, car c'est vous qui m'avez fait revenir ici plus tôt que je ne comptais, et j'y ai beaucoup gagné.

CÉSAR.—Vous me paraissez changé depuis la dernière fois que je vous ai vu.

POMPÉE.—Peut-être ; je ne sais pas quelles marques la fortune trace sur mon visage ; mais elle ne pénétrera jamais dans mon sein pour asservir mon coeur.

LÉPIDE.—Je suis bien satisfait de vous voir ici.

POMPÉE.—Je l'espère, Lépide.—Ainsi, nous voilà d'accord. Je désire que notre traité soit mis par écrit et scellé par nous.

CÉSAR.—C'est ce qu'il faut faire tout de suite.

POMPÉE.—Il faut nous fêter mutuellement avant de nous séparer. Tirons au sort à qui commencera.

ANTOINE.—Moi, Pompée.

POMPÉE.—Non, Antoine, il faut que le sort en décide. Mais, que vous soyez le premier ou le dernier, votre fameuse cuisine égyptienne aura toujours la supériorité. J'ai ouï dire que Jules César acquit de l'embonpoint dans les banquets de cette contrée.

ANTOINE.—Vous avez ouï dire bien des choses.

POMPÉE.—Mon intention est innocente.

ANTOINE.—Et vos paroles aussi.

POMPÉE.—Voilà ce que j'ai ouï dire, et aussi qu'Appollodore porta...

ÉNOBARBUS.—N'en parlons plus. Le fait est vrai.

POMPÉE.—Quoi, s'il vous plaît ?

ÉNOBARBUS.—Une certaine reine à César dans un matelas.

POMPÉE.—Je te reconnais à présent. Comment te portes-tu, guerrier ?

ÉNOBARBUS.—Fort bien ; et il y a apparence que je continuerai, car j'aperçois à l'horizon quatre festins.

POMPÉE.—Donne-moi une poignée de main : je ne t'ai jamais haï ; je t'ai vu combattre, et tu m'as rendu jaloux de ta valeur.

ÉNOBARBUS.—Moi, seigneur, je ne vous ai jamais beaucoup aimé ; mais j'ai fait votre éloge, quand vous méritiez dix fois plus de louanges que je ne le disais.

POMPÉE.—Conserve ta franchise, elle te sied bien.—Je vous invite tous à bord de ma galère. Voulez-vous me précéder, seigneurs ? TOUS.—Montrez-nous le chemin.

POMPÉE.—Allons, venez.

(Pompée, César, Antoine, Lépide, les soldats et la suite sortent.)

MÉNAS, à part.—Ton père, Pompée, n'eût jamais fait ce traité. (À Énobarbus.) Nous nous sommes connus, seigneur ?

ÉNOBARBTUS.—Sur mer, je crois.

MÉNAS.—Oui, seigneur.

ÉNOBARBUS.—Vous avez fait des prouesses sur mer.

MÉNAS.—Et vous sur terre.

ÉNOBARBUS.—Je louerai toujours qui me louera. Mais on ne peut nier mes exploits sur terre.

MÉNAS.—Ni mes exploits de mer non plus.

ÉNOBARBUS.—Oui, mais il y a quelque chose que vous pouvez nier, pour votre sûreté.—Vous avez été un grand voleur sur mer.

MÉNAS.—Et vous sur terre.

ÉNOBARBUS.—A ce titre, je nie mes services de terre.—Mais donnez-moi votre main, Ménas : si nos yeux avaient quelque autorité, ils pourraient surprendre deux voleurs qui s'embrassent.

MÉNAS.—Le visage des hommes est sincère, quoi que fassent leurs mains.

ÉNOBARBUS.—Mais il n'y eut jamais une belle femme dont le visage fût sincère. MÉNAS.—Ce n'est pas une calomnie : elles volent les coeurs.

ÉNOBARBUS.—Nous sommes venus ici pour vous combattre.

MÉNAS.—Quant à moi, je suis fâché que cela soit changé en débauche. Pompée, aujourd'hui, perd sa fortune en riant.

ÉNOBARBUS.—Si cela est, il est sûr que ses larmes ne la rappelleront pas.

MÉNAS.—Vous l'avez dit, seigneur.—Nous ne nous attendions pas à trouver Marc-Antoine ici. Mais, je vous prie, est-il marié à Cléopâtre ?

ÉNOBARBUS.—La soeur de César se nomme Octavie.

MÉNAS.—Oui ; elle était femme de Caïus Marcellus.

ÉNOBARBUS.—Mais elle est maintenant la femme de Marc-Antoine.

MÉNAS.—Plaît-il, seigneur ?

ÉNOBARBUS.—Rien de plus vrai.

MÉNAS.—Les voilà donc, César et lui, liés ensemble pour jamais.

ÉNOBARBUS.—Si j'étais obligé de deviner le sort de cette union, je ne prédirais pas ainsi.

MÉNAS.—Je présume que la politique a eu plus de part que l'amour à cette alliance ?

ÉNOBARBUS.—Je le crois comme vous. Vous verrez que le noeud qui semble aujourd'hui resserrer leur amitié étranglera l'affection. Octavie est d'une humeur chaste, froide et tranquille. MÉNAS. Qui ne voudrait que sa femme fût ainsi ?

ÉNOBARBUS.—Celui qui n'a lui-même aucune de ces qualités ; c'est-à-dire Marc-Antoine. Il retournera à son plat égyptien. Alors les soupirs d'Octavie enflammeront la colère de César ; et, comme je viens de le dire, ce qui paraît faire la force de leur amitié, sera précisément la cause de leur rupture. Antoine laissera toujours son coeur où il l'a placé ; il n'a épousé ici que les circonstances.

MÉNAS.—Cela pourrait bien être. Allons, seigneur, voulez-vous venir à bord ? j'ai une santé à vous faire boire.

ÉNOBARBUS.—Je l'accepterai. Nous avons utilisé nos gosiers en Égypte.

MÉNAS.—Allons, venez.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VII

SCÈNE VII

A bord de la galère de Pompée, près de Messine.

SYMPHONIE. Entrent deux ou trois serviteurs avec un dessert.

PREMIER SERVITEUR.—C'est ici qu'ils se placeront, camarade. La plante19 des pieds de quelques-uns ne tient plus guère à la terre, le plus faible vent du monde les renversera.

Note 19 : (retour) Some of their plants are ill rooted already.

SECOND SERVITEUR.—Lépide est haut en couleur.

PREMIER SERVITEUR.—Ils lui ont fait boire les coups de charité20.

Note 20 : (retour) Coup de charité, alms-drink. La boisson d'aumône, terme usité parmi les buveurs, pour signifier la portion du verre que boit un convive, pour soulager son compagnon. C'est ainsi que Lépide se charge volontiers de ce qui répugne à ses collègues.

SECOND SERVITEUR.—Quand ils se disent leurs vérités, il leur crie : Allons, laissez cela, les réconcilie par ses prières, et puis se réconcilie avec la liqueur.

PREMIER SERVITEUR.—Ce qui élève une guerre violente entre lui et sa tempérance.

SECOND SERVITEUR.—Et voilà ce que c'est de mettre son nom dans la compagnie des hommes supérieurs. J'aimerais autant avoir dans mes mains un inutile roseau, qu'une pertuisane que je ne pourrais soulever.

PREMIER SERVITEUR.—Être élevé dans une vaste sphère pour s'y mouvoir sans y être vu, c'est n'avoir que les cavités où les yeux devraient être ; ce qui déforme cruellement le visage.

(Les trompettes sonnent : arrivent Octave, Antoine,

Pompée, Lépide, Agrippa, Mécène, Énobarbus, Ménas

et autres capitaines.)

ANTOINE, à César.—Voilà comme ils font, seigneur ; ils mesurent la crue du Nil par certains degrés marqués sur les pyramides : ils connaissent, par la hauteur plus ou moins grande des eaux, si la disette ou l'abondance suivront. Plus les eaux du Nil montent, plus il promet ; quand il se retire, le laboureur sème son grain sur le limon et la vase, et bientôt les champs sont couverts d'épis.

LÉPIDE.—Vous avez là de prodigieux serpents.

ANTOINE.—Oui, Lépide.

LÉPIDE.—Vos serpents d'Égypte naissent du limon par l'opération de votre soleil : il en est de même de vos crocodiles ?

ANTOINE.—Tout comme vous le dites.

POMPÉE.—Asseyons-nous, et qu'on apporte du vin. Une santé à Lépide.

LÉPIDE.—Je ne suis pas aussi bien que je devrais être, mais jamais je ne reculerai.

ÉNOBARBUS, à part.—Non, jusqu'à ce que vous ayez dormi. Jusque-là, je crains bien que vous n'avanciez.

LÉPIDE.—Oui, j'ai entendu dire que les pyramides de Ptolémée étaient bien belles. En vérité, je l'ai entendu dire.

MÉNAS, à part, à Pompée.—Pompée, un mot....

POMPÉE.—Parle-moi à l'oreille. Que veux-tu ?

MÉNAS, à part, à Pompée.—Levez-vous, mon général, je vous en conjure, et daignez m'entendre.

POMPÉE.—Laisse-moi ; tout à l'heure...—Cette coupe pour Lépide.

LÉPIDE.—Quelle espèce d'animal est-ce que votre crocodile ?

ANTOINE.—Il a la forme d'un crocodile ; il est large de toute sa largeur et haut de toute sa hauteur. Il se meut avec ses propres organes ; il vit de ce qui le nourrit ; et quand ses éléments se décomposent, la transmigration s'opère.

LÉPIDE.—De quelle couleur est-il ?

ANTOINE.—De sa couleur naturelle.

LÉPIDE.—C'est un étrange serpent !

ANTOINE.—Oui ! et les pleurs qu'il verse sont humides.

CÉSAR.—Sera-t-il satisfait de cette description ?

ANTOINE.—Il le sera de la santé que Pompée lui propose, ou sinon c'est un véritable Épicure.

POMPÉE, à Menas.—Allons, va te faire pendre. Tu viens me parler de cela ? Va-t'en ; fais ce que je te dis.—Où est la coupe que j'ai demandée ?

MÉNAS, à part.—Si, au nom de mes services, vous daignez m'entendre, levez-vous de votre siége.

POMPÉE. (Il se lève, et se retire à l'écart.)—Je crois que tu es fou. Qu'y a-t-il ?

MÉNAS.—Pompée, j'ai toujours servi, chapeau bas, ta fortune.

POMPÉE.—Tu m'as servi avec une grande fidélité. Qu'as-tu encore à me dire ?—Allons, seigneurs, de la gaieté.

ANTOINE.—Lépide, garde-toi de ces sables mouvants, car tu t'enfonces.

MÉNAS, à Pompée. Veux-tu être le seul maître de l'univers ?

POMPÉE.—Que veux-tu dire ?

MÉNAS.—Encore une fois, veux-tu être le seul maître de l'univers ?

POMPÉE.—Comment cela se pourrait-il ?

MÉNAS.—Consens-y seulement ; et, quelque faible que tu puisses me croire, je suis l'homme qui te fera don de l'univers.

POMPÉE.—As-tu bien bu ?

MÉNAS.—Non, Pompée ; je me suis abstenu de boire.—Tu es, si tu oses l'être, le Jupiter de la terre : tout ce que l'Océan embrasse, tout ce que la voûte du ciel enferme est à toi, si tu veux le saisir.

POMPÉE.—Montre-moi par quel moyen ?

MÉNAS.—Ces trois maîtres du monde, ces rivaux sont dans ton vaisseau : laisse-moi couper le câble, et, quand nous serons en mer, leur trancher la tête, et tout est à toi.

POMPÉE.—Ah ! tu aurais dû le faire et non pas me le dire. Ce serait en moi une trahison ; de ta part, c'était un bon service. Tu dois savoir que ce n'est pas mon intérêt qui conduit mon honneur, mais mon honneur mon intérêt. Repens-toi de ce que ta langue ait ainsi trahi ton projet. Si tu l'avais exécuté à mon insu, j'aurais approuvé ensuite l'action ; mais à présent, je dois la condamner : renonce à ton idée et va boire.

MÉNAS, à part.—Eh bien ! moi, je ne veux plus suivre ta fortune sur son déclin. Quiconque cherche l'occasion et ne la saisit pas, lorsqu'elle s'offre une fois, ne la retrouvera jamais.

POMPÉE.—A la santé de Lépide !

ANTOINE.—Qu'on le porte sur le rivage ; je vous ferai raison pour lui, Pompée.

ÉNOBARBUS, tenant une coupe.—A ta santé, Menas.

MÉNAS.—Bien volontiers, Énobarbus.

POMPÉE, à l'esclave.—Remplis, jusqu'à cacher les bords.

ÉNOBARBUS, montrant l'esclave qui emporte Lépide.—Voilà un homme robuste, Ménas.

MÉNAS.—Pourquoi ?

ÉNOBARBUS.—Il porte la troisième partie du monde, ne vois-tu pas ?

MÉNAS.—En ce cas, la troisième partie du monde est ivre : je voudrais qu'il le fût tout entier, pour qu'il pût aller sur des roulettes. ÉNOBARBUS.—Allons, bois, et augmente les tours de roues.

MÉNAS.—Allons.

POMPÉE, à Antoine.—Ce n'est pas encore là une fête d'Alexandrie.

ANTOINE.—Elle en approche bien.—Heurtons les coupes, holà ! à la santé de César.

CÉSAR.—Je voudrais bien refuser. C'est un terrible travail pour moi que de laver mon cerveau, et il n'en devient que plus trouble.

ANTOINE.—Soyez l'enfant de la circonstance.

CÉSAR.—Buvez, je vous en rendrai raison ; mais j'aimerais mieux jeûner de tout pendant quatre jours que de tant boire en un seul.

ÉNOBARBUS, à-Antoine.—Eh bien ! mon brave empereur, danserons-nous à présent les bacchanales égyptiennes, et célébrerons-nous notre orgie ?

POMPÉE.—Volontiers, brave soldat.

ANTOINE.—Allons, entrelaçons nos mains jusqu'à ce que le vin victorieux plonge nos sens dans le doux et voluptueux Léthé.

ÉNOBARBUS.—Prenons-nous tous par la main. Faites retentir à nos oreilles la plus bruyante musique. Moi, je vais vous placer : ce jeune homme va chanter, chacun répétera le refrain de toute la force de ses poumons.

(Musique. Énobarbus place les convives.)

AIR.

Viens, monarque du vin,

Joufflu Bacchus à l'oeil enflammé :

Noyons nos soucis dans tes cuves,

Couronnons nos cheveux de tes grappes.

Verse-nous, jusqu'à ce que le monde tourne autour de nous :

Verse-nous jusqu'à ce que le monde tourne autour de nous.

CÉSAR.—Que voulez-vous de plus ? Bonsoir, Pompée. Mon bon frère, laissez-moi vous prier de partir. Nos affaires sérieuses s'indignent de cette légèreté. Aimables seigneurs, séparons-nous. Vous voyez comme nos joues sont enflammées. Le vin a triomphé du robuste Énobarbus, et ma langue entrecoupe tout ce qu'elle dit. Cette folle débauche nous a tous vieillis, en quelque sorte. Qu'est-il besoin de plus de paroles ? Bonne nuit. Cher Antoine, ta main.

POMPÉE.—Je vous mettrai à l'épreuve sur le rivage.

ANTOINE.—Vous nous y verrez, seigneur. Donnez-moi votre main.

POMPÉE.—Oh ! Antoine, tu possèdes la maison de mon père !—Mais, n'importe : nous sommes amis. Allons, descendez dans la chaloupe.

(Sortent Pompée, César, Antoine et leur suite.)

ÉNOBARBUS.—Prenez garde de tomber.—Ménas, je n'irai point à terre.

MÉNAS.—Non, venez à ma cabine.—Ces tambours, ces trompettes, ces flûtes !

—comment donc ! Que Neptune entende le bruyant adieu que nous disons à ces grands personnages ; sonnez et soyez pendus, sonnez comme il faut.

(Fanfares et tambours. Lépide et Octave s'embarquent.)

ÉNOBARBUS. Holà ! voilà mon chapeau.

MÉNAS.—Ah ! noble capitaine, venez.

(Ils sortent.)

FIN DU DEUXIÈME ACTE.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > ACTE TROISIÈME

ACTE TROISIÈME

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE I

SCENE I

Une plaine en Syrie.

VENTIDIUS arrive en triomphe avec SILIUS et d'autres

Romains, officiers et soldats. On porte devant lui le corps de

Pacurus, fils d'Orodes, roi des Parthes.

VENTIDIUS.—Enfin, Parthes habiles à lancer le dard, vous voilà frappés ; et c'est moi que la fortune a voulu choisir pour le vengeur de Crassus. Qu'on porte en tête de l'armée le corps du jeune prince. Ton fils Pacorus, Orodes, a payé la mort de Marcus Crassus !

SILIUS.—Noble Ventidius, tandis que ton épée fume encore du sang des Parthes, poursuis les Parthes fugitifs : pénètre dans la Médie, la Mésopotamie, dans tous les asiles où fuient leurs soldats en déroute. Alors ton grand général Antoine te fera monter sur un char de triomphe et mettra des guirlandes sur la tête.

VENTIDIUS.—Oh ! Silius, Silius, j'en ai fait assez. Souviens-toi bien qu'un subalterne peut faire une action trop éclatante ; car, apprends ceci, Sinus, qu'il vaut mieux laisser une entreprise inachevée que d'acquérir par ses succès une renommée trop brillante, lorsque le chef que nous servons est absent. César et Antoine ont toujours remporté plus de victoires par leurs officiers qu'en personne. Sossius, comme moi lieutenant d'Antoine en Syrie, pour avoir accumulé trop de victoires, qu'il remportait en quelques minutes, perdit la faveur d'Antoine. Quiconque fait dans la guerre plus que son général ne peut faire, devient le général de son général ; et l'ambition, vertu des guerriers, fait préférer une défaite à une victoire qui ternit la renommée du chef. Je pourrais faire davantage pour Antoine, mais je l'offenserais ; et son ressentiment détruirait tout le mérite de mes services.

SILIUS.—Ventidius, tu possèdes ces qualités sans lesquelles il n'y a presque point de différence entre un guerrier et son épée. Tu écriras à Antoine ?

VENTIDIUS.—Je vais lui mander humblement tout ce que nous avons exécuté en son nom, mot magique dans la guerre. Je lui dirai comment, avec ses étendards et ses troupes bien payées, nous avons chassé du champ de bataille et lassé la cavalerie parthe, jusqu'alors invaincue.

SILIUS.—Où est-il maintenant ?

VENTIDIUS.—Il doit se rendre à Athènes. C'est là que nous allons nous hâter de le rejoindre, autant que le permettra le poids de tout ce que nous traînons après nous. Allons, en marche... Que l'armée défile.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE II

SCÈNE II

Rome.—Antichambre de la maison de César.

Entrent AGRIPPA ET ÉNOBARBUS qui se rencontrent.

AGRIPPA.—Quoi ! nos frères se sont-ils déjà séparés ?

ÉNOBARBUS.—Ils ont terminé avec Pompée, qui vient de partir ; et actuellement ils sont tous les trois à sceller le traité. Octavie pleure de quitter Rome. César est triste et Lépide, depuis le festin de Pompée, à ce que dit Ménas, est attaqué de la maladie verte21.

Note 21 : (retour) Chlorose, pâles couleurs.

AGRIPPA.—C'est un noble Romain que Lépide !

ÉNOBARBUS.—Un excellent homme. Oh ! comme il aime César !

AGRIPPA.—Oui, et avec quelle tendresse il adore Antoine !

ÉNOBARBUS.—César ? mais c'est le Jupiter des hommes.

AGRIPPA.—Et Antoine ? Le dieu de ce Jupiter ?

ÉNOBARBUS, contrefaisant Lépide.—Vous parlez de César ? Comment, de ce sans pareil ?

AGRIPPA.—O Antoine ! ô oiseau d'Arabie22

Note 22 : (retour) Le Phénix.

ÉNOBARBUS.—Voulez-vous vanter César ? dites César, et restez-en là.

AGRIPPA.—Vraiment, il leur a appliqué à tous deux d'excellentes louanges. ÉNOBARBUS.—Mais c'est César qu'il aime le mieux : cependant il aime Antoine. Oh ! le coeur, la langue, les chiffres, les scribes, les bardes, les poètes ne peuvent penser, exprimer, peindre, écrire, chanter, calculer son amour pour Antoine. Mais pour César : à genoux, à genoux, et admirez.

AGRIPPA.—Il les aime tous deux.

ÉNOBARBUS.—Ils sont les ailes et lui l'escarbot ; ainsi... (Fanfares.) Mais voici le signal pour monter à cheval... Adieu, noble Agrippa.

AGRIPPA.—Bonne fortune, brave soldat ; adieu.

(Entrent Antoine, César, Lépide, Octavie.)

ANTOINE.—Seigneur, n'allez pas plus loin.

CÉSAR.—Vous m'enlevez la plus chère portion de moi-même. Songez à me bien traiter dans sa personne.—Ma soeur, soyez une épouse telle que ma pensée vous peint à mes yeux, et que votre conduite justifie tout ce que je garantirais de vous.—Noble Antoine, que ce modèle de vertu, qui est placé entre nous comme le ciment de notre amitié pour la soutenir, ne devienne jamais le bélier qui en renverse l'édifice ; car il aurait été plus aisé de nous aimer sans ce nouveau lien, si nous ne le soignons pas chacun de notre côté.

ANTOINE.—Ne m'offensez pas par votre défiance.

CÉSAR.—J'ai dit.

ANTOINE.—Quelque scrupuleux que vous soyez sur ce point, vous ne trouverez pas le moindre sujet aux craintes qui paraissent vous alarmer. Que les dieux vous gardent et fassent obéir le coeur des Romains à vos desseins ; nous allons nous séparer ici.

CÉSAR.—Adieu, ma chère soeur : sois heureuse. Que tous les éléments te soient propices et ne donnent à ton esprit que des jouissances ! Adieu.

OCTAVIE.—O mon noble frère !

ANTOINE.—Le mois d'avril est dans ses yeux ; c'est le printemps de l'amour, et ces larmes, la pluie qui favorise son retour.—Consolez-vous.

OCTAVIE.—Seigneur, veillez sur la maison de mon époux, et...

CÉSAR.—Quoi, ma soeur ?

OCTAVIE.—Je vais vous le dire à l'oreille.

ANTOINE.—Sa langue refuse d'obéir à son coeur, et son coeur ne peut exprimer ce qu'il sent à sa langue, comme le duvet du cygne qui flotte sur l'onde à la marée haute, sans incliner ni d'un côté ni de l'autre.

ÉNOBARBUS, à part, à Agrippa.—César pleurera-t-il ?

AGRIPPA.—Il a un nuage sur le front.

ÉNOBARBUS.—Ce serait un mauvais signe s'il était un cheval ; à plus forte raison, étant un homme23.

Note 23 : (retour) On dit qu'un cheval a un nuage sur la tête, lorsqu'il a une ligne noire entre les deux yeux. Cet accident de couleur lui donne un air soucieux, et indique un mauvais caractère.

AGRIPPA.—Pourquoi, Énobarbus ? Antoine rugit presque de douleur lorsqu'il vit Jules César mort, et à Philippes, il pleura sur le corps de Brutus.

ÉNOBARBUS.—Cette année-là, il est vrai, il était incommodé d'un rhume, il pleurait l'homme qu'il aurait de bon coeur détruit lui-même. Crois à ses larmes jusqu'à ce que tu m'aies vu pleurer aussi.

CÉSAR.—Non, chère Octavie, vous recevrez encore des nouvelles de votre frère ; jamais le temps ne vous fera oublier de moi.

ANTOINE.—Allons, seigneur, allons ; je disputerai avec vous de tendresse pour elle. Je vous embrasse ici, et je vous quitte en vous recommandant aux dieux.

CÉSAR.—Adieu, soyez heureux.

LÉPIDE.—Que tous les astres du firmament éclairent votre route !

CÉSAR embrasse sa soeur.—Adieu, adieu !

ANTOINE.—Adieu !

(Ils partent au son des trompettes.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE III

SCÈNE III

Alexandrie.—Appartement du palais.

Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, ALEXAS.

CLÉOPÂTRE.—Où est ce messager ?

ALEXAS.—Il a un peu peur de paraître devant vous.

CLÉOPÂTRE.—Qu'il vienne, qu'il vienne... (Le messager parait.) Approche.

ALEXAS.—Grande reine, Hérode de Judée n'oserait lever les yeux sur Votre Majesté que lorsque vous êtes satisfaite.

CLÉOPÂTRE.—Je veux un jour avoir la tête de cet Hérode ; mais quoi ! depuis qu'Antoine est parti, qui pourrais-je charger de me l'apporter ?—Approche-toi.

LE MESSAGER.—Très-gracieuse reine...

CLÉOPÂTRE.—As-tu vu Octavie ?

LE MESSAGER.—Oui, redoutable reine.

CLÉOPÂTRE.—Où ?

LE MESSAGER.—A Rome, madame. Je l'ai regardée en face, et je l'ai vue marcher entre son frère et Marc-Antoine.

CLÉOPÂTRE.—Est-elle aussi grande que moi24 ?

Note 24 : (retour) Cette scène est une allusion évidente aux questions adressées par Elisabeth à sir James Melvil sur la malheureuse Marie Stuart ; en consultant les Mémoires de sir James Melvil on s'apercevra que ce rapprochement n'est pas imaginaire.

LE MESSAGER.—Non, madame.

CLÉOPÂTRE.—L'as-tu entendue parler ? A-t-elle la voix aiguë ou basse ?

LE MESSAGER.—Madame, je l'ai entendue parler ; elle a la voix basse.

CLÉOPÂTRE.—Ce son de voix n'est pas si agréable ! il ne peut l'aimer longtemps.

CHARMIANE.—L'aimer ? Oh ! par Isis, cela est impossible.

CLÉOPÂTRE.—Je le crois, Charmiane. Une langue épaisse et une taille de naine.—Quelle majesté a-t-elle dans sa démarche ? Souviens-t'en, si tu as jamais vu de la majesté.

LE MESSAGER.—Elle se traîne : qu'elle marche ou qu'elle s'arrête, c'est la même chose ; elle a un corps, mais sans vie ; c'est une statue, plutôt qu'une créature qui respire.

CLÉOPÂTRE.—En es-tu bien sûr ?

LE MESSAGER.—Oui, ou je ne m'y connais pas.

CHARMIANE.—Il n'y a pas trois hommes en Égypte plus en état que lui d'en juger.

CLÉOPÂTRE.—Il est plein d'intelligence, je m'en aperçois.—Il n'y a encore rien en elle.—Cet homme a un bon jugement.

CHARMIANE.—Excellent.

CLÉOPÂTRE.—Devine son âge, je te prie ?

LE MESSAGER.—Madame, elle était veuve.

CLÉOPÂTRE.—Veuve ? Tu l'entends, Charmiane. LE MESSAGER.—Et je pense qu'elle a trente ans.

CLÉOPÂTRE.—As-tu son visage dans ta mémoire ? Est-il long ou rond ?

LE MESSAGER.—Rond à l'excès.

CLÉOPÂTRE.—Des femmes qui ont ce visage, la plupart n'ont aucun esprit.—Ses cheveux, quelle est leur couleur ?

LE MESSAGER.—Bruns, madame ; et son front est aussi bas qu'il soit possible de le désirer.

CLÉOPÂTRE.—Tiens, prends cet or. Il ne faut pas t'offenser de mes premières vivacités. Je veux t'employer ; je te trouve très-propre aux affaires ; va te préparer à partir ; nos lettres sont prêtes.

CHARMIANE.—Un homme de sens.

CLÉOPÂTRE.—Oui, en vérité ; je me repens bien de l'avoir ainsi maltraité.—Eh bien ! il me semble, d'après ce qu'il en dit, que cette créature n'est pas grand'chose.

CHARMIANE.—Rien du tout, madame.

CLÉOPÂTRE.—Cet homme a vu parfois de la majesté et doit s'y connaître.

CHARMIANE.—S'il en a vu ? Bonne Isis ! Lui qui a été si longtemps à votre service ?

CLÉOPÂTRE.—J'aurais encore une question à lui faire, chère Charmiane ; mais peu importe : tu me l'amèneras là où j'écrirai. Je crois que tout ira bien.

CHARMIANE.—J'en réponds, madame.

(Elles sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE IV

SCÈNE IV

Athènes.—Appartement de la maison d'Antoine.

Entrent ANTOINE, OCTAVIE.

ANTOINE.—Non, non, Octavie, j'excuserais ce tort-là et mille autres de ce genre ; mais il a rallumé la guerre contre Pompée, il a fait son testament et l'a rendu public. Il a parlé de moi avec dédain ; et, lors même qu'il ne pouvait s'empêcher de me rendre un témoignage honorable, c'était avec froideur et dégoût ; il m'a fait bien petite mesure. Toutes les fois qu'on a ouvert sur mon compte une opinion favorable, il a fait la sourde oreille, ou ne s'est expliqué que du bout des dents.

OCTAVIE.—Ah ! mon cher seigneur, ne croyez pas tout ; ou, si vous croyez tout, ne vous offensez pas de tout. S'il faut que cette rupture arrive, jamais femme plus malheureuse que moi ne se trouva, entre les partis, obligée de prier pour tous deux. Les dieux se moqueront désormais de mes prières, lorsque je leur dirai : Ah ! protégez mon seigneur et mon époux ! et que, démentant aussitôt cette prière, je leur crierai de la même voix : Ah ! protégez mon frère ! La victoire pour mon époux, la victoire pour mon frère ! Je prierai et je contredirai ma prière. Point de milieu entre ces deux extrémités.

ANTOINE.—Douce Octavie, que votre amour préfère celui qui se montrera plus jaloux de le conserver. Si je perds mon honneur, je me perds moi-même. Il vaudrait mieux que je ne fusse pas à vous, que d'être à vous sans honneur. Mais, comme vous l'avez demandé, vous pouvez être médiatrice entre nous deux. Pendant ce temps, je vais faire des préparatifs de guerre capables d'arrêter votre frère. Faites toute la diligence que vous voudrez, vos désirs sont accomplis.

OCTAVIE.—J'en rends grâce à mon seigneur.—Que le tout-puissant Jupiter fasse de moi, femme faible, bien faible, votre réconciliatrice ! La guerre entre vous deux, c'est comme si le globe s'entr'ouvrait et qu'il fallût combler le gouffre avec des cadavres.

ANTOINE.—Dès que vous reconnaîtrez où commencent ces maux, tournez de ce côté votre déplaisir ; car nos fautes ne peuvent jamais être si égales, que votre amour puisse se diriger également des deux côtés. Disposez tout pour votre départ ; nommez ceux qui doivent vous accompagner, et faites toutes les dépenses que vous voudrez.

(Ils se séparent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE V

SCÈNE V

Athènes : un autre appartement de la maison d'Antoine.

ÉNOBARBUS ET ÉROS se rencontrent.

ÉNOBARBUS.—Eh bien ! ami Éros ?

ÉROS.—Il y a d'étranges nouvelles, seigneur.

ÉNOBARBUS.—Quoi donc ?

ÉROS.—César et Lépide ont fait la guerre à Pompée.

ÉNOBARBUS.—Ceci est vieux ; qu'elle en a été l'issue ?

ÉROS.—César, après avoir profité des services de Lépide dans la guerre contre Pompée, lui a refusé ensuite l'égalité du rang, n'a pas voulu qu'il partageât la gloire du combat, et, ne s'arrêtant pas là, il l'accuse d'avoir entretenu auparavant une correspondance avec Pompée. Sur sa propre accusation, il a fait arrêter Lépide. Ainsi, voilà le pauvre triumvir à bas, jusqu'à ce que la mort élargisse sa prison.

ÉNOBARBUS.—Alors, ô univers, de trois loups, tu n'en as plus que deux ; jette au milieu d'eux toute la nourriture que tu possèdes, et ils se dévoreront l'un l'autre.—Où est Antoine ?

ÉROS.—Il se promène dans les jardins,—comme ceci—et il foule aux pieds les joncs qu'il rencontre devant lui, en s'écriant : O imbécile Lépide ! Et il menace la tête de son officier, celui qui a assassiné Pompée.

ÉNOBARBUS.—Notre belle flotte est équipée.

ÉROS.—Elle est destinée pour l'Italie et contre César. D'autres nouvelles : Dominus.... Mais Antoine vous attend. J'aurais pu vous dire mes nouvelles plus tard.

ÉNOBARBUS.—Ce sera peu de chose ; mais n'importe. Conduis-moi près d'Antoine.

ÉROS.—Venez, seigneur.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VI

SCÈNE VI

Rome.—Appartement de César.

CÉSAR, AGRIPPA, MÉCÈNE.

CÉSAR.—Au mépris de Rome, il a fait tout ceci, et plus encore dans Alexandrie ; et voilà comment, dans la place publique, Cléopâtre et lui se sont assis publiquement sur des trônes d'or, dans une tribune d'argent ; à leurs pieds était placé le jeune Césarion, qu'ils appellent le fils de mon père avec tous les enfants illégitimes issus depuis lors de leurs débauches. Antoine a fait don de l'Égypte à Cléopâtre, il l'a proclamée reine absolue de la basse Syrie, de l'île de Chypre et de la Libye.

MÉCÈNE.—Quoi ! aux yeux du public ?

CÉSAR.—Au milieu même de la grande place, où le peuple fait tous ses exercices. C'est là qu'il a proclamé ses fils rois des rois ; il a donné à Alexandre la vaste Médie, le pays des Parthes et l'Arménie ; il a assigné à Ptolémée la Syrie, la Cilicie et la Phénicie. Cléopâtre, ce jour-là, a paru en public vêtue comme la déesse Isis, et souvent auparavant elle avait, dit-on, donné ses audiences dans cet appareil.

MÉCÈNE.—Il faut que Rome soit instruite de toutes ces choses.

AGRIPPA.—Rome, déjà lassée de son insolence, lui retirera sa bonne opinion.

CÉSAR.—Le peuple en est instruit, et cependant il vient de recevoir les accusations d'Antoine !

AGRIPPA.—Qui donc accuse-t-il ! CÉSAR.—César. Il se plaint de ce qu'ayant dépouillé Sextus Pompée de la Sicile, je l'ai frustré de sa part de cette île ; et il dit ensuite m'avoir prêté quelques vaisseaux qui ne lui ont pas été rendus. Enfin, il se montre indigné de ce que Lépide a été déposé du triumvirat, et de ce qu'une fois déposé j'ai retenu tous ses revenus.

AGRIPPA.—Seigneur, il faut lui répondre.

CÉSAR.—C'est déjà fait, et le messager est parti. Je lui mande que Lépide était devenu trop cruel, qu'il abusait de son autorité, et qu'il a mérité d'être déposé. Quant à mes conquêtes, je lui en accorde une portion ; mais, en retour, je lui demande ma part de l'Arménie et des autres royaumes qu'il a conquis.

MÉCÈNE.—Jamais il ne vous la cédera.

CÉSAR.—Alors, je ne dois pas lui céder, moi, ce qu'il demande.

(Entre Octavie.)

OCTAVIE.—Salut, César, monseigneur, salut, mon cher César.

CÉSAR.—Que je sois obligé de t'appeler une femme répudiée !

OCTAVIE.—Vous ne m'avez pas appelée ainsi, et vous n'en avez pas sujet.

CÉSAR.—Pourquoi donc venez-vous me surprendre ainsi ? Vous ne revenez point comme la soeur de César : l'épouse d'Antoine devrait être précédée d'une armée, son approche devait être annoncée par les hennissements des chevaux, longtemps avant qu'elle parût ; les arbres de la route auraient dû être chargés de peuple, impatient et fatigué d'attendre votre passage désiré ; il fallait que la poussière élevée sous les pas de votre nombreux cortège montât jusqu'à la voûte des cieux. Mais vous êtes venue à Rome comme une vendeuse de marché : vous avez prévenu les démonstrations de notre amitié, ce sentiment qui s'éteint souvent si on néglige de le témoigner. Nous aurions été à votre rencontre par mer et par terre, et à chaque pas nous aurions redoublé d'éclat.

OCTAVIE.—Mon bon frère, rien ne me forçait à revenir ainsi : je n'ai fait que suivre mon libre penchant. Mon époux, Marc-Antoine, ayant appris que vous vous prépariez à la guerre, a affligé mon oreille de cette fâcheuse nouvelle ; et moi aussitôt je l'ai prié de m'accorder la liberté de revenir vers vous.

CÉSAR.—Ce qu'il vous a accordé sans peine : vous étiez un obstacle à ses débauches.

OCTAVIE.—N'en jugez pas ainsi, seigneur.

CÉSAR.—J'ai les yeux sur lui, et les vents m'apportent des nouvelles de toutes ses démarches. Où est-il maintenant ?

OCTAVIE.—A Athènes, seigneur.

CÉSAR.—Non, ma soeur, trop indignement outragée, Cléopâtre, d'un coup d'oeil, l'a rappelé à ses pieds. Il a abandonné son empire à une prostituée, et maintenant ils s'occupent tous deux à soulever contre moi tous les rois de la terre. Il a rassemblé Bocchus, roi de Libye ; Archélaüs, roi de Cappadoce ; Philadelphe, roi de Paphlagonie ; le roi de Thrace, Adellas ; Malchus, roi d'Arabie ; le roi de Pont ; Hérode, de Judée ; Mithridate, roi de Comagène ; Polémon et Amintas, rois des Mèdes et de Lycaonie ; et encore une foule d'autres sceptres !

OCTAVIE.—Hélas ! que je suis malheureuse d'avoir le coeur partagé entre deux hommes que j'aime et qui se haïssent !

CÉSAR.—Soyez ici la bienvenue. Vos lettres ont retardé longtemps notre rupture : jusqu'à ce que je me sois aperçu à quel point vous étiez abusée, et combien une plus longue négligence devenait dangereuse pour moi. Consolez-vous ; ne vous agitez pas des circonstances qui amènent sur votre bonheur ces terribles nécessités, et laissez les invariables décrets du destin suivre leur cours, sans vous répandre en gémissements. Rome vous reçoit avec joie : rien ne m'est plus cher que vous. Vous avez été trompée au delà de tout ce qu'on peut imaginer, et les puissants dieux, pour vous faire justice, ont choisi pour ministres de leur vengeance, votre frère et ceux qui vous aiment. Vous êtes la plus douce de nos consolations, et toujours la bienvenue auprès de nous.

AGRIPPA.—Soyez la bienvenue, madame.

MÉCÈNE.—Soyez la bienvenue, chère dame ; tous les coeurs, dans Rome, vous aiment et vous plaignent. L'adultère Antoine, sans frein dans ses désordres, est le seul qui vous rejette pour livrer sa puissance à une prostituée qui la tourne avec bruit contre nous.

OCTAVIE.—Est-il bien vrai, seigneur ?

CÉSAR.—Rien n'est plus certain, vous êtes la bienvenue, ma soeur ; je vous prie, ne perdez pas patience, ma chère soeur !

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VII

SCÈNE VII

Le camp d'Antoine près du promontoire d'Actium.

Entrent CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS.

CLÉOPÂTRE.—Je m'acquitterai envers toi, n'en doute pas.

ÉNOBARBUS.—Mais pourquoi ? pourquoi ? pourquoi ?

CLÉOPÂTRE.—Tu t'es opposé à ce que j'assistasse à cette guerre, en disant que ce n'était pas convenable.

ÉNOBARBUS.—Eh bien ! est-ce convenable, dites-moi ?

CLÉOPÂTRE.—Pourquoi pas ? La guerre est déclarée contre moi, pourquoi n'y serais-je pas en personne ?

ÉNOBARBUS.—Je sais bien ce que je pourrais répondre : si nous nous servions en même temps de chevaux et de cavales, les chevaux seraient absolument superflus, car chaque cavale porterait un soldat et son cheval.

CLÉOPÂTRE.—Que murmures-tu là ?

ÉNOBARBUS.—Votre présence doit nécessairement embarrasser Antoine : elle prendra de son coeur, de sa tête, de son temps, ce dont il n'a rien à perdre en cette circonstance. On le raille déjà sur sa légèreté, et l'on dit dans Rome que c'est l'eunuque Photin et vos femmes qui dirigent cette guerre.

CLÉOPÂTRE.—Que Rome s'abîme ! et périssent toutes les langues qui parlent contre nous ! Je porte ma part du fardeau dans cette guerre, et, comme souveraine de mes États, je dois y remplir le rôle d'un homme. N'objecte plus rien, je ne resterai pas en arrière.

ÉNOBARBUS.—Je me tais, madame.—Voici l'empereur.

(Entrent Antoine et Canidius.)

ANTOINE.—Ne te parait-il pas étrange, Canidius, que César ait pu, de Tarente et de Brindes, traverser si rapidement la mer d'Ionie et emporter Toryne ?—Vous l'avez appris, mon coeur ?

CLÉOPÂTRE.—La diligence n'est jamais plus admirée que par les paresseux.

ANTOINE.—Bonne satire de notre indolence, et qui ferait honneur au plus brave guerrier.—Canidius, nous le combattrons sur mer.

CLÉOPÂTRE.—Oui, sur mer, sans doute.

CANIDIUS.—Pourquoi mon général a-t-il ce projet ?

ANTOINE.—Parce qu'il nous en a défié.

ÉNOBARBUS.—Mon seigneur l'a aussi défié en combat singulier ?

CANIDIUS.—Oui, et vous lui avez offert le combat à Pharsale, où César vainquit Pompée ; mais toutes les propositions qui ne servent pas à son avantage, il les rejette. Vous devriez en faire autant.

ÉNOBARBUS.—Vos vaisseaux sont mal équipés, vos matelots ne sont que des muletiers, des moissonneurs, des gens levés à la hâte et par contrainte. La flotte de César est montée par des marins qui ont souvent combattu Pompée : leurs vaisseaux sont légers, les vôtres sont pesants ; il n'y a pour vous aucun déshonneur à refuser le combat sur mer, puisque vous êtes prêt à l'attaquer sur terre. ANTOINE.—Sur mer, sur mer.

ÉNOBARBUS.—Mon digne seigneur, vous perdez par là toute la supériorité que vous avez sur terre : vous démembrez votre armée, qui, en grande partie, est composée d'une infanterie aguerrie ; vous laissez sans emploi votre habileté si justement renommée ; vous abandonnez le parti qui vous promet un succès assuré : vous vous exposez au simple caprice du hasard.

ANTOINE.—Je veux combattre sur mer.

CLÉOPÂTRE.—J'ai soixante vaisseaux ; César n'en a pas de meilleurs.

ANTOINE.—Nous brûlerons le surplus de notre flotte ; et avec les autres vaisseaux bien équipés, nous battrons César, s'il ose avancer vers le promontoire d'Actium. Si la fortune nous trahit, nous pourrons alors prendre notre revanche sur terre. (A un messager qui arrive.) Ton message ?

LE MESSAGER.—Les nouvelles sont vraies, seigneur, César est signalé ; il a pris Toryne.

ANTOINE.—Peut-il y être en personne ? Cela est impossible ; il est même étrange que son armée y soit arrivée. Canidius, tu commanderas sur terre nos dix-neuf légions et nos douze mille chevaux ; nous, nous allons à notre flotte. Partons, ma Thétis. (Un soldat paraît.) Que veux-tu, brave soldat ?

LE SOLDAT.—O noble empereur, ne combattez point sur mer ; ne vous fiez pas à des planches pourries. Est-ce que vous vous défiez de cette épée et de ces blessures ? Laissez aux Égyptiens et aux Phéniciens l'art de nager comme les oisons : nous, Romains, nous avons l'habitude de vaincre sur terre, et en combattant de pied ferme.

ANTOINE.—Allons, allons, partons.

(Antoine, Cléopâtre, Énobarbus sortent.)

LE SOLDAT.—Par Hercule, je crois que j'ai raison.

CANIDIUS.—Oui, soldat ; mais Antoine ne se repose plus sur ce qui fait sa force. C'est ainsi que notre chef se laisse mener, et nous sommes les soldats de ces femmes.

LE SOLDAT.—Vous gardez à terre les légions et toute la cavalerie, n'est-ce pas ?

CANIDIUS.—Marcus Octavius, Marcus Justéius, Publicola et Caelius sont pour la mer ; mais nous restons tranquilles à terre.—Cette diligence de César passe toute croyance.

LE SOLDAT.—Pendant qu'il était encore à Rome, son armée marchait par légers détachements, qui ont trompé tous les espions.

CANIDIUS.—Quel est son lieutenant, le sais-tu ?

LE SOLDAT.—On dit que c'est un certain Taurus.

CANIDIUS.—Oh ! je connais l'homme !

(Un messager arrive.)

LE MESSAGER.—L'empereur demande Canidius.

CANIDIUS.—Le temps est gros d'évènements, et en enfante à chaque minute.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VIII

SCÈNE VIII

Une plaine près d'Actium.

Entrent CÉSAR, TAURUS, officiers et autres.

CÉSAR.—Taurus !

TAURUS.—Seigneur !

CÉSAR.—N'agis point sur terre ; reste tranquille, et ne provoque pas le combat que l'affaire ne soit décidée sur mer : ne dépasse pas les ordres de ce parchemin, notre fortune en dépend.

(Ils sortent.)

(Entrent Antoine et Énobarbus.)

ANTOINE.—Plaçons nos escadrons de ce côté de la montagne, en face de l'armée de César ; de ce poste, nous pourrons découvrir le nombre de ses vaisseaux et agir en conséquence.

(Ils sortent.)

(Canidius traverse le théâtre d'un côté avec son armée

de terre, et Taurus, lieutenant de César, passe de l'autre

côté, dès qu'ils ont disparu on entend le bruit d'un

combat naval.)

ÉNOBARBUS rentre.—Tout est perdu ! tout est perdu ! Je n'en puis voir davantage. L'Antoniade25, le vaisseau amiral de la flotte égyptienne tourne son gouvernail et fuit avec les soixante autres vaisseaux. Ce spectacle a foudroyé mes yeux.

Note 25 : (retour) «La galère capitainesse de Cléopâtre s'appelait Antoniade, en laquelle il advint une chose de sinistre présage ; des arondelles avaient fait leurs nids dessoubs la pouppe : il y en vint d'autres puis après qui chassèrent ces premières, et démolirent leurs nids.» PLUTARQUE.

(Entre Scarus.)

SCARUS.—Dieux et déesses, et tout ce qu'il y a de puissances dans l'Olympe !

ÉNOBARBUS.—Quel est ce transport ?

SCARUS.—La plus belle part de l'univers est perdue par pure ignorance. Nous avons perdu royaumes et provinces pour des baisers.

ÉNOBARBUS.—Où en est le combat ?

SCARUS.—De notre côté, comme la peste lorsqu'on a vu les boutons et que la mort est certaine. Cette infâme prostituée d'Égypte, que la lèpre saisisse, au fort de l'action, lorsque les avantages semblaient jumeaux, tous deux semblables, et que nous semblions même être l'aîné, je ne sais quel taon26 la pique comme une génisse au mois de juin, mais elle fait hausser les voiles et fuit.

Note 26 : (retour) Taon, mouche qui fait affoler les boeufs en été par la violence de sa piqûre.

ÉNOBARBUS.—J'en ai été témoin ; mes yeux, rendus malades par ce spectacle, n'ont pu en soutenir plus longtemps la vue.

SCARUS.—À peine a-t-elle cinglé, en s'enfuyant, qu'Antoine, noble victime de ses enchantements, déploie les ailes de son vaisseau, et, comme un insensé, abandonne le combat au fort de la mêlée, et fuit sur ses traces. Je n'ai jamais vu d'action si honteuse. Jamais l'expérience, la bravoure et l'honneur ne se sont aussi indignement trahis.

ÉNOBARBUS.—Hélas ! hélas !

CANIDIUS arrive.—Notre fortune sur mer est aux abois et s'abîme de la manière la plus lamentable. Si notre général s'était souvenu de ce qu'il fut jadis, tout allait à merveille. Oh ! il nous a donné bien lâchement l'exemple de la fuite !

ÉNOBARBUS, à part.—Oui. Ah ! en êtes vous là ? En ce cas, bonsoir ; adieu.

CANIDIUS.—Ils fuient vers le Péloponèse.

SCARUS.—Cela est aisé ; et j'irai aussi attendre là l'événement.

CANIDIUS.—Je vais me rendre à César avec mes légions et ma cavalerie ; déjà six rois m'ont donné l'exemple de la soumission.

ÉNOBARBUS.—Je veux suivre encore la fortune chancelante d'Antoine, quoique la prudence me conseille le contraire.

(Ils sortent par différents côtés.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE IX

SCÈNE IX

Alexandrie.—Appartement du palais.

ANTOINE et sa suite.

ANTOINE.—Écoutez, la terre me défend de la fouler plus longtemps. Elle a honte de me porter ! Approchez, mes amis ; je me suis si fort attardé27 dans le monde que j'ai perdu ma route pour jamais.—Il me reste un vaisseau chargé d'or, prenez-le ; partagez-le entre vous. Fuyez, et allez faire votre paix avec César.

Note 27 : (retour) Benighted, surpris par la nuit ; nous avons conservé le mot attardé, qui rend assez bien le mot anglais.

TOUS.—Fuir ? Non, pas nous.

ANTOINE.—J'ai bien fui moi-même, et j'ai appris aux lâches à se sauver et à montrer leur dos à l'ennemi. Amis, quittez-moi ; je suis décidé à suivre une voie dans laquelle je n'ai aucun besoin de vous. Allez. Mon trésor est dans le port ; prenez-le.—Oh ! j'ai suivi celle que je rougis maintenant d'envisager ! Mes cheveux eux-mêmes se révoltent, car mes cheveux blancs reprochent aux cheveux bruns leur imprudence, et ceux-ci reprochent aux autres leur lâcheté et leur folie.—Mes amis, quittez-moi ; je vous donnerai des lettres pour quelques amis, qui vous faciliteront l'accès auprès de César. Je vous en conjure, ne vous affligez point : ne me parlez pas de votre répugnance, suivez le conseil que mon désespoir vous donne bien haut ; abandonnez ceux qui s'abandonnent eux-mêmes. Descendez tout droit au rivage. Je vais dans un instant vous mettre en possession de ce trésor et de ce vaisseau.—Laissez-moi, je vous prie, un moment.—Je vous en conjure, laissez-moi ; je vous en prie, car j'ai perdu le droit de vous commander. Je vous rejoindrai tout à l'heure.

(Il s'assied.)

(Entrent Éros, et Cléopâtre soutenue par Charmiane et Iras.)

ÉROS.—Oui, madame, approchez-vous ; venez, consolez-le.

IRAS.—Consolez-le, chère reine.

CHAHMIANE.—Le consoler ! Oui, sans doute.

CLÉOPÂTRE.—- Laissez-moi m'asseoir. O Junon !

ANTOINE.—Non, non, non, non.

ÉROS.—La voyez-vous, seigneur ?

ANTOINE, détournant les yeux.—Oh ! loin de moi, loin, loin !

CHARMIANE.—Madame....

IRAS.—Madame, chère souveraine....

ÉROS.—Seigneur, seigneur !

ANTOINE.—Oui, mon seigneur, oui, vraiment.—Il portait à Philippes son épée dans le fourreau, comme un danseur, tandis que je frappais le vieux et maigre Cassius, et ce fut moi qui donnai la mort au frénétique Brutus28. Lui, il n'agissait que par des lieutenants et n'avait aucune expérience des grands exploits de la guerre ; et aujourd'hui...—N'importe.

Note 28 : (retour) «C'est ainsi que le débauché Antoine traitait le sublime patriotisme de Brutus.» WARBURTON.

CLÉOPÂTRE.—Ah ! restez-là.

ÉROS.—La reine, seigneur, la reine !

IRAS.—Avancez vers lui, madame. Parlez-lui. Il est hors de lui, il est accablé par la honte.

CLÉOPÂTRE.—Allons, soutenez-moi donc.—Oh !

ÉROS.—Noble seigneur, levez-vous : la reine s'approche ; sa tête est penchée et la mort va la saisir ; mais vous pouvez la consoler et la rappeler à la vie.

ANTOINE.—J'ai porté un coup mortel à ma réputation ! le coup le plus lâche....

ÉROS.—Seigneur, la reine...

ANTOINE.—O Égyptienne, où m'as-tu conduit ? Vois, je cherche à dérober mon ignominie à tes yeux, en jetant mes regards en arrière, sur ce que j'ai laissé derrière moi, plongé dans le déshonneur.

CLÉOPÂTRE.—Ah ! seigneur, seigneur, pardonnez à mes timides vaisseaux ; j'étais loin de prévoir que vous me suivriez.

ANTOINE.—Égyptienne, tu savais trop bien que mon coeur était attaché au gouvernail de ton vaisseau, et que tu me traînerais à la remorque. Tu connaissais ton empire absolu sur mon âme, et tu savais qu'un signe de toi m'eût fait désobéir aux ordres des dieux mêmes. CLÉOPÂTRE.—Oh ! pardonne-moi !

ANTOINE.—Maintenant il faut que j'envoie d'humbles propositions à ce jeune homme. Il faut que je supplie, que je rampe dans tous les détours de l'humiliation ; moi qui gouvernais, en me jouant, la moitié de l'univers, qui créais et anéantissais, à mon gré, les fortunes ! Tu savais trop à quel point tu avais asservi mon âme, et que mon épée, affaiblie par ma passion, lui obéirait toujours.

CLÉOPÂTRE.—Oh ! pardon.

ANTOINE.—Ah ! ne pleure pas ; une seule de tes larmes vaut tout ce que j'ai jamais pu gagner ou perdre : donne-moi un baiser, il me paye de tout.—Nous avons envoyé notre maître d'école29.—Est-il de retour ?—Ma bien-airnée, je me sens abattu. Un peu de vin là-dedans et quelques aliments.—La fortune sait que plus elle me menace, et plus je la brave.

Note 29 : (retour) Euphronius.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE X

SCÈNE X

Le camp de César en Égypte.

CÉSAR, AGRIPPA, DOLABELLA, THYRÉUS, suite.

CÉSAR.—Qu'on fasse entrer l'envoyé d'Antoine. Le connaissez-vous ?

DOLABELLA.—César, c'est son maître d'école ; preuve qu'il est bien déplumé, puisqu'il envoie ici une si petite plume de son aile, lui qui avait tant de rois pour messagers, il n'y a que quelques mois.

(Entre Euphronius.)

CÉSAR.—Approche et parle.

EUPHRONIUS.—Tel que je suis, je viens de la part d'Antoine ; j'étais, il n'y a pas longtemps, aussi petit dans ses desseins que la goutte de rosée sur une feuille de myrte en comparaison de l'Océan.

CÉSAR.—Soit ; remplis ta commission.

EUPHRONIUS.—Il salue en toi le maître de sa destinée et demande à vivre en Égypte. Si tu refuses, il abaisse ses prétentions et te prie de le laisser respirer entre la terre et le ciel, en simple citoyen, dans Athènes. Voilà pour ce qui le regarde.—Quant à Cléopâtre, elle rend hommage à ta grandeur ; elle se soumet à ta puissance et te demande, pour ses enfants, le diadème des Ptolémées, qui maintenant est assujetti à ta volonté suprême.

CÉSAR.—Pour Antoine, je n'écoute point sa requête.—Quant à la reine, je ne lui refuse point ni de l'entendre, ni de la satisfaire ; mais c'est à condition qu'elle chassera de l'Égypte son amant déshonoré ou qu'elle lui ôtera la vie. Si elle m'obéit en ce point, sa prière ne sera point rebutée. Annonce à tous deux ma réponse.

EUPHRONIUS.—Que la fortune continue de te suivre !

CÉSAR.—Faites-lui traverser le camp. (Euphronius sort—A Thyréus.) Voici le moment d'essayer ton éloquence, pars, détache Cléopâtre des intérêts d'Antoine ; promets-lui, en mon nom, tout ce qu'elle te demandera ; ajoute toi-même des offres de ton invention. Les femmes dans la meilleure fortune ne sont pas fortes ; mais l'infortune rendrait parjure les vestales mêmes. Essaye ton adresse, Thyréus, fixe toi-même ta récompense, tes désirs seront obéis comme des lois.

THYRÉUS.—César, je pars.

CÉSAR.—Observe comment Antoine soutient son malheur ; apprends-moi ce que tu conjectures de sa manière d'agir et de ses démarches.

THYRÉUS.—César, je le ferai.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE XI

SCENE XI

Alexandrie.—Appartement du palais.

Entrent CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMIANE, IRAS.

CLÉOPÂTRE.—Que faut-il faire, Énobarbus ?

ÉNOBARBUS.—Penser et mourir30.

Note 30 : (retour) Les uns veulent qu'il y ait drink and die, boire et mourir, parce que Énobarbus est ami des festins ; mais la plus ancienne version porte think and die ; et d'ailleurs Énobarbus est indigné et cherche à justifier la trahison qu'il médite ; naturellement généreux, ce n'est pas avec une gaieté hypocrite qu'il se prépare à déserter.

CLÉOPÂTRE.—La faute est-elle à Antoine ou à moi ?

ÉNOBARBUS.—A Antoine seul : lui qui permet à sa volonté de maîtriser sa raison. Eh ! qu'importe que vous ayez fui loin de ce grand spectacle de la guerre, où la terreur passait alternativement d'une flotte à l'autre ! Pourquoi vous a-t-il suivie ? L'ardeur de son affection n'aurait pas dû porter un coup fatal à sa réputation de grand capitaine, au moment où la moitié de l'univers combattait l'autre, lui, étant le seul sujet de la querelle. Ce fut une honte égale à sa perte d'aller suivre vos pavillons fuyants et d'abandonner sa flotte étonnée de sa fuite.

CLÉOPÂTRE.—Tais-toi, je t'en prie.

(Entrent Antoine et Euphronius)

ANTOINE.—Et c'est là sa réponse ? EUPHRONIUS.—Oui, seigneur.

ANTOINE.—Ainsi, la reine sera bien accueillie si elle veut me sacrifier.

EUPHRONIUS.—C'est ce qu'il a dit.

ANTOINE.—Qu'elle le sache.—Envoyez au jeune César cette tête grise, et il remplira de royaumes, jusqu'aux bords, la coupe de vos désirs.

CLÉOPÂTRE.—Votre tête, seigneur !

ANTOINE.—Retourne vers lui.—Dis-lui qu'il porte sur son visage les roses de la jeunesse, que l'univers attend de lui plus que des actions ordinaires ; dis-lui qu'il serait possible que son or, ses vaisseaux, ses légions, appartinssent à un lâche ; que des généraux subalternes peuvent triompher au service d'un enfant aussi bien que sous les ordres de César : et que je le défie de venir, mettant de côté l'inégalité de nos fortunes, se mesurer avec moi, qui suis déjà sur le déclin de l'âge, fer contre fer et seul à seul. Je vais lui écrire. (Au député.) Suis-moi.

(Antoine sort avec Euphronius.)

ÉNOBARBUS.—Oui, cela est bien vraisemblable que César, entouré d'une armée victorieuse, ira mettre en jeu son bonheur, et se donner en spectacle comme un spadassin !—Je vois bien que les jugements des hommes ressemblent à leur fortune, et que les objets extérieurs entraînent les qualités de l'âme et les font en même temps déchoir. Qu'il puisse rêver, lui qui connaît la valeur des choses, que César dans l'abondance répondra à son dénùment ! César, tu as aussi vaincu sa raison.

(Un esclave entre.)

L'ESCLAVE.—Voici un envoyé de César.

CLÉOPÂTRE.—Quoi ! pas plus de cérémonies ?—Voyez, mes femmes !—On se bouche le nez près de la rose épanouie dont on venait à genoux admirer les boutons !

ÉNOBARBUS, à part.—Mon honneur et moi nous commençons à nous quereller. La loyauté gardée à des fous change notre constance en vraie folie ; cependant, celui qui persiste à suivre avec fidélité un maître déchu est le vainqueur du vainqueur de son maître, et acquiert une place dans l'histoire.

(Entre Thyréus.)

CLÉOPÂTRE.—Que veut César ?

THYRÉUS.—Venez l'entendre à l'écart.

CLÉOPÂTRE.—Il n'y a ici que des amis ; parle hardiment.

THYRÉUS.—Mais peut-être sont-ils aussi les amis d'Antoine.

ÉNOBARBUS.—Il aurait besoin d'avoir autant d'amis que César, sans quoi nous lui sommes fort inutiles. S'il plaisait à César, Antoine volerait au-devant de son amitié : pour nous, vous le savez, nous sommes les amis de ses amis, j'entends de César.

THYRÉUS.—Allons ! Ainsi donc, illustre reine, César vous exhorte à ne pas tenir compte de votre situation, mais à vous souvenir seulement qu'il est César.

CLÉOPÂTRE.—Poursuis.—C'est agir loyalement.

THYRÉUS.—Il sait que vous restez attachée à Antoine moins par amour que par crainte.

CLÉOPÂTRE.—Oh !

THYRÉUS.—Il plaint donc les atteintes portées à votre honneur comme des taches forcées, mais non méritées.

CLÉOPÂTRE.—Il est un dieu qui sait démêler la vérité. Mon honneur n'a point cédé, il a été conquis par la force.

ÉNOBARBUS, à part.—Pour m'assurer de ce fait, je le demanderai à Antoine.—Seigneur, seigneur, tu es un vaisseau qui prend tellement l'eau qu'il faut te laisser couler à fond, car ce que tu as de plus cher t'abandonne.

(Énobarbus sort.)

THYRÉUS.—Dirai-je à César ce que vous désirez de lui ; car il souhaite surtout qu'on lui demande pour pouvoir accorder. Il serait enchanté que vous fissiez de sa fortune un bâton pour vous appuyer. Mais ce qui enflammerait encore plus son zèle pour vous, ce serait d'apprendre de moi que vous avez quitté Antoine, et que vous vous réfugiez sous l'abri de sa puissance, lui le maître de l'univers.

CLÉOPÂTRE.—Quel est ton nom ?

THYRÉUS.—Mon nom est Thyréus.

CLÉOPÂTRE.—Gracieux messager, dis au grand César que je baise sa main victorieuse en la personne de son député ; dis-lui que je m'empresse de déposer ma couronne à ses pieds et de lui rendre hommage à genoux. Dis-lui que j'attends de sa voix souveraine la sentence de l'Égypte. THYRÉUS.—C'est le parti le plus honorable pour vous. Quand la prudence et la fortune sont aux prises, si la première n'ose que ce qu'elle peut, nul hasard ne peut l'ébranler.—Accordez-moi la faveur de déposer mon hommage sur votre main.

CLÉOPÂTRE.—Plus d'une fois le père de votre César, après avoir rêvé à la conquête des royaumes, posa ses lèvres sur cette main indigne de lui, et la couvrit d'une pluie de baisers.

(Antoine entre avec Énobarbus.)

ANTOINE.—Des faveurs !... par Jupiter tonnant !—Qui es-tu ?

THYRÉUS.—Un homme qui exécute les ordres du plus puissant des hommes et du plus digne d'être obéi.

ÉNOBARBUS.—Tu seras fouetté !

ANTOINE, à ses esclaves.—Approchez ici.—(A Cléopâtre.)—Et toi, milan !—Eh bien ! dieux et diables ! mon autorité s'évanouit ! Naguère, quand je criais holà ! des rois accouraient aussitôt, comme une troupe d'enfants dans une course, et me répondaient : Que me voulez-vous ?—N'avez-vous point d'oreilles ? Je suis encore Antoine. (Ses gens entrent.) Saisissez-moi cet insolent, et fouettez-le.

ÉNOBARBUS.—Il vaut mieux se jouer à un jeune lionceau qu'à un vieux lion mourant.

ANTOINE.—Par la lune et les étoiles !—Qu'il soit fouetté ! Fussent-ils vingt des plus puissants tributaires qui rendent hommage à César, si je les surprenais ayant l'insolence de baiser la main de cette... Comment s'appelle-t-elle ? Jadis, c'était Cléopâtre ! Fouettez-le jusqu'à ce que vous le voyiez vous regarder d'un air suppliant comme un écolier et vous demander miséricorde par ses gémissements. Qu'on m'emmène.

THYRÉUS.—Marc-Antoine...

ANTOINE.—Qu'on l'entraîne, et quand il sera fouetté, qu'on le ramène. Ce valet de César lui reportera un message. (On emmène Thyréus.—A Cléopâtre.) Vous étiez à moitié flétrie quand je vous ai connue.—Ai-je laissé dans Rome ma couche vierge encore ? Ai-je renoncé à être le père d'une postérité légitime, et par la perle des femmes, pour être trompé par une femme qui regarde des valets ?

CLÉOPÂTRE.—Mon cher seigneur...

ANTOINE.—Vous avez toujours été perfide. Mais quand nous nous endurcissons dans nos penchants dépravés, ô malheur ! les justes dieux ferment nos yeux, laissent perdre notre raison dans notre propre infamie, nous font adorer nos erreurs, et rient de nous voir marcher fièrement à notre perte.

CLÉOPÂTRE.—- Oh ! en sommes-nous là ?

ANTOINE.—Je vous ai trouvée comme un mets refroidi sur la table de Jules-César mort ; de plus, vous étiez aussi un reste de Cnéius Pompée ; sans compter toutes les heures souillées de vos débauches clandestines, et qui n'ont pas été enregistrées dans le livre de la Renommée ; car je suis sûr, quoique vous puissiez deviner, que vous ne savez pas ce que c'est, ce que ce doit être que la vertu.

CLÉOPÂTRE.—Pourquoi tout cela ?

ANTOINE.—Souffrir qu'un malheureux qui reçoit un salaire et dit : Dieu vous le rende, prenne des libertés familières avec cette main qui s'enchaîne à la mienne dans nos jeux, avec cette main, sceau royal et gage des grands coeurs ! Oh ! que ne suis-je sur la montagne de Bascan, pour couvrir de mes cris le mugissement des bêtes à cornes ! car j'ai un motif terrible de fureur ; et m'exprimer avec courtoisie, ce serait être comme un homme qui, se voyant la corde au cou, remercie le bourreau de l'adresse qu'il montre. (Thyréus rentre avec les gens d'Antoine.) Est-il fouetté ?

L'ESCLAVE.—Solidement, seigneur.

ANTOINE.—A-t-il jeté des cris ? A-t-il demandé grâce ?

L'ESCLAVE.—Oui, seigneur.

ANTOINE, à Thyréus.—Si ton père vit encore, qu'il regrette de n'avoir pas eu une fille au lieu de toi. Repens-toi d'avoir suivi César dans ses triomphes, puisque tu as été fouetté pour l'avoir suivi. Désormais, que la blanche main d'une dame te donne la fièvre, tremble à sa seule vue.—Retourne à César ; apprends-lui ta réception. Vois et dis-lui à quel point il m'irrite contre lui ; car il affecte l'orgueil et le dédain, et s'arrête à ce que je suis, sans se souvenir de ce que je fus. Il m'irrite, et, dans ce moment, cela est fort aisé, à présent que les astres favorables qui jadis étaient mes guides ont fui de leur orbite et ont précipité leur feu dans l'abîme de l'enfer. Si mon langage et ce que j'ai fait lui déplaisent, dis-lui qu'Hipparchus, mon affranchi, est en sa puissance et qu'il peut, à son plaisir, le fouetter, le pendre ou le torturer comme il voudra, pour s'acquitter avec moi. Presse-le de le faire ; maintenant, toi et tes coups, allez-vous-en.

(Thyréus sort.)

CLÉOPÂTRE.—Avez-vous fini ?

ANTOINE.—Hélas ! notre lune terrestre est éclipsée ; ce présage seul annonce la chute d'Antoine.

CLÉOPÂTRE.—Il faut que j'attende qu'il puisse m'écouter.

ANTOINE.—Pour flatter César, avez-vous pu échanger des regards avec un homme qui lui lace ses chaussures ?

CLÉOPÂTRE.—Vous ne me connaissez pas encore ?

ANTOINE,—Je vous connais un coeur glacé pour moi.

CLÉOPÂTRE.—Ah ! cher amant, si cela est, que le ciel change mon coeur glacé en grêle et l'empoisonne dans sa source ! que le premier grêlon s'arrête dans mon gosier et s'y dissolve avec ma vie ! que le second frappe Césarion jusqu'à ce que, l'un après l'autre, tous les fruits de mes entrailles, et mes braves Égyptiens écrasés sous cet orage de grêle, gisent tous sans tombeau et deviennent la proie des mouches et des moucherons du Nil !

ANTOINE.—Je suis satisfait. César veut s'établir dans Alexandrie ; c'est là que je lutterai contre sa fortune. Nos troupes de terre ont tenu ferme ; notre flotte dispersée s'est ralliée et vogue encore sous un appareil menaçant. Où étais-tu, mon coeur ? Entends-tu, reine, si je reviens encore une fois du champ de bataille pour baiser ces lèvres, je reviendrai tout couvert de sang. Mon épée et moi, nous allons gagner notre place dans l'histoire. J'espère encore.

CLÉOPÂTRE.—Je reconnais mon héros.

ANTOINE.—Je veux que mes muscles, que mon coeur, que mon haleine, déploient une triple force, et je combattrai à toute outrance. Quand mes heures coulaient dans la prospérité, les hommes rachetaient de moi leur vie pour un bon mot ; mais maintenant je serrerai les dents et j'enverrai dans les ténèbres tout ce qui tentera de m'arrêter.—Viens, passons encore une nuit dans la joie. Qu'on appelle autour de moi tous mes sombres officiers ; qu'on remplisse nos coupes ; et pour la dernière fois, oublions en buvant la cloche de minuit.

CLÉOPÂTRE.—C'est aujourd'hui le jour de ma naissance. Je m'attendais à le passer dans la tristesse. Mais puisque mon seigneur est encore Antoine, je veux être Cléopâtre.

ANTOINE.—- Nous goûterons encore le bonheur.

CLÉOPÂTRE.—Qu'on appelle auprès de mon Antoine tous ses braves officiers.

ANTOINE.—Oui. Je leur parlerai ; et ce soir je veux que le vin enlumine leurs cicatrices.—Venez, ma reine, il y a encore de la sève. Au premier combat que je livrerai, je forcerai la mort à me chérir, car je veux rivaliser avec sa faux homicide.

(Ils sortent tous les deux.)

ÉNOBARBUS.—Allons, le voilà qui veut surpasser la foudre. Être furieux, c'est être vaillant par excès de peur ; et, dans cette disposition, la colombe attaquerait l'épervier. Je vois cependant que mon général ne regagne du coeur qu'aux dépens de sa tête. Quand le courage usurpe sur la raison du guerrier, il ronge l'épée avec laquelle il combat.—Je vais chercher les moyens de le quitter.

FIN DU TROISIÈME ACTE.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > ACTE QUATRIÈME

ACTE QUATRIÈME

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE I

SCÈNE I

Le camp de César près d'Alexandrie.

CÉSAR entre, lisant une lettre avec AGRIPPA, MÉCÈNE

et autres.

CÉSAR.—Il me traite d'enfant ; il me menace, comme s'il avait le pouvoir de me chasser de l'Égypte. Il a fait battre de verges mon député ; il me provoque à un combat singulier ; César contre Antoine !—Que le vieux débauché sache que j'ai bien d'autres moyens de mourir. En attendant, je me ris de son défi.

MÉCÈNE.—César doit penser que lorsqu'un aussi grand homme qu'Antoine entre en furie, c'est qu'il est aux abois. Ne lui donnez aucun relâche, profitez de son égarement ; jamais la fureur n'a su se bien garder elle-même.

CÉSAR.—Annoncez à nos braves officiers que demain nous livrerons la dernière de nos nombreuses batailles. Nous avons dans notre camp des gens qui servaient encore dernièrement Antoine pour l'envelopper et le prendre lui-même.—Voyez à ce que ce soit fait et qu'on régale l'armée. Nous regorgeons de provisions, et ils ont bien mérité qu'on les traite avec profusion.—Pauvre Antoine ! (Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE II

SCÈNE II

Alexandrie.—Appartement du palais.

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, ÉNOBARBUS, CHARMIANE,

IRAS, ALEXAS, et autres officiers.

ANTOINE.—Il ne veut pas se battre avec moi, Domitius.

ÉNOBARBUS.—Non, seigneur.

ANTOINE.—Pourquoi ne se battrait-il pas ?

ÉNOBARBUS.—C'est qu'il pense qu'étant vingt fois plus fortuné que vous, ce serait vingt hommes contre un seul.

ANTOINE.—Demain, guerrier, nous combattrons sur mer et sur terre. Ou je survivrai, ou je laverai mon affront en mourant dans tant de sang, que je ferai revivre ma gloire. Es-tu disposé à te bien battre ?

ÉNOBARBUS.—Je frapperai en criant : tout ou rien.

ANTOINE.—Bien dit. Allons, appelez mes serviteurs, et n'épargnons rien pour notre repas de ce soir. (Ses serviteurs entrent.) Donne-moi ta main, tu m'as toujours fidèlement servi ; et toi aussi... et toi... et toi ; vous m'avez tous bien servi, et vous avez eu des rois pour compagnons.

CLÉOPÂTRE.—Que veut dire cela ?

ÉNOBARBUS, à part.—C'est une de ces bizarreries que le chagrin fait naître dans l'esprit.

ANTOINE.—Et toi aussi, tu es honnête.—Je voudrais être multiplié en autant d'hommes que vous êtes, et que vous formassiez à vous tous un Antoine pour vous pouvoir servir comme vous m'avez servi. TOUS.—Aux dieux ne plaise !

ANTOINE.—Allons, mes bons amis, servez-moi encore ce soir. Ne ménagez pas le vin dans ma coupe, et traitez-moi avec autant de respect que lorsque l'empire du monde, encore à moi, obéissait comme vous à mes lois.

CLÉOPÂTRE.—Que prétend-il ?

ÉNOBARBUS.—Faire pleurer ses amis.

ANTOINE.—Servez-moi ce soir. Peut-être est-ce la fin de votre service ; peut-être ne me reverrez-vous plus, ou ne reverrez-vous plus qu'une ombre défigurée ; peut-être demain vous servirez un autre maître.—Je vous regarde comme un homme qui prend congé.—Mes fidèles amis, je ne vous congédie pas ; non, inséparablement attaché à vous, votre maître ne vous quittera qu'à la mort. Servez-moi ce soir deux heures encore ; je ne vous en demande pas davantage, et que les dieux vous en récompensent !

ÉNOBARBUS.—Seigneur, que voulez-vous dire ? Pourquoi les affliger ainsi ? Voyez, ils pleurent, et moi, imbécile, mes yeux se remplissent aussi de larmes, comme s'ils étaient frottés avec un oignon. Par grâce, ne nous transformez pas en femmes.

ANTOINE.—Ah ! arrêtez ! arrêtez, que la sorcière m'enlève si telle est mon intention ! Que le bonheur croisse sur le sol qu'arrosent ces larmes ! Mes dignes amis, vous prêtez à mes paroles un sens trop sinistre ; je ne vous parlais ainsi que pour vous consoler, et je vous priais de brûler cette nuit avec des torches. Sachez, mes amis, que j'ai bon espoir de la journée de demain, et je veux vous conduire où je crois trouver la victoire et la vie, plutôt que l'honneur et la mort. Allons souper ; venez, et noyons dans le vin toutes les réflexions.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE III

SCÈNE III

Alexandrie.—Devant le palais.

Entrent deux soldats qui vont monter la garde.

PREMIER SOLDAT.—Bonsoir, camarade ; c'est demain, le grand jour.

SECOND SOLDAT.—Il décidera tout. Bonsoir. N'as-tu rien entendu d'étrange dans les rues ?

PREMIER SOLDAT.—Rien. Quelles nouvelles ?

SECOND SOLDAT.—Il y a apparence que ce n'est qu'un bruit ; bonne nuit.

PREMIER SOLDAT.—Camarade, bonne nuit.

(Entrent deux autres soldats.)

SECOND SOLDAT.—Soldats, faites bonne garde.

TROISIÈME SOLDAT.—Et vous aussi ; bonsoir, bonsoir.

(Les deux premiers soldats se placent à leur poste.)

QUATRIÈME SOLDAT.—Nous, ici. (Ils prennent leur poste.) Et si demain notre flotte à l'avantage, je suis bien certain que nos troupes de terre ne lâcheront pas pied.

TROISIÈME SOLDAT.—C'est une brave armée et pleine de résolution.

(On entend une musique de hautbois sous le théâtre.)

QUATRIÈME SOLDAT.—Silence ! Quel est ce bruit ?

PREMIER SOLDAT.—Chut, Chut !

SECOND SOLDAT.—Écoutez.

PREMIER SOLDAT.—Une musique aérienne.

TROISIÈME SOLDAT.—Souterraine.

QUATRIÈME SOLDAT.—C'est bon signe, n'est-ce pas ?

TROISIÈME SOLDAT.—Non.

PREMIER SOLDAT—Paix, vous dis-je. Que signifie ceci ?

SECOND SOLDAT.—C'est le dieu Hercule, qu'Antoine aimait, et qui l'abandonne aujourd'hui.

PREMIER SOLDAT.—Avançons, voyons si les autres sentinelles entendent la même chose que nous.

(Ils s'avancent à l'autre poste.)

SECOND SOLDAT.—Eh bien ! camarades !

PLUSIEURS, parlant à la fois.—Eh bien ! eh bien ! entendez-vous ?

PREMIER SOLDAT.—Oui. N'est-ce pas étrange ?

TROISIÈME SOLDAT.—Entendez-vous, camarades, entendez-vous ?

PREMIER SOLDAT.—Suivons ce bruit jusqu'aux limites de notre poste. Voyons ce que cela donnera.

PLUSIEURS à la fois.—Volontiers. C'est une chose étrange.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE IV

SCÈNE IV

Alexandrie.—Appartement du palais.

ANTOINE, CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, suite.

ANTOINE.—Éros ! Éros ! mon armure.

CLÉOPÂTRE.—Dormez un moment.

ANTOINE.—Non, ma poule... Éros, allons, mon armure, Éros ! (Éros paraît avec l'armure.) Viens, mon brave serviteur, ajuste-moi mon armure.—Si la fortune ne nous favorise pas aujourd'hui, c'est que je la brave. Allons.

CLÉOPÂTRE.—Attends, Éros, je veux t'aider. A quoi sert ceci ?

ANTOINE.—Allons, soit, soit, j'y consens. C'est toi qui armes mon coeur... A faux, à faux.—Bon, l'y voilà, l'y voilà.

CLÉOPÂTRE.—Doucement, je veux vous aider ; voilà comme cela doit être.

ANTOINE.—Bien, bien, nous ne pouvons manquer de prospérer ; vois-tu, mon brave camarade ! Allons, va t'armer aussi.

ÉROS.—A l'instant, seigneur.

CLÉOPÂTRE.—Ces boucles ne sont-elles pas bien attachées ?

ANTOINE.—À merveille, à merveille. Celui qui voudra déranger cette armure avant qu'il nous plaise de nous en dépouiller nous-mêmes pour nous reposer, essuiera une terrible tempête.—Tu es un maladroit, Éros ; et ma reine est un écuyer plus habile que toi. Hâte-toi.—O ma bien-aimée, que ne peux-tu me voir combattre aujourd'hui, et si tu connaissais cette tâche royale, tu verrais quel ouvrier est Antoine ! (Entre un officier tout armé.) Bonjour, soldat, sois le bienvenu ; tu te présentes en homme qui sait ce que c'est que la journée d'un guerrier. Nous nous levons avant l'aurore pour commencer les affaires que nous aimons, et nous allons à l'ouvrage avec joie.

L'OFFICIER.—Mille guerriers, seigneur, ont devancé le jour, et vous attendent au port couverts de leur armure.

(Cris de guerre, bruit de trompettes. Entrent plusieurs capitaines suivis de leurs soldats.)

UN CAPITAINE.—La matinée est belle. Salut, général !

TOUS.—Salut, général !

ANTOINE.—Voilà une belle musique, mes enfants ! Cette matinée, comme le génie d'un jeune homme qui promet un avenir brillant, commence de bonne heure ; oui, oui.—Allons, donne-moi cela ;—par ici ;..... fort bien.—Adieu, reine, et soyez heureuse, quel que soit le sort qui m'attende. (Il l'embrasse.) Voilà le baiser d'un guerrier : je mériterais vos mépris et vos reproches si je perdais le temps à vous faire des adieux plus étudiés ; je vous quitte maintenant comme un homme couvert d'acier. (Antoine, Éros, les officiers et les soldats sortent.) Vous, qui voulez vous battre, suivez-moi de près ; je vais vous y conduire. Adieu.

CHARMIANE.—Voulez-vous vous retirer dans votre appartement ?

CLÉOPÂTRE.—Oui, conduis-moi.—Il me quitte en brave. Plût aux dieux que César et lui pussent, dans un combat singulier, décider cette grande querelle ! Alors, Antoine... Mais, hélas !... Allons, sortons.

(Elles sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE V

SCÈNE V

Le camp d'Antoine, près d'Alexandrie.

Les trompettes sonnent ; entrent ANTOINE ET ÉROS ;

un soldat vient à eux.

LE SOLDAT.—Plaise aux dieux que cette journée soit heureuse pour Antoine !

ANTOINE.—Je voudrais à présent en avoir cru tes conseils et tes blessures, et n'avoir combattu que sur terre.

LE SOLDAT.—Si vous l'aviez fait, les rois qui se sont révoltés, et ce guerrier qui vous a quitté ce matin, suivraient encore aujourd'hui vos pas.

ANTOINE.—Qui m'a quitté ce matin ?

ÉROS,—Qui ? quelqu'un qui était toujours auprès de vous. Appelez maintenant Énobarbus, il ne vous entendra pas ; ou du camp de César il vous criera : Je ne suis plus des tiens.

ANTOINE.—Que dis-tu ?

LE SOLDAT.—Seigneur, il est avec César.

ÉROS.—Ses coffres, son argent, il a tout laissé, seigneur.

ANTOINE.—Est-il parti ?

LE SOLDAT.—Rien n'est plus certain.

ANTOINE.—Éros, va ; envoie-lui son trésor : n'en retiens pas une obole, je te le recommande. Écris-lui, je signerai la lettre ; et fais-lui mes adieux dans les termes les plus honnêtes et les plus doux : dis-lui que je souhaite qu'il n'ait jamais de plus fortes raisons pour changer de maître.—Oh ! ma fortune a corrompu les coeurs honnêtes.—Éros, hâte-toi.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VI

SCÈNE VI

Le camp de César devant Alexandrie.

FANFARES. CÉSAR entre avec AGRIPPA, ÉNOBARBUS,

et autres.

CÉSAR.—Agrippa, marche en avant, et engage le combat. Notre volonté est qu'Antoine soit pris vivant ; instruis-en nos soldats.

AGRIPPA.—J'y vais, César.

CÉSAR.—Enfin le jour de la paix universelle est proche. Si cette journée est heureuse, l'olivier va croître de lui-même dans les trois parties du monde.

(Entre un messager.)

LE MESSAGER.—Antoine est arrivé sur le champ de bataille.

CÉSAR.—Va ; recommande à Agrippa de placer à l'avant-garde de notre armée ceux qui ont déserté, afin qu'Antoine fasse tomber en quelque sorte sa fureur sur lui-même.

(César et sa suite sortent.)

ÉNOBARBUS.—Alexas s'est révolté : il était allé en Judée pour les affaires d'Antoine ; là il a persuadé au puissant Hérode d'abandonner son maître et de pencher du côté de César ; et pour sa peine César l'a fait pendre.—Canidius et les autres officiers qui ont déserté ont obtenu de l'emploi, mais non une confiance honorable.—J'ai mal fait, et je me le reproche moi-même, avec un remords si douloureux qu'il n'est plus désormais de joie pour moi.

(Entre un soldat d'Antoine.)

LE SOLDAT.—Énobarbus, Antoine vient d'envoyer sur tes pas tous tes trésors, et de plus des marques de sa générosité. Son messager m'a trouvé de garde, et il est maintenant dans ta tente, où il décharge ses mulets.

ÉNOBARBUS.—Je t'en fais don.

LE SOLDAT.—Ne plaisante pas, Énobarbus, je te dis la vérité. Il serait à propos que tu vinsses escorter le messager jusqu'à la sortie du camp : je suis obligé de retourner à mon poste, sans quoi je l'aurais escorté moi-même... Votre général est toujours un autre Jupiter.

(Le soldat sort.)

ÉNOBARBUS.—Je suis le seul lâche de l'univers ; et je sens mon ignominie. O Antoine ! mine de générosité, comment aurais-tu donc payé mes services et ma fidélité, toi qui couronnes d'or mon infamie ! Ceci me fait gonfler le coeur ; et si le remords ne le brise pas bientôt, un moyen plus prompt préviendra le remords... Mais le remords s'en chargera, je le sens.—Moi, combattre contre toi ! Non : je veux aller chercher quelque fossé pour y mourir ; le plus sale est celui qui convient le mieux à la dernière heure de ma vie.

(Il sort au désespoir.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VII

SCÈNE VII

Champ de bataille entre les deux camps.

(On sonne la marche. Bruits de tambours et de trompettes.)

Entrent AGRIPPA et antres.

AGRIPPA.—Battons en retraite : nous nous sommes engagés trop avant. César lui-même a payé de sa personne, et nous avons trouvé plus de résistance que nous n'en attendions.

(Agrippa et les siens sortent.)

(Bruit d'alarme. Entrent Antoine et Scarus blessés.)

SCARUS.—O mon brave général ! voilà ce qui s'appelle combattre. Si nous avions commencé par là, nous les aurions renvoyés chez eux avec des torchons autour de la tête.

ANTOINE.—Ton sang coule à grands flots.

SCARUS.—J'avais ici une blessure comme un T, maintenant c'est une H.

ANTOINE.—Ils battent en retraite.

SCARUS.—Nous les repousserons jusque dans des trous.—J'ai encore de la place pour six blessures.

(Éros entre.)

ÉROS.—Ils sont battus, seigneur ; et notre avantage peut passer pour une victoire complète.

SCARUS.—Tirons-leur des lignes sur le dos, prenons-les par derrière comme des lièvres ; c'est une chasse d'assommer un fuyard.

ANTOINE.—Je veux te donner une récompense pour cette saillie, et dix pour ta bravoure... Suis-moi.

SCARUS.—Je vous suis en boitant.

(Ils sortent.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE VIII

SCÈNE VIII

Sous les murs d'Alexandrie.

FANFARES. ANTOINE revient au son d'une marche guerrière,

accompagné de Scarus et de l'armée.

ANTOINE.—Nous l'avons chassé jusqu'à son camp.—Que quelqu'un coure en avant et annonce nos hôtes à la reine. Demain, avant que le soleil nous voie, nous achèverons de verser le sang qui nous échappe aujourd'hui. —Je vous rends grâces à tous ; vous avez des bras de héros. Vous avez combattu, non pas en hommes qui servent les intérêts d'un autre, mais comme si chacun de vous eût défendu sa propre cause. Vous vous êtes tous montrés des Hectors. Rentrez dans la ville ; allez serrer dans vos bras vos femmes, vos amis ; racontez-leur vos exploits, tandis que, versant des larmes de joie, ils essuieront le sang figé dans vos plaies, et baiseront vos blessures. (A Scarus.) Donne-moi ta main. (Cléopâtre arrive avec sa suite.) C'est à cette puissante fée que je veux vanter tes exploits ; je veux te faire goûter la douceur de ses louanges. O toi, astre de l'univers, enchaîne dans tes bras ce cou bardé de fer : franchis tout entière l'acier de cette armure à l'épreuve ; viens sur mon sein pour y être soulevée par les élans de mon coeur triomphant.

CLÉOPÂTRE.—Seigneur des seigneurs, courage sans bornes, reviens-tu en souriant après avoir échappé au grand piège où le monde va se précipiter31 ?

Note 31 : (retour) The world's great mare, le grand piége du monde est la guerre.

ANTOINE.—Mon rossignol, nous les avons repoussés jusque dans leurs lits. Eh bien ! ma fille, malgré ces cheveux gris, qui viennent se mêler à ma brune chevelure, nous avons un cerveau qui nourrit nos nerfs, et peut arriver au but aussi bien que la jeunesse.—Regarde ce soldat, présente à ses lèvres ta gracieuse main ; baise-la, mon guerrier.—Il a combattu aujourd'hui, comme si un dieu, ennemi de l'espèce humaine, avait emprunté sa forme pour la détruire.

CLÉOPÂTRE.—Ami, je veux te faire présent d'une armure d'or ; c'était l'armure d'un roi.

ANTOINE.—Il l'a méritée, fût-elle tout étincelante de rubis comme le char sacré d'Apollon.—Donne-moi ta main ; traversons Alexandrie dans une marche triomphante ; portons devant nous nos boucliers, hachés comme leurs maîtres. Si notre grand palais était assez vaste pour contenir toute cette armée, nous souperions tous ensemble, et nous boirions à la ronde au succès de demain, qui nous promet des dangers dignes des rois. Trompettes, assourdissez la ville avec le bruit de vos instruments d'airain, mêlé aux roulements de nos tambourins ; que le ciel et la terre confondent leurs sons pour applaudir à notre retour.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE IX

SCÈNE IX

Le camp de César.

Sentinelles à leur poste ; entre ÉNOBARBUS.

PREMIER SOLDAT.—Si dans une heure nous ne sommes pas relevés, il nous faut retourner au corps de garde. La nuit est étoilée ; et l'on dit que nous serons rangés en bataille vers la seconde heure du matin.

SECOND SOLDAT.—Cette dernière journée a été cruelle pour nous.

ÉNOBARBUS.—O nuit ! sois-moi témoin...

SECOND SOLDAT.—Quel est cet homme ?

PREMIER SOLDAT.—Ne bougeons pas, et prêtons l'oreille.

ÉNOBARBUS.—O lune paisible ! lorsque l'histoire dénoncera à la haine de la postérité les noms des traîtres, sois-moi témoin que le malheureux Énobarbus s'est repenti à ta face.

PREMIER SOLDAT.—Énobarbus !

TROISIÈME SOLDAT.—Silence ! écoutons encore.

ÉNOBARBUS.—O souveraine maîtresse de la véritable mélancolie, verse sur moi les humides poisons de la nuit ; et que cette vie rebelle, qui résiste à mes voeux, ne pèse plus sur moi ; brise mon coeur contre le dur rocher de mon crime : desséché par le chagrin, qu'il soit réduit en poudre, et termine toutes mes sombres pensées ! O Antoine, mille fois pins généreux que ma désertion n'est infâme ! ô toi, du moins, pardonne-moi, et qu'alors le monde m'inscrive dans le livre de mémoire sous le nom d'un fugitif, déserteur de son maître ! O Antoine ! Antoine !

(Il meurt.)

SECOND SOLDAT.—Parlons lui.

PREMIER SOLDAT.—Écoutons-le ; ce qu'il dit pourrait intéresser César.

TROISIÈME SOLDAT.—Oui, écoutons ; mais il dort.

PREMIER SOLDAT.—Je crois plutôt qu'il se meurt, car jamais on n'a fait une pareille prière pour dormir.

SECOND SOLDAT.—Allons à lui.

TROISIÈME SOLDAT.—Éveillez-vous, éveillez-vous, seigneur ; parlez-nous.

SECOND SOLDAT.—Entendez-vous, seigneur ?

PREMIER SOLDAT.—Le bras de la mort l'a atteint. (Roulement de tambour dans l'éloignement.) Écoutez, les tambours réveillent l'armée par leurs roulements solennels. Portons-le au corps-de-garde ; c'est un guerrier de marque. Notre heure de faction est bien passée.

SECOND SOLDAT.—Allons, viens ; peut-être reviendra-t-il à lui.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE X

SCÈNE X

La scène se passe entre les deux camps.

ANTOINE, SCARUS et l'armée.

ANTOINE.—Leurs dispositions annoncent un combat sur mer ; nous ne leur plaisons guère sur terre.

SCARUS.—On combattra sur mer et sur terre, seigneur.

ANTOINE.—Je voudrais qu'ils pussent nous attaquer aussi dans l'air, dans le feu, nous y combattrions aussi. Mais voici ce qu'il faut faire. Notre infanterie restera avec nous sur les collines qui rejoignent la ville. Les ordres sont donnés sur mer. La flotte est sortie du port ; avançons afln de pouvoir aisément reconnaître leur ordre de bataille et observer leurs mouvements.

(Ils sortent.)

CÉSAR entre avec son armée.—À moins que nous ne soyons attaqués, nous ne ferons aucun mouvement sur terre ; et, suivant mes conjectures, il n'en sera rien ; car ses meilleures troupes sont embarquées sur ses galères. Gagnons les vallées, et prenons tous nos avantages.

(Ils sortent.)

(Rentrent Antoine et Scarus.)

ANTOINE.—Il ne se sont pas rejoints encore. De l'en-droit où ces pins s'élèvent je pourrai tout voir, et dans un moment je reviens t'apprendre quelle est l'issue probable de la journée.

(Il sort.)

SCARUS.—Les hirondelles ont bâti leurs nids dans les voiles de Cléopâtre.

—Les augures disent qu'ils ne savent pas, qu'ils ne peuvent pas dire... Ils ont un air consterné, et ils n'osent révéler ce qu'ils pensent. Antoine est vaillant et découragé ; par accès sa fortune inquiète lui donne l'espérance et la crainte de ce qu'il a et de ce qu'il n'a pas.

(Bruit dans l'éloignement, comme celui d'un combat naval.)

ANTOINE rentre.—Tout est perdu ! l'infâme Égyptienne m'a trahi ! ma flotte s'est rendue à l'ennemi ; j'ai vu mes soldats jeter leurs casques en l'air, et boire avec ceux de César, comme des amis qui se retrouvent après une longue absence ; ô femme trois fois prostituée32, c'est toi qui m'as vendu à ce jeune novice !... Ce n'est plus qu'avec toi seul que mon coeur est en guerre. Dis-leur à tous de fuir ; car dès que je me serai vengé de mon enchanteresse, tout sera fini pour moi. Va-t'en. Dis-leur à tous de fuir. (Scarus sort.) O soleil ! je ne verrai plus ton lever. C'est ici que nous nous disons adieu. Antoine et la fortune se séparent ici.—C'est donc là que tout en est venu ! Ces coeurs qui suivaient mes pas comme des chiens, dont je comblais tous les désirs, se sont évanouis, et prodiguent leurs faveurs à César, qui est dans toute sa fleur. Le pin qui les couvrait de son ombre est dépouillé de toute son écorce. Je suis trahi ! Perfide coeur d'Égyptienne ! Cette fatale enchanteresse, dont le regard m'envoyait au combat ou me rappelait auprès d'elle, dont le sein était mon diadème et le but de mes travaux ; telle qu'une véritable Égyptienne33, elle m'a entraîné dans le fond de l'abîme par un tour de gibecière34. Éros ! Éros !

Note 32 : (retour) Triple turn'd whore. Elle s'était donnée d'abord à Jules César, dont elle avait eu besoin, puis à Antoine, et enfin il voit qu'elle le trompe déjà pour Octave.

Note 33 : (retour) Gipsy est encore employé ici pour signifier Égyptienne d'Égypte et Égyptienne moderne, cette caste vagabonde si bien peinte par l'auteur de Tom Jones, et de nos jours par sir Walter Scott dans Guy Mannering.

Note 34 : (retour) On plie une bourse de cuir ou une ceinture en plusieurs plis, on la pose sur une table, un des plis semble présenter le milieu de la ceinture, celui qui y enfonce un poinçon croit tenir bien ferme au milieu de la ceinture, tandis que celui avec qui il joue la prend par les deux bouts et l'enlève.

(Entre Cléopâtre.)

ANTOINE.—Ah ! magicienne ! va-t'en !

CLÉOPÂTRE.—D'où vient ce courroux de mon seigneur contre son amante ?

ANTOINE.—Disparais ou je vais te donner la récompense que tu mérites, et faire tort au triomphe de César. Qu'il s'empare de toi et te montre en spectacle à la populace de Rome ; va suivre son char au milieu des huées, comme le plus grand opprobre de ton sexe. Tu seras exposée aux regards des rustres, comme un monstre étrange, pour quelque vile obole. Et puisse la patiente Octavie défigurer ton visage de ses ongles, qu'elle laisse croître pour sa vengeance ! (Cléopâtre sort.) Tu as bien fait de fuir, s'il est bon de vivre. Mais tu aurais gagné à expirer sous ma rage ; une mort eût pu éviter mille morts...—Éros, ici !—La chemise de Nessus m'enveloppe. Alcide, ô toi ! mon illustre ancêtre, enseigne-moi tes fureurs, que je lance comme toi Lychas sur les cornes de la lune35, et prête-moi ces mains robustes qui soulevaient ton énorme massue, que je m'anéantisse moi-même. La magicienne mourra. Elle m'a vendu à ce petit Romain, et je péris victime de ses complots. Elle mourra.—Éros, où es-tu ?

(Il sort.)

Note 35 : (retour) Let me lodge Lychas on the horns of the moon, ce que Letourneur traduit par lancer Lychas dans le sein des nuages ensanglantés, pour se rapprocher de l'expression de Sénèque, qui dans son Hercule peint Lychas lancé dans l'air teignant les nuages de son sang, et écrasé contre un rocher. C'est ce Lychas qui avait apporté à Hercule la chemise de Déjanire, qui l'avait reçue du centaure Nessus.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE XI

SCÈNE XI

Alexandrie.—Appartement du palais.

CLÉOPÂTRE, CHARMIANE, IRAS, MARDIAN.

CLÉOPÂTRE.—Secourez-moi, mes femmes. Oh ! il est plus furieux que ne le fut Télamon, frustré du bouclier d'Achille ; et le sanglier de Thessalie ne se montra jamais plus menaçant.

CHARMIANE.—Venez au tombeau de Ptolémée. Enfermez-vous là, et envoyez lui annoncer que vous êtes morte. L'âme ne se sépare pas du corps avec plus de douleur que l'homme de sa grandeur.

CLÉOPÂTRE.—Allons au tombeau36... Mardian, va lui annoncer que je me suis tuée. Dis-lui que le dernier mot que j'ai prononcé était Antoine, et fais-lui, je t'en conjure, un récit attendrissant. Pars, Mardian, et reviens m'apprendre comment il prend ma mort.... Au monument...

Note 36 : (retour) Mausolée près du temple d'Isis, que Cléopâtre avait fait bâtir pour sa sépulture, selon la coutume des rois d'Égypte.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE. XII

SCÈNE. XII

Alexandrie.—Un autre appartement du palais.

ANTOINE, ÉROS.

ANTOINE.—Éros, tu me vois encore !

ÉROS.—Oui, mon noble maître.

ANTOINE.—Tu as vu quelquefois un nuage qui ressemble à un dragon, une vapeur qui nous représente un ours ou un lion, une citadelle avec des tours, un rocher pendant, un mont à double cime, ou un promontoire bleuâtre couronné de forêts qui se balancent sur nos têtes ; tu as vu ces images qui sont les spectacles que nous offre le sombre crépuscule ?

ÉROS.—Oui, seigneur.

ANTOINE.—Ce qui nous paraît un coursier est effacé en moins d'une pensée par la séparation des nuages, et se confond avec eux comme l'eau dans l'eau.

ÉROS.—Oui, seigneur.

ANTOINE.—Eh bien ! bon serviteur, cher Éros, ton général n'est plus qu'une de ces formes imaginaires. Je suis encore Antoine, mais je ne puis plus garder ce corps visible, mon serviteur.—C'est pour l'Égypte que j'ai entrepris cette guerre, et la reine, dont je croyais posséder le coeur, car elle possédait le mien, mon coeur qui, pendant qu'il était à moi, s'était attaché un million de coeurs, perdus maintenant ; elle, qui a arrangé les cartes avec César, et, par un jeu perfide, a livré ma gloire au triomphe de mon ennemi.—Non, ne pleure pas, cher Éros ; pour finir mes destins, je me reste à moi-même. (Entre Mardian.) Oh ! ta vile maîtresse ! elle m'a volé mon épée !

MARDIAN.—Non, Antoine, ma maîtresse vous aimait, et elle a associé sans réserve sa fortune à la vôtre.

ANTOINE.—Loin de moi, eunuque insolent ; tais-toi. Elle m'a trahi, il faut qu'elle meure.

MARDIAN.—La mort est une dette que chacun ne peut payer qu'une fois, et elle l'a déjà acquittée. Ce que vous vouliez faire est fait ; elle a prévenu votre bras ; et le dernier mot qu'elle a prononcé, c'est : Antoine, généreux Antoine ! Elle a voulu encore prononcer votre nom, mais un dernier gémissement l'a laissé à moitié prononcé entre ses lèvres et son coeur ; elle a expiré avec votre nom enseveli dans son sein.

ANTOINE.—Elle est morte ?

MARDIAN.—Morte.

ANTOINE.—Éros, ôte-moi mon armure : la tâche de la longue journée est finie, et il est temps de dormir. Tiens-toi pour bien payé de ton message, puisque tu sors vivant de ces lieux. Va-t'en. (Mardian sort.) Ôte-moi cette armure, le septuple bouclier d'Ajax ne peut comprimer les battements de mon coeur. O mes flancs ! brisez-vous ; toi, mon coeur, sois une fois plus fort que la chair qui t'emprisonne.—Dépêche, Éros, dépêche. Je ne suis plus un guerrier.—Débris de mon armure, allez loin de moi, vous avez été portés avec honneur.—Laissez-moi seul un moment.—(Éros sort.) O Cléopâtre ! je je vais te rejoindre, et implorer ton pardon par mes larmes. Allons, il faut finir, tout délai est un nouveau supplice. Puisque la torche est éteinte, couchons-nous et n'allons pas plus loin. Maintenant toute résistance serait inutile, et nuirait au lieu de servir. La force s'embarrasse de ses propres efforts ; apposons notre sceau, et tout est fini.—Éros !—Je viens, ô ma reine !—Éros !—Attends-moi dans ces lieux, où les ombres reposent sur les fleurs. Là, les mains dans les mains, nous fixerons sur nous les regards des ombres attirées par l'héroïque majesté de nos mânes. Didon et son Énée verront leur cour déserte, et toute la foule nous suivra.—Éros ! Viens donc !

(Éros paraît.)

ÉROS.—Que veut mon maître ?

ANTOINE.—Depuis que Cléopâtre n'est plus, j'ai vécu avec tant de déshonneur que les dieux abhorrent ma bassesse. Moi, qui avec mon épée partageais l'univers, moi qui construisit sur le dos verdâtre de Neptune des cités avec mes vaisseaux, je m'accuse de manquer du courage d'une femme. Mon âme est moins noble que la sienne, elle qui par sa mort dit à notre César : Je n'ai d'autre vainqueur que moi-même.—Éros, tu m'as juré que, si jamais les circonstances l'exigeaient (et elles l'exigent bien maintenant), quand je me verrais poursuivi par une suite de malheurs et d'horreurs inévitables, alors, sur mon ordre, tu me donnerais la mort. Fais-le, le temps est venu. Ce n'est pas moi que tu frapperas ; c'est César que tu vas priver du fruit de la victoire. Rappelle la couleur sur tes joues. ÉROS.—Que les dieux m'en gardent ! Ferais-je ce que n'ont pu faire tous les traits des Parthes ennemis, lancés vainement contre vous ?

ANTOINE.—Cher Éros, voudrais-tu donc, des fenêtres de la vaste Rome, voir ton maître les bras croisés, courbant son front humilié et le visage dompté par une honte pénétrante, tandis que l'heureux César, marchant devant lui dans son char, raillerait la bassesse de celui qui le suit ?

ÉROS.—Non, je ne voudrais pas le voir.

ANTOINE.—Approche donc : car il n'y a qu'une blessure qui puisse me guérir. Allons, tire ton épée fidèle, qui dans tes mains fut tant de fois utile à ta patrie.

ÉROS.—Ah ! seigneur, pardonnez !

ANTOINE.—Quand je t'ai affranchi, ne juras-tu pas de faire ce que je te demande ici dès que je te l'ordonnerais ? Obéis, ou je regarderai tous tes services passés comme des accidents involontaires ; tire ton épée et approche.

ÉROS.—Détournez donc de moi ce noble visage, fait pour être adoré de l'univers entier.

ANTOINE, détournant son visage.—Allons.

ÉROS.—Mon épée est tirée.

ANTOINE.—Alors, fais tout de suite la chose pour laquelle tu l'as tirée.

ÉROS.—Mon cher maître, mon général, mon souverain, permettez qu'avant de frapper ce coup sanglant je vous dise adieu.

ANTOINE.—Tu l'as dit, ami. Adieu.

ÉROS.—Adieu, mon illustre chef. Frapperai-je ?

ANTOINE.—A l'instant, Éros.

ÉROS.—Eh bien ! ici alors... (Il se jette sur son épée.) C'est ainsi que j'échappe à la douleur d'immoler Antoine.

(Il expire.)

ANTOINE.—O toi ! qui es trois fois plus noble que moi ! brave Éros, tu m'apprends ce que je devrais et ce que tu n'as pu faire. Ma reine et le fidèle Éros ont, par leur courageux exemple, gagné sur moi de la gloire dans l'histoire. Mais je serai comme un nouvel époux pour la mort, et je vole dans ses bras comme au lit de mon amante. Allons, c'en est fait, Éros, ton maître meurt selon ton exemple. Voilà ce que tu m'as appris. (Il se précipite sur son épée.) Comment, pas mort encore ? pas mort ? Holà, gardes ! Oh ! achevez-moi !

(Entrent Dercétas et la garde).

PREMIER GARDE.—D'où viennent ces cris ?

ANTOINE.—Amis, j'ai mal fait mon ouvrage... Oh ! achevez ce que j'ai commencé.

SECOND GARDE.—L'astre est tombé.

PREMIER GARDE.—Sa période est achevée.

TOUS.—Hélas ! ô malheur !

ANTOINE.—Que celui de vous qui m'aime achève ma mort.

PREMIER GARDE.—Pas moi.

SECOND GARDE.—Ni moi.

TROISIÈME GARDE.—Ni personne.

(Ils sortent.)

DERCÉTAS.—Ta fortune et ta mort font déserter tes amis. Que je montre seulement cette épée à César, et avec cette nouvelle je suis sûr d'être bien accueilli.

(Diomède entre.)

DIOMÈDE.—Où est Antoine ?

DERCÉTAS.—Là, Diomède, là.

DIOMÈDE.—Est-il en vie ?—Veux-tu répondre ?

(Dercétas sort.)

ANTOINE.—Est-ce toi, Diomède ? Tire ton épée et frappe ; que j'achève de mourir.

DIOMÈDE.—Illustre souverain, ma maîtresse Cléopâtre m'envoie vers toi.

ANTOINE.—Quand t'a-t-elle envoyé ?

DERCÉTAS.—Dans le moment, seigneur.

ANTOINE.—Où est-elle ?

DIOMÈDE.—Elle est enfermée dans son monument : elle avait un pressentiment de ce qui est arrivé. Lorsqu'elle a vu que vous la soupçonniez, soupçon dont on ne trouvera jamais la preuve, de s'être arrangée avec César, et que rien ne pouvait apaiser vos fureurs, elle vous a fait annoncer qu'elle était morte ; mais ensuite, craignant l'effet de cette nouvelle, elle m'envoie vous déclarer la vérité, et je viens, je le crains bien, trop tard.

ANTOINE.—Trop tard, bon Diomède. Appelle mes gardes, je te prie.

DIOMÈDE.—Holà ! les gardes de l'empereur ! Gardes, avancez, votre seigneur vous appelle.

(Les gardes entrent.)

ANTOINE.—Portez-moi, mes bons amis, aux lieux où est Cléopâtre ; c'est le dernier service que je vous demanderai.

UN GARDE.—Nous sommes désolés, seigneur, que vous ne puissiez pas survivre au dernier de tous vos fidèles serviteurs.

TOUS.—O jour de calamité !

ANTOINE.—Allons, mes chers camarades, ne faites pas au sort barbare l'honneur de vos larmes ; souhaitez la bienvenue aux coups qui viennent nous frapper. C'est se venger de lui que de les recevoir avec insouciance. Soulevez-moi ; je vous ai conduit souvent : portez-moi à votre tour, mes bons amis, et recevez tous mes remerciements. (Ils sortent, emportant Antoine.)

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE XIII

SCÈNE XIII

Alexandrie.—Un mausolée.

On voit sur une galerie CLÉOPÂTRE, CHARMIANE ET IRAS.

CLÉOPÂTRE.—O Charmiane ! c'en est fait, je ne sors plus d'ici !

CHARMIANE.—Consolez-vous, madame.

CLÉOPÂTRE.—Non, je ne le veux pas... Les événements les plus étranges et les plus terribles seront les bienvenus ; mais je dédaigne les consolations. L'étendue de ma douleur doit égaler la grandeur de sa cause. (A Diomède, qui revient.) Comment ? est-il mort ?

DIOMÈDE.—Pas encore, madame, mais la mort est sur lui. Regardez de l'autre côté du monument, ses gardes l'ont apporté jusqu'ici.

(Antoine paraît, porté par ses gardes.)

CLÉOPÂTRE.—O soleil ! consume la sphère où tu te meus, et qu'une nuit éternelle couvre le visage changeant du monde !—O Antoine ! Antoine ! Antoine !—Aide-moi, Charmiane ; aide-moi, Iras. Mes amis, secondez-nous ; élevons-le jusqu'à moi.

ANTOINE.—Calmez-vous ; ce n'est pas sous la valeur de César qu'Antoine succombe, Antoine seul a triomphé de lui-même.

CLÉOPÂTRE.—Il en devait être ainsi : nul autre qu'Antoine ne devait triompher d'Antoine ; mais malheur à moi qu'il en soit ainsi !

ANTOINE.—Je meurs, reine d'Égypte, je meurs ; cependant j'implore de la mort un moment pour que je puisse déposer sur tes lèvres encore un pauvre baiser, le dernier de tant de baisers.

CLÉOPÂTRE.—Je n'ose, cher amant ; cher Antoine, pardonne ; mais je n'ose descendre, je crains d'être surprise... Jamais ce César, que la fortune accable de ses dons, ne verra son orgueilleux triomphe décoré de ma personne... Si les poignards ont une pointe, les poisons de la force, les serpents un dard, je suis en sûreté. Jamais ta sage Octavie, avec son regard modeste et sa froide résolution, ne jouira du triomphe de me contempler ; mais viens, viens, cher Antoine. Aidez-moi, mes femmes ; il faut que nous le montions ici ; bons amis, secondez-moi37.

Note 37 : (retour) «Toutefois Cléopâtre ne voulut pas ouvrir les portes ; mais elle se vint mettre à des fenêtres hautes, et dévala en bas quelques chaînes et cordes, dedans lesquelles on empaqueta Antoine, et elle, avec deux de ses femmes, le tira amont. Ceux qui furent présents à ce spectacle, disent qu'il ne fut oncques chose si piteuse à voir.»

ANTOINE.—O hâtez-vous, ou je m'en vais !

CLÉOPÂTRE.—Ceci est un jeu, en vérité. Comme mon seigneur est lourd ! La douleur a épuisé nos forces, et ajoute un nouveau poids à son corps. Ah ! si j'avais la puissance de l'immortelle Junon, Mercure t'enlèverait sur ses robustes ailes, et te placerait à côté de Jupiter... Mais viens, viens. Ceux qui font des souhaits sont toujours fous. Oh ! viens, viens, viens. (Ils enlèvent et montent Antoine.) Et sois le bienvenu, le bienvenu auprès de moi... Meurs là où tu as vécu ; que mes baisers te raniment. Ah ! si mes lèvres avaient ce pouvoir, je les userais à force de baisers.

TOUS.—O douloureux spectacle !

ANTOINE.—Je meurs, Égyptienne, je meurs... Donnez-moi un peu de vin pour que je puisse prononcer encore quelques paroles.

CLÉOPÂTRE.—Non, laisse-moi parler plutôt, laisse-moi accuser si hautement la fortune ; que la fortune, perfide ouvrière, brise son rouet38 dans le dépit que lui causeront mes outrages.

Note 38 : (retour) False housewife fortune break her wheel ; wheel veut dire rouet aussi bien que roue, et le rapport qui existe entre housewife et wheel (rouet) nous a décidé à adopter ce sens en dépit de la mythologie. Peut-être Shakspeare a-t-il confondu la Fortune avec la Destinée, qui file la vie des hommes, quoique ce ne soit pas non plus avec un rouet qu'on représente les Parques.

AKTOINE.—Un mot, chère reine ; assurez auprès de César votre honneur et votre sûreté... Ah !

CLÉOPÂTRE.—Ces deux choses ne vont pas ensemble.

ANTOINE.—Chère Cléopâtre, écoutez-moi : de tous ceux qui entourent César, ne vous fiez qu'à Proculéius. CLÉOPÂTRE.—Je me fierai à ma résolution et à mes mains, et non à aucun des amis de César.

ANTOINE.—N'allez point gémir, ni vous lamenter sur le déplorable changement qui m'arrive au terme de ma carrière ; charmez plutôt vos pensées par le souvenir de ma fortune passée, lorsque j'étais le plus noble, le plus grand prince de l'univers ; je ne meurs pas aujourd'hui honteusement ni lâchement, je ne cède pas mon casque à mon compatriote ; je suis un Romain vaincu avec honneur par un Romain. Ah ! mon âme s'envole. Je n'en puis plus.

(Antoine expire.)

CLÉOPÂTRE.—O le plus généreux des mortels, veux-tu donc mourir ? Tu n'as donc plus souci de moi ?... Resterai-je dans ce monde insipide, qui, sans toi, n'est plus qu'un bourbier fangeux.—O mes femmes, voyez ! Le roi de la terre s'anéantit... Mon seigneur !... Oui, le laurier de la guerre est flétri ; la colonne des guerriers est renversée. Désormais les enfants et les filles timides marcheront de pair avec les hommes. Les prodiges sont finis, et après Antoine il ne reste plus rien de remarquable sous la clarté de la lune.

(Elle s'évanouit.)

CHARMIANE.—Ah ! calmez-Vous, madame.

IRAS.—Elle est morte aussi, notre maîtresse.

CHARMIANE.—Reine...

IRAS.—Madame...

CHARMIANE.—O madame ! madame ! madame !

IRAS.—Reine d'Égypte ! souveraine... CHARMIANE.—Tais-toi, tais-toi, Iras...

CLÉOPÂTRE.—Non, je ne suis plus qu'une femme, et assujettie aux mêmes passions que la servante qui trait les vaches et exécute les plus obscurs travaux. Il m'appartiendrait de jeter mon sceptre aux dieux barbares, et de leur dire que cet univers fut égal à leur Olympe jusqu'au jour où ils m'ont enlevé mon trésor.—Tout n'est plus que néant. La patience est une sotte et l'impatience est devenue un chien enragé... Est-ce donc un crime de se précipiter dans la secrète demeure de la mort, avant que la mort ose venir à nous ? Comment êtes-vous, mes femmes ? Allons, allons, bon courage ! Allons, voyons, Charmiane ! Mes chères filles !... Ah ! femmes, femmes, voyez, notre flambeau est éteint. (Aux soldats d'Antoine.)—Bons amis, prenez courage, nous l'ensevelirons ; ensuite, ce qui est brave, ce qui est noble, accomplissons-le en digne Romaine, et que la mort soit fière de nous prendre. Sortons : l'enveloppe qui renfermait cette grande âme est glacée. O mes femmes, mes femmes ! suivez-moi, nous n'avons plus d'amis, que notre courage et la mort la plus courte.

(Elles sortent ; on emporte le corps d'Antoine.)

FIN DU QUATRIÈME ACTE.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > ACTE CINQUIÈME

ACTE CINQUIÈME

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE I

SCÈNE I

Le théâtre représente le camp de César.

CÉSAR, AGRIPPA, DOLABELLA, MÉCÈNE,

GALLUS, suite.

CÉSAR.—Va le trouver, Dolabella ; dis-lui de se rendre, dis-lui que, dépouillé de tout comme il l'est, c'est se jouer de nous que de tant différer.

DOLABELLA.—J'y vais, César.

(Il sort.)

(Dercétas entre, tenant l'épée d'Antoine.)

CÉSAR.—Pourquoi cette épée, et qui es-tu pour oser paraître ainsi devant nous ?

DERCÉTAS.—Je m'appelle Dercétas. Je servais Marc Antoine, le meilleur des maîtres, et qui méritait les meilleurs serviteurs. Je ne l'ai point quitté, tant qu'il a été debout et qu'il a parlé, et je ne supportais la vie que pour la dépenser contre ses ennemis. S'il te plaît de me prendre à ton service ; ce que je fus pour Antoine, je le serai pour César. Si tu ne le veux pas, je t'abandonne ma vie.

CÉSAR.—Qu'est-ce que tu dis ?

DERCÉTAS.—Je dis à César qu'Antoine est mort.

CÉSAR.—La chute d'un si grand homme aurait dû faire plus de bruit. La terre aurait dû lancer les lions dans les rues des cités, et les habitans des cités dans les antres des lions.—La mort d'Antoine n'est pas le trépas d'un seul. Il y avait dans son nom la moitié de l'univers.

DERCÉTAS.—Il est mort, César, non par la main d'un ministre public de la justice, non par un fer emprunté. Mais ce même bras qui inscrivait son honneur sur toutes ses actions a déchiré le coeur qui lui prêtait ce courage invincible. Voilà son épée, je l'ai dérobée à sa blessure ; tu la vois teinte encore de son noble sang.

CÉSAR.—Vous avez l'air triste, mes amis.—Que les dieux me retirent leur faveur, si ces nouvelles ne sont pas faites pour mouiller les yeux des rois.

AGRIPPA.—Et il est étrange que la nature nous force à gémir sur les actions que nous avons poursuivies avec le plus d'acharnement.

MÉCÈNE.—Ses vices et ses vertus se balançaient également.

AGRIPPA.—Jamais âme plus rare n'a gouverné l'humanité. Mais vous, dieux, vous voulez nous laisser toujours quelques faiblesses pour faire de nous des hommes. César s'attendrit.

MÉCÈNE.—Quand un si grand miroir est offert à ses yeux, il faut bien qu'il se voie.

CÉSAR.—O Antoine, je t'ai poursuivi jusque-là !—Mais nous sommes nous-mêmes les auteurs de nos maux. Il fallait ou que je fusse offert moi-même à tes regards dans cet état d'abaissement, ou que je fusse spectateur du tien. Nous ne pouvions habiter ensemble dans l'univers. Mais laisse-moi pleurer avec des larmes de sang sur toi, mon frère, mon collègue dans toutes mes entreprises, mon associé à l'empire, mon ami et mon compagnon au premier rang des batailles ; le bras de mon propre corps, le coeur où le mien allumait son courage... Que nos inconciliables étoiles aient ainsi divisé nos égales fortunes, pour en venir là ! Écoutez-moi, mes dignes amis... Mais non, je vous dirai mes pensées dans un moment plus convenable.

(Entre un messager.)

CÉSAR.—Le message de cet homme se devine dans son air ; nous entendrons ce qu'il dira.—D'où viens-tu ?

LE MESSAGER.—Je ne suis encore qu'un pauvre Égyptien : la reine, ma maîtresse, confinée dans le seul asile qui lui reste, dans son tombeau, désire être instruite de vos intentions pour pouvoir se préparer au parti que la nécessité la forcera d'embrasser.

CÉSAR.—Dis-lui d'avoir bon courage ; elle apprendra bientôt, par quelqu'un des nôtres, quel traitement honorable et doux nous lui réservons. César ne peut vivre que pour être généreux.

LE MESSAGER.—Que les dieux te gardent donc !

(Le messager sort.)

CÉSAR.—Approche, Proculéius ; pars, et dis à la reine qu'elle ne craigne de nous aucune humiliation ; donne-lui les consolations qu'exigera la nature de ses chagrins, de peur que dans le sentiment de sa grandeur elle ne déjoue nos intentions par quelque coup mortel. Cléopâtre, conduite vivante à Rome, éterniserait notre triomphe.—Va, et reviens en diligence m'apprendre ce qu'elle t'aura dit, et comment tu l'auras trouvée.

PROCULÉIUS.—J'obéis, César.

CÉSAR.—Gallus, accompagne-le.—Où est Dolabella, pour seconder Proculéius ?

(Gallus sort.)

AGRIPPA et MÉCÈNE.—Dolabella !

CÉSAR.—Laissez-le ; je me rappelle maintenant de quel emploi je l'ai chargé... Il sera prêt à temps.—Suivez-moi dans ma tente ; vous allez voir avec quelle répugnance j'ai été engagé dans cette guerre, quelle douceur et quelle modération j'ai toujours mises dans mes lettres. Venez vous en convaincre par toutes les preuves que je puis vous montrer.

ANTOINE ET CLÉOPÂTRE - William SHAKESPEARE > SCÈNE II

SCÈNE II

Alexandrie.—Intérieur du mausolée.

Entrent CLÉOPÂTRE, CHARMIANE ET IRAS.

CLÉOPÂTRE.—Mon désespoir commence à se calmer. C'est un pauvre honneur que d'être César ; il n'est pas la fortune, mais seulement son esclave et un agent de ses volontés. Il est grand de faire ce qui met un terme à toutes les autres actions, ce qui enchaîne les accidents, emprisonne toutes les vicissitudes, ce qui endort et empêche désormais de sentir cette boue qui nourrit le mendiant et César.

(Proculéius, Gallus et des soldats viennent à la porte du

mausolée.)

PROCULÉIUS.—César m'envoie saluer la reine d'Égypte, et vous demander de sa part quels désirs raisonnables vous voulez qu'il vous accorde.

CLÉOPÂTRE.—Quel est ton nom ?

PROCULÉIUS.—Mon nom est Proculéius.

CLÉOPÂTRE, de l'intérieur du mausolée.—Antoine m'a parlé de toi, il m'a recommandé de te donner ma confiance ; mais je ne m'embarrasse guère qu'on me trompe, je n'ai aucun usage à faire de la confiance. Si ton maître est jaloux de voir une reine à ses pieds, tu lui déclareras qu'une reine ne peut, sans avilir sa majesté, demander moins qu'un royaume. S'il lui plait de me donner, pour mon fils, l'Égypte conquise, il me rendra ce qui m'appartient, et je fléchirai le genou devant lui avec reconnaissance.

PROCULÉIUS.—Ayez bon courage ; vous êtes tombée dans des mains royales ; ne craignez rien. Livrez votre sort à mon maître avec une pleine confiance, il est une source de bienfaits, si abondante qu'elle se répand sur tous ceux qui en ont besoin. Laissez-moi lui annoncer votre douce soumission, et vous trouverez un conquérant dont la générosité plaidera pour vous quand il se verra implorer à genoux.

CLÉOPÂTRE.—Je te prie, dis-lui que je suis la vassale de sa fortune, et que je lui envoie le diadème qu'il a conquis. Je prends à toute heure des leçons d'obéissance, et j'aurai du plaisir à voir son visage.

PROCULÉIUS.—Je lui dirai ceci, noble reine. Prenez courage, car je sais que votre sort touche celui qui l'a causé.

GALLUS.—Vous voyez combien il est aisé de la surprendre (à Proculéius et aux soldats) : gardez-la jusqu'à l'arrivée de César. (Gallus sort.—Ici Proculéius et deux gardes escaladent le monument par une échelle, entrent par une fenêtre et surprennent Cléopâtre ; quelques-uns des gardes forcent les portes.)

IRAS.—O grande reine !

CHARMIANE.—O Cléopâtre ! tu es prise, reine.

CLÉOPÂTRE.—Vite, vite, ô ma main !

(Elle tire un poignard.)

PROCULÉIUS.—Arrêtez, grande reine, arrêtez, n'exercez pas sur vous cette fureur ; je ne veux que vous secourir, et non vous trahir. CLÉOPÂTRE.—Quoi ! on veut me priver même de la mort qui empêche les chiens de languir ?

PROCULÉIUS.—Cléopâtre, ne trompez pas la générosité de mon maître, en vous détruisant vous-même ; que l'univers voie éclater sa grandeur d'âme ; votre mort l'empêcherait à jamais.

CLÉOPÂTRE.—O mort, où es-tu ? Viens à moi, viens ; oh ! viens, et frappe une reine qui vaut bien des enfants et des mendiants.

PROCULÉIUS.—Calmez-vous, madame.

CLÉOPÂTRE.—Seigneur, je ne prendrai aucune nourriture, je ne boirai pas, seigneur ; et s'il faut perdre ici le temps à déclarer mes résolutions, je ne dormirai pas non plus. César a beau faire, je saurai détruire cette prison mortelle. Sachez, seigneur, qu'on ne me verra jamais traînant des fers à la cour de votre maître, ni insultée par les calmes regards de la fade Octavie.... Me paradera-t-on pour me donner en spectacle à la valetaille de Rome, et pour essuyer ses sarcasmes et ses anathèmes ? Plutôt chercher un paisible tombeau dans quelque fossé de l'Égypte ! plutôt mourir toute nue sur la fange du Nil ! plutôt devenir la proie des insectes et un objet d'horreur ! plutôt prendre pour gibet les hautes Pyramides de mon pays et m'y faire suspendre par des chaînes !

PROCULÉIUS.—Vous portez ces pensées d'horreur plus loin que César ne vous en donnera de raisons.

(Entre Dolabella.)

DOLABELLA.—Proculéius, César, ton maître, sait ce que tu as fait, et il t'envoie chercher. Je prends la reine sous ma garde.

PROCULÉIUS.—Volontiers, Dolabella, j'en suis bien aise, traitez-la avec douceur.—Madame, si vous daignez vous servir de moi, je dirai à César tout ce dont vous me chargerez.

CLÉOPÂTRE.—Dis que je veux mourir.

(Proculéius et les soldats sortent.)

DOLABELLA.—Illustre reine, vous avez entendu parler de moi.

CLÉOPÂTRE.—Je n'en sais rien....

DOLABELLA.—Sûrement, vous me connaissez.

CLÉOPÂTRE.—Peu importe, seigneur, ce que j'ai connu ou entendu.—Vous souriez quand un enfant ou une femme vous racontent leurs songes, n'est-ce pas votre habitude ?

DOLABELLA.—Je ne vous comprends pas, madame.

CLÉOPÂTRE.—J'ai rêvé qu'il était un empereur nommé Antoine : Oh ! que le ciel m'accorde encore un pareil sommeil, où je puisse revoir encore un pareil mortel !

DOLABELLA.—S'il vous plaisait....

CLÉOPÂTRE.—Son visage était comme les cieux ; on y voyait un soleil et une lune, qui, dans leur cours, éclairaient le petit O qu'on appelle la terre.

DOLABELLA.—Parfaite créature...

CLÉOPÂTRE.—Ses jambes écartées touchaient les deux rives de l'océan ; son bras étendu servait de cimier au monde. Sa voix, quand il parlait à ses amis, avait la sublime harmonie des sphères ; mais quand il voulait menacer et ébranler le globe, elle ressemblait au roulement du tonnerre. Sa générosité ne connaissait point d'hiver ; c'était un automne qui devenait plus riche à chaque récolte. Ses plaisirs étaient comme le dauphin, dont le dos se montre toujours au-dessus de l'élément dans lequel il vit. Les couronnes et les diadèmes portaient sa livrée ; des royaumes et des îles tombaient de sa poche comme des pièces d'argent.

DOLABELLA.—Cléopâtre...

CLÉOPÂTRE.—Croyez-vous qu'il ait existé, ou qu'il puisse exister jamais, un homme comme celui que j'ai vu en songe ?

DOLABELLA.—Non, aimable reine.

CLÉOPÂTRE.—Vous mentez, et les dieux vous entendent. Mais s'il existe, ou s'il a jamais existé, un homme semblable, c'est un prodige qui passe la puissance des songes. La nature manque ordinairement de pouvoir pour égaler les étranges créations de l'imagination ; et cependant, lorsqu'elle forma un Antoine, la nature remporta le prix, et rejeta bien loin tous les fantômes.

DOLABELLA.—Écoutez-moi, madame, votre perte est, comme vous, inestimable, et vos regrets en égalent la grandeur. Puissé-je ne jamais atteindre au succès que je poursuis, si le contre-coup de votre douleur ne me fait pas éprouver un chagrin qui pénètre jusqu'au fond de mon coeur !

CLÉOPÂTRE.—Je vous remercie, seigneur.... Savez-vous ce que César veut faire de moi ? DOLABELLA.—J'hésite à vous dire ce que je voudrais que vous sussiez.

CLÉOPÂTRE.—Parlez, seigneur, je vous prie.

DOLABELLA.—Quoique César soit généreux....

CLÉOPÂTRE.—Il veut me traîner en triomphe ?

DOLABELLA.—Il le veut, madame, je le sais.

(On entend crier dans l'intérieur du théâtre.)

Faites place.—César !

(Entrent César, Gallus, Mécène, Proculéius, Séleucus et suite.)

CÉSAR.—Où est la reine d'Égypte ?

DOLABELLA.—C'est l'empereur, madame.

(Cléopâtre se prosterne à genoux.)

CÉSAR.—Levez-vous, vous ne devez point fléchir les genoux ; je vous en prie, levez-vous, reine d'Égypte.

CLÉOPÂTRE.—Seigneur, les dieux le veulent ainsi ; il faut que j'obéisse à mon maître, à mon souverain.

CÉSAR.—N'ayez point de si sombres idées : le souvenir de tous les outrages que nous avons reçus de vous, quoique marqués de notre sang, est effacé, ou nous n'y voyons que des événements dont le hasard seul est coupable.

CLÉOPÂTRE.—Seul arbitre du monde, je ne puis défendre assez bien ma cause pour me justifier ; mais j'avoue que j'ai été gouvernée par ces faiblesses qui ont souvent avant moi déshonoré mon sexe.

CÉSAR.—Sachez, Cléopâtre, que nous sommes plus disposés à les excuser qu'à les aggraver. Si vous répondez à nos vues, qui sont pour vous pleines de bonté, vous trouverez de l'avantage dans ce changement ; mais si vous cherchez à imprimer sur mon nom le reproche de cruauté en suivant les traces d'Antoine, vous vous priverez de mes bienfaits, vous précipiterez vous-même vos enfants dans une ruine, dont je suis prêt à les sauver, si vous voulez vous reposer, sur moi. Je prends congé de vous.

CLÉOPÂTRE.—L'univers est ouvert devant vos pas : il est à vous ; et nous, qui sommes vos écussons et vos trophées, nous serons attachés au lieu où il vous plaira... Seigneur, voici...

CÉSAR.—C'est de Cléopâtre même que je veux prendre conseil sur tout ce qui l'intéresse.

CLÉOPÂTRE.—Voilà l'état39 de mes richesses, de l'argenterie et des bijoux que je possède. Il est exact ; et jusqu'aux moindres effets, rien n'y est omis. Où est Séleucus ?

Note 39 : (retour) «Elle lui tailla un bordereau des bagues et finances qu'elle pouvait avoir, mais il se trouva là d'adventure l'un de ses trésoriers nommé Séleucus, qui la vint devant César convaincre pour faire son bon valet, qu'elle n'y avait pas tout mis et qu'elle en recélait sciemment et retenait quelque chose ; dont elle fut si fort pressée d'impatience et colère, qu'elle l'alla prendre aux cheveux et luy donna plusieurs coups de poing sur le visage. César s'en prit à rire, et la fist cesser : Hélas ! dit-elle, adonc, César, n'est-ce pas une grande indignité, que tu ayes bien daigné prendre la peine de venir vers moi, et m'ayes fait l'honneur de parler avec moi chestive, réduite en si piteux et si misérable estat, et puis que mes serviteurs me viennent accuser, si j'ai peut-être mis à part et réservé quelques bagues et joyaux propres aux femmes, non point, hélas ! pour moy malheureuse en parer, mais en intention d'en faire quelques petits présents à Octavia et à Livia, à cette fin, que par leur intercession et moyen tu me fusses plus doux et plus gracieux.»

SÉLEUCUS.—Me voici, madame.

CLÉOPÂTRE.—Voilà mon trésorier, seigneur ; qu'il dise, au péril de sa tête, si j'ai rien réservé pour moi ; dis la vérité, Séleucus.

SÉLEUCUS.—Madame, j'aimerais mieux me coudre les lèvres que d'affirmer, au péril de ma tête, ce qui n'est pas.

CLÉOPÂTRE.—Qu'ai-je donc gardé ?

SÉLEUCUS.—Assez pour racheter tout ce que vous déclarez.

CÉSAR.—Ne rougissez pas, Cléopâtre, j'approuve votre prudence.

CLÉOPÂTRE.—O vois, César, considère comme la fortune est suivie ! Mes serviteurs vont devenir les tiens ; et si nous changions de sort, les tiens deviendraient les miens.—L'ingratitude de Séleucus me rend furieuse.—O lâche esclave, plus perfide que l'amour mercenaire !—Quoi ! tu t'en vas ?... Oh ! tu t'en iras, je te le garantis ! mais eusses-tu des ailes pour fuir ma vengeance, elle saura t'atteindre, vil esclave, scélérat sans âme, chien, ô le plus lâche des hommes !

CÉSAR.—Aimable reine, souffrez que je vous prie....

CLÉOPÂTRE.—O César, quel sanglant affront pour moi !... Lorsque vous, dans l'éclat de votre grandeur, vous daignez honorer de votre visite une infortunée, mon propre serviteur viendra augmenter le poids de mes disgrâces par sa lâche perfidie ! Eh quoi ! généreux César, quand je me serais réservé quelques frivoles parures de femme, quelques bagatelles sans valeur, de ces légers cadeaux qu'on offre à ses amis intimes ; et encore quand j'aurais mis à part quelque objet d'une plus grande valeur pour Livie, pour Octavie, afin d'obtenir leur intercession, devrais-je être dévoilée par un homme que j'ai nourri ? O dieux, cette noirceur me précipite encore plus bas que l'abîme où j'étais tombée ! (A Séleucus) De grâce, va-t'en, ou je ferai voir que ma vivacité passée vit encore sous les cendres de mon infortune. Si tu étais un homme tu aurais pitié de moi !

CÉSAR.—Ne réplique pas, Séleucus.

CLÉOPÂTRE.—Que l'on sache que nous autres, grands de la terre, sommes accusés des fautes des autres ; et que, lorsque nous tombons, nous répondons des crimes d'autrui. Nous sommes bien à plaindre !

CÉSAR.—Cléopâtre, rien de ce que vous avez mis en réserve, ni de ce que vous avez déclaré, n'entrera dans le registre de mes conquêtes. Que tout cela reste à vous, disposez-en à votre gré, et croyez que César n'est point un marchand, pour débattre avec vous le prix d'objets vendus par des marchands. Ainsi rassurez-vous ; cessez de vous voir captive de vos pensées. Non, chère reine, notre intention est de régler votre sort sur les avis que vous nous donnerez vous-même. Mangez et dormez, l'intérêt et la pitié que vous m'inspirez vous donnent un ami dans César ; ainsi, adieu.

CLÉOPÂTRE.—O mon maître et mon souverain !

CÉSAR.—Non, non, madame.—Adieu.

(César sort avec sa suite.)

CLÉOPÂTRE.—Il me flatte, mes filles, il me flatte de belles paroles pour me faire oublier ce que je dois à ma gloire. Mais écoute, Charmiane....

(Elle parle bas à Charmiane.)

IRAS.—Finissez, madame, le jour brillant est passé, et nous entrons dans les ténèbres.

CLÉOPÂTRE.—Va au plus vite.—J'ai déjà donné les ordres, tout est arrangé. Va, et dépêche-toi.

CHARMIANE.—J'y vais, madame.

(Dolabella revient.)

DOLABELLA.—Où est la reine ?

CHARMIANE.—La voici, seigneur.

(Charmiane sort.)

CLÉOPÂTRE.—Dolabella ?

DOLABELLA.—Madame, comme je vous l'ai juré sur vos ordres, auxquels mon attachement me fait un devoir religieux d'obéir, je viens vous annoncer que César a résolu de partir, en passant par la Syrie, et que dans trois jours il vous envoie devant lui, vous et vos enfants. Profitez de votre mieux de cet avis. J'ai rempli vos désirs et ma promesse.

CLÉOPÂTRE.—Dolabella, je ne pourrai jamais m'acquitter envers vous.

DOLABELLA.—Je vous suis dévoué. Adieu, grande reine ; il faut que je me rende auprès de César.

CLÉOPÂTRE.—Adieu, et merci. (Dolabella sort.) Iras, qu'en penses-tu ? Tu seras donc promenée dans les rues de Rome comme une marionnette d'Égypte, ainsi que moi ? Les esclaves artisans, avec leurs tabliers crasseux, leurs équerres et leurs marteaux, nous soulèveront dans leurs bras pour nous montrer : nous serons au milieu du nuage de leurs haleines épaisses, empestées par des mets grossiers, et nous serons obligées d'en respirer la vapeur fétide.

IRAS.—Que les dieux nous en préservent ! CLÉOPÂTRE.—Oui, voilà le sort qui nous attend, Iras. D'insolents licteurs nous montreront au doigt comme des courtisanes publiques ; de misérables rimeurs nous chansonneront sur des airs discordants ; les histrions, en improvisant, nous traduiront sur le théâtre, et étaleront aux yeux du peuple nos fêtes nocturnes d'Alexandrie : Antoine, ivre, sera amené sur la scène, et moi je verrai quelque écolier à la voix glapissante, représenter Cléopâtre, et avilir ma grandeur sous le rôle d'une prostituée.

IRAS.—O grands dieux !...

CLÉOPÂTRE.—Oui, cela est certain.

IRAS.—Jamais je ne verrai ces horreurs, car je suis bien sûre que mes ongles sont plus forts que mes yeux.

CLÉOPÂTRE.—C'est là, c'est là le moyen de déjouer tous ces préparatifs, et de déjouer leurs absurdes projets. (Charmiane revient.) C'est toi, Charmiane !—Allons, mes femmes, parez-moi en reine : allez, rapportez mes plus brillants atours ; je vais encore sur les bords du Cydnus, au-devant de Marc-Antoine. Allons, Iras, obéis.—Oui, courageuse Charmiane, nous en finirons ; et quand tu auras rempli cette dernière tâche, je te donnerai la permission de te reposer jusqu'au jour du jugement. Apporte ma couronne ; n'oublie rien. Mais, pourquoi ce bruit ?

(Iras sort.—On entend un bruit dans l'intérieur.)

UN GARDE.—Il y a un paysan qui veut absolument être introduit devant Votre Majesté ; il vous apporte des figues.

CLÉOPÂTRE.—Qu'on le fasse entrer. (Le garde sort.) Quel faible instrument suffit pour exécuter une grande action ! Il m'apporte la liberté. Ma résolution est prise, et je ne sens plus rien en moi d'une femme. Des pieds à la tête je suis changée en marbre inflexible ; maintenant la lune inconstante n'est plus ma planète.

(Le garde revient avec un paysan portant une corbeille.)

LE GARDE.—Voilà cet homme.

CLÉOPÂTRE.—Éloigne-toi, et laisse-nous seuls. (Le garde sort.) (Au paysan.) As-tu là ce joli reptile du Nil qui tue sans douleur ?

LE PAYSAN.—Oui, vraiment, je l'ai : mais je ne voudrais pas être la cause que vous eussiez envie de le toucher ; car sa morsure est immortelle : ceux qui en meurent n'en reviennent jamais, ou bien rarement.

CLÉOPÂTRE.—Te rappelles-tu quelques personnes qui en soient mortes ?

LE PAYSAN.—Plusieurs ; des hommes, et des femmes aussi ; pas plus tard qu'hier, j'ouïs parler d'une femme, une fort honnête femme, mais un peu sujette à mentir40 ; ce qui ne convient pas à une femme, à moins que ce ne soit en tout honneur. On disait comment elle était morte de cette morsure, quelle douleur elle avait ressentie. Vraiment, elle rend un fort bon témoignage à cette bête ; mais qui croira la moitié de ce qu'on dit ne sera pas sauvé par la moitié de ce qu'on fait. Mais le plus dangereux, c'est que ce reptile est un étrange reptile.

Note 40 : (retour) Le paysan plaisante ici sur le verbe to lie, mentir et se coucher, to lie in the uay of honesty est se coucher en tout honneur avec son mari. Mentir en tout honneur serait plus difficile à expliquer.

CLÉOPÂTRE.—Va-t'en, adieu.

LE PAYSAN.—Je vous souhaite beaucoup de plaisir avec cette bête.

CLÉOPÂTRE.—Adieu.

LE PAYSAN.—N'oubliez pas, voyez-vous, que le ver fera son devoir de ver.

CLÉOPÂTRE.—Oui, oui, adieu.

LE PAYSAN.—Songez bien, madame, qu'il ne faut donner le ver à garder qu'à des personnes prudentes, car il n'y a, ma foi, rien de bon à attendre du ver.

CLÉOPÂTRE.—Ne t'inquiète pas ; on y prendra garde.

LE PAYSAN.—Très-bien, ne lui donnez rien, je vous en prie ; car il ne vaut pas la nourriture.

CLÉOPÂTRE.—Et moi, me mangerait-il ?

LE PAYSAN.—Vous ne devez pas croire que je sois assez simple pour ne pas savoir que le diable lui-même ne voudrait pas manger une femme : je sais bien aussi que la femme est un mets digne des dieux, quand le diable ne l'assaisonne pas. Mais, en vérité, ces paillards de diables font un grand tort aux dieux dans les femmes ; car sur dix femmes que font les dieux, les diables en corrompent cinq.

CLÉOPÂTRE.—Allons, laisse-moi ; adieu.

LE PAYSAN.—Oui, en vérité, je vous souhaite beaucoup de plaisir avec ce ver.

(Le paysan sort.)

(Iras rentre avec une robe, une couronne, etc., etc.)

CLÉOPÂTRE.—Donne-moi ma robe, mets-moi ma couronne. Je sens en moi des désirs impatients d'immortalité : c'en est fait ; le jus de la grappe d'Égypte n'humectera plus ces lèvres. Vite, vite, bonne Iras, vite ; il me semble que j'entends Antoine qui m'appelle : je le vois se lever pour louer mon acte de courage, je l'entends se moquer de la fortune de César, Les dieux commencent par donner le bonheur aux hommes, pour excuser le courroux à venir.—Mon époux, je viens !—Que mon courage prouve mes droits à ce titre. Je suis d'air et de feu, et je rends à la terre grossière mes autres éléments.—Bon, avez-vous fini ?—Venez donc, et recueillez la dernière chaleur de mes lèvres. Adieu, tendre Charmiane. Iras, adieu pour jamais. (Elle les embrasse. Iras tombe et meurt.) Mes lèvres ont-elles donc le venin de l'aspic ? Quoi, tu tombes ? As-tu pu quitter la vie aussi doucement, le trait de la mort n'est donc pas plus redoutable que le pinçon d'un amant, qui blesse et qu'on désire encore. Es-tu tranquille ! En disparaissant aussi rapidement du monde, tu lui dis qu'il ne vaut pas la peine de lui faire nos adieux. CHARMIANE.—Dissous-toi, épais nuage, et change-toi en pluie ; que je puisse dire que les dieux eux-mêmes pleurent.

CLÉOPÂTRE.—Cet exemple m'accuse de lâcheté.—Si elle rencontre avant moi mon Antoine à la belle chevelure, il l'interrogera sur mon sort, et lui donnera ce baiser qui est le ciel pour moi. (A l'aspic qu'elle applique sur son sein.) Viens, mortel aspic, que ta dent aiguë tranche d'un seul coup ce noeud compliqué de la vie. Allons, pauvre animal venimeux, courrouce-toi et achève. Oh ! que ne peux-tu parler pour que je puisse t'entendre appeler le grand César un âne impolitique !

CHARMIANE.—O astre de l'Orient !

CLÉOPÂTRE.—Cesse, cesse tes plaintes. Ne vois-tu pas mon enfant sur mon sein, qui endort sa nourrice en tétant ?

CHARMIANE.—Oh ! brise-toi, brise-toi, mon coeur !

CLÉOPÂTRE.—O toi ! suave comme un baume, doux comme l'air, tendre... O Antoine !—(Elle applique un autre aspic sur son bras.) Allons, viens, toi aussi.—Pourquoi rester plus longtemps ?...

(Elle meurt.)

CHARMIANE.—Dans ce monde odieux ?...—Allons ! adieu donc.—Maintenant, vante-toi, mort ! tu as en ta possession une beauté sans égale. Beaux yeux, astres de lumière (en lui fermant les yeux), fermez-vous, et que jamais deux yeux si pleins de majesté n'envisagent le char doré de Phébus !...—Votre couronne est dérangée ; je veux la redresser, et après jouer aussi mon rôle. (Surviennent des gardes qui entrent brusquement.)

PREMIER GARDE.—Où est la reine ?

CHARMIANE.—Parlez bas, ne l'éveillez point.

PREMIER GARDE.—César a envoyé...

CHARMIANE.—Un messager trop lent... (Elle s'applique un aspic.) Oh ! viens, allons vite, hâte-toi ; je commence à te sentir.

PREMIER GARDE,—Approchons. Oh ! tout n'est pas en ordre ; César est trompé.

SECOND GARDE.—Voilà Dolabella que César avait envoyé ; appelez-le.

PREMIER GARDE.—Qu'est-ce que tout ceci ? Est-ce bien fait, Charmiane ?

CHARMIANE.—C'est bien fait, et c'est digne d'une princesse issue de tant de rois illustres... Ah ! soldat !...

(Elle expire.)

DOLABELLA entre.—Comment cela va-t-il ici ?

SECOND GARDE.—Tout est mort.

DOLABELLA.—César, tes conjectures ont rencontré juste : tu viens voir de tes yeux l'acte funeste que tu as tant cherché à prévenir.

(On entend crier derrière le théâtre.)

Place ; faites place à César.

(Entrent César et sa suite.)

DOLABELLA.—Ah ! seigneur, vous êtes un devin trop habile : ce que vous craigniez est arrivé.

CÉSAR.—Brave jusqu'à la fin, elle a pénétré notre dessein, et en souveraine elle a suivi sa volonté.—Le genre de leur mort ? Je ne vois sur elle aucune trace de sang.

DOLABELLA.—Qui les a quittées le dernier ?

PREMIER GARDE.—Un pauvre paysan qui leur a apporté des figues. Voilà encore sa corbeille.

CÉSAR.—Empoisonnées alors ?

PREMIER GARDE.—César, Charmiane, que vous voyez là, vivait encore il n'y a qu'un moment. Elle était debout et parlait. Je l'ai trouvée arrangeant le diadème sur le front de sa maîtresse morte ; elle tremblait en se tenant debout, et tout à coup elle est tombée.

CÉSAR.—O noble faiblesse !... Si elles avaient avalé du poison, on le reconnaîtrait à quelque enflure extérieure. Mais elle semble s'être endormie comme si elle voulait attirer encore un autre Antoine dans les filets de ses grâces.

DOLABELLA.—Là, sur son sein, paraît une trace de sang et un peu d'enflure ; la même marque paraît sur son bras.

PREMIER GARDE.—C'est la trace d'un aspic ; et ces feuilles de figuier ont sur elles une viscosité comme celle que les aspics laissent après eux dans les cavernes du Nil.

CÉSAR.—Il est probable que c'est ainsi qu'elle est morte, car son médecin m'a dit qu'elle avait fait des expériences sans fin sur les genres de mort les plus-faciles. (Aux gardes.) Enlevez-la dans son lit, et emportez ses femmes de ce tombeau. Elle sera ensevelie auprès de son Antoine, et nulle tombe sur la terre n'aura renfermé un couple aussi fameux. D'aussi grandes catastrophes frappent ceux qui en sont les auteurs ; et la pitié qu'inspire leur histoire rendra leur nom aussi célèbre que celui du vainqueur qui les a réduits à cette extrémité.—Notre armée, dans une pompe solennelle, suivra leur convoi funèbre, et après cela, à Rome ! Dolabella, ayez soin que le plus grand ordre préside à cette solennité41.

Note 41 : (retour)

Plusieurs poëtes ont travaillé le sujet d'Antoine et Cléopâtre pour le théâtre. Parmi les pièces anglaises, après celle de Shakspeare, la plus remarquable est la tragédie de Dryden : All for love or the World well lost. Elle a plus de régularité, plus d'égalité dans la diction. On y trouve d'excellentes scènes détachées, et des morceaux de la plus belle poésie : mais il s'en faut bien qu'on y rencontre le feu de l'action, le caractère distinctif des personnages et de leur expression, ou ces sublimes beautés qui caractérisent le vrai génie dramatique. Dryden avoue lui-même qu'il a imité le divin Shakspeare dans son style ; en conséquence il s'est écarté comme lui de sa méthode ordinaire d'écrire en vers rimés. On distingue aussi dans plus d'un endroit ces imitations, et le lecteur qui connaît un peu Shakspeare aperçoit tout de suite les passages imités de plusieurs de ses tragédies. Dryden se flatte, par cette imitation, de s'être surpassé dans cette pièce, que les critiques anglais reconnaissent pour être la meilleure qu'il ait faite.

L'action commence après la bataille d'Actium, qui fut si funeste à Antoine. Cléopâtre cherche à le distraire par les ressources du luxe, et par les divertissements qu'elle a ordonnés pour célébrer le jour de sa naissance. Une des plus belles scènes du premier acte, à laquelle Dryden lui-même donne la préférence sur toutes celles qu'il ait jamais faites, c'est la scène entre Antoine découragé et presque désespéré, et son ami, le vertueux et brave Ventidius, qui lui reproche ses débauches et sa passion pour le plaisir. D'abord il s'attire l'indignation d'Antoine, qui cependant revient insensiblement au sentiment de reconnaissance qu'il doit aux vertueuses intentions de son ami, et qui prend la résolution de redevenir un homme et un héros, en hasardant une nouvelle tentative contre Octave.

Cléopâtre, au commencement du second acte, est extrêmement inquiète et mécontente de ce qu'Antoine veut l'abandonner. Elle ménage encore un rendez-vous avec lui pour le faire renoncer à son projet. En vain Ventidius cherche-t-il à empêcher cette dangereuse entrevue. Antoine se fait d'abord violence, et lui reproche tout ce qu'elle lui a fait négliger et perdre. Elle se justifie, et lui apprend les offres séduisantes que César lui a fait faire, et qu'elle a rejetées pour lui. Ce faible Romain se laisse enfin tellement séduire qu'il renonce à tous ses projets héroïques, et reste auprès d'elle.

Antoine se livre de nouveau à la débauche et aux plaisirs que Cléopâtre lui prépare. Ventidius fait de nouveaux efforts pour l'en arracher, et son ami Dolabella, qui revient de Rome, lui apprend les conditions avantageuses d'un accommodement avec César. Ventidius croit les devoir à sa médiation et à son amitié, mais Dolabella lui apprend qu'il n'y a pas contribué, et dit qu'il veut lui amener ses avocats : c'est Octavie son épouse, avec ses deux enfants. Antoine leur montre d'abord beaucoup de froideur et d'indifférence : mais leur générosité le subjugue et réveille en lui sa première tendresse. Cléopâtre, inquiète de l'arrivée d'Octavie, lui témoigne son dépit avec beaucoup de hauteur dans une scène très-courte qui finit le troisième acte.

Antoine se sent trop faible pour faire ses adieux à sa maîtresse ; il en charge son ami Dolabella. Celui-ci est lui-même épris des charmes de Cléopâtre. Sa commission lui fournit l'occasion de lui déclarer son amour. Cléopâtre, d'après le conseil d'Alexas, profite de cet aveu pour exciter la jalousie d'Antoine et ranimer sa passion. Ventidius et Octavie ont épié la conversation de Cléopâtre avec Dolabella ; ils la racontent à Antoine, qui, indigné contre eux, leur en fait les plus amers reproches. Ils se justifient tous deux, et Cléopâtre en rejette toute la faute sur Alexas, qui lui avait conseillé de piquer sa jalousie pour le retenir. Ils se séparent.

Dans l'intervalle du quatrième au cinquième acte a lieu la bataille navale qui achève la perte d'Antoine, et pendant laquelle toute la flotte d'Égypte eut la perfidie de se jeter du côté de César. Cette perte confond Antoine, excite sa rage, et le plonge dans le découragement. Cléopâtre, pour se soustraire à sa colère, se retire dans son tombeau, et lui fait parvenir, par Alexas, la nouvelle de sa feinte mort. Cette perte met le comble au désespoir d'Antoine ; il prie Ventidius de lui ôter la vie ; mais celui-ci s'étant poignardé lui-même, Antoine se précipite sur son épée. Cléopâtre accourt, le trouve mourant, et elle se donne aussi la mort, comme dans Shakspeare.

Il ne faut que comparer ce plan abrégé de la tragédie de Dryden avec celui de Shakspeare, pour voir que le premier a beaucoup plus de situations, et que l'enchaînement en est mieux combiné. Quiconque lira cette pièce de Dryden y verra partout les soins et le travail du poëte, qui, avant de commencer son ouvrage, s'est bien pénétré de son sujet et des plus petites circonstances qui y avaient trait, par la lecture de Plutarque, d'Appien et de Dion-Cassius, sources où il a puisé. Il est vrai qu'on ne trouvera pas tous ces traits dans Shakspeare, bien qu'ils n'y manquent pas complètement : mais Shakspeare s'emparera tellement du lecteur, il entraînera et occupera si fort son coeur, qu'il lui fera oublier ou négliger toutes les froides réflexions de la critique. L'Antoine et Cléopâtre de sir Cari Sedley est bien au-dessous de la tragédie de Dryden : elle ne fut imprimée qu'en 1677 ; je n'en connais que l'historique : mais j'ai lu une autre tragédie du même auteur, intitulée : Beauty the Conqueror, or the death of Marc-Anthony, a tragedy in imitation of the Roman way of writing : elle est imprimée avec une collection in-4 de quelques oeuvres de Sedley, mise au jour par le capitaine Ayloffe, à Londres, 1702. Elle est en vers rimés et dans un style très-inégal, souvent très-enflé, quelquefois noble, et très-souvent faible. Les efforts de César pour engager Cléopâtre à quitter Antoine en font le principal sujet : cette princesse va même jusqu'à le trahir. En général le poëte s'est écarté en différentes occasions de la vérité de l'histoire ; mais les épisodes de son invention n'ont pas une grande valeur. Il amène, par exemple, sur la scène un grand scélérat, Achillas, à qui il fait ourdir des trames secrètes pour s'emparer du trône d'Égypte, qu'il espère partager avec sa maîtresse Iras. L'imitation du style romain, qu'annonce le titre de la pièce, ne se trouve que dans les choeurs des quatre premiers actes ; encore manquent-ils du vrai style lyrique.

FIN DU CINQUIÈME ET DERNIER ACTE.

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