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DELPHINE

Roman

Madame de STAËL



TABLE des MATIÈRES

235 choix possibles

DELPHINE
AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR, POUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.
QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE DELPHINE.
PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.
DELPHINE.
LETTRE PREMIÈRE.
LETTRE II.
LETTRE III.
LETTRE IV.
LETTRE V.
LETTRE VI.
LETTRE VII.
LETTRE VIII.
LETTRE IX.
LETTRE X.
LETTRE XI.
LETTRE XII.
LETTRE XIII.
LETTRE XIV.
LETTRE XV.
LETTRE XVI.
LETTRE XVII.
LETTRE XVIII
LETTRE XIX.
LETTRE XX.
LETTRE XXI.
LETTRE XXII.
LETTRE XXIII.
LETTRE XXIV.
LETTRE XXV.
LETTRE XXVI.
LETTRE XXVII.
LETTRE XXVIII.
LETTRE XXIX.
LETTRE XXX.
LETTRE XXXI.
LETTRE XXXII.
LETTRE XXXIII.
LETTRE XXXIV.
LETTRE XXXV.
LETTRE XXXVI.
LETTRE XXXVII.
LETTRE XXXVIII.
SECONDE PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.
LETTRE II.
LETTRE III.
LETTRE IV.
LETTRE V.
LETTRE VI.
LETTRE VII.
LETTRE VIII.
LETTRE IX.
LETTRE X.
LETTRE XI.
LETTRE XII.
LETTRE XIII.
LETTRE XIV.
LETTRE XV.
LETTRE XVI.
LETTRE XVII.
LETTRE XVIII.
LETTRE XIX.
LETTRE XX.
LETTRE XXI.
LETTRE XXII.
LETTRE XXIII.
LETTRE XXIV.
LETTRE XXV.
LETTRE XXVI.
LETTRE XXVII.
LETTRE XXVIII.
LETTRE XXIX.
LETTRE XXX.
LETTRE XXXI.
LETTRE XXXII.
LETTRE XXXIII.
LETTRE XXXIV.
LETTRE XXXV.
LETTRE XXXVI.
LETTRE XXXVII.
LETTRE XXXVIII.
LETTRE XXXIX.
LETTRE XL.
LETTRE XLI.
LETTRE XLII.
LETTRE XLIII.
DELPHINE. TROISIEME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.
LETTRE II.
LETTRE III.
LETTRE IV.
LETTRE V.
LETTRE VI.
LETTRE VII.
LETTRE VIII.
LETTRE IX.
LETTRE X.
LETTRE XI.
LETTRE XII.
LETTRE XIII.
LETTRE XIV.
LETTRE XVI.
LETTRE XVII.
LETTRE XVIII.
LETTRE XIX.
LETTRE XX.
LETTRE XXI.
LETTRE XII.
LETTRE XXIII.
LETTRE XXIV.
LETTRE XXV.
LETTRE XXVI.
LETTRE XXVII.
LETTRE XXVIII.
LETTRE XXIX.
LETTRE XXX.
LETTRE XXXI.
LETTRE XXXII.
LETTRE XXXIII.
LETTRE XXXIV.
LETTRE XXXV.
LETTRE XXXVI.
LETTRE XXXVII.
LETTRE XXXVIII.
LETTRE XXXIX.
LETTRE XL.
LETTRE XLI.
LETTRE XLII.
LETTRE XLIII.
LETTRE XLIV.
LETTRE XLV.
LETTRE XLVI.
LETTRE XLVII.
LETTRE XLVIII.
LETTRE XLIX.
LETTRE L.
QUATRIÈME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.
LETTRE II.
LETTRE III.
LETTRE IV.
LETTRE V.
LETTRE VI.
LETTRE VII.
LETTRE VIII.
LETTRE IX.
LETTRE X.
LETTRE XI
LETTRE XII.
LETTRE XIII.
LETTRE XIV.
LETTRE XV.
LETTRE XVI.
LETTRE XVII.
LETTRE XVIII
LETTRE XIX
LETTRE XX.
LETTRE XXI.
LETTRE XXII.
LETTRE XXIII
LETTRE XXIV.
LETTRE XXV.
LETTRE XXVI.
LETTRE XXVII.
LETTRE XXVIII.
LETTRE XXIX.
LETTRE XXX.
LETTRE XXXI.
LETTRE XXXII.
LETTRE XXXIII.
LETTRE XXXIV.
LETTRE XXXV.
LETTRE XXXVI.
LETTRE XXXVII.
LETTRE XXXVIII.
CINQUIÈME PARTIE. FRAGMENS DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE, PENDANT SON VOYAGE.
PREMIER FRAGMENT.
FRAGMENT II
FRAGMENT III.
FRAGMENT IV.
FRAGMENT V.
FRAGMENT VI.
LETTRE PREMIÈRE.
SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT DES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE.
LETTRE II.
LETTRE III.
LETTRE VI.
LETTRE V.
LETTRE VI.
LETTRE VII.
LETTRE VIII.
LETTRE IX.
LETTRE X.
LETTRE XI.
LETTRE XII.
LETTRE XIII.
LETTRE XIV.
LETTRE XV.
LETTRE XVI.
LETTRE XVII.
LETTRE XVIII.
LETTRE XIX.
LETTRE XX.
LETTRE XXI.
LETTRE XXII.
LETTRE XXIII.
LETTRE XXIV.
LETTRE XXV.
LETTRE XXVI.
LETTRE XXVII.
LETTRE XXVIII.
LETTRE XXIX.
LETTRE XXX.
LETTRE XXXI.
LETTRE XXXII.
SIXIÈME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.
LETTRE II.
LETTRE III.
LETTRE IV.
LETTRE V.
LETTRE VI.
LETTRE VII.
LETTRE VIII.
LETTRE IX.
LETTRE X.
LETTRE XI.
LETTRE XII.
LETTRE XIII ET DERNIÈRE.
ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE. LETTRE XIII.
LETTRE XIV.
LETTRE XV.
LETTRE XVI.
LETTRE XVII.
LETTRE XVIII.
LETTRE XIX.
LETTRE XX.
CONCLUSION.


TEXTE INTÉGRAL



Delphine

Un homme doit savoir braver l'opinion, une femme s'y soumettre.

Mélanges, de Mme Necker.

DELPHINE - Madame de STAËL > AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR, POUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.

AVERTISSEMENT DE L'AUTEUR, POUR CETTE NOUVELLE ÉDITION.

Il y a plusieurs changemens dans cette édition, mais le plus important de tous, c'est la conclusion, qui est entièrement nouvelle. Je me suis rendue aux observations qui m'ont été faites sur le dénoûment qui existoit d'abord. On m'a dit qu'il rappeloit les événemens de la révolution, au milieu d'une situation tout idéale. On m'a dit que ce dénoûment n'étoit pas l'effet immédiat des caractères, et qu'il ôtoit au roman de Delphine le mérite qu'il a peut-être de ne contenir que des circonstances amenées par les sentimens, et qui ne peuvent être considérées comme l'effet du hasard. Ces réflexions m'ont convaincue ; et quoiqu'il ne soit pas dans les usages de l'amour-propre de faire une si grande concession à la critique, Delphine est réimprimée dans cette édition avec un dénoûment entièrement nouveau, et je prie les écrivains anglois et allemands qui ont bien voulu traduire ce roman dans leur langue, d'adopter, pour la traduction, le changement que j'ai fait dans l'original.

Cependant, comme je crois que l'ancien dénoûment de Delphine avoit un avantage, celui de retracer avec quelque force les circonstances déchirantes qui accompagnent la mort de ceux qu'on fait périr pour des opinions politiques, j'ai conservé ce morceau dans une anecdote nouvelle intitulée Charles et Pauline [Cette nouvelle ne s'est point trouvée dans les manuscrits de ma mère ; et j'ai même tout lieu de croire qu'elle n'a jamais été achevée. (Note de l'Éditeur.)], qui se trouve aussi dans cette édition ; enfin j'y ai de plus ajouté quelques réflexions sur le but moral de Delphine.

DELPHINE - Madame de STAËL > QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE DELPHINE.

QUELQUES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DE DELPHINE.

Ce n'est point une apologie de Delphine que je veux écrire, il faut qu'un livre se défende lui-même : on est souvent injuste pour les personnes, on ne l'est jamais à la longue pour les ouvrages. La calomnie défigure à son gré les opinions et les sentimens qui composent l'existence privée d'une femme, et peut ainsi remplir d'amertume une vie sans défense ; mais les écrits étant aussi publics que les critiques dont ils deviennent l'objet, le combat est moins inégal ; et je crois fermement que ni la bienveillance ni la haine n'ont jamais fait le sort d'un ouvrage : le cercle de la faveur ou de la défaveur est si petit, en comparaison de l'imposante impartialité du temps et de la justice éclairée des hommes livrés à leurs impressions naturelles ! Mais il m'a semblé qu'en montrant le but que je m'étois proposé dans Delphine, je pourrois présenter quelques réflexions utiles sur la véritable moralité des actions humaines et les jugemens que la société porte sur ces actions. Cette espérance m'a déterminée à traiter ce sujet.

C'est une question intéressante à se proposer que de savoir pourquoi la société en général est infiniment plus sévère pour les fautes qui tiennent à une trop grande indépendance de caractère, à des qualités trop peu mesurées, à une âme trop susceptible d'enthousiasme, que pour les torts de personnalité, de sécheresse et de dissimulation. Puisque la société est ainsi, il faut en chercher la cause ; et sans se perdre en déclamations contre l'injustice des hommes, examiner par quelle association d'idées ils sont conduits à un tel résultat. Chaque individu pris séparément vous dira qu'il aime infiniment mieux rencontrer un caractère tel que celui de Delphine, sensible, imprudent, inconsidéré, qu'un caractère égoïste, habile et froid ; et cependant la société ménagera l'un, et poursuivra l'autre sans pitié.

La raison de ce contraste entre les opinions de chacun et de tous, c'est, je crois, que chaque homme en particulier trouve de l'avantage dans ses rapports avec ceux qui ont, si je puis m'exprimer ainsi, des torts généreux, une bonté sans calcul, une franchise imprévoyante ; mais la société réunie prend un esprit de corps, un désir de se maintenir telle qu'elle est, une personnalité collective enfin, et ce sentiment la porte à préférer les caractères égoïstes et durs dans leurs relations intimes, lorsqu'ils respectent extérieurement les convenances reçues, aux caractères plus intéressans en eux-mêmes, quand ils s'affranchissent trop souvent du joug que l'opinion veut imposer. Une morale parfaite s'accorde avec tous les genres d'intérêts que peuvent avoir les individus et la société, parce que la morale dans sa pureté est tellement en harmonie avec la nature de l'homme, que les puissans comme les foibles, les particuliers comme les corps, les esprits médiocres comme les esprits supérieurs l'approuvent et la respectent. Il n'en est pas de même des qualités naturelles ; elles ont beaucoup moins de régularité que les vertus, et quand elles ne sont pas guidées par des principes très-austères, elles causent plus d'ombrage à la foule des gens médiocres, que des défauts négatifs, préservateurs de soi-même, mais qui ne troublent point cette législation des convenances à l'abri de laquelle se reposent les préjugés et les amours-propres. On a dit que l'hypocrisie étoit un hommage rendu à la vertu ; la société prend cet hommage pour elle, et, comme toutes les autorités, elle juge les actions des hommes seulement dans leurs rapports avec son intérêt. Il y a aussi dans les caractères d'une franchise remarquable, tels que celui de Delphine, dans ces caractères qui n'admettent ni prétextes ni détours pour les témoignages et l'expression des sentimens nobles et tendres, une puissance singulièrement importune à la plupart des hommes.

Plusieurs essayent de traduire par une vertu ce que leur intérêt leur inspire, et mutuellement on se passe tous ces sophismes, espérant bien tromper à son tour, pour récompense de s'être laissé tromper ; mais quand il arrive au milieu de ce paisible et doucereux accord un caractère inconsidérément vrai, il semble que ce qu'on appelle la civilisation en soit troublée et qu'il n'y ait plus de sûreté pour personne, si toutes les actions reprennent leur nom, et toutes les paroles leur sens. Enfin la supériorité de l'esprit et de l'âme suffit à elle seule pour alarmer la société. La société est constituée pour l'intérêt de la majorité, c'est-à-dire des gens médiocres : lorsque des personnes extraordinaires se présentent, elle ne sait pas trop si elle doit en attendre du bien ou du mal ; et cette inquiétude la porte nécessairement à les juger avec rigueur. Ces vérités générales s'appliquent aux femmes d'une manière bien plus forte encore : il est convenu qu'elles doivent respecter toutes les barrières, porter tous les genres de joug ; et comme il y auroit de l'inconvénient pour le bonheur de la société en général à ce que le plus grand nombre des femmes eût des sentimens passionnés ou même des lumières très-étendues, il n'est pas étonnant qu'à cet égard la société redoute tout ce qui fait exception, même dans le sens le plus favorable.

Le caractère de Delphine, les malheurs qui résultent pour elle de ce caractère prouvent précisément ce que je viens de développer. Je n'ai jamais voulu présenter Delphine comme un modèle à suivre ; mon épigraphe prouve que je blâme et Léonce et Delphine, mais je pense qu'il étoit utile et sévèrement moral de montrer comment avec un esprit supérieur on fait plus de fautes que la médiocrité même, si l'on n'a pas une raison aussi puissante que son esprit ; et comment avec un coeur généreux et sensible, l'on se livre à beaucoup d'erreurs, si l'on ne se soumet pas à toute la rigidité de la morale.

Il faut un gouvernail d'autant plus fort qu'il y a plus de vent dans les voiles. On demandoit à Richardson pourquoi il avoit rendu Clarisse si malheureuse : C'est, répondit-il, parce que je n'ai jamais pu lui pardonner d'avoir quitté la maison de son père. Je pourrois aussi dire avec vérité que je n'ai pas dans mon roman pardonné à Delphine de s'être livrée à son sentiment pour un homme marié, quoique ce sentiment soit resté pur. Je ne lui ai pas pardonné les imprudences que l'entraînement de son caractère lui a fait commettre, et j'ai présenté tous ses revers comme en étant la suite immédiate.

Mais la moralité de ce roman ne se borne point à l'exemple de Delphine : j'ai voulu montrer aussi ce qui peut être condamnable dans la rigueur que la société exerce contre elle ; et, quoique je vienne de développer avec impartialité les motifs de cette rigueur, je crois que dans les grandes villes surtout les jugemens que l'on porte sur les actions et les caractères n'ont pas pour base les véritables principes de la moralité. La première des vertus, la plus touchante des qualités, c'est la bonté ; il me semble que nous avons un tel besoin de la pitié les uns des autres, que ce que nous devons craindre avant tout, ce sont les êtres qui peuvent se résoudre à faire du mal, ou même ceux qui ne sont pas impatiens de soulager la peine, dès qu'ils en ont le pouvoir. Or pour condamner une action, pour plaindre, approuver ou blâmer un caractère, il me semble qu'il faudroit toujours se demander quel rapport a cette action ou ce caractère avec le principe de tout bien, la bonté. Je sais qu'une personne imprudente peut faire du mal sans le vouloir, mais il est si facile de la ramener, mais on est si certain de son repentir et de son besoin de réparer, qu'il est impossible d'assimiler ce genre de tort à la moindre action réfléchie qui auroit pour but d'affliger qui que ce fût.

Il me semble que toutes les pages de Delphine rendent à la bonté le culte qui lui est dû, et sous ce rapport encore il me semble que cet ouvrage est utile ; car après une longue révolution, les coeurs se sont singulièrement endurcis, et cependant jamais on n'eut plus besoin de cette sympathie pour la douleur qui est le véritable lien des êtres mortels entre eux.

Il est si vrai que la première qualité des hommes est la bonté, que dans les grandes crises de la destinée, lorsque le malheur fait taire et l'amour-propre et l'envie, ce qu'on cherche d'abord c'est la touchante qualité qui apaise les fureurs de l'homme et conserve dans son coeur quelques rayons de la miséricorde éternelle. Qui n'a pas éprouvé, dans les temps orageux où nous avons vécu, que notre premier regard jeté sur un homme puissant étoit pour démêler dans sa physionomie une expression de bonté ? et parmi des juges silencieux, une sorte de douceur dans les traits ou d'attendrissement dans les regards nous désignoit d'avance notre semblable. Ce que tous les hommes éprouvent dans le malheur, les âmes tendres le sentent habituellement ; il n'est point pour elles de prospérités qui les rendent invulnérables, et dans les momens les plus heureux de leur vie elles savent combien aisément la pitié pourroit leur devenir nécessaire.

C'est donc dans la bonté et la générosité, dans ces deux qualités qui se tiennent par les plus nobles liens et dont chacune est le complément de l'autre, que consiste la véritable moralité des actions humaines, savoir résister aux forts et protéger les foibles : Parcere subjectis et debellare superbos. Ces anciens mots renferment tout ce qu'il y a de divin dans le coeur de l'homme. Que mon fils soit bon et fier, peuvent dire les mères, et l'indulgence du ciel couvrira le reste ! mais l'indulgence des hommes n'est pas si facile à obtenir, et quelquefois la puissance de la société lutte contre les meilleurs mouvemens naturels.

Souvent un homme est méconnu pour ses qualités même ; plus souvent une femme est perdue par un sentiment d'autant plus vrai qu'elle étoit moins maîtresse de le cacher, d'autant plus généreux qu'elle y sacrifioit tous les intérêts de sa vie ; et celle qui, assise en paix au milieu de son cercle, se sera permis d'accuser le malheur, verra sa considération augmentée par l'impitoyable preuve de sévérité qu'elle aura nonchalamment donnée. Ce sont ces bizarres contrastes des jugemens de l'opinion que le roman de Delphine est destiné à faire ressortir ; il dit aux femmes : ne vous fiez pas à vos qualités, à vos agrémens ; si vous ne respectez pas l'opinion, elle vous écrasera. Il dit à la société : ménagez davantage la supériorité de l'esprit et de l'âme ; vous ne savez pas le mal que vous faites et l'injustice que vous commettez, quand vous vous laissez aller à votre haine contre cette supériorité, parce qu'elle ne se soumet pas à toutes vos lois ; vos punitions sont bien disproportionnées avec la faute, vous brisez des coeurs, vous renversez des destinées qui auroient fait l'ornement, du monde ; vous êtes mille fois plus coupable à la source du bien et du mal, que ceux que vous condamnez.

Il y a parmi les personnes qui vivent dans l'obscurité beaucoup de vertus souvent bien supérieures à toutes celles qu'accompagne l'éclat ; mais il y a aussi une espèce de gens médiocres qui sont le vrai fléau des esprits remarquables et des âmes imprudentes et généreuses : ils tendent leurs fils imperceptibles pour enlacer tout ce qui prend un vol élevé ; ils s'arment de leurs petites plaisanteries, de leurs insinuations qu'ils croient fines, de leur ironie qu'ils croient de bon goût, pour rabattre l'enthousiasme de tous les sentimens nobles ;la morale elle-même perd dans leurs discours son caractère de générosité et d'indulgence ; elle n'est qu'un moyen de blâmer amèrement les inconvéniens de quelques qualités, mais ne sert plus à exciter dans le coeur aucun genre d'émulation pour ce qui est bien.

Ah ! Qu'il n'en est pas ainsi des personnes parfaitement vertueuses et sévères pour elles seules ! quel repos l'on goûte auprès d'elles, lors même qu'elles vous blâment ! On se sent corrigé par la main qui vous soutiendra ; on sait que si l'on n'est pas d'accord en tout, on s'entend du moins par ce qui constitue véritablement une bonne et généreuse nature, et je ne craindrois pas de dire à ces âmes privilégiées que Delphine leur est inférieure, mais qu'elle vaut souvent mieux que le reste du monde.

On a écrit qu'il n'étoit pas vraisemblable que Delphine pût résister à l'amour de Léonce, en se livrant autant qu'elle le fait à un sentiment condamnable. Je pense sans doute, et Delphine même le répète plusieurs fois, que sa conduite ne doit point être imitée, et c'est parce qu'elle a donné cet exemple qu'il faut qu'elle soit punie ; mais je crois cependant qu'il y a dans le caractère de Delphine un sentiment qui doit la préserver, ce sont les sacrifices même qu'elle a faits pour celui qu'elle aime. Il est doux de dédaigner tous les avantages de la vie, en respectant sa propre fierté, de se compromettre aux yeux du monde sans cesser de mériter l'estime de son amant, de le suivre, s'il le falloit, dans les prisons, dans les déserts, d'immoler tout à lui, hors ce qu'on croit la vertu, et de lui montrer dans le même moment que l'univers n'est rien auprès de l'amour, mais que la délicatesse triomphe encore de cet amour qui avoit triomphé de tout le reste. Ce sont des sentimens exaltés, romanesques, et qu'une morale plus sévère doit réprimer ; ce sont des sentimens pour lesquels il est juste de souffrir, mais pour lesquels aussi il est juste d'être plainte ; et les romans qui peignent la vie ne doivent pas présenter des caractères parfaits, mais des caractères qui montrent clairement ce qu'il y a de bon et de blâmable dans les actions humaines, et quelles sont les conséquences naturelles de ces actions.

Lé caractère de Matilde sert à faire ressortir les torts de Delphine, sans cependant détruire l'intérêt qu'elle doit inspirer ; et sous ce rapport encore, je crois ce roman moral. Matilde n'a point de grâce dans l'esprit ni dans les manières ; son caractère est sec et sa religion superstitieuse ; mais par cela seulement que sa conduite est vertueuse et ses sentimens légitimes, elle l'emporte dans plusieurs occasions sur une personne beaucoup plus distinguée et beaucoup plus aimable qu'elle. Si j'avois fait de Matilde une femme charmante et de Delphine une femme haïssable, la morale n'a voit rien à gagner à la préférence qu'auroit méritée Matilde ; car l'on auroit pu se dire avec raison qu'il n'est pas de règle générale que toutes les épouses soient charmantes et toutes les maîtresses haïssables : mais si une femme dépourvue d'agrément balance l'intérêt qu'on ressent pour Delphine, par la simple autorité du devoir et de la vertu, je crois le résultat de ce tableau très-moral. Si j'avois supposé des vices à Matilde, j'aurois avili ses droits ; si je lui avois donné beaucoup de charmes, je prêtois à la vertu une force étrangère à elle : mais lorsque Matilde, avec des défauts et point de séduction, trouve un appui si puissant dans la seule arme de l'honnêteté, et que Delphine, malgré toutes ses qualités et tous ses charmes, se sent humiliée en présence de Matilde, est-il possible de mieux montrer la souveraine puissance de la morale ?

Ce n'est pas tout encore : si j'avois placé la scène dans un des pays où les moeurs domestiques sont le plus en honneur, l'exemple auroit eu moins de force ; mais c'est au milieu de Paris, dans la classe de la société où la grâce avoit tant d'empire, que Delphine est impitoyablement condamnée. La plus amère punition d'une âme délicate qui a commis une faute, c'est la rigueur exercée contre elle par les personnes les plus immorales elles-mêmes.

Ceux qui ont abjuré tous les principes trouvent de la protection parmi leurs semblables. Il y a entre ces sortes de gens un langage qui les aide à se reconnoître ; mais les caractères naturellement vertueux, lors qu'ils dévient de la route qu'ils s'étoient tracée, sont l'objet d'un déchaînement universel, et leurs ennemis les plus ardens sont ceux que leurs vertus mêmes avoient humiliés.

Les malheureux succès de l'immoralité, dont il existe quelques exemples, ne se rencontrent presque jamais parmi les femmes. La puissance de la société donne tant de ressources aux hommes, les intérêts compliqués dont ils se mêlent leur offrent tant de détours, qu'il en est quelques-uns qui ont su échapper à la punition de leurs vices ; mais les femmes sont mises, par l'ordre social, dans la noble impossibilité de se soustraire aux malheurs causés par les torts. Il me semble que le roman de Delphine développe de plusieurs manières cette utile vérité.

Il étoit nécessaire au but moral que je m'étois proposé que le caractère de Léonce fût, à beaucoup d'égards, en contraste avec celui de Delphine ; car si, comme elle, il avoit été indépendant de l'opinion, comment auroit-elle senti les inconvéniens de son propre caractère ? Elle ne pouvoit être punie que dans le coeur de celui qu'elle aimoit : n'est-ce pas là qu'il falloit la frapper ? Au milieu de toutes les injustices, de tous les revers, si l'affection de l'objet qui nous est cher restoit profonde, sensible, enthousiaste, par quel malheur seroit-on atteint ! mais ne falloit-il pas montrer que l'amour ne règne presque jamais seul dans le coeur des hommes, et que leur affection s'altère quand on la met souvent aux prises avec des circonstances défavorables.

Sans doute c'est à un homme qu'il appartient de braver la calomnie et de protéger contre elle la femme qu'il aime ; mais c'est précisément parce qu'il a la responsabilité d'une autre destinée, qu'il s'inquiète davantage de tout ce qui peut la compromettre. Il ne faut à une femme, pour être heureuse, que la certitude d'être parfaitement aimée. L'homme qui fait le sort, la gloire et le bonheur des objets qui l'entourent, s'occupe nécessairement de tout ce qui peut influer sur leur avenir.

Des personnes dont je considère beaucoup les jugemens, parce qu'ils sont fondés sur des motifs respectables, ont trouvé que dans la peinture du caractère de Léonce j'avois l'air de trop honorer une grande erreur des institutions sociales, le duel. Sans chercher à discuter ce qu'il ne me convient pas d'approfondir, je dirai que voulant représenter Léonce comme craintif devant l'opinion, il falloit nécessairement qu'un autre genre d'audace relevât son caractère, et qu'une hardiesse, même imprudente, servît à lui faire pardonner une timidité quelquefois misérable ; d'ailleurs, il est utile d'apprendre aux femmes qu'en bravant les convenances elles ne se compromettent pas seules, et que l'homme qui les aime, s'il attache du prix à l'opinion, cherchera, même inconsidérément, tous les moyens de se venger des attaques dirigées contre leur réputation. Je suis loin, cependant, d'approuver le caractère de Léonce en entier ; puisqu'il est destiné à faire le malheur de Delphine, il doit nécessairement avoir do grands torts ; mais je crois que Léonce, tel que je l'ai peint, pouvoit être vivement aimé. Un caractère plus analogue à celui de Delphine auroit sans doute mieux convenu pour former une union bien assortie, mais il y a quelque chose d'orageux dans les passions, qui s'accroît par les inquiétudes mêmes que devoit exciter Léonce.

Un homme susceptible, ombrageux, et cependant doué d'une âme forte et courageuse, un homme dont le caractère vous présente à la fois un appui contre les autres, et un danger pour votre propre bonheur, s'empare vivement de l'imagination des femmes. Les hommes aiment à éprouver pour les femmes la douce émotion qu'inspire la foiblesse et la douceur ; les femmes veulent admirer et presque redouter cet être protecteur qui doit soutenir leurs pas tremblans. La chevalerie nous a représenté les hommes aux pieds des femmes, obéissant à leurs ordres, se prosternant devant elles ; ce sont des formes brillantes dont il faut conserver toute la grâce ; mais il est peut-être vrai qu'il n'y a point de passion dans le coeur des femmes, si elles n'éprouvent pas pour l'objet de leur amour une admiration, un respect qui n'est pas exempt de crainte, et des sentimens de déférence qui vont presque jusqu'à la soumission. Or, il me semble que les défauts mêmes de Léonce sont de nature à produire ce genre d'impression.

Malheureusement les causes qui inspirent l'amour ne sont en aucune manière des garanties de bonheur : il y a dans ce sentiment des illusions toutes magiques, des peines qui redoublent l'affection, des torts qui n'éclairent point sur les défauts de ce qu'on aime. Tant que la surprise n'a point cessé, tant que le charme n'a point disparu, tant que l'objet de ce sentiment est resté pour vous un être surnaturel, l'âme agitée n'est point capable de juger ce qui lui conviendroit à la longue, ce qui pourroit lui donner une destinée, un repos tranquille et durable.

Je ne dis point qu'un sentiment si tumultueux rende heureux ceux qui l'éprouvent, mais je crois que quand il existe véritablement, tels sont ses caractères, et qu'un homme semblable à Léonce est singulièrement fait pour inspirer cette passion, et pour rendre malheureuse celle qui s'y livre.

Les femmes règnent en souveraines dans les commencemens de l'amour, et l'on ne peut pas exagérer, même dans les romans, tout ce que la passion inspire à l'homme qui craint de n'être pas aimé ; mais quand la tendresse d'une femme est obtenue, si le lien sacré du mariage ne donne pas aux sentimens un nouveau caractère, ne fait pas succéder à la passion toutes les affections profondes et douces qui naissent de l'intimité, il est certain que le coeur qui se refroidit le premier, c'est celui des hommes ; il ne leur est pas donné, comme à nous, d' avoir avant tout besoin d'être aimé : leur sort est trop indépendant, leur existence trop forte, leur avenir trop certain, pour qu'ils éprouvent cette terreur secrète de l'isolement, qui poursuit sans cesse les femmes dont la destinée est la plus brillante.

L'amour de Delphine est plus parfait que celui de Léonce ; cela doit être, puisqu'elle aime et qu'elle est femme. Il n'est pas vrai que les hommes soient trompeurs et perfides, comme le disent les vieilles romances ; mais il est vrai que si Delphine avoit refusé de rompre ses voeux, Léonce l'en auroit plus aimée. Le changement qui s'opère clans le coeur de son amant, au moment où elle est prête à lui faire un si grand sacrifice, est, ce me semble, le plus triste, mais le plus moral des exemples. La mystérieuse alliance des biens et des maux de la vie est ainsi conçue : il ne suffit pas d'être sensible, bonne, généreuse ; il faut savoir triompher des affections les plus tendres ; il faut pouvoir exister par soi-même. La Providence, sans doute, a voulu que nous fussions capables d'efforts. Les meilleurs mouvemens de l'âme, quand on s'y livre entièrement, sont la source de beaucoup de peines.

La raison de cette triste vérité ne nous est pas connue ; mais on doit en conclure, cependant, qu'il existe un mérite supérieur à la bonté même : c'est la force guidée par la vertu.

L'empire sur son propre coeur est plus saint, plus religieux que les qualités naturelles les plus aimables. Les pauvres humains n'ont pas mérité sur cette terre le bonheur qu'ils auroient goûté, s'il eût suffi de s'abandonner à une âme douce et tendre, pour recueillir tous les plaisirs du sentiment et toutes les jouissances de la morale.

Il étoit utile, je le crois, de fixer la réflexion sur une combinaison nouvelle, sur l'effet que produiroit au milieu du monde une personne comme Delphine, civilisée par ses agrémens, mais presque sauvage par ses qualités. Rien de si facile, rien de si commun que de montrer les malheurs attachés à la dépravation du coeur ; mais c'est une morale d'un ordre plus relevé que celle qui s'adresse aux âmes honnêtes elles-mêmes, pour leur apprendre le secret de leurs peines et de leurs fautes. Il y a une misanthropie pleine d'humeur, qui n'est que le résultat des revers de l'amour-propre ; mais comme les hommes ne sont jamais ni aussi méchans qu'on le dit, ni aussi bons qu'on l'espère, il faut tâcher de connoître d'avance la route qu'ils prendront pour nuire de quelque manière à tout ce qui s'écarte de la ligne commune, et s'accuser soi-même autant que les autres, non à cause des qualités distinguées qui attirent l'envie, mais à cause des torts qui lui donnent les moyens de vous attaquer.

Enfin, je le crois, il existe dans le monde une classe de personnes qui souffrent et jouissent uniquement par les affections du coeur, et dont l'existence tout intérieure est à peine comprise par le commun des hommes ; je crois que Delphine doit être utile à ces sortes de personnes, surtout si elles joignent à de la sensibilité l'imagination active et douloureuse qui multiplie les regrets sur le passé et les craintes pour l'avenir.

On ne sait pas assez quelle funeste réunion c'est, pour le bonheur, qu'être doué d'un esprit qui juge, et d'un coeur qui souffre par les vérités que l'esprit lui découvre. Il faut un livre pour ce genre de mal, et je crois que Delphine peut être ce livre. La plupart des ouvrages ne traitent que des sentimens convenus, ne représentent qu'une sorte de vie extérieure, que les actions et les pensées qu'on doit montrer, que des caractères rangés, pour ainsi dire, par classes, les bons et les mauvais, les foibles et les forts ; mais le coeur humain est un continuel mélange de tant de sentimens divers, que c'est presque au hasard que l'on donne et des consolations et des conseils, parce qu'on ne connoît jamais parfaitement ni les motifs secrets, ni les peines cachées ; aussi la plupart des êtres distingués ont-ils fini par vivre loin du monde, fatigués qu'ils étoient de la banalité des jugemens, des observations et des avis qu'on leur donnoit en échange de leurs idées naturelles et de leurs impressions profondes.

La plaisanterie, qui de nos jours a perdu de sa grâce sans avoir perdu de ses inconvéniens, s'attaque maintenant à tous les sentimens forts et vrais, qu'on est convenu de dénigrer sous le nom de mélancolie, de philosophie, d'enthousiasme ; que sais-je, l'une des formules reçues, l'une des modes littéraires du moment.

Autrefois on étoit si délicat sur le bon goût des manières et des écrits qu'il suffisoit à l'amusement de plaisanter sur le ridicule des formes vulgaires ou des expressions communes ; à présent qu'à cet égard tout est confondu, la plaisanterie est dirigée contre le sentiment et la pensée même : il semble qu'il n'y ait qu'une chose à faire de la vie, c'est de se livrer au genre de jouissances que la fortune peut donner, et de consacrer les facultés de son esprit aux moyens d'acquérir cette fortune.

On appelle rêverie tout le reste, et l'on voudrait créer un bon ton nouveau, qui pût donner un air provincial aux affections profondes et aux idées généreuses.

Il y a pourtant dans la société des personnes, et ce ne sont pas les moins aimables, qui réunissent beaucoup de gaîté dans l'esprit à beaucoup de mélancolie dans le coeur, et dont la plaisanterie a d'autant plus de grâce que leur caractère a plus de délicatesse. Dès qu'on est dans le monde, ce n'est guère que par la gaîté qu'on peut s'entendre et se plaire ; la tristesse d'ailleurs est le secret de l'âme, et ce seroit une sorte de profanation que de le confier aux indifférens : mais ceux qui se moquent si agréablement de l'imagination mélancolique, des pensées sombres que notre sort nous inspire, habitent-ils une autre terre que la nôtre ? Ne sont-ils point séparés des objets de leur affection, n'ont-ils jamais cessé d'être aimés, n'ont-ils pas enfin quelque idée confuse que la maladie, la vieillesse ou la mort pourra troubler un jour leur joyeuse insouciance ?

Comment réfléchir dans la solitude sans découvrir que tous les sentimens profonds ont une teinte de tristesse, et que l'homme ne peut s'élever au-dessus de l'existence physique, sans éprouver que le monde moral est incomplet, et que plus l'on développe son esprit et son âme, plus l'on sent les bornes de sa destinée ? Les passions religieuses, les passions ambitieuses sont toutes nées du besoin de remplir le vide de la vie. Je ne sais si l'on peut en conclure que les hommes devroient aspirer à la dégradation ; c'est une question inutile à traiter, puisqu'il n'est pas probable que tous s'accordent à chercher le bonheur dans cette route ; mais je ne crois pas que depuis le commencement du monde, on puisse citer un être distingué qui n'ait trouvé la vie inférieure à ses désirs et à ses sentimens.

Tibulle, Horace, Voltaire, les poètes les plus cités pour leur philosophie voluptueuse ou légère, rappellent la mort au milieu de leurs plus riantes pensées, et jamais l'esprit et le coeur n'ont réfléchi sans trouver au fond de tout une pensée mélancolique.

L'amour, cette affection qui règne seule pendant qu'elle règne, réveille souvent dans notre âme des idées rêveuses et tristes ; on se retrace alors les peines inséparables de la vie humaine, mais sans en éprouver ni crainte ni douleur ; et tel est l'enchantement d'aimer que lorsque Tibulle souhaite de tenir en expirant la main de sa maîtresse, il ne voit plus dans la mort, dans cette pensée si redoutable pour l'homme isolé, qu'un dernier regard plein de tendresse, une expression d'amour plus touchante et plus sacrée.

Voilà, dira-t-on, quel est le vrai danger de votre roman ; vous n'y vantez que la jeunesse et l'amour ; vous ne peignez pas la vie sous ses rapports sérieux et nécessaires ; vous dégoûtez de l'existence grave et froide que la nature destine à la moitié des êtres et à la moitié de la vie. Je répondrai d'abord que ce reproche doit s'adresser aux romans en général, plus qu'à celui de Delphine en particulier ; les ouvrages dramatiques, quels qu'ils soient, cherchent dans le coeur les sentimens dont l'intérêt est le plus vif et le plus général ; mais il me semble que madame de Cerlebe, mademoiselle d'Albémar, la famille des aveugles, tous les personnages enfin qui ne faisant pas le sujet principal du roman n'expriment pas le sentiment qui en est le noeud,peignent avec chaleur les plaisirs des sentimens qui conviennent à tous les âges. Je concevrois fort bien comment, au milieu de moeurs très-austères, on trouveroit dangereuses toutes les peintures de l'amour, quelque pures et quelque délicates qu'elles fussent ; mais il me semble que dans notre pays et dans notre siècle, ce n'est pas l'amour qui corrompt la morale, mais le mépris de tous les principes causé par le mépris de tous les sentimens.

Puisqu'il est vrai que l'amour existe dans le coeur, tout ce qui tend à l'élever et à l'ennoblir contribue à la dignité de la nature humaine : les mariages les plus heureux, même dans la vieillesse, sont ceux qui de souvenirs en souvenirs retentissent jusqu'à l'amour. On n'a jamais dit l'amitié filiale, l'amitié maternelle : on a voulu que le mot le plus tendre fût consacré au plus tendre des sentimens ; l'amour de l'humanité, l'amour de Dieu, toutes les affections fortes, semblent avoir entre elles une analogie qui fait choisir le même terme pour les exprimer toutes : la puissance d'aimer est la source de tout ce que les hommes ont fait de noble, de pur et de désintéressé sur cette terre. Je crois donc que les ouvrages qui développent cette puissance avec délicatesse et sensibilité, font toujours plus de bien que de mal : presque tous les vices humains supposent de la dureté dans l'âme. Les hommes les plus courageux sont souvent ceux qui sont le plus aisément attendris ; le récit des actions vraiment touchantes, vraiment généreuses, fait venir une larme dans les yeux de celui que la mort ne sauroit épouvanter. Il y a dans l'enthousiasme pour tout ce qui est noble et bon quelque chose de si délicieux, qu'on ne peut s'empêcher de prendre ces impressions pour le présage d'une autre vie ; et si notre âme n'est pas capable de les éprouver sans quelque mélange de sentimens terrestres, peut-être est-il permis de se servir de l'amour même, pour exciter dans le coeur cette énergie de sentiment qui doit le rendre capable un jour d'affections plus pures et plus durables.

Divers motifs m'ont engagée à changer le dénoûment de Delphine ; mais comme je n'ai point fait ce changement pour céder à l'opinion de quelques personnes, qui ont prétendu que le suicide devoit être exclu des compositions dramatiques, il me semble qu'il convient de rappeler ici qu'un auteur n'exprime point son opinion particulière, en faisant agir ses personnages de telle ou telle manière.

Athalide se tue, dans Bajazet, Hermione, dans Andromaque, etc. ; et pour cela l'on n'a point dit que Racine approuvât le suicide. Quand Addison, l'un des plus respectables caractères qui aient existé, a fait la tragédie de Caton d'Utique, non-seulement il a cru qu'un tel sujet pouvoit être moral et beau, quoiqu'il se terminât par un suicide ; mais de plus, il a fait précéder cette action d'un admirable monologue, qui contient peut-être les sentimens les plus religieux, les plus purs et les plus nobles qu'on ait jamais exprimés dans aucune langue. Delphine, élevée dans le christianisme, dit positivement qu'elle commet une grande faute en se tuant, et sa prière exprime, je crois, son repentir avec force. Il m'est impossible de comprendre ce qu'il y a d'immoral dans cette situation ainsi représentée.

Je ne sais dans quel écrit du dix-neuvième siècle on dit que le secret du parti philosophique, c'est le suicide. Il faut convenir que si une telle assertion étoit vraie, ce parti auroit choisi une singulière manière de se recruter. Je n'ai point prétendu, dans Delphine, discuter le suicide, cette grande question qui inspire tant de pitié à la fois pour la folie et pour la raison humaine ; et je ne pense pas qu'on puisse trouver un argument pour ou contre le suicide, dans l'exemple d'une femme qui, suivant à l'échafaud l'objet de toute sa tendresse, n'a pas la force de supporter la vie sous le poids d'une telle douleur.

Il y a une sévérité de principes qui tient aux sentimens les meilleurs et les plus purs : l'enthousiasme des sacrifices, l'ardeur de se dévouer, l'amour de la perfection, inspirent cette sévérité, et ce sont souvent les âmes les plus tendres qui ont éprouvé le besoin de guider et d'exalter ainsi tout à la fois les pensées qui les agitoient ; mais il existe un autre genre de sévérité, qui se montre souvent impitoyable pour la foiblesse et le malheur ; celle-là n'est jamais, je crois, exempte d'hypocrisie.

L'autorité de la religion est positive ; mais l'influence de l'écrivain moraliste, quel que soit le sujet qu'il traite, appartient presque uniquement à la connoissance du coeur humain. L'austérité non motivée n'est que du despotisme, sans moyen de se faire obéir : il faut pénétrer dans les secrets de la douleur et reconnoître la puissance des passions, pour peindre avec force les peines amères qu'elles causent. Les triomphes que la raison a remportés sur le coeur ne sont pas tous de la même nature ; il en est qui prouvent la foiblesse des sentimens qu'on a vaincus, plus que la force de la raison qui a obtenu la victoire. Il ne suffit donc pas d'établir la nécessité des sacrifices pour être vraiment utile aux caractères d'une sensibilité profonde ; il faut leur montrer qu'on les comprend, avant d'essayer de les diriger ; il faut avoir souffert, pour être écouté de ceux qui souffrent, et, comme Arie, avoir essayé le poignard sur son propre coeur, avant de déclarer qu'il ne fait point de mal.

Il me semble qu'en parlant de morale, les personnes vraies éprouvent une sorte de modestie, une sorte de crainte de se faire croire plus parfaites qu'elles ne sont, qui donne beaucoup de douceur à leur langage, et le rend ainsi plus persuasif. Les écrivains, comme les instituteurs, améliorent bien plus sûrement par ce qu'ils inspirent que par ce qu'ils enseignent. Les pensées délicates et pures, dans la vie comme dans les livres, animent chaque parole, se peignent dans chaque trait, sans qu'il soit pour cela nécessaire de les déclarer formellement, ni de les rédiger en maximes ; et la moralité d'un ouvrage d'imagination consiste bien plus dans l'impression générale qu'on en reçoit, que dans les détails qu'on en retient.

FIN DES RÉFLEXIONS SUR LE BUT MORAL DU DELPHINE.

DELPHINE - Madame de STAËL > PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

Les romans sont de tous les écrits littéraires ceux qui ont le plus de juges ; il n'existe presque personne qui n'ait le droit de prononcer sur le mérite d'un roman ; les lecteurs même les plus défians et les plus modestes sur leur esprit, ont raison de se confier à leurs impressions. C'est donc une des premières difficultés de ce genre que le succès populaire auquel il doit prétendre.

Une autre non moins grande, c'est qu'on a fait une telle quantité de romans médiocres, que le commun des hommes est tenté de croire que ces sortes de compositions sont les plus aisées de toutes, tandis que ce sont précisément les essais multipliés dans cette carrière qui ajoutent à sa difficulté ; car dans ce genre comme dans tous les autres, les esprits un peu relevés craignent les routes battues, et c'est un obstacle à l'expression des sentimens vrais, que l'importun souvenir des écrits insipides qui nous ont tant parlé des affections du coeur. Enfin le genre en lui-même présente des difficultés effrayantes, et il suffit, pour s'en convaincre, de songer au petit nombre de romans placés dans le rang des ouvrages.

En effet, il faut une grande puissance d'imagination et de sensibilité pour s'identifier avec toutes les situations de la vie, et conserver ce naturel parfait, sans lequel il n'y a rien de grand, de beau, ni de durable. L'enchaînement des idées peut être soumis à des principes invariables dont il est toujours possible de donner une exacte analyse : mais les sentimens ne sont jamais que des inspirations plus ou moins heureuses, et ces inspirations ne sont accordées peut-être qu'aux âmes restées dignes de les éprouver. On citera, pour combattre cette opinion, quelques hommes d'un grand talent dont la conduite n'a point été morale ; mais je crois fermement qu'en examinant leur histoire, on verra que si de fortes passions ont pu les entraîner, des remords profonds les ont cruellement punis ; ce n'est pas assez pour que la vie soit estimable, mais c'est assez pour que le coeur n'ait point été dépravé.

On se sentiroit saisi d'une véritable terreur au milieu de la société, s'il n'existoit pas un langage que l'affectation ne peut imiter, et que l'esprit à lui seul ne sauroit découvrir. C'est surtout dans les romans que cette justesse de ton, si l'on peut s'exprimer ainsi, doit être particulièrement observée ; sensibilité exagérée, fierté hors de place, prétention de vertu, toute cette nature de convention qui fatigue si souvent dans le monde, se retrouve dans les romans ; et comme on pourroit dire, en observant tel ou tel homme, c'est par cette parole, par ce regard, par cet accent qu'il trahit à son insu les bornes de son esprit ou de son âme ; de même dans les fictions, on pourroit montrer dans quelle situation l'auteur a manqué de sensibilité véritable, dans quel endroit le talent n'a pu suppléer au caractère, et quand l'esprit a vainement cherché ce que l'âme auroit saisi d'un seul jet.

Les événemens ne doivent être dans les romans que l'occasion de développer les passions du coeur humain ; il faut conserver dans les événemens assez de vraisemblance pour que l'illusion ne soit point détruite ; mais les romans qui excitent la curiosité seulement par l'invention des faits, ne captivent dans les hommes que cette imagination qui a fait dire que les yeux sont toujours enfans. Les romans que l'on ne cessera jamais d'admirer, Clarisse, Clémentine, Tom-Jones, la Nouvelle Héloïse, Werther, etc., ont pour but de révéler ou de retracer une foule de sentimens dont se compose, au fond de l'âme, le bonheur ou le malheur de l'existence ; ces sentimens que l'on ne dit point, parce qu'ils se trouvent liés avec nos secrets ou avec nos foiblesses, et parce que les hommes passent leur vie avec les hommes, sans se confier jamais mutuellement ce qu'ils éprouvent.

L'histoire ne nous apprend que les grands traits manifestés par la force des circonstances, mais elle ne peut nous faire pénétrer dans les impressions intimes qui, en influant sur la volonté de quelques-uns, ont disposé du sort de tous. Les découvertes en ce genre sont inépuisables ; il n'y a qu'une chose étonnante pour l'esprit humain, c'est lui-même.

The proper study of mankind is man.

Cherchons donc toutes les ressources du talent, tous les développemens de l'esprit, dans la connoissance approfondie des affections de l'âme, et n'estimons les romans que lorsqu'ils nous paraissent, pour ainsi dire, une sorte de confession, dérobée à ceux qui ont vécu, comme à ceux qui vivront.

Observer le coeur humain, c'est montrer à chaque pas l'influence de la morale sur la destinée : il n'y a qu'un secret dans la vie, c'est le bien ou le mal qu'on a fait ; il se cache, ce secret, sous mille formes trompeuses : vous souffrez long-temps sans l'avoir mérité, vous prospérez long-temps par des moyens condamnables ; mais tout à coup votre sort se décide, le mot de votre énigme se révèle, et ce mot, la conscience l'avoit dit bien avant que le destin l'eût répété. C'est ainsi que l'histoire de l'homme doit être représentée dans les romans ; c'est ainsi que les fictions doivent nous expliquer, par nos vertus et nos sentimens, les mystères de notre sort.

Véritable fiction en effet, me dira-t-on, que celle qui seroit ainsi conçue ! croyez-vous encore à la morale, à l'amour, à l'élévation de l'âme, enfin à toutes les illusions de ce genre ? Et si l'on n'y croyoit pas, que mettroit-on à la place ? La corruption et la vulgarité de quelques plaisirs, la sécheresse de l'âme, la bassesse et la perfidie de l'esprit ; ce choix, hideux en lui-même, est rarement récompensé par le bonheur ou par le succès : mais quand l'un et l'autre en seroient le résultat momentané, ce hasard serviroit seulement à donner à l'homme vertueux un sentiment de fierté de plus.

Si l'histoire avoit représenté les sentimens généreux comme toujours prospères, ils auraient cessé d'être généreux ; les spéculateurs s'en seraient bientôt emparés, comme d'un moyen de faire route. Mais l'incertitude sur ce qui conduit aux splendeurs du monde, et la certitude sur ce qu'exige la morale, est une belle opposition, qui honore l'accomplissement du devoir et l'adversité librement préférée.

Je crois donc que les circonstances de la vie, passagères comme elles le sont, nous instruisent moins des vérités durables, que les fictions fondées sur ces vérités ; et que les meilleures leçons de la délicatesse et de la fierté peuvent se trouver dans les romans, où les sentimens sont peints avec assez de naturel, pour que vous croyiez assister à la vie réelle, en les lisant.

Un style commun, un style ingénieux, sont également éloignés de ce naturel ; l'ingénieux ne convient qu'aux affections de parure, à ces affections qu'on éprouve seulement pour les montrer ; l'ingénieux enfin est une telle preuve de sang-froid, qu'il exclut la possibilité de toute émotion profonde. Les expressions communes sont aussi loin de la vérité que les expressions recherchées, parce que les expressions communes ne peignent jamais ce qui se passe réellement dans notre coeur ; chaque homme a une manière de sentir particulière, qui lui inspireroit de l'originalité, s'il s'y livroit ; le talent ne consiste peut-être que dans la mobilité qui transporte l'âme dans toutes les affections que l'imagination peut se représenter ; le génie ne dira jamais mieux que la nature, mais il dira comme elle, dans des situations inventées, tandis que l'homme ordinaire ne sera inspiré que par la sienne propre.

C'est ainsi que, dans tous les genres, la vérité est à la fois ce qu'il y a de plus difficile et de plus simple, de plus sublime et de plus naturel.

Il n'y a point eu dans la littérature des anciens ce que nous appelons des romans ; la patrie absorboit alors toutes les âmes ; et les femmes ne jouoient pas un assez grand rôle pour que l'on observât toutes les nuances de l'amour : chez les modernes, l'éclat des romans de chevalerie appartient beaucoup plus au merveilleux des aventures, qu'à la vérité et à la profondeur des sentimens. Madame de La Fayette est la première qui, dans la Princesse de Clèves, ait su réunir à la peinture de ces moeurs brillantes de la chevalerie, le langage touchant des affections passionnées. Mais les véritables chefs-d'oeuvre, en fait de romans, sont tous du dix-huitième siècle ; ce sont les Anglois qui, les premiers, ont donné à ce genre de production un but véritablement moral ; ils cherchent l'utilité dans tout, et leur disposition à cet égard est celle des peuples libres ; ils ont besoin d'être instruits, plutôt qu'amusés, parce qu'ayant à faire un noble usage des facultés de leur esprit, ils aiment à les développer et non à les endormir.

Une autre nation, aussi distinguée par ses lumières que les Anglois le sont par leurs institutions, les Allemands ont des romans d'une vérité et d'une sensibilité profonde ; mais on juge mal parmi nous les beautés de la littérature allemande, ou, pour mieux dire, le petit nombre de personnes éclairées qui la connoissent, ne se donne pas la peine de répondre à ceux qui ne la connoissent pas. Ce n'est que depuis Voltaire que l'on rend justice en France à l'admirable littérature des Anglois ; il faudra de même qu'un homme de génie s'enrichisse une fois par la féconde originalité de quelques écrivains allemands, pour que les François soient persuadés qu'il y a des ouvrages en Allemagne où les idées sont approfondies, et les sentimens exprimés avec une énergie nouvelle.

Sans doute les auteurs actuels ont raison de rappeler sans cesse le respect que l'on doit aux chefs-d'oeuvre de la littérature françoise ; c'est ainsi qu'on peut se former un goût, une critique sévère, je dirois impartiale, si de nos jours, en France, ce mot pouvoit avoir son application. Mais le grand défaut dont notre littérature est menacée maintenant, c'est la stérilité, la froideur et la monotonie : or l'étude des ouvrages parfaits et généralement connus que nous possédons, apprend bien ce qu'il faut éviter, mais n'inspire rien de neuf ; tandis qu'en lisant les écrits d'une nation dont la manière de voir et de sentir diffère beaucoup de celle des François, l'esprit est excité par des combinaisons nouvelles, l'imagination est animée par les hardiesses même qu'elle condamne, autant que par celles qu'elle approuve ; et l'on pourroit parvenir à adapter au goût françois, peut-être le plus pur de tous, des beautés originales qui donneraient à la litérature du dix-neuvième siècle un caractère qui lui seroit propre.

On ne peut qu'imiter les auteurs dont les ouvrages sont accomplis ; et dans l'imitation, il n'y a jamais rien d'illustre : mais les écrivains dont le génie un peu bizarre n'a pas entièrement poli toutes les richesses qu'ils possèdent, peuvent être dérobés heureusement par des hommes de goût et de talent : l'or des mines peut servir à toutes les nations, l'or qui a reçu l'empreinte de la monnoie ne convient qu'à une seule. Ce n'est pas Phèdre qui a produit Zaïre, c'est Othello. Les Grecs eux-mêmes, dont Racine s'est pénétré, avoient laissé beaucoup à faire à son génie. Se seroit-il élevé aussi haut, s'il n'eût étudié que des ouvrages qui, comme les siens, désespérassent l'émulation, au lieu de l'animer en lui ouvrant de nouvelles routes ?

Ce seroit donc, je le pense, un grand obstacle aux succès futurs des François dans la carrière littéraire, que ces préjugés nationaux qui les empêcheroient de rien étudier qu'eux-mêmes. Un plus grand obstacle encore seroit la mode qui proscrit les progrès de l'esprit humain, sous le nom de philosophie ; la mode, ou je ne sais quelle opinion de parti, transportant les calculs du moment sur le terrain des siècles, et se servant de considérations passagères, pour assaillir les idées éternelles. L'esprit alors n'auroit plus véritablement aucun moyen de se développer ; il se replieroit sans cesse sur le cercle fastidieux des mêmes pensées, des mêmes combinaisons, presque des mêmes phrases ; dépouillé de l'avenir, il seroit condamné sans cesse à regarder en arrière, pour regretter d'abord, rétrograder ensuite, et sûrement il resteroit fort au-dessous des écrivains du dix-septième siècle, qui lui sont présentés pour modèle ; car les écrivains de ce siècle, hommes d'un rare génie, fiers comme le vrai talent, aimoient et pressentoient les vérités que couvraient encore les nuages de leur temps.

L'amour de la liberté bouillonnait dans le vieux sang de Corneille ; Fénelon donnoit dans son Télémaque des leçons sévères à Louis XIV ; Bossuet traduisoit les grands de la terre devant le tribunal du ciel, dont il interprétoit les jugemens avec un noble courage ; et Pascal, le plus hardi de tous, à travers les terreurs funestes qui ont troublé son imagination, en abrégeant sa vie, a jeté dans ses pensées détachées les germes de beaucoup d'idées que les écrivains qui l'ont suivi ont développés. Les grands hommes du siècle de Louis XIV remplissoient l'une des premières conditions du génie ; ils étoient en avant des lumières de leur siècle, et nous, en revenant sur nos pas, égalerions-nous jamais ceux qui se sont élancés les premiers dans la carrière, et qui, s'ils renaissoient, partant d'un autre point, dépasseroient encore tous leurs nouveaux contemporains.

On a dit que ce qui avoit surtout contribué à la splendeur de la littérature du dix-septième siècle, c'étoient les opinions religieuses d'alors, et qu'aucun ouvrage d'imagination ne pouvoit être distingué sans les mêmes croyances. Un ouvrage, dont ses adversaires même doivent admirer l'imagination originale, extraordinaire, éclatante, le Génie du Christianisme, a fortement soutenu ce système littéraire. J'avois essayé de montrer quels étoient les heureux changemens que le christianisme avoit apportés dans la littérature ; mais comme le christianisme date de dix-huit siècles, et nos chefs-d'oeuvre en littérature seulement de deux, je pensois que les progrès de l'esprit humain en général devoient être comptés pour quelque chose, dans l'examen des différences entre la littérature des anciens et celle des modernes.

Les grandes idées religieuses, l'existence de Dieu, l'immortalité de l'âme, et l'union de ces belles espérances avec la morale, sont tellement inséparables de tout sentiment élevé, de tout enthousiasme rêveur et tendre, qu'il me paroîtroit impossible qu'aucun roman, aucune tragédie, aucun ouvrage d'imagination enfin pût émouvoir sans leur secours ; et, en ne considérant un moment ces pensées, d'un ordre bien plus sublime, que sous le rapport littéraire, je croirois que ce qu'on a appelé dans les divers genres d'écrits l'inspiration poétique, est presque toujours ce pressentiment du coeur, cet essor du génie qui transporte l'espérance au-delà des bornes de la destinée humaine ; mais rien n'est plus contraire à l'imagination, comme à la pensée, que les dogmes de quelque secte que ce puisse être. La mythologie avoit des images, et non des dogmes ; mais ce qu'il y a d'obscur, d'abstrait et de métaphysique dans les dogmes, s'oppose invinciblement, ce me semble, à ce qu'ils soient admis dans les ouvrages d'imagination.

La beauté de quelques ouvrages religieux tient aux idées qui sont entendues par tous les hommes, aux idées qui répondent à tous les coeurs, même à ceux des incrédules ; car ils ne peuvent se refuser à des regrets, lors même qu'ils ne conçoivent pas encore des espérances : ce qu'il y a de grand enfin dans la religion, ce sont toutes les pensées inconnues, vagues, indéfinies, au-delà de notre raison, mais non en lutte avec elle.

On a voulu établir depuis quelque temps une sorte d'opposition entre la raison et l'imagination, et beaucoup de gens, qui ne peuvent pas avoir de l'imagination, commencent d'abord par manquer de raison, dans l'espoir que cette preuve de zèle leur sera toujours comptée. Il faut distinguer l'imagination qui peut être considérée comme l'une des plus belles facultés de l'esprit, et l'imagination dont tous les êtres souffrans et bornés sont susceptibles. L'une est un talent, l'autre une maladie ; l'une devance quelquefois la raison, l'autre s'oppose toujours à ses progrès ; on agit sur l'une par l'enthousiasme, sur l'autre par l'effroi : je conviens que quand on veut dominer les têtes foibles, il faut pouvoir leur inspirer des terreurs que la raison proscriroit ; mais pour produire ce genre d'effet, les contes de revenans valent beaucoup mieux que les chefs-d'oeuvre littéraires.

L'imagination qui a fait le succès de tous ces chefs-d'oeuvre tient par des liens très-forts à la raison ; elle inspire le besoin de s'élever au-delà des bornes de la réalité, mais elle ne permet de rien dire qui soit en contraste avec cette réalité même. Nous avons tous au fond de notre âme une idée confuse de ce qui est mieux, de ce qui est meilleur, de ce qui est plus grand que nous ; c'est ce qu'on appelle, en tout genre, le beau idéal, c'est l'objet auquel aspirent toutes les âmes douées de quelque dignité naturelle ; mais ce qui est contraire à nos connoissances, à nos idées positives, déplaît à l'imagination presque autant qu'à la raison même.

J'en vais prendre un exemple au hasard ; je le tirerai de l'incohérence des images, il sera facile d'en faire l'application aux idées contradictoires. Quand Milton agrandit à nos yeux le vice et la vertu par les tableaux les plus frappans, nous l'admirons ; il ajoute à nos pensées, il fortifie nos sentimens : mais lorsqu'il représente les anges tirant des coups de canon dans le ciel, il manque à la raison qu'exige la nature de son sujet ; il s'écarte de la conséquence qui doit exister dans l'invention, comme dans la vérité, et la raison blessée refroidit l'imagination. Pourquoi blâmons-nous dans les romans, dans la poésie, dans les ouvrages dramatiques tout ce qui n'est pas en harmonie avec les proportions admises, avec les fictions accordées ? c'est par le même instinct qui nous rend importun le désordre dans le raisonnement.

Il y a en nous une force morale qui tend toujours vers la vérité ; en opposant l'une à l'autre toutes les facultés de l'homme, le sentiment, l'imagination, la raison, on établiroit au dedans de lui-même une division presque semblable à celle qui, en affoiblissant les empires, rend leur asservissement plus facile. Les facultés de l'homme doivent avoir toutes la même direction, et le succès de l'une ne peut jamais être aux dépens de l'autre ; l'écrivain qui, dans l'ivresse de l'imagination, croit avoir subjugué la raison, la verra toujours reparoître comme son juge, non-seulement dans l'examen réfléchi, mais dans l'impression du moment, qui décide de l'enthousiasme.

Je ne sais si ces diverses réflexions font l'apologie ou la critique de la correspondance que je publie. Je ne l'aurois pas fait connoître, si elle ne m'avoit pas paru d'accord avec la manière de voir et de sentir que je viens de développer. Les lettres que j'ai recueillies ont été écrites dans le commencement de la révolution ; j'ai mis du soin à retrancher de ces lettres, autant que la suite de l'histoire le permettoit, tout ce qui pouvoit avoir rapport aux événemens politiques de ce temps-là.

Ce ménagement n'a point pour but, on le verra, de cacher des opinions dont je me crois permis d'être fière ; mais je souhaiterois qu'on pût s'occuper uniquement des personnes qui ont écrit ces lettres ; il me semble qu'on y trouve des sentimens qui devroient, pendant quelques momens du moins, n'inspirer que des idées douces.

Ce voeu, je le crains, ne sera point accompli ; la plupart des jugemens littéraires que l'on publiera en France, ne seront, pendant long-temps encore, que des louanges de parti, ou des injures de calcul. Je pense donc que les écrivains qui, pour exprimer ce qu'ils croient bon et vrai, bravent ces jugemens connus d'avance, ont choisi leur public ; ils s'adressent à la France silencieuse mais éclairée, à l'avenir plutôt qu'au présent ; ils aspirent peut-être aussi, dans leur ambition, à l'opinion indépendante, au suffrage réfléchi des étrangers ; mais ils se rappelleront sans doute ce conseil que Virgile donnoit au Dante, lorsqu'il traversoit avec lui le séjour des hommes médiocres, agités tant qu'ils avoient vécu par des passions haineuses :

Fama di loro il mondo esser non lassa,

Non ragioniam di lor ; ma guarda e passa.

[Le monde n'a pas même conservé le souvenir de leur nom ; ne nous arrêtons pas à en parler, mais jette un coup d'oeil sur eux, et passe.]

DELPHINE - Madame de STAËL > DELPHINE.

DELPHINE.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE PREMIÈRE.

LETTRE PREMIÈRE.

Madame d'Albémar à Matilde de Vernon.

Bellerive, ce 12 avril 1790.

Je serai trop heureuse, ma chère cousine, si je puis contribuer à votre mariage avec M. de Mondoville ; les liens du sang qui nous unissent me donnent le droit de vous servir, et je le réclame avec instance. Si je mourois, vous succéderiez naturellement à la moitié de ma fortune : me seroit-il refusé de disposer d'une portion de mes biens pendant ma vie, comme les lois en disposeraient après ma mort ? A vingt et un ans, convenez qu'il seroit ridicule d'offrir mon héritage à vous qui en avez dix-huit ! Je vous parle donc des droits de succession, seulement pour vous faire sentir que vous ne pouvez considérer le don de la terre d'Andelys comme un service embarrassant à recevoir, et dont votre délicatesse doive s'alarmer.

M. d'Albémar m'a comblée de tant de biens en mourant, que j'éprouverois le besoin d'y associer une personne de sa famille, quand cette personne, ma compagne depuis trois ans, ne seroit pas la fille de madame de Vernon, de la femme du monde dont l'esprit et les manières m'attachent et me captivent le plus. Vous savez que la soeur de mon mari, Louise d'Albémar, est mon amie intime ; elle a confirmé avec joie les dons que M. d'Albémar m'avoit faits. Retirée dans un couvent à Montpellier, ses goûts sont plus que satisfaits par la fortune qu'elle possède ; je suis donc libre, et parfaitement libre de vous assurer vingt mille livres de rente, et je le fais avec un sentiment de bonheur que vous ne voudrez pas me ravir.

En vous donnant la terre d'Andelys, il me restera encore cinquante mille livres de revenu ; j'ai presque honte d'avoir l'air de la générosité quand je ne dérange en rien les habitudes de ma vie.

Ce sont ces habitudes qui rendent la fortune nécessaire : dès que l'on n'est pas obligé d'éloigner de soi les inférieurs qui se reposent de leur sort sur notre bienveillance, ou d'exciter la pitié des supérieurs par un changement remarquable dans sa manière d'exister, l'on est à l'abri de toutes les peines que peut faire éprouver la diminution de la fortune. D'ailleurs, je ne crois pas que je me fixe à Paris ; depuis près d'un an que j'y habite, je n'y ai pas formé une seule relation qui puisse me faire oublier les amis de mon enfance ; ces véritables amis sont gravés dans mon coeur avec des traits si chers et si sacrés, que toutes les nouvelles connoissances que je fais laissent à peine des traces à côté de ces profonds souvenirs. Je n'aime ici que votre mère ; sans elle je ne serois point venue à Paris, et je n'aspire qu'à la ramener en Languedoc avec moi ; j'ai pris, depuis que j'existe, l'habitude d'être aimée, et les louanges qu'on veut bien m'accorder ici, laissent au fond de mon coeur un sentiment de froideur et d'indifférence, qu'aucune jouissance de l'amour-propre n'a pu changer entièrement : je crois donc que, malgré mon goût pour la société de Paris, je retirerai ma vie et mon coeur de ce tumulte, où l'on finit toujours par recevoir quelques blessures, qui vous font mal ensuite dans la retraite.

J'entre dans ces détails avec vous, ma chère cousine, pour que vous soyez bien convaincue que j'ai beaucoup plus de fortune qu'il n'en faut pour la vie que je veux mener. C'est à regret que je me condamne à rechercher tous les argumens imaginables pour vous faire accepter un don qui devroit s'offrir et se recevoir avec le même mouvement ; mais les différences de caractère et d'opinions qui peuvent exister entre nous, m'ont fait craindre de rencontrer quelques obstacles aux projets que nous avons arrêtés votre mère et moi.

J'ai donc voulu que vous sussiez tout ce qui peut vous tranquilliser sur un service auquel vous paroissiez attacher beaucoup trop d'importance ; il n'entraîne point avec lui une reconnoissance qui doive vous imposer de la gêne ; et si tout ce que je viens de vous dire ne suffit pas pour vous le prouver, je vous répéterai que mon amitié pour votre mère est si vive, si dévouée, qu'il vous suffiroit d'être sa fille pour que je fisse pour vous, quand même je ne vous connoîtrois pas, tout ce qui est en mon pouvoir. Mais c'est assez parler de ce service ; assurément je ne vous en aurois pas entretenue si long-temps, si je n'avois aperçu que vous aviez une répugnance secrète pour la proposition que je vous faisois.

Il se peut aussi que vous soyez blessée des conditions que madame de Mondoville a mises à votre mariage avec son fils. N'oubliez pas cependant, ma chère Matilde, qu'elle ne vous a connue que pendant votre enfance, puisqu'elle n'a pas quitté l'Espagne depuis dix ans ; et songez surtout que son fils ne vous a jamais vue. Madame de Mondoville aime votre mère, et désire s'allier avec votre famille ; mais vous savez combien elle met d'importance à tout ce qui peut ajouter à la considération des siens ; elle veut que sa belle-fille ait de la fortune, comme un moyen d'établir une distance de plus entre son fils et les autres hommes. Elle a de la générosité et de l'élévation, mais aussi de la hauteur et de l'orgueil ; ses manières, dit-on, sont très-simples et son caractère très-arrogant. Née en Espagne, d'une famille attachée aux antiques moeurs de ce pays, elle a vécu long-temps en France avec son mari, et elle y a appris l'art de revêtir ses défauts de formes aimables qui subjuguent ceux qui l'entourent. Tout ce que l'on raconte de Léonce de Mondoville me persuade que vous serez parfaitement heureuse avec lui ; mais je crois que madame de Mondoville, malgré les inconvéniens de son caractère, a beaucoup d'ascendant sur son fils.

J'ai souvent remarqué que c'est par ses défauts que l'on gouverne ceux dont on est aimé : ils veulent les ménager, ils craignent de les irriter, ils finissent par s'y soumettre ; tandis que les qualités dont le principal avantage est de rendre la vie facile, sont souvent oubliées, et ne donnent point de pouvoir sur les autres.

Ces diverses réflexions ne doivent en rien vous détourner du mariage le plus brillant et le plus avantageux ; mais elles ont pour but de vous faire sentir la nécessité de remplir toutes les conditions que demande ou que désire madame de Mondoville. Il ne faut pas que vous entriez dans une telle famille avec une infériorité quelconque ; il faut que madame de Mondoville soit convaincue qu'elle a fait pour son fils un mariage très-convenable, afin que tous les égards que vous aurez pour elle la flattent davantage encore. Plus vous serez indépendante par votre fortune, plus il vous sera doux d'être asservie par vos sentimens et vos devoirs.

Oubliez donc, ma chère Matilde, les petites altercations que nous avons eues quelquefois ensemble, et réunissons nos coeurs par les affections qui nous sont communes, par l'attachement que nous ressentons toutes les deux pour votre aimable mère.

DELPHINE D'ALBÉMAR.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE II.

LETTRE II.

Réponse de Matilde de Fernon à madame d'Albémar.

Paris, ce 14 avril 1790.

Puisque vous croyez, ma chère cousine, qu'il est de votre délicatesse de faire jouir les parens de M. d'Albémar d'une partie de la fortune qu'il vous a laissée, je consens, avec l'autorisation de ma mère, à la donation que vous me proposez, et je considère avec raison cette conduite de votre part, comme satisfaisant à beaucoup plus que l'équité, et vous donnant des droits à ma reconnoissance ; je m'engage donc à tout ce que la religion et la vertu exigent d'une personne qui a contracté, de son libre aveu, l'obligation qui me lie à vous.

Ma mère désire que le service que vous me rendez reste secret entre nous ; elle croit que la fierté de madame de Mondoville pourroit être blessée en apprenant que c'est par un bienfait que sa belle-fille est dotée ; je vous dis ce que pense ma mère, mais je serai toujours prête à publier ce que vous faites pour moi, si vous le désirez. Dût la publicité de vos bienfaits m'humilier selon l'opinion du monde, elle me relèveroit à mes propres yeux : tel est l'esprit de la religion sainte que je professe.

Je sais que ce langage vous a paru quelquefois ridicule, et que malgré la douceur de votre caractère, douceur à laquelle je rends justice, vous n'avez pu me cacher que vous ne partagiez pas mes opinions sur tout ce qui tient à l'observance de la religion catholique. Je m'en afflige pour vous, ma chère cousine, et plus vous resserrez par votre excellente conduite les liens qui nous attachent l'une à l'autre, plus je voudrois qu'il me fût possible de vous convaincre que vous prenez une mauvaise route, soit pour votre bonheur intérieur, soit pour votre considération dans le monde.

Vos opinions en tout genre sont singulièrement indépendantes : vous vous croyez, et avec raison, un esprit très-remarquable ; cependant, qu'est-ce que cet esprit, ma cousine, pour diriger sagement, non-seulement les hommes en général, mais les femmes en particulier ?

Vous êtes charmante, on vous le répète sans cesse ; mais, combien vos succès ne vous font-il pas d'ennemis ! Vous êtes jeune, vous aurez sans doute le désir de vous remarier : pensez-vous qu'un homme sage puisse être empressé de s'unir à une personne qui voit tout par ses propres lumières, soumet sa conduite à ses propres idées, et dédaigne souvent les maximes reçues ? Je sais que vous avez une simplicité tout-à-fait aimable dans le caractère ; que vous ne cherchez point à dominer, que vous n'avez de hardiesse ni dans les manières, ni dans les discours ; mais, dans le fond, et vous en convenez vous-même, ce n'est point à la foi catholique, ce n'est point aux hommes respectables chargés de nous l'enseigner, que vous soumettez votre conduite, c'est à votre manière de sentir et de concevoir les idées religieuses.

Ma cousine, où en serions-nous, si toutes les femmes prenoient ainsi pour guide ce qu'elles appelleroient leurs lumières ? Croyez-moi, ce n'est pas seulement par les fidèles qu'une telle indépendance est blâmée ; les hommes qui sont le plus affranchis des vérités traitées de préjugés dans la langue actuelle, veulent que leurs femmes ne se dégagent d'aucun lien ; ils sont bien aises qu'elles soient dévotes, et se croient plus sûrs ainsi qu'elles respecteront et leurs devoirs et jusqu'aux moindres nuances de ces devoirs.

Je ne fais rien pour l'opinion, vous le savez ; j'ai de bonne foi les sentimens religieux que je professe ; si mon caractère a quelquefois de la roideur, il a toujours de la vérité.

Mais si j'étois capable de concevoir l'hypocrisie, je crois tellement essentiel pour une femme de ménager en tout point l'opinion, que je lui conseilleras de ne rien braver en aucun genre, ni superstitions (pour me conformer à votre langage), ni convenances, quelque puériles qu'elles puissent être.

Combien toutefois il vaut mieux n'avoir point à penser aux suffrages du monde, et se trouver disposée, par la religion même, à tous les sacrifices que l'opinion peut exiger de nous !

Si vous pouviez consentir à voir l'évêque de L. qui, malgré tous les maux que nous éprouvons depuis dix mois, est resté en France, je suis sûre qu'il prendroit de l'ascendant sur vous. Mon zèle est peut-être indiscret, la religion ne nous oblige point à nous mêler de la conduite des autres ; mais la reconnoissance que je vais vous devoir m'inspire un nouveau désir de vous appeler au salut. Vous le dites vous-même, vous n'êtes pas heureuse : c'est un avertissement du ciel.

Pourquoi n'êtes-vous pas heureuse ? Vous êtes jeune, riche, jolie ; vous avez un esprit dont la supériorité et le charme ne sont pas contestés ; vous êtes bonne et généreuse : savez-vous ce qui vous afflige ? C'est l'incertitude de votre croyance ; et, s'il faut tout vous dire, c'est que vous sentez aussi que cette indépendance d'opinion et de conduite qui donne à votre conversation peut-être plus de grâce et de piquant, commence déjà à faire dire du mal de vous, et nuira sûrement tôt ou tard à votre existence dans le monde.

Ne prenez pas mal les avis que je vous donne ; ils tiennent, je vous l'atteste, à mon attachement pour vous : vous savez que je ne suis point jalouse ; vous m'avez rendu plusieurs fois cette justice, je ne prétends point aux succès du monde, je n'ai pas l'esprit qu'il faudroit pour les obtenir, et je me ferois scrupule de m'en occuper ; je vous parle donc en conscience sans aucun autre motif que ceux qui doivent inspirer une âme chrétienne.

J'aurois fait pour vous bien plus que vous ne faites pour moi, si j'avois pu vous engager à sacrifier vos opinions particulières, pour vous soumettre aux décisions de l'Église.

Adieu, ma chère cousine ; je ne vous plais pas, je ne dois pas vous plaire ; cependant vous êtes certaine, j'en suis sûre, que je ne manquerai jamais aux sentimens que vous méritez.

MATILDE DE VERNON.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE III.

LETTRE III.

Delphine à Matilde.

J'ai de la peine à contenir, ma cousine, le sentiment que votre lettre me fait éprouver ; je devrois ne pas y céder, puisque j'attends de vous une marque précieuse d'amitié ; mais il m'est impossible de ne pas m'expliquer une fois franchement avec vous ; je veux mettre un terme aux insinuations continuelles que vous me faites sur mes opinions et sur mes goûts ; vous estimez la vérité, vous savez l'entendre ; j'espère donc que vous ne serez point blessée des expressions vives qui pourront m'échapper dans ma propre justification.

D'abord vous attribuez à la délicatesse le don que j'ai le bonheur de vous offrir, et c'est l'amitié seule qui en est la cause. S'il étoit vrai que je vous dusse de quelque manière une partie de ma fortune, parce que votre mère est parente de M. d'Albémar, j'aurois eu tort de la conserver jusqu'à présent ; la délicatesse est pour les âmes élevées un devoir plus impérieux encore que la justice ; elles s'inquiètent bien plus des actions qui dépendent d'elles seules, que de celles qui sont soumises à la puissance des lois ; mais pouvez-vous ignorer quelle malheureuse prévention éloignoit M. d'Albémar de votre mère ? C'est le seul sujet de discussion que nous ayons jamais eu ensemble ; cette prévention étoit telle, que j'ai eu beaucoup de peine à éviter l'engagement qu'il vouloit me faire prendre de rompre entièrement avec elle ; connoissant les dispositions de M. d'Albémar comme je le fais, si je puis me permettre de disposer de sa fortune en votre faveur, c'est parce qu'il m'a ordonné de la considérer comme appartenant à moi seule.

Mais pourquoi donc éprouvez-vous le besoin de diminuer le foible mérite du service que je veux vous rendre ? Est-ce parce que vous êtes effrayée de tous les devoirs que vous croyez attachés à la reconnoissance ?

Pourquoi mettez vous tant d'importance à une action qui ne peut être comptée que comme l'expression de l'amitié que j'éprouve ? Je n'ai qu'un but, je n'ai qu'un désir, c'est d'être aimée des personnes avec qui je vis ; il faut que vous vous sentiez tout-à-fait incapable de m'accorder ce que je demande, puisque vous craignez tant de me rien devoir ; mais, encore une fois, soyez tranquille ; votre mère peut tout pour mon bonheur ; son esprit plein de grâce, sa douceur et sa gaîté répandent tant de charmes sur ma vie !

Quelquefois l'inégalité, la froideur de ses manières m'inquiètent ; je voudrois qu'elle répondît sans cesse à la vivacité de mon attachement pour elle. Ne suis-je donc pas trop heureuse, si je trouve une occasion de lui inspirer un sentiment de plus pour moi ! Ma cousine, je ne cherche point à me faire valoir auprès de vous, vous ne me devez rien ; je serai mille fois récompensée de mon zèle pour vos intérêts, si votre mère me témoigne plus souvent cette amitié tendre qui calme et remplit mon coeur.

Maintenant passons aux reproches ou aux conseils que vous croyez nécessaire de m'adresser.

Je n'ai pas les mêmes opinions que vous ; mais je ne pense pas, je vous l'avoue, que ma considération en souffre le moins du monde. Si je songeois à me remarier, j'ose croire que mon coeur est un assez noble présent pour n'être pas dédaigné par celui qui m'en paroîtroit digne ; vous avez cru, dites-vous, démêler de la tristesse dans ma lettre, vous vous êtes trompée ; je n'ai dans ce moment aucun sujet de peine : mais le bonheur même des âmes sensibles n'est jamais sans quelque mélange de mélancolie ; et comment n'éprouverois-je pas cette disposition, moi qui ai perdu dans M. d'Albémar un ami si bon et si tendre !

Il n'a pris le nom de mon époux, lorsque j'avois atteint ma seizième année, que pour m'assurer sa fortune ; il mettoit dans ses relations avec moi tant de bonté protectrice et de galanterie délicate, que son sentiment pour moi réunissoit tout ce qu'il y a d'aimable dans les affections d'un père, et dans les soins d'un jeune homme. M. d'Albémar, uniquement occupé d'assurer le bonheur du reste de ma vie, dont son âge ne lui permettoit pas d'être le témoin, m'avoit inspiré cette confiance si douce à ressentir, cette confiance qui remet pour ainsi dire à un autre la responsabilité de notre sort, et nous dispense de nous inquiéter de nous-mêmes. Je le regretterai toujours, et les souvenirs de mon enfance et les premiers jours de ma jeunesse ne peuvent jamais cesser de m'attendrir ; mais quel autre chagrin pourrois-je éprouver en ce moment ? Qu'ai-je à redouter du monde ? je n'y porte que des sentimens doux et bienveillans ; si j'avois été dépourvue de toute espèce d'agrémens, peut-être n'aurois-je pu me défendre d'un peu d'aigreur contre les femmes assez heureuses pour plaire ; mais je n'entends retentir autour de moi que des paroles flatteuses ; ma position, me permet de rendre quelques services, et ne m'oblige jamais à en demander ; je n'ai que des rapports de choix avec les personnes qui m'entourent ; je ne recherche que celles que j'aime ; je ne dis aucun mal des autres : pourquoi donc voudroit-on affliger une créature aussi inoffensive que moi, et dont l'esprit, s'il est vrai que l'éducation que j'ai reçue m'ait donné cet avantage, dont l'esprit, dis-je, n'a d'autre mobile que le désir d'être agréable à ceux que je vois ?

Vous m'accusez de n'être pas aussi bonne catholique que vous, et de n'avoir pas assez de soumission pour les convenances arbitraires de la société.

D'abord, loin de blâmer votre dévotion, ma chère cousine, n'en ai-je pas toujours parlé avec respect ; je sais qu'elle est sincère, et quoiquelle n'ait pas encore entièrement adouci ce que vous avez peut-être de trop âpre dans le caractère, je crois qu'elle contribue à votre bonheur, et je ne me permettrai jamais de l'attaquer, ni par des raisonnemens ni par des plaisanteries ; mais j'ai reçu une éducation tout-à-fait différente de la vôtre. Mon respectable époux, en revenant de la guerre d'Amérique, s'étoit retiré dans la solitude, et s'y livroit à l'examen de toutes les questions morales que la réflexion peut approfondir. Il croyoit eu Dieu, il espéroit l'immortalité de l'âme ; et la vertu fondée sur la bonté, étoit son culte envers l'Être suprême. Orpheline dès mon enfance, je n'ai compris des idées religieuses que ce que M. d'Albémar m'en a enseigné ; et comme il remplissoit tous les devoirs de la justice et de la générosité, j'ai cru que ses principes dévoient suffire à tous les coeurs.

M. d'Albémar connoissoit peu le monde, je commence à le croire ; il n'examinoit jamais dans les actions que leur rapport avec ce qui est bien en soi, et ne songeoit point à l'impression que sa conduite pouvoit produire sur les autres. Si c'est être philosophe que penser ainsi, je vous avoue que je pourrais me croire des droits à ce titre, car je suis absolument à cet égard de l'opinion de M. d'Albémar ; mais si vous entendiez par philosophie, la plus légère indifférence pour les vertus pures et délicates de notre sexe ; si vous entendiez même par philosophie, la force qui rend inaccessible aux peines de la vie, certes je n'aurois mérité ni cette injure ni cette louange ; et vous savez bien que je suis une femme, avec les qualités et les défauts que cette destinée foible et dépendante peut entraîner.

J'entre dans le monde avec un caractère bon et vrai, de l'esprit, de la jeunesse et de la fortune ; pourquoi ces dons de la Providence ne me rendroient-ils pas heureuse ? pourquoi me tourmenterois-je des opinions que je n'ai pas, des convenances que j'ignore ? La morale et la religion du coeur ont servi d'appui à des hommes qui avoient à parcourir une carrière bien plus difficile que la mienne : ces guides me suffiront.

Quant à vous, ma chère cousine, souffrez que je vous le dise : vous aviez peut-être besoin d'une règle plus rigoureuse pour réprimer un caractère moins doux ; mais ne pouvons-nous donc nous aimer malgré la différence de nos goûts et de nos opinions ? Vous savez combien je considère vos vertus ; ce sera pour moi un vif plaisir de contribuer à rendre votre destinée heureuse ; mais laissez chacun en paix chercher au fond de son coeur le soutien qui convient le mieux à son caractère et à sa conscience ; imitez votre mère, qui n'a jamais de discussion avec vous, quoique vos idées diffèrent souvent des siennes. Nous aimons toutes deux un Être bienfaisant, vers lequel nos âmes s'élèvent ; c'est assez de ce rapport, c'est assez de ce lien qui réunit toutes les âmes sensibles dans une même pensée, la plus grande et la plus fraternelle de toutes.

Je retournerai dans deux jours à Paris ; nous ne parlerons plus du sujet de nos lettres, et vous m'accorderez le bonheur de vous être utile, sans le troubler par des réflexions qui blessent toujours un peu, quelques efforts qu'on fasse sur soi-même pour ne pas s'en offenser. Je vous embrasse, ma chère cousine, et je vous assure qu'à la fin de ma lettre, je ne sens plus la moindre trace de la disposition pénible qui m'avoit inspiré les premières lignes.

DELPHINE D'ALBÉMAR.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IV.

LETTRE IV.

Delphine d'Albémar à madame de Vernon.

Bellerive, ce 16 avril 1790.

Ma chère tante, ma chère amie, pourquoi m'avez-vous mise en correspondance avec ma cousine sur un sujet qui ne devoit être traité qu'avec vous ? Vous savez que Matilde et moi nous ne nous convenons pas toujours, et je m'entends si bien avec vous ! Quand j'ai pu vous être utile, vous avez si noblement accepté le dévouement de mon coeur, vous l'avez récompensé par un sentiment qui me rend la vie si douce ! Ne voulez-vous donc plus que ce soit à vous, à vous seule que je m'adresse ?

Si cependant je vous avois déplu par ma réponse à Matilde, si vous ne me jugiez plus digne d'assurer le bonheur de votre fille ! Mais non, vous connoissez la vivacité de mes premiers mouvemens ; vous me les pardonnez, vous qui conservez toujours sur vous-même cet empire qui sert au bonheur de vos amis, plus encore qu'au vôtre. Je n'ai rien à redouter de votre caractère généreux et fier : il reçoit les services, comme il les rendroit, avec simplicité ; cependant rassurez-moi avant que je vous revoie ; je sais bien que vous n'aimez pas à écrire, mais il me faut un mot qui me dise que vous persistez dans la permission que vous m'avez accordée.

Je le répète encore, vous n'affligerez pas profondément votre amie ; je serois la première personne du monde à qui vous auriez fait de la peine : si j'ai eu tort, c'est alors surtout que, prévoyant les reproches que je me ferois, vous ne voudrez pas que ce tort ait des suites amères ; j'attends quelques ligues de vous, ma chère Sophie, avec une inquiétude que je n'avois point encore ressentie.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE V.

LETTRE V.

Madame de Vernon à Delphine.

Paris, ce 17 avril.

Vous êtes des enfans, Matilde et vous ; ce n'est pas ainsi qu'il faut traiter des objets sérieux, nous en causerons ensemble ; mais n'ayez jamais d'inquiétude, ma chère Delphine, quand ce que vous désirez dépend de moi.

SOPHIE DE VERNON.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VI.

LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 19

Une légère altercation qui s'étoit élevée entre Matilde et moi, il y a quelques jours, m'avoit assez inquiétée, ma chère soeur ; je vous envoie la copie de nos lettres, pour que vous en soyez juge. Mais combien je voudrois que vous fussiez près de moi ! Je cherche à me rappeler sans cesse ce que vous m'avez dit : il me sembloit autrefois que votre excellent frère, dans nos entretiens, m'avoit donné des règles de conduite qui devoient me guider dans toutes les situations de la vie ; et maintenant je suis troublée par les inquiétudes qui me sont personnelles, comme si les idées générales que j'ai conçues ne suffisoient point pour m'éclairer sur les circonstances particulières.

Néanmoins ma destinée est simple, et je n'éprouve et je n'éprouverai jamais, j'espère, aucun sentiment qui puisse l'agiter.

Madame de Vernon que vous n'aimez pas, quoiqu'elle vous aime ; madame de Vernon est certainement la personne la plus spirituelle, la plus aimable, la plus éclairée dont je puisse me faire l'idée : cependant il m'est impossible de discuter avec elle jusques au fond de mes pensées et de mes sentimens. D'abord elle ne se plaît pas beaucoup dans les conversations prolongées ; mais ce qui surtout abrège les développemens dans les entretiens avec elle, c'est que son esprit va toujours droit aux résultats, et semble dédaigner tout le reste. Ce n'est ni la moralité des actions, ni leur influence sur le bien-être de l'âme qu'elle a profondément étudié, mais les conséquences et les effets de ces actions ; et, quoiqu'elle soit elle-même une personne douée des plus excellentes qualités, l'on diroit qu'elle compte pour tout le succès, et pour très-peu le principe de la conduite des hommes.

Cette sorte d'esprit la rend un meilleur juge des événemens de la vie, que des peines secrètes ; il me reste donc toujours dans le coeur quelques sentimens que je ne lui ai pas exprimés, quelques sentimens que je retiens comme inutiles à lui dire, et dont j'éprouve pourtant la puissance en moi-même. Il n'existe aucune borne à ma confiance en elle ; mais, sans que j'y réfléchisse, je me trouve naturellement disposée à ne lui dire que ce qui peut l'intéresser ; je renvoie toujours au lendemain pour lui parler des pensées qui m'occupent, mais qui n'ont point d'analogie avec sa manière de voir et de sentir : mon désir de lui plaire est mêlé d'une sorte d'inquiétude qui fixe mon attention sur les moyens de lui être agréable, et met dans mon amitié pour elle encore plus pour ainsi dire de coquetterie que de confiance.

Mon âme s'ouvriroit entièrement avec vous, ma chère Louise ; vous l'avez formée, en me tenant lieu de mère ; vous avez toujours été mon, amie ; je conserve pour vous cette douce confiance du premier âge de la vie, de cet âge où l'on croit avoir tout fait pour ceux qu'on aime, en leur montrant ses sentimens, et en leur développant ses pensées.

Dites-moi donc, ma chère soeur, quel est cet obstacle qui s'oppose à ce que vous quittiez votre couvent pour vous établir à Paris avec moi ?

Vous m'avez fait un secret jusqu'à présent de vos motifs, supportez-vous l'idée qu'il existe un secret entre nous ?

Je vous ai promis, en vous quittant, de vous écrire mon journal tous les soirs ; vous vouliez, disiez-vous, veiller sur mes impressions.

Oui, vous serez mon ange tutélaire, vous conserverez dans mon âme les vertus que vous avez su m'inspirer ; mais ne serions-nous pas bien plus heureuses si nous étions réunies ? et nos lettres peuvent-elles jamais suppléer à nos entretiens ?

Après avoir reçu le billet de madame de Vernon, je partis le jour même pour l'aller voir ; je quittai Bellerive à cinq heures du soir, et je fus chez elle à huit.

Elle étoit dans son cabinet avec sa fille ; à mon arrivée, elle fit signe à Matilde de s'éloigner ; j'étois contente, et néanmoins embarrassée de me trouver seule avec elle : j'ai éprouvé souvent une sorte de gêne auprès de madame de Vernon, jusques à ce que la gaîté de son esprit m'ait fait oublier ce qu'il y a de réservé et de contenu dans ses manières : je ne sais si c'est un défaut en elle ; mais ce défaut même sert à donner plus de prix aux témoignages de son affection.

-Hé bien ! me dit-elle en souriant, Matilde a donc voulu vous convertir ?-Je ne puis vous dire, ma chère tante, lui répondis-je, combien sa lettre m'a fait de peine ; elle a provoqué ma réponse, et je m'en suis bientôt repentie : j'avois une frayeur mortelle de vous avoir déplu.-En vérité je l'ai à peine lue, reprit madame de Vernon ; j'y ai reconnu votre bon coeur, votre mauvaise tête, tout ce qui fait de vous une personne charmante ; je n'ai rien remarqué que cela : quant au fond de l'affaire, l'homme chargé de dresser le contrat y insérera les conditions que vous voulez bien offrir ; mais il faut que vous permettiez qu'on mette dans l'article que c'est une donation faite en dédommagement de l'héritage de M. d'Albémar. Si madame de Mondoville croyoit que c'est par une simple générosité de votre part, que ma fille est dotée, son orgueil en souffriroit tellement qu'elle romproit le mariage.-J'éprouvai, je l'avoue, une sorte de répugnance pour cette proposition, et je voulois la combattre ; mais madame de Vern

Si vous exigiez que le service que vous me rendez fût connu, je serois forcée de le refuser, car il deviendroit inutile ; mais il vous suffit, n'est-il pas vrai, ma chère Delphine, du sentiment que j'éprouve ; de ce sentiment qui me permet de vous tout devoir, parce que mon coeur est certain de tout acquitter.-Ces derniers mots furent prononcés avec cette grâce enchanteresse qui n'appartient qu'à madame de Vernon ; elle n'avoit pas l'air de douter de mon consentement ; et lui en faire naître l'idée, c'étoit refroidir tous ses sentimens : elle s'y abandonne si rarement qu'on craint encore plus d'en troubler les témoignages ; les motifs de ma répugnance étoient bien purs : mais j'avois une sorte de honte néanmoins d'insister pour que mon nom fût proclamé à côté du service que je rendois ; et je fus irrésistiblement entraînée à céder aux désirs de madame de Vernon.

Je lui dis cependant :-J'ai quelque regret de me servir du nom de M. d'Albémar dans une circonstance si opposée à ses intentions ; mais, s'il étoit témoin du culte que vous rendez à ses vertus, s'il vous entendoit parler de lui, comme vous en parlez avec moi, peut-être.... Sans doute, interrompit madame de Vernon ; et ce mot finit la conversation sur ce sujet.

Un moment de silence s'ensuivit ; mais, bientôt reprenant sa grâce et sa gaîté naturelles, madame de Vernon dit :-A propos, dois-je vous envoyer M. l'évêque de L., pour vous confesser à lui, comme Matilde vous le propose ?-Je vous en conjure, lui répondis-je ; dites-moi : donc, ma chère tante, pourquoi vous avez donné à Matilde une éducation presque superstitieuse, et qui a si peu de rapport avec l'étendue de votre esprit et l'indépendance de vos opinions.

Elle redevint sérieuse un moment, et me dit :-Vous m'avez fait vingt fois cette question, je ne voulois pas y répondre ; mais je vous dois tous les secrets de mon coeur.

Vous savez, continua-t-elle, tout ce que j'ai eu à souffrir de M. de Vernon, proche parent de votre mari ; il étoit impossible de lui moins ressembler : sa fortune et ma pauvreté furent les seuls motifs qui décidèrent notre mariage : j'en fus long-temps très-malheureuse ; à la fin cependant, je parvins à m'aguerrir contre les défauts de M. de Vernon ; j'adoucis un peu sa rudesse : il existe une manière de prendre tous les caractères du monde, et les femmes doivent la trouver, si elles veulent vivre en paix sur cette terre où leur sort est entièrement dans la dépendance des hommes. Je n'avois pu néanmoins obtenir que ma fille me fût confiée, et son père la dirigeoit seul ; il mourut qu'elle avoit onze ans ; et pouvant alors m'occuper uniquement d'elle, je remarquai qu'elle avoit dans son caractère une singulière âpreté, s'assez peu de sensibilité, et un esprit plus opiniâtre qu'étendu : je reconnus bientôt que mes leçons ne suffisoient pas pour corriger de tels défauts : j'ai de l'indolence dans le caractère, inconvénient qui est le résultat naturel de l'habitude de la résignation ; j'ai peu d'autorité dans ma manière de m'exprimer, quoique ma décision intérieure soit très-positive. Je mets d'ailleurs trop peu d'importance à la plupart des intérêts de la vie, pour avoir le sérieux nécessaire à l'enseignement. Je me jugeai comme je jugerois un autre ; vous savez que cela m'est facile ; et je résolus de confier à M. l'évêque de L. l'éducation de ma fille. Après y avoir bien réfléchi, je crus que la religion, et une religion positive, étoit le seul frein assez fort pour dompter le caractère de Matilde ; ce caractère auroit pu contribuer utilement à l'avancement d'un homme ; il présentoit l'idée d'une âme ferme et capable de servir d'appui ; mais les femmes, devant toujours plier, ne peuvent trouver, dans les défauts et dans les qualités même d'un caractère fort, que des occasions de douleur.

Mon projet a réussi : la religion, sans avoir entièrement changé le caractère de ma fille, lui a ôté ses inconvéniens les plus graves ; et comme le sentiment du devoir se mêle à toutes ses résolutions, et presque à toutes ses paroles, on ne s'aperçoit plus des défauts qu'elle avoit naturellement, que par un peu de froideur et de sécheresse dans les relations de la vie, jamais par aucun tort réel. Son esprit est assez borné ; mais comme elle respecte tous les préjugés, et se soumet à toutes les convenances, elle ne sera jamais exposée aux critiques du monde : sa beauté, qui est parfaite, ne lui fera courir aucun risque, car ses principes sont d'une inébranlable austérité. Elle est disposée aux plus grands sacrifices ainsi qu'aux plus petits ; et la roideur de son caractère lui fait aimer la gêne comme un autre se plairoit dans l'abandon.

C'eût été bien dommage, ma chère Delphine, qu'une personne aussi aimable, aussi spirituelle que vous, se fût imposée un joug qui l'eût privée de mille charmes ; mais réfléchissez à ce qu'est ma fille, et vous verrez que le parti que j'ai pris étoit le seul qui pût la garantir de tous les malheurs que lui préparoit sa triste conformité avec son père. Je ne parlerois à personne, ma chère Delphine, avec la confiance que je viens de vous témoigner ; mais je n'ai pas voulu que l'amie de mon coeur, celle qui veut assurer le bonheur de Matilde, ignorât plus long-temps les motifs qui m'ont déterminée dans la plus importante de mes résolutions, dans celle qui concerne l'éducation de ma fille.

Vous ne pouvez jamais parler sans convaincre, ma chère tante, lui répondis-je ; mais vous-même cependant, ne pouviez-vous pas guider votre fille ? vos opinions ne sont-elles pas en tout conformes à celles que la raison...

-Oh ! mes opinions, répondit-elle en souriant et m'interrompant, personne ne les connoît ; et comme elles n'influent point sur mes sentimens, ma chère Delphine, vous n'avez pas besoin de les savoir.-En achevant ces mots, elle se leva, me prit par la main, et me conduisit dans le salon où plusieurs personnes étoient déjà rassemblées.

Elle entra, et leur fit des excuses avec cette grâce inimitable que vous-même lui reconnoissez. Quoiqu'elle ait au moins quarante ans, elle paroît encore charmante, même au milieu des jeunes femmes ; sa pâleur, ses traits un peu abattus, rappellent la langueur de la maladie et non la décadence des années ; sa manière de se mettre toujours négligée est d'accord avec cette impression. On se dit qu'elle seroit parfaitement jolie, si un jour elle se portoit mieux, si elle vouloit se parer comme les autres ; ce jour n'arrive jamais, mais on y croit, et c'est assez pour que l'imagination ajoute encore à l'effet naturel de ses agrémens.

Dans un des coins de la chambre étoit madame du Marset. Vous ai-je dit que c'est une femme qui ne peut me supporter, quoique je n'aie jamais eu et ne veuille jamais avoir le moindre tort avec elle ? Elle a pris, dès mon arrivée, parti contre la bienveillance qu'on m'a témoignée, et l'a considérée comme un affront qui lui seroit personnel. J'ai, pendant quelque temps, essayé de l'adoucir ; mais quand j'ai vu qu'elle avoit contracté aux yeux du monde l'engagement de me détester, et que ne pouvant se faire une existence par ses amis, elle espéroit s'en faire une par ses haines, j'ai résolu de dédaigner ce qu'il y avoit de réel dans son aversion pour moi. Elle prétend, ne sachant trop de quoi m'accuser, que j'aime et que j'approuve beaucoup trop la révolution de France.

Je la laisse dire, elle a cinquante ans et nulle bonté dans le caractère ; c'est assez de chagrins pour lui permettre beaucoup d'humeur.

Derrière elle étoit M. de Fierville, son fidèle adorateur, malgré son âge avancé : il a plus d'esprit qu'elle et moins de caractère, ce qui fait qu'elle le domine entièrement ; il se plaît quelquefois à causer avec moi : mais, comme par complaisance pour madame du Marset, il me critique souvent quand je n'y suis pas, il fait sans cesse des réserves dans les complimens qu'il m'adresse, pour se mettre, s'il est possible, un peu d'accord avec lui-même. Je le laisse s'agiter dans ses petits remords, parce que je n'aime de lui que son esprit, et qu'il ne peut m'empêcher d'en jouir quand il me parle.

Au milieu de la société, Matilde ne songe pas un instant à s'amuser ; elle exerce toujours un devoir dans les actions les plus indifférentes de sa vie ; elle se place constamment à côté des personnes les moins aimables, arrange les parties, prépare le thé, sonne pour qu'on entretienne le feu ; enfin s'occupe d'un salon comme d'un ménage, sans donner un instant à l'entraînement de la conversation. On pourroit admirer ce besoin continuel de tout changer en devoir, s'il exigeoit d'elle le sacrifice de ses goûts ; mais elle se plaît réellement dans cette existence toute méthodique, et blâme au fond de son coeur ceux qui ne l'imitent pas.

Madame de Vernon aime beaucoup à jouer ; quoiqu'elle pût être très-distinguée dans la conversation, elle l'évite ; on diroit qu'elle n'aime à développer ni ce qu'elle sent, ni ce qu'elle pense. Ce goût du jeu, et trop de prodigalité dans sa dépense, sont les seuls défauts que je lui connoisse.

Elle choisit pour sa partie hier au soir madame du Marset et M. de Fierville ; je lui en fis quelques reproches tout bas, parce qu'elle m'avoit dit plusieurs fois assez de mal de tous les deux.

-La critique ou la louange, me répondit-elle, sont un amusement de l'esprit ; mais ménager les hommes est nécessaire pour vivre avec eux.-Estimer ou mépriser, repris-je avec chaleur, est un besoin de l'âme ; c'est une leçon, c'est un exemple utile à donner.-Vous avez raison, me dit-elle avec précipitation, vous avez raison sous le rapport de la morale ; ce que je vous disois ne faisoit allusion qu'aux intérêts du monde.-Elle me serra la main en s'éloignant, avec une expression parfaitement aimable.

Je restai à causer auprès de la cheminée avec plusieurs hommes dont la conversation, surtout dans ce moment, inspire le plus vif intérêt à tous les esprits capables de réflexion et d'enthousiasme. Je me reproche quelquefois de me livrer trop aux charmes de cette conversation si piquante ; c'est peut-être blesser un peu les convenances, que se mêler ainsi aux entretiens les plus importans ; mais, quand madame de Vernon et les dames de sa société sont établies au jeu, je me trouve presque seule avec Matilde qui ne dit pas un mot : et l'empressement que me témoignent les hommes distingués m'entraîne à les écouter et à leur répondre.

Cependant, peut-être est-il vrai que je me livre souvent avec trop de chaleur à l'esprit que je peux avoir ; je ne sais pas résister assez aux succès que j'obtiens en société, et qui doivent quelquefois déplaire aux autres femmes. Combien j'aurois besoin d'un guide !

Pourquoi suis-je seule ici ! Je finis cette lettre, ma chère soeur, en vous répétant ma prière ; venez près de moi, n'abandonnez pas votre Delphine dans un monde si nouveau pour elle ; il m'inspire une sorte de crainte vague que ne peut dissiper le plaisir même que j'y trouve.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VII.

LETTRE VII.

Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine,

Montpellier, 25 avril 1790.

Ma chère Delphine, je suis fâchée que vous vous montriez si généreuse envers ces Vernon ; mon frère aimoit encore mieux la fille que la mère, quoique la mère ait beaucoup plus d'agrémens que la fille ; il croyoit madame de Vernon fausse jusqu'à la perfidie. Pardon, si je me sers de ces mots ; mais je ne sais pas comment dire leur équivalent, et je me confie en votre bonne amitié pour m'excuser. Mon frère pensoit que madame de Vernon dans le fond du coeur n'aimoit rien, ne croyoit à rien, ne s'embarrassoit de rien, et que sa seule idée étoit de réussir, elle et les siens, dans, tous les intérêts dont se compose la vie du monde, la fortune et la considération. Je sais bien qu'elle a supporté avec une douceur exemplaire le plus odieux des maris, et qu'elle n'a point eu d'amans, quoiqu'elle fût bien jolie. Il n'y a jamais eu un mot à dire contre elle ; mais dussiez-vous me trouver injuste, je vous avouerai que c'est précisément cette conduite régulière, qui ne me paroît pas du tout s'accorder avec la légèreté de ses principes et l'insouciance de son caractère. Pourquoi s'est-elle pliée à tous les devoirs, même à tous les calculs, elle qui a l'air de n'attacher d'importance à aucun ? Malgré les motifs qu'elle donne de l'éducation de sa fille, ne faut-il pas avoir bien peu de sensibilité, pour ne pas former soi-même, et selon son propre caractère, la personne qu'on aime le plus, pour ne lui donner rien de son âme, et se la rendre étrangère par les opinions qui exercent le plus d'influence sur toute notre manière d'être ?

Il se peut que j'aie tort de juger si défavorablement une personne dont je ne connois aucune action blâmable ; mais sa physionomie, tout agréable qu'elle est, suffiroit seule pour m'empêcher d'avoir la moindre confiance en elle.

Je suis fermement convaincue que les sentimens habituels de l'âme laissent une trace très-remarquable sur le visage : grâce à cet avertissement de la nature, il n'y a point de dissimulation complète dans le monde. Je ne suis pas défiante vous le savez ; mais je regarde, et si l'on peut me tromper sur les faits, je démêle assez bien les caractères ; c'est tout ce qu'il faut pour ne jamais mal placer ses affections : que m'importe ce qu'il peut arriver de mes autres intérêts !

Pour vous, ma chère Delphine, vous vous laissez entraîner par le charme de l'esprit, et je crains bien que si vous livrez votre coeur à cette femme, elle ne le fasse cruellement souffrir ; rendez-lui service, je ne suis pas difficile sur les qualités des personnes qu'on peut obliger ; mais on confie à ceux qu'on aime ce qu'il y a de plus délicat dans le bonheur, et moi seule, ma chère Delphine, je vous aime assez pour ménager toujours votre sensibilité vive et profonde. C'est pour vous arracher à la séduction de cette femme, que je voudrois aller à Paris ; mais je ne m'en sens pas la force, il m'est absolument impossible de vaincre la répugnance que j'éprouve à sortir de ma solitude.

Il faut bien vous avouer le motif de cette répugnance, je consens à vous l'écrire ; mais je n'aurois jamais pu me résoudre à vous en parler, et je vous prie instamment de ne pas me répondre sur un sujet que je n'aime pas à traiter. Vous savez que j'ai l'extérieur du monde le moins agréable ; ma taille est contrefaite, et ma figure n'a point de grâce ; je n'ai jamais voulu me marier quoique ma fortune attirât beaucoup de prétendans ; j'ai vécu presque toujours seule, et je serois un mauvais guide pour moi-même et pour les autres au milieu des passions de la vie ; mais j'en sais assez pour avoir remarqué qu'une femme disgraciée de la nature est l'être le plus malheureux lorsqu'elle ne reste pas dans la retraite.

La société est arrangée de manière que, pendant les vingt années de sa jeunesse, personne ne s'intéresse vivement à elle ; on l'humilie à chaque instant sans le vouloir, et il n'est pas un seul des discours qui se tiennent devant elle, qui ne réveille dans son âme un sentiment douloureux.

J'aurois pu jouir, il est vrai, du bonheur d'avoir des enfans : mais que ne souffrirois-je pas, si j'avois transmis à ma fille les désavantages de ma figure ! si je la voyois destinée comme moi à ne jamais connoître le bonheur suprême d'être le premier objet d'un hom e sensible ! Je ne le confie qu'à vous, ma chère Delphine ; mais parce que je ne suis point faite pour inspirer de l'amour, il ne s'ensuit pas que mon coeur ne soit pas susceptible des affections les plus tendres ; j'ai senti, presqu'au sortir de l'enfance, qu'avec ma figure, il étoit ridicule d'aimer. Imaginez-vous de quels sentimens amers j'ai dû m'abreuver ; il étoit ridicule pour moi d'aimer, et jamais cependant la nature n'avoit formé un coeur à qui ce bonheur fût plus nécessaire.

Un homme dont les défauts extérieurs seroient très-marquans, pourroit encore conserver les espérances les plus propres à le rendre heureux.

Plusieurs ont ennobli par des lauriers les disgrâces de la nature ; mais les femmes n'ont d'existence que par l'amour ; l'histoire de leur vie commence et finit avec l'amour : et comment pourroient-elles inspirer ce sentiment sans quelques agrémens qui puissent plaire aux yeux ! La société fortifie à cet égard l'intention de la nature au lieu d'en modifier les effets, elle rejette de son sein la femme infortunée que l'amour et la maternité ne doivent point couronner.

Que de peines dévorantes n'a-t-elle point à souffrir dans le secret de son coeur !

J'ai été romanesque, comme si je vous ressemblois, ma chère Delphine, mais j'ai néanmoins trop de fierté pour ne pas cacher à tous les regards le malheureux contraste de ma destinée et de mon caractère.

Comment suis-je donc parvenue à supporter le cours des années qui m'étoient échues ? Je me suis renfermée dans la retraite, rassemblant sur votre tête tous mes intérêts, tous mes voeux, tous mes sentimens ; je me disois que j'aurois été vous, si la nature m'eût accordé vos grâces et vos charmes ; et secondant de toute mon âme l'inclination de mon frère, je l'ai conjuré de vous laisser la portion de son bien qu'il me destinoit.

Qu'aurois-je fait de la richesse ? j'en ai ce qu'il faut pour rendre heureux ce qui m'entoure, pour soulager l'infortune autour de moi ; mais quel autre usage de l'argent pourrois-je imaginer qui n'eût ajouté au sentiment douloureux qui pèse sur mon âme ? Aurois-je embelli ma maison pour moi, mes jardins pour moi ? et jamais la reconnoissance d'un être chéri ne m'auroit récompensée de mes soins ! Aurois-je réuni beaucoup de monde, pour entendre plus souvent parler de ce que les autres possèdent et de ce qui me manque ? aurois-je voulu courir le risque des propositions de mariage qu'on pouvoit adresser à ma fortune, et me serois-je condamnée à supporter tous les détours qu'auroit pris l'intérêt avide pour endormir ma vanité et m'ôter jusqu'à l'estime de moi-même ?

Non, non, Delphine, ma sage résignation vaut bien mieux. Il ne me restoit qu'un bonheur à espérer ; je l'ai goûté, je vous ai adoptée pour ma fille, j'avois manqué la vie, j'ai voulu vous donner tous les moyens d'en jouir.

Je serois sans doute bien heureuse d'être près de vous, de vous voir, de vous entendre ; mais avec vous seroient les plaisirs et la société brillante qui doivent vous entourer. Mou coeur qui n'a point aimé, est encore trop jeune pour ne pas souffrir de son isolement, quand tous les objets que je verrois m'en renouvelleroient la pensée.

Les peines d'imagination dépendent presque entièrement des circonstances qui nous les retracent ; elles s'effacent d'elles-mêmes, lorsque l'on ne voit ni n'entend rien qui en réveille le souvenir, mais leur puissance devient terrible et profonde quand l'esprit est forcé de combattre à chaque instant contre des impressions nouvelles.

Il faut pouvoir détourner son attention d'une douleur importune et s'en distraire avec adresse, car il faut de l'adresse vis-à-vis de soi-même, pour ne pas trop souffrir. Je ne connois guère les autres, ma chère Delphine, mais assez bien moi ; c'est le fruit de la solitude.

Je suis parvenue avec assez d'efforts à me faire une existence qui me préserve des chagrins vifs ; j'ai des occupations pour chaque heure, quoique rien ne remplisse mon existence entière ; j'unis les jours aux jours, et cela fait un an, puis deux, puis la vie. Je n'ose changer de place, agiter mon sort ni mon âme ; j'ai peur de perdre le résultat de mes réflexions et de troubler mes habitudes qui me sont encore plus nécessaires, parce qu'elles me dispensent de réflexions même, et font passer le temps sans que je m'en mêle.

Déjà cette lettre va déranger mon repos pour plusieurs jours ; il ne faut pas me faire parler de moi, il ne faut presque pas que j'y pense ; je vis en vous ; laissez-moi vous suivre de mes voeux, vous aider de mes conseils, si j'en peux donner pour ce monde que j'ignore.

Apprenez-moi successivement et régulièrement les événemens qui vous intéressent, je croirai presque avoir vécu dans votre histoire ; je conserverai des souvenirs ; je jouirai par vous des sentimens que je n'ai pu ni inspirer, ni connoître.

Savez-vous que je suis presque fâchée que vous avez fait le mariage de Matilde avec Léonce de Mondoville ? j'entends-dire qu'il est si beau, si aimable et si fier, qu'il me sembloit digne de ma Delphine ; mais je l'espère, elle trouvera celui qui doit la rendre heureuse : alors seulement, je serai vraiment tranquille. Quelque distinguée que vous soyez, que feriez-vous sans appui ? vous exciteriez l'envie, et elle vous persécuteroit. Votre esprit, quelque supérieur qu'il soit, ne peut rien pour sa propre défense ; la nature a voulu que tous les dons des femmes fussent destinés au bonheur des autres, et de peu d'usage pour elles-mêmes. Adieu, ma chère Delphine ; je vous remercie de conserver l'habitude de votre enfance et de m'écrire tous les soirs ce qui vous a occupée pendant le jour : nous lirons ensemble dans votre âme, et peut-être qu'à deux nous aurons assez de force pour assurer votre bonheur.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VIII.

LETTRE VIII.

Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, 1er mai.

Pourquoi m'avez-vous interdit de vous répondre, ma chère soeur, sur les motifs qui vous éloignent de Paris ? Votre lettre excite en moi tant de sentimens que j'aurois le besoin d'exprimer ! Ah ! J'irai bientôt vous rejoindre ; j'irai passer toutes mes années près de vous : croyez-moi, cette vie de jeunesse et d'amour est moins heureuse que vous ne pensez. Je suis uniquement occupée depuis quelques jours du sort d'une de mes amies, madame d'Ervins ; c'est sa beauté même et les sentimens qu'elle inspire qui sont la source de ses erreurs et de ses peines.

Vous savez que lorsque je vous quittai, il y a un an, je tombai dangereusement malade à Bordeaux ; Madame d'Ervins, dont la terre étoit voisine de cette ville, étoit venue pendant l'absence de son mari y passer quelques jours ; elle apprit mon nom, elle sut mon état, et vint avec une ineffable bonté s'établir chez moi pour me soigner : elle me veilla pendant quinze jours, et je suis convaincue que je lui dois la vie. Sa présence calmoit les agitations de mon sang, et quand je craignois de mourir, il me suffisoit de regarder son aimable figure, pour croire à de plus doux présages. Lorsque je commençai à me rétablir, je voulus connoître celle qui méritoit déjà toute mon amitié ; j'appris que c'étoit une Italienne dont la famille habitoit Avignon ; on l'avoit mariée à quatorze ans à M. d'Ervins, qui avoit vingt-cinq ans de plus qu'elle, et la retenoit depuis dix ans dans la plus triste terre du monde.

Thérèse d'Ervins est la beauté la plus séduisante que j'aie jamais rencontrée ; une expression à la fois naïve et passionnée donne à toute sa personne je ne sais quelle volupté d'amour et d'innocence singulièrement aimable.

Elle n'a point reçu d'instruction, mais ses manières sont nobles et son langage est pur ; elle est dévote et superstitieuse comme les Italiennes, et n'a jamais réfléchi sérieusement sur la morale, quoiqu'elle se soit souvent occupée de la religion ; mais elle est si parfaitement bonne et tendre qu'elle n'auroit manqué à aucun devoir, si elle avoit eu pour époux un homme digne d'être aimé. Les qualités naturelles suffisent pour être honnête lorsque l'on est heureux ; mais quand le hasard et la société vous condamnent à lutter contre votre coeur, il faut des principes réfléchis pour se défendre de soi-même, et les caractères les plus aimables dans les relations habituelles de la vie, sont les plus exposés quand la vertu se trouve en combat avec la sensibilité.

Le visage et les manières de Thérèse sont si jeunes, qu'on a de la peine à croire qu'elle soit déjà la mère d'une fille de neuf ans ; elle ne s'en sépare jamais ; et la tendresse extrême qu'elle lui témoigne étonne cette pauvre petite, qui éprouve confusément le besoin de la protection, plutôt que celui d'un sentiment passionné. Son âme enfantine est surprise des vives émotions qu'elle excite, une affection raisonnable et des conseils utiles la toucheroient peut-être davantage.

Madame d'Ervins a vécu très-bien avec son mari pendant dix ans ; la solitude et le défaut d'instruction ont prolongé son enfance, mais le monde étoit à craindre pour son repos, et je suis malheureusement la première cause du temps qu'elle a passé à Bordeaux et de l'occasion qui s'est offerte pour elle de connoître M. de Serbellane ; c'est un Toscan, âgé de trente ans, qui avoit quitté l'Italie depuis trois mois, attiré en France par la révolution.

Ami de la liberté, il vouloit se fixer dans le pays qui combattoit pour elle ; il vint me voir parce qu'il existoit d'anciennes relations entre sa famille et la mienne : je partis peu de jours après ; mais j'avois déjà des raisons de craindre qu'il n'eût fait une impression profonde sur le coeur de Thérèse. Depuis six mois, elle m'a souvent écrit qu'elle souffroit, qu'elle étoit malheureuse, mais sans m'expliquer le sujet de ses peines. M. de Serbellane est arrivé à Paris depuis quelques jours ; il est venu me voir, et ne m'ayant point trouvée, il m'a envoyé une lettre de Thérèse qui contient son histoire.

M. de Serbellane a sauvé son mari et elle, un mois après mon départ, des dangers que leur avoit fait courir la haine des paysans contre M. d'Ervins. Le courage, le sang-froid, la fermeté que M. de Serbellane a montrés dans cette circonstance ont touché jusqu'à l'orgueilleuse vanité de M. d'Ervins ; il l'a prié de demeurer chez lui, il y a passé six mois, et Thérèse pendant ce temps n'a pu résister à l'amour qu'elle ressentoit : les remords se sont bientôt emparés de son âme ; sans rien ôter à la violence de sa passion, ils multiplioient ses dangers, ils exposoient son secret. Son amour et les reproches qu'elle se faisoit de cet amour compromettoient également sa destinée. M. de Serbellane a craint que M. d'Ervins ne s'aperçût du sentiment de sa femme, et que l'amour-propre même qui servoit à l'aveugler ne portât sa fureur au comble, s'il découvrait jamais la vérité. Thérèse elle-même a désiré que son amant s'éloignât ; mais quand il a été parti, elle en a conçu une telle douleur, que d'un jour à l'autre il est à craindre qu'elle ne demande à son mari de la conduire à Paris.

Il faut que je vous fasse connoître M. de Serbellane pour que vous conceviez comment avec beaucoup de raison et même assez de calme dans ses affections, il a pu inspirer à Thérèse un sentiment si vif :

D'abord je crois, en général, qu'un homme d'un caractère froid se fait aimer facilement d'une âme passionnée ; il captive et soutient l'intérêt en vous faisant supposer un secret au-delà de ce qu'il exprime, et ce qui manque à son abandon peut, momentanément du moins, exciter davantage l'inquiétude et la sensibilité d'une femme ; les liaisons ainsi fondées ne sont peut-être pas les plus heureuses et les plus durables, mais elles agitent davantage le coeur assez foible pour s'y livrer. Thérèse solitaire, exaltée et malheureuse, a été tellement entraînée par ses propres sentimens, qu'on ne peut accuser M. de Serbellane de l'avoir séduite. Il y a beaucoup de charme et de dignité dans sa contenance, son visage a l'expression des habitans du Midi, et ses manières vous feroient croire qu'il est Anglois. Le contraste de sa figure animée avec son accent calme et sa conduite toujours mesurée, a quelque chose de très-piquant. Son âme est forte et sérieuse ; son défaut selon moi, c'est de ne jamais mettre complètement à l'aise ceux même qui lui sont chers ; il est tellement maître de lui, qu'on trouve toujours une sorte d'inégalité dans les rapports qu'on entretient avec un homme qui n'a jamais dit à la fin du jour un seul mot involontaire. Il ne faut attribuer cette réserve à aucun sentiment de dissimulation ou de défiance, mais à l'habitude constante de se dominer lui-même et d'observer les autres.

Un grand fonds de bonté, une disposition secrète à la mélancolie rassurent ceux qui l'aiment, et donnent le besoin de mériter son estime. Des mots fins et délicats font entrevoir son caractère ; il semble qu'il comprend, qu'il partage même tout bas la sensibilité des autres, et que dans le secret de son coeur, il répond à l'émotion qu'on lui exprime ; mais tout ce qu'il éprouve en ce genre vous apparoît comme derrière un nuage, et l'imagination des personnes vives n'est jamais, avec lui, ni totalement découragée, ni entièrement satisfaite.

Un tel homme devoit nécessairement prendre un grand empire sur Thérèse ; mais son sort n'en est pas plus heureux, car il se joint à toutes ses peines l'inquiétude continuelle de se perdre même dans l'estime de son amant. Tourmentée par les sentimens les plus opposés, par le remords d'avoir aimé, par la crainte de n'être pas assez aimée, ses lettres peignent une âme si agitée qu'on peut tout redouter de ces combats plus forts que son esprit et sa raison.

Je rencontrai M. de Serbellane chez madame de Vernon le soir du jour où j'avois reçu la lettre de Thérèse ; je m'approchai de lui et je lui dis que je souhaitois de lui parler ; il se leva pour me suivre dans le jardin avec son expression de calme accoutumée. Je lui appris, sans entrer dans aucun détail, que j'avois su par madame d'Ervins tout ce qui l'intéressoit, mais que je frémissois de son projet de venir à Paris.-Il est impossible, continuai-je, avec le caractère que vous connoissez à Thérèse, que son sentiment pour vous ne soit pas bientôt découvert par les observateurs oisifs et pénétrans de ce pays-ci. M. d'Ervins apprendra les torts de sa femme par de perfides plaisanteries, et la blessure d'amour-propre qu'il en recevra sera bien plus terrible. Écrivez donc à madame d'Ervins ; c'est à vous à la détourner de son dessein.-Madame, répondit M. de Serbellane, si je lui écrivois de ne pas me rejoindre, elle ne verroit, dans cette conduite, que le refroidissement de ma tendresse pour elle, et la douleur que je lui causerois seroit la plus amère de toutes. Me convient-il, à moi qui suis coupable de l'avoir entraînée, de prendre maintenant le langage de l'amitié pour la diriger ? je révolterois son âme, je la ferois souffrir, et ma conduite ne seroit pas véritablement délicate, car il n'y a de délicat que la parfaite bonté.-Mais, lui dis-je alors, vous montrez cependant dans toutes les circonstances une raison si forte...

-J'en ai quelquefois, interrompit M. de Serbellane, lorsqu'il ne s'agit que de moi ; mais je trouve une sorte de barbarie, dans la raison appliquée à la douleur d'un autre, et je ne m'en sers point dans une pareille situation.-Que ferez-vous cependant, lui dis-je, si madame d'Ervins vient dans ces lieux, si elle se perd, si son mari l'abandonne ?-Je souhaite, madame, me répondit M. de Serbellane, que Thérèse ne vienne point à Paris. Je consentirois au douloureux sacrifice de ne plus la revoir, si son repos pouvoit en dépendre ; mais si elle arrive ici et qu'elle se brouille avec son mari, je lui dévouerai ma vie ; et en supposant que les lois de France me permettent le divorce, je l'épouserai.-Y pensez-vous ? m'écriai-je, l'épouser ! elle qui est catholique, dévote !-Je vous parle uniquement, reprit avec tranquillité M. de Serbellane, de ce que je suis prêt à faire pour elle, si son bonheur l'exige ; mais il vaut mieux pour tous les deux que nos destinées restent dans l'ordre ; et j'espère que vous la décider

Les passions impétueuses ont toujours pour but notre satisfaction personnelle, ces passions sont très-refroidies dans mon coeur ; mais je ne suis point blasé sur mes devoirs, et je n'ai rien de mieux à faire de moi que d'épargner de la douleur à ceux qui m'aiment, maintenant que je ne peux plus avoir ni goût vif, ni volonté forte qui ait pour objet mon propre bonheur.-En achevant ces mots, une expression de mélancolie se peignit sur le visage de M. de Serbellane ; j'éprouvai pour lui ce sentiment que fait naître en nous le malheur d'un homme distingué. Je lui pris moi-même la main comme à mon frère ; il comprit ce que j'éprouvois, il m'en sut gré ; mais son coeur se referma bientôt après ; je crus même entrevoir qu'il redoutoit d'être entraîné à parler plus long-temps de lui, et je le suivis dans le salon où il remontoit de son propre mouvement. Depuis cette conversation je l'ai vu deux fois, il a toujours évité de s'entretenir seul avec moi, et il y a dans ses manières une froideur qui rend impossible l'intimité : cependant il me regarde avec plus d'intérêt, s'adresse à moi dans la conversation générale, et je croirois qu'il veut m'indiquer que la personne à qui il a ouvert son coeur, même une seule fois, sera toujours pour lui un être à part. Mais hélas ! Mon amie ne sera point heureuse, elle ne le sera point, et le remords et l'amour la déchireront eu même temps. Que je bénis le ciel des principes de morale que vous m'avez inspirés, et peut-être même aussi des sentimens qu'on pourroit appeler romanesques, mais qui, donnant une haute idée de soi-même et de l'amour, préservent des séductions du monde comme trop au-dessous des chimères que l'on auroit pu redouter !

Je consacrerai ma vie, je l'espère, à m'occuper du sort de mes amis, et je ferai ma destinée de leur bonheur.

Je prends un grand intérêt au mariage de Matilde ; j'y trouverois plus de plaisir encore, si elle répondoit vivement à mon amitié ; mais toutes ses démarches sont calculées, toutes ses paroles préparées ; je prévois sa réponse, je m'attends à sa visite ; quoiqu'il n'y ait point de fausseté dans son caractère, il y a si peu d'abandon, qu'on sait avec elle la vie d'avance, comme si l'avenir étoit déjà du passé.

Ma chère Louise, je vous le repète, je veux retourner vers vous, puisque vous ne voulez pas venir à Paris ; comment pourrois-je renoncer aux douceurs parfaites de notre intimité ! Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IX.

LETTRE IX.

Madame de Vernon à M. de Clarimin, à sa terre près de Montpellier.

Paris, ce 2 mai.

Toujours des inquiétudes, mon cher Clarimin, sur la dette que j'ai contractée avec vous ! Ne vous ai-je pas mandé plusieurs fois que les réclamations de madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon étoient arrangées par le mariage de son fils avec ma fille ? Je constitue en dot à Matilde la terre d'Andelys, de vingt mille livres de rente. C'est beaucoup plus que la fortune de son père ; je ne lui devrai donc aucun compte de ma tutelle. Je n'étois gênée que par ce compte et par les diverses sommes que je devois rembourser à madame de Mondoville sur la succession de M. de Vernon. Mais il sera convenu dans le contrat que ces dettes ne seront payées qu'après moi, et je me trouve ainsi dispensée de rendre à Matilde le bien de son père. Je puis donc vous garantir que vos soixante mille livres vous seront remises avant deux mois.

J'ajouterai, pour achever de vous rassurer, que je n'achète point la terre d'Andelys ; c'est madame d'Albémar qui la donne à ma fille.

J'avois cru jusqu'à présent cette confidence superflue : et je vous demande un profond secret. Madame d'Albémar est très riche : je ne pense pas manquer de délicatesse en acceptant d'elle un don qui, tout considérable qu'il paroît, n'est pas un tiers de la fortune qu'elle tient de son mari. Cette fortune, vous le savez, devoit nous revenir en grande partie. J'ai cru qu'il ne m'étoit pas interdit de profiter de la bienveillance de madame d'Albémar pour l'intérêt de ma fille et pour celui de mes créanciers ; mais il est pourtant inutile que ce détail soit connu.

Votre homme d'affaires vous a alarmé en vous donnant comme une nouvelle certaine, que je voulois rembourser tout de suite à madame d'Albémar les quarante mille livres qu'elle m'a prêtées à Montpellier.

Il n'en est rien, elle ne pense point à me les demander. Vous m'écririez vingt lettres sur votre dette, avant que madame d'Albémar me dît un mot de la sienne. Ceci soit dit sans vous fâcher, mon cher Clarimin. L'on ne pense pas à vingt ans comme à quarante, et si l'oubli de soi-même est un agrément dans une jeune personne, l'appréciation de nos intérêts est une chose très-naturelle à notre âge.

Madame d'Albémar, la plus jolie et la plus spirituelle femme qu'il y ait, ne s'imagine pas qu'elle doive soumettre sa conduite à aucun genre de calcul ; c'est ce qui fait qu'elle peut se nuire beaucoup à elle-même, jamais aux autres. Elle voit tout, elle devine tout quand il s'agit de considérer les hommes et les idées sous un point de vue général ; mais dans ses affaires et ses affections, c'est une personne toute de premier mouvement, et ne se servant jamais de son esprit pour éclairer ses sentimens, de peur peut-être qu'il se détruisît les illusions dont elle a besoin. Elle a reçu de son bizarre époux et d'une soeur contrefaite, une éducation à la fois toute philosophique et toute romanesque ; mais que nous importe ? elle n'en est que plus aimable ; les gens calmes aiment assez à rencontrer ces caractères exaltés qui leur offrent toujours quelque prise. Remettez-vous-en donc à moi, mon cher Clarimin ; laissez-moi terminer le mariage qui m'occupe, et qui m'est nécessaire pour satisfaire à vos justes prétentions ; et voyez dans cette lettre, la plus longue, je crois, que j'aie écrite de ma vie, mon désir de vous ôter toute crainte, et la confiance d'une ancienne et bien fidèle amitié.

SOPHIE DE VERNON.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE X.

LETTRE X.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 3 mai

J'ai passé hier, chez madame de Vernon, une soirée qui a singulièrement excité ma curiosité ; je ne sais si vous en recevrez la même impression que moi. L'ambassadeur d'Espagne présenta hier à ma tante un vieux duc espagnol, M. de Mendoce, qui alloit remplir une place diplomatique en Allemagne ; comme il venoit de Madrid, et qu'il étoit parent de madame de Mondoville, madame de Vernon lui fit des questions très-simples sur Léonce de Mondoville ; il parut d'abord extrêmement embarrassé dans ses réponses. L'ambassadeur d'Espagne s'approchant de lui comme il parloit, il dit à très-haute voix que depuis six semaines il n'avoit point vu M. de Mondoville, et qu'il n'étoit pas retourné chez sa mère. L'affectation qu'il mit à s'exprimer ainsi me donna de l'inquiétude ; et comme madame de Vernon la partageoit, je cherchai tous les moyens d'en savoir davantage. Je me mis à causer avec un Espagnol que j'avois déjà vu une ou deux fois, et que j'avois remarqué comme spirituel, éclairé, mais un peu frondeur. Je lui demandai s'il connoissoit le duc de Mendoce.-Fort peu, répondit-il ; mais je sais seulement qu'il n'y a point d'homme dans toute la cour d'Espagne aussi pénétré de respect pour le pouvoir.

C'est une véritable curiosité que de le voir saluer un ministre ; ses épaules se plient, dès qu'il l'aperçoit, avec une promptitude et une activité tout-à-fait amusantes ; et quand il se relève, il le regarde avec un air si obligeant, si affectueux, je dirois presque si attendri, que je ne doute pas qu'il n'ait vraiment aimé tous ceux qui ont eu du crédit à la cour d'Espagne depuis trente ans. Sa conservation n'est pas moins curieuse que ses démonstrations extérieures ; il commence des phrases, pour que le ministre les finisse.

Il finit celles que le ministre a commencées ; sur quelque sujet que le ministre parle, le duc de Mendoce l'accompagne d'un sourire gracieux, de petits mots approbateurs qui ressemblent à une basse continue, très-monotone pour ceux qui écoutent, mais probablement agréable à celui qui en est l'objet. Quand il peut trouver l'occasion de reprocher au ministre le peu de soin qu'il prend de sa santé, les excès de travail qu'il se permet, il faut voir quelle énergie il met dans ces vérités dangereuses ; on croiroit, au ton de sa voix, qu'il s'expose à tout pour satisfaire sa conscience ; et ce n'est qu'à la réflexion qu'on observe que, pour varier la flatterie fade, il essaie de la flatterie brusque sur laquelle on est moins blasé. Ce n'est pas un méchant homme ; il préfère ne pas faire du mal, et ne s'y décide que pour son intérêt. Il a, si l'on peut le dire, l'innocence de la bassesse ; il ne se doute pas qu'il y ait une autre morale, un autre honneur au monde que le succès auprès du pouvoir : il tient pour fou, je dirois presque pour malhonnête, quiconque ne se conduit pas comme lui. Si l'un de ses amis tombe dans la disgrâce, il cesse à l'instant tous ses rapports avec lui, sans aucune explication, comme une chose qui va de soi-même. Quand, par hasard, on lui demande s'il l'a vu, il répond : Vous sentez bien que dans les circonstances actuelles je n'ai pu... et s'interrompt en fronçant le sourcil, ce qui signifie toujours l'importance qu'il attache à la défaveur du maître.

Mais si vous n'entendez pas cette mine, il prend un ton ferme et vous dit les serviles motifs de sa conduite, avec autant de confiance qu'en auroit un honnête homme, en vous déclarant qu'il a cessé de voir un ami qu'il n'estimoit plus. Il n'a pas de considération à la cour de Madrid ; cependant il obtient toujours des missions importantes : car les gens en place sont bien arrivés à se moquer des flatteurs, mais non pas à leur préférer les hommes courageux ; et les flatteurs parviennent à tout, non pas comme autrefois, en réussissant à tromper ; mais en faisant preuve de souplesse, ce qui convient toujours à l'autorité.

Ce portrait que me confirmoient la physionomie et les manières de M. le duc de Mendoce, me rassura un peu sur l'embarras qu'il avoit témoigné en parlant de M. de Mondoville ; mais je résolus cependant d'en savoir davantage ; et après avoir remercié le spirituel Espagnol, j'allai me rejoindre à la société. Je retins le duc sous divers prétextes ; et quand l'ambassadeur d'Espagne fut parti, et qu'il ne resta presque plus personne, madame de Vernon et moi nous prîmes le duc à part, et je lui demandai formellement s'il ne savoit rien de M. de Mondoville, qui pût intéresser les amis de sa mère. Il regarda de tous les côtés pour s'assurer mieux encore que son ambassadeur n'y étoit plus, et me dit :-Je vais vous parler naturellement, madame, puisque vous vous intéressez à Léonce ; sa position est mauvaise, mais je ne la tiens pas pour désespérée, si l'on parvient à lui faire entendre raison ; c'est un jeune homme de vingt-cinq ans, d'une figure charmante ; vous ne connoissez rien ici qui en approche : spirituel, mais très-mauvaise tête ; fou de ce qu'il appelle la réputation, l'opinion publique, et prêt à sacrifier pour cette opinion ou pour son ombre même, les intérêts les plus importans de la vie ; voici ce qui est arrivé. Un des cousins de M. de Mondoville, très-bon et très-joli jeune homme, a fait sa cour, cet hiver, à mademoiselle de Sorane, la nièce de notre ministre actuel, Son Excellence M. le comte de Sorane.

Il a su en très-peu de temps lui plaire et la séduire. Je dois vous avouer, puisque nous parlons ici confidentiellement, que mademoiselle de Sorane, âgée de vingt-cinq ans, et ayant perdu son père et sa mère de bonne heure, vivoit depuis plusieurs années dans le monde avec trop de liberté ; l'on avoit soupçonné sa conduite, soit à tort, soit justement ; mais enfin pour cette fois elle voulut se marier, et fit connoître clairement son intention à cet égard, et celle du ministre son oncle.

Il n'y avoit pas à hésiter ; Charles de Mondoville ne pouvoit pas faire un meilleur mariage : fortune, crédit, naissance, tout y étoit, et je sais positivement que lui-même en jugeoit ainsi ; mais Léonce, qui exerce dans sa famille une autorité qui ne convient pas à son âge, Léonce qu'ils consultent tous comme l'oracle de l'honneur, déclara qu'il trouvoit indigne de son cousin d'épouser une femme qui avoit eu une conduite méprisable ; et, ce qui est vraiment de la folie, il ajouta que c'étoit précisément parce qu'elle étoit la nièce d'un homme très-puissant qu'il falloit se garder de l'épouser.-Mon cousin, disoit-il, pourroit faire un mauvais mariage, s'il étoit bien clair que l'amour seul l'y entraînât ; mais dès que l'on peut soupçonner qu'il y est forcé par une considération d'intérêt ou de crainte, je ne le reverrai jamais s'il y consent.-Le frère de mademoiselle de Sorane se battit avec le parent de M. de Mondoville, et fut grièvement blessé. Tout Madrid croyoit qu'à sa guérison le mariage se feroit : on répandoit que le ministre avoit déclaré qu'il enverroit le régiment de Charles de Mondoville dans les Indes-Occidentales, s'il n'épousoit pas mademoiselle de Sorane, qui étoit, disoit-on, singulièrement attachée à son futur époux ; mais Léonce, par un entêtement que je m'abstiens de qualifier, dédaigna la menace du ministre, chercha toutes les occasions de faire savoir qu'il la bravoit, excita son cousin à rompre ouvertement avec la famille de mademoiselle de Sorane, dit, à qui voulut l'entendre, qu'il n'attendoit que la guérison du frère de mademoiselle de Sorane pour se battre avec lui, s'il vouloit bien lui donner la préférence sur son cousin. Les deux familles se sont brouillées, Charles de Mondoville a reçu l'ordre de partir pour les Indes ; mademoiselle de Sorane a été au désespoir, tout-à-fait perdue de réputation, et pour comble de malheur enfin, Léonce a tellement déplu au roi, qu'il n'est plus retourné à la cour.

Vous comprenez que depuis ce temps je ne l'ai pas revu ; et comme je suis parti d'Espagne avant que le frère de mademoiselle de Sorane fût guéri, je ne sais pas les suites de cette affaire ; mais je crains bien qu'elles ne soient très-sérieuses, et qu'elles ne fassent beaucoup de tort à Léonce.

L'Espagnol que j'avois interrogé sur le caractère du duc de Mendoce, s'approcha de nous dans ce moment ; et entendant que l'on parloit de M. de Mondoville, il dit :-Je le connois, et je sais tous les détails de l'événement dont M. le duc vient de vous parler ; permettez-moi d'y joindre quelques observations que je crois nécessaires. Léonce, il est vrai, s'est conduit, dans cette circonstance, avec beaucoup de hauteur, mais on n'a pu s'empêcher de l'admirer, précisément par les motifs qui aggravent ses torts dans l'opinion de M. le duc ; le crédit de la famille de mademoiselle de Sorane étoit si grand, les menaces du ministre si publiques, et la conduite de mademoiselle de Sorane avoit été si mauvaise, qu'il étoit impossible qu'on n'accusât pas de foiblesse celui qui l'épouseroit. M. de Mondoville auroit peut-être dû laisser son cousin se décider seul ; mais il l'a conseillé comme il auroit agi, il s'est mis en avant autant qu'il lui a été possible, pour détourner le danger sur lui-même, et peut-être ne sera-t-il que trop prouvé dans la suite, qu'il y est bien parvenu. Il a donné une partie de sa fortune à son cousin, pour le dédommager d'aller aux Indes ; enfin sa conduite a montré qu'aucun genre de sacrifice personnel ne lui coûtoit, quand il s'agissoit de préserver de la moindre tache la réputation d'un homme qui portoit son nom. Le caractère de M. de Mondoville réunit, au plus haut degré, la fierté, le courage, l'intrépidité, tout ce qui peut enfin inspirer du respect ; les jeunes gens de son âge ont, sans qu'il le veuille, et presque malgré lui, une grande déférence pour ses conseils.Il y a dans son âme une force, une énergie, qui, tempérées par la bonté,

inspirent pour lui la plus haute considération, et j'ai vu, plusieurs fois, qu'on se rangeoit quand il passoit, par un mouvement involontaire, dont ses amis rioient à la réflexion, mais qui les reprenoit à leur insu, comme toutes les impressions naturelles. Il est vrai néanmoins que Léonce de Mondoville porte peut-être jusqu'à l'exagération, le respect de l'opinion, et l'on pourroit désirer, pour son bonheur, qu'il sût s'en affranchir davantage ; mais dans la circonstance dont M. le duc vient de parler, sa conduite lui a valu l'estime générale, et je pense que tous ceux qui l'aiment doivent en être fiers.

Le duc ne répliqua point au défenseur de Léonce ; il ne lui étoit point utile de le combattre : et les hommes qui prennent leur intérêt pour guide de toute leur vie, ne mettent aucune chaleur ni aux opinions qu'ils soutiennent, ni à celles qu'on leur dispute : céder et se taire est tellement leur habitude, qu'ils la pratiquent avec leurs égaux, pour s'y préparer avec leurs supérieurs.

Il résulta pour moi, de toute cette discussion, une grande curiosité de connoître le caractère de Léonce. Son précepteur et son meilleur ami, celui qui lui a tenu lieu de père depuis dix ans, M. Barton, doit être ici demain ; je croirai ce qu'il me dira de son élève. Mais n'est-ce pas déjà un trait honorable pour un jeune homme, que d'avoir conservé non-seulement de l'estime, mais de l'attachement et de la confiance pour l'homme qui a dû nécessairement contrarier ses défauts et même ses goûts ? Tous les sentimens qui naissent de la reconnoissance ont un caractère religieux ; ils élèvent l'âme qui les éprouve. Ah ! combien je désire que madame de Vernon ait fait un bon choix ! Le charme de sa vie intérieure dépendra nécessairement de l'époux de sa fille ; Matilde elle-même ne sera jamais ni très-heureuse, ni très-malheureuse : il ne peut en être ainsi de madame de Vernon.

Espérons que Léonce, si fier, si irritable, si généralement admiré, aura cette bonté sans laquelle il faut redouter une âme forte et un esprit supérieur, bien loin de désirer de s'en rapprocher.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XI.

LETTRE XI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 4 mai.

M. Barton est arrivé hier. En entrant dans le salon de madame de Vernon, j'ai deviné tout de suite que c'étoit lui. L'on jouoit et l'on causoit : il étoit seul au coin de la cheminée ; Matilde, de l'autre côté, ne se permettoit pas de lui adresser la parole ; il paroissoit embarrassé de sa contenance au milieu de tant de gens qui ne le connoissoient pas : la société de Paris est peut-être la société du monde où un étranger cause d'abord le plus de gêne ; on est accoutumé à se comprendre si rapidement, à faire allusion à tant d'idées reçues, à tant d'usages ou de plaisanteries sous-entendues, que l'on craint d'être obligé de recourir à un commentaire pour chaque parole, dès qu'un homme nouveau est introduit dans le cercle. J'éprouvai de l'intérêt pour la situation embarrassante de M. Barton, et j'allai à lui sans hésiter : il me semble qu'on fait un bien réel à celui qu'on soulage des peines de ce genre, de quelque peu d'importance qu'elles soient en elles-mêmes.

M. Barton est un homme d'une physionomie respectable, vêtu de brun, coiffé sans poudre ; son extérieur est imposant, on croit voir un Anglais ou un Américain, plutôt qu'un Français. N'avez-vous pas remarqué combien il est facile de reconnoître au premier coup-d'oeil le rang qu'un François occupe dans le monde ? ses prétentions et ses inquiétudes le trahissent presque toujours, dès qu'il peut craindre d'être considéré comme inférieur ; tandis que les Anglois et les Américains ont une dignité calme et habituelle, qui ne permet ni de les juger, ni de les classer légèrement. Je parlai d'abord à M. Barton de sujets indifférens ; il me répondit avec politesse, mais brièvement ; j'aperçus très-vite qu'il n'avoit point le désir de faire remarquer son esprit, et qu'on ne pouvoit pas l'intéresser par son amour-propre :

Je cédai donc à l'envie que j'avois de l'interroger sur M. de Mondoville, et son visage prit alors une expression nouvelle ; je vis bien que depuis long-temps il ne s'animoit qu'à ce nom. Comme M. Barton me savoit proche parente de Matilde, il se livra presque de lui-même à me parler sur tous les détails qui concernoient Léonce ; il m'apprit qu'il avoit passé son enfance alternativement en Espagne, la patrie de sa mère, et en France, celle de son père ; qu'il parloit également bien les deux langues, et s'exprimoit toujours avec grâce et facilité. Je compris, dans la conversation, que madame de Mondoville avoit dans les manières une hauteur très-pénible à supporter, et que Léonce, adoucissant par une bonté attentive et délicate, ce qui pouvoit blesser son précepteur, lui avoit inspiré autant d'affection que d'enthousiasme. J'essayai de faire parler M. Barton sur ce qui nous avoit été dit par le duc de Mendoce ; il évita de me répondre : je crus remarquer cependant qu'il étoit vrai qu'à travers toutes les rares qualités de Léonce, on pouvoit lui reprocher trop de véhémence dans le caractère, et surtout une crainte du blâme, portée si loin, qu'il ne lui suffisoit pas de son propre témoignage pour être heureux et tranquille ; mais je le devinai plutôt que M. Barton ne me le dit.

Il s'abandonnoit à louer l'esprit et l'âme de M. de Mondoville avec une conviction tout-à-fait persuasive, je me plus presque tout le soir à causer avec lui. Sa simplicité me faisoit remarquer dans les grâces un peu recherchées du cercle le plus brillant de Paris, une sorte de ridicule qui ne m'avoit point encore frappée. On s'habitue à ces grâces qui s'accordent assez bien avec l'élégance des grandes sociétés ; mais, quand un caractère naturel se trouve au milieu d'elles, il fait ressortir, par le contraste, les plus légères nuances d'affectation.

Je causai presque tout le soir avec M. Barton.

Il parloit de M. de Mondoville avec tant de chaleur et d'intérêt, que j'étois captivée par le plaisir même que je lui faisois en l'écoutant ; d'ailleurs, un homme simple et vrai parlant du sentiment qui l'a occupé toute sa vie, excite toujours l'attention d'une âme capable de l'entendre.

M. de Serbellane et M. de Fierville vinrent cependant auprès de moi me reprocher de n'être pas, selon ma coutume, ce qu'ils appellent brillante : je m'impatientai contre eux de leurs persécutions, et je m'en délivrai en rentrant chez moi de bonne heure.

Que la destinée de ma cousine sera belle, ma chère Louise, si Léonce est tel que M. Barton me l'a peint ! Elle ne souffrira pas même du seul défaut qu'il soit possible de lui supposer, et que peut-être on exagère beaucoup. Matilde ne hasarde rien ; elle ne s'expose jamais au blâme ; elle conviendra donc parfaitement à Léonce : moi, je ne saurois pas... mais ce n'est pas de moi dont il s'agit, c'est de Matilde : elle sera bien plus heureuse que je ne puis jamais l'être. Adieu, ma chère Louise, je vous quitte ; j'éprouve ce soir un sentiment vague de tristesse, que le jour dissipera sans doute. Encore une fois, adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XII.

LETTRE XII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 8 mai.

Je suis mécontente de moi, ma chère Louise, et pour me punir, je me condamne à vous faire le récit d'un mouvement blâmable que j'ai à me reprocher. Il a été si passager, que je pourrois me le nier à moi-même ; mais, pour conserver son coeur dans toute sa pureté, il ne faut pas repousser l'examen de soi ; il faut triompher de la répugnance qu'on éprouve à s'avouer les mauvais sentimens qui se cachent long-temps au fond de notre coeur, avant d'en usurper l'empire.

Depuis quelques jours M. Barton me parloit sans cesse de Léonce ; il me racontoit des traits de sa vie, qui le caractérisent comme la plus noble des créatures. Il m'avoit une fois montré un portrait de lui, que Matilde avoit refusé de voir, avec une exagération de pruderie qui n'étoit en vérité que ridicule ; et ce portrait, je l'avoue, m'avoit frappé. Enfin M. Barton, se plaisant tous les jours plus avec moi, me laissa entrevoir, avant-hier, à la fin de notre conversation, qu'il ne croyoit pas le caractère de Matilde propre à rendre Léonce heureux, et que j'étois la seule femme qui lui eût paru digne de son élève. De quelques détours qu'il enveloppât cette insinuation, je l'entendis très-vite ; elle m'émut profondément ; je quittai M. Barton à l'instant même, et je revins chez moi inquiète de l'impression que j'en avois reçue. Il me suffit cependant d'un moment de réflexion pour rejeter loin de moi des sentimens confus, que je devois bannir dès que j'avois pu les reconnoître. Je résolus de ne plus m'entretenir en particulier avec M. Barton, et je crus que cette décision avoit fait entièrement disparoître l'image qui m'occupoit.

Mais hier, au moment où j'arrivai chez madame de Vernon, M. Barton s'approcha de moi, et me dit : «Je viens de recevoir une lettre de M. de Mondoville, qui m'annonce son départ d'Espagne ; ayez la bonté de la lire.» En achevant ces mots, il me tendit cette lettre. Quel prétexte pour la refuser ? D'ailleurs ma curiosité précéda ma réflexion ; mes yeux tombèrent sur les premières lignes de la lettre, et il me fut impossible de ne pas l'achever. En effet, ma chère Louise, jamais on n'a réuni dans un style si simple tant de charmes différens ! de la noblesse et de la bonté, des expressions toujours naturelles, mais qui toutes appartenoient à une affection vraie, et à une idée originale ; aucune de ces phrases usées, qui ne peignent rien que le vide de l'âme ; de la mesure sans froideur, une confiance sérieuse, telle qu'elle peut exister entre un jeune homme et son instituteur ; mille nuances qui semblent de peu de valeur, et qui caractérisent cependant les habitudes de la vie entière, et cette élévation de sentimens, la première des qualités, celle qui agit comme par magie sur les âmes de la même nature. Cette lettre étoit terminée par une phrase douce et mélancolique sur l'avenir qui l'attendoit, sur ce mariage décidé sans qu'il eût jamais vu Matilde : la volonté de sa mère, disoit-il, avoit pu seule le contraindre à s'y résigner. Je relus ce peu de mots plusieurs fois. Je crois que M. Barton le remarqua, car il me dit :-Madame, croyez-vous que la froideur de mademoiselle de Vernon puisse rendre heureux un homme d'une sensibilité si véritable ?-Je ne sais ce que j'allois lui répondre, lorsque M. de Serbellane, se donnant à peine le temps de saluer madame de Vernon, me pria d'aller avec lui dans le jardin. Il y a tant de réserve et de calme dans les manières habituelles de M. de Serbellane, que je fus troublée par cet empressement inusité, comme s'il devoit annoncer un événement extraordinaire.

Et craignant quelque malheur pour Thérèse, je suivis son ami en quittant précipitamment M. Barton.-Elle arrive dans huit jours, me dit M. de Serbellane ; vous n'avez plus le temps de lui écrire, il faut s'occuper uniquement d'écarter d'elle, s'il est possible, les dangers de cette démarche.-Ah ! mon Dieu, que m'apprenez-vous ? lui répondis-je.

Comment ! vous n'avez pu réussir...-J'en ai peut-être trop fait, interrompit-il, car je crois entrevoir que l'inquiétude qu'elle éprouve sur mes sentimens, est la principale cause de ce voyage. Je la rassurerai sur cette inquiétude, ajouta-t-il, car je lui suis dévoué pour ma vie ; mais quand vous verrez M. d'Ervins, vous comprendrez combien je dois être effrayé. Le despotisme et la violence de son caractère me font tout craindre pour Thérèse, s'il découvre ses sentimens ; et quoiqu'il ait peu d'esprit, son amour-propre est toujours si éveillé, que dans beaucoup de circonstances il peut lui tenir lieu de finesse et de sagacité.-M. de Serbellane continua cette conversation pendant quelque temps, et j'y mettois un intérêt si vif qu'elle se prolongea sans que j'y songeasse ; enfin je la terminai en recommandant Thérèse à la protection de M. de Serbellane.-Oui, lui dis-je, je ne craindrai point de demander à celui même qui l'a entraînée, de devenir son guide et son frère dans cette situation difficile ; Thérèse est plus passionnée que vous, elle vous aime plus que vous ne l'aimez ; c'est donc à vous à la diriger ; celui des deux qui ne peut vivre sans l'autre est l'être soumis et dominé. Thérèse n'a point ici de parens ni d'amis, veillez sur elle en défenseur généreux et tendre, réparez vos torts par ces vertus du coeur qui naissent toutes de la bonté.-Je m'animai en parlant ainsi, et je posai ma main sur le bras de M. de Serbellane ; il la prit et l'approcha de ses lèvres avec un sentiment dont Thérèse seule étoit l'objet.

M. Barton, dans ce moment, entroit dans l'allée où nous étions ; en nous apercevant, il retourna très-promptement sur ses pas, comme pour nous laisser libres ; je compris dans l'instant son idée, et je l'atteignis avant qu'il fût rentré dans le salon.-Pourquoi vous éloignez-vous de nous ? lui dis-je avec assez de vivacité.-Par discrétion, madame ; par discrétion, me répéta-t-il d'une manière un peu affectée.-Je le vois, repris-je vous croyez que j'aime M. de Serbellane.-Concevez-vous, ma chère Louise, que j'aie manqué de mesure au point de parler ainsi à un homme que je connoissois à peine ?

Mais j'avois eu trop d'émotion depuis une heure, et j'étois si agitée que mon trouble même me faisoit parler sans avoir le temps de réfléchir à ce que je disois,-Je ne crois rien, madame, me répondit M Barton ; de quel droit...-Ah ! que je déteste ces tournures, lui dis-je, avec une personne de mon caractère !-Mais permettez-moi, madame, de vous faire observer, interrompit M. Barton, que je n'ai pas l'honneur de vous connoître depuis long-temps.-C'est vrai ; lui dis-je, cependant il me semble qu'il est bien facile de me juger en peu de momens ; mais je vous le répète, je n'aime point M. de Serbellane, je ne l'aime point ; s'il en étoit autrement, je vous le dirois.-Vous auriez tort, me répondit M, Barton ; je n'ai pas encore mérité cette confiance.-Toujours plus déconcertée par sa raison, et cependant toujours plus inquiète de l'opinion qu'il pouvoit prendre de mes sentimens pour M. de Serbellane, une vivacité que je ne puis concevoir, que je ne puis me pardonner, me fit dire à M. Barton :-Ce n'est pas de moi, je vous jure, que M. de Serbellane est occupé.

-Je n'achevai pas cette phrase toute insignifiante qu'elle étoit, je ne l'achevai pas, ma soeur, je vous l'atteste ; elle ne pouvoit rien apprendre ni rien indiquer à M. Barton : néanmoins je fus saisie d'un remords véritable au premier mot qui m'échappa ; je cherchai l'occasion de me retirer ; et réfléchissant sur moi-même, je fus indignée du motif coupable qui m'avoit causé tant d'émotion.

Je craignois, je ne puis me le cacher, je craignois que M. Barton ne dît à Léonce que mes affections étoient engagées ; je voulois donc que Léonce pût me préférer à ma cousine ; c'est moi qui fais ce mariage ; c'est moi qui suis liée par un sentiment presque aussi fort que la reconnoissance, par les services que j'ai rendus, les remercîmens que j'en ai recueillis, la récompense que j'en ai goûtée ; mon amie se flatte du bonheur de sa fille, elle croit me le devoir, et ce seroit moi qui songerois à le lui ravir ? Quel motif m'inspire cette pensée ! un penchant de pure imagination, pour un homme que je n'ai jamais vu, qui peut-être me déplairoit si je le connoissois ! Que seroit-ce donc si je l'aimois ! Et néanmoins les sentimens de délicatesse les plus impérieux ne devroient-ils pas imposer silence même à un attachement véritable ? Ne pensez pas cependant, ma chère Louise, autant de mal de moi que ce récit le mérite : n'avez-vous pas éprouvé vous-même qu'il existe quelquefois en nous des mouvemens passagers les plus contraires à notre nature ? C'est pour expliquer ces contradictions du coeur humain, qu'on s'est servi de cette expression : ce sont des pensées du démon. Les bons sentimens prennent leur source au fond de notre coeur ; les mauvais nous semblent venir de quelque influence étrangère, qui trouble l'ordre et l'ensemble de nos réflexions et de notre caractère.

Je vous demande de fortifier mon coeur par vos conseils : la voix qui nous guida dans notre enfance se confond pour nous avec la voix du ciel.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIII.

LETTRE XIII.

Réponse de mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 14 mai.

Non, ma chère enfant, je ne vous aurois point trouvée coupable de vous livrer à quelque intérêt pour Léonce, et s'il avoit été digne de vous, s'il vous avoit aimée, je n'aurois pas trop conçu pourquoi vous auriez sacrifié votre bonheur, non à la reconnoissance que vous devez, mais à celle que vous avez méritée. Quoi qu'il en soit, hélas ! il n'est plus temps de faire ces réflexions : il n'est que trop vraisemblable qu'en ce moment, ce malheureux jeune homme n'existe plus pour personne ! J'ai la triste mission de vous envoyer cette lettre. Il faut la montrer à M. Barton, et prévenir madame de Vernon et sa fille de la perte de leurs plus brillantes espérances. C'est le seul moment où j'aie éprouvé quelques bons sentimens pour madame de Vernon ; mais il n'est pas nécessaire de me joindre à tout ce que vous lui témoignerez. Celle qui est aimée de vous, ma chère Delphine, ne manque jamais des consolations les plus tendres ; et c'est vous que je plains quand vos amis sont malheureux.

Je ne doute pas que ce ne soit l'indigne frère de mademoiselle de Sorane qui doive être accusé de ce crime abominable.

Baïonne, le 10 mai 1790.

Comme vous êtes parente de madame de Vernon, mademoiselle, vous avez sans doute son adresse à Paris, et vous ferez parvenir à un M. Barton, qui doit être chez elle à présent, la nouvelle du triste accident arrivé à son élève, qui n'a voulu dire qu'un seul mot, c'est qu'il désiroit voir son instituteur, actuellement à Paris chez madame de Vernon. Ce pauvre M. Léonce de Mondoville m'étoit recommandé par un négociant de Madrid, et je l'attendois hier au soir ; mais je ne croyois pas qu'on me l'apportât dans ce triste état.

En traversant les Pyrénées, il a fait quelques pas à pied, laissant passer sa voiture devant lui avec son domestique ; à la nuit tombante il a reçu deux coups de poignard près du coeur, par deux hommes qu'il connoît, à ce que j'ai pu comprendre d'après quelques mots qu'il a prononcés, mais qu'il n'a jamais voulu nommer. Son domestique ne le voyant point venir, est retourné sur ses pas, et l'a trouvé sans connoissance au milieu du chemin de la forêt : on a appelé des paysans, et avec leur secours, il a été apporté chez moi sans reprendre ses sens : on le croyoit mort. Cependant depuis une heure il a parlé, comme je l'ai dit, pour demander que son instituteur vînt en toute hâte auprès de lui, et qu'on se gardât bien d'informer sa mère de son état.

Le juge s'est transporté chez moi pour écrire sa déposition sur les assassins. Il a refusé de rien répondre, ce qui me paroît vraiment trop beau ; mais du reste, il est impossible d'être plus intéressant : et c'est avec une vraie douleur, mademoiselle, que je me vois forcé de vous apprendre que les médecins ont déclaré ses blessures mortelles.

Il est si beau, si jeune, si bon, que cela fait pleurer tout le monde ; et ma pauvre famille en particulier s'en désole vivement. Ne perdez pas de temps, je vous prie, mademoiselle, pour faire venir son instituteur. Il arrivera trop tard ; mais enfin il nous dira ce que nous avons à faire.

J'ai l'honneur d'être, avec respect, mademoiselle, votre très-humble et très-obéissant serviteur,

TÉLIN, négociant à Bayonne.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIV.

LETTRE XIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 19 mai.

Ah ! ma chère soeur ! quelle nouvelle vous m'apprenez ! Je suis dans une angoisse inexprimable, craignant de perdre une minute pour avertir M. Barton, et frémissant de la douleur que je suis condamnée à lui causer. Il faut aussi prévenir madame de Vernon et Matilde. Combien je sens vivement leurs peines ! Ma pauvre Sophie ! le fils de son ami ! l'époux de sa fille, et Matilde ! Ah ! que je me reproche d'avoir blâmé l'excès de sa dévotion ! Elle ne sera peut-être jamais heureuse ; si elle avoit livré son coeur à l'espérance d'être aimée, que deviendroit-elle à présent ? Néanmoins, elle ne l'a jamais vu. Mais moi aussi, je ne l'ai jamais vu ! et les larmes m'oppressent, et la force me manque pour remplir mon triste devoir ! Allons, je m'y soumets, je sors : adieu. Ce soir je vous rendrai compte de cette cruelle journée.

Minuit.

M. Barton est parti depuis une heure, ma chère Louise. Excellent homme, qu'il est malheureux ! Ah ! que les peines de l'âge avancé portent un caractère déchirant ! Hélas ! la vieillesse elle-même est une douleur habituelle, dont l'amertume aigrit tous les chagrins que l'on éprouve.

J'ai été chez madame de Vernon à six heures ; j'ai fait demander M. Barton à sa porte ; il est venu à l'instant même avec un air d'empressement et de gaîté qui m'a fait bien mal : rien n'est plus touchant que l'ignorance d'un malheur déjà arrivé, et le calme qui se peint sur un visage qu'un seul mot va bouleverser. M. Barton monta dans ma voiture, et je donnai l'ordre de nous conduire loin de Paris ; j'avois imaginé plusieurs moyens de lui annoncer cet affreux événement ; mais il remarqua bientôt l'altération de mes traits, et me demanda avec sensibilité s'il m'étoit arrivé quelque malheur.

L'intérêt même qu'il prenoit à moi l'éloignoit entièrement de l'idée que la peine dont il s'agissoit pût le concerner. J'hésitois encore sur ce que je lui dirois ; mais enfin, je pensai qu'il n'y avoit point de préparation possible pour une telle douleur, et je lui remis la fatale lettre.

-Lisez, lui dis-je, avec courage, avec résignation, et sans oublier les amis qui vous restent, et que votre malheur attache à vous pour jamais.-A peine cet excellent homme eut-il vu le nom de Léonce, qu'il pâlit ; il lut cette lettre deux fois, comme s'il ne pouvoit la croire.

Enfin, il la laissa tomber, couvrit son visage de ses deux mains, et pleura amèrement sans dire un seul mot. Je versois des larmes à côté de lui, effrayée de son silence, attendant que ses premières paroles m'indiquassent dans quel sens il cherchoit des consolations. Je demandois au ciel la voix qui peut adoucir les blessures du coeur.-O Léonce ! s'écria-t-il enfin, gloire de ma vie, seul intérêt d'un homme sans carrière, sans nom, sans destinée, étoit-ce à moi de vous survivre ? que fait ce vieux sang dans mes veines, quand tout le vôtre a coulé ? quelle fin de vie m'est réservée ! Ah ! madame, me dit-il, vous êtes jeune, belle, vous avez pitié d'un vieillard, mais vous ne pouvez pas vous faire une idée des dernières douleurs d'une existence sans avenir, sans espoir ! vous ne le connoissiez pas, mon ami, mon noble ami, que des monstres ont assassiné. Pourquoi ne veut-il pas les nommer ? je les connois, je les ferai connoître, ils ne vivront point après avoir fait périr ce que le ciel avoit formé de meilleur.-Alors il se rappeloit les traits les plus aimables de l'enfance et de la jeunesse de son élève ; ce n'étoit plus le beau, le fier, le spirituel Léonce qu'il me peignoit : il ne se retraçoit plus les grâces et les talens qui devoient plaire dans le monde ; il ne parloit que des qualités touchantes dont le souvenir s'unit, avec tant d'amertume, à l'idée d'une séparation éternelle.

J'étois agitée par une incertitude cruelle. Devois-je, en rappelant à M. Barton que Léonce le demandoit auprès de lui, fixer son imagination sur la possibilité de le revoir encore, et de contribuer peut-être à le guérir ? M. Barton ne m'avoit pas dit un seul mot qui indiquât cette pensée ; la craignoit-il ? redoutoit-il une seconde douleur après un nouvel espoir ? Ma chère Louise, avec quel tremblement l'on parle à un homme vraiment malheureux ! Comme on a peur de ne pas deviner ce qu'il faut lui dire, et de toucher maladroitement aux peines d'un coeur déchiré !

Enfin, je dis à M. Barton qu'il devoit partir, et que peut-être il pouvoit encore se flatter de retrouver Léonce : ce dernier mot, dont j'attendois tant d'effet, n'en produisit aucun ; il m'entendit tout de suite, mais sans se livrer à l'espoir que je lui offrois. A l'âge de M. Barton, le coeur n'est point mobile, les impressions ne se renouvellent pas vite, et le même sentiment oppresse sans aucun intervalle de soulagement.

Néanmoins, depuis cet instant, il ne parla plus que de son départ : il me demanda de retourner chez madame de Vernon ; j'en donnai l'ordre. Je convins avec lui qu'il partiroit le soir même avec ma voiture, et que l'un de mes domestiques, plus jeune que le sien, courroit devant lui pour hâter son voyage. Il étoit un peu ranimé par l'occupation de ces détails : tant qu'il reste une action à faire pour l'être qui nous intéresse, les forces se soutiennent et le coeur ne succombe pas. Nous arrivâmes enfin chez ma tante : en songeant à la peine qu'elle alloit éprouver, j'étois saisie moi-même de la plus vive émotion ; je laissai M. Barton entrer seul chez madame de Vernon, et je restai quelque minutes dans le salon pour reprendre mes sens : enfin, domptant cette foiblesse qui m'empêchoit de consoler mon amie, j'entrai chez elle : je la trouvai plus calme que je ne l'espérois.

M. Barton gardoit le silence, Matilde se contenoit avec quelque effort ; madame de Vernon vint à moi et m'embrassa : je voulus m'approcher de Matilde, je la vis rougir et pâlir ; elle me serra la main amicalement, mais elle sortit de la chambre à l'instant même, se faisant un scrupule, je crois, d'éprouver ou de montrer aucune émotion vive.

Madame de Vernon me dit alors :-Imaginez que dans ce moment même je viens de recevoir une lettre de madame de Mondoville, pour m'apprendre son consentement au mariage, d'après les nouvelles propositions que je lui avois faites ! Elle m'annonce en même temps le départ de son fils.-Je serrai une seconde fois madame de Vernon dans mes bras.-Enfin, me dit-elle avec le courage qui lui est propre, occupons-nous de hâter le départ de M. Barton, et soumettons-nous aux événemens.-Il n'y a rien à faire pour mon voyage, dit M. Barton, avec un accent qui exprimait, je crois, une humeur un peu injuste sur le calme apparent de madame de Vernon ; madame d'Albémar a bien voulu pourvoir à tout, et je pars.-C'est très-bien, répliqua madame de Vernon, qui s'aperçut du mécontentement de M. Barton ; et s'adressant à moi, elle me dit comme à demi-voix :-Quel zèle et quelle affection il témoigne à son élève !-Vous avez remarqué quelquefois que madame de Vernon avoit l'habitude de louer ainsi, comme par distraction et en parlant à un tiers ; mais le malheureux Barton n'y donna pas la moindre attention ; il étoit bien loin de penser à l'impression que sa douleur pourroit produire sur les autres. S'il lui étoit resté quelque présence d'esprit, c'eût été pour la cacher et non pour s'en parer.

Absorbé dans son inquiétude, il sortit sans dire un mot à madame de Vernon ; je le suivis pour le conduire chez moi, où il devoit trouver tout ce qui lui étoit nécessaire pour sa route.

Lorsque nous fûmes en voiture, il dit en se parlant à lui-même :-Mon cher Léonce, vos seuls amis, c'est votre malheureux instituteur ; c'est aussi votre pauvre mère.-Et se retournant vers moi :-Oui, s'écria-t-il, j'irai nuit et jour pour le rejoindre, peut-être me dira-t-il encore un dernier adieu, et je resterai près de sa tombe pour soigner ses derniers restes, et mériter ainsi d'être enseveli près de lui.-En disant ces mots, cet infortuné vieillard se livroit à un nouvel accès de désespoir,-Madame, me dit-il alors, devant vous je pleure ; tout à l'heure j'étois calme ; votre bonté ne repoussera pas cette triste preuve de confiance, j'en suis sûr, vous ne la repousserez pas.

Nous arrivâmes chez moi, je pris toutes les précautions que je pus imaginer pour que le voyage de M. Barton fût le plus commode et le plus rapide possible ; il fut touché de ces soins, et, prêt à monter en voiture, il me dit :-Madame, s'il vient en mon absence quelques lettres de Bayonne, je n'ose pas dire de Léonce, enfin aussi de Léonce même, ouvrez-les, vous verrez ce qu'il faut faire d'après ces lettres, et vous me l'écrirez à Bordeaux.-N'est-ce pas madame de Vernon, lui dis je, qui devroit...-Non, me répondit-il ; madame, permettez-moi de vous répéter que je veux que ce soit vous ; hélas ! dans ce dernier moment, lorsqu'il n'est que trop probable que jamais je ne vous reverrai, qu'il me soit permis de vous dire une idée, peut-être insensée, que j'avois conçue pour mon malheureux élève. Je ne trouvois point que mademoiselle de Vernon pût lui convenir, et j'osois remarquer en vous tout ce qui s'accordoit le mieux avec son esprit et son âme.-J'allois lui répondre, mais il me serra la main avec une affection paternelle ; cette affection me rappelle M. d'Albémar, et jamais je ne l'ai retrouvée sans émotion.

Il me dit alors :-Ne vous offensez pas, madame, de cette hardiesse d'un vieillard qui chérit Léonce comme son fils, et que vos bontés ont profondément touché.

Hélas ! ces douces chimères sont remplacées par la mort ! la mort ! Ah Dieu !-Il se précipita hors de ma chambre, et se jeta au fond de la voiture, dans un accablement qui redoubla ma pitié.

Restée seule, je pus me livrer enfin à la douleur que moi aussi j'éprouvois ; je n'avois dû m'occuper que des peines des autres : mais celle que je ressentois n'étoit pas moins vive, quoique la destinée de ce malheureux jeune homme fût étrangère à la mienne. Ma tante et ma cousine le regrettent pour elles, pour le bonheur qu'il devoit leur procurer ; moi, que le sort séparoit irrévocablement de lui, je pleure une âme si belle, un être si libéralement doué, périssant ainsi dans les premières années de sa vie. Oui, s'il meurt je lui vouerai un culte dans mon coeur ; je croirai l'avoir aimé, l'avoir perdu, et je serai fidèle au souvenir que je garderai de lui ; ce sera un sentiment doux, l'objet d'une mélancolie sans amertume. Je demanderai son portrait à M. Barton, et toujours je conserverai cette image comme celle d'un héros de roman dont le modèle n'existe plus. Déjà, depuis quelque temps, je perdois l'espoir de rencontrer celui qui posséderoit toutes les affections de mon coeur ; j'en suis sûre maintenant, et cette certitude est tout ce qu'il faut pour vieillir en paix.

Mais peut-être que Léonce vivra ; s'il vit, il sera l'époux de Matilde, et plus de chimères alors ; mais aussi plus de regrets. Adieu, ma chère Louise ; il est possible que dans peu je me réunisse à vous pour toujours.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XV.

LETTRE XV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 22 mai.

J'ai trouvé ce soir plus de charmes que jamais dans l'entretien de madame de Vernon, et cependant, pour la première fois, mon coeur lui a fait un véritable reproche. Quand je vous parle d'elle avec tant de franchise, ma chère Louise, je vous donne la plus grande marque possible de confiance ; n'en concluez, je vous prie, rien de défavorable à mon amie. Je puis me tromper sur un tort que mille motifs doivent excuser ; mais j'ai sûrement raison, quand je crois que les qualités les plus intimes de l'âme peuvent seules inspirer cette délicatesse parfaite dans les discours et dans les moindres paroles, qui rend la conversation de madame de Vernon si séduisante.

J'avois été douloureusement émue tout le jour ; l'image de Léonce me poursuivoit, je n'avois pu fermer l'oeil sans le voir sanglant, blessé, prêt à mourir. Je me le représentois sous les traits les plus touchans, et ce tableau m'arrachoit sans cesse des larmes. J'allai vers huit heures du soir chez madame de Vernon ; Matilde avoit passé tout le jour à l'église, et s'étoit couchée en revenant, sans avoir témoigné le moindre désir de s'entretenir avec sa mère ; je trouvai donc Sophie seule et assez triste ; je l'étois bien plus encore. Nous nous assîmes sur un banc de son jardin, d'abord sans parler ; mais bientôt elle s'anima, et me fit passer une heure dans une situation d'âme beaucoup meilleure que je ne pouvois m'y attendre. La douceur, et, pour ainsi dire, la mollesse même de sa conversation, ont je ne sais quelle grâce qui suspendit ma peine. Elle suivoit mes impressions pour les adoucir, elle ne combattoit aucun de mes sentimens, mais elle savoit les modifier à mon insu ; j'étois moins triste sans en savoir la cause ; mais enfin auprès d'elle je l'étois moins.

Je dirigeai notre conversation sur ces grandes pensées vers lesquelles la mélancolie nous ramène invinciblement : l'incertitude de la destinée humaine, l'ambition de nos désirs, l'amertume de nos regrets, l'effroi de la mort, la fatigue de la vie, tout ce vague du coeur, enfin, dans lequel les âmes sensibles aiment tant à s'égarer, fut l'objet de notre entretien. Elle se plaisoit à m'entendre, et m'excitant à parler, elle mêloit des mots précis et justes à mes discours, et soutenoit et ranimoit mes pensées toutes les fois que j'en avois besoin. Lorsque j'arrivai chez elle, j'étois abattue et mécontente de mes sentimens sans vouloir me l'avouer. Je crois qu'elle devina tout ce qui m'occupoit, car elle me dit exactement ce que j'avois besoin d'entendre. Elle me releva par degrés dans ma propre estime ; j'étois mieux avec moi-même, et je ne m'apercevois qu'à la réflexion, que c'étoit elle qui modifioit ainsi mes pensées les plus secrètes. Enfin, j'éprouvois au fond de l'âme un grand soulagement, et je sentois bien en même temps, qu'en m'éloignant de Sophie, le chagrin et l'inquiétude me ressaisiroient de nouveau.

Je m'écriai donc dans une sorte d'enthousiasme :-Ah ! mon amie, ne me quittez pas, passons de longues heures à causer ensemble ; je serai si mal quand vous ne me parlerez plus !-Comme je prononçois ces mots, un domestique entra, et dit à madame de Vernon que M. de Fierville demandoit à la voir, quoiqu'on lui eût déclaré à sa porte qu'elle ne recevoit personne.-Refusez-le, je vous en conjure, ma chère Sophie, dis-je avec instance.-Savez-vous, interrompit madame de Vernon, si le neveu de madame de Marset a gagné ou perdu ce grand procès dont dépendoit toute sa fortune ?-Mon Dieu ! interrompis-je, on m'a dit hier qu'il l'a voit gagné ; ainsi, vous n'avez point à consoler M. de Fierville des chagrins de son amie ; refusez-le.-Il faut que je le voie, dit alors madame de Vernon.-Et elle fit signe à son domestique de le faire monter.

Je me sentis blessée, je l'avoue, et ma physionomie l'exprima. Madame de Vernon s'en aperçut, et me dit :-Ce n'est pas pour moi, c'est pour ma fille...-Quoi ! m'écriai-je assez vivement, vous songez déjà à remplacer Léonce ? Pauvre jeune homme ! vous n'êtes pas long-temps regretté par l'amie de votre mère.-Je me reprochai ces paroles à l'instant même, car madame de Vernon rougit en les entendant ; et comme elle me laissoit partir sans essayer de me retenir, je restai, quelques minutes après l'arrivée de M. de

Fierville, la main appuyée sur la clef de la porte du salon, et tardant à l'ouvrir. Madame de Vernon enfin le remarqua ; elle vint à moi, et sans me faire aucun reproche, elle insista beaucoup sur le prix qu'elle mettoit à l'union de sa fille avec Léonce, sur toutes les circonstances qui lui rendoient ce mariage mille fois préférable à tout autre : elle reprit par degrés sa grâce accoutumée, et je partis après l'avoir embrassée ; mais je conservai cependant quelques nuages de ce qui venoit de se passer.

Concevez-vous ma folie, ma chère Louise ? Ce qui m'a blessé peut-être si vivement, c'est un témoignage d'indifférence pour Léonce ! Pourquoi vouloir que madame de Vernon le regrette profondément, qu'elle ne cherche point un autre époux pour sa fille ? elle ne l'a jamais vu : cependant n'est-il pas vrai, ma chère Louise, que c'est se consoler trop tôt de la perte d'un jeune homme si distingué ? Ah ! s'il étoit possible qu'on le sauvât ! ce seroit Matilde qui goûteroit le bonheur d'en être aimée, elle n'auroit pas souffert de son danger ; il renaîtroit pour elle ; le calme de son imagination et de son âme la préserve des peines les plus amères de la vie. Louise, votre Delphine ne lui ressemble pas.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVI.

LETTRE XVI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, 20 mai 1790.

Je me hâte de vous dire, ma chère Delphine, que M. de Mondoville est mieux ; un chirurgien habile l'a soigné avec beaucoup de bonheur, et lorsque la perte de son sang a été arrêtée, il s'est trouvé très-vite hors de tout danger. Il auroit déjà repris sa route, si l'on ne craignoit que sa blessure ne se rouvrît en voyageant. Il a écrit à M. Barton une lettre que Télin m'a adressée, pour vous prier de la faire parvenir sûrement ; je vous l'envoie.

Il faut que Léonce ait quelque chose de bien aimable, pour que ce ieux négociant de Bayonne, Télin, qui de sa vie n'a pensé qu'aux moyens de gagner de l'argent, écrive des lettres toutes remplies d'éloges sur les qualités généreuses de M. de Mondoville ; en vérité, je crois qu'il a fait de Télin une mauvaise tête ! Sérieusement, c'est un rare mérite que celui qui est vivement senti même par les hommes vulgaires, et je crois toujours plus aux qualités qui produisent de l'effet sur tout le monde, qu'à ces supériorités mystérieuses, qui ne sont reconnues que par des adeptes. Chère Delphine, il est très-vraisemblable à présent que vous allez voir M. de Mondoville ; votre imagination est singulièrement préparée à recevoir une grande impression par sa présence : défendiez-vous de cette disposition, je vous en conjure, et rendez à votre esprit toute l'indépendance dont il a besoin pour bien juger.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVII.

LETTRE XVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, 25 mai.

La lettre de Léonce que vous m'envoyez, ma chère soeur, est extrêmement remarquable ; comme M. Barton m'avoit demandé de l'ouvrir, je l'ai lue ; depuis deux heures qu'elle est entre mes mains, elle a fait naître en moi une foule de pensées qui m'étoient nouvelles. Je vous ferai part de mes réflexions une autre fois ; le seul mot que je sois pressée de vous dire, c'est que la lecture de cette lettre a tout-à-fait calmé les idées qui me troubloient, et que je n'ai plus à craindre le mauvais mouvement qui me faisoit envier le sort de ma cousine.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVIII

LETTRE XVIII

[Cette lettre est celle que mademoiselle d'Albémar a fait parvenir à Delphine.].

Léonce à M. Barton.

Bayonne, 17 mai 1790.

Je crains, mon cher ami, que vous ne soyez déjà parti sur la nouvelle de mon accident, et lorsque vous aurez su que j'avois témoigné le désir de vous voir. J'aurois dû vous épargner la fatigue d'un tel voyage ; mais vous pardonnerez à votre élève le besoin qu'il avoit de vous dire adieu au moment de mourir. Si vous êtes encore à Paris, attendez-moi ; je serai en état de voyager sous peu de jours. On me défend de parler, de peur que mes blessures à la poitrine ne se rouvrent ; j'ai du temps au moins pour vous écrire tout ce qui tient à l'événement, dont vous seul devez connoître le secret.

Je sais quel est le furieux qui a voulu m'assassiner et qui m'a attaqué, ayant pour second son domestique, sans me laisser aucun moyen de me défendre. Il m'a dit avec fureur, en me poignardant : Je venge ma soeur déshonorée. J'aurois nommé l'auteur de cette action infâme, si les motifs qui l'ont irrité contre moi ne méritoient une sorte d'indulgence : vous les savez, ces motifs, et vous devinez mon assassin.

Mon cousin, en se soumettant à mes conseils, les a suivis néanmoins de la manière du monde la plus foible et la plus inconséquente ; il m'a prouvé qu'il ne faut jamais faire agir un homme dans un sens différent de son caractère. La nature place des remèdes à côté de tous les maux : l'homme foible ne hasarde rien ; l'homme fort soutient tout ce qu'il avance ; mais l'homme foible, conseillé par l'homme fort, marche, pour ainsi dire, par saccades, entreprend plus qu'il ne peut, se donne des défis à lui-même, exagère ce qu'il ne sait pas imiter, et tombe dans les fautes les plus disparates : il réunit les inconvéniens des caractères opposés, au lieu de concilier avec art leurs divers avantages.

Charles de Mondoville a laissé pénétrer à la famille de mademoiselle de Sorane qu'il suivoit mes avis presque malgré lui ; c'est ainsi qu'il a dirigé sur moi toute leur haine. M. de Sorane a été obligé de faire faire un très-mauvais mariage à sa soeur, pour étouffer le plus promptement possible l'éclat de son aventure ; la crainte de ce même éclat l'a empêché de se battre avec moi ; il a regardé l'assassinat comme une vengeance plus obscure et plus certaine, et il avoit imaginé sans doute que si j'étois tué dans les montagnes des Pyrénées, on attribuerait ma mort à des voleurs françois ou espagnols, qui sont en assez grand nombre sur les frontières des deux pays.

Si je ne savois pas que M. de Sorane a été réellement très-malheureux de la honte de sa soeur, s'il n'avoit pas raison de m'accuser de la résistance de mon cousin à ses désirs, je livrerois son crime à la justice des lois. Mais, m'étant vu forcé, par un concours funeste de circonstances, à sacrifier la réputation de mademoiselle de Sorane à l'honneur de ma famille, j'ai cru devoir taire le nom d'un homme qui n'étoit devenu mon assassin que pour venger sa soeur. Sa haine contre moi étoit naturelle ; le mal que je lui avois fait tenoit peut-être à un défaut de mon caractère : vous m'avez souvent dit que l'opinion avoit trop d'empire sur moi : s'il est vrai que M. de Sorane ait réellement à se plaindre de ma conduite, je lui dois le secret sur un crime que j'ai provoqué ; je le lui ai gardé : il vous sera sacré comme à moi-même.

Mais je le prévois, mon cher Barton, tremblant encore du danger que j'ai couru, vous aurez une aimable colère contre votre élève, pour avoir exposé si légèrement cette vie dont vous et ma mère daignez avoir besoin.

Cette pensée m'est venue, non sans quelques regrets, lorsque je me croyois près de mourir. Peut-être aurois-je pu laisser mon parent à lui-même, quoiqu'il fût de mon sang, quoiqu'il portât mon nom ; mais, je vous le demande, à vous, qui avez bien plus de modération que moi dans votre manière de juger, et qui n'attachez pas autant d'importance à ce qu'on peut dire dans le monde : si je m'étois trouvé dans la même situation que Charles de Mondoville, n'auriez-vous pas été le premier à me détourner d'épouser une femme généralement mésestimée, quand même je l'aurois aimée ?

Pendant les jours que je viens de passer entre la vie et la mort, j'ai réfléchi beaucoup à ce que vous m'avez constamment dit, sur la nécessité de ne soumettre sa conduite qu'au témoignage de sa conscience et de sa raison. Vous êtes chrétien et philosophe tout à la fois ; vous vous confiez en Dieu, et vous comptez pour rien les injustices des hommes ; j'ai peu de disposition, vous le savez, à aucun genre de croyance religieuse, et moins encore à la patience et à la résignation que la foi, dit-on, doit nous inspirer. Quoique j'aie reçu, grâce à vous, une éducation éclairée, cependant une sorte d'instinct militaire, des préjugés, si vous le voulez, mais les préjugés de mes aïeux, ceux qui conviennent si parfaitement à la fierté et à l'impétuosité de mon âme, sont les mobiles les plus puissans de toutes les actions de ma vie. Mon front se couvre de sueur quand je me figure un instant, que même à cent lieues de moi, un homme quelconque pourroit se permettre de prononcer mon nom ou celui des miens avec peu d'égards, et que je ne serois pas là pour m'en venger.

La plupart des hommes, dites-vous, ne méritent pas qu'on attache le moindre prix à leurs discours.

Leur haine peut n'être rien, mais leur insulte est toujours quelque chose ; ils s'égalent à vous ; ils font plus, ils se croient vos supérieurs quand ils vous calomnient ; faut-il leur laisser goûter en paix cet insolent plaisir ?

Avez-vous d'ailleurs réfléchi sur la rapidité avec laquelle un homme peut se déconsidérer sans retour ? S'il est indifférent aux premiers mots qu'on hasarde sur lui, si sa délicatesse supporte le plus léger nuage, quel sentiment l'avertira que c'en est trop ? D'abord de faux bruits circuleront, et ils s'établiront bientôt après comme vrais dans la tête de ceux qui ne le connoissent pas ; alors il s'en irritera, mais trop tard. Quand il se hâteroit de chercher vingt occasions de duel, des traits de courage désordonnés rétabliront-ils la réputation de son caractère ? Tous ces efforts, tous ces mouvemens présentent l'idée de l'agitation, et l'on ne respecte point celui qui s'agite : le calme seul est imposant. On ne peut reconquérir en un jour ce qui est l'ouvrage du temps, et néanmoins la colère ne vous permettant pas le repos, vous rend incapable de trouver ou d'attendre le remède à votre malheur. Je ne sais ce qui peut nous être réservé dans un autre monde ; mais l'enfer de celui-ci pour un homme qui a de la fierté, c'est d'avoir à supporter la moindre altération de cette intacte renommée d'honneur et de délicatesse, le premier trésor de la vie.

J'ai cessé de combattre en moi ces sentimens, je les ai reconnus pour invincibles ; toutefois s'ils pouvoient jamais se trouver en opposition avec la véritable morale, j'en triompherois, du moins je le crois, et c'est à vos leçons, mon cher maître, que je dois cet espoir ; mais dans toutes les résolutions qui ne regardent que moi seul, j'aurois tort de vouloir lutter contre un défaut que je ne puis braver, qu'en sacrifiant tout mon bonheur.

Il vaut mieux exposer mille fois sa vie que de faire souffrir son caractère.

J'ose croire que je ne rends pas malheureux ce qui m'entoure ; pourquoi donc voudrois-je me tourmenter par des efforts peut-être inutiles, et sûrement très-douloureux ? La considération que je veux obtenir dans le monde ne doit-elle pas servir à honorer tout ce qui m'aime ? Un homme n'est-il pas le protecteur de sa mère, de sa soeur, et surtout de sa femme ? Ne faut-il pas qu'il donne à la compagne de sa vie l'exemple de ce respect pour l'opinion qu'il doit à son tour exiger d'elle ?

Savez-vous pourquoi, jusqu'à présent, je me suis défendu contre l'amour, quoique je sentisse bien avec quelle violence il pourroit s'emparer de moi ? C'est que j'ai craint d'aimer une femme qui ne fût point d'accord avec moi sur l'importance que j'attache à l'opinion, et dont le charme m'entraînât, quoique sa manière de penser me fît souffrir. J'ai peur d'être déchiré par deux puissances égales, un coeur sensible et passionné, un caractère fier et irritable.

Ma mère a peut-être raison, mon cher Barton, en me faisant épouser une personne qui n'exercera pas un grand empire sur moi, mais dont la conduite est dirigée par les principes les plus sévères. Cependant, hélas ! je vais donc à vingt-cinq ans renoncer pour toujours à l'espoir de m'unir à la femme que j'aimerois, à celle qui combleroit le vide de mon coeur par toutes les délices d'une affection mutuelle ! Non, la vie n'est pas cet enchantement que mon imagination à rêvé quelquefois, elle offre mille peines inévitables, mille périls à redouter, pour sa réputation, pour son repos, mille ennemis qui vous attendent ; il faut marcher fermement et sévèrement dans cette triste route, et se garantir du blâme en renonçant au bonheur.

Après avoir lu cette lettre, serez-vous content de moi, mon cher maître ?

Songez cependant avec quelque plaisir que votre élève n'a pas une pensée secrète pour vous, et que vos conseils lui seront toujours nécessaires.

LÉONCE.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIX.

LETTRE XIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 27 mai.

J'ai relu plusieurs fois la lettre où Léonce peint son propre caractère avec la vérité la plus parfaite ; vous n'avez pas conclu, je l'espère, de quelques lignes que je vous écrivis dans le premier moment, que mon estime pour M. de Mondoville fût le moins du monde altérée ? Non assurément, rien de pareil n'est vrai ; sa lettre à M. Barton indique au contraire des qualités rares, et une grande supériorité d'esprit ; mais ce qui m'a frappée comme une lumière subite, c'est l'étonnant contraste de nos caractères.

Il soumet les actions les plus importantes de sa vie à l'opinion ; moi, je pourrois à peine consentir à ce qu'elle influât sur ma décision dans les plus petites circonstances : les idées religieuses ne sont rien pour lui ; cela doit être ainsi, puisque l'honneur du monde est tout. Quant à moi, vous le savez, grâce à l'heureuse éducation que vous et votre frère m'avez donnée, c'est de mon Dieu et de mon propre coeur que je fais dépendre ma conduite. Loin de chercher les suffrages du plus grand nombre, par les ménagemens nécessaires pour se les concilier, je serois presque tentée de croire que l'approbation des hommes flétrit un peu ce qu'il y a de plus pur dans la vertu, et que le plaisir qu'on pourroit prendre à cette approbation, finiroit par gâter les mouvemens simples et irréfléchis d'une bonne nature.

Sans doute, à travers l'irritabilité de Léonce sur tout ce qui tient à l'opinion, il est impossible de ne pas reconnoître en lui une âme vraiment sensible ; néanmoins ne regrettez plus, ma soeur, ses engagemens avec Matilde ; réjouissez-vous au contraire de ce qu'il ne sera jamais rien pour moi : les oppositions qui existent dans nos manières d'être, sont précisément celles qui rendroient profondément malheureux deux êtres qui s'aimeroient, sans les détacher l'un de l'autre.

Il me seroit impossible, quelle que fût ma résolution à cet égard, de veiller assez sur toutes mes actions pour qu'elles ne prêtassent point aux fausses interprétations de la société ; et que ne souffrirois-je pas, si celui que j'aimerois ne supportoit pas sans douleur le mal que l'on pourroit dire de moi ; si j'étois obligée de redouter les jugemens des indifférens, à cause de leur influence sur l'objet qui me seroit cher, de craindre toutes les calomnies parce qu'il souffriroit de toutes, et de me courber devant l'opinion, parce que j'aimerois un homme qui seroit son premier esclave !

Non, Léonce, ma chère Louise, ne convient pas à votre Delphine ; ah ! combien les sentimens de votre généreux frère, mon noble protecteur, répondoient mieux à mon coeur ! il me répétoit souvent qu'une âme bien née n'avoit qu'un seul principe à observer dans le monde, faire toujours du bien aux autres et jamais de mal. Qu'importe à celle qui croit à la protection de l'Être suprême et vit en sa présence, à celle qui possède un caractère élevé, et jouit en elle-même du sentiment de la vertu, que lui importe, me disoit M. d'Albémar, les discours des hommes ? elle obtient leur estime tôt ou tard, car c'est de la vérité que l'opinion publique relève en dernier ressort ; mais il faut savoir mépriser toutes les agitations passagères que la calomnie, la sottise et l'envie excitent contre les êtres distingués. Il ajoutoit, j'en conviens, que cette indépendance, cette philosophie de principes convenoit peut-être mieux encore à un homme qu'à une femme ; mais il croyoit aussi que les femmes, étant bien plus exposées que les hommes à se voir mal jugées, il falloit d'avarice fortifier leur âme contre ce malheur. La crainte de l'opinion rend tant de femmes dissimulées, que pour ne point exposer la sincérité de mon caractère, M. d'Albémar travailloit de tout son pouvoir à m'affranchir de ce joug.

Il y a réussi ; je ne redoute rien sur la terre que le reproche juste de mon coeur, ou le reproche injuste de mes amis : mais que l'opinion publique me recherche ou m'abandonne, elle ne pourra jamais rien sur ces jouissances de l'âme et de la pensée, qui m'occupent et m'absorbent tout entière. Je porte en moi-même un espoir consolateur, qui se renouvellera toujours, tant que je pourrai regarder le ciel, et sentir mon coeur battre pour la véritable gloire et la parfaite bonté.

Ce bonheur ou ce calme dont je jouis, que deviendroient-ils néanmoins, si par un renversement bizarre, c'étoit moi, foible femme, moi dont la destinée réclame ; un soutien, qui savois mépriser l'opinion des homélies, tandis que l'être fort, celui qui doit me guider, celui qui doit me servir d'appui, auroit horreur du moindre blâme ? Vainement je tâcherois, de me conformer à tous ses désirs ; en adoptant une conduite qui ne me seroit point naturelle, je n'éviterois pas d'y commettre des fautes, et notre vie bientôt troublée auroit peut-être un jour une funeste fin.

Non, je ne veux point aimer Léonce ; quand il seroit libre, je ne le voudrois point. J'ai eu besoin de me le répéter, de relire sa lettre, de détruire par de longues réflexions l'impression que m'avoit faite le danger qu'il vient de courir, mais j'y suis parvenue ; mon âme s'est affermie, et je puis le voir maintenant avec le plus grand calme et la plus ferme résolution de ne considérer désormais en lui que l'époux de Matilde.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XX.

LETTRE XX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 31 mai.

Que vous disois-je dans ma dernière lettre, ma chère Louise ? il me semble que je vais le démentir ; je l'ai vu, Léonce. Ah ! je n'ai plus aucun souvenir de ce que je pensois contre lui : comment pouvois-je mettre tant d'importance à ce que j'appelois ses défauts ? Pourquoi le juger sur une lettre ? l'expression de son visage le fait bien mieux connaître.

J'avois reçu hier une lettre de M. Barton, qui m'annonçoit qu'il avoit rencontré M. de Mondoville à Bordeaux, et qu'ils revendent ensemble : j'allai chez madame de Vernon pour lui porter ces bonnes nouvelles ; j'avois l'esprit tout-à-fait libre ; la lettre de Léonce avoit changé mes idées sur lui : je ne sais pas pourquoi elle avoit produit cette impression ; en y pensant bien aujourd'hui, je trouve que c'étoit absurde ; mais enfin, Léonce n'étoit plus pour moi que le mari de Matilde, le gendre de mon amie, et j'entretins pendant deux heures madame de Vernon de tout ce qui pouvoit avoir rapport à ce mariage, avec un sentiment d'intérêt qui lui fit beaucoup de plaisir. Elle ne s'étoit pas doutée, je crois, des pensées qui m'avoient troublée pendant quelques jours : mais la conversation ne s'étoit point prolongée sur Léonce, parce que je la laissois tomber involontairement ; tandis qu'hier, par je ne sais quelle sécurité, à la veille même du danger, j'étois inépuisable sur les motifs qui dévoient attacher madame de Vernon à ses projets pour sa fille. Je ne conçois pas encore d'où me venoit ce bizarre mouvement ; je voulois prendre, je crois, des engagemens avec moi-même, car cette vivacité ne pouvoit pas être naturelle : elle plut à madame de Vernon, qui me pressa vivement de passer le lendemain le jour entier avec elle.

Après dîner l'on annonça tout à coup M. Barton : sa figure me parut triste ; je craignis quelque événement funeste, et je l'interrogeai avec crainte.-M. de Mondoville, nous dit-il, est arrivé hier avec moi ; mais en chemin sa blessure s'est rouverte, et je crains que le sang qu'il a perdu ne mette en danger sa vie : il est dans un état de foiblesse et d'abattement qui m'inquiète extrêmement ; il a repris la fièvre depuis huit jours, et il est maintenant hors d'état non-seulement de sortir, mais même de se tenir debout. Il voudroit, dit M. Barton en se retournant vers madame de Vernon, vous remettre des lettres de sa mère ; il prend la liberté de vous demander de venir le voir : il n'ose se flatter que mademoiselle de Vernon consente à vous accompagner ; cependant il me semble qu'à présent que les articles sont signés par madame de Mondoville, il n'y auroit point d'inconvenance...-Matilde interrompit M, Barton, et lui dit en se levant, d'un ton de voix assez sec :-Je n'irai point, monsieur ; je suis décidée à n'y point aller.

Madame de Vernon n'essaie jamais de lutter contre les volontés de sa fille si positivement exprimées ; elle a dans le caractère une sorte de douceur et même d'indolence, qui lui fait craindre toute espèce de discussion ; ce n'est jamais par un moyen de force, de quelque nature qu'il soit, qu'elle veut atteindre à son but. Sans répondre donc à Matilde, elle s'adressa à moi, et me dit :-Ma chère Delphine, ce sera vous qui m'accompagnerez, n'est-ce pas ? nous irons avec M. Barton chez Léonce.-Je m'en défendis d'abord, quoique par un mouvement assez inexplicable j'éprouvasse tant d'humeur du refus de Matilde, qu'il m'étoit doux d'opposer mon empressement à sa pruderie. Madame de Vernon insista : elle s'inquiétoit de la sorte de timidité dont elle est quelquefois susceptible avec une personne nouvelle : elle craignoit ces premiers mouvemens dans lesquels Léonce pouvoit se livrer à l'attendrissement.

J'ai toujours vu madame de Vernon redouter tout ce qui oblige à des témoignages extérieurs, lors même que son sentiment est véritable. On l'accuse de fausseté, et c'est cependant une personne tout-à-fait incapable d'affectation. Une réunion si singulière est-elle possible ? je ne le crois pas.

Lorsque enfin je ne pus douter que madame de Vernon ne désirât vivement que j'allasse avec elle, j'y consentis. Cependant quand nous fûmes en voiture, je me rappelai la lettre de Léonce à M. Barton, et il me vint dans l'esprit qu'un homme si délicat sur tout ce qui tient aux convenances, trouveroit peut-être un peu léger qu'une femme de mon âge vînt le voir ainsi chez lui sans le connoître. Cette pensée me blessa et changea tellement ma disposition, que je montai l'escalier de Léonce avec assez d'humeur ; mais au moment où nous entrâmes dans sa chambre, lorsque je le vis étendu sur un canapé, pâle, pouvant à peine soulever sa tête pour me saluer, et néanmoins semblable en cet état à la plus noble, à la plus touchante image de la mélancolie et de la douleur, j'éprouvai à l'instant une émotion très-vive.

La pitié me saisit en même temps que l'attrait : tous les sentimens de mon âme me parloient à la fois pour ce malheureux jeune homme. Sa taille élégante avoit du charme, malgré l'extrême foiblesse qui ne lui permettoit pas de se soutenir. Il n'y avoit pas un trait de son visage qui, dans son abattement même, n'eût une expression séduisante. Je restai quelques instans debout, derrière M. Barton et madame de Vernon. Léonce adressa quelques remercîmens aimables à ma tante avec un son de voix doux, et cependant encore assez ferme ; sa manière d'accentuer donnoit aux paroles les plus simples, une expression nouvelle ; mais à chaque mot qu'il disoit, sa pâleur sembloit augmenter, et par un mouvement involontaire, je retenois ma respiration quand il parloit, comme si j'avois pu soulager et diminuer ainsi ses efforts.

Nous nous assîmes ; il me vit alors.-Est-ce mademoiselle de Vernon ? dit-il à ma tante.-Non, répondit madame de Vernon : elle n'ose point encore venir vous voir ; c'est ma nièce, madame d'Albémar.-Madame d'Albémar ! reprit Léonce assez vivement, celle qui a bien voulu prêter sa voiture à M. Barton pour venir me chercher ! celle qui a daigné s'intéresser à mon sort avant de me connoître ! Je suis bien honteux, répéta-t-il en tâchant d'élever la voix, je suis bien honteux d'être si mal en état de lui témoigner ma reconnoissance !-J'allois lui répondre lorsqu'en finissant ces mots, sa tête retomba sur sa main ; je fis un mouvement pour me lever et lui porter du secours ; mais rougissant aussitôt de mon dessein, je me rassis, et je gardai le silence. Léonce se tut aussi pendant quelques minutes. Tant de douceur et de sensibilité se peignit alors sur son visage, que j'oubliai entièrement l'opinion que j'avois eue de lui, et qui pouvoit garantir mon coeur. Mon attendrissement devenoit à chaque instant plus difficile à cacher. Les yeux et les paupières noires de Léonce accablé par son mal, se baissoient malgré lui ; mais quand il parvenoit à soulever son regard et qu'il le dirigeoit sur moi, il me sembloit qu'il falloit répondre à ce regard ; qu'il sollicitait l'intérêt, qu'il expliquoit sa pensée ; et je me sentois émue, comme s'il m'avoit long-temps parlé.

N'ayez pas honte pour moi, ma Louise, de cette impression subite et profonde ; c'est la pitié qui la produisoit, j'en suis sûre : votre Delphine ne seroit pas ainsi, dès la première vue, accessible à l'amour ; c'étoit la douleur, la toute-puissante douleur qui réveilloit en moi le plus fort, le plus rapide, le plus irrésistible des sentimens du coeur, la sympathie.

Léonce s'aperçut, je crois, de l'intérêt que je prenois à sa situation ; quoique je n'eusse pas parlé, c'est moi qu'il rassura.-Ce n'est rien, dit-il, madame ; la fatigue de la route a rouvert ma blessure, mais elle est maintenant refermée, et dans quelques jours je serai mieux.

-Je voulus essayer de lui répondre ; mais je craignis qu'en parlant ma voix ne fût trop altérée, et j'interrompis ma phrase sans la finir. Madame de Vernon lui demanda des nouvelles de madame de Mondoville, lui dit quelques mots aimables sur l'impatience qu'elle avoit de le voir. Il répondit à tout d'un ton abattu, mais avec grâce.

Madame de Vernon, craignant de le fatiguer, se leva, lui prit la main affectueusement, et donna le bras à M. Barton pour sortir.

Je m'avançai après elle, voulant enfin prendre sur moi d'exprimer mon intérêt à M. de Mondoville. Il se leva pour me remercier avant que je pusse l'en empêcher, et voulut faire quelques pas pour me reconduire ; mais un étourdissement très-effrayant le saisit tout à coup ; il cherchoit à s'appuyer pour ne pas tomber : je lui offris mon bras involontairement, et sa tête se pencha sur mon épaule ; je crus qu'il alloit expirer. Ah ! ma Louise, qui n'auroit pas été troublé dans un tel moment !-Je perdis toute idée de moi-même et des autres ; je m'écriai :-Ma tante, venez à son secours, regardez-le, il va mourir.-Et mon visage fut couvert de larmes. M. Barton se retourna précipitamment, soutint Léonce dans ses bras, et le reconduisit jusqu'au sopha. Léonce revint à lui ; il ouvrit les yeux avant que j'eusse essuyé mes pleurs ; et les regards les plus reconnoissans m'apprirent qu'il avoit remarqué mon émotion.

Je m'éloignai alors, et madame de Vernon me suivit : il faisoit nuit quand nous revînmes ; elle ne put, je crois, s'apercevoir de la peine que j'avois à me remettre, et d'ailleurs n'étoit-il pas naturel que je fusse inquiète de l'état où j'avois vu Léonce ? J'appris à la porte de madame de Vernon que M. de Serbellane étoit venu me demander deux fois, et je me servis de ce prétexte pour rentrer chez moi : je m'y suis renfermée pour vous écrire.

Après ce récit, ma chère Louise, vous tremblerez pour mon bonheur : cependant n'oubliez pas combien la pitié a eu de part à mon émotion.

L'intérêt qu'inspire la souffrance trompe une âme sensible : il peut arriver de croire qu'on aime, lorsque seulement on plaint. Cependant je n'accompagnerai plus madame de Vernon chez M. de Mondoville ; il connoîtra bientôt Matilde, il sera frappé de sa beauté, et je pourrai le voir alors avec les sentimens que me commandent la délicatesse et la raison.

Mon amie, ma chère Louise, je suis déjà plus calme ; mais c'est un malheur que de l'avoir vu ainsi entouré de tout le prestige du danger et de la souffrance. Pourquoi le mari de Matilde ne s'est-il pas d'abord offert à moi au milieu de toutes les prospérités qui l'attendent ? Qu'avoit-il à faire de ma pitié ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXI.

LETTRE XXI.

Léonce à M. Barton.

Ce 1er juin.

Ma mère me mande, mon cher Barton, qu'elle vous écrit pour vous charger de quelques affaires à Mondoville, qu'il faut terminer, dit-elle, avant mon mariage. Je voudrais bien que vous ne partissiez pas encore pour cette terre. C'est à votre réveil que vous avez coutume de régler vos projets. Mon domestique vous portera cette lettre demain à huit heures, dans votre nouveau logement ; vous ne me direz donc pas que vos arrangemens étoient pris pour partir, et que vous ne pouvez plus y rien changer. Dans quelques jours je pourrai sortir, et l'on me montrera enfin mademoiselle de Vernon. Peut-on regarder un mariage comme décidé, quand on n'a jamais vu celle qu'on doit épouser ? Ah ! que vous aviez raison de me parler de madame d'Albémar, comme de la plus charmante personne du monde ! Vous m'avez vanté le charme de son entretien, la noblesse et la bonté de son caractère ; mais vous n'auriez pu me peindre la grâce enchanteresse de sa figure, cette taille svelte, souple, élégante ; ces cheveux blonds, qui couvrent à moitié des yeux si doux, et en même temps si animés ; cette physionomie mobile, et cet air d'abandon plus pur, plus modeste, plus innocent encore qu'une réserve austère. J'étois entre la mort et la vie, quand je l'entendis crier : ah ! ma tante, venez, venez, il va mourir. Je crus, pendant un moment, avoir déjà passé dans un autre monde, et que c'étoit la voix des anges qui réveilloit mon âme au bonheur des immortels.

Quand j'ouvris les yeux, Delphine ne s'attendoit point à mes regards, et tout son visage exprimoit encore une compassion céleste. Elle s'éloigna, mais je n'oublierai jamais sa physionomie dans cet instant.

O pitié ! douce pitié ! s'il suffit de ton émotion pour la rendre si belle, que seroit-elle donc si l'amour répandoit son charme sur ses traits ?

Oui, mon ami, chacune des grâces de cette figure est le signe aimable d'une qualité de l'âme. Sa taille qui se balance et se plie mollement quand elle marche, comme si ses pas avoient besoin d'appui ; ses regards qui peignent une intelligence supérieure, et cependant un caractère timide ; tout exprime en elle ce rare contraste que vous m'aviez vous-même indiqué, lorsque dans notre voyage vous me disiez, qu'elle réunissoit un esprit très-indépendant à un coeur dévoué, et facilement asservi quand elle aime. C'est ainsi que vous m'expliquiez son amitié presque soumise pour madame de Vernon. N'allez pas vous reprocher, mon cher Barton, l'impression que madame d'Albémar m'a faite ; je n'ai rien appris de vous, ce sont ses regards qui m'ont tout dit.

Ne croyez pas, cependant, que je me livre sans réflexion à l'attrait qu'elle m'inspire ; je sais quels sont mes devoirs envers ma mère ; je n'ai point encore examiné la force des engagemens qu'elle a pris avec madame de Vernon, jusques à quel point ils me lient ; mais je ne vous cache point que depuis que j'ai vu madame d'Albémar, il me seroit odieux de me prononcer que je ne suis plus libre ; il se peut que je ne le sois plus, mais laissez-moi le temps d'en juger moi-même. Mon cher maître, si de la manière la plus indirecte, je crois l'honneur de ma mère intéressé à mon mariage avec mademoiselle de Vernon, il sera fait, vous n'en doutez pas. Pourquoi craindriez-vous donc de m'aider à gagner du temps ? Adieu, je vous attends ce matin ; mais je suis bien aise de vous avoir écrit tout ce que contient cette lettre ; vous le savez à présent, et il m'en auroit coûté de vous le dire.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXII.

LETTRE XXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 3 juin.

Léonce est beaucoup mieux : il sortira bientôt ; je ne l'ai pas revu.

Madame de Vernon est retournée seule chez lui ; je ne l'aurois pas suivie, mais elle ne me l'a pas proposé. Je n'ai pas non plus aperçu M. Barton ; il a quitté Léonce pour ses affaires, qui sont sans doute les affaires du mariage. Quand je reverrai M. de Mondoville, ce sera peut-être pour signer son contrat comme parente de son épouse. Ma Louise, Léonce m'est apparu comme un songe, et le reste de ma vie n'en sera point changé. Qui pense à l'impression qu'il m'a faite ? ni lui, ni personne. Allons, il ne faut plus vous en entretenir.

J'ai été d'ailleurs vivement occupée par l'arrivée de Thérèse. M. de Serbellane est venu ce matin chez moi pour me l'annoncer : il étoit abattu ; et malgré l'habitude qu'il a prise de contenir toutes ses impressions, ses yeux se remplissoient quelquefois de larmes : il me conjura de venir voir madame d'Ervins.-Hélas ! me disoit-il, elle se perdra ! son âme est agitée par l'amour et le remords, avec une telle violence, qu'elle peut se trahir à chaque instant devant son mari, devant l'homme le plus irritable et le plus emporté. Si elle vouloit le fuir avec moi, il y auroit quelque chose de raisonnable dans son exaltation même ; mais par une funeste bizarrerie, la religion la domine autant que l'amour, et son âme foible et passionnée s'expose à tous les dangers des sentimens les plus opposés. Elle peut aujourd'hui même avouer sa faute à son mari, et demain s'empoisonner, s'il nous sépare. Malheureuse et touchante personne ! pourquoi l'ai-je connue !-Je vais la voir, lui dis-je, ses soins me sauvèrent la vie, ne pourrai-je donc rien pour son bonheur ?-J'arrivai chez madame d'Ervins ; la pauvre petite se jeta dans mes bras en pleurant.

Je n'avois pas encore vu son mari, et son extérieur confirma l'opinion qu'on m'avoit donnée de lui. Il me reçut avec politesse, mais avec une importance qui me faisoit sentir, non le prix qu'il attachoit à moi, mais celui qu'il mettoit à lui-même. Il m'offrit à déjeûner, et notre conversation fut contrainte et gênée, comme elle doit toujours l'être avec un homme qui n'a de sentimens vrais sur rien, et dont l'esprit ne s'exerce qu'à la défense de son amour-propre. Il me parla continuellement de lui, sans remarquer le moins du monde si mon intérêt répondoit à la vivacité du sien. Quand il se croyoit prêt à dire un mot spirituel, ses petits yeux brilloient à l'avance d'une joie qu'il ne pouvoit réprimer ; il me regardoit après avoir parlé pour juger si j'avois su l'entendre, et lorsque son émotion d'amour-propre étoit calmée, il reprenoit un air imposant, par égard pour son propre caractère ; passant tour à tour des intérêts de son esprit à ceux de sa considération, et secrètement inquiet d'avoir été trop badin pour un homme sérieux, ou trop sérieux pour un homme aimable.

Après une heure consacrée au déjeûner, il se leva et m'expliqua lentement comment des affaires indispensables, que la bonté de son coeur lui avoit suscitées, des visites chez quelques ministres qu'il ne pouvoit retarder sans craindre de les offenser grièvement, l'obligeoient à me quitter. Je vis qu'il me regardoit avec bienveillance, pour adoucir la peine que je devois ressentir de son absence ; j'aurois eu envie de le tranquilliser sur le chagrin qu'il me supposoit, mais ne voulant pas déplaire au mari de mon amie, je lui fis la révérence avec l'air sérieux qu'il désiroit, et son dernier salut me prouva qu'il en étoit content.

Restée seule avec Thérèse, je réunis tout ce que la raison et l'amitié peuvent inspirer pour lui faire goûter de sages conseils ; mais ses larmes, ses regrets, ses résolutions combattues et démenties sans cesse, me firent éprouver une profonde pitié.

Elle n'a point reçu cette éducation cultivée qui porte à réfléchir sur soi-même ; on l'a jetée dans la vie avec une religion superstitieuse et une âme ardente ; elle n'a lu, je crois, que des romans et la Vie des Saints ; elle ne connoît que des martyrs d'amour et de dévotion ; et l'on ne sait comment l'arracher à son amant, sans la livrer à des excès insensés de pénitence. La crainte de cesser de voir M. de Serbellane est la seule pensée qui puisse la contenir ; si on l'obligeoit à se séparer de lui, elle avoueroit tout à son mari ; elle a beaucoup d'esprit naturel, mais il ne lui sert qu'à trouver des raisons pour justifier son caractère ; elle aime sa fille, mais sans pouvoir s'occuper de son éducation.

Cette pauvre enfant, en voyant pleurer sa mère tout le jour, est dans un état d'attendrissement continuel qui nuit à ses forces morales et physiques ; et M. d'Ervins ne se doute de rien au milieu de toutes ces scènes. Quand il surprend sa femme et sa fille en larmes, il leur demande pardon de les avoir trop peu vues, d'être resté trop long-temps dans son cabinet, ou chez ses amis ; et il leur promet de ne plus s'éloigner à l'avenir. Cet aveuglement pourroit durer dans la retraite ; mais à Paris, il se rencontre tant de gens qui ont envie d'humilier un sot, ou d'irriter un méchant homme !

J'ai peint à Thérèse quelle seroit sa situation, si M. d'Ervins faisoit tomber sur elle sa colère et son despotisme ; que deviendroit-elle sans parens, sans fortune, sans appui ? Elle me répond alors, que son dessein est de s'enfermer dans un couvent pour le reste de sa vie ; et si je lui dis qu'il vaudroit peut-être mieux que M. de Serbellane allât passer quelque temps en Portugal auprès d'un de ses parens, comme c'étoit son projet en quittant l'Italie, elle tombe à cette idée dans un désespoir qui me fait frémir.

Ah ! Louise, quelles douleurs que celles de l'amour ! Pauvre Thérèse ! en l'écoutant, mon âme n'étoit point uniquement occupée d'elle ; je pensois à Léonce, à ce que j'aurois pu souffrir. De quel secours me seroit un esprit plus éclairé que celui de Thérèse ? La passion fait tourner toutes nos forces contre nous-mêmes : mais écartons ces pensées : c'est de ma malheureuse amie que je dois m'occuper. Le ciel en récompense se chargera peut-être de mon sort.

M. d'Ervins rentra, et M. de Serbellane vint quelques momens après.

Thérèse nous retint : je vis avec plaisir pendant le reste de la journée que M. de Serbellane n'avoit point cherché à se lier avec M. d'Ervins : plus il étoit facile de captiver un tel homme en flattant sa vanité, plus je sus gré à l'ami de Thérèse de n'être pas devenu celui de son époux. Il est des situations qui peuvent condamner à cacher les sentimens qu'on éprouve, mais il n'y a que l'avilissement du caractère qui rende capable de feindre ceux que l'on n'a pas.

Mon estime pour M. de Serbellane s'accrut donc encore, par sa froideur avec M. d'Ervins. Il m'intéressoit aussi par le soin qu'il mettoit à veiller continuellement sur les imprudences de Thérèse. Elle rougissoit et pâlissoit tour à tour quand on prononçoit le nom du Portugal ; M. de Serbellane détournoit à l'instant la conversation et protégeoit Thérèse, sans néanmoins la blesser en se montrant indifférent à son amour. Je fus cruellement effrayée de l'état où je la voyois ; je la pris à part avant de la quitter, et je lui fis remarquer la délicatesse de la conduite de son ami et l'inconséquence de la sienne.-Je le sais, me répondit-elle, c'est le meilleur et le plus généreux des hommes.

Je lui suis bien à charge sans doute, je ferois mieux de délivrer de moi ceux qui m'aiment, d'aller me jeter aux pieds de M. d'Ervins et de lui tout avouer.-En prononçant ces paroles, ses regards se troubloient ; je craignis qu'elle ne voulût accomplir ce dessein à l'heure même ; je la serrai dans mes bras, et je lui demandai la promesse de s'en remettre entièrement à moi.

-Écoutez, me dit-elle, je suis poursuivie par une crainte qui est, je crois, la principale cause de l'égarement où vous me voyez : je me persuade qu'il se croira obligé de partir sans m'en avertir, ou que mon mari me séparera de lui tout à coup, avant que j'aie pu lui dire adieu. Si vous obtenez de M. de Serbellane le serment qu'il ne s'en ira jamais sans m'en avoir prévenue, et si vous me donnez votre parole de me prêter votre secours pour le voir une heure seulement, une heure, quoi qu'il arrive, avant de le quitter pour toujours, alors je serai plus tranquille ; je ne croirai pas, chaque fois qu'il me parlera, que ce sont les derniers mots que j'entendrai jamais de lui ; je ne serai pas sans cesse agitée par tout ce que je voudrois lui dire encore, je serai calme.-Eh bien ! lui répondis-je avec chaleur, à l'instant même vous allez être satisfaite.-M. d'Ervins parloit à un homme qui l'écoutoit avec la plus grande condescendance, il ne pensoit point à nous : j'appelai M. de Serbellane ; il promit solennellem

Je m'applaudis cependant de l'avoir pris, en voyant à quel point il avoit raffermi le coeur de Thérèse ; elle m'entendit parler avec résignation des circonstances qui pourroient obliger M. de Serbellane à s'éloigner, et quand je la quittai, elle me parut tranquille. Je n'allai point le soir chez madame de Vernon, il ne m'étoit pas permis de lui confier le secret de Thérèse, je ne pouvois lui parler de Léonce, et comment éloigner d'une conversation intime les idées qui nous dominent ? C'est causer avec son amie comme avec les indifférens, chercher des sujets de conversation au lieu de s'abandonner à ce qui nous occupe, et se garder, pour ainsi dire, des pensées et des sentimens dont l'âme est remplie. Il vaut mieux alors ne pas se voir.

Pour vous, ma Louise, à qui je ne veux rien taire, je n'éprouve jamais la moindre gêne en vous écrivant ; je m'examine avec vous, je vous prends pour juge de mon coeur, et ma conscience elle-même ne me dit rien que je vous laisse ignorer.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIII.

LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 5 juin.

Je l'ai revu, ma soeur, je l'ai revu : non ce n'est plus l'impression de la pitié, c'est l'estime, l'attrait, tous les sentimens qui auroient assuré le bonheur de ma vie. Ah ! qu'ai-je fait ! Par quels liens d'amitié, de confiance, me suis-je enchaînée ? Mais lui, que pense-t-il ? que veut-il ? car enfin, pourroit-on le contraindre, s'il n'aimoit pas ma cousine, si... De quels vains sophismes je cherche à m'appuyer ! ne seroit-ce pas pour moi qu'il romproit ce mariage.

J'aurois eu l'air de l'assurer par mes dons, et je le ferois manquer par ce qu'on appelleroit ma séduction. Je suis plus riche que Matilde ; on pourroit croire que j'ai abusé de cet avantage ; enfin, surtout, je blesserois le coeur de madame de Vernon : elle m'accuseroit de manquer à la délicatesse, elle dont l'estime m'est si nécessaire ! Mais à quoi servent tous ces raisonnemens, Léonce m'aime-t-il ? Léonce se dégageroit-il jamais de la promesse donnée par sa mère ? Vous allez juger à quels signes fugitifs j'ai cru deviner son affection. Ah ! journée trop heureuse, la première et la dernière peut-être de cette vie d'enchantement, que la merveilleuse puissance d'un sentiment m'a fait connoître pendant quelques heures !

On annonça M. de Mondoville hier chez madame de Vernon ; il étoit moins pâle que la première fois que je l'avois vu, mais sa figure conservoit toujours le charme touchant qui m'avoit si vivement attendrie, et le retour de ses forces rendoit plus remarquable ce qu'il y a de noble et de sérieux dans l'expression de ses traits. Il me salua la première, et je me sentis fière de cette marque d'intérêt, comme si les moindres signes de sa faveur marquoient à chaque personne son rang dans la vie.

Madame de Vernon le présenta à Matilde, elle rougit ; je la trouvai bien belle : cependant, Louise, j'en suis sûre, lorsque Léonce après l'avoir très-froidement observée, se tourna vers moi, ses regards avoient seulement alors toute leur sensibilité naturelle.

M. Barton s'étoit assis à côté de moi sur la terrasse du jardin, Léonce vint se placer près de lui ; madame de Vernon lui proposa de passer la soirée chez elle, il y consentit.

J'éprouvai tout à coup dans ce moment une tranquillité délicieuse ; il y avoit trois heures devant moi pendant lesquelles j'étois certaine de le voir ; sa santé ne me causoit plus d'inquiétude, et je n'étois troublée que par un sentiment trop vif de bonheur. Je causai longtemps avec lui, devant lui, pour lui ; le plaisir que je trouvois à cet entretien m'étoit entièrement nouveau ; je n'avois considéré la conversation jusqu'à présent que comme une manière de montrer ce que je pouvois avoir d'étendue ou de finesse dans les idées, mais je cherchois avec Léonce des sujets qui tinssent de plus près aux affections de l'âme : nous parlâmes des romans, nous parcourûmes successivement le petit nombre de ceux qui ont pénétré jusqu'aux plus secrètes douleurs des caractères sensibles. J'éprouvois une émotion intérieure qui animoit tous mes discours : mon coeur n'a pas cessé de battre un seul instant, lors même que notre discussion devenoit purement littéraire ; mon esprit avoit conservé de l'aisance et de la facilité, mais je sentois mon âme agitée, comme dans les circonstances les plus importantes de la vie, et je ne pouvois le soir me persuader, qu'il ne s'étoit passé autour de moi aucun événement extraordinaire.

Chaque mot de Léonce ajoutait à mon estime, à mon admiration pour lui : sa manière de parler étoit concise, mais énergique ; et quand il se servoit même d'expressions pleines de force et d'éloquence, on croyoit entrevoir qu'il ne disoit qu'à demi sa pensée, et que dans le fond de son coeur restoient encore des richesses de sentiment et de passion qu'il se refusoit à prodiguer.

Avec quelle promptitude il m'entendoit ! avec quel intérêt il daignoit m'écouter ! Non, je ne me fais pas l'idée d'une plus douce situation, la pensée excitée par les mouvemens de l'âme, les succès de l'amour-propre changés en jouissances du coeur, oh ! quels heureux momens ! et la vie en seroit dépouillée !

Je m'aperçus cependant que Matilde, par ses gestes et sa physionomie, témoignoit assez d'humeur. Madame de Vernon, qui se plaît ordinairement à causer avec moi, parloit à son voisin sans avoir l'air de s'intéresser à notre conversation ; enfin elle prit le bras de madame du Marset, et lui dit assez haut pour que je l'entendisse :-Ne voulez-vous pas jouer, madame ? ce qu'on dit est trop beau pour nous.-Je rougis extrêmement à ces mots, je me levai pour déclarer que je voulois être aussi de la partie ; Léonce m'en fit des reproches par ses regards. M. Barton vint vers moi, et me dit avec une bienveillance qui me toucha :-Je croirois presque vous avoir entendue pour la première fois aujourd'hui, madame ; jamais le charme de votre conversation ne m'avoit tant frappé.-Ah ! qu'il m'étoit doux d'être louée en présence de Léonce ! Il soupira, et s'appuya sur la chaise que je venois de quitter. M. Barton lui dit à demi-voix :-Ne voulez-vous pas vous approcher de mademoiselle de Vernon ?-De grâce, laissez-moi ici, répondit Léonce.-Ces mots, je les ai entendus, Louise, et leur accent surtout ne peut être oublié.

Quand la partie fut arrangée, Léonce, resté presque seul avec Matilde, vint lui parler ; mais la conversation me parut froide et embarrassée.

Je ne savois ce que je faisois au jeu : madame du Marset en prenoit beaucoup d'humeur : madame de Vernon excusoit mes fautes avec une bonté charmante : sa grâce fut parfaite pendant cette partie, et j'en fus si touchée, que je ne me rapprochai plus de Léonce ; il me sembloit que la douceur de madame de Vernon l'exigeoit de moi.

Elle voulut me retenir pour causer seule avec elle ; je m'y refusai ; je ne veux pas lui cacher ce que j'éprouve : qu'elle le devine, j'y consens, je le souhaite peut-être ; mais je ne puis me résoudre à lui en parler la première. Ne seroit-ce pas indiquer le sacrifice que je désire ? Je m'en sentirois plus à l'aise avec elle, si c'étoit moi qui lui dusse de la reconnoissance ; alors je lui avouerois ma folie, je m'en remettrois à sa générosité ; mais ce que je crains avant tout, c'est d'abuser un instant du service que j'ai pu lui rendre.

Ma soeur, consultez votre délicatesse naturelle, non votre injuste prévention contre madame de Vernon, et dites-moi ce que je devrois faire, s'il m'aimoit, s'il se croyoit libre. Hélas ! ce conseil sera peut-être bien inutile ; peut-être redoute-je des combats qu'il m'épargnera !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIV.

LETTRE XXIV.

Léonce à M. Barton, à Mondoville.

Paris, ce 6 juin.

Vous êtes parti pour Mondoville par condescendance pour une seconde lettre de ma mère ; je vous prie, mon cher Barton, d'y rester quelque temps. Je me servirai de ce prétexte pour retarder toute explication avec madame de Vernon sur mon mariage, et je pourrai écrire à ma mère, et peut-être trouver quelques moyens de me délivrer de sa promesse.

Mon cher maître, vous le sentez vous-même, j'en suis sûr, quoique vous vous soyez refusé à me l'avouer ; j'ai connu madame d'Albémar, je ne peux jamais aimer Matilde.

Pensez-vous que l'impression de la journée d'hier puisse s'effacer de mou coeur ? Sans doute elle est belle, Matilde ; vous me l'avez dit, je le crois ; mais ai-je pu seulement la regarder ? Je voyois, j'écoutois une femme comme il n'en exista jamais. C'est un être inspiré, que Delphine ! L'avez-vous remarquée, lorsqu'elle s'adressoit à moi ?

J'étois assis à quelques pas d'elle dans le jardin : sa voix s'animoit, ses yeux-ravissans regardoient le ciel comme pour le prendre à témoin de ses nobles pensées ; ses bras charmans se plaçoient naturellement de la manière la plus agréable et la plus élégante. Le vent ramenoit souvent ses cheveux blonds sur son visage ; elle les écartoit avec une grâce, une négligence, qui donnoient à chacun de ses mouvemens une séduction nouvelle. Croyez-vous, mon cher Barton, qu'elle parlât avec plus d'intérêt à cause de moi ? Vous m'avez dit que vous ne l'aviez jamais trouvée si aimable : auroit-elle voulu me plaire ? Cependant elle m'a quitté si brusquement ! mais c'étoit dans la crainte d'affliger madame de Vernon.

Oh ! sans doute nos âmes s'entendroient si j'étois libre, si je pouvois m'exprimer de toute la force de mon émotion et de ma pensée ! Mais il faudra se réprimer long-temps encore, et saura-t-elle me deviner à travers tant de contraintes ? elle, dont tout le charme est dans l'abandon, croira-t-elle aux sentimens contenus ? saurat-elle que le coeur qui les renferme en est dévoré ?

Je n'imaginois pas qu'il fût possible, mon cher Barton, qu'une seule personne réunît tant de grâces variées, tant de grâces qui sembleroient devoir appartenir aux manières d'être les plus différentes. Des expressions toujours choisies, et un mouvement toujours naturel, de la gaîté dans l'esprit, et de la mélancolie dans les sentimens, de l'exaltation et de la simplicité, de l'entraînement et de l'énergie ! mélange adorable de génie et de candeur, de douceur et de force ! possédant au même degré tout ce qui peut inspirer de l'admiration aux penseurs les plus profonds, tout ce qui doit mettre à l'aise les esprits les plus ordinaires, s'ils ont de la bonté, s'ils aiment à retrouver cette qualité touchante, sous les formes les plus faciles et les plus nobles, les plus séduisantes et les plus naïves.

Delphine anime la conversation en mettant de l'intérêt à ce qu'elle dit, de l'intérêt à ce qu'elle entend ; nulle prétention, nulle contraints : elle cherche à plaire, mais elle ne veut y réussir qu'en développant ses qualités naturelles. Toutes les femmes que j'ai connues, s'arrangeoient plus ou moins pour faire effet sur les autres ; Delphine, elle seule, est tout à la fois assez fière et assez simple, pour se croire d'autant plus aimable, qu'elle se livre davantage à montrer ce qu'elle éprouve.

Avec quel enthousiasme elle parle de la vertu ! Elle l'aime comme la première beauté de la nature morale ; elle respire ce qui est bien, comme un air pur, comme le seul dans lequel son âme généreuse puisse vivre.

Si l'étendue de son esprit lui donne de l'indépendance, son caractère a besoin d'appui ; elle a dans le regard quelque chose de sensible et de tremblant, qui semble invoquer un secours contre les peines de la vie ; et son âme n'est pas faite pour résister seule aux orages du sort. O mon ami ! qu'il sera heureux, celui qu'elle choisira pour protéger sa destinée, qu'elle élèvera jusqu'à elle, et qui la défendra de la méchanceté des hommes !

Vous le voyez, ce n'est point une impression légère que j'ai reçue : j'ai observé Delphine, je l'ai jugée, je la connois ; je ne suis plus libre. Je veux écrire à manière ; promettez-moi seulement, mon cher Barton, de faire naître des incidens qui vous retiennent un mois à Mondoville.

P. S. Je reçois à l'instant une lettre d'Espagne, qui m'est assez pénible ; ma mère me mande que madame du Marset, qui lui écrit souvent comme vous le savez, l'a prévenue que mademoiselle de Vernon avoit une cousine très-spirituelle, mais singulièrement philosophe dans ses principes et dans sa conduite, enthousiaste des idées politiques actuelles, etc., et dont la société ne vaut rien pour moi. Ma mère me recommande de ne point me lier avec madame d'Albémar ; c'est une prévention absurde que je parviendrai sûrement à détruire. Cependant je suis indigné contre madame du Marset, et je saisirai la première occasion de le lui faire sentir.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXV.

LETTRE XXV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 10 juin,

Il m'a parlé, ma chère, avec intérêt, avec intimité ! Mon Dieu, combien je m'en suis sentie honorée ! Écoutez-moi, ce jour contient plus d'un événement qui peut hâter la décision de mon sort.

J'avois dîné chez madame de Vernon avec madame du Marset, et son inséparable ami M. de Fierville ; je ne sais par quel hasard, à l'heure même où Léonce a coutume de venir chez madame de Vernon, elle mit la conversation sur les événemens politiques. Madame du Marset se déchaîna contre ce qu'il y a de noble et de grand dans l'amour de la liberté, comme elle auroit pu le faire en parlant des malheurs que les révolutions entraînent ; je la laissai dire pendant assez long-temps ; mais quelques plaisanteries de M. de Fierville contre un Anglois, qui combattoit les absurdités de madame du Marset, m'impatientèrent. M. de Fierville vient toujours au secours de la déraison de son amie, en tournant en ridicule le sérieux que l'on peut mettre à quelque sujet que ce soit ; et il effraie ceux qui ne sont pas bien sûrs de leur esprit, en leur faisant entendre que quiconque n'est pas un moqueur, est nécessairement un pédant. J'eus envie de secourir l'Anglois, nouvellement arrivé en France, que cette ruse intimidoit, et j'entrai malgré moi dans la discussion.

Madame du Marset a retenu quelques phrases d'injures contre Rousseau, qu'on lui fait débiter quand on veut ; madame de Vernon la provoqua, je lui répondis assez dédaigneusement. Madame du Marset piquée, se retourna vers madame de Vernon, et lui dit :-Au reste, madame, quoi qu'en dise madame votre nièce, ce n'est pas une opinion si ridicule que la mienne ; madame de Mondoville, à qui j'écrivois encore hier sur tout ce qui se passe en France, est entièrement de mon avis.

-En apprenant que madame du Marset écrivoit à madame de Mondoville, l'idée me vint à l'instant qu'elle lui parloit peut-être de moi, qu'elle lui manderoit peut-être la conversation même que nous venions d'avoir, et qu'elle me peindroit comme une insensée à madame de Mondoville, qui est singulièrement exagérée dans sa haine contre la révolution de France. J'éprouvai un tel saisissement par cette réflexion, qu'il me fut impossible de prononcer un mot de plus.

Madame du Marset me dit, avec ce rire qui caractérise tous les amours-propres, dont la prétention est de feindre une assurance qu'ils n'ont pas :-Eh bien ! madame, vous ne répondez rien ? aurois-je raison, par hasard ? aurois-je réduit votre grand esprit au silence ?-On annonça Léonce : quels voeux je faisois pour que cette fatale conversation ne recommençât pas ! Mais madame de Vernon, impitoyablement, appelle M. de Mondoville, et lui dit :-Est-il vrai que madame votre mère déteste Rousseau ? madame d'Albémar, qui est très-enthousiaste, et de ses écrits et de ses idées politiques, les soutient contre madame du Marset, qui s'appuie du sentiment de madame votre mère ?

Je tremblois pendant ce discours, et j'attendois sans respirer la réponse de Léonce. Au nom de madame du Marset, il se retourna vers elle ; je ne voyois pas son visage, mais il y avoit dans l'attitude de sa tête quelque chose de méprisant pour madame du Marset, qui d'abord me rassura. Madame du Marset, qui avoit en face d'elle le regard de Léonce, en fut sans doute troublée, car elle articula foiblement ces mots :-Oui, monsieur, madame votre mère est absolument de mon opinion, elle me l'a écrit plusieurs fois,-Je ne sais, madame, lui dit Léonce avec un son de voix que je ne lui connoissois pas, mais qui me pénétra de respect et de crainte, je ne sais ce que vous écrit ma mère, mais je voudrois ignorer ce que vous lui répondez.-Laissons tout cela, dit assez vivement madame de Vernon, et allons nous promener dans mon jardin.

Je désirois extrêmement avoir l'explication des paroles de Léonce, j'espérois avec délices que sa colère venoit de son intérêt pour moi ; mais j'avois besoin qu'il me le dît lui-même. Je restai naturellement de quelques pas en arrière dans la promenade ; je crus remarquer un moment d'hésitation dans Léonce : cependant il prit une feuille sur le même arbre où j'en cueillois une, et je commençai alors la conversation.

-Ne vous dois-je pas quelques remercîmens, lui dis-je, pour le secours que vous m'avez accordé ?-Je vous défendrai toujours avec bonheur, madame, me répondit-il, quand même je me permettrois de ne pas vous approuver.-Et quel tort avois-je donc ? lui dis-je avec assez d'émotion.-Pourquoi, belle Delphine ! reprit-il, pourquoi soutenez-vous des opinions qui réveillent tant de passions haineuses, et contre lesquelles, peut-être avec raison, les personnes de votre classe ont un si grand éloignement ?-Pour la première fois, ma chère Louise, je me rappelai cette lettre à M. Barton, que j'avois entièrement oubliée depuis que je voyois Léonce ; l'accent de sa voix, l'expression de sa figure, la retracèrent à ma mémoire ; et je répondis avec plus de froideur que je ne l'aurois fait peut-être sans ce souvenir.-Monsieur, lui dis-je, il ne convient point à une femme de prendre parti dans les débats politiques ; sa destinée la met à l'abri de tous les dangers qu'ils entraînent, et ses actions ne peuvent jamais donner de l'

Ces questions sont bien indiscrètes et bien inconvenables, mais je vous crois cette intelligence supérieure qui pénètre jusqu'à l'intention, de quelques nuages qu'elle soit enveloppée : vous devez donc me pardonner.

Ces derniers mots attirèrent toute ma confiance ; et, me laissant aller à ce mouvement, je lui dis avec assez de chaleur :-Je vous atteste, monsieur, que je n'ai jamais pris à ces opinions d'autre part que celle qui résulte de la conversation ; elle promène l'esprit sur tous les sujets, celui-là revient plus souvent maintenant, et j'ai quelquefois cédé à l'intérêt qu'il inspire ; mais si j'avois eu des amis qui attachassent le moindre prix à mon silence, ils l'auroient bien facilement obtenu. Comment une femme peut-elle être fortement dominée par des intérêts qui ne tiennent pas aux affections du coeur, ou qui n'y ramènent pas de quelque manière ? Si mon frère, mon époux, mon ami, mon père jouoient un rôle dans les affaires publiques, alors toute mon âme pourroit s'y livrer ; mais des combinaisons qui sont pour moi purement abstraites, me persuadent sans m'entraîner ; je suis libre, tristement libre de ma destinée : je n'ai plus de liens, personne n'exige rien de moi ; mes opinions n'influent sur le sort de personne : mes paroles ont suivi mes pensées ; il m'eût été plus doux de les taire, si, par ce léger sacrifice, j'avois pu faire quelque plaisir à quelqu'un.-Quoi ! me dit-il, avec un charme inexprimable, si vous aviez un ami qui désirât vous rapprocher de sa mère, qui craignît tout ce qui pourroit s'opposer à ce désir, vous céderiez à ses conseils ?-Oui, lui répondis-je ; l'amitié vaut bien plus qu'une telle condescendance.

Il prit ma main, et après l'avoir portée à ses lèvres, avant de la quitter il la pressa sur son coeur.

Ah ! ce mouvement me parut le plus doux, le plus tendre de tous ; ce n'étoit point le simple hommage de la galanterie ; Léonce n'auroit point pressé ma main sur son noble coeur, s'il n'avoit pas voulu l'engager pour témoin de ses affections. Nous nous quittâmes tous les deux alors, comme d'un commun accord ; je voulois conserver dans mon âme l'impression qu'elle venait d'éprouver, et je craignois un mot de plus, même de lui.

Nous gardâmes l'un et l'autre le silence pendant le reste, de la soirée. Madame de Vernon me retint lorsque tout le monde fut parti ; je crus qu'elle alloit m'interroger. Quoique j'eusse voulu retarder de quelques jours encore l'aveu que je ne pouvois plus taire, j'étois décidée à ne lui point cacher les sentimens qui m'agitoient ; mais elle parut ou les ignorer, ou vouloir en repousser la confidence ; peut-être se servant d'un moyen plus cruel et plus délicat, croyoit-elle enchaîner mon coeur, par la sécurité même qu'elle me montroit. Elle s'applaudit du choix de Léonce pour sa fille, et m'associant à tout ce qu'elle disoit, elle répéta plusieurs fois ces mots :-Nous avons assuré son bonheur ; nous avons... Ah ! quel nous, dans ma situation !

Elle me rappela plusieurs fois que c'étoit à moi seule qu'elle devoit l'établissement de sa fille ; elle me retraça tous les services que je lui avois rendus dans d'autres temps ; et revenant à parler de Matilde, elle m'entretint des défauts de son caractère, avec plus de confiance que jamais.

-Je le sais, me dit-elle, quoique sa beauté soit remarquable, jamais elle ne pourroit lutter avec avantage contre une femme qui chercheroit à plaire ; elle ne s'apercevroit seulement pas des efforts qu'on feroit pour lui enlever celui qu'elle aimeroit, et surtout elle ne sauroit point le retenir.

Si vous n'aviez, point assuré son sort par de généreux sacrifices, personne ne l'auroit épousée par inclination ; elle ne devoit pas se flatter de se marier jamais à un homme de la fortune et de l'éclat de Léonce.-Pourquoi, lui dis-je, un autre n'auroit-il pas réuni des avantages à peu près semblables ? Ce neveu de M. de Fierville auquel vous aviez pensé...-Je ne connoissois pas Léonce alors, interrompit-elle ; comment une mère pourroit-elle comparer ces deux hommes, lorsqu'il s'agit du bonheur de sa fille ?

D'ailleurs le neveu de M. de Fierville a perdu son procès qu'il avoit d'abord gagné ; il n'a plus rien ; la succession de M. de Vernon doit une somme très-forte à madame de Mondoville, et comme je ne puis la payer sans ce mariage, je serois ruinée s'il manquoit : ne cherchez point à diminuer, ma chère, le service que vous me rendez ; il est immense, et tout le bonheur de ma vie en dépend.

Je me jetai dans les bras de madame de Vernon ; j'allois parler, mais elle m'interrompit précipitamment, pour me dire que son homme d'affaires lui avoit apporté, le matin, l'acte de donation de la terre d'Andelys, parfaitement rédigé comme nous en étions convenues, et qu'elle me prioit de le signer, pour que tout fût en règle, avant de dresser le contrat de Léonce et de Matilde. A ce mot je sentis mon sang se glacer ; mais un mouvement presque aussi rapide succédant au premier, j'eus honte d'avouer mon secret à madame de Vernon, dans le moment même où j'allois m'engager au don que j'avois promis, et je craignis de m'exposer ainsi à ce qu'il fût refusé.

Je me levai donc pour la suivre dans son cabinet : en passant devant une glace, je fus frappée de ma pâleur, et je m'arrêtai quelques instans ; mais enfin je triomphai de moi, je pris la plume et je signai avec une grande promptitude, car j'avois extrêmement peur de me trahir ; et malgré tous mes efforts, je ne conçois pas encore comment madame de Vernon ne s'est pas aperçue de mon trouble.

Je sortis presqu'à l'instant même ; je voulois être seule pour penser à ce que j'avois fait ; madame de Vernon ne me retint pas, et ne prononça pas un seul mot d'inquiétude sur mon agitation.

Rentrée chez moi, je tremblois, j'éprouvois une terreur secrète, comme si j'avois mis une barrière insurmontable entre Léonce et moi : je réfléchis cependant que la terre que je venois d'assigner à Matilde, serviroit également à faciliter un autre mariage, si l'on pouvoit l'amener à y consentir. Un autre mariage ! Ah ! puis-je me dissimuler que rien au monde ne consolera jamais personne de la perte de Léonce.

Quel art madame de Vernon n'a-t-elle pas employé pour entourer mon coeur par ces liens de délicatesse et de sensibilité qui vous saisissent de partout ! Combien elle seroit étonnée si je ne répondois pas à sa confiance ! elle a l'air de repousser bien loin d'elle cette crainte. Ah ! si du moins elle vouloit me soupçonner ! Mais rien, rien ne peut l'y engager ; il faudra lui parler, il le faudra, j'y suis résolue ; dussé-je tout sacrifier, elle ne doit pas ignorer ce qu'il m'en coûte ! Mais ce premier mot qui dira tout, que de douleur j'éprouverai pour le prononcer !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVI.

LETTRE XXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 20 juin.

Vous êtes bien dangereuse pour moi, ma chère Louise ; je vous conjure de me fortifier dans mes cruels combats, et vous m'écrivez une lettre, dans laquelle vous rassemblez tous les motifs que mon coeur pourroit me suggérer, pour me livrer aux sentimens que j'éprouve. Vous voulez me persuader que Matilde ne sera point malheureuse de la perte de Léonce ; vous me rappelez que madame de Vernon étoit disposée à s'occuper d'un autre choix, lorsque la vie de Léonce étoit en danger ; vous prétendez que j'ai fait assez pour mon amie, en lui prêtant une fois quarante mille livres, et en assurant, par mes dons, la fortune de sa fille : mais vous n'aimez pas madame de Vernon ; mais vous ne sentez pas combien l'affection que je lui ai témoignée, le goût vif que j'ai toujours eu pour son esprit et pour son caractère, me rendroient douloureux ce qui pourroit lui déplaire. Je l'aime depuis l'âge de quinze ans, je lui dois les momens les plus agréables de ma vie ; tout ce qui tient à elle ébranle fortement mon âme : je me suis accoutumée à croire que son bonheur importoit plus que le mien ; il me sembloit que mon âme orageuse n'étoit destinée qu'à souffrir ; mais je me flattois du moins que je préserverois de toutes les peines l'être doux et paisible qui se confioit à mon amitié. Je vais perdre six années d'affections et de souvenirs, pour ce sentiment nouveau qui peut-être sera brisé par le caractère de Léonce ; je crains déjà même que vous n'en soyez convaincue par ce que je vais vous dire.

Thérèse étoit hier plus tourmentée que jamais : on a commencé à mettre dans la tête de M. d'Ervins, que les opinions politiques de M. de Serbellane étoient très-dangereuses, et qu'il ne convenoit pas à un défenseur de la cour de voir souvent un tel homme.

Il le reçoit donc beaucoup plus froidement, et ne l'invite presque plus : Thérèse en est au désespoir, et vouloit m'engager à avoir chez moi tous les jours M. de Serbellane avec elle ; je m'y suis refusée ; je ne puis protéger une liaison contraire à ses devoirs, je lui donnerai tous les soins qui

peuvent consoler son coeur, mais si les circonstances la ramènent dans la route de la morale, je ne repousserai point le secours que la Providence lui donne. Elle a écouté mon refus avec douceur, en me rappelant seulement la promesse que je lui avois faite, si M. de Serbellane étoit obligé de partir ; je l'ai confirmée, cette promesse ; j'avois quelque embarras de m'être montrée si sévère ; hélas ! en ai-je encore le droit ? Thérèse se livra bientôt après à me peindre tous les sentimens de douleur qui l'agitoient : elle ne savoit pas combien elle me faisoit mal ; je lui disois à voix basse quelques mots de calme et de raison, mais j'étois prête à me jeter dans ses bras, à confondre ma douleur avec la sienne, à me livrer avec elle à l'expression du sentiment dont je voulois la défendre ; je me retins cependant, je le devois ; il faut que je la soutienne encore de ma main mal assurée.

Cet après-midi M. de Serbellane est venu me voir ; il m'a parlé de Thérèse, et ce n'est jamais sans attendrissement que je retrouve en lui le touchant mélange d'une protection fraternelle, et de la délicatesse de l'amour. Il avoit encore quelques détails essentiels à me dire ; l'heure me pressoit pour me rendre au concert que donnoit madame de Vernon ; il me proposa de m'accompagner : il m'est arrivé plusieurs fois de faire des visites avec M. de Serbellane ; vous savez que je ne consens point à me gêner pour ces prétendues convenances de société auxquelles on s'astreint si facilement, quand on a véritablement intérêt à dissimuler sa conduite.

Mais il me vint dans l'esprit que je pourrois déplaire à Léonce, en arrivant avec un jeune homme, et j'hésitois à répondre. M. de Serbellane le remarqua, et me dit :-Est-ce que vous ne voulez pas que j'aille avec vous ?-J'étois honteuse de mon embarras ; je ne savois que faire de cette apparence de pruderie qui convient si mal à un caractère naturel ; et ne pouvant ni dire la vérité, ni me résoudre a me laisser soupçonner d'affectation, j'acceptai la main que m'offroit M. de Serbellane, et nous partîmes ensemble.

J'espérois que Léonce ne seroit point encore chez madame de Vernon ; il y étoit déjà : je reconnus en entrant sa voiture dans la cour ; un des amis de M. de Serbellane le retint sur l'escalier : je le précédai d'un demi-quart d'heure, et je croyois avoir évité ce que je redoutois ; mais au moment où M. de Serbellane entra, madame de Vernon, je ne sais par quel hasard, lui demanda tout haut si nous n'étions pas venus ensemble ; il répondit fort simplement que oui. A ce mot Léonce tressaillit, il regarda tour à tour M. de Serbellane et moi, avec l'expression la plus amère, et je ne sus pendant un moment si je n'avois pas tout à craindre. M. de Serbellane remarqua, j'en suis sûre, la colère de Léonce ; mais voulant me ménager, il s'assit négligemment à côté d'une femme, dont il ne cessa pas d'avoir l'air fort occupé.

Léonce alla se placer à l'extrémité de la salle, et me regarda d'abord avec un air de dédain : j'étois profondément irritée ; et ce mouvement se seroit soutenu, si, tout à coup, une pâleur mortelle couvrant son visage, ne m'avoit rappelé l'état où il étoit, quand je le vis pour la première fois.

Le souvenir d'une impression si profonde l'emporta bientôt malgré moi sur mon ressentiment.

Léonce s'aperçut que je le regardois, il détourna la tête, et parut faire un effort sur lui-même pour se relever et reprendre à la vie.

Matilde chanta bien, mais froidement ; Léonce ne l'applaudit point ; le concert continua sans qu'il eût l'air de l'entendre, et sans que l'expression sévère et sombre de son visage s'adoucît un instant.

J'étois accablée de tristesse ; votre lettre, je l'avoue, avoit un peu affoibli l'idée que je me faisois des obstacles qui me séparaient de Léonce : j'étois arrivée avec cette douce pensée, et Léonce, en me présentant tous les inconvéniens de son caractère, sembloit élever de nouvelles barrières entre nous. Peut-être étoit-il jaloux, peut-être blâmoit-il, de toute la hauteur de ses préjugés à cet égard, une conduite qu'il trouvoit légère : l'un et l'autre pouvoit être vrai, mais je ne savois comment parvenir à m'expliquer avec lui.

Le concert fini, tout le monde se leva ; j'essayai deux fois de parler à ceux qui étoient près de Léonce ; deux fois il quitta la conversation dont je m'étois mêlée, et s'éloigna pour m'éviter. Mon indignation m'avoit reprise, et je me préparois à partir, lorsque madame de Vernon dit à quelques femmes qui restoient, qu'elle les invitoit au bal qu'elle donneroit à sa fille jeudi prochain, pour la convalescence de M. de Mondoville. Jugez de l'effet que produisirent sur moi ces derniers mots ; je crus que c'étoit la fête de la noce ; que Léonce s'étoit expliqué positivement ; que le jour étoit fixé : je fus obligée de m'appuyer sur une chaise, et je me sentis prête à m'évanouir.

Léonce me regarda fixement, et levant les yeux tout à coup avec une sorte de transport, il s'avança au milieu du cercle, et prononça ces paroles avec l'accent le plus vif et le plus distinct :-On s'étonneroit, je pense, dit-il, de la bonté que, madame de Vernon me témoigne, si l'on ne savoit pas que ma mère est son intime amie, et qu'à ce titre elle veut bien s'intéresser à moi.

-Quand ces mots furent achevés, je respirai, je le compris ; tout fut réparé. Madame de Vernon dit alors en souriant avec sa grâce et sa présence d'esprit accoutumées :-Puisque M. de Mondoville ne veut pas de mon intérêt pour lui-même, je dirai qu'il le doit tout entier à sa mère ; mais je persiste dans l'invitation du bal.

La société se dispersa ; il ne resta pour le souper que quelques personnes. Le neveu de madame du Marset, qui a une assez jolie voix, me demanda de chanter avec Matilde et lui, ce trio de Didon que votre frère aimoit tant : je refusois ; Léonce dit un mot, j'acceptai. Matilde se mit au piano avec assez de complaisance : elle a pris plus de douceur dans les manières depuis qu'elle voit Léonce, sans qu'il y ait d'ailleurs en elle aucun autre changement. On me chargea du rôle de Didon ; Léonce s'assit presque en face de nous, s'appuyant sur le piano : je pouvois à peine articuler les premiers sons ; mais en regardant Léonce, je crus voir que son visage avoit repris son expression naturelle ; et toutes mes forces se ranimèrent, lorsque je vins à ces paroles sur une mélodie si touchante :

Tu sais si mon coeur est sensible ;

Épargne-le s'il est possible :

Veux-tu m'accabler de douleur ?

La beauté de cet air, l'ébranlement de mon coeur donnèrent, je le crois, à mon accent toute l'émotion, toute la vérité de la situation même. Léonce, mon cher Léonce laissa tomber sa tête sur le piano : j'entendois sa respiration agitée, et quelquefois il relevoit, pour me regarder, son visage baigné de larmes.

Jamais, jamais je ne me suis sentie tellement au-dessus de moi-même ; je découvrois dans la musique, dans la poésie, des charmes, une puissance qui m'étoient inconnus : il me sembloit que l'enchantement des beaux-arts s'emparoit pour la première fois de mon être, et j'éprouvois un enthousiasme, une élévation d'âme dont l'amour étoit la première cause, mais qui étoit plus pure encore que l'amour même.

L'air fini, Léonce, hors de lui-même, descendit dans le jardin pour cacher son trouble. Il y resta long-temps, je m'en inquiétois ; personne ne parloit de lui ; je n'osois pas commencer ; il me sembloit que prononcer son nom c'étoit me trahir. Heureusement il prit au neveu de madame du Marset l'envie de nous faire remarquer ses connoissances en astronomie ; il s'avança vers la terrasse pour nous démontrer les étoiles, et je le suivis avec bien du zèle. Léonce revint ; il me saisit la main sans être aperçu, et me dit avec une émotion profonde :-Non, vous n'aimez pas M. de Serbellane, ce n'est pas pour lui que vous avez chanté, ce n'est pas lui que vous avez regardé.-Non, sans doute, m'écriai-je, j'en atteste le ciel et mon coeur !-Madame de Vernon nous interrompit aussitôt ; je ne sus pas si elle avoit entendu ce que je disois, mais j'étois résolue à lui tout avouer : je ne craignois plus rien.

On rentra dans le salon ; Léonce étoit d'une gaîté extraordinaire ; jamais je ne lui avois vu tant de liberté d'esprit ; il étoit impossible de ne pas reconnoître en lui la joie d'un homme échappé à une grande peine. Sa disposition devint la mienne ; nous inventâmes mille jeux, nous avions l'un et l'autre un sentiment intérieur de contentement qui avoit besoin de se répandre.

Il me fit indirectement quelques épigrammes aimables sur ce qu'il appeloit ma philosophie, l'indépendance de ma conduite, mon mépris pour les usages de la société ; mais il étoit heureux, mais il s'établissoit entre nous cette douée familiarité, la preuve la plus intime des affections de l'âme ; il me sembla que nous nous étions expliqués, que tous les obstacles étoient levés, tous les sermens prononcés ; et cependant je ne connoissois rien de ses projets, nous n'avions pas encore eu un quart d'heure de conversation ensemble ; mais j'étois sûre qu'il m'aimoit, et rien alors dans le monde ne me paroissoit incertain.

Je m'approchai de madame de Vernon, et je lui demandai le soir même une heure d'entretien ; elle me refusa en se disant malade : je proposai le lendemain ; elle me pria de renvoyer après le bal ce que je pouvois avoir à lui dire ; elle m'assura que jusqu'à ce jour elle n'auroit pas un moment de libre. Je m'y soumis, quoiqu'il me fût aisé d'apercevoir qu'elle cherchoit des prétextes pour éloigner cette conversation. Soit qu'elle en devine ou non le sujet, ma résolution est prise, je lui parlerai ; quand elle saura tout, quand je lui aurai offert de quitter Paris, d'aller m'enfermer dans une retraite pour le reste de mes jours, afin d'y conserver sans crime le souvenir de Léonce, elle prononcera sur mon sort, je l'en ferai l'arbitre ; et quel que soit le parti qu'elle prenne, je n'aurai plus du moins à rougir devant elle.

Ma chère Louise, je goûte quelque calme depuis que je n'hésite plus sur la conduite que je dois suivre.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVII.

LETTRE XXVII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 29 juin.

Mon sort est décidé, mon cher maître, jamais un autre objet que Delphine n'aura d'empire sur mon coeur : hier au bal, hier elle s'est presque compromise pour moi. Ah ! que je la remercie de m'avoir donné des devoirs envers elle ! je n'ai plus de doutes, plus d'incertitudes ; il ne s'agit plus que d'exécuter ma résolution, et je ne vous consulte que sur les moyens d'y parvenir.

Je serai le 4 juillet à Mondoville ; nous concerterons ensemble ce qu'il faut écrire à ma mère ; madame de Vernon ne m'a pas encore dit un mot du mariage projeté ; à mon retour de Mondoville, je lui parlerai le premier ; c'est une femme d'esprit, elle est amie de Delphine : dès qu'elle sera bien assurée de ma résolution, elle la servira. Je ne craignois que la force des engagemens contractés ; ma mère a évité de me répondre sur ce sujet ; il faut qu'elle n'y croie pas son honneur intéressé ; elle n'auroit pas tardé d'un jour à me donner un ordre impérieux, si elle avoit cru sa délicatesse compromise par ma désobéissance. Elle n'insiste dans ses lettres que sur les prétendus défauts de madame d'Albémar : on lui a persuadé qu'elle étoit légère, imprudente ; qu'elle compromettoit sans cesse sa réputation, et ne manquoit pas une occasion d'exprimer les opinions les plus contraires à celles qu'on doit chérir et respecter. C'est à vous, mon cher Barton, de faire connoître madame d'Albémar à ma mère ; elle vous croira plus que moi.

Sans doute Delphine se fie trop à ses qualités naturelles, et ne s'occupe pas assez de l'impression que sa conduite peut produire sur les autres. Elle a besoin de diriger son esprit vers la connoissance du monde, et de se garantir de son indifférence pour cette opinion publique, sur laquelle les hommes médiocres ont au moins autant d'influence que les hommes supérieurs.

Il est possible que nous ayons des défauts entièrement opposés ; eh bien ! à présent je crois que notre bonheur et nos vertus s'accroîtront par cette différence même ; elle soumettra, j'en suis sûr, ses actions à mes désirs, et sa manière de penser affranchira peut-être ; la mienne : elle calmera du moins cette, ardente susceptibilité qui m'a déjà fait beaucoup souffrir. Mon ami, tout est bien, tout est bien, si je suis son époux.

Hier enfin... Mais comment vous raconter ce jour ? c'est replonger une âme dans le trouble qui l'égare. Quel sentiment que l'amour ! Quelle autre vie dans la vie ! Il y a dans mon coeur des souvenirs, des pensées si vives de bonheur, que je jouis d'exister chaque fois que je respire. Ah ! que mon ennemi m'auroit fait de mal en me tuant ! Ma blessure m'inquiète à présent : il m'arrive de craindre qu'elle ne se rouvre ; des mouvemens si passionnés m'agitent, que j'éprouve, le croiriez-vous, la peur de mourir avant demain, avant une heure, avant l'instant où je dois la revoir.

Ne pensez pas cependant que je vous exprime l'amour d'un jeune homme, l'amour qu'un sage ami devroit blâmer. Quoique vous vous soyez imposé de ne point contrarier les vues de ma mère, vous désirez qu'elle préfère madame d'Albémar à Matilde. Oui, mon cher maître, votre raison est d'accord avec le choix de votre élève ; ne vous en défendez pas.

Ah ! si vous saviez combien vous m'en êtes plus cher !

J'avois reçu, avant d'aller au bal de madame de Vernon, une réponse de vous sur M. de Serbellane. Vous conveniez que c'étoit l'homme que madame d'Albémar vous avoit toujours paru distinguer le plus ; et quoique vous cherchassiez à calmer mon inquiétude, votre lettre l'avoit ranimée.

J'arrivai donc au bal de madame de Vernon avec une disposition assez triste ; Matilde s'étoit parée d'un habit à l'espagnole, qui relevoit singulièrement la beauté de sa taille et de sa figure : elle ne m'a jamais témoigné de préférence ; mais je crus voir une intention aimable pour moi dans le choix de cet habit : je voulus lui parler, et je m'assis près d'elle, après l'avoir engagée à se rapprocher de la porte d'entrée vers laquelle je retournois sans cesse la tête. J'étois si vivement ému par l'impatience de voir arriver Delphine, que je ne pouvois pas même suivre, avec Matilde, cette conversation de bal si facile à conduire.

Tout à coup je sentis un air embaumé ; je reconnus le parfum des fleurs que Delphine a coutume de porter, et je tressaillis ; elle entra sans me voir : je n'allai pas à l'instant vers elle ; je goûtai d'abord le plaisir de la savoir dans le même lieu que moi. Je ménageai avec volupté les délices de la plus heureuse journée de ma vie : je laissai Delphine faire le tour du bal avant de m'approcher d'elle ; je remarquai seulement qu'elle cherchoit quelqu'un encore, quoique tout le monde se fût empressé de l'entourer. Elle étoit vêtue d'une simple robe blanche, et ses beaux cheveux étoient rattachés ensemble sans aucun ornement, mais avec une grâce et une variété tout à-fait inimitables. Ah ! qu'en la regardant j'étois ingrat pour la parure de Matilde ; c'étoit celle de Delphine qu'il falloit choisir. Que me font les souvenirs de l'Espagne ? Je ne me rappelle rien, que depuis le jour où j'ai vu madame d'Albémar.

Elle me reconnut dans l'embrasure d'une fenêtre, où j'avois été me placer pour la regarder. Elle eut un mouvement de joie que je ne perdis point ; bientôt après elle aperçut Matilde, et son costume la frappa tellement, qu'elle resta debout devant elle, rêveuse, distraite et sans lui parler.

Une jeune et jolie Italienne, qu'on nomme madame d'Ervins, aborda Delphine et la pria de la suivre dans le salon à côté. Delphine hésitoit, et j'en suis sûr, pour me parler ; cependant madame d'Ervins eut l'air affligée de sa résistance, et Delphine n'hésita plus.

Cet entretien avec madame d'Ervins fut assez long, et je le souffrois impatiemment, lorsque Delphine revint à moi et me dit :-Il est peut-être bien ridicule de vous rendre compte de mes actions sans savoir si vous vous y intéressez ; enfin dussiez-vous trouver cette démarche imprudente, vous penserez de mon caractère ce que vous en pensez peut-être déjà, mais vous ne concevrez pas du moins sur moi des soupçons injustes. Un intérêt, qu'il m'est interdit de vous confier, me force à causer quelques instans seule avec M. de Serbellane ; cet intérêt est le plus étranger du monde à mes affections personnelles ; je connoîtrois bien mal Léonce, s'il pouvoit se méprendre à l'accent de la vérité, et si je n'étois pas sûre de le convaincre, quand j'atteste son estime pour moi, de la sincérité de mes paroles.-La dignité et la simplicité de ce discours me firent une impression profonde : ah ! Delphine ! quelle seroit votre perfidie, si vous faisiez servir au mensonge tant de charmes qui ne semblent créés que pour rendre plus aimables encore les premiers mouvemens, les affections involontaires, pour réunir enfin dans une même femme les grâces élégantes du monde à toute la simplicité des sentimens naturels !

Quand la conversation de madame d'Albémar avec M. de Serbellane fut terminée, elle revint dans le bal ; et M. d'Orsan, ce neveu de madame du Marset, qui a toujours besoin d'occuper de ses talens, parce qu'ils lui tiennent lieu d'esprit, pria Delphine de danser une polonoise, qu'un Russe leur avoit apprise à tous les deux, et dont on étoit très-curieux dans le bal.

Delphine fut comme forcée de céder à son importunité, mais il y avoit quelque chose de bien aimable dans les regards qu'elle m'adressa ; elle se plaignoit à moi de l'ennui que lui causoit M. d'Orsan ; notre intelligence s'étoit établie d'elle-même, son sourire m'associoit à ses observations doucement malicieuses.

Les hommes et les femmes montèrent sur les bancs pour voir danser Delphine ; je sentis mon coeur battre avec une grande violence, quand tous les yeux se tournèrent sur elle : je souffrois de l'accord même de toutes ces pensées avec la mienne ; j'eusse été plus heureux si je l'avois regardée seul.

Jamais la grâce et la beauté n'ont produit sur une assemblée nombreuse un effet plus extraordinaire ; cette danse étrangère a un charme dont rien de ce que nous avons vu ne peut donner l'idée ; c'est un mélange d'indolence et de vivacité, de mélancolie et de gaîté tout-à-fait asiatique. Quelquefois, quand l'air devenoit plus doux, Delphine marchoit quelques pas la tête penchée, les bras croisés, comme si quelques souvenirs, quelques regrets étoient venus se mêler soudain à tout l'éclat d'une fête ; mais, bientôt reprenant la danse vive et légère, elle s'entouroit d'un schall indien, qui, dessinant sa taille, et retombant avec ses longs cheveux, faisoit de toute sa personne un tableau ravissant.

Cette danse expressive et, pour ainsi dire, inspirée, exerce sur l'imagination un grand pouvoir ; elle vous retrace les idées et les sensations poétiques que, sous le ciel de l'Orient, les plus beaux vers peuvent à peine décrire.

Quand Delphine eut cessé de danser, de si vifs applaudissemens se firent entendre, qu'on put croire pour un moment tous les hommes amoureux, et toutes les femmes subjuguées.

Quoique je sois encore foible et qu'on m'ait défendu tout exercice qui pourroit enflammer le sang, je ne sus pas résister au désir de danser une angloise avec Delphine ; il s'en formoit une de toute la longueur de la galerie ; je demandai à madame d'Albémar de la descendre avec moi.-Le pouvez-vous, me répondit-elle, sans risquer de vous faire mal ?-Ne craignez rien pour moi, répondis-je, je tiendrai votre main.-La danse commença, et plusieurs fois mes bras serrèrent cette taille souple et légère qui enchantoit mes regards : une fois, en tournant avec Delphine, je sentis son coeur battre sous ma main ; ce coeur, que toutes les puissances divines ont doué, s'animoit-il pour moi d'une émotion plus tendre ?

J'étois si heureux, si transporté, que je voulus recommencer encore une fois la même contredanse ; la musique étoit ravissante ; deux harpes mélodieuses accompagnoient les instrumens à vent, et jouoient un air à la fois vif et sensible ; la danse de Delphine prenoit par degrés un caractère plus animé, ses regards s'attachoient sur moi avec plus d'expression ; quand les figures de la danse nous ramenoient l'un vers l'autre, il me sembloit que ses bras s'ouvroient presque involontairement pour me rappeler, et que, malgré sa légèreté parfaite, elle se plaisoit souvent à s'appuyer sur moi ; les délices dont je m'enivrois me firent oublier que ma blessure n'étoit pas parfaitement guérie : comme nous étions arrivés au dernier couple qui terminoit le rang, j'éprouvai tout à coup un sentiment de foiblesse qui faisoit fléchir mes genoux ; j'attirai Delphine, par un dernier effort, encore plus près de moi, et je lui dis à voix basse :-Delphine, Delphine ! si je mourois ainsi, me trouveriez-vous à plaindre ?-Mon Dieu ! interrompit-elle d'une voix émue, mon Dieu ! qu'avez-vous ?-L'altération de mon visage la frappa ; nous étions arrivés à la fin de la danse ; je m'appuyai contre la cheminée, et je portai sans y penser la main sur ma blessure, qui me faisoit beaucoup souffrir.

Delphine ne fut plus maîtresse de son trouble, et s'y livra tellement, qu'à travers ma foiblesse je vis que tous les regards se fixoient sur elle ; la crainte de la compromettre me redonna des forces, et je voulus passer dans la chambre voisine de celle où l'on dansoit. Il y avoit quelques pas à faire. Delphine n'observant rien que l'état où j'étois, traversa toute la salle sans saluer personne, me suivit, et me voyant chanceler en marchant, s'approcha de moi pour me soutenir ; j'eus beau lui répéter que j'allois mieux, qu'en respirant l'air je serois guéri, elle ne songeoit qu'à mon danger, et laissa voir à tout le monde l'excès de sa peine et la vivacité de son intérêt.

O Delphine ! dans ce moment, comme au pied de l'autel, j'ai juré d'être ton époux : j'ai reçu ta foi, j'ai reçu le dépôt de ton innocente destinée, lorsqu'un nuage s'est élevé sur ta réputation, à cause de moi !

Quand je fus près d'une fenêtre, je me remis entièrement ; alors Delphine, se rappelant ce qui venoit de se passer, me dit les larmes aux yeux :-Je viens d'avoir la conduite du monde la plus extraordinaire ; votre imprudence, en persistant à danser, a mis mon coeur à cette cruelle épreuve. Léonce, Léonce, aviez-vous besoin de me faire souffrir pour me deviner ?-Pourriez-vous me soupçonner, lui dis-je, d'exposer volontairement aux regards des autres ce que j'ose à peine recueillir avec respect, avec amour, dans mon coeur ? Mais si vous redoutez le blâme de la société, je saurai bientôt...-Le blâme de la société, interrompit-elle, avec une expression d'insouciance singulièrement piquante ; je ne le crains pas : mais mon secret sera connu avant que je l'aie confié à l'amitié, et vous ne savez pas combien cette conduite me rend coupable !-Elle alloit continuer, lorsque nous entendîmes du bruit dans le salon, et le nom de madame d'Ervins plusieurs fois répété.

Delphine me quitta précipitamment, pour demander la cause de l'agitation de la société.-Madame d'Ervins, lui répondit M. de Fierville, vient de tomber sans connoissance, et on l'emporte dans sa voiture, par ordre de M. d'Ervins ; il ne veut pas qu'elle reçoive des secours ailleurs que chez elle.

A peine Delphine eut-elle entendu ces dernières paroles, qu'elle s'élança sur l'escalier. atteignit M. d'Ervins, monta dans sa voiture sans rien lui dire, et partit à l'instant même ; c'est tout ce que je pus apercevoir. Le mouvement rapide d'une bonté passionnée l'entraînoit. Elle me laissa seul au milieu de cette fête, que je ne reconnoissois plus. Je cherchois en vain les plaisirs qui se confondoient dans mon âme avec l'amour ; mais j'étois pénétré de cette émotion tendre, et néanmoins sérieuse, qui remplit le coeur d'un honnête homme, lorsqu'il a donné sa vie, lorsqu'il s'est chargé du bonheur de celle d'un autre.

Je ne sais si j'abuse de votre amitié en vous confiant les sentimens que j'éprouve ; mais pourquoi la gravité de votre âge et de votre caractère me défendroit-elle de vous peindre ce pur amour qui me guide dans le choix de la compagne de ma vie ? Mon cher maître ! ils vous seront doux les récits du bonheur de votre élève ; s'ils vous rappellent votre jeunesse, ce sera sans amertume, car tous vos souvenirs tiennent à la même pensée ; ils se rattachent tous à la vertu.

J'attendrai pour m'expliquer entièrement avec madame d'Albémar, que j'aie reçu la réponse de ma mère. Dans quelques jours je serai près de vous à Mondoville, puisque vous y avez besoin de moi. Je veux que nous écrivions ensemble à ma mère, de ce lieu même où elle a passé les premières années de son mariage et de mon enfance ; ces souvenirs la disposeront à m'être favorable.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVIII.

LETTRE XXVIII.

Madame de Vernon à M. de Clarimin.

Paris, ce 30 juin 1790.

On vous a mandé que M. de Mondoville étoit très-occupé de madame d'Albémar, et qu'il paroissoit la préférer à ma fille ; vous en avez conclu que le mariage que j'ai projeté n'auroit pas lieu. Vous devriez avoir cependant un peu plus de confiance dans l'esprit que vous me connoissez. Je suis témoin de tout ce qui se passe ; Léonce et Delphine n'ont pas un seul mouvement que je n'aperçoive, et vous imaginez que je ne saurai pas prévenir à temps cette liaison qui renverseroit tous mes projets de bonheur et de fortune !

J'ai fait quelquefois usage de mon adresse pour de très-légers intérêts ; aujourd'hui c'est mon devoir de protéger ma fille, et je n'y réussirois pas ! Vous me dites que madame d'Albémar me cache son affection pour Léonce. Mon Dieu ! je vous assure que j'aurai sa confiance quand je le voudrai ; je ne suis occupée qu'à une chose, c'est à l'éviter ; car elle m'engageroit, et il me plaît de rester libre.

Les caractères de Léonce et de Delphine ne se conviennent point ; Léonce est orgueilleux comme un Espagnol, épris de la considération presque autant que de Delphine, aimable, très-aimable ; mais il faut les séparer pour leur intérêt à tous les deux. L'occasion s'en présentera ; il ne faut que du temps, et je défie bien Léonce et Delphine de presser les événemens que j'ai résolu de ralentir.

Personne ne sait mieux que moi faire usage de l'indolence : elle me sert à déjouer naturellement l'activité des autres. Je veux le mariage de Léonce et de Maltide. Je ne me suis pas donné la peine de vouloir quatre fois en ma vie ; mais quand j'ai tant fait que de prendre cette fatigue, rien ne me détourne de mon but, et je l'atteins ; comptez-y.

Je vous remercie de l'intérêt que vous me témoignez ; mais quand il y va du sort de ma fille, de ma ruine ou de mon aisance, de tout enfin pour moi, pensez-vous que je puisse rien négliger ? Je me garde bien cependant d'agir dans un grand intérêt, avec plus de vivacité que dans un petit ; car ce qui arrange tout, c'est la patience et le secret.

Adieu donc, mon cher Clarimin ; comme j'espère vous voir à Paris dans peu de temps, je vous y invite pour les noces de ma fille.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIX.

LETTRE XXIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 2 juillet.

Thérèse est perdue, ma chère Louise, et je ne sais à quel parti m'arrêter pour adoucir sa cruelle situation. J'entrevoyois quelque espoir pour mon bonheur, il y a deux jours, à la fête de madame de Vernon ; Léonce et moi, nous nous étions presque expliqués ; mais depuis le malheur arrivé à Thérèse, je suis tellement émue, que j'ai laissé passer deux soirées sans oser aller chez madame de Vernon. Léonce auroit remarqué ma tristesse, et je n'aurois pu lui en avouer la cause ; s'il est un devoir sacré pour moi, c'est celui de garder inviolablement le secret de mon amie ; et comment ne pas se laisser pénétrer par ce qu'on aime ? Je ne sais donc rien de Léonce ; et madame d'Ervins occupe seule tous mes momens.

Madame du Marset, cette cruelle ennemie de tous les sentimens, qu'elle ne peut plus inspirer ni ressentir, a connu M. d'Ervins à Paris il y a quinze ans, avant qu'il eût épousé Thérèse. Avant-hier au bal, madame du Marset, placée à côté de lui, n'a cessé de lui parler bas, pendant que Thérèse dansoit avec M. de Serbellane ; je ne crois point que madame du Marset ait été capable d'exciter positivement les soupçons de M. d'Ervins ; les caractères les plus méchans ne veulent pas s'avouer qu'ils le sont, et se réservent toujours quelques moyens d'excuse vis-à-vis des autres et d'eux-mêmes ; mais j'ai cru reconnoître par quelques mots échappés à la fureur de M. d'Ervins, que madame du Marset, en apprenant que M. de Serbellane avoit passé six mois dans son château avec sa femme, s'étoit moquée du rôle ridicule qu'il devoit avoir joué, en tiers avec ces deux jeunes gens ; et de tous les mots qu'elle pouvoit choisir, le plus perfide étoit celui de ridicule ; depuis, M. d'Ervins l'a répété sans cesse dans sa fureur, et quand elle s'apaisoit, il lui suffisoit de se le prononcer à lui-même, pour qu'elle recommençât plus violente que jamais.

Je passai devant M. d'Ervins, quelques momens après sa conversation avec madame du Marset, et je fus frappée de son air sérieux ; comme je ne connois rien en lui de profond que son amour-propre, je ne doutai pas qu'il ne fût offensé de quelque manière. Thérèse me fit part des mêmes observations, et cependant, soit, comme elle me l'a dit depuis, qu'un sentiment funeste l'agitât, soit que cette fête, nouvelle pour elle, l'étourdît, et lui otât le pouvoir de réfléchir, son occupation de M. de Serbellane n'étoit que trop remarquable pour des regards attentifs. M. d'Ervins affecta de s'éloigner d'elle ; mais j'aperçus clairement qu'il ne la perdoit pas de vue : j'en avertis M. de Serbellane ; je comptais sur sa prudence : en effet, il évita constamment de parler à Thérèse. Si je n'avois pas quitté madame d'Ervins alors, peut-être aurois-je calmé le trouble où la jetoit l'apparente, froideur de M. de Serbellane : elle en savoit la cause, et cependant elle ne pouvoit en supporter la vue. Entièrement occupée de Léonce, le reste de la soirée, j'oubliai madame d'Ervins : c'est à cette faute, hélas ! qu'est peut-être due son infortune.

Je parlois encore à Léonce, lorsque j'appris subitement qu'on emportoit madame d'Ervins sans connoissance ; je courus après son mari qui la suivoit, je montai dans sa voiture presque malgré lui, et je pris dans mes bras la pauvre Thérèse, qui étoit tombée dans un évanouissement si profond, qu'elle ne donnoit plus un signe de vie.-Grand Dieu ! dis-je à M. d'Ervins, qui l'a mise en cet état ?-Sa conscience, madame, me répondit-il ; sa conscience !-Et il me raconta alors ce qui s'étoit passé, avec un tremblement de colère dans lequel il n'entroit pas un seul sentiment de pitié pour cette charmante figure mourant devant ses yeux.

Placé derrière une porte au moment où sa femme passoit d'une chambre à l'autre, il l'avoit entendu faire à M. de Serbellane des reproches dont l'expression supposoit une liaison intime : il s'étoit avancé alors, et prenant la main de sa femme, il lui avoit dit à voix basse, mais avec fureur :-Regardez-le, ce perfide étranger ; regardez-le, car jamais vous ne le reverrez. A ces mots Thérèse étoit tombée comme morte à ses pieds ; M. d'Ervins étoit fier de la douleur qu'il lui avoit causée ; son orgueil ne se reposoit que sur cette cruelle jouissance.

Quand nous arrivâmes à la maison de madame d'Ervins, sa fille Isore, la voyant rapporter dans cet état, jetoit des cris pitoyables, auxquels M. d'Ervins ne daignoit pas faire la moindre attention. On posa Thérèse sur son lit, revêtue, comme elle l'étoit encore, de guirlandes de fleurs et de toutes les parures du bal ; elle avoit l'air d'avoir été frappée de la foudre au milieu d'une fête.

Mes soins la rappelèrent à la vie ; mais elle étoit dans un délire qui trahissoit à chaque instant son secret. Je voulois que M. d'Ervins me laissât seule avec elle ; mais loin qu'il y consentît, il s'approcha de moi pour me dire que ma voiture étoit arrivée, et que dans ce moment il désiroit d'entretenir sa femme sans témoins.-Au nom de votre fille, lui dis-je, M. d'Ervins, ménagez Thérèse ; n'oubliez pas dix ans de bonheur ; n'oubliez pas...-Je sais, madame, interrompit-il, ce que je me dois à moi même : croyez que j'aurai toujours présent à l'esprit ma dignité personnelle.-Et n'aurez-vous pas, repris-je, n'aurez-vous pas présent à l'esprit le danger de Thérèse ?-Ce qui est convenable doit être accompli, répondit-il, quoi qu'il en coûte ; elle a l'honneur de porter mon nom, je verrai ce qu'exigent à ce titre et son devoir et le mien.-Je quittai cet homme odieux, cet homme incapable de rien voir dans la nature que lui seul, et dans lui-même, que son orgueil.

Je retournai encore une fois vers l'infortunée Thérèse ; je l'embrassai en lui jurant l'amitié la plus tendre, et lui recommandant la prudence et le courage ; elle ne me répondit à demi-voix que ces seuls mots :-Faites que je le revoie.-Je partis le coeur déchiré.

En rentrant chez moi vers deux heures du matin, je trouvai M. de Serbellane qui m'attendoit : combien je fus touché de sa douleur ! Ces caractères habituellement froids sortent quelquefois d'eux-mêmes, et produisent alors une impression ineffaçable. Il se faisoit une violence infinie pour contenir sa fureur contre M. d'Ervins ; cependant il lui échappa une fois de dire :-Qu'il ne me fasse pas craindre pour sa femme ; qu'il ne la menace pas d'indignes traitemens ; car alors je trouverai qu'il vaut mieux se battre avec lui, le tuer, et délivrer Thérèse ; et si jamais j'arrivois à trouver ce parti le plus raisonnable, ah !-que je le prendrois avec joie !-Je le calmai en lui disant que je reverrois le lendemain Thérèse, et que je lui raconterois fidèlement dans quelle situation je la trouverois. Nous nous quittâmes après qu'il m'eut promis de ne prendre aucun parti sans m'avoir revue.

Aujourd'hui je n'ai pu être reçue chez Thérèse qu'à huit heures du soir ; j'y ai été dix fois inutilement ; son mari la tenoit enfermée ; son état m'a plus effrayée encore que la veille. Ah ! mon Dieu, quelle destinée ! M. d'Ervins ne l'avoit pas quittée un seul instant, ni la nuit ni le jour ; il l'avoit accablée des reproches les plus outrageans ; il avoit obtenu d'elle tous les aveux qui l'accusoient, en la menaçant toujours, si elle le trompoit, d'interroger lui-même M. de Serbellane.

Enfin il avoit fini par lui déclarer qu'il exigeoit que M. de Serbellane quittât la France dans vingt-quatre heures.-Je ne m'informe pas, lui dit-il, des moyens que vous prendrez pour l'obtenir de lui ; vous pouvez lui écrire une lettre que je ne verrai pas ; mais si après-demain, à dix heures du soir, il est encore à Paris, j'irai le trouver, et nous nous expliquerons ensemble : aussi-bien je penche beaucoup pour ce dernier moyen, et il ne peut être évité que s'il me donne une satisfaction éclatante, en s'éloignant au premier signe de ma volonté.

Thérèse avoit tout promis ; mais ce qui l'occupoit peut-être le plus, c'étoit la parole que je lui avois donnée il y a quinze jours, d'assurer ses derniers adieux ; son imagination étoit moins frappée de la crainte d'un duel entre son amant et son mari, que de l'idée qu'elle ne reverroit plus M. de Serbellane ; elle s'est jetée à mes pieds pour me conjurer de détourner d'elle une telle douleur. Ces mots terribles que M. d'Ervins a prononcés au bal, ces mots : vous ne le verrez plus, retentissent toujours dans son coeur : en les répétant, elle est dans un tel état, qu'il semble qu'avec ces seules paroles on pourroit lui donner la mort : elle dit que si ce sort jeté sur elle ne s'accomplit pas, si elle revoit encore une fois M. de Serbellane, elle sera sûre que leur séparation ne doit point être éternelle, elle aura la force de supporter son départ ; mais que si ce dernier adieu n'est pas accordé, elle ne peut répondre d'y survivre. J'ai voulu détourner son attention ; mais elle me répétoit toujours :-Le verrai-je, lui dirai-je encore adieu ?-Et mon silence la plongeoit dans un tel désespoir, que j'ai fini par lui promettre que je consentirois à tout ce que voudroit M. de Serbellane ; eh bien ! dit-elle alors, je suis tranquille, car je lui ai écrit des prières irrésistibles.

Vous trouverez peut-être, ma chère Louise, vous qui êtes un ange de bonté, que je ne devois pas hésiter à satisfaire Thérèse, surtout après l'engagement que j'avois pris antérieurement avec elle. Faut-il vous avouer le sentiment qui me faisoit craindre de consentir à ce qu'elle désiroit ? Si Léonce apprend par quelque hasard que j'ai réuni chez moi une femme mariée avec son amant, malgré la défense expresse de son époux, m'approuvera-t-il ? Léonce, Léonce ! est-il donc devenu ma conscience, et ne suis-je donc plus capable de juger par moi-même ce que la générosité et la pitié peuvent exiger de moi ?

En sortant de chez Thérèse, j'allai chez madame de Vernon ; Léonce en étoit parti ; il m'avoit cherchée chez moi, et s'étoit plaint, à ce que m'a dit Matilde fort naturellement, du temps que je passois chez M. d'Ervins. M. de Fierville me fit alors quelques plaisanteries sur l'emploi de mes heures. Ces plaisanteries me firent tout à coup comprendre qu'il avoit vu sortir M. de Serbellane, à trois heures du matin, de chez moi, le jour du bal. J'en éprouvai une douleur insensée ; je ne voyois aucun moyen de me justifier de cette accusation ; je frémissois de l'idée que Léonce auroit pu l'entendre.

M. de Serbellane arriva dans ce moment, il venoit de chez moi ; il me le dit. M. de Fierville sourit encore ; ce sourire me parut celui de la malice infernale ; mais, au lieu de m'exciter à me défendre, il me glaça d'effroi, et je reçus M. de Serbellane avec une froideur inouïe.

Il en fut tellement étonné, qu'il ne pouvoit y croire, et son regard sembloit me dire : mais où êtes-vous, mais que vous est-il arrivé ? Sa surprise me rendit à moi-même.

Non, Léonce, me répétai-je tout bas, vous pouvez tout sur moi ; mais je ne vous sacrifierai pas la bonté, la généreuse bonté, le culte de toute ma vie. Je me décidai alors à prendre M. de Serbellane à part, et lui rendant compte en peu de mots de ce qui s'étoit passé, je lui dis qu'une lettre de Thérèse l'attendoit chez lui, et il partit pour la lire.

Après cet acte de courage et d'honnêteté, car c'étoit moi que je sacrifiois, je voulus tenter de ramener M. de Fierville ; je me demandai pourquoi je ne pourrois pas me servir de mon esprit pour écarter des soupçons injustes ; mais M. de Fierville étoit calme, et j'étois émue ; mais toutes mes paroles se ressentoient de mon trouble, tandis qu'il acéroit de sang-froid toutes les siennes. J'essayai d'être gaie pour montrer combien j'attachois peu de prix à ce qu'il croyoit important ; mes plaisanteries étoient contraintes, et l'aisance la plus parfaite rendoit les siennes piquantes. Je revins au sérieux, espérant parvenir de quelque manière à le convaincre ; mais il repoussoit par l'ironie l'intérêt trop vif que je ne pouvois cacher.

Jamais je n'ai mieux éprouvé qu'il est de certains hommes sur lesquels glissent, pour ainsi dire, les discours et les sentimens les plus propres à faire impression ; ils sont occupés à se défendre de la vérité par le persiflage ; et comme leur triomphe est de ne pas vous entendre, c'est en vain que vous vous efforcez d'être compris.

Je souffrois beaucoup cependant de mon embarrassante situation, lorsque madame de Vernon vint me délivrer ; elle fit quelques plaisanteries à M. de Fierville, qui valoient mieux que les siennes, et l'emmena dans l'embrasure de la fenêtre, en me disant tout bas qu'elle alloit le détromper sur tout ce qui m'inquiétoit, si je la laissois seule avec lui.

Je ne puis vous dire, ma chère Louise, combien je fus touchée de cette action, de ce secours accordé dans une véritable détresse. Je serrai la main de madame de Vernon, les larmes aux yeux, et je me promis de la voir demain, pour ne plus conserver un secret qui me pèse ; vous saurez donc demain, ma Louise, ce qu'il doit arriver de moi.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXX.

LETTRE XXX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 4 juillet.

J'ai passé un jour très-agité, ma chère Louise, quoique je n'aie pu parvenir encore à parler à madame de Vernon. Il a eu des momens doux, ce jour, mais il m'a laissé de cruelles inquiétudes. En m'éveillant, j'écrivis à madame de Vernon, pour lui demander de me recevoir seule, à l'heure de son déjeûner ; et sans lui dire précisément le sujet dont je voulois lui parler, il me semble que je l'indiquois assez clairement. Elle fit attendre mon domestique deux heures, et me le renvoya enfin avec un billet, dans lequel elle s'excusoit de ne pas pouvoir accepter mon offre, et finissoit par ces mots remarquables :

Au reste, ma chère Delphine, je lis dans votre coeur aussi bien que vous-même, mais je ne crois pas que ce soit encore le moment de nous parler.

J'ai réfléchi long-temps sur cette phrase, et je ne la comprends pas bien encore. Pourquoi veut-elle éviter cet entretien ? Elle m'a dit elle-même, il y a deux jours, qu'elle n'avoit point eu, jusqu'à présent, de conversation avec Léonce, relativement au projet du mariage ; auroit-elle deviné mon sentiment pour lui ? Seroit-elle assez généreuse, assez sensible pour vouloir rompre cet hymen à cause de moi, et sans m'en parler ? Combien j'aurois à rougir d'une si noble conduite ! Qu'aurois-je fait pour mériter un si grand sacrifice ? Mais si elle en avoit l'idée, comment exposeroit-elle Matilde à voir tous les jours Léonce ? Enfin, dans ce doute insupportable, je résolus d'aller chez elle, et de la forcer à m'écouter.

Qu'avois-je à lui dire cependant ? Que j'aimois Léonce, que je voulois m'opposer au bonheur de sa fille, traverser les projets que nous avions formés ensemble !

Ah ! ma Louise, vous donnez trop d'encouragement à ma foiblesse ; au moins je ne me livrerai point à l'espérance avant que madame de Vernon m'ait entendue, ait décidé de mon sort.

M. de Serbellane arriva chez moi comme j'allois sortir ; le changement de son visage me fit de la peine, je vis bien qu'il souffroit cruellement.-J'ai lu sa lettre, me dit-il ; elle m'a fait mal : j'avois espéré que ma vie ne seroit funeste à personne, et voilà que j'ai perdu la destinée de la plus sensible des femmes. Voyons enfin, me dit-il en reprenant de l'empire sur lui-même, voyons ce qu'il reste à faire. Quoiqu'il me soit très-pénible d'avoir l'air de céder, en partant, à la volonté de M. d'Ervins, j'y consens, puisque Thérèse le désire ; je ne crains pas que personne imagine que c'est ma vie que j'ai ménagée. Vous, madame, ajouta-t-il, que j'ai connue par tant de preuves d'une angélique bonté, il faut que vous m'en donniez une dernière ; il faut que vous receviez après-demain, dans la soirée, Thérèse et moi chez vous. Je partirai ce matin ostensiblement ; M. d'Ervins se croira sûr que je suis en route pour le Portugal ; quelques affaires l'appellent à Saint-Germain, et pendant qu'il y sera, Thérèse viendra chez vous en secret. Je sais que la demande que je vous fais seroit refusée par une femme commune, accordée sans réflexion par une femme légère ; je l'obtiendrai de votre sensibilité. Je n'ai peut-être pas toujours partagé l'impétuosité des sentimens de Thérèse ; mais aujourd'hui cet adieu m'est aussi nécessaire qu'à elle ; ces derniers événemens ont produit sur mon caractère une impression dont je ne le croyois pas susceptible ; je veux que Thérèse entende ce que j'ai à lui dire sur sa situation.

M. de Serbellane s'arrêta, étonné de mon silence ; ce qui s'étoit passé hier avec M. de Fierville me donnoit encore plus de répugnance pour une nouvelle démarche : la calomnie ou la médisance peuvent me perdre auprès de Léonce.

Je n'osois pas cependant refuser M. de Serbellane : quel motif lui donner ? J'aurois rougi de prétexter un scrupule de morale, quand ce n'étoit pas la véritable cause de mon incertitude : honte éternelle à qui pourroit vouloir usurper un sentiment d'estime !

Je ne sais si M. de Serbellane s'aperçut de mes combats, mais, me prenant la main, il me dit, avec ce calme qui donne toujours l'idée d'une raison supérieure :-Vous l'avez promis à Thérèse ; j'en suis témoin, elle y a compté ; tromperez-vous sa confiance ? Serez-vous insensible à son désespoir ?-Non, lui répondis-je, quoi qu'il puisse en arriver, je ne lui causerai pas une telle douleur ; employez cette entrevue à calmer son esprit, à la ramener aux devoirs que sa destinée lui impose, et s'il en résulte pour moi quelque grand malheur, du moins je n'aurai jamais été dure envers un autre, j'aurai droit à la pitié.-Généreuse amie ! s'écria M. de Serbellane, vous serez heureuse dans vos sentimens ; je les ai devinés, j'ose les approuver, et tous les voeux de mon âme sont pour votre félicité. Je mettrai tant de prudence et de secret dans cette entrevue, que je vous promets d'en écarter tous les inconvéniens. Je ferai servir ces dernières heures à fortifier la raison de Thérèse, et dans votre maison il ne sera prononcé que des paroles dignes de vous ; la nuit suivante je pars, je quitte peut-être pour jamais la femme qui m'a le plus aimé, et vous, madame, et vous dont le caractère est si noble, si sensible et si vrai.-C'étoit la première fois que M. de Serbellane m'exprimoit vivement son estime : j'en fus émue. Cet homme a l'art de toucher par ses moindres paroles ; le courage qu'il avoit su m'inspirer me soutint quelques momens ; mais à peine fut-il parti, que je fus saisie d'un profond sentiment de tristesse, en pensant à tous les hasards de l'engagement que je venois de prendre.

Si j'avois pu consulter Léonce, ne m'auroit-il pas désapprouvée ? il ne voudroit pas au moins, j'en suis sûre, que sa femme se permît une conduite aussi foible. Ah ! pourquoi n'ai-je pas dès à présent la conduite qu'il exigeroit de sa femme ! Cependant ma promesse n'étoit-elle pas donnée ? pouvois-je supporter d'être la cause volontaire de la douleur la plus déchirante ? Non, mais que ce jour n'est-il passé !

Je suivis mon projet d'aller chez madame de Vernon, quoique je fusse bien peu capable de lui parler, dans la distraction où me jetoit le consentement que M. de Serbellane avoit obtenu de moi. Je trouvai Léonce avec madame de Vernon : il venoit prendre congé d'elle, avant d'aller passer quelques jours à Mondoville ; il se plaignit de ne m'avoir pas vue, mais avec des mots si doux sur mon dévouement à l'amitié, que je dus espérer qu'il m'en aimoit davantage. Il soutint la conversation avec un esprit très-libre ; il me parut, en l'observant, que son parti étoit pris ; jusqu'alors il avoit eu l'air entraîné, mais non résolu ; j'espérai beaucoup pour moi de son calme : s'il m'avoit sacrifiée, il auroit été impossible qu'il me regardât d'un air serein.

Madame de Vernon alloit aux Tuileries faire sa cour à la reine ; elle me pria de l'accompagner. Léonce dit qu'il iroit aussi ; je rentrai chez moi pour m'habiller, et un quart d'heure après, Léonce et madame de Vernon vinrent me chercher.

Nous attendions la reine dans le salon qui précède sa chambre, avec quarante femmes les plus remarquables de Paris : madame de R. arriva : c'est une personne très-inconséquente, et qui s'est perdue de réputation, par des torts réels et par une inconcevable légèreté. Je l'ai vue trois ou quatre fois chez sa tante madame d'Artenas ; j'ai toujours évité avec soin toute liaison avec elle, mais j'ai eu l'occasion de remarquer dans ses discours un fonds de douceur et de bonté :

Je ne sais comment elle eut l'imprudence de paroître sans sa tante aux Tuileries, elle qui doit si bien savoir qu'aucune femme ne veut lui parler en public. Au moment où elle entra dans le salon, mesdames de Sainte-Albe et de Tésin, qui se plaisent assez dans les exécutions sévères, et satisfont volontiers, sous le prétexte de la vertu, leur arrogance naturelle ; mesdames de Sainte-Albe et de Tésin quittèrent la place où elles étoient assises, du même côté que madame de R. ; à l'instant toutes les autres femmes se levèrent, par bon air ou par timidité, et vinrent rejoindre à l'autre extrémité de la chambre madame de Vernon, madame du Marset et moi. Tous les hommes bientôt après suivirent cet exemple, car ils veulent, en séduisant les femmes, conserver le droit de les en punir.

Madame de R. restoit seule l'objet de tous les regards, voyant le cercle se reculer à chaque pas qu'elle faisoit pour s'en approcher, et ne pouvant cacher sa confusion. Le moment alloit arriver où la reine nous feroit entrer, ou sortiroit pour nous recevoir : je prévis que la scène deviendroit alors encore plus cruelle. Les yeux de madame de R. se remplissoient de larmes ; elle nous regardoit toutes, comme pour implorer le secours d'une de nous ; je ne pouvois pas résister à ce malheur ; la crainte de déplaire à Léonce, cette crainte toujours présente me retenoit encore ; mais un dernier regard jeté sur madame de R. m'attendrit tellement, que par un mouvement complètement involontaire, je traversai la salle, et j'allai m'asseoir à côté d'elle : oui, me disois-je alors, puisque encore une fois les convenances de la société sont en opposition avec la véritable volonté de l'âme, qu'encore une fois elles soient sacrifiées.

Madame de R. me reçut comme si je lui avois rendu la vie ; en effet, c'est la vie que le soulagement de ces douleurs, que la société peut imposer quand elle exerce sans pitié toute sa puissance.

A peine eus-je parlé à madame de R. que je ne pus m'empêcher de regarder Léonce : je vis de l'embarras sur sa physionomie, mais point de mécontentement. Il me sembla que ses yeux parcouroient l'assemblée avec inquiétude, pour juger de l'impression que je produisois, mais que la sienne étoit douce.

Madame de Vernon ne cessa point de causer avec M. de Fierville, et n'eut pas l'air d'apercevoir ce qui se passoit ; je soutins assez bien jusqu'à la fin ce qu'il pouvoit y avoir d'un peu gênant dans le rôle que je m'étois imposé. En sortant de l'appartement de la reine, madame de R. me dit, avec une émotion qui me récompensa mille fois de mon sacrifice :-Généreuse Delphine ! vous m'avez donné la seule leçon qui pût faire impression sur moi ! Vous m'avez fait aimer la vertu, son courage et son ascendant. Vous apprendrez dans quelques années, qu'à compter de ce jour je ne serai plus la même. Il me faudra long-temps avant de me croire digne de vous voir ; mais c'est le but que je me proposerai, c'est l'espoir qui me soutiendra.-je lui pris la main à ces derniers mots, et je la serrai affectueusement. Un sourire amer de madame du Marset, un regard de M. de Fierville m'annoncèrent leur désapprobation ; ils parloient tous les deux à Léonce, et je crus voir qu'il étoit péniblement affecté de ce qu'il entendoit : je cherchai des yeux madame de Vernon ; elle étoit encore chez la reine. Pendant ce moment d'incertitude, Léonce m'aborda, et me demanda avec assez de sérieux la permission de me voir seule chez moi, dès qu'il auroit reconduit madame de Vernon. J'y consentis par un signe de tête ; j'étois trop émue pour parler.

Je retournai chez moi ; j'essayai de lire en attendant l'arrivée de Léonce.

Mais lorsque trois heures furent sonnées, je me persuadai que madame de Vernon l'avoit retenu, qu'il s'étoit expliqué avec elle, qu'elle avoit intéressé sa délicatesse à tenir les engagemens de sa mère, et qu'il alloit m'écrire pour s'excuser de venir me voir. Un domestique entra pendant que je faisois ces réflexions ; il portoit un billet à la main, et je ne doutai pas que ce billet ne fût l'excuse de Léonce. Je le pris sans rien voir ; un nuage couvroit mes yeux : mais quand j'aperçus la signature de Thérèse, j'éprouvai une joie bien vive ; elle me demandoit de venir le soir chez elle : je répondis que j'irois avec un empressement extrême : je crois que j'étois reconnoissante envers Thérèse, de ce que c'étoit elle qui m'avoit écrit.

Je me rassis avec plus de calme ; mais peu de temps après mon inquiétude recommença ; j'avois appris depuis une heure à distinguer parfaitement tous les bruits de voiture : je reconnoissois à l'instant celles qui venoient du côté de la maison de madame de Vernon. Quand elles approchoient, je retenois ma respiration pour mieux entendre, et quand elles avoient passé ma porte, je tombois dans le plus pénible abattement. Enfin, une s'arrête, on frappe, on ouvre, et j'aperçois le carrosse bleu de Léonce qui m'étoit si bien connu. Je fus bien honteuse alors de l'état dans lequel j'avois été ; il me sembloit que Léonce pouvoit le deviner, et je me hâtai de reprendre un livre, et de me préparer à recevoir comme une visite, avec les formes accoutumées de la société, celui que j'attendois avec un battement de coeur qui soulevoit ma robe sur mon sein.

Léonce enfin parut ; l'air en devint plus léger et plus pur. Il commença par me dire que madame de Vernon l'avoit retenu avec une insistance singulière, sans lui parler d'aucun sujet intéressant ; mais le rappelant sans cesse pour le charger des commissions les plus indifférentes.

Elle doit, lui dis-je, en faisant effort sur moi-même, chercher tous les moyens de vous captiver ; vous ne pouvez en être surpris.-Ce n'est pas elle, reprit Léonce avec une expression assez triste, qui peut influer sur mon sort, vous seule exercez cet empire ; je ne sais pas si vous vous en servirez pour mon bonheur.-Ce doute m'étonna ; je gardai le silence ; il continua :-Si j'avois eu la gloire de vous intéresser, ne penseriez-vous pas aux prétextes que vous donnez à la méchanceté ; oublieriez-vous le caractère de ma mère, et les obstacles... Il s'arrêta, et appuya sa tête sur sa main :-Que me reprochez-vous, Léonce ? lui dis-je ; je veux l'entendre avant de me justifier.-Votre liaison intime avec madame de R. ; madame d'Albémar devoit-elle choisir une telle amie ?-Je la voyois pour la troisième fois, répondis-je, depuis que je suis à Paris, je n'ai jamais été chez elle, elle n'est jamais venue chez moi.-Quoi ! s'écria Léonce, et madame du Marset a osé me dire...-Vous l'avez écoutée ; c'est vous qui êtes bien plus coupable.

Ce n'est pas tout encore, ajoutai-je ; ne m'avez-vous pas désapprouvée d'avoir été me placer à côté d'elle ?-Non, répondit Léonce, je souffrois, mais je ne vous blâmois pas.-Vous souffriez, repris-je avec assez de chaleur, quand je me livrois à un sentiment généreux ; ah ! Léonce, c'étoit du malheur de cette infortunée qu'il falloit s'affliger, et non de l'heureuse occasion qui me permettoit de la secourir. Sans doute madame de R. a dégradé sa vie ; mais pouvons-nous savoir toutes les circonstances qui l'ont perdue ? a-t-elle eu pour époux un protecteur, ou un homme indigne d'être aimé ? ses parens ont-ils soigné son éducation ? le premier objet de son choix a-t-il ménagé sa destinée ? n'a-t-il pas flétri dans son coeur toute espérance d'amour, tout sentiment de délicatesse ? Ah ! de combien de manières le sort des femmes dépend des hommes !

D'ailleurs, je ne me vanterai point d'avoir pensé ce matin à la conduite de madame de R., ni à l'indulgence qu'elle peut mériter ; j'ai été entraînée vers elle par un mouvement de pitié tout-à-fait irréfléchi. Je n'étois point son juge, et il falloit être plus que son juge pour se refuser à la soulager d'un grand supplice, l'humiliation publique. Ces mêmes femmes qui l'ont outragée, pensez-vous que si elles l'eussent rencontrée seule à la campagne, elles se fussent éloignées d'elle ? Non, elles lui auroient parlé ; leur indignation vertueuse, se trouvant sans témoins, ne se seroit point réveillée. Que de petitesses vaniteuses et de cruautés froides, dans cette ostentation de vertus, dans ce sacrifice d'une victime humaine, non à la morale, mais à l'orgueil ! Écoutez-moi, Léonce, lui dis-je avec enthousiasme, je vous aime, vous le savez, je ne chercherois point à vous le cacher, quand même vous l'ignoreriez encore ; loin de moi toutes les ruses du coeur, même les plus innocentes : mais je l'espère, je ne sacrifierai pas à cette affection toute-puissante les qualités que je dois aux chers amis qui ont élevé mon enfance : je braverai le plus grand des dangers pour moi, la crainte de vous déplaire, oui, je le braverai, quand il s'agira de porter quelque consolation à un être malheureux.

Long-temps avant d'avoir fini de parler, j'avois vu sur le visage de Léonce que j'avois triomphé de toutes ses dispositions sévères ; mais il se plaisoit à m'entendre, et je continuois, encouragée par ses regards.-Delphine, me dit-il, en me prenant la main, céleste Delphine, il n'est plus temps de vous résister. Qu'importé si nos caractères et nos opinions s'accordent en tout, il n'y a pas dans l'univers une autre femme de la même nature que vous ! aucune n'a dans les traits cette empreinte divine que le ciel y a gravée, pour qu'on ne pût jamais vous comparer à personne ; cette âme, cette voix, ce regard se sont emparés de mon être ; je ne sais quel sera mon sort avec vous, mais sans vous il n'y a plus sur la terre pour moi que des couleurs effacées, des images confuses, des ombres errantes ; et rien n'existe, rien n'est animé quand vous n'êtes pas là.

Soyez donc, s'écria-t-il en se jetant à mes pieds, soyez donc la compagne de ma destinée, l'ange qui marchera devant moi, pendant les années que je dois encore parcourir. Soignez mon bonheur que je vous livre avec ma vie, ménagez mes défauts ; ils naissent, comme mon amour, d'un caractère passionné ; et demandez au ciel pour moi, le jour de notre union, que je meure jeune, aimé de vous, sans avoir jamais éprouvé le moindre refroidissement dans cette affection touchante, que votre coeur m'a généreusement accordée.

Ah ! Louise, quels sentimens j'éprouvois ! je serrois ses mains dans les miennes, je pleurois, je craignois d'interrompre par un seul mot ces paroles enivrantes ! Léonce me dit qu'il alloit écrire à sa mère pour lui déclarer formellement son intention, et il sollicita de moi la promesse de m'unir à lui, quelle que fût la réponse d'Espagne, au moment où elle seroit arrivée. Je consentois avec transport au bonheur de ma vie, quand tout à coup je réfléchis que cette demande ne pouvoit s'accorder avec la résolution que j'avois formée de confier mon secret à madame de Vernon, avant d'avoir pris aucun engagement. La délicatesse me faisoit une loi de ne donner aucune réponse décisive, sans lui avoir parlé. Je ne voulus pas dire à Léonce ma résolution à cet égard, dans la crainte de l'irriter ; je lui répondis donc, que je lui demandois de n'exiger de moi aucune promesse avant son retour ; il recula d'étonnement à ces mots, et sa figure devint très-sombre ; j'allois le rassurer, lorsque tout à coup ma porte s'ouvrit, et je vis entrer madame de Vernon, sa fille et M. de Fierville. Je fus extrêmement troublée de leur présence, et je regrettois surtout de n'avoir pu m'expliquer avec Léonce, sur le refus qui l'avoit blessé.

Madame de Vernon ne m'observa pas, et s'assit fort simplement, en m'annonçant qu'elle venoit me chercher pour dîner chez elle :

Matilde eut un moment d'étonnement lorsqu'elle vit Léonce chez moi ; mais cet étonnement se passa sans exciter en elle aucun soupçon : la lenteur de ses idées et leur fixité la préservent de la jalousie.-A propos, me dit madame de Vernon, est-il vrai que M. de Serbellane part après-demain pour le Portugal ?-Je rougis à ce mot extrêmement, dans la crainte qu'il ne compromît Thérèse, et je me hâtai de dire qu'il étoit parti ce matin même. Léonce me regarda avec une attention très-vive, puis il tomba dans la rêverie. Je sentis de nouveau le malheur du secret auquel j'étois condamnée, et je tressaillis en moi-même, comme si mon bonheur eût, couru quelque grand hasard. Madame de Vernon me proposa de partir ; elle insista, mais foiblement, pour que Léonce vînt chez elle : M. Barton l'attendoit ; il refusa. Comme je montois en voiture, il me dit a voix basse, mais avec un ton très-solennel :-N'oubliez pas qu'avec un caractère tel que le mien, un tort du coeur, une dissimulation, détruiroit sans retour et mon bonheur et ma confiance.-Je le regardai pour me plaindre, ne pouvant lui parler entourée comme je l'étois ; il m'entendit, me serra la main et s'éloigna ; mais depuis une oppression douloureuse ne m'a point quittée.

Il est enfin convenu que demain au soir madame de Vernon me recevra seule. Avant cette heure, Thérèse et son amant se seront rencontrés chez moi ; c'est trop pour demain. J'ai vu ce soir Thérèse ; elle savoit ma promesse par un mot de M. de Serbellane ; je n'aurois pu lui persuader moi-même, quand je l'aurois voulu, que j'étois capable de me rétracter. Son mari croit M. de Serbellane en route ; il va demain à Saint-Germain ; tout est arrangé d'une manière irrévocable, je suis liée de mille noeuds ; mais je l'espère au moins, c'est le dernier secret qui existera jamais entre Léonce et moi.

Vous, ma soeur, à qui j'ai tout dit, songez à moi ; mon sort sera bientôt décidé.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXI.

LETTRE XXXI.

Léonce à sa mère.

Mondoville, 6 juillet 1790.

Je suis dans cette terre où vous avez passé les plus heureuses années de votre mariage ; c'est ici, mon excellente mère, que vous avez élevé mon enfance ; tous ces lieux sont remplis de mes plus doux souvenirs, et je retrouve en les voyant cette confiance dans l'avenir, bonheur des premiers temps de la vie. J'y ressens aussi mon affection pour vous avec une nouvelle force ; cette affection de choix que mon coeur vous accorderoit, quand le devoir le plus sacré ne me l'imposeroit pas. Vous me connoissez d'autant mieux, qu'à beaucoup d'égards je vous ressemble ; fixez donc, je vous en conjure, toute votre attention, et tout votre intérêt sur la demande que je vais vous faire.

Je puis être malheureux de beaucoup de manières ; mon âme irritable est accessible à des peines de tout genre ; mais il n'existe pour moi qu'une seule source de bonheur, et je n'en goûterai point sur la terre, si je n'ai pas pour femme un être que j'aime, et dont l'esprit intéresse le mien. Ce n'est point le rapide enthousiasme d'un jeune homme pour une jolie femme, que je prends pour l'attachement nécessaire à toute ma vie ; vous savez que la réflexion se mêle toujours à mes sentimens les plus passionnés : je suis profondément amoureux de madame d'Albémar ; mais je n'en suis pas moins certain, que c'est la raison qui me guide, dans le choix que j'ai fait d'elle, pour lui confier ma destinée.

Mademoiselle de Vernon est une personne belle, sage et raisonnable ; je suis convaincu qu'elle ne donnera jamais à son époux aucun sujet de plainte, et que sa conduite sera conforme aux principes les plus réguliers ; mais est-ce l'absence des peines que je cherche dans le mariage ? je ferois tout aussi bien alors de rester libre.

D'ailleurs je n'atteindrois pas même à ce but, en me résignant à l'union que l'on me propose. Que ferois-je de l'âme et de l'esprit que j'ai, avec une femme d'une nature tout-à-fait différente ? N'avez-vous pas souvent remarqué dans la vie combien les gens médiocres et les personnes distinguées s'accordent mal ensemble ! Les esprits tout-à-fait vulgaires s'arrangent beaucoup mieux avec les esprits supérieurs ; mais la médiocrité ne suppose rien au-delà de sa propre intelligence, et regarde comme folie tout ce qui la dépasse. Mademoiselle de Vernon a déjà un caractère et un esprit arrêtés, qui ne peuvent plus ni se modifier, ni se changer ; elle a des raisonnemens pour tout, et les pensées des autres ne pénètrent jamais dans sa tête. Elle oppose constamment une idée commune à toute idée nouvelle, et croit en avoir triomphé. Quel plaisir la conversation pourroit-elle donner avec une telle femme ! et l'un des premiers bonheurs de la vie intime n'est-il pas de s'entendre et de se répondre ? Que de mouvemens, que de réflexions, que de pensées, que d'observations ne me seroit-il pas impossible de communiquer à Matilde ! et que ferois-je de tout ce que je ne pourrois pas lui confier, de cette moitié de ma vie à laquelle je ne pourrois jamais l'associer !

Ah ! ma mère, je serai seul, pour jamais seul, avec toute autre femme que Delphine, et c'est une douleur toujours plus amère avec le temps, que cette solitude de l'esprit et du coeur, à côté de l'objet qui vers la fin de la vie doit être votre unique bien. Je ne supporterois point une telle situation ; j'irois chercher ailleurs cette société parfaite, cette harmonie des âmes, dont jamais l'homme ne peut se passer ; et quand je serois vieux, je rapporterois mes tristes jours à celle à qui je n'aurois pu donner un doux souvenir de mes jeunes années.

Quel avenir ! ma mère, pouvez-vous y condamner votre fils, quand le hasard le plus favorable lui présente l'objet qui feroit le bonheur de toutes les époques de sa vie, la plus belle des femmes, et cependant celle qui, dépouillée de tous les agrémens de la jeunesse, posséderoit encore les trésors du temps ; la douceur, l'esprit et la bonté ! Vous avez donné, par une éducation forte, une grande activité à mes vertus, comme à mes défauts ; pensez-vous qu'un tel caractère soit facile à rendre heureux ?

Si vous eussiez pris des engagemens indissolubles, des engagemens consacrés par l'honneur, c'en étoit fait, j'immolois ma vie à votre parole ; mais sans doute votre consentement n'avoit point un semblable caractère, puisque vous ne m'avez jamais fait cette objection, en réponse à dix lettres, qui vous interrogeoient, à cet égard. Vous ne m'avez parlé que des injustes préventions qu'on vous a données contre madame d'Albémar.

On vous a dit qu'elle étoit légère, imprudente, coquette, philosophe ; tout ce qui vous déplaît en tout genre, on l'a réuni sur Delphine. Ne pouvez-vous donc pas, ma mère, en croire votre fils autant que madame du Marset ? Delphine a été élevée dans la solitude, par des personnes qui n'avoient point la connoissance du monde, et dont l'esprit étoit cependant fort éclairé ; elle ne vit à Paris que depuis un an, et n'a point appris à se défier des jugemens des hommes. Elle croit que la morale suffit à tout, et qu'il faut dédaigner les préjugés reçus, les convenances admises, quand la vertu n'y est point intéressée ! Mais le soin de mon bonheur la corrigera de ce défaut ; car ce qu'elle est avant tout, c'est bonne et sensible ; elle m'aime, que n'obtiendrai-je donc pas d'elle, et pour vous, et pour moi ?

On vous a parlé de la supériorité de son esprit ; et comme à ma prière vous avez consenti à venir vivre chez moi l'année prochaine, vous craignez de rencontrer dans votre belle-fille un caractère despotique.

Matilde, dont l'esprit est borné, a des volontés positives sur les plus petites circonstances de la vie domestique ; Delphine n'a que deux intérêts au monde, le sentiment et la pensée relie est sans désirs, comme sans avis sur les détails journaliers, et s'abandonne avec joie à tous les goûts des autres ; elle n'attache du prix qu'à plaire et à être aimée. Vous serez l'objet continuel de ses soins les plus assidus ; je la vois avec madame de Vernon ; jamais l'amour filial, l'amitié complaisante et dévouée ne pourroient inspirer une conduite plus aimable. Ah ! ma mère, c'est votre bonheur autant que le mien, que j'assure en épousant madame d'Albémar.

Vous n'avez pas réfléchi combien vous auriez de peine à ménager l'amour-propre d'une personne médiocre : tout est si doux, tout est si facile avec un être vraiment supérieur ! Les opinions même de Delphine sont mille fois plus aisées à modifier, que celles de Matilde.

Delphine ne peut jamais craindre d'être humiliée ; Delphine ne peut jamais éprouver les inquiétudes de la vanité ; son esprit est prêt à reconnoître une erreur, accoutumé qu'il est à découvrir tant de vérités nouvelles, et son coeur se plaît à céder aux lumières de ceux qu'elle aime.

On vous a dit encore, j'ai honte de l'écrire, qu'elle étoit fausse et dissimulée ; que j'ignorois sa vie passée et ses affections présentes : sa vie passée ! tout le monde la sait ; ses affections présentes ! Que vous a-t-on mandé sur M. de Serbellane ? pourquoi me le nommez-vous ?

Non, Delphine ne m'a rien caché. Delphine fausse ! dissimulée !... Si cela pouvoit être vrai, son caractère seroit le plus méprisable de tous ; car elle profaneroit indignement les plus beaux dons que la nature ait jamais faits, pour entraîner et convaincre.

Enfin, j'oserai vous le dire, sans porter atteinte au respect profond que j'aime à vous consacrer ; je suis résolu à épouser madame d'Albémar, à moins que vous ne me prouviez qu'une loi de l'honneur s'y oppose.

Le sacrifice que je ferois alors seroit bientôt suivi de celui de ma vie : l'honneur peut l'exiger ; mais vous, ma mère, seriez-vous heureuse à ce prix ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXII.

LETTRE XXXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 juillet.

Ma chère soeur, j'étois sans doute avertie par quelque pressentiment du ciel, lorsque j'éprouvois un si grand effroi de la journée d'hier.

Oh ! de quel événement ma fatale complaisance est la première cause !

J'éprouve autant de remords que si j'étois coupable, et je n'échappe à ces réflexions que par une douleur plus vive encore, parle spectacle du désespoir de Thérèse. Et Léonce ! Léonce ! juste ciel ! Quelle impression recevra-t-il de mon imprudente conduite ? Ma Louise, je me dis à chaque instant que si vous aviez été près de moi, aucun de ces malheurs ne me seroit arrivé. Mais la bonté, mais la pitié naturelles à mon caractère m'égarent, loin d'un guide qui sauroit joindre à ces qualités une raison plus ferme que la mienne.

Hier à deux heures après midi, M. d'Ervins alla dîner à Saint-Germain chez un de ses amis, se croyant assuré du départ de M. de Serbellane.

Madame d'Ervins arriva chez moi vers cinq heures, seule, à pied, dans un état déplorable ; et peu de momens après, M. de Serbellane vint très-secrètement pour lui dire un adieu, qui sera plus long, hélas ! qu'ils ne l'imaginoient alors. Ma porte étoit défendue pour tout le monde, et pour M. d'Ervins en particulier ; on disoit chez moi que j'étois partie pour Bellerive, et tous mes volets fermés du côté de la cour, servoient à le persuader. Je fus témoin, pendant trois heures, de la douleur la plus déchirante ; je versai beaucoup de larmes avec Thérèse, et j'étois déjà bien abattue lorsque la plus terrible épreuve tomba sur moi.

Au moment où j'avois obtenu de Thérèse et de M. de Serbellane qu'ils se séparassent, un de mes gens entra, et me dit qu'un domestique de madame de Vernon m'apportoit un billet d'elle, et demandoit à me parler ; je sors et je vois, jugez de ma terreur, je vois M. d'Ervins !

Il étoit déjà dans la chambre voisine, et se débarrassant d'une redingotte à la livrée des gens de madame de Vernon, dont il s'étoit revêtu pour se déguiser : il s'avance tout à coup, malgré mes efforts, se précipite sur la porte de mon salon, l'ouvre, et trouve M. de Serbellane à genoux devant Thérèse, la tête baissée sur sa main.

Thérèse reconnoît son mari la première, et tombe sans connoissance sur le plancher. M. de Serbellane la relève dans ses bras, avant d'avoir encore aperçu M. d'Ervins, et croyant que la douleur des adieux étoit la seule cause de l'état où il voyoit Thérèse. M. d'Ervins arrache sa femme des bras de son amant, et la jette sur une chaise, en l'abandonnant à mes secours ; il se retourne ensuite vers M. de Serbellane, et tire son épée sans remarquer que son adversaire n'en avoit pas : les cris qui m'échappèrent attirèrent mes gens ; M. de Serbellane leur ordonna de s'éloigner, et, s'adressant à M. d'Ervins, il lui dit :-Vous devez croire à madame d'Ervins, monsieur, des torts qu'elle n'a pas ; je la quittois, je la priois de recevoir mes adieux.

M. d'Ervins alors entra dans une colère, dont les expressions étoient à la fois insolentes, ignobles et furieuses. A travers tous ses discours, on voyoit cependant la plus ferme résolution de se battre avec M. de Serbellane. J'essayai de persuader à M. d'Ervins que cette scène pourroit être ignorée de tout le monde ; mais je compris par ses réponses une partie de ce que j'ai su depuis avec détail ; c'est que M. de Fierville savoit tout, avoit tout dit, et que cette raison, plus qu'aucune autre encore, animoit le courage de M. d'Ervins.

M. de Serbellane souffroit de la manière la plus cruelle ; je voyois sur son visage le combat de toutes les passions généreuses et fières ; il étoit immobile devant une fenêtre, mordant ses lèvres, écoutant en silence les folles provocations de M. d'Ervins, et regardant seulement quelquefois le visage pâle et mourant de Thérèse, comme s'il avoit besoin de trouver dans ce spectacle des motifs pour se contenir.

Il me vint dans l'esprit, après avoir tout épuisé pour calmer M. d'Ervins, de détourner sa colère sur moi, et j'essayai de lui dire que c'étoit moi qui avois engagé madame d'Ervins à venir : je commençois à peine ces mots, que se rappelant ce qu'il avoit oublié, c'est que le rendez-vous s'étoit donné dans ma maison, il se permit sur ma conduite les réflexions les plus insultantes. M. de Serbellane alors ne se contint plus, et saisissant la main de M. d'Ervins, il lui dit :-C'en est assez, monsieur ; c'en est assez ; vous n'aurez plus affaire qu'à moi, et je vous satisferai.-Thérèse revint à elle dans ce moment.

Quelle scène pour elle, grand Dieu ! une épée nue, la fureur qui se peignoit dans les regards de son amant et de son mari, lui apprirent bientôt de quel événement elle étoit menacée ; elle se jeta aux pieds de M. d'Ervins pour l'implorer.

Alors, soit que prêt à se battre, il éprouvât un ressentiment plus âpre encore contre celle qui en étoit la cause, soit qu'il fût dans son caractère de se plaire dans les menaces, il lui déclara qu'elle devoit s'attendre aux plus cruels traitemens, qu'il lui retireroit sa fille, qu'il l'enfermeroit dans une terre pour le reste de ses jours, et que l'univers entier connoîtroit sa honte, puisqu'il alloit s'en laver lui-même dans le sang de son amant.

A ces atroces discours, M. de Serbellane fut saisi d'une colère telle, que je frémis encore en me la rappelant : ses lèvres étoient pâles et tremblantes, son visage n'avoit plus qu'une expression convulsive ; il me dit à voix basse en s'approchant de moi :-Voyez-vous cet homme, il est mort ; il vient de se condamner ; je perdrai Thérèse pour toujours, mais je la laisserai libre, et je lui conserverai sa fille.-A ces mots, avec une action plus prompte que le regard, il prit M. d'Ervins par le bras et sortit.

Thérèse et moi nous les suivîmes tous les deux ; ils étoient déjà dans la rue. Thérèse, en se précipitant sur l'escalier, tomba de quelques marches ; je la relevai, j'aidai à la reporter sur mon lit, et je chargeai Antoine, le valet de chambre intelligent que vous m'avez donné, de rejoindre M. d'Ervins et M. de Serbellane, et de nous rapporter à l'instant ce qui se seroit passé.

Je tins serrée dans mes bras pendant cette cruelle incertitude la malheureuse Thérèse, qui n'avoit qu'une idée, qui ne craignoit au monde que le danger de M. de Serbellane.

Antoine revint enfin, et nous apprit que dans le fatal combat, M. d'Ervins avoit été tué sur la place. Thérèse, en l'apprenant, se jeta à genoux, et s'écria :-Mon Dieu, ne condamnez pas aux peines éternelles la criminelle Thérèse ! accordez-lui les bienfaits de la pénitence ; sa vie ne sera plus qu'une expiation sévère, ses derniers jours seront consacrés à mériter votre miséricorde !-En effet, depuis ce moment toutes ses idées semblent changées ; le repentir et la dévotion se sont emparés de son esprit troublé : elle ne s'est pas permis de me prononcer une seule fois le nom de son amant.

Antoine, après nous avoir dit l'affreuse issue du combat, nous apprit qu'il avoit eu lieu dans les Champs-Élysées, presque devant le jardin de madame de Vernon.

Lorsque M. d'Ervins fut tombé, M. de Serbellane vit Antoine et l'appela ; il le chargea de me dire, n'osant pas prononcer le nom de Thérèse, qu'après un tel événement il étoit obligé de partir à l'instant même pour Lisbonne, mais qu'il m'écriroit dès qu'il y seroit arrivé. Ces derniers mots furent entendus de quelques personnes qui s'étoient rassemblées autour du corps de M. d'Ervins, et mon nom seul fut répété dans la foule. Antoine, appelé comme témoin par la justice, ne déposera rien qui puisse compromettre Thérèse, et mon nom seul, s'il le faut, sera prononcé ; j'espère donc que je sauverai à Thérèse l'horrible malheur de passer pour la cause de la mort de son mari.

M. d'Ervins a un frère méchant et dur, qui seroit capable, pour enlever à Thérèse sa fille, et la direction de sa fortune, de l'accuser publiquement d'avoir excité son amant au meurtre de son mari. Thérèse me fit part de ses craintes, dont Isore seule étoit l'objet. Nous convînmes ensemble que nous ferions dire partout qu'une querelle politique, que je n'avois pu réussir à calmer, étoit la cause de ce duel. Je priai seulement madame d'Ervins de me permettre de tout confier à madame de Vernon, parce qu'elle étoit plus en état que personne de diriger l'opinion de la société sur cette affaire, et qu'elle avoit de l'ascendant sur M. de Fierville, qui paroissoit le seul instruit de la vérité. Je demandai aussi à Thérèse de me donner une grande preuve d'amitié, en consentant à ce que Léonce fût dépositaire de son secret ; je lui avouai mon sentiment pour lui, et à ce mot Thérèse ne résista plus.

C'étoit peut-être trop exiger d'elle ; mais redoutant l'éclat de cette aventure, à laquelle mon nom dans les premiers temps pouvoit être malignement associé, il m'étoit impossible de me résoudre à courir ce hasard auprès de Léonce.

Je crains, je n'ai que trop de raisons de craindre qu'il ne blâme ma conduite, mais je veux au moins qu'il en connoisse parfaitement tous les motifs : il fut aussi décidé que j'emmenerois madame d'Ervins le soir même à ma campagne, et que nous y resterions quelques jours ensemble sans voir personne, jusques à ce qu'elle eût des nouvelles de la famille de son mari.

On vint me dire que madame de Vernon me demandoit. J'allai la recevoir dans mon cabinet ; il falloit enfin que cette journée si douloureuse se terminât par quelques sentimens consolateurs. Je l'ai souvent remarqué, un soin bienfaisant prépare dans les peines de la vie un soulagement à notre âme, lorsque ses forces sont prêtes à l'abandonner. Quelle affection madame de Vernon me témoigna ! avec quel intérêt elle me questionna sur tous les détails de cet affreux événement ! elle-même me raconta ce qui avoit été la première cause de notre malheur.

Hier au soir madame du Marset crut apercevoir dans la rue M. de Serbellane enveloppé dans un manteau, et le raconta à M. de Fierville.

Celui-ci, dînant avec M. d'Ervins, à Saint-Germain, lui soutint que M. de Serbellane n'étoit pas parti pour le Portugal hier matin, comme il le croyoit : il paroît que M. de Fierville le dit d'abord sans mauvaise intention, mais il le soutint ensuite, malgré l'émotion qu'il remarqua chez M. d'Ervins, parce que la crainte de faire du mal ne l'arrête point, et qu'il aime assez les brouilleries quand il peut y jouer un rôle.

M. d'Ervins voulut partir à l'instant même ; cet empressement piqua la curiosité de M. de Fierville : il lui demanda de l'accompagner. M. d'Ervins passa d'abord chez lui, et n'y trouva point sa femme : il vint à ma porte ; on la lui refusa, en lui disant que j'étois à Bellerive.

Mais M. de Fierville prétendit qu'il avoit aperçu à travers une jalousie ma femme de chambre qui travailloit, et suggéra lui-même à M. d'Ervins, comme une bonne plaisanterie, d'aller secrètement chez madame de Vernon, et de donner un louis à son domestique pour qu'il lui prêtât sa redingotte.-Et vous ne fermerez pas votre porte à M. de Fierville ! dis-je à madame de Vernon avec indignation.-Mon Dieu ! Je vous assure, me répondit-elle, qu'il ne se doutoit pas des conséquences de ce qu'il faisoit.-Et n'est-ce pas assez, lui dis-je, de cette existence sans but, de cette vie sans devoirs, de ce coeur sans bonté, de cette tête sans occupation ? n'est-il pas le fléau de la société, qu'il examine sans relâche, et trouble avec malignité ?-Ah ! dit madame de Vernon, il faut être indulgent pour la vieillesse et pour l'oisiveté ; mais laissons cela pour nous occuper de vous ;-et me parlant alors de Léonce, elle vint elle-même au-devant de la confiance que je voulois avoir en elle.

Combien elle me parut noble et sensible dans cet entretien ! Elle m'avoua que depuis long-temps elle m'avoit devinée, mais qu'elle avoit voulu savoir si Léonce me préféroit réellement à sa fille, et qu'en étant maintenant convaincue, elle ne feroit rien pour s'opposer au sentiment qui l'attachoit à moi. Elle ne me cacha point que la rupture de ce mariage lui étoit pénible ; elle exprima ses regrets pour sa fille avec la plus touchante vérité. Néanmoins sa tendre amitié la ramenant bientôt à ce qui me concernoit, elle parut se consoler par l'espérance de mon bonheur. Je n'avois point d'expressions assez vives pour lui témoigner ma reconnoissance ; je lui confiai mes craintes sur l'éclat qui venoit de se passer ; je lui avouai que je redoutois l'impression qu'il pouvoit faire sur Léonce.

Elle m'écouta avec la plus grande attention, et me dit après y avoir beaucoup pensé :-Il faut me charger de lui parler à son arrivée, avant qu'il ait appris tout ce qu'on ne manquera pas de dire contre vous. Il sait que je m'entends mieux qu'une autre à conjurer ces orages d'un jour ; je le tranquilliserai.-Quoi ! lui dis-je, vous me défendrez auprès de lui, avec ce talent sans égal, que je vous ai vu quelquefois ?-En doutez-vous ? me répondit-elle.-Son accent me pénétra.

Je veux lui écrire, lui dis-je ; vous lui remettrez ma lettre.-Pourquoi lui écrire ? reprit-elle ; vos chevaux sont prêts pour partir, la nuit est déjà venue ; vous n'auriez pas le temps de raconter toute cette histoire.-J'éprouve de la répugnance, lui répondis-je, à hasarder dans une lettre le secret de mon amie ; mais je manderai seulement à Léonce que je vous ai tout confié, qu'il peut tout savoir de vous ; et s'il vous témoigne le désir de venir à Bellerive, vous voudrez bien lui dire que je l'y recevrai.-Oui, reprit-elle vivement ; c'est mieux comme cela ; vous avez raison.

Je pris la plume, et je sentis une sorte de gêne, en écrivant à Léonce en présence de madame de Vernon ; mon billet fut plus court et plus froid que je ne l'aurois voulu ; tel qu'il étoit, je le remis à madame de Vernon ; elle le lut attentivement, le cacheta, et me dit qu'il étoit à merveille, et que j'y conservois la dignité qui me convenoit.

C'étoit à elle, ajouta-t-elle, à suppléer à ce que je ne disois pas ; elle me rassura sur ce que je redoutois ; elle me parut convaincue qu'elle me justifieroit entièrement auprès de Léonce ; elle en prit presque l'engagement, et se plaisant à me raconter ce qu'elle lui diroit, elle me parla de moi sous cette forme indirecte, avec tant de grâce, de charme et même d'adresse, que je bénis le ciel d'avoir eu l'idée de lui confier ma défense.

Non, il n'existe point de femme au monde qui sache faire valoir aussi habilement ceux qu'elle aime. Elle seule connoît assez bien le monde, pour rassurer Léonce sur l'éclat que peut avoir le funeste événement auquel mon nom est mêlé. Un sentiment indomptable d'amour et de fierté me rendroit impossible de m'excuser auprès de lui, si son premier mouvement ne m'étoit pas favorable.

Je finis en recommandant à madame de Vernon de veiller sur la réputation de Thérèse, de ne nommer que moi dans le monde, de me livrer mille fois plutôt qu'elle, et de raconter l'histoire du duel, telle que nous avions décidé qu'on la feroit ; elle me le promit : je l'embrassai ; nous nous séparâmes ; j'emmenai Thérèse et sa fille, et nous arrivâmes à trois heures du matin à Bellerive : quel voyage ! quelle journée, ma chère Louise ! J'enverrai cette lettre à Paris demain, de peur que la nouvelle de la mort de M. d'Ervins ne vous arrive avant ma lettre, et ne vous effraie pour moi.

Ce soir, pendant que l'infortunée Thérèse avoit désiré d'être seule, je me suis promenée sur le bord de la rivière ; j'ai voulu me livrer au souvenir de Léonce ; mais je ne sais, une inquiétude que j'avois de la peine à m'avouer, m'empêchoit de m'abandonner au charme de cette idée.

Je me rappelai quelques traits sévères de son caractère, ce qu'il en disoit lui-même dans sa lettre à M. Barton. Ce n'étoit plus un amant, c'étoit un juge que je croyois voir dans Léonce ; et des mouvemens d'une fierté douloureuse s'emparoient de mon âme en pensant à lui.

Enfin, me retraçant tout ce que madame de Vernon m'avoit dit pour me rassurer, je me suis répété qu'un trait de bonté même indiscret ne pouvoit détruire les sentimens qu'il m'a témoignés, et je suis rentrée chez moi plus tranquille.

Hélas ! Thérèse, l'infortunée Thérèse est la seule à plaindre !

Combien vous vous intéresserez à son malheur, bonne, excellente Louise ! combien vous serez disposée à me pardonner ce que j'ai fait pour elle !

Ce n'est pas vous qui seriez sévère envers les égaremens même de la pitié.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIII.

LETTRE XXXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 9 juillet.

Depuis trois jours, le croirez-vous, ma chère Louise, je n'ai pas reçu une seule lettre de madame de Vernon ; je n'ai pas entendu parler de Léonce ! peut-être n'est-il pas encore revenu de Mondoville ! J'ai reçu seulement une lettre de madame d'Artenas, la tante de madame de R., qui me mande que la mort de M. d'Ervins fait un bruit horrible dans Paris, et que beaucoup de gens me blâment : elle me demande de l'instruire de la vérité des faits, pour qu'elle puisse me défendre.

Eh ! que m'importe ce qu'on dira de moi ? c'est l'opinion de Léonce que je veux savoir.

J'avois envie d'aller à Paris pour parler encore à madame de Vernon ; je ne puis abandonner Thérèse ; elle a pris la fièvre avec un délire violent ; elle veut me voir à tous les instans ; hier j'étois sortie de sa chambre pendant quelques minutes, elle me demanda, et ne me trouvant point auprès d'elle, elle tomba dans un accès de pleurs qui me fit une peine profonde ; non, je ne la quitterai point.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIV.

LETTRE XXXIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 10 juillet.

Ce jour s'est encore passé sans nouvelles, et cependant Léonce est arrivé ; un de mes gens, revenu ce soir de Paris, a rencontré un des siens. Je suis descendue vingt fois pendant le jour dans mon avenue, regardant si je ne voyois venir personne, reconnoissant de loin le facteur des lettres, courant d'abord au-devant de lui, mais bientôt forcée de m'appuyer contre un arbre pour l'attendre : les battemens de coeur qui me saisissoient m'ôtoient la force de marcher.

J'ai épuisé toutes les informations que l'on peut prendre sur les lettres, sur les moyens d'en recevoir, sur la possibilité d'en perdre ; je suis honteuse auprès de mes gens de ces innombrables questions ; je les ai cessées, n'en espérant plus rien.

Il est clair que madame de Vernon n'a pas été contente de Léonce, puisqu'elle ne m'a pas mandé à l'instant même ce qu'il lui a dit ; elle espère le ramener. Non, je ne lui écrirai point ; non, je n'entrerai avec lui dans aucune justification ; je n'irai point à Paris pour le prévenir, pour lui demander grâce ; je peux avoir eu tort selon son opinion, mais quand je lui confie mes motifs, mais quand je sollicite presque mon pardon, par l'entremise de mon amie ; enfin, quand je suis seule ici dans la douleur, auprès du lit d'une infortunée, qui succombe aux tourmens du repentir et de l'amour, c'est à Léonce à venir me chercher.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXV.

LETTRE XXXV.

Léonce à sa mère.

Paris, 11 juillet.

Je vous ai écrit, je crois, il y a quatre jours, de Mondoville, ma chère mère, une lettre que je désavoue entièrement ; vous aviez raison de choisir mademoiselle de Vernon pour ma femme. Madame de Vernon m'a remis une lettre de vous décisive ; le contrat est signé d'hier au soir, et cependant je vis, vous ne pouvez rien désirer de plus.

J'avois abrégé mon séjour à Mondoville, mais ce n'étoit pas dans ce but. A mon arrivée, j'apprends que M. de Serbellane a tué M. d'Ervins à la suite d'une querelle politique chez madame d'Albémar ; tout Paris retentit de cet éclat scandaleux ; sur le champ de bataille même M. de Serbellane a nommé madame d'Albémar ; il étoit renfermé chez elle depuis vingt-quatre heures ; elle m'avoit dit qu'il étoit parti pour le Portugal ; dans huit jours elle part pour Montpellier, d'où elle se rendra à Lisbonne, s'il n'est pas permis à M. de Serbellane de revenir en France pour l'épouser. Elle-même m'a écrit que madame de Vernon m'apprendroit toute son histoire. Enfin de quoi me plaindrois-je ? Elle est libre, son caractère devoit m'être connu : ne m'aviez-vous pas dit, ma mère, qu'il ne s'accorderoit jamais avec le mien ? pardonnez-moi de vous en avoir parlé : oubliez-la.

Je le sais ; il ne m'est pas permis d'en finir ; l'existence que vous m'avez donnée vous appartient ; j'ai éprouvé une émotion assez forte de tout ceci ; mais ce n'est pas en vain que votre sang m'a transmis le courage et la fierté ; j'en aurai, je serai dans deux jours l'époux de Matilde. Que dira madame d'Albémar alors, que pensera-t-elle ? Mais qu'importe ce qu'elle pensera ? ma mère, vous serez obéie.

Le pauvre Barton s'est démis le bras en tombant de cheval ; il est obligé de rester à Mondoville encore quelque temps ; il s'est aussi comme moi cruellement trompé ; mais qu'en résulte-t-il pour lui ? rien.

Adieu, ma mère.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVI.

LETTRE XXXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, dans la nuit du 12 juillet.

Je n'ai plus rien à vous dire sur moi ; aujourd'hui, à six heures du soir, mon sort a fini, et à neuf, j'ai reçu la lettre qui me l'annonce. J'existe ; je crois que je ne mourrai pas ; j'irai vous rejoindre dès que madame d'Ervins sera rétablie. Il y a quelques heures que je me suis crue très-mal, mais c'est une des illusions de la douleur : souffrir, ce n'est pas mourir, c'est vivre.

Lisez cette lettre ; je suis parvenue à vous la copier ; mais il faut que j'en conserve l'original toujours sous mes yeux ; si je ne la voyois pas, je n'y croirois plus ; j'irois trouver Léonce, j'irois lui dire que je l'aime encore ; et de ma vie je ne dois le voir, ni lui parler.

Madame de Vernon à madame d'Albémar.

Ce 10 juillet.

La peine que je vais vous causer, ma chère Delphine, m'est extrêmement douloureuse. J'ai remis votre billet à Léonce ; je lui ai parlé avec la plus grande vivacité, mais il étoit déjà tellement prévenu par le bruit qu'a fait cette malheureuse aventure, qu'il m'a été impossible de le ramener ; il prétend que vos caractères ne se conviennent point, que vous l'offenseriez sans cesse dans ce qu'il a de plus cher au monde, le respect pour l'opinion, et que vous vous rendriez malheureux mutuellement. Il avoit, d'ailleurs, reçu une lettre de sa mère, qui s'opposoit formellement à ce qu'il vous épousât, et le sommoit de remplir ses engagemens avec ma fille.

J'ai voulu lui rendre à cet égard toute sa liberté, mais il l'a refusée ; et comme il étoit décidé à ne point s'unir avec vous, il m'a paru naturel de revenir à nos anciens projets ; le contrat de Matilde et de Léonce a donc été signé aujourd'hui, et après-demain, à six heures du soir, ils se marient ; je voudrois vous voir avant cet instant si solennel pour moi ; venez demain à Paris, et j'irai chez vous.

Adieu, je suis bien affectée de votre chagrin.

SOPHIE DE VERNON

Cette lettre, qui m'est parvenue par la poste, devoit, d'après la date, m'arriver avant-hier : est-ce la fatalité, ou madame de Vernon vouloit-elle s'épargner mes plaintes ? Oh ! j'en suis sûre, elle a froidement servi ma cause ; je me suis confiée dans son amitié pour moi, et j'avois tort ; son affection pour sa fille a sans doute affoibli toutes ses expressions en ma faveur. Mais Léonce ! juste ciel !

Léonce devoit-il avoir besoin qu'on me défendît ? la vérité ne lui suffisoit-elle pas ?

Ce matin je m'éveillois aux espérances des plus tendres affections du coeur ; la nature me sembloit la même ; je pensois, j'aimois, j'étois moi ; et il se préparoit à conduire une autre femme à l'autel ! Il ne me donnoit pas même un regret ! il me croyoit indigne de son nom ! Je voulois ce soir même aller trouver Léonce, oui, l'époux de Matilde, lui demander la raison de cette cruauté, de ce mépris qui l'avoient forcé de rompre nos liens. Mais quelle honte, grand Dieu ! L'implorer ! lui, qui me croit dégradée dans l'opinion des hommes ! Ah ! que je meure, mais que je meure immobile à la place où j'ai reçu le coup mortel.

Qu'avois-je donc fait, cependant, qui pût inspirer à Léonce cette haine subite contre moi ? J'avois cédé à la pitié que m'inspiroit l'amour de Thérèse : ne la comprend-il donc pas, cette pitié ? Se croit-il certain de n'en avoir jamais besoin ? Ma condescendance peut être blâmée, je le sais ; mais pouvois-je aimer comme j'aimois Léonce, et n'avoir pas un coeur accessible à la compassion ? L'amour et la bonté ne viennent-ils pas de la même source ?

Non, ce ne sont pas les motifs de mon action qu'il juge, c'est ce que les autres en ont dit ; c'est leur opinion qu'il consulte, pour savoir ce qu'il doit penser de moi ; jamais il ne m'auroit rendue heureuse, jamais. Ah ! qu'ai-je dit, Louise ? aucune femme sur la terre ne l'auroit été comme moi : je me serois conformée à son caractère, je l'aurois consulté sur toutes mes actions ; il m'aimoit, j'en suis sûre ! sans cet éclat cruel... Ah ! Thérèse, vous nous avez perdues toutes les deux !

J'ai eu soin de lui cacher qu'elle étoit la cause de mon désespoir : elle est assez malheureuse. Cependant elle n'a point à se plaindre de son amant ; c'est le sort qui les sépare. Mais Léonce, ce sort, c'est ta volonté, c'est toi... Louise, est-il sûr qu'ils sont mariés maintenant ! qui le sait, qui me le dira ? Sans doute, ils le sont depuis plusieurs heures ; tout est irrévocable.

J'irai pourtant à Paris demain ; je n'y verrai personne, je ne verrai pas madame de Vernon. Qu'a-t-elle affaire de moi ? mais je saurai l'heure, le lieu, les circonstances ; je veux me représenter l'événement qui sera désormais l'unique souvenir de ma vie : je veux d'autres douleurs que cette lettre, d'autres pensées non moins déchirantes, mais qui soulagent un peu ma tête : elle est là devant moi, cette lettre, je la regarde sans cesse, comme si elle devoit s'animer, et répondre à mes avides questions.

Louise, vous aviez raison de craindre le monde pour votre malheureuse Delphine ; voilà mon âme bouleversée ; le calme n'y rentrera plus, la tempête a triomphé de moi ; vous qui m'aimez encore, il faut que vous me le pardonniez, mais je crois que je ne peux plus vivre ; j'ai horreur de la société, et la solitude me rend insensée ; il n'y a plus de place sur la terre où je puisse me reposer.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVII.

LETTRE XXXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, le 13 juillet, à minuit.

Louise, hier il n'étoit pas marié, non il ne l'étoit pas encore ! Juste ciel ! seule maintenant, abandonnée de tout ce que j'aimois, vous dirai-je ce que mon désespoir peut à peine me persuader encore !

Écoutez-moi : si je me rappelle ce que j'ai vu, ce que j'ai ressenti, ma raison n'est pas encore entièrement égarée.

Il me fut impossible de rester plus longtemps à Bellerive ; l'inaction du corps, quand l'âme est agitée, est un supplice que la nature ne peut supporter ; je montai en voiture ; j'ordonnai qu'on me conduisît à Paris, sans aucun projet, sans aucune idée qu'il me fût possible de m'avouer ; je sentois encore, non de l'espérance, mais quelque chose qui différoit cependant de l'impression qu'une nouvelle certaine fait éprouver. A force de réfléchir, mes idées s'étoient obscurcies, et j'étois parvenue à douter.

Je contemplois tous les objets dans le chemin avec ce regard fixe qui ne permet de rien distinguer : j'aperçus cependant un pauvre vieillard sur la route ; je fis arrêter ma voiture pour lui donner de l'argent ; ce mouvement n'appartenoit point à la bienfaisance ; il étoit inspiré par l'idée confuse qu'une action charitable détourneroit de moi le malheur qui me menaçoit ; je frémis en découvrant quelques restes d'espoir dans mon âme, en sentant que je n'étois pas encore au dernier terme de la douleur ; je tombai à genoux dans ma voiture sans avoir la force de prier, et j'arrivai dans une anxiété inexprimable.

Antoine étoit chez moi ; je n'osai lui faire une question directe ; mais je lui dis, sur madame de Vernon, un mot qui devoit l'amener à me parler d'elle.

-Sans doute, me répondit-il, madame vient ici pour assister au mariage de mademoiselle Matilde avec M. de Mondoville : c'est à six heures, à Sainte-Marie, près de Chaillot, à l'extrémité du faubourg, dans l'église du couvent où mademoiselle de Vernon a été élevée : il n'est pas cinq heures. Madame a bien le temps de faire sa toilette.-Oh ! Louise ! il n'étoit pas encore son époux ! j'étois à cinquante pas de lui, je pouvois aller me jeter en travers de la porte, et sa voiture auroit passé sur mon coeur avant que le mariage s'accomplît !

Non, jamais une heure n'a fait naître tant de pensées diverses, tant de projets adoptés, rejetés à l'instant ! je me suis crue vingt fois décidée à tout hasarder pour lui parler encore, avant qu'il eût prononcé le serment éternel ; et vingt fois la fierté, la timidité glacèrent mes mouvemens, et renfermèrent en moi-même la passion qui me consumoit : je me disois : Léonce, que mon imprudence a détaché de moi, que pensera-t-il d'une action inconsidérée ? Faut-il le voir marcher à l'autel après avoir foulé ma prière ! Cette réflexion m'arrêtoit, mais le souvenir des jours où il m'avoit aimée la combattoit bientôt avec force. Pendant ces incertitudes je voyois l'heure s'écouler, et le temps décidoit pour moi de l'irrévocable destinée.

Je ne sais par quel mouvement je pris tout à coup un parti, dont l'idée me donna d'abord quelque soulagement. Je résolus d'aller moi-même, couverte d'un voile, à cette église où ils devoient se marier, et d'être ainsi témoin de la cérémonie. Je ne comprends pas encore quel étoit mon projet ; je n'avois pas celui de m'opposer au mariage, d'oser faire un tel scandale ; j'espérois, je crois, que je mourrois ; ou plutôt, la réflexion ne me guidoit pas : la douleur me poursuivoit, et je fuyois devant elle.

Je sortis seule, et tellement enveloppée d'un voile et d'un vêtement blanc, qu'on ne me reconnut point à ma porte ; je marchois dans la rue rapidement ; je ne sais d'où me venoit tant de force ; mais il y avoit sans doute dans ma démarche quelque chose de convulsif, car je voyois ceux qui passoient s'arrêter en me regardant ; une agitation intérieure me soutenoit ; je craignois de ne pas arriver à temps, j'étois pressée de mon supplice ; il me sembloit qu'en atteignant au plus haut degré de la souffrance, quelque chose se briseroit dans ma tête ou dans mon coeur, et qu'alors j'oublierois tout.

J'entrai dans l'église sans avoir repris ma raison ; la fraîcheur du lieu me calma pendant quelques instans ; il y avoit très-peu de monde ; je pus choisir la place que je voulois, et je m'assis derrière une colonne qui me déroboit aux regards ; mais cependant, hélas ! Me permettoit de tout voir. J'aperçus quelques femmes âgées dans le fond de l'église, qui prioient avec recueillement ; et comparant le calme de leur situation avec la violence de la mienne, je haïssois ma jeunesse qui donnoit à mon sang cette activité de malheur.

Des instrumens de fête se firent entendre en dehors de l'église ; ils annonçoient l'arrivée de Léonce ; les orgues bientôt aussi la célébrèrent, et mon coeur seul mêloit le désespoir à tant de joie.

Cette musique produisit sur mes sens un effet surnaturel ; dans quelque lieu que j'entendisse l'air que l'on a joué, il seroit pour moi comme un chant de mort. Je m'abandonnai, en l'écoutant, à des torrens de larmes, et cette émotion profonde fut un secours du ciel ; j'éprouvai tout à coup un mouvement d'exaltation qui soutint mon âme abattue : la pensée de l'Être suprême s'empara de moi : je sentis qu'elle me relevoit à mes propres yeux :

Non, me dis-je à moi-même, je ne suis point coupable ; et lorsque tout bonheur m'est enlevé, le refuge de ma conscience, le secours d'une Providence miséricordieuse me restera. Je vivrai de larmes ; mais aucun remords ne pouvant s'y mêler, je ne verrai dans la mort que le repos. Ah ! que j'ai besoin de ce repos !

Je n'avois pas encore osé lever les yeux ; mais quand les sons eurent cessé, cette douleur déchirante qu'ils avoient un moment suspendue, me saisit de nouveau ; je vis Léonce à la clarté des flambeaux ; pour la dernière fois sans doute je le vis ! il donnoit la main à Matilde ; elle étoit belle, car elle étoit heureuse ; et moi, mon visage couvert de pleurs ne pouvoit inspirer que de la pitié.

Léonce, est-ce encore une illusion de mon coeur ? Léonce me parut plongé dans la tristesse ; ses traits me sembloient altérés, et ses regards erroient dans l'église, comme s'il eût voulu éviter ceux de Matilde. Le prêtre commença ses exhortations, et lorsqu'il se tourna vers Léonce pour lui adresser des conseils sur le sentiment qu'il devoit à sa femme, Léonce soupira profondément, et sa tête se baissa sur sa poitrine.

Vous le dirai-je ! un instant après je crus le voir qui cherchoit dans l'ombre ma figure appuyée sur la colonne, et je prononçai dans mon égarement ces mots d'une voix basse :-C'étoit à Delphine, Léonce, que cette affection étoit promise ; oui, Léonce la devoit à Delphine ; elle n'a point cessé de la mériter.-Il se troubla visiblement, quoiqu'il ne pût m'entendre ; madame de Vernon se leva pour lui parler ; elle se mit entre lui et moi : il s'avança cependant encore pour regarder la colonne ; son ombre s'y peignit encore une fois.

J'entendis la question solennelle qui devoit décider de moi, un frissonnement glacé me saisit ; je me penchai en avant, j'étendis la main ; mais bientôt épouvantée de la sainteté du lieu, du silence universel, de l'éclat que feroit ma présence, je me retirai par un dernier effort, et j'allai tomber sans connoissance derrière la colonne.

Je ne sais ce qui s'est passé depuis ; je n'ai point entendu le oui fatal ; le froid bienfaisant de la mort m'a sauvé cette angoisse.

A dix heures du soir, le gardien de l'église, au moment où il alloit la fermer, s'est aperçu qu'une femme étoit étendue sur le marbre ; il m'a relevée, il m'a portée à l'air ; enfin, il m'a rendu cette fièvre douloureuse qu'on appelle la vie : je me suis fait conduire chez moi ; j'ai trouvé mes gens inquiets, et de quoi, juste ciel ! que ne pleuroient-ils de me revoir !

Après trois heures d'une immobilité stupide, j'ai retrouvé la force de vous écrire ; Louise, ma seule amie, rappelez-moi près de vous ; ils sont tous heureux ici, qu'ai-je à faire dans ce pays de joie ?

Peut-être les lieux que vous habitez ranimeront-ils en moi les sentimens que j'y ai long-temps éprouvés ; une année ne peut-elle se retrancher de la vie ? mais un jour, un seul jour ! Ah ! c'est celui-là qui ne s'effacera point.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVIII.

LETTRE XXXVIII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 14 juillet.

Je vous ai mandé ma résolution : sachez à présent que je suis marié ; oui, depuis hier, à Matilde, je suis marié : je vous ai épargné tout ce que j'ai souffert ; pourquoi mêler à vos douleurs les inquiétudes de l'amitié ? Mais il faut cependant, si je ne veux pas devenir fou, que je vous confie une seule chose ; et que direz-vous de moi si ce secret impossible à garder est une apparition, un fantôme, une chimère ? Voilà ce qu'est devenu votre misérable ami, voilà dans quel état elle m'a jeté par sa perfidie.

Je savois hier que madame d'Albémar étoit à Bellerive, s'occupant de son départ pour Lisbonne ; je le savois ; eh bien ! au milieu de la cérémonie imposante, qui pour jamais disposoit de mon sort ; dans cette église, où la fierté, le devoir, la volonté de ma mère m'ont entraîné, j'ai cru voir, derrière une colonne, madame d'Albémar couverte d'un voile blanc ; mais sa figure s'offrit à mes regards si pâle et si changée, que c'est ainsi que son image devroit m'apparaître après sa mort. Plus je fixois les yeux sur cette colonne, plus mon illusion devenoit forte, et je crus que mon nom et le sien avoient été prononcés par sa voix, que j'entends souvent, il est vrai, quand je suis seul.

Madame de Vernon s'approcha de moi, et me rappela doucement à ce que je devois à Matilde : je me levai pour prononcer le serment irrévocable ; à l'instant même je vis cette même ombre s'avancer, étendre la main, et mon trouble fut tel qu'un nuage couvrit mes yeux.

Je fis cependant un nouvel effort pour examiner cette colonne, dont j'avois cru voir sortir l'image persécutrice de ma vie ; mais je n'aperçus plus rien ; l'effet des lumières dans cette vaste église, et mon imagination agitée avoient sans doute créé cette chimère.

Mon silence et mon trouble, cependant, embarrassoient Matilde ; je me hâtai de dire oui, comme dans l'égarement d'un rêve. Mon âme tout entière étoit ailleurs ; n'importe, le lien est serré, je suis l'époux de Matilde ! quand il seroit vrai que Delphine m'auroit aimé quelques instans, elle a senti, je n'en puis douter, qu'après l'éclat de son aventure, elle seroit perdue, si elle n'épousoit pas M. de Serbellane ; mais si je savois au moins qu'elle m'a regretté ! indigne foiblesse !

Delphine m'a trompé, la nature n'a plus rien de vrai.

Vous saurez une fois, si je puis raconter ces derniers jours sans tomber dans des accès de rage et de douleur, vous saurez une fois tout ce qui s'est passé. Mais ce fantôme blanc, hier, qu'étoit-il ? Je le vois encore... Ah ! mon ami, quand vous serez guéri, venez ; j'ai plus besoin de vous que dans les débiles jours de mon enfance ; ma raison est sans force, et je n'ai plus d'un homme que la violence des passions.

DELPHINE - Madame de STAËL > SECONDE PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

SECONDE PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, 20 juillet 1790.

Après avoir reçu votre lettre, j'ai passé le jour entier dans les larmes, et je peux à peine voir assez pour vous écrire, tant mes yeux sont fatigués de pleurer. Ma chère enfant, à quelles douleurs vous avez été livrée ! ah ! que n'étois-je là, pour exprimer ma haine contre les méchans, et pour consoler la bonté malheureuse ! Je m'étois attachée à Léonce, je le regardois déjà comme un époux, comme un ami digne de vous ; il a été capable d'une telle cruauté ; il a volontairement renoncé à la plus aimable femme du monde, parce qu'il avoit à lui reprocher une faute dont toutes les vertus généreuses étoient la cause ; une faute, comme les anges en commettroient s'ils étoient témoins des foiblesses et des souffrances des hommes !

Sans doute, madame de Vernon n'a point su vous défendre ; je vais plus loin, et je la soupçonne d'avoir empoisonné l'action qu'elle étoit chargée de justifier ; mais ce n'est point une excuse pour Léonce.

Celui que vous aviez daigné préférer devoit-il avoir besoin d'un guide pour vous juger ? Non, il ne vous a jamais aimée ; il faut l'oublier et relever votre âme par le sentiment de ce que vous valez. Ma chère Delphine, la vie n'est jamais perdue à vingt ans ; la nature, dans la jeunesse, vient au secours des douleurs, les forces morales s'accroissent encore à cet âge, et ce n'est que dans le déclin que sont les maux irréparables.

J'ose vous le conseiller, quittez pour quelque temps le monde, et venez auprès de moi ; je l'entrevois confusément ce monde, mais il me semble qu'il ne suffit pas de toutes les qualités du coeur et de l'esprit pour y vivre en paix ; il exige une certaine science qui n'est pas précisément condamnable, mais qui vous initie cependant trop avant dans le secret du vice, et dans la défiance que les hommes doivent inspirer.

Vous avez l'esprit le plus étendu, mais votre âme est trop jeune, trop prompte à se livrer ; mettez votre sensibilité sous l'abri de la solitude, fortifiez-vous par la retraite, et retournez ensuite dans la société ; si vous y restiez maintenant, vous ne guéririez point des peines que vous avez éprouvées.

Venez goûter le calme, venez vous reposer par l'absence des objets pénibles, et par la suspension momentanée de toute émotion nouvelle ; ce tableau sans couleurs n'a rien d'attirant, mais, à la longue, une situation monotone fait du bien ; si les consolations qu'il faut puiser en soi-même ne sont pas rapides, leur effet au moins est durable.

Je ne vous parle point de mon affection, c'est avec timidité que je la rappelle, quand il s'agit des peines de l'amour ; cependant une fois, je l'espère, votre âme tendre y trouvera peut être encore quelque douceur.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE II.

LETTRE II.

Réponse de Delphine à mademoiselle d'Albémar,

Bellerive, 26 juillet 1790.

Oui, j'irai vous rejoindre et pour toujours ; cependant, pourquoi dites-vous qu'il ne m'a jamais aimée ? Je sais bien que je n'ai plus d'avenir, mais il ne faut pas m'ôter le passé.

Au concert, au bal, la dernière fois que je l'ai vu, j'en suis sûre, il m'aimoit ! il y a maintenant douze jours que je ne fais plus que repasser sur les mêmes souvenirs ; je me suis rappelé des mots, des regards, des accens dont je n'avois pas assez joui, mais qui doivent me convaincre de son affection. Il m'aimoit, j'étois libre, et il est l'époux d'une autre ; ne croyez pas que jamais ma pensée puisse sortir de ce cercle cruel que les regrets tracent autour de moi. Depuis le jour où j'aurois dû mourir, j'ai vécu seule, je n'ai vu que Thérèse, je n'ai point répondu aux lettres de madame de Vernon, je lui ai fait dire que je ne pouvois pas la voir, vous-même vous ne m'auriez pas fait du bien.

Je saurai recouvrer quelque empire sur moi-même, mais le bonheur !

votre raison même vous dira qu'il n'en est plus pour moi. Vous ne pensez pas que jamais je puisse aimer un autre homme que Léonce ; ce charme irrésistible, qui m'avoit inspiré la première passion de ma vie, vous ne pensez pas que jamais je puisse l'oublier. Eh bien ! Le sort d'une femme est fini quand elle n'a pas épousé celui qu'elle aime ; la société n'a laissé dans la destinée des femmes qu'un espoir ; quand le lot est tiré et qu'on a perdu, tout est dit : on essaie de vains efforts, souvent même on dégrade son caractère en se flattant de réparer un irréparable malheur ; mais cette inutile lutte contre le sort ne fait qu'agiter les jours de la jeunesse, et dépouiller les dernières années de ces souvenirs de vertu, l'unique gloire de la vieillesse et du tombeau.

Que faut-il donc faire quand une cause, inconnue ou méritée, vous a ravi le bien suprême, l'amour dans le mariage ? que faut-il donc faire, quand vous êtes condamnée à ne jamais le connoître ? Éteindre ses sentimens, se rendre aride, comme tant d'êtres qui disent qu'ils s'en trouvent bien ; étouffer ces élans de l'âme qui appellent le bonheur et se brisent contre la nécessité ; j'y ai presque réussi, c'est aux dépens de mes qualités, je le sais ; mais qu'importe ! pour qui maintenant les conserverois-je ?

Je suis moins tendre avec Thérèse ; j'ai quelque chose de contraint dans mes paroles, dans mon air, qui m'inspire de la déplaisance pour moi-même ; ces défauts me conviennent : Léonce ne m'a-t-il pas jugée indigne de lui ! pourquoi ne lui donnerois-je pas raison ? Vous voulez que je retourne vers vous, ma chère Louise ; mais pourrez-vous me reconnoître ? J'ai fait sur moi un travail qui a singulièrement altéré ce que j'avois d'aimable ; ne falloit-il pas roidir son âme pour supporter ce que je souffre ! S'éveiller sans espoir, traîner chaque minute d'un long jour comme un fardeau pénible, ne plus trouver d'intérêt ni de vie à aucune des occupations habituelles, regarder la nature sans plaisir, l'avenir sans projet ; juste ciel, quelle destinée ! et si je me livre à ma douleur, savez-vous quelle est l'idée, l'indigne idée qui s'empare de moi ? le besoin d'une explication avec Léonce.

Il me semble que je lui dirois des paroles qui me vengeroient... ; mais à quoi me serviroit-il de me venger ? la fierté seule peut me conserver quelques restes de son estime. Cependant pourra t-il éviter de me voir ? c'est à moi de m'y refuser, je le dois, je le veux ; Louise, ce qui m'a perdue, c'est trop d'abandon dans le caractère ; je me sens de l'admiration pour les qualités, pour les défauts même qui préservent de l'ascendant des autres.

J'aime, j'estime la froideur, le dédain, le ressentiment ; Léonce verra si moi aussi je ne puis pas lui ressembler... Que verra-t-il ? Il ne me regarde plus ; je m'agite, et il est en paix. Ma vie n'est de rien dans la sienne ; il continue sa route et me laisse en arrière, après m'avoir vue tomber du char qui l'entraîne.

Vous me parlez de la retraite ! j'ai le monde en horreur, mais la solitude aussi m'est pénible. Dans le silence qui m'environne, je suis poursuivie par l'idée que personne sur la terre ne s'intéresse à moi ; personne ! ah ! pardonnez, c'est à Léonce seul que je pensois ; funeste sentiment, qui dévaste le coeur, et n'y laisse plus subsister aucune des affections douces qui le remplissoient ! C'est pour vous, pour vous seule, ma soeur, que j'essaie de vivre ; madame de Vernon que j'ai tant aimée ne m'est plus qu'une pensée douloureuse ; je lui adresse, au fond de mon coeur, des reproches pleins d'amertume ; hélas ! peut-être que Léonce seul les mérite ; je veux me préserver du premier tort des malheureux, de l'injustice. Je recevrai madame de Vernon, puisqu'elle veut me voir : elle m'écrit que mon refus l'afflige ; oh ! je ne veux pas l'affliger : peut-être, en la revoyant, reprendrai-je à son charme.

Je redemande un intérêt, un moment agréable, comme on invoqueroit les dons les plus merveilleux de l'existence ; il me semble que cesser de souffrir est impossible, et qu'il n'y a plus au monde que de la douleur.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE III.

LETTRE III.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 30 juillet.

J'ai vu madame de Vernon ; elle est venue passer deux jours à Bellerive ; je me promenois seule sur ma terrasse, lorsque de loin je l'ai aperçue : j'ai été saisie d'un tel tremblement à sa vue, que je me suis hâtée de m'asseoir pour ne pas tomber ; mais cependant, comme elle approchoit, un sentiment d'irritation et de fierté m'a soutenue, et je me suis levée pour lui cacher mon trouble.

Toute l'expression de son visage étoit triste et abattue ; nous avons gardé l'une et l'autre le silence ; enfin elle l'a rompu, en me disant que sa fille alloit la quitter, et s'établir avec son mari dans une maison séparée.-Ce projet n'étoit pas le vôtre, lui ai-je dit.-Non, répondit-elle ; il dérange, et mon aisance de fortune, et l'espoir que j'avois d'être entourée de ma famille ; mais qui peut prétendre au bonheur !-J'ai soupiré.-Vous avez fait cependant, lui dis-je avec amertume, beaucoup de sacrifices à votre fille ; elle, du moins, vous devroit de la reconnoissance.-Vous m'accusez, répondit-elle après quelques momens de réflexion, vous m'accusez de vous avoir mal défendue auprès de Léonce ; je peux mériter ce reproche ; cependant je vous l'assure, son irritation ne pouvoit être calmée ; vos ennemis l'avoient prévenu avant que je le visse ; le blâme que vous avez encouru avoit particulièrement offensé son respect pour l'opinion publique, et vos caractères se convenoient si peu, que vous auriez été très malheureux ensemble.-Vous avois-je chargée d'en juger, lui dis-je, et n'aviez-vous pas accepté, ou plutôt recherché le devoir de me justifier ?-Et vous aussi, s'écria-t-elle, vous voulez m'abandonner ! vous en avez plus le droit que ma fille, et je me résigne à mon sort, sans vouloir lutter contre lui.

-Elle s'assit en finissant ces mots ; je la vis pâlir et trembler ; je l'avouerai, d'abord je n'en fus point émue ; j'ai tant souffert depuis huit jours, que mon âme est devenue plus ferme contre la douleur des autres ; cependant lorsqu'elle versa des larmes, je me sentis attendrie, je lui pris la main, je lui demandai de se justifier ; elle se tut, et continua de pleurer. C'étoit la première fois de ma vie que je la voyois dans cet état ; tous mes souvenirs parlèrent pour elle dans mon coeur.-Eh bien ! lui dis-je, eh bien ! je puis vous aimer assez pour vous pardonner le malheur de ma vie ; vous ne m'avez point servie auprès de Léonce, mais en effet c'étoit à son coeur à plaider pour moi ; lui qui étoit l'objet de ma tendresse, lui qui ne pouvoit douter de mon amour, ne savoit-il pas ma meilleure excuse ? Cependant, comment avez-vous pu vous résoudre à précipiter ce mariage ? n'aviez-vous pas besoin de mon consentement, après l'aveu que je vous avois fait ? Vous étiez mère ; mais n'étois-je pas devenue votre

Je résolus, pendant qu'elle fut loin de moi, de l'interroger sur tout ce qui s'étoit passé. Quand elle revint, je le tentai : cette conversation lui étoit pénible, et j'étois sans cesse combattue entre l'intérêt qui me faisoit dévorer ses réponses, et le sentiment de pitié qui me défendait d'insister : si elle avoit voulu se vanter et me tromper, notre liaison étoit rompue.

Mais elle me peignit avec une telle vérité les nuances précises de son désir secret en faveur de sa fille, et de son exactitude cependant à dire ce que j'avois exigé d'elle, qu'elle exerça sur moi l'empire de la vérité. Je la condamnois, mais je l'aimois toujours ; et comme ses manières étoient restées naturelles, son charme existoit encore.

Elle m'avoua, avec confusion, qu'elle avoit en effet pressé Léonce de conclure son mariage avec sa fille ; mais elle m'affirma que jamais il ne m'auroit épousée, après l'éclat du duel de M. de Serbellane. Il étoit convaincu, me dit-elle, que tout le monde sauroit un jour que j'avois réuni chez moi une femme avec son amant, à l'insu de son mari, et que la mort de M. d'Ervins en étant la suite, on ne me pardonnerait jamais. Le prétexte dont on vouloit couvrir ce malheur, les opinions politiques, lui déplaisoit presque autant que la vérité même. Enfin, madame de Vernon ajouta que Léonce avoit reçu la lettre de sa mère la plus vive contre moi, et ne cessa de me répéter que ma destinée eût été très-malheureuse, avec deux personnes qui auroient traité la plupart de mes qualités comme des défauts.

Je repoussai ces consolations pénibles, et je ne lui trouvois pas le droit de me les donner. Je n'aimois pas davantage ses conseils répétés de fuir Léonce, et d'aller passer quelque temps auprès de vous, jusques à ce qu'il partît pour l'Espagne, comme c'étoit son dessein ; ces conseils étoient d'accord avec mes résolutions ; mais je n'avois pas rendu à madame de Vernon le pouvoir de me diriger ; et c'étoit presque malgré moi que je me laissois captiver par sa grâce et sa douceur.

Dans le cours de cette conversation, je lui demandai une fois si Léonce n'avoit pas imaginé que je m'intéressois trop vivement à M. de Serbellane ; mais elle repoussa bien facilement cette supposition, qui m'auroit été plus douce.

En effet, la jalousie que M. de Serbellane avoit un moment inspirée à Léonce, n'étoit-elle pas tout-à-fait détruite, par la confidence même du secret de madame d'Ervins ? Non, Louise, il ne reste aucune pensée sur laquelle mon coeur puisse se reposer.

Madame de Vernon me parla ensuite de Matilde et de Léonce.-Il ne l'aime pas, me dit-elle ; depuis leur mariage, il la voit à peine, mais elle lui convient mieux qu'aucune autre, parce qu'elle ne fera jamais parler d'elle, et que c'est ainsi que doit être la femme d'un homme si sensible au moindre blâme. Quant à Matilde, elle aimera Léonce de toutes les puissances de son âme ; mais elle a une telle confiance dans l'ascendant du devoir, qu'elle ne forme pas un doute sur l'affection de son mari pour elle ; elle n'observe rien, et passe la plus grande partie de sa journée dans les pratiques de dévotion. Elle ne sera point ombrageuse en jalousie ; mais si quelques circonstances frappantes lui découvroient l'attachement de Léonce pour une autre femme, elle seroit aussi véhémente qu'elle est calme, et la roideur même de son esprit et l'inflexibilité de ses principes ne lui permettroient plus ni tolérance, ni repos.-Hélas ! m'écriai-je, ce ne sera pas moi qui troublerai son bonheur ; l'on n'a rien à craindre de moi ; ne suis-je pas un être immolé, anéanti : Ah ! Sophie, lui dis-je, deviez-vous... Mais ne parlons plus ensemble de Léonce, afin que je puisse goûter le seul plaisir dont mon âme soit encore susceptible, le charme de votre entretien.

Madame de Vernon vouloit voir madame d'Ervins, elle s'y est refusée ; Thérèse ne se montrant pas, pendant que madame de Vernon étoit à Bellerive, j'ai passé deux jours tête-à-tête avec elle.

Je l'avoue, le second jour j'éprouvai quelque soulagement ; il y a dans l'attrait que je ressens pour madame de Vernon à présent quelque chose d'inexplicable : elle ne m'inspire plus une estime partaite, ma confiance n'est plus sans bornes ; mais sa grâce me captive ; quand je la vois, je m'en crois aimée, je suis moins oppressée auprès d'elle, et je ne puis l'entendre quelques heures, sans imaginer confusément qu'elle m'a offert des consolations inattendues. Hélas ! cette illusion a peu duré ! Quand madame de Vernon a été partie, je me suis retrouvée plus mal qu'avant son arrivée : le bien qu'elle fait au coeur n'y reste pas.

Quel trouble je sens dans mon âme ! mes idées, mes sentimens sont bouleversés : je ne sais pour quel but, ni dans quel espoir je dois me créer un esprit, une manière d'être nouvelle ! je flotte dans la plus cruelle des incertitudes, entre ce que j'étois, et ce que je veux devenir ; la douleur, la douleur est tout ce qu'il y a de fixe en moi : c'est elle qui me sert à me reconnoître. Mes projets varient, mes desseins se combattent ; mon malheur reste le même ; je souffre, et je change de résolution pour souffrir encore. Louise, faut-il vivre, quand on craint l'heure qui suit, le jour qui s'avance, comme une succession de pensées amères et déchirantes ? Si le temps ne me soulage pas, tout n'est-il pas dit ? Le secret de la raison, c'est d'attendre ; mais qui attend en vain n'a plus qu'à mourir.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IV.

LETTRE IV.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 5 août.

Vous me demandez comment je passe ma vie avec Matilde : ma vie ! Elle n'est pas là. Je me promène seul tout le jour, et Matilde ne s'en inquiète pas ; pendant ce temps elle va à la messe, elle voit son évêque, ses religieuses, que sais-je ? elle est bien. Quand je la retrouve, de la politesse et de la douceur lui paroissent du sentiment ; elle s'en contente, et cependant elle m'aime. La fille de la personne du monde qui a le plus de finesse dans l'esprit et de flexibilité dans le caractère, marche droit dans la ligne qu'elle s'est tracée sans apercevoir jamais rien de ce qu'on ne lui dit pas.

Tant mieux... Je ne la rendrai pas malheureuse. Et que m'importe son esprit, puisque je ne veux jamais lui communiquer mes pensées ?

Nous avancerons l'un à côté de l'autre dans cette route vers la tombe, que nous devons faire ensemble ; ce voyage sera silencieux et sombre comme le but. Pourquoi s'en affliger ? Un seul être au monde changeoit en pompe de bonheur cette fête de mort que les hommes ont nommée le mariage ; mais cet être étoit perfide, et un abîme nous a séparés.

Mon ami, je voudrois venger M. d'Ervins. Pourquoi M. de Serbellane existe-t-il après avoir tué un homme ? n'a-t-il tué que ce d'Ervins ? Et moi, juste ciel ! est-ce que je vis ? Je ne suis pas content de ma tête, elle s'égare quelquefois ; ce que j'éprouve surtout, c'est de la colère : une irritabilité que vous aviez adoucie ne me laisse plus de repos ; je n'ai pas un sentiment doux. Si je pense que je pourrois la rencontrer, je ne me plais qu'à lui parler avec insulte ; il n'y a plus de bonté en moi : mais qu'en ferois-je ? ne disoit-on pas que Delphine étoit remarquable par la bonté ? je ne veux pas lui ressembler.

Tous les jours une circonstance nouvelle accroît mon amertume ; j'étois étonné de ce que le départ de madame d'Albémar n'avoit pas encore eu lieu ; je remarquois le séjour de madame d'Ervins chez elle, et j'avois fait de ce séjour même une sorte d'excuse à sa conduite ; je me disois qu'apparemment elle n'avoit point pris avec trop de chaleur et d'éclat le parti de M. de Serbellane, puisque la femme de M. d'Ervins avoit choisi sa maison pour asile ; et, quoique cette circonstance ne changeât rien aux relations de madame d'Albémar avec M. de Serbellane, à ces vingt-quatre heures passées chez elle, misérable que je suis ! Je sentois mon ressentiment adouci : mais hier, mon banquier, chez qui j'étois entré pour je ne sais quelle affaire, reçut devant moi deux lettres de M. de Serbellane pour madame d'Albémar, et les lui adressa dans l'instant même, en faisant une plaisanterie sur ce qu'elle avoit envoyé plusieurs fois demander si ces lettres étoient arrivées. Je n'apprenois rien par cet incident ; eh bien ! j'en ai été comme fou tout le jour.

Que me demandez-vous encore ? si Matilde et moi nous restons chez madame de Vernon ? Matilde veut avoir un établissement séparé ; elle aime l'indépendance dans les arrangemens domestiques, et d'ailleurs la vie de sa mère n'est point d'accord avec ses goûts. Madame de Vernon se couche tard, aime le jeu, voit beaucoup de monde ; Matilde veut régler son temps d'après ses principes de dévotion. Je la laisse libre de déterminer ce qui lui convient : comment, dans l'état où je suis, pourrois-je avoir la moindre décision sur quelque objet que ce soit ?

Je ne remarque rien, je ne sens la différence de rien ; j'ai une pensée qui me dévore, et je fais des efforts pour la cacher ; voilà tout ce qui se passe en moi.

Il m'a paru cependant que madame de Vernon étoit plus affectée du projet de sa fille, que je ne m'y serois attendu d'un caractère aussi ferme que le sien ; elle a prononcé à demi-voix, et avec émotion, les mots d'isolement et d'oubli ; mais, reprenant bientôt les manières indifférentes dont elle sait si bien couvrir ce qu'elle éprouve :-Faites ce que vous voudrez, ma fille, a-t-elle dit ; il ne faut vivre ensemble que si l'on y trouve réciproquement du bonheur.-Et en finissant ces mots, elle est sortie de la chambre.

Singulière femme ! Excepté un seul et funeste jour, elle ne m'a jamais parlé avec confiance, avec chaleur, sur aucun sujet ; mais, ce jour-là, elle exerça sur moi un ascendant inconcevable.

Ah ! quels mouvemens de fureur et d'humiliation ce qu'elle m'a dit ne m'a-t-il pas fait éprouver ! Ne me demandez jamais de vous en parler ; je ne le puis. Je veux aller en Espagne voir ma mère, m'éloigner d'ici ; je l'ai annoncé à Matilde ; je pars dans un mois, plus tôt peut-être, quand je serai sûr de ne pas rencontrer madame d'Albémar sur la route.

Un homme de mes amis m'a assuré que madame de Vernon avoit beaucoup de dettes, cela se peut ; la précipitation avec laquelle j'ai tout signé ne m'a permis de rien examiner. Si madame de Vernon a des dettes, il est du devoir de sa fille de les payer ; ce mariage avec Matilde me ruinera peut-être entièrement ; eh bien ! cette idée me satisfait ; madame d'Albémar aura jeté sur moi tous les genres d'adversités ; elle ne croira pas du moins qu'en m'unissant à une autre, je me sois ménagé pour le reste de ma vie aucune jouissance, ni même aucun repos. Elle ne croira pas... Mais insensé que je suis, s'occupe-t-elle de moi ? n'écrit-elle pas à M. de Serbellane ? ne reçoit-elle pas de ses lettres ? ne doit-elle pas le rejoindre ?... Ah ! que je souffre ! Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE V.

LETTRE V.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 4 août.

Depuis que j'existe, vous le savez, ma soeur, l'idée d'un Dieu puissant et miséricordieux ne m'a jamais abandonnée ; néanmoins dans mon désespoir je n'en avois tiré aucun secours : le sentiment amer de l'injustice que j'avois éprouvée s'étoit mêlé aux peines de mon coeur, et je me refusois aux émotions douces qui peuvent seules rendre aux idées religieuses tout leur empire ; hier je passai quelques instans plus calmes, en cessant de lutter contre mon caractère naturel.

Je descendis vers le soir dans mon jardin, et je méditai pendant quelque temps, avec assez d'austérité, sur la destinée des âmes sensibles au milieu du monde. Je cherchois à repousser l'attendrissement que me causoit l'image de Léonce ; je voulois le confondre avec les hommes injustes et cruels, avides de déchirer le coeur qui se livre à leurs coups. J'essayai d'étouffer les sentimens jeunes et tendres dont j'ai goûté le charme depuis mon enfance. La vie, me disois-je, est une oeuvre qui demande du courage et de la raison. Au sommet des montagnes, à l'extrémité de l'horizon, la pensée cherche un avenir, un autre monde, où l'âme puisse se reposer, où la bonté jouisse d'elle-même, où l'amour enfin ne se change jamais en soupçons amers, en ressentimens douloureux : mais dans la réalité, dans cette existence positive qui nous presse de toutes parts, il faut, pour conserver la dignité de sa conduite, la fierté de son caractère, réprimer l'entraînement de la confiance et de l'affection, irriter son coeur lorsqu'on le sent trop foible, et contenir dans son sein les qualités malheureuses qui font dépendre tout le bonheur des sentimens qu'on inspire.

Je me ferai, disois-je encore, une destinée fixe, uniforme, inaccessible aux jouissances comme à la douleur ; les jours qui me sont comptés seront remplis seulement par mes devoirs.

Je tâcherai surtout de me défendre de cette rêverie funeste, qui replonge l'âme dans le vague des espérances et des regrets ; en s'y livrant, on éprouve une sensation d'abord si douce, et ensuite si cruelle ! on se croit attiré par une puissance surnaturelle, elle vous fait pressentir le bonheur à travers un nuage ; mais ce nuage s'éclaircit par degrés, et découvre enfin un abîme où vous aviez cru voir une route indéfinie de vertus et de félicités.

Oui, me répétois-je, j'étoufferai en moi tout ce qui me distinguoit parmi les femmes, pensées naturelles, mouvemens passionnés, élans généreux de l'enthousiasme ; mais j'éviterai la douleur, la redoutable douleur. Mon existence sera tout entière concentrée dans ma raison, et je traverserai la vie, ainsi armée contre moi-même et contre les autres.

Sans interrompre ces réflexions, je me levai, et je marchai d'un pas plus ferme, me confiant davantage dans ma force. Je m'arrêtai près des orangers que vous m'avez envoyés de Provence ; leurs parfums délicieux me rappelèrent le pays de ma naissance, où ces arbres du Midi croissent abondamment au milieu de nos jardins. Dans cet instant, un de ces orgues que j'ai si souvent entendus dans le Languedoc passa sur le chemin, et joua des airs qui m'ont fait danser quand j'étois enfant. Je voulois m'éloigner, un charme irrésistible me retint ; je me retraçai tous les souvenirs de mes premières années, votre affection pour moi, la bienveillante protection dont votre frère cherchoit à m'environner, la douce idée que je me faisois, dans ce temps, de mon sort et de la société ; combien j'étois convaincue qu'il suffisoit d'être aimable et bonne pour que tous les coeurs s'ouvrissent à votre aspect, et que les rapports du monde ne fussent plus qu'un échange continuel de reconnoissance et d'affection.

Hélas ! en comparant ces délicieuses illusions avec la disposition actuelle de mon âme, j'éprouvai des convulsions de larmes, je me jetai sur la terre avec des sanglots qui sembloient devoir m'étouffer : j'aurois voulu que cette terre m'ouvrît son repos éternel.

En me relevant j'aperçus les étoiles brillantes, le ciel si calme et si beau.-O Dieu ! m'écriai-je, vous êtes là, dans ce sublime séjour, si digne de la toute-puissance et de la souveraine bonté ! Les souffrances d'un seul être se perdent-elles dans cette immensité ? Ou votre regard paternel se fixe-t-il sur elles pour les soulager et les faire servir à la vertu ? Non, vous n'êtes point indifférent à la douleur ; c'est elle qui contient tout le secret de l'univers ; secourez-moi, grand Dieu ! secourez-moi. Ah ! pour avoir aimé, je n'ai pas mérité d'être oubliée de vous ! Aucun être, dans le petit nombre d'années que j'ai passées sur cette terre, aucun être n'a souffert par moi ; vous n'avez entendu aucune plainte qui fût causée par mon existence ; j'ai été jusqu'à ce jour une créature innocente ; pourquoi donc me livrez-vous à des tourmens si cruels ? Ma Louise, en prononçant ces mots, j'avois pitié de moi-même : ce sentiment a quelque douceur.

Un secours plus efficace pénétra dans mon coeur ; je me blâmai d'avoir tardé si longtemps à recourir à la prière ; je repoussai le système que je m'étois fait de froideur et d'insensibilité : ce que je craignois, c'étoit l'amour, c'étoit la foiblesse, qui m'inspiroit quelquefois le désir d'aller vers Léonce, de me justifier moi-même à ses yeux, de braver pour lui parler, tous les devoirs, tous les sentimens délicats : je trouvai bien plus de ressource contre ces indignes mouvemens dans l'élévation de mon âme vers son Dieu, dans les promesses que je lui fis de rester fidèle à la morale, et je revins chez moi plus satisfaite de mes résolutions.

Depuis, je me suis occupée de Thérèse ; il y avoit quelques jours que je ne l'avois vue : elle passe presque toutes ses heures seule avec un prêtre vénérable qui a pris beaucoup d'ascendant sur elle ; son dessein est d'aller à Bordeaux pour arranger ses affaires, lorsqu'elle se croira sûre de n'avoir rien à craindre de la famille de son mari.

Comme nous causions ensemble, je reçus des lettres de M. de Serbellane que mon banquier m'envoyoit, parce que c'est sous mon nom qu'il écrit à Thérèse ; je les lui remis ; elle pleura beaucoup en les lisant et me dit :-Il m'est permis de les recevoir encore, mais dans quelques mois je ne le pourrai plus.-Je voulois qu'elle s'expliquât davantage ; elle s'y refusa : je n'osai pas insister. J'ignore par quelles pratiques, par quelles pénitences elle essaie de se consoler ; sans partager ses opinions, je n'ai point cherché jusqu'à ce jour à les combattre ; qui sait, Louise, s'il n'y a pas des malheurs pour lesquels toutes les idées raisonnables sont insuffisantes ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VI.

LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 août.

Je me croyois mieux, ma soeur, la dernière fois que je vous ai écrit ; aujourd'hui les circonstances les plus simples, telles qu'il en naîtra chaque jour de semblables, ont rempli mon âme d'amertume : le fond triste et sombre sur lequel repose ma destinée ne peut varier, et cependant ma douleur se renouvelle sous mille formes, et chacune d'elles exige un nouveau combat pour en triompher. Oh ! qui pourroit supporter long-temps l'existence à ce prix ?

Ce matin un de mes gens m'a apporté de Paris des lettres assez insignifiantes, et la liste des personnes qui sont venues me voir pendant mon absence : je regardais avec distraction ces détails de la société, qui m'intéressent si peu maintenant, lorsqu'une lettre imprimée, que je n'avois point remarquée, attira mon attention ; je l'ouvris et j'y vis ces mots : M. Léonce de Mondoville a l'honneur de vous faire part de son mariage avec mademoiselle de Vernon. Le mal que m'a fait cette vaine formalité est insensé ; mais tout n'est-il pas folie dans les sensations des malheureux ? J'ai été indignée contre Léonce ; il me semblent qu'il auroit dû veiller à ce qu'on ne suivît pas l'usage envers moi : je trouvois de l'insulte dans cet envoi d'une annonce à ma porte, comme s'il avoit oublié que c'étoit une sentence de mort qu'il m'adressoit ainsi, par forme de circulaire, sans daigner y joindre je ne sais quel mot de douceur ou de pitié. Je passai la matinée entière dans un sentiment d'irritation inexprimable. Le croiriez-vous ? je commençai vingt lettres à Léonce pour m'abandonner à peindre ce qui m'oppressoit ; mais je savois, en les écrivant, que je les brûlerois toutes ; soyez-en sûre, je le savois : je ne puis répondre des mouvemens qui m'agitent, mais quand il s'agira des actions, ne doutez pas de moi.

Ce jour si péniblement commencé me réservoit encore des impressions plus cruelles : madame de Vernon vint me demander à dîner. Une demi-heure après son arrivée, comme j'étois appuyée sur ma fenêtre, je vis dans mon avenue cette voiture bleue de Léonce qui m'étoit si bien connue ; un tremblement affreux me saisit ; je crus qu'il venoit avec sa femme accomplir encore son barbare cérémonial : j'étois dans un état d'agitation inexprimable, je regardai madame de Vernon, et ma pâleur l'effraya tellement, qu'elle avança rapidement vers moi pour me soutenir. Elle aperçut alors cette voiture que je regardois fixement, sans pouvoir en détourner les jeux.-C'est ma fille seule, me dit-elle promptement ; il n'y sera pas, j'en suis sûre ; il ne viendroit pas chez vous.-Ces mots produisirent sur moi les impressions les plus diverses ; je respirai de ce qu'il ne venoit pas. L'attente d'une si douloureuse émotion me faisoit éprouver une terreur insupportable ; mais je fus couverte de rougeur, en me répétant les paroles de madame de Vernon : il ne viendrait pas chez vous. Elle sait donc qu'il me croit indigne de sa présence, ou qu'il a pitié de ma foiblesse, de l'amour qu'il me croit encore pour lui. Ah ! si je le voyois, combien je serois calme, fière, dédaigneuse ! Pendant que je cherchois à reprendre quelque force, les deux battans de mon salon s'ouvrirent, et l'on annonça madame de Mondoville.

Louise, c'est ainsi que l'heureuse Delphine se fût appelée, si Thérèse...Ah ! ce n'est pas Thérèse ; c'est lui, c'est lui seul ! A l'abri de ce nom de Mondoville, si doux, si harmonieux quand il présageoit sa présence ; à l'abri de ce nom, Matilde s'avançoit avec fierté, avec confiance ; et moi qu'il en a dépouillée, je n'osois lever les regards sur elle, je pouvois à peine me soutenir. Elle m'aborda fort simplement, et ne me parut pas avoir la moindre idée des motifs de mon absence ; elle attribua tout à mes soins pour madame d'Ervins, et me parut avoir gagné depuis qu'elle passoit sa vie avec Léonce.

Je ne suis pas la rose, dit un poète oriental, mais j'ai habité avec elle. Dieu ! que deviendrai-je, moi condamnée à ne plus le revoir !

Une fois, dans la conversation, il me sembla que Matilde avoit pris un geste, un mot familier à Léonce ; mon sang s'arrêta tout à coup à ce souvenir, si doux en lui-même, si amer quand c'étoit Matilde qui me le retraçoit. Un des gens de Léonce servoit Matilde à table ; tous ces détails de la vie intime me faisoient mal. Si je restois ici, j'éprouverois à chaque instant une douleur nouvelle. Voir sans cesse Matilde, sentir son bonheur goutte à goutte ! non, je ne le puis. Quand il falloit m'adresser à elle, lui offrir ce qui se trouvoit sur la table, j'évitois de lui donner aucun nom ; madame de Vernon l'appeloit souvent madame de Mondoville, et chaque fois je tressaillois.

Je m'aperçus aisément que madame de Vernon étoit blessée contre sa fille ; mais je gardois le silence sur tout ce qui pouvoit amener une conversation animée ; à peine pouvois-je articuler les mots les plus insignifians sans me trahir. Enfin, après le dîner, madame de Vernon demanda à Matilde quand son nouvel appartement seroit prêt.-Dans six jours, répondit Matilde ; et se retournant vers moi, elle me dit : Je vois bien que cet arrangement déplaît à ma mère, mais je vous en fais juge, ma cousine, n'est-il pas convenable que nous vivions dans des maisons séparées ? nos goûts et nos opinions diffèrent extrêmement ; ma mère aime le jeu, elle passe une partie de la nuit au milieu du monde, la solitude me convient, et nous serons beaucoup plus heureuses toutes les deux, en nous voyant souvent, mais en n'habitant pas sous le même toit.-Finissons-en sur ce sujet, lui dit madame de Vernon assez vivement ; j'aurois modifié mes habitudes avec plaisir, je les aurois même sacrifiées, si je m'étois crue nécessaire à votre bonheur :

Quant à vos opinions, puisque c'est moi qui ai dirigé votre éducation, il n'y a pas apparence que je ne sache pas ménager une manière de penser que j'ai voulu vous inspirer ; mais vous parlez de goûts, d'habitudes, et jamais d'affections ; celle que vous avez pour moi, en effet, a bien peu d'ascendant sur votre vie ; n'en parlons plus : j'avois encore une illusion, vous venez de me prouver qu'il suffit d'en avoir une, quelque aride que soit d'ailleurs la vie, pour éprouver de la douleur.-Matilde rougit, je serrai la main de madame de Vernon, et nous gardâmes toutes les trois le silence pendant quelques minutes ; enfin madame de Vernon le rompit, en demandant à Matilde si elle avoit été voir sa cousine madame de Lebensei.-Je ne pense pas assurement, répondit Matilde, que vous exigiez de moi d'aller voir une femme qui s'est remariée pendant que son premier mari vivoit encore ; un pareil scandale ne sera jamais autorisé par ma présence.-Mais son premier mari étoit étranger et protestant, lui répondit madame de Vernon ; elle a fait divorce avec lui selon les lois de son pays.-Et sa religion, à elle-même, reprit Matilde, la comptez-vous pour rien ? Elle est catholique : pouvoit-elle se croire libre, quand sa religion ne le permettoit pas ?-Vous savez, reprit madame de Vernon, que son premier mari étoit un homme très-méprisable ; qu'elle aime le second depuis six ans ; qu'il lui a rendu des services généreux.-Je ne m'attendois pas, je l'avoue, interrompit Matilde, que ma mère justifieroit la conduite de madame de Lebensei.-Je ne sais si je la justifie, répondit madame de Vernon ; mais quand madame de Lebensei auroit commis une faute, la charité chrétienne commanderoit l'indulgence envers elle.-La charité chrétienne, répondit Matilde, est toujours accessible au repentir ; mais quand on persiste dans le crime, elle ordonne au moins de s'éloigner des coupables.

-Et vous voudriez, ma fille, que madame de Lebensei quittât maintenant M. de Lebensei ?-Oui, je le voudrois, s'écria Matilde, car il n'est point, car il ne peut être son mari. On dit de plus que c'est un homme dont les opinions politiques et religieuses ne valent rien ; mais je ne m'en mêle point : il est protestant, il est tout simple que sa morale soit fort relâchée. Il n'en est pas de même de madame de Lebensei, elle est catholique, elle est ma parente ; je vous le répète, ma conscience ne me permet pas de la voir.-Eh bien, j'irai seule chez elle, répondit madame de Vernon.-Je vous y accompagnerai, ma chère tante, lui dis-je, si vous le permettez.-Aimable Delphine ! s'écria madame de Vernon en soupirant ! eh bien ! nous irons ensemble ; elle demeure à deux lieues de chez vous, elle passe sa vie dans la retraite, elle sait combien sa conduite a été, non-seulement blâmée, mais calomniée ; elle ne veut point s'exposer à la société qui est très-mal pour elle.-Dites-lui bien, reprit Matilde avec assez de vivaci

Je me tus, elle et sa mère repartirent pour Paris, et je vis ainsi finir une contrainte douloureuse.

Mais que de sentimens amers se sont ranimés dans mon coeur ! Quelle conduite que celle de Léonce ! Il ne me fait pas dire un mot, il ne veut pas me voir, il m'accable de mépris !... Louise, j'ai écrit ce mot ; malgré ce qu'il m'en a coûté, j'ai pu l'écrire ! car c'est de toute la hauteur de mon âme que je considère l'injustice même de Léonce. Je voudrois cependant, je voudrois au prix de ma misérable vie, qu'il me fût possible de le rencontrer encore une fois par hasard, sans qu'il put me soupçonner de l'avoir recherché. Je saurois alors, soyez-en sûre, je saurois reconquérir son estime ; je m'enorgueillis à cette idée ; je l'aime peut-être encore ; mais ce qui m'est nécessaire surtout, c'est qu'il me rende cette considération à laquelle il a sacrifié son bonheur, oui, son bonheur... Je valois mieux pour lui que Matilde. Se peut-il qu'un mouvement de regret ne lui inspire pas le besoin de me parler ! Louise, ne condamnez pas celle que vous avez élevée ; ce souhait, Le ciel m'en est témoin, je ne le forme point pour me livrer aux sentimens les plus criminels. Mais je voudrois du moins refuser de le voir, qu'il le sût, qu'il en souffrît un moment, et qu'il cessât de me croire le plus foible des êtres, le plus indigne de son inflexible caractère. Louise, j'éprouve les douleurs les plus poignantes, et celles que je confie, et celles qui me font mal à développer ! Pardonnez-moi si j'y succombe ; c'est pour vous seule que je vis encore.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VII.

LETTRE VII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 8 août.

Ne puis-je donc faire un pas qui ne renouvelle plus cruellement encore les chagrins que je ressens ? pourquoi m'a-t-on conduite chez madame de Lebensei ? Elle est heureuse par le mariage ; elle l'est parce que son mari a su braver l'opinion, parce qu'il a méprisé les vains discours du monde, et qu'à cet égard il est en tout l'opposé de Léonce. Madame de Lebensei est heureuse, et je l'aurois été bien plus qu'elle, car son caractère ne la met point entièrement au-dessus du blâme ; son coeur est bien loin d'aimer comme le mien ; et quel homme, en effet, pourroit inspirer à personne ce que j'éprouve pour Léonce ?

Madame de Vernon vint me prendre hier pour aller à Cernay comme nous en étions convenues. En arrivant nous apprîmes que M. de Lebensei étoit absent. Madame de Lebensei, en nous voyant, fut émue ; elle cherchoit à le cacher, mais il étoit aisé de démêler cependant qu'une visite de ses parens étoit un événement pour elle, dans la proscription sociale où elle vivoit. Vous avez connu madame de Lebensei à Montpellier : elle a près de trente ans ; sa figure, calme et régulière, est toujours restée la même. Nous parlâmes quelque temps sur tous les sujets convenus dans le monde, pour éviter de se connoître et de se pénétrer : cette manière de causer n'intéressoit point une personne qui, comme madame de Lebensei, passe sa vie dans la retraite ; néanmoins elle craignoit de s'approcher la première d'aucun sujet qui pût nous engager à lui parler de sa situation. J'essayai de nommer quelques personnes de sa connoissance ; il me parut, par ce qu'elle m'en dit qu'elle ne les voyoit plus ; je remarquai bien qu'elle souffroit d'en avoir été abandonnée, mais je ne m'en aperçus qu'à la fierté même avec laquelle elle repoussoit tout ce qui pouvoit ressembler à une tentative pour se justifier, ou à des efforts pour se rapprocher du monde.

Elle veut briser ce qu'elle pourroit conserver encore de liens avec la société, non par indifférence, mais pour n'avoir plus aucune communication avec ce qui lui fait mal.

Madame de Lebensei a pris tellement l'habitude de se contenir en présence des autres, qu'il étoit difficile de l'amener à nous parler avec confiance. Cependant, comme madame de Vernon lui faisoit quelques excuses polies sur l'absence de sa fille, il lui échappa de dire :-Vous avez la bonté de me cacher, madame, la véritable raison de cette absence ; madame de Mondoville ne veut pas me voir depuis que j'ai épousé M. de Lebensei.-Madame de Vernon sourit doucement, je rougis, et madame de Lebensei continua.-Vous, madame, dit-elle en s'adressant à madame de Vernon, vous, qui m'avez connue dans mon enfance, et qui avez été l'amie de ma famille, je vous remercie d'être venue me trouver dans cette circonstance ; je remercie madame d'Albémar de vous avoir accompagnée ici ; je ne cherche pas le monde ; je ne veux pas lui donner le droit de troubler mon bonheur intérieur ; mais une marque de bienveillance m'est singulièrement précieuse, et je sais la sentir.-Ses yeux se remplirent alors de larmes ; et, se levant pour nous les dérober, elle nous mena voir son jardin et le reste de sa maison.

L'un et l'autre étoit arrangé avec soin, goût et simplicité ; c'étoit un établissement pour la vie, rien n'y étoit négligé : tout rappeloit le temps qu'on avoit déjà passé dans cette demeure, et celui plus long encore qu'on se proposoit d'y rester. Madame de Lebensei me parut une femme d'un esprit sage sans rien de brillant, éclairée, raisonnable, plutôt qu'exaltée. Je ne concevois pas bien comment, avec un tel caractère, sa conduite avoit été celle d'une personne passionnée, et j'avois un grand désir de l'apprendre d'elle ; mais madame de Vernon ne m'aidoit point à l'y engager ; elle étoit triste et rêveuse, et ne se mêloit point à la conversation.

En parcourant les jardins de madame de Lebensei, je découvris, dans un bois retiré, un autel élevé sur quelques marches de gazon ; j'y lus ces mots : A six ans de bonheur, Élise et Henri. Et plus bas : L'amour et le courage réunissent toujours les coeurs qui s'aiment. Ces paroles me frappèrent ; il me sembla qu'elles faisoient un douloureux contraste avec ma destinée ; et je restai tristement absorbée devant ce monument du bonheur. Madame de Lebensei s'approcha de moi ; et, troublée comme je l'étois, je m'écriai involontairement :-Ah ! ne m'apprendrez-vous donc pas ce que vous avez fait pour être heureuse ? Hélas ! je ne croyois plus que personne le fût sur la terre.-Madame de Lebensei, touchée, sans doute, de mon attendrissement, me dit avec un mouvement très-aimable :-Vous saurez, madame, puisque vous le désirez, tout ce qui concerne mon sort ; je ne puis être insensible à l'espoir de captiver votre estime. Un sentiment de timidité, que vous trouverez naturel, me rendroit pénible de parler long-temps de moi ; j'aurai plus de confiance en écrivant.-Madame de Vernon nous rejoignit alors, et fut témoin de l'expression de ma reconnoissance.

Madame de Lebensei nous pria toutes les deux de rester chez elle quelques jours ; je m'y refusai pour cette fois, n'en ayant pas prévenu Thérèse ; mais nous promîmes de revenir ; je désirois revoir madame de Lebensei, et j'aurois craint de la blesser en la refusant : on a de la susceptibilité dans sa situation, et cette susceptibilité, les âmes sensibles doivent la ménager, car elle donne aux plus petites choses une grande influence sur le bonheur.

En revenant avec madame de Vernon, je fus encore plus frappée que je ne l'avois été le matin de sa pâleur et de sa tristesse, et je lui demandai à quelle heure elle s'étoit couchée la nuit dernière.-A cinq heures du matin, me répondit-elle.-Vous avez donc joué ?-Oui.-Mon Dieu ! repris-je, comment pouvez-vous vous abandonner à ce goût funeste ?

Vous y aviez renoncé depuis si long-temps !-Je m'ennuie dans la vie, me répondit-elle ; je manque d'intérêt, de mouvement, et mon repos n'a point de charmes : le jeu m'anime sans m'émouvoir douloureusement ; il me distrait de toute autre idée, et je consume ainsi quelques heures sans les sentir.-Est-ce à vous, lui dis-je, de tenir ce langage ? votre esprit...-Mon esprit ! interrompit-elle ; vous savez bien que je n'en ai que pour causer, et point du tout pour lire, ni pour réfléchir ; j'ai été élevée comme cela ; je pense dans le monde ; seule, je m'ennuie ou je souffre.-Mais ne savez-vous donc pas, lui dis-je, jouir des sentimens que vous inspirez ?-Vous voyez quelle a été la conduite de ma fille pour moi, me répondit-elle ; de ma fille à qui j'avois fait tant de sacrifices ; peut-être qu'en voulant la servir, je me suis rendue moins digne de votre amitié ; vous me l'accordez encore, mais votre confiance en moi n'est plus la même ; tout est donc altéré pour moi. Néanmoins les momens que je passe avec vous sont encore les plus agréables de tous ; ainsi ne parlons pas de mes peines dans le seul instant où je les oublie.-Alors elle ramena la conversation sur madame de Lebensei ; et comme elle a tout à la fois de la grâce et de la dignité dans les manières, il est impossible de persister à lui parler d'un sujet qu'elle évite, ni de résister au charme de ce qu'elle dit.

Elle fut si parfaitement aimable pendant la route, qu'elle suspendit un moment l'amertume de mes chagrins. La finesse de son esprit, la délicatesse de ses expressions, un air de douceur et de négligence, qui obtient tout sans rien demander ; ce talent de mettre son âme tellement en harmonie avec la vôtre, que vous croyez sentir avec elle, en même temps qu'elle, tout ce que son esprit développe en vous ; ces avantages qui n'appartiennent qu'à elle, ne peuvent jamais perdre entièrement leur ascendant.

Il me semble impossible, quand je vois madame de Vernon, de ne pas me confier à son amitié ; et cependant, dès que je suis loin d'elle, le doute me ressaisit de nouveau : que le coeur humain est bizarre ! on a des sentimens que l'on cherche à se justifier, parce qu'on a toujours en soi quelque chose qui les blâme ; et l'on cède à de certains agrémens, à de certains esprits, avec une sorte de crainte, qui ajoute peut-être encore à l'attrait qu'ils inspirent et qu'on voudroit combattre.

Ce matin, comme je me levois, ayant passé presque toute la nuit à réfléchir sur l'heureux et doux asile de Cernay, je reçus la lettre que madame de Lebensei m'avoit promis de m'écrire : la voici ; jugez, Louise, de ce que j'ai dû souffrir en la lisant.

Madame de Lebensei à madame d'Albémar.

PARMI les sacrifices qui me sont imposés, madame, le seul que j'aurois de la peine à supporter, ce seroit de vous avoir connue, et de ne pas chercher à vous prouver que je ne mérite point l'injustice dont on a voulu me rendre victime. Mettez quelque prix à mes efforts pour obtenir votre approbation ; car jusqu'à ce jour, satisfaite de mon bonheur, et fière de mon choix, je n'ai pas fait une démarche pour expliquer ma conduite.

En prenant la résolution de faire divorce avec mon premier mari, et d'épouser quelques années après M. de Lebensei, j'ai parfaitement senti que je me perdois dans le monde, et j'ai formé, dès cet instant, le dessein de n'y jamais reparoître. Lutter contre l'opinion, au milieu de la société, est le plus grand supplice dont je puisse me faire l'idée. Il faut être, ou bien audacieuse, ou bien humble pour s'y exposer.

Je n'étois ni l'une ni l'autre, et je compris très-vite qu'une femme qui ne se soumet pas aux préjugés reçus, doit vivre dans la retraite, pour conserver son repos et sa dignité ; mais il y a une grande différence entre ce qui est mal en soi, et ce qui ne l'est qu'aux yeux des autres ; la solitude aigrit les remords de la conscience, tandis qu'elle console de l'injustice des hommes.

Si j'avois été très-aimable, très-remarquable par la grâce et l'esprit de société, le sacrifice de mes succès m'eût peut-être été pénible ; mais j'étois une femme ordinaire dans la conversation, quoique j'eusse une manière de sentir très-forte et très-profonde ; je pouvois donc renoncer au monde, sans craindre ces regrets continuels de l'amour-propre, qui troublent tôt ou tard les affections les plus tendres.

Je n'avois point à redouter non plus le réveil des passions exaltées ; j'ai de la raison, quoique ma conduite ne soit pas d'accord avec ce qu'on appelle communément ainsi. C'est d'après des réflexions sages et calmes, que j'ai pris un parti qui sort de toutes les règles communes ; et rien de ce qui m'a décidée ne peut changer, car c'est d'après mon caractère et celui de Henri que je me suis déterminée.

Les événemens de ma vie sont très-simples et peu multipliés ; la suite de mes impressions est le seul intérêt de mon histoire.

Un Hollandois, M. de T., avoit rapporté des colonies une très-grande fortune ; il passa quelque temps à Montpellier pour rétablir sa santé.

Il se prit, je ne sais pourquoi, d'une passion très-vive pour moi, me demanda, m'obtint, et m'enmena dans son pays, où je ne connoissois personne.

Il fallut, à dix-huit ans, rompre avec tous les souvenirs de ma vie. Je voulois m'attacher à mon mari : il y avoit, dans nos esprits et dans nos caractères, une opposition continuelle ; il étoit amoureux de moi, parce qu'il me trouvoit jolie : car, d'ailleurs, il sembloit qu'il auroit dû me haïr. Cette espèce d'attachement que je lui inspirois ajoutoit donc encore à mon malheur ; car si ma figure ne lui avoit pas été agréable, il se seroit éloigné de moi, et je n'aurois pas senti à chaque instant de la journée les défauts qui me le rendoient insupportable.

Avarice, dureté, entêtement, toutes les bornes de l'esprit et de l'âme se trouvoient en lui. Je me brisois sans cesse contre elles ; j'essayois sans cesse un plan quelconque de bonheur, et tous échouoient contre son active et revécue médiocrité.

Il avoit fait sa fortune en Amérique, en exerçant sur ses malheureux esclaves un despotisme tyrannique ; il y avoit contracté l'habitude de se croire supérieur à tout ce qui l'entouroit ; les sentimens nobles, les idées élevées lui paraissoient de l'affectation ou de la niaiserie : exerciez-vous une vertu généreuse a vos dépens ; il se moquoit de vous : l'opposiez-vous à ses désirs ; non-seulement il s'irritoit contre vous, mais il cherchoit à dégrader vos motifs ; il vouloit qu'il n'y eût qu'une seule chose de considérée dans le monde, l'art de s'enrichir, et le talent de faire prospérer, en tout genre, ses propres intérêts. Enfin, je l'ai doublement senti, dans le temps de mon malheur et dans les années heureuses qui l'ont suivi, l'étendue des lumières, le caractère et les idées que l'on nomme philosophiques, sont aussi nécessaires au charme, à l'indépendance, et à la douceur de la vie privée, qu'elles peuvent l'être à l'éclat de toute autre carrière.

Il falloit, pour vivre bien avec M. de T. que je renonçasse à tout ce que j'avois de bon en moi ; je n'aurois pu me créer un rapport avec lui qu'en me livrant à un mauvais sentiment.

Quoiqu'il ne cherchât point à plaire, il étoit très-inquiet de ce qu'on disoit de lui ; il n'avoit ni l'indifférence sur les jugemens des hommes, que la philosophie peut inspirer, ni les égards pour l'opinion, qu'auroit dû lui suggérer son désir de la captiver. Il vouloit obtenir ce qu'il étoit résolu de ne pas mériter, et cette manière d'être lui donnoit de la fausseté dans ses rapports avec les étrangers, et de la violence dans ses relations domestiques.

Il songeoit du matin au soir à l'accroissement de sa fortune ; et je ne pouvois pas même me représenter cet accroissement comme de nouvelles jouissances, car j'étois assurée qu'une augmentation de richesses lui faisoit toujours naître l'idée d'une diminution de dépense, et je ne disputois sur rien avec lui dans la crainte de prolonger l'entretien, et de sentir nos âmes de trop près dans la vivacité de la querelle.

L'exercice d'aucune vertu ne m'étoit permis ; tout mon temps étoit pris par le despotisme ou l'oisiveté de mon mari. Quelquefois les idées religieuses venoient à mon secours ; néanmoins combien elles ont acquis plus d'influence sur moi depuis que je suis heureuse ! Des souffrances arides et continuelles, une liaison de toutes les heures avec un être indigne de soi, gâtent le caractère, au lieu de le perfectionner.

L'âme qui n'a jamais connu le bonheur ne peut être parfaitement bonne et douce ; si je conserve encore quelque sécheresse dans le caractère, c'est à ces années de douleur que je le dois.

Oui, je ne crains pas de le dire, s'il étoit une circonstance qui pût nous permettre une plainte contre notre Créateur, ce seroit du sein d'un mariage mal assorti que cette plainte échapperoit ; c'est sur le seuil de la maison habitée par ces époux infortunés qu'il faudroit placer ces belles paroles du Dante, qui proscrivent l'espérance. Non, Dieu ne nous a point condamnés à supporter un tel malheur ! le vice s'y soumet en apparence, et s'en affranchit chaque jour ; la vertu doit le briser, quand elle se sent incapable de renoncer pour jamais au bonheur d'aimer, à ce bonheur dont le sacrifice coûte bien plus à notre nature que le mépris de la mort.

Je ne vous développerai point ici mon opinion sur le divorce ; quand M. de Lebensei sera assez heureux pour vous connoître, madame, il vous dira mieux que personne les raisonnemens qui m'ont convaincue ; je ne veux vous peindre que les sentimens qui ont décidé de mon sort.

Un jour, à La Haye, chez l'ambassadeur de France, on m'annonça qu'un jeune François étoit arrivé le matin de Paris, et devoit nous être présenté le soir même. Une femme me dit que ce François passoit pour sauvage, savant et philosophe, que sais-je ? tout ce que les François sont rarement à vingt-cinq ans ; elle ajouta qu'il avoit fait ses études à Cambridge, et que sans doute il s'étoit gâté par les manières angloises ; mais comme il n'existe pas, selon mon opinion, de plus noble caractère que celui des Anglois, je ne me sentois point prévenue contre l'homme qui leur ressembloit. Je demandai son nom, elle me nomma Henri de Lebensei, gentilhomme protestant du Languedoc ; sa famille étoit alliée de la mienne ; je ne l'avois jamais vu, mais il connoissoit le séjour de mon enfance ; il étoit François ; il avoit au moins entendu parler de mes parens ; cette idée, dans l'éloignement où je vivois de tout ce qui m'avoit été cher, cette idée m'émut profondément.

M. de Lebensei entra chez l'ambassadeur avec plusieurs autres jeunes gens ; je reconnus à l'instant l'image que je m'en étois faite : il avoit l'habillement et l'extérieur d'un Anglois, rien de remarquable dans la figure, que de l'élégance, de la noblesse, et une expression, très-spirituelle. Je ne fus point frappée en le voyant, mais plus je causai avec lui, plus j'admirai l'étendue et la force de son esprit, et plus je sentis qu'aucun caractère ne convenoit mieux au mien.

Depuis ce jour jusqu'à présent, depuis six années, loin de me reprocher d'aimer Henri de Lebensei, il m'a semblé toujours que si je l'éloignois de moi je repousserois une faveur spéciale de la Providence, le signe le plus manifeste de sa protection, l'ami qui me rend l'usage de mes qualités naturelles, et me conduit dans la route de la morale, de l'ordre et du bonheur.

Vous avez peut-être su les cruels traitemens que M. de T. me fit éprouver quand il sut que j'aimois M. de Lebensei. Je n'avois point d'enfans ; je demandai le divorce selon les lois de Hollande. M. de T., avant d'y consentir, voulut exiger de moi une renonciation absolue à toute ma fortune ; quand je la refusai, il m'enferma dans sa terre et me menaça de la mort ; son amour s'étoit changé en haine, et toute sa conduite étoit alors soumise à sa passion dominante, à l'avidité.

Henri me sauva par son courage, exposa mille fois sa vie pour me délivrer, et me ramena enfin en France après deux années, pendant lesquelles il m'avoit rendu tous les services que l'amour et la générosité peuvent inspirer.

Mon divorce fut prononcé ; je ne vous fatiguerai point des peines qu'il m'en coûta pour l'obtenir ; c'est Henri que je veux vous faire connoître, toute ma destinée est en lui.

Je vais peut-être vous étonner, jeune et charmante Delphine ; mais ce n'est point la passion de l'amour, telle qu'on peut la ressentir dans l'effervescence de la jeunesse, qui m'a décidée à choisir Henri pour le dépositaire de mon sort ; il y a de la raison dans mon sentiment pour lui, de cette raison qui calcule l'avenir autant que le présent, et se rend compte des qualités et des défauts qui peuvent fonder une liaison durable. On parle beaucoup des folies que l'amour fait commettre : je trouve plus de vraie sensibilité dans la sagesse du coeur que dans son égarement ; mais toute cette sagesse consiste à n'aimer, quand on est jeune, que celui qui vous sera cher également dans tous les âges de la vie. Quel doux précepte de morale et de bonheur ! Et la morale et le bonheur sont inséparables, quand les combinaisons factices de la société ne viennent pas mêler leur poison à la vie naturelle.

Henri de Lebensei est certainement l'homme le plus remarquable par l'esprit qu'il soit possible de rencontrer ; une éducation sérieuse et forte lui a donné sur tous les objets philosophiques des connoissances infinies, et une imagination très-vive lui inspire des idées nouvelles sur tous les faits qu'il a recueillis. Il se plaît à causer avec moi, d'autant plus qu'une sorte de timidité sauvage et fière le rend souvent taciturne dans le monde ; comme son esprit est animé et son caractère assez sérieux, plus le cercle se resserre, plus il déploie dans la conversation d'agrémens et de ressources, et seul avec moi il est plus aimable encore qu'il ne s'est jamais montré aux autres. Il réserve pour moi des trésors de pensées et de grâce, tandis que le commun des hommes s'exalte pour les auditeurs, s'enflamme par l'amour-propre, et se refroidit dans l'intimité : tous ceux qui aiment la solitude, ou que des circonstances ont appelés à y vivre, vous diront de quel prix est dans les jouissances habituelles ce besoin de communiquer ses idées, de développer ses sentimens, ce goût de conversation qui jette de l'intérêt dans une vie où le calme s'achète d'ordinaire aux dépens de la variété.

Et ne croyez point que cet empressement de Henri pour mon entretien naisse seulement de son amour pour moi ; ma raison m'auroit dit encore qu'il ne faut jamais compter sur les qualités que l'amour donne, ou se croire préservé des défauts dont il corrige. Ce qui me rend certaine de mon bonheur avec Henri, c'est que je connois parfaitement son caractère tel qu'il est, indépendamment de l'affection que je lui inspire, et que je suis la seule personne au monde avec laquelle il ait entièrement développé ses vertus comme ses défauts.

Henri possède un genre d'agrément et de gaîté qui ne peut se développer que dans la familiarité de sentimens intimes ; ce n'est point une grâce de parure, mais une grâce d'originalité dont la parfaite aisance augmente beaucoup le charme : quand l'intimité est arrivée à ce point, qui fait trouver du charme dans des jeux d'enfans, dans une plaisanterie vingt fois répétée, dans de petits détails sans fin auxquels personne que vous deux ne pourroit jamais rien comprendre ; mille liens sont enlacés autour du coeur, et il suffiroit d'un mot, d'un signe, de l'allusion la plus légère à des souvenirs si doux, pour rappeler ce qu'on aime du bout du monde.

J'ai de la disposition à la jalousie ; Henri ne m'en fait jamais éprouver le moindre mouvement : je sais que seule je le connois, que seule je l'entends, et qu'il jouit d'être senti, d'être estimé par moi, sans avoir jamais besoin de mettre en dehors ce qu'il éprouve. Il a des opinions très-indépendantes, assez de mépris pour les hommes en général, quoiqu'il ait beaucoup de bienveillance pour chacun d'eux en particulier.

On a dit assez de mal de lui, surtout depuis que, dans les querelles politiques, il s'est montré partisan de la révolution ; il tient cette injustice pour acceptée, et rien au monde ne pourroit le contraindre à une justification, pas même à une démonstration de ce qu'il est : dès que cette démonstration peut être demandée, elle lui devient impossible. Le parfait naturel de son caractère m'est encore un garant de sa fidélité ; s'il formoit une nouvelle liaison, il seroit obligé d'entrer dans des explications sur lui-même, sur ses défauts, sur ses qualités, dont sa conduite envers moi le dispense ; il m'a parlé par ses actions, et c'est de cette manière qu'un caractère fier et souvent calomnié aime à se faire connoître.

Sous des formes froides et quelquefois sévères, il est plus accessible que personne à la pitié ; il cache ce secret, de peur qu'on n'en abuse ; mais moi, je le sais et je m'y confie. Sans doute je serois bien malheureuse, s'il n'étoit retenu près de moi que par la crainte de m'affliger en s'éloignant ; mais tout en jouissant de l'amour que je lui inspire, je songe avec bonheur que deux vertus me répondent de son coeur, la vérité et la bonté. Nous nous faisons illusion ; mais quand on observe la société, il est aisé de voir que les hommes ont bien peu besoin des femmes ; tant d'intérêts divers animent leur vie, que ce n'est pas assez du goût le plus vif, de l'attrait le plus tendre, pour répondre de la durée d'une liaison : il faut encore que des principes et des qualités invariables préservent l'esprit de se livrer à une affection nouvelle, arrêtent les caprices de l'imagination, et garantissent le coeur long-temps avant le combat ; car s'il y avoit combat, le triomphe même ne seroit plus du bonheur.

Que de qualités cependant, que de singularités même ne faut-il pas trouver réunies dans le caractère d'un homme, pour avoir la certitude complète de son affection constante et dévouée ! et, sans cette certitude, combien le parti que j'ai adopté seroit insensé !

Car lorsqu'on prend une résolution contraire à l'opinion générale, rien ne vous soutient que vous-même : vous avez contracté l'engagement d'être heureuse, et si jamais vous laissiez échapper quelques regrets, le public et vos amis seroient prêts à les repousser au fond de votre coeur comme dans leur seul asile.

Je ne le dissimulerai point, les opinions philosophiques de Henri, la force de son caractère, son indifférence absolue pour la manière de penser des autres, quand elle n'est pas la sienne, tous ces appuis m'ont été bien nécessaires pour lutter contre la défaveur du monde. Un homme s'affranchit aisément de tout ce qui n'est pas sa conscience, et s'il possède des talens vraiment distingués, c'est en obtenant de la gloire qu'il cherche à captiver l'opinion publique ; la gloire commence à une grande distance du cercle passager de nos relations particulières, et n'y pénètre même qu'à la longue. M. de Lebensei, par un contraste singulier, mais naturel, est parfaitement indifférent à l'opinion de ce qu'on appelle la société, et très-ambitieux d'atteindre un jour à l'approbation du monde éclairé : moi, qui ne puis être connue qu'autour de moi, je ne nie point que je ne sois affligée quelquefois d'être généralement blâmée ; mais comme ce blâme ne produit pas sur Henri la plus légère impression, comme je suis assurée qu'il y est tout-à-fait indifférent, je me distrais facilement de ma peine.

L'on n'est inconsolable, dans un sentiment vrai, que de la douleur de ce qu'on aime ; l'on finit toujours par oublier la sienne propre.

J'étois convaincue que la morale et la religion bien entendues ne me défendoient point d'épouser Henri, puisque je ne troublois, par cette résolution, la destinée de personne, et que je n'avois à rendre compte qu'à Dieu de mon bonheur.

Devois-je donc, quand le ciel m'avoit fait rencontrer le seul caractère qui pût s'identifier avec le mien, le seul homme qui pût tirer de mes qualités et de mes défauts des sources de félicité pour tous les deux ; devois-je sacrifier ce sort unique au mal que pouvoient dire de moi de froids amis qui m'ont bientôt oubliée, des indifférens qui savent à peine mon nom ? Ils me conseilleroient de renoncer au seul être qui m'aime, au seul être qui me protège dans ce monde, tout en se préparant à me refuser du secours si j'en avois besoin, si, redevenue isolée par déférence pour leurs avis, j'allois leur demander l'un des milliers de services qu'Henri me rendroit sans les compter.

Non, ce n'est point à l'opinion des hommes, c'est à la vertu seule qu'on peut immoler les affections du coeur ; entre Dieu et l'amour, je ne reconnois d'autre médiateur que la conscience.

De quoi vous menace donc la société ? de ne plus vous voir ? la punition n'est pas égale à la sévérité des lois qu'elle impose. Cependant, je le répète à vous, madame, qui êtes encore dans les premières années de la jeunesse, mon exemple ne doit entraîner personne à m'imiter. C'est un grand hasard à courir pour une femme, que de braver l'opinion ; il faut, pour l'oser, se sentir, suivant la comparaison d'un poète, un triple airain autour du coeur, se rendre inaccessible aux traits de la calomnie, et concentrer en soi-même toute la chaleur de ses sentimens ; il faut avoir la force de renoncer au monde, posséder les ressources qui permettent de s'en passer, et ne pas être douée cependant d'un esprit ou d'une beauté rare, qui feroient regretter les succès pour toujours perdus. Enfin, il faut trouver dans l'objet de nos sacrifices la source toujours vive des jouissances variées du coeur et de la raison, et traverser la vie appuyés l'un sur l'autre, en s'aimant et faisant le bien.

Vous connoissez maintenant ma situation, madame ; vous aurez aperçu que mon bonheur n'est pas sans mélange ; mais le bonheur parfait ne peut jamais être le partage d'une femme à qui l'erreur de ses parens ou la sienne propre ont fait contracter un mauvais mariage. Si l'enfant que, je porte dans mon sein est une fille, ah ! combien je veillerai sur son choix ! combien je lui répéterai que, pour les femmes, toutes les années de la vie dépendent d'un jour ! et que d'un seul acte de leur volonté dérivent toutes les peines ou toutes les jouissances de leur destinée.

Quand des personnes que j'estime condamnent la résolution que j'ai prise ; quand j'éprouve la foiblesse ou la dureté de mes amis, quelquefois je ne retrouve plus, même dans la solitude, le repos que j'espérois, et le souvenir du monde s'y introduit pour la troubler.

Mais dans les momens où je suis le plus abattue, un beau jour avec Henri relève mon âme : nous sommes jeunes encore l'un et l'autre, et néanmoins nous parlons souvent ensemble de la mort, nous cherchons dans nos bois quelque retraite paisible pour y déposer nos cendres ; là, nous serons unis, sans que les générations successives qui fouleront notre tombe nous reprochent encore notre affection mutuelle !

Nous nous entretenons souvent sur les idées religieuses, nous interrogeons le ciel par des regards d'amour : nos âmes, plus fortes de leur intimité, essaient de pénétrer à deux dans les mystères éternels.

Nous existons par nous mêmes, sans aucun appui, sans aucun secours des hommes. M. de Lebensei, je l'espère, est plus heureux que moi, car il est beaucoup plus indépendant des autres. Quand les chagrins, causés par l'opinion, me font souffrir, je me dis que j'aurois été trop heureuse, si les hommes avoient joint leur suffrage à ma félicité intérieure, si j'avois vu, pour ainsi dire, mon bonheur se répéter de mille manières dans leurs regards approbateurs.

L'imparfaite destinée jette toujours des regrets à travers les plus pures jouissances ; la peine que j'éprouve, la seule de ma vie, me garantit peut-être la possession de tout ce qui m'est cher ; elle m'acquitte envers la douleur, qui ne veut pas qu'on l'oublie, et j'obtiendrai peut-être en compensation le seul bien que je demande maintenant au ciel...

Mourir avant Henri, recevoir ses soins à ma dernière heure, entendre sa douce voix me remercier de l'avoir rendu heureux, de l'avoir préféré à tout sur cette terre ; alors j'aurai vécu de la vraie destinée pour laquelle les femmes sont faites ; aimer, encore aimer, et rendre enfin au Dieu qui nous l'a donnée une âme que les affections sensibles auront seules occupée.

ÉLISE DE LEBENSEI.

Ah ! ma chère Louise, maintenant que vous avez fini cette lettre, avez-vous donné quelques larmes aux regrets qu'elle a ranimés dans mon coeur ? Avez-vous pressenti toutes les réflexions amères qu'elle m'a suggérées ? Que d'obstacles M. de Lebensei n'a-t-il pas eus à vaincre pour épouser celle qu'il aimoit ! Et Léonce, comme aisément il y a renoncé ! C'est madame de Lebensei qui pense à la défaveur de l'opinion ; mais son mari ne s'en est pas occupé un seul instant ; il ne dépend que de ses propres affections, il ne se soumet qu'à ce qu'il aime ; et Léonce... Ne croyez pas cependant que son caractère ait moins de force, qu'il soit en rien inférieur à personne ; mais il a manqué d'amour : je veux en vain me faire illusion, tout le mal est là.

Hélas ! sans le savoir, madame de Lebensei condamne à chaque ligne la conduite de Léonce. La douleur que m'a causée cette lettre ne me sera point inutile ; si je le revoyois, je pourrois lui parler, je serois calme et fière en sa présence.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VIII.

LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Louise, qu'ai-je éprouvé ? Que m'a-t-il dit ? Je n'en sais rien ; je l'ai vu ; mon âme est bouleversée ; je croyois entrevoir une espérance, madame de Vernon me l'a presque entièrement ravie. Pouvez-vous m'éclairer sur mon sort ? Ah ! je ne suis plus capable de rien juger par moi-même.

Je reçus hier à Paris, où j'étois venue pour reconduire madame de Vernon, une lettre vraiment touchante de madame d'Ervins. Dans cette lettre, elle me conjurait d'aller chez un peintre au Louvre, où le portrait de M. de Serbellane étoit encore, et de le lui apporter pour le considérer une dernière fois. Elle me disoit : «Je me suis persuadée la nuit passée que ses traits étoient effacés de mon souvenir ; je les cherchois comme à travers des nuages qui se plaçoient toujours entre ma mémoire et moi : je le sais, c'est une chimère insensée ; mais il faut que j'essaie de me calmer avant le dernier sacrifice. Ces condescendances que j'ai encore pour mes foiblesses ne vous compromettront plus long-temps, ma chère amie ; ma résolution est prise, et tout ce qui semble m'en écarter m'y conduit.»

Je n'hésitai pas à donner à Thérèse la consolation qu'elle désiroit, et madame de Vernon, à qui j'en parlai, fut entièrement de mon avis.

J'allai donc ce matin au Louvre ; mais avant d'arriver à l'atelier du peintre de M. de Serbellane, je m'arrêtai dans la galerie des tableaux ; il y en avoit un qu'un jeune artiste venoit de terminer [Le Marcus Sextus de Guérin.] : il me frappa tellement, qu'à l'instant où je le regardai, je me sentis baignée de larmes. Vous savez que de tous les arts, c'est à la peinture que je suis le moins sensible ; mais ce tableau produisit sur moi l'impression vive et pénétrante, que jusqu'alors je n'avois jamais éprouvée que par la poésie ou la musique.

Il représente Marcus Sextus, revenant à Rome après les proscriptions de Sylla. En rentrant dans sa maison, il retrouve sa femme étendue sans vie, sur son lit ; sa jeune fille, au désespoir, se prosterne à ses pieds. Marcus tient la main pâle et livide de sa femme dans la sienne ; il ne regarde pas encore son visage ; il a peur de ce qu'il va souffrir ; ses cheveux se hérissent, il est immobile ; mais tous ses membres sont dans la contraction du désespoir. L'excès de l'agitation de l'âme semble lui commander l'inaction du corps. La lampe s'éteint, le trépied qui la soutient se renverse, tout rappelle la mort dans ce tableau ; il n'y a de vivant que la douleur.

Je fus saisie, en le voyant, de cette pitié profonde que les fictions n'excitent jamais dans notre coeur, sans un retour sur nous-mêmes ; et je contemplai cette image du malheur comme si, dangereusement menacée au milieu de la mer, j'avois vu de loin, sur les flots, les débris d'un naufrage.

Je fus tirée de ma rêverie par l'arrivée du peintre qui me mena dans son atelier ; je vis le portrait de M. de Serbellane, très-frappant de ressemblance. Je demandai qu'on le portât dans ma voiture : pendant qu'on l'arrangeoit, je revins dans la galerie pour revoir encore le tableau de Marcus Sextus.

En entrant, j'aperçois Léonce placé comme je l'étois devant ce tableau, et paroissant ému comme moi de son expression ; sa présence m'ôta dans l'instant toute puissance de réflexion, et je m'avançai vers lui sans savoir ce que je faisois. Il leva les yeux sur moi, et ne parut point surpris de me voir. Son âme étoit déjà ébranlée ; il me sembla que j'arrivois comme il pensoit à moi, et que ses réflexions le préparoient à ma présence.

-On plaint, me dit-il avec une sorte d'égarement tout-à-fait extraordinaire, et presque sans me regarder, oui, l'on plaint ce Romain infortuné qui, revenant dans sa patrie, ne trouve plus que les restes inanimés de l'objet de sa tendresse.

Eh bien ! il seroit mille fois plus malheureux s'il avoit été trompé par la femme qu'il adoroit, s'il ne pouvoit plus l'estimer ni la regretter sans s'avilir. Quand la mort a frappé celle qu'on aime, la mort aussi peut réunir à elle ; notre âme, en s'échappant de notre sein, croit s'élancer vers une image adorée ; mais si son souvenir même est un souvenir d'amertume, si vous ne pouvez penser à elle sans un mélange d'indignation et d'amour, si vous souffrez au dedans de vous par des sentimens toujours combattus, quel soulagement trouverez-vous dans la tombe ? Ah ! regardez-le encore, madame, cet homme malheureux qui va succomber sous le poids de ses peines ; il ne connoissoit pas les douleurs les plus déchirantes ; la nature, inépuisable en souffrances, l'avoit encore épargné. Il tient, s'écria Léonce avec l'accent le plus amer, et en me saisissant le bras comme un furieux, il tient la main décolorée de la compagne de sa vie ; mais la main cruelle de celle qui lui fut chère n'a pas plongé dans son sein un fer empoisonné.

-Effrayée de son mouvement, ne pouvant comprendre ses discours, je voulois lui répondre, l'interroger, me justifier ; un de mes gens apporta dans cet instant le portrait de M. de Serbellane, et le peintre qui le suivoit lui dit :-Mettez ce tableau avec beaucoup de soin dans la voiture de madame d'Albémar.-Léonce me quitte, s'approche du portrait, lève la toile qui le couvroit, la rejette avec violence, et se retournant vers moi avec l'expression de visage la plus insultante :-Pardonnez-moi, me dit-il, madame, les momens que je vous ai fait perdre ; je ne sais ce qui m'avoit troublé ; mais ce qui est certain, ajouta-t-il en pesant sur ce mot de toute la fierté de son âme, ce qui est certain, c'est que je suis calme à présent.-En prononçant ces paroles, il enfonça son chapeau sur ses yeux, et disparut.

Je restai confondue de cette scène, immobile à la place où Léonce m'avoit laissée, et cherchant a deviner le sens des reproches sanglans qu'il m'avoit adressés : cependant une idée me saisit, c'est que tout ce qu'il m'avoit dit, et l'impression qu'avoit produite sur lui le portrait de M. de Serbellane pouvoit appartenir à la jalousie ; cette pensée, peut-être douce, n'étoit encore que confuse dans ma tête, lorsque madame de Vernon arriva ; je ne l'attendois point ; elle avoit été chez moi, ne me croyant pas encore partie, et voulant m'amener elle-même chez le peintre. Je lui exprimai dans mon premier mouvement toutes les idées qui m'agitoient, et je lui demandai vivement comment il seroit possible que Léonce pût croire que j'aimois M. de Serbellane, lui qui devoit savoir l'histoire de madame d'Ervins.-Aussi, me répondit-elle, ne le croit-il pas. Mais vous n'avez pas d'idée de son caractère, et de l'irritation qu'il éprouve sur tout ce qui vous regarde.-Cette réponse ne me satisfit pas, et je regardai madame de Vernon avec étonnement ; je ne sais ce qui se passa dans son esprit alors ; mais elle se tut pendant quelques instans, et reprit ensuite d'un ton ferme, qui me fit rougir des pensées que j'avois eues, et ne me prouva que trop combien elles étoient fausses.

-Je pénètre, me dit madame de Vernon, l'injuste défiance que vous avez contre moi, je ne puis la supporter, il faut que tout soit éclairci ; je forcerai Léonce, malgré les motifs qu'il pourroit m'opposer, à vous expliquer lui-même les raisons qui l'ont déterminé à ne pas s'unir à vous. Je fais peut-être une démarche contraire à mon devoir de mère, en vous rapprochant du mari de ma fille, car certainement il ne pourra jamais vous voir sans émotion, quelle que soit son opinion sur votre conduite ; mais ce qu'il m'est impossible de tolérer, c'est votre défiance, et pour qu'elle finisse, je vais écrire dès demain à Léonce que je le prie d'avoir un entretien avec vous.

-Jugez, ma soeur, de l'effroi qu'un tel dessein dut me causer ; je conjurai madame de Vernon d'y renoncer ; elle me quitta sans vouloir me dire ce qu'elle feroit ; elle étoit blessée, je n'en pus obtenir un seul mot ; mais je pars à l'instant même pour passer deux jours à Cernay chez madame de Lebensei ; si madame de Vernon, malgré mes instances, me ménage assez peu pour demandera Léonce de me voir, au moins il saura que je n'ai point consenti à cette humiliation ; il ne me trouvera point chez moi, à Paris, ni à Bellerive.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IX.

LETTRE IX.

Madame de Vernon à Léonce.

Après tout ce que je vous ai dit, après tout ce qui s'est passé, votre agitation, en parlant hier matin à madame d'Albémar, l'a fort étonnée, mon cher Léonce : elle voudroit ne point partir sans que vous fussiez en bonne amitié l'un avec l'autre ; elle pense avec raison qu'étant devenus proches parens par votre mariage avec ma fille, vous ne devez pas rester brouillés ; je désirerois donc que vous vous rencontrassiez tous les deux chez moi demain soir ; le voulez-vous ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE X.

LETTRE X.

Réponse de Léonce à madame de Vernon.

Je n'ai rien à dire à madame d'Albémar, madame, qui pût motiver l'entretien que vous me demandez. Nous sommes et nous resterons parfaitement étrangers l'un à l'autre : l'amitié comme l'amour doivent être fondés sur l'estime, et quand je suis forcé d'y renoncer, dispensez-moi de le déclarer.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XI.

LETTRE XI.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 14 août.

Je l'ai offensée, mortellement offensée, mon ami, je le voulois, et néanmoins je m'en repens avec amertume ; mais aussi comment se peut-il que le jour même où j'apprends par hasard de madame de Vernon, que madame d'Albémar doit aller chez le peintre de M. de Serbellane, le jour où je la vois emporter ce portrait avec elle, madame de Vernon me propose de rencontrer chez elle madame d'Albémar, de lui dire adieu, lorsqu'elle part pour rejoindre M. de Serbellane ! et de quels termes madame de Vernon, inspirée sans doute par madame d'Albémar, se sert-elle pour m'y engager ! elle me rappelle l'amitié, les liens de famille qui doivent me rapprocher de sa nièce ! Non, je ne suis ni le parent, ni l'ami de Delphine ; je la hais ou je l'adore, mais rien ne sera simple entre nous, rien ne se passera selon les règles communes.

Il est vrai, je ne devois pas me servir d'expressions blessantes en refusant de la voir ; tant de circonstances cependant s'étoient réunies pour m'irriter ! je fus tout le jour assez content de moi-même, mais la nuit, mais le lendemain qui suivit, je ne pus me défendre du remords d'avoir outragé celle que j'ai si tendrement aimée. J'allai chez madame de Vernon pour la conjurer de ne pas montrer ma réponse à madame d'Albémar. Madame de Vernon étoit partie pour la campagne de madame de Lebensei ; il n'y avoit pas une heure, me dit-on, qu'elle étoit en route : j'eus l'espoir, en montant à cheval, de la rejoindre, et je partis à l'instant ; j'arrive à Cernay, sans rencontrer madame de Vernon ; un de mes gens me précède, on ouvre la grille, j'entre, et j'aperçois d'abord la voiture de madame d'Albémar, qui étoit avancée devant la porte de l'intérieur de la maison.

J'imaginai que madame d'Albémar étoit au moment de partir, et je ne sais par quelle inconséquence du coeur, quoique je ne fusse pas venu dans l'intention de la voir, je ne supportai pas l'idée que cela me seroit impossible. Sans projet ni réflexion, j'avance et je crie au cocher :-Reculez.-J'attends madame, me répondit-il.-Reculez, lui dis-je ;-et je sautai en bas de mon cheval avec une action si véhémente, qu'il m'obéit de frayeur. Je fus honteux de ma folle colère, quand je me trouvai seul au milieu de la cour, examiné par tous les domestiques qui y étoient. Celui de madame d'Albémar, se ressouvenant du temps où sa maîtresse avoit du plaisir à me voir, me dit qu'elle étoit dans le jardin ; j'y entrai par la porte de la cour, toujours dans le même égarement ; j'étois dans une maison étrangère, je n'y connoissois personne, mais j'allois où elle étoit, comme un malheureux entraîné par une force surnaturelle. Il étoit neuf heures du soir, le ciel étoit parfaitement serein, et la beauté de la nuit auroit calmé tout autre coeur que le mien ; mais dans mon agitation, je ne pouvois éprouver aucune impression douce. Je la cherchois, et mes yeux repoussoient tout ce qui n'étoit pas elle. J'aperçus d'une des hauteurs du jardin, à travers l'ombre des arbres, cette charmante figure que je ne puis méconnoître ; elle étoit appuyée sur un monument qu'elle sembloit considérer avec attention ; une petite fille à ses pieds, habillée de noir, la tiroit par sa robe pour la rappeler à elle. Je m'approchai sans me montrer : Delphine levoit ses beaux yeux vers le ciel, et je crus la voir pâle et tremblante, telle que son image m'étoit apparue à l'église. Elle prioit, car toute l'expression de son visage peignoit l'enthousiasme de l'inspiration.

Le vent venoit de son côté, il agitoit les plis de sa robe avant d'arriver jusqu'à moi ; en respirant cet air je croyois m'enivrer d'elle ; il m'apportoit un souffle divin. Je restai quelques instans dans cette situation : depuis un mois, mon coeur oppressé n'avoit pas cessé de me faire mal ; je le sentois alors battre avec moins de peine, j'y pouvois poser la main sans douleur. Je serois resté long-temps dans cet état, si je n'avois pas vu Delphine sortir du bosquet, pour lire, aux rayons de la lune, une lettre qu'elle tenoit entre ses mains : il me vint dans l'esprit que c'étoit celle que j'avois écrite à madame de Vernon, et que les signes de douleur que je remarquois sur le visage de Delphine, venoient peut-être de la peine que je lui avois causée. Je ne pus résister à cette idée ; je m'approchai précipitamment de madame d'Albémar ; elle se retourna, tressaillit, et prête à tomber, elle s'appuya sur un arbre. Je reconnus ma lettre qu'elle regardoit encore : j'allois m'en saisir pour la déchirer, lorsque Delphine, reprenant ses forces, s'avança vers moi, et tenant ma lettre dans l'une de ses mains, elle leva l'autre vers le ciel.

Jamais je ne l'avois vue si ravissante ; je crus un moment que moi seul j'étois coupable, il me sembloit que j'entendois les anges qu'elle invoquoit à son secours parler pour elle et m'accuser. Je tombai à genoux devant le ciel, devant elle, devant la beauté ; je ne sais ce que j'adorois, mais je n'étois plus à moi.-Parlez, m'écriai-je, parlez ; prosterné devant vous, je vous demande de vous justifier.-Non, me dit-elle en mettant sa main sur son coeur, ma réponse est là, celui qui put m'offenser n'a pas mérité de l'entendre.-Elle s'éloigna de moi, je la conjurai de s'arrêter, mais en vain ; je vis de loin madame de Vernon qui venoit rapidement vers nous avec madame de Lebensei ; je fis un dernier effort pour obtenir un mot, il fut inutile, et mon coeur irrité reprit l'indignation que le regard de Delphine avoit comme suspendue.

Je voulus paroître calme en présence des étrangers, et ne pas rendre Delphine témoin de mon abattement. Je parlai vite, je rassemblai au hasard tout ce que je pouvois dire à madame de Lebensei et à madame de Vernon, et quand je crus en avoir assez fait pour avoir l'air d'être tranquille, je regardai Delphine, d'abord avec assurance. Elle n'avoit point essayé, comme moi, de cacher son émotion ; elle s'appuyoit sur la fille de madame d'Ervins, marchoit avec peine, ne répondoit à rien, et cherchoit seulement avec ses regards la route qui conduisoit hors du parc. Dès que je vis sa tristesse, je me tus, et je la suivis en silence ; madame de Vernon et madame de Lebensei tâchoient en vain de soutenir la conversation ; au, moment où nous approchâmes de la porte, les yeux de madame d'Albémar tombèrent sur moi ; si je n'avois vu que ce regard, il me semble que ma situation ne seroit point amère, mais elle a refusé de se justifier... Insensé que je suis ! Que pouvoit-elle me dire ? désavouera-t-elle son choix ? ne m'a-t-elle pas trompé ? peut-elle anéantir le passé ? mais pourquoi donc voulois-je la voir, et pourquoi ne puis-je jamais oublier cette expression de douleur qui s'est peinte dans tous ses traits ? Est-ce encore un art perfide ? mais de l'art avec ce visage, avec cet accent ! Feignoit-elle aussi l'état où je l'ai vue, lorsqu'elle ne pouvoit m'apercevoir ? Sa voiture en s'en allant passoit devant une des allées du parc ; j'ai fait quelques pas derrière les arbres, pour la suivre encore des yeux ; la fille de madame d'Ervins avoit jeté ses bras autour d'elle, et Delphine la tenoit serrée contre son coeur, avec un abandon si tendre, une expression si touchante ! il m'a semblé que sa poitrine se soulevoit par des sanglots.

Une femme dissimulée pourroit-elle presser ainsi un enfant contre son sein ? cet âge si vrai, si pur, seroit-il associé déjà par elle aux artifices de la fausseté ? Non, elle a été émue en me revoyant ; non, ce sentiment n'étoit point un mensonge ; mais elle est liée à M. de Serbellane, elle n'auroit pu me le nier ; je devois m'y attendre, je ne la chercherai plus. Avant de l'avoir rencontrée, j'espérois toujours que si je la revoyois, cet instant changeroit mon sort. Je l'ai revue, et c'en est fait. Je n'en suis que plus malheureux. Que venois-je faire chez madame de Lebensei ? Pourquoi madame d'Albémar y étoit-elle ? C'est une maison qui me déplaît sous tous les rapports. M. de Lebensei étoit absent, je ne le regrettai point. M. de Lebensei n'a-t-il pas entraîné la femme qu'il aimoit dans une démarche qui l'expose au blâme universel ?

Je suis sûr qu'elle n'est point heureuse, quoiqu'elle ait eu soin de répéter plusieurs fois qu'elle l'étoit : son inquiétude secrète, son calme apparent, ce mélange de timidité et de fierté qui rend ses manières incertaines, tout en elle est une preuve indubitable qu'on ne peut braver l'opinion sans en souffrir cruellement ; mais moi qui la respecte, mais moi qui n'ai rien fait que l'on puisse me reprocher, en suis-je plus heureux ? mon ami, il n'est pas d'homme sur la terre aussi misérable.

Pourquoi, tout en m'écrivant avec intérêt, avec affection, ne me dites-vous rien sur le sujet de mes peines ? craignez-vous de me montrer que vous aimez encore madame d'Albémar ? j'y consens, je suis peut-être même assez foible pour le désirer ; mais de grâce, parlez-moi d'elle, et ne m'abandonnez pas seul au tourment de mes pensées.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XII.

LETTRE XII.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, 23 août.

Pour la première fois, ma chère amie, je désapprouve entièrement les sentimens que vous m'exprimez. Quoi ! Léonce, en se refusant à vous voir, écrit formellement qu'il a cessé de vous estimer, et dans le moment où cette conduite révoltante ne devroit vous inspirer que de l'indignation, votre lettre à moi [Cette lettre, ainsi que quelques autres dont il est parlé, ne se trouve pas dans le recueil.] n'est remplie que du regret de ne lui avoir pas parlé, de n'avoir pas essayé de vous justifier à ses yeux ! on diroit que vous devenez plus foible, quand il se montre plus injuste ; vainement vous vous faites illusion, en m'assurant que ce n'est point l'amour, mais la fierté, mais le sentiment de votre dignité blessée, qui ne vous permet pas de supporter qu'il se croye le droit de vous offenser, en parlant, en pensant mal de vous. Voulez-vous savoir la vérité ? La lettre de Léonce vous cause une douleur plus vive que toutes celles que vous aviez ressenties, et vous n'avez plus la force de vous y résigner : ce n'est pas tout encore ; en revoyant ce redoutable Léonce, votre sentiment pour lui s'est ranimé, et peut-être, pardonnez-moi de vous le dire, il le faut pour vous éclairer sur vous-même, peut-être avez-vous aperçu qu'il avoit éprouvé près de vous une émotion profonde, et qu'un plus long entretien le rameneroit à vos pieds. Pardon encore une fois, votre coeur ne s'est pas rendu compte de ses impressions, mais pensez à l'irréparable malheur d'exciter dans le coeur de Léonce une passion qui lui inspireroit sans doute de l'éloignement pour Matilde !

Delphine, souvenez-vous que, dans vos conversations avec mon frère, vous répétiez souvent que la vertu dont toutes les autres dérivoient, c'étoit la bonté, et que l'être qui n'avoit jamais fait de mal à personne étoit exempt de fautes au tribunal de sa conscience.

Je le crois comme vous, la véritable révélation de la morale naturelle est dans la sympathie que la douleur des autres fait éprouver, et vous braveriez ce sentiment, vous Delphine ! Je ne raisonnerai point avec vous sur vos devoirs, mais je vous dirai : songez à Matilde ; elle a dix-huit ans, elle a confié son bonheur et sa vie à Léonce, abuserez-vous des charmes que la nature vous a donnés, pour lui ravir le coeur que Dieu et la société lui ont accordé pour son appui ? Vous ne le voulez pas, mais que d'écueils dans votre situation, si vous n'avez pas le courage de quitter Paris, et de revenir auprès de moi !

Je songe aussi avec inquiétude que cette madame de Vernon, dont la conduite est si compliquée, quoique sa conversation soit si simple, est la seule personne qui ait du crédit sur vous à Paris ; pourquoi ne répondez-vous pas à l'empressement que madame d'Artenas a pour vous, depuis que vous avez rendu service à sa nièce, madame de R. ? Elle m'a écrit plusieurs fois qu'elle désireroit se lier plus intimement avec vous ; je sais que quand elle vint nous voir à Montpellier, à son retour de Barège, vous ne me permettiez pas de la comparer à madame de Vernon. Elle est certainement moins aimable ; elle n'a pas surtout cette apparence de sensibilité, cette douceur dans les discours, cet air de rêverie dans le silence, qui vous plaisent dans madame de Vernon ; mais son caractère a bien plus de vérité : elle a une parfaite connoissance du monde ; je conviens qu'elle y attache trop de prix, et que si elle n'avoit pas vraiment beaucoup d'esprit, l'importance qu'elle met à tout ce qu'on dit à Paris pourroit passer pour du comérage : néanmoins personne ne donne de meilleurs conseils, et soit vertu, soit raison, elle est toujours pour le parti le plus honnête.

Ne vous refusez pas à l'écouter : vous ne lui parlerez pas, je le comprends, des sentimens qu'on ne peut confier qu'à des âmes restées jeunes ; mais elle vous donnera des avis utiles ; tandis que madame de Vernon, qui ne cherche qu'à vous plaire, ne songe point à vous servir.

Je vous en conjure aussi, ma chère Delphine, continuez à ne rien me cacher de tout ce qui se passe dans votre coeur et dans votre vie ; vous avez besoin d'être soutenue dans la noble résolution de partir.

Croyez-moi, dans cette occasion, si la passion ne vous troubloit pas, quel être sur la terre seroit assez présomptueux pour comparer sa raison à la vôtre ? mais vous aimez Léonce, et je n'aime que vous ; confiez-vous donc sans réserve à ma tendresse, et laissez-vous guider par elle.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIII.

LETTRE XIII.

Madame d'Artenas à madame de R.

Paris, ce 1er septembre 1790.

Revenez donc à Paris, ma chère nièce ; vous avez pris cette année trop de goût pour la solitude ; depuis cette malheureuse scène des Tuileries, vous êtes triste ; je voulois bien que vous sentissiez unpeu la nécessité d'en croire mes conseil, mais je serois bien fâchée que votre caractère perdît sa gaîté naturelle.

J'ai enfin rencontré chez elle madame d'Albémar que vous m'aviez chargée de voir, et que je rechercherois volontiers pour moi-même, tant je la trouve aimable et bonne. J'aurois désiré qu'elle me parlât avec confiance sur sa situation actuelle ; mais madame de Vernon possède seule toute son amitié, et je doute fort cependant qu'elle en fasse un bon usage. J'ai trouvé madame d'Albémar triste, et surtout fort agitée, elle avoit l'air d'une personne tourmentée par une indécision cruelle ; il étoit neuf heures du soir, elle étoit encore vêtue de sa robe du matin, ses beaux cheveux n'avoient point encore été rattachés ; à l'extérieur négligé de sa personne, à sa démarche lente, à sa tète baissée, l'on auroit dit que depuis long-temps elle n'avoit rien fait que songer à la même pensée, et souffrir de la même douleur.

Dans cet état cependant, elle étoit jolie comme le jour, et je ne pus m'empêcher de le lui dire.-Moi, jolie ! me répondit-elle, je ne dois plus l'être.-Et elle se tut. Je voulois apprendre d'elle quelles sont à présent ses relations avec M. de Serbellane ; on rapporte à ce sujet des choses très-diverses dans Paris ; les uns disent qu'elle ne part pour le Languedoc que pour aller de là rejoindre M. de Serbellane, s'il n'obtient pas, à cause de son duel, la permission de revenir en France : d'autres murmurent tout bas que madame d'Albémar a été fort coquette pour M. de Mondoville, et que M. de Serbellane irrité s'est brouillé tout-à-fait avec elle :

Enfin une lettre de Bordeaux m'avoit fait naître une idée très-différente de toutes celles-là, et je l'avois gardée jusqu'à présent pour moi seule ; je pensois qu'il se pourroit bien que M. de Serbellane fût l'amant de madame d'Ervins, et que madame d'Albémar les ayant réunis tous les deux chez elle un peu indiscrètement, M. d'Ervins les y eût surpris, et se fût battu avec M. de Serbellane, pour se venger de l'infidélité de sa femme.

J'essayai de provoquer la confiance de madame d'Albémar, en lui disant ce qui étoit vrai, c'est que je voyois avec peine que les différens bruits qui se répandoient dans Paris sur son compte, pouvoient nuire à sa réputation ; elle me répondit avec un découragement qui me toucha beaucoup :-Il fut une époque de ma vie dans laquelle j'aurois attaché de l'importance à ce qu'on pouvoit dire de moi ; mais à présent que mon nom ne doit plus être uni à celui de personne, je ne m'inquiète plus de l'injustice dont ce nom peut être l'objet.-Ces paroles me persuadèrent qu'elle étoit en effet brouillée avec M. de Serbellane, et comme je commençois à lui donner des consolations douces sur la peine qu'elle devoit en éprouver, elle m'arrêta pour me demander de m'expliquer mieux, et lorsque je l'eus fait, elle eut l'air étonné ; mais, sans y mettre un intérêt très-vif, elle me déclara qu'elle n'avoit jamais pensé à épouser M. de Serbellane.

Le soupçon que j'avois formé sur madame d'Ervins me revint à l'instant, et je le dis à Delphine, en lui avouant que je regardois dans ce cas madame d'Ervins comme la véritable cause de la mort de son mari. Delphine ne m'eut pas plus tôt comprise que, se relevant de l'abattement où je l'avois vue jusqu'alors, elle me protesta que je me trompois.

Je persistai dans mon opinion, et je lui dis positivement qu'un duel aussi sanglant ne pouvoit avoir été provoqué par de simples discussions politiques, et que l'amour de M. de Serbellane pour elle ou pour madame d'Ervins en devoit être la cause : quand madame d'Albémar vit que cette opinion étoit arrêtée dans ma tête, elle finit par me laisser croire tout ce que je voulus sur son attachement pour M. de Serbellane, exigeant seulement que je n'accusasse pas madame d'Ervins.

Que vous dirai-je, ma chère nièce ? Il me fut impossible de démêler la vérité. Ce n'est pas qu'assurément madame d'Albémar ne soit la femme la plus vraie que j'aie jamais connue ; mais il y a dans son caractère une générosité si singulière, que je ne suis pas parvenue à découvrir avec certitude si tout le mystère ne vient pas de la crainte qu'elle a de compromettre madame d'Ervins. Aime-t-elle réellement M. de Serbellane ? sa tristesse vient-elle de leur séparation, et peut-être de leur brouillerie ? ou bien a-t-elle consenti à tout ce qu'on pourroit dire d'elle et de lui, pour détourner l'attention qui se seroit portée sur madame d'Ervins, et la sauver de l'indignation qu'elle auroit excitée dans le public, et dans la famille de son mari ?

Je l'ignore, mais j'exige de vous le plus profond secret sur cette dernière supposition ; vous en sentez les conséquences.

Quoi qu'il en soit, madame d'Albémar a rendu ma pénétration tout-à-fait inutile ; je me vante de deviner les caractères dissimulés ; mais quand une âme franche ne veut pas laisser connoître un secret, sa réserve simple et naturelle déconcerte les efforts de l'esprit observateur.

Après quelques momens de silence, je n'insistai plus ; et me bornant à tâcher d'éclairer Delphine sur madame de Vernon, je lui dis :

-Quels que soient vos motifs pour ne pas donner à ceux qui s'intéressent à vous le moyen de répondre clairement aux malveillans qui vous supposent des torts, de bons amis en imposent toujours, quand ils le veulent, aux discours médisans de la société de Paris : pourquoi donc madame de Vernon, qui se dit votre amie, ne fait-elle pas taire la phalange des sots ? Ils attaquent, il est vrai, de préférence, les personnes distinguées ; mais ils ne s'y hasardent cependant que dans les momens où ils ne les croient pas courageusement défendues par leurs parens ou leurs amis.-Je dois croire, me répondit Delphine en retombant dans cet état de tristesse insouciante dont elle étoit un moment sortie, je dois croire que madame de Vernon est mon amie.-Je n'ai pas entendu dire, répondis-je, qu'elle se permît aucun genre de blâme sur vous, ma chère Delphine ; mais cependant je n'ai pas une confiance entière dans son amitié ; ceux qui l'entourent se montrent souvent mal pour vous ; rarement on peut se tromper à cet indice ; on

-Si vous avez raison, me repondit Delphine, je n'en suis que plus à plaindre ; je l'aime, je l'ai aimée, madame de Vernon, de l'attrait du monde le plus vif et le plus tendre ; si tant de dévouement, tant d'affection n'ont point obtenu son amitié, il est donc vrai qu'il n'est rien en moi qui puisse attacher à mon sort, il est donc vrai que je ne puis être aimée.-Vous vous trompez, ma chère Delphine, repris-je alors vivement ; vous méritez d'avoir des amis plus que personne au monde ; mais vous ne savez pas encore ce que c'est que la vie : vous vous croyez deux excellens guides, l'esprit et la bonté ; eh bien ! ma chère, ce n'est pas assez d'être aimable et excellente, pour se démêler heureusement des difficultés du monde ; il y a d'utiles défauts, tels que la froideur, la défiance, qui vaudraient beaucoup mieux pour égide que vos qualités mêmes ; tout au moins faut-il diriger ces qualités avec une grande force de raison : moi qui ne suis pas née très-sensible, j'ai deviné le monde assez vite ; laissez-moi vou

-Madame d'Albémar parut fort touchée des preuves d'amitié que je lui donnois, et je croyois même l'avoir un peu ébranlée dans son aveugle amitié pour madame de Vernon ; mais le surlendemain elle est revenue chez moi, presque uniquement pour me dire qu'elle avoit revu depuis moi madame de Vernon, et s'étoit assurée qu'elle n'avoit aucun tort.-Elle n'auroit pu me défendre, continua madame d'Albémar, sans compromettre mes amis ; elle a bien fait de se conduire avec prudence, et de ne pas se livrer à son sentiment.-Je vous le répète, ma chère nièce, on ne peut arracher madame d'Albémar à l'empire de madame de Vernon.

Je l'ai souvent remarqué en vivant dans leur société, madame de Vernon met beaucoup d'intérêt à captiver Delphine ; elle est avec elle fière, sensible, délicate ; elle rend hommage au caractère de son amie, en imitant toutes les vertus pour lui plaire : moi, je ne puis ni ne veux me montrer autrement que la nature ne m'a faite, bonne et raisonnable, mais point du tout exaltée ; je vaux mieux réellement que madame de Vernon ; Delphine a tort de ne pas s'en apercevoir.

J'obtiendrai cependant un jour l'amitié de madame d'Albémar, si quelques circonstances me mettent dans le cas de la servir ; je vous promets que je veillerai sur elle comme sur ma fille ; vous aussi, ma chère nièce, vous allez devenir l'objet de tous mes soins, si vous continuez à m'écouter et à me croire.

H. D'ARTENAS.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIV.

LETTRE XIV.

Delphine a mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 3 septembre.

Non, vous l'exigez en vain ; non, je n'ai pas la force de souffrir une telle incertitude ; qu'il me dise ce qu'il éprouve, que je connoisse la cause de l'état extraordinaire où je le vois, et je me soumets à mon sort ; mais le doute, le doute ! cette douleur qui prend toutes les formes pour vous poursuivre, sans que vous ayez jamais aucune arme pour l'atteindre ; je ne puis me résoudre à la supporter : les malheureux condamnés au supplice savent au moins pour quels crimes ils sont punis, et moi je l'ignore : ce que je croyois ne me paroît plus vraisemblable ; écoutez ce qui s'est passé hier, et, si vous le pouvez, continuez à me commander de partir sans le voir.

On jouoit hier Tancrède ; madame de Vernon me proposa d'y aller : j'y consentis, parce que de toutes les tragédies c'est celle qui m'a fait verser le plus de larmes : nous nous plaçâmes dans la loge de madame de Vernon, qui est en bas, sur l'orchestre. Pendant le premier acte, je remarquai à quelque distance de nous un homme enveloppé d'un manteau, la tête appuyée sur le banc de devant, couvrant son visage avec ses mains, et mettant du soin à se cacher. Malgré tous ses efforts je reconnus Léonce ; il y a tant de noblesse dans sa taille que rien ne peut la déguiser.

Mes yeux étoient fixés sur lui, je n'entendois presque rien de la pièce, mais je le regardois ; il tressaillit en écoutant la scène où Tancrède apprend l'infidélité d'Aménaïde : son émotion, depuis cet instant, sembloit s'accroître toujours ; il cherchoit à la dérober à tous les regards, mais je ne pouvois m'y méprendre.

Ah ! que j'aurois voulu m'approcher de lui ! combien j'étois touchée de ses larmes !

C'étoient les premières que je voyois répandre à cet homme d'un caractère si ferme et si soutenu : étoit-ce pour moi qu'il pleuroit ? seroit-il possible que son âme fût ainsi bouleversée, si Matilde suffisoit à son bonheur ? ne donnoit-il point de regrets à celle qui entend mieux les sentimens d'Aménaïde, qui est plus digne d'admirer avec lui le langage que le génie prête à l'amour ?

Enfin, au quatrième acte, il me parut qu'il n'avoit plus le pouvoir de se contraindre ; je vis son visage baigné de pleurs, et je remarquai dans toute sa personne un air de souffrance qui m'effraya ; je crois même que, dans mon trouble, je fis un mouvement qu'il aperçut, car à l'instant même il se baissa de nouveau pour se dérober à mes regards ; mais lorsque Tancrède, après avoir combattu et triomphé pour Aménaïde, revient avec la résolution de mourir ; lorsqu'un souvenir mélancolique, dernier regret vers l'amour et la vie, lui inspire ces vers, les plus touchans qu'il y ait au monde :

Quel charme, dans son crime, à mes esprits rappelle

L'image des vertus que je crus voir en elle !

Toi qui me fais descendre avec tant de tourment

Dans l'horreur du tombeau dont je t'ai délivrée,

Odieuse coupable !... et peut-être adorée !

Toi qui fais mon destin jusqu'au dernier moment !

Ah ! s'il étoit possible ! ah ! si tu pouvois être

Ce que mes yeux trompés t'ont vu toujours paroître !

Non, ce n'est qu'en mourant que je peux l'oublier.

Un soupir, un cri même étouffé sortit du coeur de Léonce ; tous les yeux se tournèrent vers lui :

Il se leva avec précipitation et se hâta de s'en aller, mais il chanceloit en marchant, et s'arrêta quelques instans pour s'appuyer ; son visage me parut d'une pâleur mortelle, et comme on refermoit la porte sur lui, je crus le voir manquer de force et tomber.

Dieu ! comment ne l'ai-je pas suivi ! La présence de madame de Vernon, qui me regardoit attentivement, et la curiosité des spectateurs que j'aurois attirée sur moi, me retinrent ; mais jamais un sentiment plus passionné ne m'avoit entraînée vers Léonce : il me suffisoit de le retrouver sensible ; j'oubliois qu'il ne l'étoit plus pour moi, et qu'il avoit pris volontairement des liens qui nous séparoient pour toujours ; je me hâtai de revenir chez moi, et quand je fus seule, une réflexion me saisit fortement ; je crus voir quelques rapports entre les vers qui avoient touché Léonce, et les sentimens qu'il pouvoit éprouver, s'il m'aimoit encore et me croyoit coupable. Néanmoins, quelque exagéré que soit Léonce sur les vertus qu'impose le monde, pourroit-il donner le nom de crime à la conduite que j'ai tenue ? Non ! m'écriai-je seule avec transport, on m'a calomniée près de lui, je ne puis deviner de quelle manière, mais il faut qu'il m'entende, il le faut à tout prix ! Louise, il n'est aucun devoir sur la terre qui pût me faire consentir à lui laisser une opinion injuste de moi : que je meure, mais qu'il me regrette ; n'exigez pas que je vive avec son mépris.

Cependant, en me rappelant la lettre qu'il a répondue, la seule pensée de lui écrire, de le chercher, me fait mourir de honte. Quoi qu'il arrive, je ne confierai point à madame de Vernon les pensées qui m'agitent ; je ne sais ce qu'elle a cru devoir ou me dire ou me taire, mais la voix seule de Léonce peut me persuader maintenant ; c'est de lui seul que j'apprendrai s'il me hait ou s'il m'aime, s'il est injuste ou malheureux.

C'est à lui... Eh quoi ! bravant tout ce qui devroit me retenir, j'irois implorer une explication de ce caractère si soupçonneux, si rigide et si fier ! Quelle perplexité cruelle ! comment jamais en sortir !

Ne me dites pas que tout est fini, qu'il est marié, que je dois renoncer à son opinion comme à son amour ; son estime est encore mon seul bien sur la terre ; il a besoin des suffrages de tous, je ne veux que le sien, mais il faut que je l'emporte dans ma retraite : si je ne l'obtenois pas, vous me verriez poursuivie par une agitation que rien ne pourroit calmer ; je n'aurois pas le repos que peut donner le malheur même, quand il n'y a plus rien à faire ni rien à vouloir. Je ne me résignerois jamais ; et en expirant, ma dernière parole seroit encore pour me justifier auprès de lui.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XV.

LETTRE XV.

Léonce à M. Barton.

Ce 4 septembre 1790

Je vous envoie un courrier qui a ordre de revenir dans vingt-quatre heures avec une lettre de vous. Vous ne répondez pas depuis huit jours aux lettres que je vous ai écrites sur ce qui s'étoit passé entre madame d'Albémar et moi. Quel est le motif de votre silence ? Pourquoi ne m'avez-vous pas écrit ? Me trouvez-vous injuste envers Delphine ? Et si vous le croyez, juste ciel ! pensez-vous que ce seroit me faire du mal que de me le dire ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVI.

LETTRE XVI.

Réponse de M. Barton à Léonce.

Mondoville, 6 septembre.

Vous avez eu tort d'attacher tant d'importance à un silence de quelques jours : je souffre toujours de mon bras, et j'ai de la peine à écrire jusqu'à ce que je sois guéri.

Vous êtes l'époux de mademoiselle de Vernon ; c'est une personne très-vertueuse, uniquement attachée à vous ; il me semble que vous ne devez plus vous occuper des circonstances qui ont précédé votre mariage. Je ne puis les approfondir de loin ; ce que vous m'en avez dit ne suffit pas pour juger une femme à qui j'ai voué de l'estime et de l'attachement ; mais ce dont je me crois sûr, c'est qu'elle-même à présent désire que vous soyez occupé de votre bonheur et de celui de Matilde, et que vous oubliiez entièrement l'affection que vous avez pu concevoir l'un pour l'autre, quand vous étiez libres.

Je vous en conjure, mon cher élève, calmez-vous sur toutes ces idées, le temps en est passé ; votre sort est fixé comme votre devoir ; rappelez-vous ce que vous avez toujours pensé des liens que vous venez de contracter, et songez qu'il faut se soumettre, quand la passion nous aveugle, aux jugemens qu'on a prononcés dans le calme de sa raison. Je suis désolé d'être hors d'état d'aller en voiture ; je pourrois espérer que nos entretiens vous feroient du bien. Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVII.

LETTRE XVII.

Madame de R. à madame d'Artenas.

Ce 14 septembre.

Je suis arrivée, il y a deux jours, pour vous voir, mon aimable tante, et l'on m'a dit chez vous que vous étiez à la campagne ; vous auriez dû m'en prévenir ; je ne reviens à Paris que pour vous : quand nous serons bien seules une fois, je vous expliquerai mon goût pour la retraite ; vous m'encouragerez à vous en parler, car ce sujet m'est pénible.

J'ai commencé par m'informer de madame d'Albémar, je ne veux point aller chez elle ; hélas ! je sais trop que sa liaison avec moi ne pourroit que lui nuire ; mais je n'ai pas dans le coeur un sentiment plus vif que mon intérêt pour son sort. Madame de Vernon me fit inviter hier à une grande assemblée qu'elle donnoit, et j'y allai dans l'espérance de rencontrer madame d'Albémar qui n'y fut point. En traversant les appartemens de madame de Vernon, je me rappelai la dernière fois que j'y vins, le jour de ce grand bal où Delphine eut tant de succès, et montra si visiblement son intérêt pour M. de Mondoville ; je réfléchissois aux événemens inattendus qui avoient suivi ce jour, lorsque M. de Mondoville entra dans le salon avec sa femme.

Je vous ai dit, je crois, ma tante, que la première fois que j'avois vu Léonce, je fus si frappée du charme et de la noblesse de sa figure, que tout à coup l'impression que j'en reçus me fit réfléchir avec amertume sur les torts de ma vie. Je sentis que je n'étois pas digne d'intéresser un tel homme, et madame d'Albémar me parut la seule femme qui méritât de lui plaire. Eh bien ! hier, l'expression du visage de Léonce étoit entièrement changée ; la beauté de ses traits restoit toujours la même, mais son regard sombre et distrait ne s'arrêtoit plus sur aucune femme.

Il se hâta de saluer, et s'assit dans un coin de la chambre où il n'y avoit personne à qui parler. Sa femme s'approcha de lui ; je ne sais ce qu'elle lui demandoit : il lui répondit d'un air doux, mais dès qu'elle l'eut quitté, il soupira comme s'il venoit de se contraindre.

Une fois madame de Vernon voulut conduire son gendre auprès d'une dame étrangère qui ne le connoissoit pas : je crus voir dans les manières de Léonce une répugnance secrète à se laisser ainsi présenter comme un nouvel époux ; il restoit en arrière, suivoit avec peine, et se prêtait gauchement à tout ce qui pouvoit ressembler à des félicitations.

Madame du Marset, placée à côté de moi, vit que j'observois attentivement monsieur et madame de Mondoville, et me dit tout bas en souriant :-J'ai été leur rendre visite deux ou trois fois, et les ai vus souvent chez madame de Vernon ; il n'y a rien de si singulier que la conduite de Léonce, il semble qu'il veuille être, comme le disoit le duc de B., le moins marié qu'il est possible ; il évite avec un soin extraordinaire les sociétés, les occupations communes avec sa femme. Matilde, charmée de sa douceur, de sa politesse, de la liberté qu'il lui laisse, ne remarque pas l'indifférence qu'il a pour elle, et la crainte qu'il éprouve de resserrer ses liens, en se servant du pouvoir qu'ils lui donnent. Matilde a de l'amour pour son mari, et se persuade fermement qu'il en a pour elle : ces dévotes ont en toutes choses une merveilleuse faculté de croire. On diroit que Léonce attend toujours quelque événement extraordinaire, et qu'il n'est dans sa maison qu'en passant ; il n'arrange rien chez lui, n'a pas seulement encore fait ouvrir la caisse de ses livres, aucun de ses meubles n'est à sa place ; ce sont de petites observations, mais qui n'en prouvent pas moins l'état de son âme :

Tout ce qui lui rappelle sa situation lui fait mal, et quoiqu'il ne puisse la changer, il s'épargne autant qu'il peut les circonstances journalières qui lui retracent la grande douleur de sa vie, son mariage : enfin je vous garantis qu'il est très-malheureux.

-J'allois répondre à madame du Marset et l'interroger encore, mais notre conversation fut interrompue. Comme il y avoit beaucoup de jeunes personnes dans la chambre, on proposa de danser, une femme se mit au clavecin, une autre prit la harpe, moi je regardois Léonce ; il cherchoit les moyens de sortir de la chambre : mais un homme âgé, qui lui parloit, le retenoit impitoyablement. Je compris que la danse devoit lui rappeler des souvenirs pénibles, et j'espérois qu'on ne lui proposeroit pas de s'en mêler, lorsque madame du Marset prenant la main de Matilde et la mettant dans celle de Léonce, leur dit :-Allons les jeunes mariés, dansez ensemble.-Bravo ! se mit-on à crier de toutes parts, oui, qu'ils dansent ensemble. La musique commence à l'instant, et tout le monde s'écarte pour laisser Matilde et Léonce seuls au milieu de la chambre.

Tout cela s'étoit fait si rapidement, que Léonce, toujours absorbé, ne sut pas d'abord ce qu'on vouloit de lui ; mais quand il entendit la musique, qu'il vit le cercle formé, et près de lui Matilde qui se préparoit à danser, saisi à l'instant comme par un sentiment d'effroi, frappé sans doute du souvenir de Delphine que tout lui retraçoit, il rejeta la main de Matilde avec violence, recula de quelques pas devant elle, puis se retournant tout à coup, il sortit en un clin d'oeil de la chambre et s'élança dans le jardin : le cercle qui l'entouroit s'ouvrit subitement pour le laisser passer ; la vivacité de son action faisoit tant d'impression sur tout le monde, que personne n'eut l'idée de prononcer un mot pour l'arrêter.

Madame de Vernon, remarquant l'étonnement de la société, se hâta de dire que M. de Mondoville ne pouvoit supporter d'être l'objet de l'attention générale, et qu'il étoit très-timide, malgré les bonnes raisons qu'on pouvoit lui trouver de ne pas l'être. Chacun eut l'air de le croire ; et, chose étonnante, Matilde qui aime certainement son mari, fut la première à se tranquilliser complètement, et se mit à danser à la même place où Léonce l'avoit quittée.

Je sortis pour prendre l'air ; à l'extrémité du jardin de madame de Vernon, je trouvai Léonce assis sur un banc, et profondément rêveur ; il me vit pourtant au moment où je me détournois pour ne pas le troubler ; et lui, qui jusqu'alors ne m'avoit jamais adressé la parole, vint à moi, et me dit :-Madame de R., la dernière fois que je vous ai vue, vous étiez avec madame d'Albémar : vous en souvenez-vous ?-Oui, sûrement, lui répondis-je, je ne l'oublierai jamais.-Eh bien ! Dit-il alors, asseyez-vous sur ce banc avec moi ; cela vous fera-t-il de la peine de quitter le bal ?-Non, je vous assure, lui répétai-je plusieurs fois.-Mais lorsque nous fûmes assis, il garda le silence et n'eut plus l'air de se souvenir que c'étoit lui qui vouloit me parler.

J'éprouvois un embarras qui ne me convient plus, et je me hâtai d'en sortir par mes anciennes manières étourdies et coquettes ; car c'est une coquetterie que de parler à un homme de ses sentimens, même pour une autre femme.-Que vous est-il donc arrivé, lui dis-je, en mon absence ? Je croyois avoir remarqué que madame d'Albémar vous aimoit, que vous aimiez madame d'Albémar ; je vais passer un mois à la campagne, je reviens, tout est changé : une aventure cruelle fait un bruit épouvantable ; madame d'Albémar, dit-on, doit épouser M. de Serbellane, je vous retrouve l'époux de Matilde, et cependant vous êtes triste ; madame d'Albémar ne part point, et ne voit plus personne ; qu'est-ce que cela signifie ?-Léonce reprit l'air de réserve qu'il avoit un moment perdu, et me dit assez froidement :

-Madame d'Albémar sera sans doute très-heureuse dans le choix qu'elle a fait de M. de Serbellane.-On ne m'ôtera pas de l'esprit, repartis-je, qu'elle vous préfère à tout ; mais il est inutile de vous en parler à présent que vous êtes marié ; ainsi donc, adieu.-Je me levois pour m'en aller ; Léonce me retint par ma robe, et me dit :-Vous êtes bonne, quoiqu'un peu légère ; vous n'avez pas voulu me faire de la peine, expliquez-vous davantage.-Je ne sais rien, repris-je, je vous assure ; je me souviens seulement d'avoir vu madame d'Albémar traverser ici la salle du bal, un soir où vous étiez prêt à vous trouver mal après avoir dansé avec elle. L'émotion qui la trahissoit ce jour-là ne peut appartenir qu'à un sentiment vrai, pur, abandonné, tel qu'on l'éprouve, ajoutai-je en soupirant, quand d'illusions en illusions on n'a pas flétri son coeur : il se peut qu'elle ait eu des engagemens antérieurs avec M. de Serbellane ; mais je suis convaincue qu'elle ne l'épousera pas, parce qu'elle vous aime, et qu'elle a rompu

-Léonce parut frappé de ce que je venois de lui dire. Madame de Vernon étant venue nous rejoindre, je rentrai dans le salon, et ne parlai plus à M. de Mondoville de la soirée, qu'un moment lorsque je m'en allois, et qu'il venoit d'avoir un assez long entretien seul avec sa belle-mère.-N'écoutez pas trop madame de Vernon, lui dis-je tout bas ; je me méfie beaucoup, même de son amitié pour madame d'Albémar ; elle est bien fine, madame de Vernon ; elle n'est point dévote, elle n'a guère de principes sur rien, elle a beaucoup d'esprit, elle n'a point aimé son mari, et cependant elle n'a jamais eu d'amant.

Défiez-vous de ces caractères-là, il faut que leur activité s'exerce de quelque manière.

Croyez-moi, les pauvres femmes qui, comme moi, se sont fait beaucoup de mal à elles-mêmes, ont été bien moins occupées d'en faire aux autres.-Hélas ! me répondit Léonce, en me donnant la main pour me reconduire jusqu'à ma voiture, il y a peut-être une vie dont le sort a été décidé par ce que vous dites si gaîment.

Madame de Mondoville sortoit en même temps que moi ; elle exprima son mécontentement d'une manière très-visible de la politesse que me faisoit Léonce ; ce n'étoit pas la jalousie qui l'irritoit : votre pauvre nièce ne passera jamais pour attirer l'attention de Léonce ; mais madame de Mondoville, avant son mariage comme depuis, n'a jamais manqué d'exercer sur moi toute la rigueur de sa pruderie ; je le mérite peut-être, mais que la charmante Delphine, aussi pure que Matilde, et mille fois plus aimable, sait mieux trouver l'art de faire aimer la vertu !

Adieu ma chère tante ; revenez, revenez vite, je puis vous promettre avec certitude, que désormais je contribuerai tous les jours plus à votre bonheur.

CÉCILE DE R.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVIII.

LETTRE XVIII.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 15 septembre.

Enfin, je suis décidé, mon cher maître, sur le parti que je dois prendre ; je verrai madame d'Albémar avant d'aller en Espagne : une femme à qui je n'aurois pas permis dans le temps heureux de ma vie, de prononcer le nom de Delphine, madame de R., m'a expliqué, je le crois, les contradictions qui m'étonnoient dans la conduite de madame d'Albémar. Avant mon arrivée, elle avoit contracté des engagemens avec M. de Serbellane ; mais il est vrai que depuis elle m'a aimé, et peut-être l'est-il aussi que ce sentiment a blessé M. de Serbellane, et qu'ils sont maintenant brouillés. Le séjour de madame d'Albémar à Bellerive, son trouble, son embarras en me voyant, tout peut se comprendre, si, en effet, elle se reproche de n'avoir pas été vraie avec moi.

Je ne puis plus avoir pour elle cet enthousiasme sans bornes, qui me la représentoit comme une créature sublime ; mais n'est-il pas simple que si elle a sacrifié ses liens avec M. de Serbellane à son attachement pour moi, j'éprouve encore pour elle un attendrissement profond ? Cependant... ne me connoissoit-elle pas lorsque son amant a passé vingt-quatre heures chez elle ? Oh ! pensée de l'enfer ! écartons-la s'il est possible ; je veux revoir Delphine, c'est un ange tombé, mais il lui reste encore quelque chose de son origine.

Je lui dois, d'ailleurs, quelques excuses avant de la quitter pour toujours ; elle a peut-être souffert quand elle m'a su l'époux de Matilde ; c'étoit une action dure de me marier, de rompre avec elle, sans l'informer même par un mot de mon dessein.

Madame de Vernon m'a fortement pressé hier encore d'aller en Espagne ; elle craint, je crois, que je ne lui fasse des reproches sur ses pertes continuelles au jeu : son inquiétude est mal fondée ; c'est le moment d'avoir des torts avec moi ; je ne me souviens de rien, je suis insensible à tout :

Mais pourquoi madame de Vernon ne m'a-t-elle jamais dit que Delphine m'avoit aimé, qu'elle désiroit pouvoir rompre avec son premier choix ? Madame de Vernon avoit-elle peur qu'après tout ce qui s'étoit passé, je consentisse à remplacer M. de Serbellane ? c'étoit bien peu me connoître ! mais elle ne devoit pas se refuser à me donner un sentiment doux quand j'étois irrité, dévoré ; quand un mot qui m'eût laissé respirer, m'auroit fait plus de bien qu'une goutte d'eau dans le désert.

Le soulagement dont j'ai besoin, je le trouverai peut-être dans une conversation de quelques heures avec madame d'Albémar. Je suis donc résolu de lui écrire pour lui demander de me recevoir à Bellerive. Ce n'est point à Paris, c'est dans la solitude que je veux lui parler ; elle y retournera demain, ma lettre lui sera remise après-demain, à son réveil.

Vous n'avez rien à redouter pour mes devoirs, de cette explication, mon cher maître ; j'apprendrois que Delphine m'aime encore, que mes résolutions ne seroient point changées ; elle ne peut plus se montrer à moi telle que je la croyois, et l'idée parfaite que j'avois d'elle pourroit seule décider de mon sort. Si, comme je l'espère, madame d'Albémar consent à me recevoir, si elle me montre quelques regrets, je saurai me tracer un plan de vie triste, mais calme. Je partirai pour l'Espagne, j'y resterai quelques années, dussé-je y faire venir madame de Mondoville. Je veux quitter la France après avoir vu madame d'Albémar ; nous nous séparerons sans amertume ; je pourrai supporter mon sort ; mes regrets ne finiront point, mais la plupart des hommes ne vivent-ils pas avec un sentiment pénible au fond du coeur ?

Enfin ne me blâmez pas, j'ose vous le répéter, ne me blâmez pas ; on doit permettre aux caractères passionnés, de chercher une situation d'âme quelconque, qui leur rende l'existence tolérable.

Pensez-vous que je puisse vivre plus long-temps dans l'état où je suis depuis deux mois ? Il me faut une autre impression, fût-ce une autre douleur, il me la faut ! Vous me connoissez de la force, de la fermeté ; je sais souffrir ; eh bien ! je vous le dis, je succombois, et ce cri de miséricorde ne m'échappe qu'après les combats les plus violens que le caractère et le sentiment, la raison et la souffrance, se soient jamais livrés.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIX.

LETTRE XIX.

M. de Serbellane à madame d'Albémar.

[Cette lettre fut remise le 16 septembre au soir à madame d'Albémar.]

Lisbonne, ce 4 septembre 1790.

Je viens vous demander, madame, le plus éminent service, le seul qui puisse détourner l'irréparable malheur dont je suis menacé.

Thérèse, après avoir assuré le sort de sa fille, en passant quelques mois dans ses terres près de Bordeaux, veut obtenir de la famille de son mari, la permission de vous confier l'éducation d'Isore, et tranquille alors sur le sort de cet enfant, elle est résolue à se faire religieuse dans un couvent, dont le père Antoine, son confesseur actuel, a la direction : ainsi mourroit au monde et à moi, la meilleure et la plus charmante créature que le ciel ait jamais formée. Le Dieu que Thérèse adore seroit-il un Dieu de bonté, s'il lui commandoit un tel supplice !

Les coutumes barbares des sociétés civilisées ont fait de Thérèse, à quatorze ans, l'épouse d'un homme indigne d'elle ; la nature, en faisant naître M. d'Ervins vingt-cinq ans avant Thérèse, sembloit avoir pris soin de les séparer ; les indignes calculs d'une famille insensible les ont réunis, et Thérèse seroit coupable de m'avoir choisi pour le compagnon de sa vie !

Il est impossible, je le sens, qu'au milieu du monde elle porte le nom de mon épouse ; il faut respecter la morale publique qui le défend : elle est souvent inconséquente, cette morale, soit dans ses austérités, soit dans ses indulgences ; néanmoins telle qu'elle est, il ne faut pas la braver, car elle tient à quelques vertus dans l'opinion de ceux qui l'adoptent.

Mais quel devoir, quel sentiment peut empêcher Thérèse de changer de nom, et d'aller en Amérique m'épouser et s'établir avec moi ? Vous trouverez ce projet bien romanesque pour le caractère que vous me connoissez ; il m'est inspiré par un sentiment honnête et réfléchi. J'ai fait imprudemment le malheur d'une innocente personne ; je dois lui consacrer ma vie, quand cette vie peut lui faire quelque bien. D'ailleurs si la disposition de mon âme me rend peu capable de passions très-vives, elle me rend aussi les sacrifices plus faciles. L'Europe, l'Amérique, tous les pays du monde me sont égaux.

Quand une fois on connoît bien les hommes, aucune préférence vive n'est possible pour telle ou telle nation, et l'habitude qui supplée à la préférence n'existe pas en moi, puisque j'ai constamment voyagé ; peut-être même est-il assez doux, lorsque l'on n'est point poursuivi par les remords, de rompre tous ces rapports que la durée de la vie vous a fait contracter avec les hommes, de s'affranchir ainsi de cette foule de souvenirs pénibles qui oppressent l'âme, et souvent arrêtent ses élans les plus généreux ; je me replacerai au milieu de la nature avec un être aimable qui partagera toutes mes impressions. J'essaierai sur cette terre ce qu'est peut-être la vie à venir, l'oubli de tout, hors le sentiment et la vertu.

Thérèse est beaucoup plus digne qu'aucune autre femme de la destinée que je lui propose ; en s'enfermant dans un couvent pendant le reste de ses jours, elle exerce plus de courage pour le malheur, que je ne lui en demande pour le bonheur. Un principe de devoir fortifié par la religion, peut seul, j'en suis sûr, la déterminer à se sacrifier ainsi ; mais en quoi consiste-t-il donc ce devoir, à quelle expiation est-elle obligée ? Quel bien peut-il résulter pour les morts comme pour les vivans, du malheur qu'elle veut subir ? Si elle se croit des torts, ne vaut-il pas mieux les réparer par des vertus actives ?

Nous emploierons en Amérique la fortune que je possède à des établissemens utiles, à une bienfaisance éclairée : Thérèse n'aura pas rempli, j'en conviens, les devoirs que les hommes lui avoient imposés ; mais ceux qu'elle a choisis, mais ceux que son coeur lui permettoit d'accomplir, elle y sera fidèle.

Il faut que je la voie ; c'est le seul moyen qui me reste pour la faire renoncer à sa cruelle résolution ; toute autre tentative seroit vaine : mes lettres n'ont rien produit, le spectacle seul de ma douleur peut la toucher. Obtenez-moi donc, madame, un sauf-conduit pour passer quinze jours en France. L'envoyé de Toscane le demandera, si vous le désirez ; je voulois arriver sans toutes ces précautions misérables, mais j'ai craint pour Thérèse l'éclat que pourroit avoir mon emprisonnement, si la famille de M. d'Ervins l'obtenoit. Je ne doute pas que l'intention de cette famille ne soit de persécuter Thérèse ; mais ce ne sont point de semblables motifs qui pourront l'engager à me croire ; il n'y a que ma peine qui puisse agir sur elle, et jamais il n'en exista de plus profonde.

Depuis qu'une expérience rapide m'a donné de bonne heure les qualités des vieillards, en me décourageant, comme eux, de l'espérance, je ne fatiguois plus le ciel par la diversité des voeux d'un jeune homme ; je ne lui demandois qu'une grâce, c'étoit de n'avoir jamais à me reprocher le malheur d'un autre ; car le remords est la seule douleur de l'âme, que le temps et la réflexion n'adoucissent pas. Elle va me poursuivre, cette douleur ; c'est en vain que j'avois émoussé la vivacité de tous mes sentimens ; la raison aura détruit mon illusion sur les plaisirs, sans adoucir l'âpreté de mes chagrins.

L'image de cette douce, de cette angélique Thérèse, immolant sa jeunesse, ensevelissant elle-même sa destinée, cette image enveloppée des voiles de la mort, me poursuivra jusqu'au tombeau.

Vous, madame, qui avez le génie de la bonté, la passion du bien, et tout l'esprit des anges, secourez-moi.

Je vous envoie un ami fidèle qui, après vous avoir remis cette lettre et reçu votre réponse, doit revenir sur les frontières de France, où je l'attendrai. C'est à lui seul que vous voudrez bien donner le sauf-conduit que je désire si ardemment : vous l'obtiendrez, car jamais rien n'a pu être refusé à vos prières, et vous sauverez Thérèse et moi d'un malheur, d'un supplice éternel. Adieu, madame ; je me confie à votre bonté, elle ne trompera point mon espoir.

CH. DE SERBELLANE.

P. S. Il importe que madame d'Ervins ne sache pas que mon intention est de revenir en France.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XX.

LETTRE XX.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 17 septembre.

Les nouveaux devoirs que j'ai contractés doivent désormais me rendre étranger à votre avenir : cependant ne me refusez pas de le connoître ; permettez-moi de m'entretenir quelques instans seul avec vous, à l'heure que vous voudrez bien m'indiquer. Je pars pour l'Espagne après vous avoir vue : cette grâce que je vous demande, sera sans doute le dernier rapport que vous aurez jamais avec ma triste vie. Je ne devrois plus conserver aucun doute sur vos torts envers vous-même, comme envers moi ; cependant si vous aviez des chagrins, si je pouvois vous pardonner, je partirois plus calme, et peut-être moins malheureux.

LÉONCE.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXI.

LETTRE XXI.

Delphine à Léonce.

Ce 17 septembre,

Me pardonner ! Je vous verrai, monsieur ; quoique votre billet ne mérite peut-être pas cette réponse, j'ai besoin, pour ma propre dignité, d'une explication avec vous. Je dois consacrer ce jour tout entier à des devoirs d'amitié que vous ne m'apprendrez point à négliger ; mais demain, choisissez l'instant que vous préférerez ; je vous forcerai, je l'espère, à me rendre toute l'estime que vous me devez ; c'est dans ce but seul que je consens à vous entretenir. Je ne puis concevoir ce que vous voulez me demander sur mon avenir, il vous est facile de le deviner ; je vais passer le reste de mes jours avec ma belle-soeur, et je n'ai plus dans ce monde, où ma confiance a été trompée, ni un intérêt, ni un espoir de bonheur.

DELPHINE.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXII.

LETTRE XXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 17 septembre au soir.

Léonce m'a écrit pour me demander de me voir, je n'ai point hésité à y consentir ; je dirai plus, j'ai regardé comme une faveur du ciel l'occasion qui m'étoit offerte de connoître enfin les torts dont il m'accuse, et d'y répondre avec vérité, peut-être avec hauteur.

Ne vous livrez, ma soeur, à aucune inquiétude, en apprenant que je n'ai pas cédé à vos conseils ; Léonce n'est point à craindre pour moi, quels que soient les sentimens qu'il m'exprime ; s'il vouloit faire renaître dans mon âme la passion qui m'attachoit à lui ; s'il vouloit me rendre méprisable par cet amour même dont il auroit pu faire ma gloire et son bonheur...

-Non, Léonce, non, celle que vous n'avez pas jugée digne d'être votre femme n'accepteroit pas vos regrets, si vous en éprouviez ; je ne suis pas comme vous, impitoyable envers des torts de convenance, des fautes apparentes, des actions condamnées par la société, mais que le coeur justifie ; je vous montrerai que la véritable vertu a d'autant plus de force sur mon âme, que j'abjure tout autre empire. Cette Delphine que vous croyez si foible, si entraînée, sera courageuse et ferme contre l'affection la plus passionnée de son coeur, contre vous ;-oui, je le serai, ma soeur, quoique je donnasse ma vie pour obtenir encore une heure, pendant laquelle je pusse me persuader qu'il m'aime, et qu'il n'est pas l'époux de Matilde.

C'est demain que Léonce doit venir ! j'ai eu la force de m'occuper encore aujourd'hui de faire avoir à M. de Serbellane un sauf-conduit pour rentrer en France ; il m'avoit écrit pour m'en conjurer, et j'ai trouvé son désir bon et raisonnable ; car je crois comme lui qu'il n'existe aucun autre moyen d'empêcher Thérèse de se faire religieuse.

Elle ne m'a point encore confié cette funeste résolution ; mais M. de Serbellane m'a mandé qu'il la sait d'elle, et toutes mes observations me confirment ce qu'il m'écrit. J'ai donc été à Paris ce matin pour voir l'envoyé de Toscane ; il étoit absent, mais comme il doit passer la soirée chez madame de Vernon, je l'ai priée de lui remettre une lettre de moi qui contient ma demande pour M. de Serbellane, et de l'appuyer en la lui donnant. Madame de Vernon réussira tout aussi bien que moi dans cette affaire ; et troublée comme je le suis, il m'étoit impossible de paroître au milieu du monde.

Je suis donc revenue ce soir même à Bellerive ; il est déjà tard, le jour qui précède demain va finir ; l'agitation de mon coeur est violente, et cependant je n'ai pas d'incertitude ; il ne peut m'arriver rien de nouveau que plus ou moins de douleur dans un adieu sans espoir. Ma soeur, du haut du ciel, votre frère, mon protecteur, veille sur moi ; il ne souffrira pas que Delphine infortunée, mais pure, mais irréprochable, déshonore ses soins, ses bontés, son affection, en se permettant des sentimens coupables ! Je ne sais ce que j'éprouve maintenant dans cette émotion de l'attente, qui suspend toutes les puissances de l'âme ; mais quand Léonce sera venu, mon âme se relèvera, et dût la vertu m'ordonner de le voir demain pour la dernière fois de ma vie, Louise, j'obéirai.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIII.

LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 18 septembre, à minuit.

J'avois tort, ma soeur, véritablement tort de m'occuper de la conduite que je tiendrois avec M. de Mondoville ; il se préparoit à m'en épargner le soin ; il ne vouloit sans doute que m'éprouver, savoir si je serois assez foible pour consentir à le revoir ; il se jouoit de mon coeur avec insulte : il est parti la nuit dernière pour l'Espagne ; la nuit dernière, et c'étoit aujourd'hui... Ah ! c'en est trop, toute mon âme est changée ; je vous parlerai de lui avec sang-froid, avec dédain ; ce départ est mille fois plus coupable que son mariage ! aucune erreur, de quelque nature qu'elle soit, ne peut l'expliquer ! c'est de la

barbarie froide, légère ; je ne retrouve pas même ses défauts dans cette conduite ; je me suis trompée, j'ai mis une illusion, la plus noble, la plus séduisante de toutes, à la place de son caractère ; eh bien ! renonçons à cette illusion comme à toutes celles dont le coeur est avide ; il faut, tant qu'il est ordonné de vivre, repousser les affections qui rattachent à l'idée du bonheur : dès qu'elles le promettent, elles trompent. Adieu, Louise ; je n'ai que des sentimens amers, je répugne à les exprimer ; adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIV.

LETTRE XXIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 21 septembre.

Je n'ai pas eu depuis deux jours la force de vous écrire ; je craindrois cependant qu'un plus long silence ne vous inquiétât, je ne veux pas le prolonger ; mais que puis-je dire maintenant ? rien, plus rien du tout ; il n'y a pas même dans ma vie de la douleur à confier.

J'ai du dégoût de moi puisque je ne peux plus penser à lui ; il n'y a rien dans mon âme, rien dans mon esprit qui m'intéresse. Je ne pars pas immédiatement, parce que Thérèse reste encore quelque temps chez moi, et que madame de Vernon est malade, peut-être ruinée ; je veux la consoler et réparer ainsi mes injustes soupçons contre elle. J'ai encore en ma puissance de la fortune et des soins, je veux faire de ce qui me reste du bien à quelqu'un, et, s'il se peut, surtout à madame de Vernon. Je m'étonne que je puisse servir à quoi que ce soit dans ce monde, mais enfin si je le puis, je le dois.

Je veux tâcher d'engager madame de Vernon à venir avec moi dans les provinces méridionales ; ce voyage est nécessaire à l'état menaçant de sa poitrine. Si elle a dérangé sa fortune, je lui offrirai les services que je peux lui rendre, mais je ne lui donnerai point de conseils sur la conduite qu'elle doit tenir désormais ; hélas ! Sais-je juger, sais-je découvrir la vérité ! sur quoi pourroit-on s'en rapporter à moi, quand je ne puis me guider moi-même ! ma tête est exaltée ; je n'observe point, je crois voir ce que j'imagine ; mon coeur est sensible, mais il se donne à qui veut le déchirer. Je vous le dis, Louise, je ne suis plus rien qu'un être assez bon, mais qu'il faut diriger, et dont surtout il ne faut jamais parler à personne au monde, comme d'une femme distinguée sous quelque rapport que ce soit.

J'ai pourtant encore une sorte de besoin de vous raconter les dernières heures dont je gardai l'idée, celles qui ont terminé l'histoire de ma vie ; je ne veux pas que vous ignoriez ce que j'ai encore éprouvé pendant que j'existois : seulement ne me répondez pas sur ce sujet, ne me parlez que de vous, et de ce que je peux faire pour vous ; ne me dites rien de moi : il n'y a plus de Delphine, puisqu'il n'y a plus de Léonce ! crainte, espoir, tout s'est évanoui avec mon estime pour lui ; le monde et mon coeur sont vides.

Il faut l'avouer pour m'en punir, le jour où je l'attendois, il m'étoit plus cher que dans aucun autre moment de ma vie. Depuis l'instant où le soleil se leva, quel intérêt je mis à chaque heure qui s'écouloit ! de combien de manières je calculai quand il étoit vraisemblable qu'il viendroit ! d'abord il me parut qu'il devoit arriver à l'heure qu'il supposoit celle de mon réveil, afin d'être certain de me trouver seule. Quand cette heure fut passée, je pensai que j'avois eu tort d'imaginer qu'il la choisiroit, et je comptai sur lui entre midi et trois heures ; à chaque bruit que j'entendois, je combinois par mille raisons minutieuses s'il viendroit à cheval ou en voiture. Je n'allai pas chez Thérèse, je n'ouvris pas un livre, je ne me promenai pas, je restai à la place d'où l'on voyoit le chemin.

L'horloge du village de Bellerive ne sonne que toutes les demi-heures ; j'avois ma montre devant moi, et je la regardois quand mes yeux pouvoient quitter la fenêtre. Quelquefois je me fixois à moi-même un espace de temps que je me promettois de consacrer à me distraire ; ce temps étoit précisément celui pendant lequel mon âme étoit le plus violemment agitée.

Ce que j'éprouvai peut-être de plus pénible dans cette attente, ce fut l'instant où le soleil se coucha ; je l'avois vu se lever lorsque mon coeur étoit ému par la plus douce espérance ; il me sembloit qu'en disparoissant, il m'enlevoit tous les sentimens dont j'avois été remplie à son aspect.

Cependant, à cette heure de découragement succéda bientôt une idée qui me ranima ; je m'étonnai de n'avoir pas songé que c'étoit le soir que Léonce choisiroit pour s'entretenir plus long-temps avec moi, et je retombai dans cet état, le plus cruel de tous, où l'espoir même fait presque autant de mal que l'inquiétude.

L'obscurité ne me permettoit plus de distinguer de loin les objets ; j'en étois réduite à quelques bruits rares dans la campagne, et plus la nuit approchoit, plus ma souffrance étoit uniforme et pesante ; combien je regrettais le jour, ce jour même dont toutes les heures m'avoient été si pénibles !

Enfin, j'entends une voiture, elle s'approche, elle arrive, je ne doute plus ; j'entends monter mon escalier, je n'ose avancer ; mes gens ouvrent les deux battans, apportent des lumières, et je vois entrer madame de Mondoville et madame de Vernon ! Non, vous ne pouvez pas vous peindre ce qu'on éprouve, lorsque après le supplice de l'attente, on passe par toutes les sensations qui en font espérer la fin, et que, trompé tout à coup, on se voit rejeté en arrière, mille fois plus désespéré qu'avant le soulagement passager qu'on vient d'éprouver.

Je n'avois pas la force de me soutenir ; l'idée me vint que Léonce alloit arriver, qu'il s'en iroit en apprenant que je n'étois pas seule, et que je ne retrouverois peut-être jamais l'occasion de lui parler. Je reçus madame de Mondoville et sa mère avec une distraction inouïe ; je me levai, je me rassis, je me relevai pour sonner, je demandai du thé, et craignant tout à coup que cet établissement ne les retînt, je leur dis :-Mais vous voulez peut-être retourner à Paris ce soir ?-Elles arrivoient, rien n'étoit plus absurde ; mais je ne pouvois supporter la contrariété que leur présence me faisoit éprouver.

Madame de Vernon s'approchoit de moi pour me prendre à part avec l'attention la plus aimable, lorsque madame de Mondoville la prévint et me dit :-J'ai voulu accompagner ma mère ici ce soir ; son intention étoit de venir seule, mais j'avois besoin de votre société, pour me distraire du chagrin que j'ai éprouvé ce matin, en apprenant que mon mari avoit été obligé de partir cette nuit pour l'Espagne.-A ces mots, un nuage couvrit mes yeux, et je ne vis plus rien autour de moi.

Madame de Mondoville se seroit aperçue de mon état, si sa mère, avec cette promptitude et cette présence d'esprit qui n'appartiennent qu'à elle, ne se fût placée entre sa fille et moi, comme je retombois sur ma chaise, et ne l'eût priée très-instamment d'aller dire à un de ses gens de lui apporter une lettre qu'elle avoit oubliée dans sa voiture.

Pendant que Matilde étoit sortie, madame de Vernon me porta presque entre ses bras dans la chambre à côté, et me dit :-Attendez-moi, je vais vous rejoindre.-Elle alla conseiller à sa fille de monter dans la chambre qui lui étoit destinée, et lui dit que j'avois besoin de repos ; sa fille ne demanda pas mieux que de se retirer, et ne conçut pas le moindre soupçon de ce qui se passoit. Madame de Vernon revint ; j'avois à peine repris mes sens, et lorsqu'elle s'approcha de moi, oubliant entièrement les soupçons que j'avois conçus, je me jetai dans ses bras avec la confiance la plus absolue ; ah ! j'avois tant de besoin d'une amie ! je l'aurois forcée à l'être, quand son coeur n'y auroit pas été disposé.

Combien de fois lui répétai-je avec déchirement :-Il est parti, Sophie, quand il devoit me voir, aujourd'hui même ; quelle insulte ! quel mépris !-J'avouai tout à madame de Vernon, elle avoit tout deviné ; elle me fit sentir avec une grande délicatesse, quoique avec une parfaite évidence, à quel point j'avois eu tort de me défier d'elle.

-Ne voyez-vous pas, me dit-elle, combien un homme qui se conduit ainsi avoit de préventions contre vous ! vous avez cru qu'il étoit jaloux de M. de Serbellane ; pouvoit-il l'être après la confidence que je lui avois faite de votre part ? le dernier billet même que vous lui avez écrit, où vous lui annoncez, me dites-vous, votre résolution de rester en Languedoc, ce billet ne détruisoit-il pas tout ce qu'on a répandu sur votre prétendu voyage en Portugal ?

non, je vous le dis, c'est un homme qui a conservé du goût pour vous, ce qui est bien naturel, mais qui ne veut pas s'y livrer, parce que votre caractère ne lui convient pas ; et quand son goût l'entraîne, il prend des partis décisifs pour s'y arracher. Il n'y a rien de plus violent que Léonce ; vous le savez, sa conduite le prouve ; il s'en est allé cette nuit sans me prévenir ; il a instruit seulement sa femme par un billet assez froid, qu'une lettre de sa mère le forçoit à partir à l'instant, et j'ai su positivement par ses gens qu'il n'avoit point reçu de lettres d'Espagne ; c'étoit donc vous qu'il évitoit : cette crainte même est une preuve qu'il redoute votre ascendant, mais jamais il ne s'y soumettra, quand votre délicetesse pourroit vous permettre à présent de le désirer.

-Je voulus me justifier auprès de madame de Vernon de la moindre pensée qui pût offenser Matilde ; mais cette généreuse amie s'indigna que je crusse cette explication nécessaire ; elle me témoigna la plus parfaite estime ; l'embarras que je remarque quelquefois en elle étoit entièrement dissipé, et du moins, à travers ma douleur, j'acquis plus de certitude que jamais, qu'elle m'aimoit avec tendresse. Hélas ! Sa santé est bien mauvaise, les veilles ont abîmé sa poitrine. J'ai voulu l'engager à parler d'elle, de ses affaires, de ses projets, mais elle ramenoit sans cesse la conversation sur moi, avec cette grâce qui lui est propre ; ne se lassant pas de m'interroger, cherchant, découvrant toutes les nuances de mes sentimens, réussissant quelquefois à me soulager, et n'oubliant rien de tout ce que l'on pouvoit dire sur mes peines :

Enfin sans elle, je ne sais si j'aurois supporté cette dernière douleur Ce que je ressentois étoit amer et humiliant ; Sophie m'a relevée à mes propres yeux ; elle a su adoucir mes impressions, et me préserver du moins d'une irritation, d'un ressentiment qui auroit dénaturé mon caractère.

Louise, vous n'étiez pas auprès de moi, il a bien fallu qu'une autre me secourût ; mais dès que Thérèse m'aura quittée, dans un mois, je viendrai, je m'abandonnerai à vous, et si je ne puis vivre, vous me le pardonnerez.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXV.

LETTRE XXV.

Léonce à M. Barton.

Bordeaux, 23 septembre.

L'auriez-vous cru, que ce seroit de cette ville que vous recevriez ma première lettre ? Je devois la voir, et je suis parti ; je suis venu sans m'arrêter jusqu'ici ; je comptais aller de même, jusqu'à ce que j'eusse rencontré cet homme insolemment heureux, que l'on fait revenir en France ; la fièvre m'a pris avec tant de violence, qu'il faut bien suspendre mon voyage ; mais M. de Serbellane passe par ici, je le sais ; il a mandé qu'il y viendroit, il est peut-être plus sûr de l'y attendre.

Oui, je suis parti, lorsqu'elle avoit consenti à me voir, lorsqu'elle avoit, sans doute, préparé quelques ruses pour me tromper ; je suis parti sans regrets, mais avec un sentiment d'indignation qui a changé totalement ma disposition pour elle. Mon ami, lisez bien ces mots qui m'étonnent plus que vous-même en les traçant : Madame d'Albémar n'a mérité ni votre estime ni mon amour.

Quand elle me répondit qu'elle me recevroit, je n'osai pas vous l'écrire, mon cher maître ; mais je ne pouvois contenir dans mon sein la joie que je ressentois ; je me promenois dans ma chambre avec des transports dont je n'étois plus le maître : quelquefois cette vive émotion de bonheur m'oppressoit tellement, que je voulois la calmer en me rappelant tout ce qu'il y avoit de cruel dans ma situation, dans mes liens ; mais il est des momens où l'âme repousse toute espèce de peines, et ces idées tristes qui, la veille, me pénétroient si profondément, glissoient alors sur mon coeur, comme s'il avoit été invulnérable.

Je m'étois enfermé ; un de mes gens frappa à ma porte ; je tressaillis à ce bruit ; tout événement inattendu me faisoit peur ; je redoutois même une lettre de madame d'Albémar ; je craignais une émotion, fût-elle douce !

On me remit un billet de madame de Vernon, qui me demandoit de venir la voir à l'instant, pour une affaire de famille importante ; il fallut y aller ; madame de Vernon me dit d'abord ce dont il s'agissoit, et je regrettai, je l'avoue, d'être venu pour un si foible intérêt ; l'instant d'après elle prit à part l'envoyé de Toscane qui étoit chez elle, et me pria d'attendre un moment pour qu'elle pût me parler encore.

Je l'entendis qui lui disoit :-Voici la lettre de madame d'Albémar ; appuyez auprès du ministre sa demande en faveur de M. de Serbellane.-A ce nom, je me levai, je m'approchai de madame de Vernon, malgré l'inconvenance de cette brusque interruption ; elle continua de parler devant moi, et j'appris, juste ciel ! j'appris que madame d'Albémar avoit été le matin même chez l'envoyé de Toscane, pour obtenir, par son crédit, un sauf-conduit qui permît à M. de Serbellane de revenir en France, malgré son duel. N'ayant point trouvé l'envoyé de Toscane, elle lui écrivoit pour lui renouveler cette demande ; elle en chargeoit madame de Vernon. J'ai vu l'écriture de madame d'Albémar ; elle a obtenu ce qu'elle désiroit, et dans quinze jours M. de Serbellane doit être en France ; oui, il y sera ; mais il m'y trouvera ; je le forcerai bien à me donner un prétexte de vengeance.

Mon parti fut pris tout à coup ; je résolus d'aller au-devant de M. de Serbellane, et de partir sans délai. Si j'étois resté un seul jour, je n'aurois pu résister au besoin de voir madame d'Albémar, pour l'accabler des reproches les plus insultans, et c'étoit encore lui accorder une sorte de triomphe ; mais ce départ, à l'instant même où son billet foible et trompeur me donne la permission de la voir, ce départ, sans un mot d'excuse ni de souvenir, l'aura, je l'espère, offensée.

J'ai écrit à madame de Mondoville, pour lui donner un prétexte quelconque de mon voyage ; je n'ai voulu dire adieu à personne ; mes gens, en recevant mes ordres pour mon départ, me regardoient avec étonnement ; je me croyois calme, et sans doute quelque chose trahissoit en moi l'état où j'étois. Si j'avois vu quelqu'un, mon agitation eût été remarquée ; peut-être Delphine l'auroit-elle apprise ! il faut qu'elle me croye dédaigneux et tranquille, c'est tout ce que je désire : si je mourois du mal qui me consume, mon ami, jamais vous ne lui diriez que c'est elle qui me tue ; j'en exige votre serment ; je me sentirois une sorte de rage contre ma fièvre, si je pensois qu'elle pût l'attribuer à l'amour.

J'ai voulu m'éloigner aussi de madame de Vernon ; je la hais ; c'est injuste, je le sais ; mais enfin, toutes les peines que j'ai éprouvées, c'est elle qui me les a annoncées ; depuis mon mariage même, chaque fois qu'une idée, une circonstance me faisoit du bien, le hasard amenoit de quelque manière cette femme pour me découvrir la vérité, j'en conviens, la vérité, mais celle qu'on ne peut entendre sans détester qui vous la dit. Ne combattez pas cette prévention, je la condamne ; mais que ne condamné-je pas en moi ! et je ne puis me vaincre sur rien ! Ah ! qu'il seroit heureux que je mourusse ! cependant ne craignez pas que M. de Serbellane me tue ; non, il n'est pas juste que tout lui réussisse ; il me semble que c'est assez des prospérités dont il a joui ; s'il met le pied en France, il en trouvera le terme.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVI.

LETTRE XXVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, 2 octobre.

Hé bien ! Thérèse est inflexible ; hé bien ! celle à qui j'ai sacrifié tout le bonheur de ma vie, ne jouira pas un seul jour du funeste dévouement de ma trop facile amitié. Louise, le récit que je vais vous faire vous inspirera de la pitié pour Thérèse ; il m'en faut aussi pour moi. Ah ! que de douleurs sur la terre ! où sont-ils les heureux ? En est-il parmi ceux qui seroient dignes du bonheur ?

Depuis quelque temps, je voyois madame d'Ervins plus rarement ; un prêtre d'un couvent voisin, d'un extérieur simple et respectable, passoit beaucoup d'heures seul avec elle ; moi-même, accablée de douleur, et craignant, si je confiois mes peines à Thérèse, de ne pouvoir lui cacher qu'elle en étoit la cause involontaire, je me résignois à son goût pour la retraite, et je ne voulois pas lui parler des projets que je lui connoissois. Je comptois sur l'arrivée de M. de Serbellane et sur ses prières pour l'y faire renoncer ; mais le frère de M. d'Ervins étant venu à Paris, Thérèse eut hier matin un long entretien avec lui, et je me hâtai d'aller chez elle, quand il fut parti, pour en savoir le résultat.

J'ai retenu toutes les paroles de Thérèse, et je vous les transmettrai fidèlement. Qui pourroit oublier un langage si plein d'amour et de repentir ?-J'ai apaisé le frère de M. d'Ervins, me dit-elle ; maintenant qu'il sait ma résolution, il n'a plus de haine contre moi ; cette résolution met la paix entre les ennemis ; Dieu qui l'inspire la rend efficace ; mais vous à qui je dois tant, vous qui avez peut-être fait pour moi plus de sacrifices que vous ne m'en avez avoué vous avez failli me perdre dans un mouvement de bonté ; vous aviez encouragé M.de Serbellane à revenir ; je l'ai appris à temps, j'ai pu le lui défendre ; il sera instruit que s'il me voyoit, il ne pourroit me faire changer de dessein, mais qu'il renouvelleroit, par son retour, le courroux des parens de M. d'Ervins, et qu'il perdroit ma fille en déshonorant sa mère.

Je voulus l'interrompre, elle m'arrêta.-Demain, me dit-elle, venez me chercher en vous levant, nous nous promènerons ensemble ; je vous dirai tout ce qui se passe en moi ; je n'en ai pas la force ce soir ; il me semble que quand la nuit est venue, la présence d'un Dieu protecteur se fait moins sentir, et j'ai besoin de son appui pour vous annoncer avec courage mes résolutions. A demain donc, avec le jour, avec le soleil.

Quand elle m'eut quittée, je réfléchis douloureusement sur les obstacles que sa ferveur religieuse opposeroit à mes efforts, et je plaignis le triste destin de deux nobles créatures, Thérèse et son ami. C'étoit moi, moi si malheureuse, qui devois essayer de soutenir le courage de madame d'Ervins, et mon coeur au désespoir étoit chargé de la consoler ! Ah ! combien souvent dans la vie cet exemple s'est présenté, et que d'infortunés ont encore trouvé l'art de secourir des infortunés comme eux !

J'entrai chez Thérèse de très-bonne heure, et je la trouvai tout habillée, priant dans son cabinet devant un crucifix qu'elle y a placé, et aux pieds duquel elle a déjà répandu bien des larmes. Elle se leva en me voyant, ouvrit son bureau, et me dit :-Tenez, voilà toutes les lettres de M. de Serbellane, que j'ai reçues depuis deux mois, je vous les remets avec son portrait ; il ne vous est point ordonné à vous de les brûler, conservez-les pour qu'elles me survivent et que rien de lui ne périsse avant moi.-J'insistai pour qu'elle connût la lettre que m'avoit écrite M.de Serbellane ; en la lisant, elle rougit et pâlit plusieurs fois.-Il m'a fait dans ses lettres, reprit-elle, l'offre dont il vous parle ; il me l'a faite avec une expression bien plus vive, bien plus sensible encore, et cependant ma résolution est restée inébranlable.

Descendons dans le jardin, je ne suis pas bien ici ; l'air me donnera des forces, il m'en faut pour vous ouvrir encore une fois ce coeur qui doit se refermer pour toujours.-Je la suivis ; ses cheveux noirs, son teint pâle, ses regards qui exprimoient alternativement l'amour et la dévotion, donnoient à son visage un caractère de beauté que je ne lui avois jamais vu. Nous nous assîmes sous quelques arbres encore verds ; Thérèse alors, tournant vers l'horizon, des regards vraiment inspirés, me dit :

« Ma chère Delphine, je vous le confie, en présence de ce soleil qui semble nous écouter au nom de son divin maître, l'objet de mon malheureux amour n'est point encore effacé de mon coeur. Avant qu'un prêtre vénérable eût accepté le serment que j'ai fait de me consacrer à Dieu, je lui ai demandé si, parmi les devoirs que j'allois m'imposer, il en étoit un qui m'interdît les souvenirs que je ne puis étouffer ; il m'a répondu que le sacrifice de ma vie étoit le seul qui fût en ma puissance ; il m'a permis de mêler aux pleurs que je verserois sur mes fautes, le regret de n'avoir pas été la femme de celui qui me fut cher, et de n'avoir pu concilier ainsi l'amour et la vertu. Je ne craignois, dans l'état que je vais embrasser, que des luttes intérieures contre ma pensée ; dès qu'on n'exige que mes actions, je me voue avec bonheur à l'expiation de la mort de M. d'Ervins, » M. de Serbellane m'offre de m'épouser et de passer le reste de sa vie en Amérique avec moi ; juste ciel ! avec quel transport je l'accepterois ! quel sentiment presque idolâtre n'éprouverois-je pas pour lui ! Mais le sang, la mort nous sépare, un spectre défend ma main de la sienne, et l'enfer s'est ouvert entre nous deux.

Si je succombois, j'entraînerois ce que j'aime dans mon crime ; le malheureux ! il partageroit mon supplice éternel, et je n'obtiendrois pas de la Providence, comme des hommes, de ne condamner que moi seule.

Mes pleurs et mon sacrifice serviront peut-être aussi sa cause dans le ciel.-Oui, s'écria-t-elle, d'une voix plus élevée ; oui, je prierai sans cesse ; et si mes prières touchent l'Être suprême, ô mon ami ! c'est loi qu'il sauvera.-Delphine, me dit-elle en m'embrassant, pardonnez, je ne puis parler de lui sans m'égarer, et je confonds ensemble et l'amour et le sentiment qui m'ordonne d'immoler l'amour.

Mais ils m'ont dit que dans le temple, après de longs exercices de piété, mes idées deviendroient plus calmes ; je les crois, ces bons prêtres, qui ont fait entendre à mon âme le seul langage qui l'ait consolée.

» Il m'eût été beaucoup plus difficile de vivre au milieu du monde, en renonçant à M. de Serbellane, que de lui prouver encore par la résolution que je prends, combien mon âme est profondément atteinte.

Ce motif n'est pas digne de l'auguste état que j'embrasse ; mais ne faut-il pas aider de toutes les manières la foiblesse de notre nature ? et si je me sens plus de force pour revêtir les habits de la mort, en pensant que ce sacrifice obtiendra de lui des larmes plus tendres, pourquoi m'interdirois-je les idées qui me soutiennent, dans ce grand combat du coeur ?

» Un seul devoir, un seul, pouvoit me retenir dans le monde ; c'étoit l'éducation d'Isore. Ma chère Delphine, c'est vous qui m'avez tranquillisée sur cette inquiétude ; je vous remettrai ma fille, la fille du malheureux dont j'ai causé la mort ; vous êtes bien plus digne que moi de former son esprit et son âme ; mon éducation négligée ne me permet pas de contribuer à son instruction, et mon coeur est trop troublé pour être jamais capable de fortifier son caractère contre le malheur.

Elle a dix ans, et j'en ai vingt-six ; le spectacle de ma douleur agit déjà trop sur ses jeunes organes. Hélas ! ma chère Delphine, vous n'êtes pas heureuse vous-même ; j'ai peut-être à jamais perdu votre destinée ; mais votre âme, plus habituée que la mienne à la réflexion, sait mieux contenir aux regards d'un enfant les sentimens qu'il faut lui laisser ignorer. L'étendue de votre esprit, la variété de vos connoissances vous permettent de vous occuper et d'occuper les autres de diverses idées. Pour moi, je vis et je meurs d'amour. Dans cette religion à laquelle je me livre, je ne comprends rien que son empire sur les peines du coeur, et je n'ai pas, dans ma foible et pauvre tête, une seule pensée qui ne soit née de l'amour, » Hélas ! le parti que je vais prendre affligera sans doute M. de Serbellane ; peut-être auroit-il goûté quelque bonheur avec moi : ce sanglant hyménée ne lui inspiroit point d'horreur ; et pendant quelques années du moins, il n'auroit point été troublé par l'attente d'une autre vie. Oh ! Delphine, il m'en a coûté longtemps pour lui causer cette peine ; il me sembloit qu'un jour de la douleur d'un tel homme comptoit plus que toutes mes larmes : cependant une idée que l'orgueil auroit repoussée m'a soulagée enfin de la plus accablante de mes craintes. Je lui suis chère, il est vrai, mais c'est moi qui l'aime mille fois plus qu'il ne m'a jamais aimée ; une carrière, un but à venir lui reste ; il ne donnera jamais à personne, je le crois, cette tendresse première dont je faisois ma gloire, alors même qu'elle me coûtoit l'honneur et la vertu ; l'amour finit avec moi pour lui ; mais une existence forte, énergique, peut le remplir encore de généreuses espérances.

» Quant à moi, ma chère Delphine, puisqu'un devoir impérieux me sépare de lui, qu'est-ce donc que je sacrifie en me faisant religieuse ? J'ai éprouvé la vie, elle m'a tout dit ; il ne me reste plus que de nouvelles larmes à joindre à celles que j'ai déjà répandues.

Si je conservois ma liberté, je ne pourrois écarter de moi l'idée vague de la possibilité d'aller le rejoindre. J'aurois besoin chaque jour de lutter contre cette idée, avec toutes les forces de ma volonté ; jamais je n'obtiendrois le repos. Mon amie, croyez-moi, il n'est pour les femmes sur cette terre que deux asiles, l'amour et la religion ; je ne puis reposer ma tête dans les bras de l'homme que j'aime, j'appelle à mon secours un autre protecteur qui me soutiendra, quand je penche vers la terre, quand je voudrois déjà qu'elle me reçût dans son sein.

» Le malheur a ses ressources ; depuis un mois, je l'ai appris ; j'ai trouvé dans les impressions qu'autrefois je laissois échapper sans les recueillir, dans les merveilles de la nature, que je ne regardois pas, des secours, des consolations qui me feront trouver du calme dans l'état que je vais embrasser. Enfin, il me sera permis de rêver et de prier ; ce sont les jouissances les plus douces qui restent sur la terre aux âmes exilées de l'amour.

» Peut-être que, par une faveur spéciale, les femmes éprouvent d'avance les sentimens qui doivent être un jour le partage des élus du ciel ; mais si j'en crois mon coeur, elles ne peuvent exister de cette vie active, soutenue, occupée, qui fait aller le monde et les intérêts du monde ; il leur faut quelque chose d'exalté, d'enthousiaste, de surnaturel, qui porte déjà leur esprit dans les régions éthérées.

» J'ai confondu dans mon coeur l'amour avec la vertu, et ce sentiment étoit le seul qui pût me conduire au crime par une suite de mouvemens nobles et généreux ; mais que le réveil de cette illusion est terrible ! il a fallu, pour la faire cesser, que je devinsse l'assassin de l'homme que j'avois juré d'aimer.

Oh ! quel affreux souvenir ! et quel seroit mon désespoir, si la religion ne m'avoit pas offert un sacrifice assez grand, pour me réconcilier avec moi-même !

» Il est fait, ce sacrifice, et Dieu m'a pardonné, je le sais, je le sens ; mes remords sont apaisés, la mélancolie des âmes tendres et douces est rentrée dans mon coeur ; je communique encore par elle avec l'Être suprême ; et si dans un autre monde mon malheureux époux a perdu son irritable orgueil, s'il lit au fond des coeurs, lui-même aussi, lui-même aura pitié de moi.»

-Thérèse s'arrêta en prononçant ces dernières paroles, et retint quelques larmes qui remplissoient ses yeux. J'étois aussi profondément émue, et je rassemblois toutes mes pensées pour combattre le dessein de Thérèse ; mais au fond de mon coeur, je vous l'avouerai, je ne le désapprouvois pas ; je n'ai point les mêmes opinions qu'elle sur la religion ; mais j'aimerois cette vie solitaire, enchaînée, régulière, qui doit calmer enfin les mouvemens désordonnés du coeur. Je voulus cependant épouvanter Thérèse, en lui peignant les regrets auxquels elle s'exposoit ; mais elle m'arrêta tout à coup.

«Oh ! que me direz-vous, mon amie, s'écria-t-elle, qu'il ne m'ait pas écrit ! que mon amour, plus éloquent encore que lui, n'ait pas plaidé pour sa cause dans mon coeur ! Ne parlons plus sur l'irrévocable, dit-elle en m'imposant doucement silence ; mes sermens sont déjà déposés aux pieds du Tout-Puissant ; il me reste à les faire entendre aux hommes ; mais le lien éternel m'enchaîne déjà sans retour.

»Je ne vous ai point dit que je serois heureuse ; il n'y avoit de bonheur sur la terre que quand je le voyois, quand il me parloit ; sa voix seule ranimoit dans mon sein les jouissances vives de l'existence ; mais je n'ai plus à craindre ces peines violentes où la vengeance divine imprime son redoutable pouvoir.

Désormais étrangère à la vie, je la regarderai couler comme ce ruisseau qui passe devant nous, et dont le mouvement égal finit par nous communiquer une sorte de calme. Le souvenir de ma destinée agitera peut-être encore quelque temps ma solitude ; mais enfin ils me l'ont promis, ce souvenir s'affoiblira, le retentissement lointain ne se fera plus entendre que confusément ; c'est ainsi que je commencerai à mourir, et que je m'endormirai, bénie d'un Dieu clément, et chère peut-être encore à ceux qui m'ont aimée.

»Je pars aujourd'hui pour Bordeaux avec mon beau-frère, continua Thérèse, j'y resterai quelques mois. Je reviendrai chez vous, avant de prendre le voile, pour vous ramener Isore, et vous remettre tous mes droits sur elle. Je vous en conjure, ma chère Delphine, ne nous abandonnons plus à notre émotion ; je n'ai pu contenir mon âme en vous parlant aujourd'hui ; vous avez dû voir que Thérèse n'étoit pas encore devenue insensible, jamais elle ne le sera ; mais je dois tâcher de le paroître, pour recueillir quelque bien de la résolution que j'ai prise. Il faut se dominer, il faut ne plus exprimer ce qu'on éprouve, c'est ainsi qu'on peut étouffer, m'a-t-on dit, les sentimens dont la religion doit triompher. Ma chère Delphine, ma généreuse amie, retenez ce dernier accent, ce sont les adieux qui précèdent la mort, vous n'entendrez plus la voix qui sort du coeur ; adieu !»

-Thérèse me quitta, je ne la suivis point ; je restai quelque temps seule, pour me livrer à mes larmes. Je sentis d'ailleurs que ce n'étoit pas au moment de son départ, que je pourrois produire aucune impression sur elle ; et j'espérai davantage de mes lettres pendant son absence. Quand je rentrai, le frère de M. d'Ervins étoit arrivé ; Thérèse fit les préparatifs de son voyage avec une singulière fermeté ; Isore pleura beaucoup en me quittant ; sa mère en descendant pour partir, détourna la tête plusieurs fois, afin de ne pas voir l'émotion de cette pauvre petite.

Thérèse monta en voiture sans me dire un mot ; mais en prenant sa main, je reconnus à son tremblement quelle douleur elle éprouvoit.

Thérèse ! être si tendre et si doux, me répétai-je souvent quand elle fut partie, cette force que vous ne tenez pas de vous-même, vous soutiendra-t-elle constamment ? ne sentirez-vous pas se refroidir en vous l'exaltation d'une religion qui a tant besoin d'enthousiasme ? Et ne perdrez-vous pas un jour cette foi du coeur, qui vous aveugle sur tout le reste ?-Hélas ! et moi qui me crois plus éclairée, que deviendrai-je ? l'espérance d'une vie à venir, les principes qui m'ont été donnés par un être parfaitement bon, les idées religieuses, raisonnables et sensibles, ne me rendront-elles donc pas à moi-même ? et l'amour ne peut-il être combattu que par des fantômes superstitieux qui remplissent notre âme de terreur ? Louise, la douleur remet tout en doute, et l'on n'est contente d'aucune de ses facultés, d'aucune de ses opinions, quand on n'a pu s'en servir contre les peines de la vie.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVII.

LETTRE XXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 14 octobre.

Je vous prie, ma chère Louise, de remettre à M. de Clarimin ce billet, par lequel je me rends caution de soixante mille livres que madame de Vernon lui doit : obtenez de lui, je vous en conjure, qu'il cesse de la calomnier. Il est dans sa terre, à quelques lieues de vous, il vous sera facile de l'engager à venir vous parler. Dès que j'aurai reçu votre réponse, et que je pourrai tranquilliser madame de Vernon, les affaires qui la retiennent ici seront terminées, et nous partirons ensemble pour le Languedoc ; moi, pour vous rejoindre ; elle, pour m'accompagner, et pour passer l'hiver dans les pays chauds. Les médecins disent que sa poitrine est très-affectée, elle paroît elle-même se croire en danger, mais elle s'en occupe singulièrement peu ; ah ! si j'étois condamnée à la perdre, cette amère douleur m'ôteroit le reste de mes forces.

Je n'ai point appris par madame de Vernon l'embarras dans lequel elle se trouvoit ; le hasard me l'a fait découvrir, et je le savois seulement de la veille, lorsque madame de Mondoville et madame de Vernon vinrent avant-hier chez moi. Je pris madame de Mondoville à part, et je lui demandai si ce que l'on m'avoit dit des plaintes de M. de Clarimin contre sa mère étoit vrai.-Oui, me répondit-elle, ma mère vouloit que je m'engageasse pour les soixante mille livres qu'elle lui doit, pendant l'absence de M. de Mondoville ; je l'ai refusé, car je n'ai le droit de disposer de rien sans le consentement de mon mari, et ma mère ne veut pas que je le demande. Vous savez que je mets fort peu d'importance à la fortune ; mais je prétends être stricte dans l'accomplissement de mes devoirs.-Elle disoit vrai, Louise, elle ne met point d'importance à l'argent ; mais sa mère seroit mourante, qu'elle ne sacrifieroit pas une seule de ses idées sur la conduite qu'elle croit devoir tenir.

-Je ne sais pas bien, lui dis-je vivement, quel est le devoir au monde qui peut empêcher d'être utile à sa mère ; mais enfin...-Elle m'interrompit à ces mots avec humeur, car les attaques directes l'irritent d'autant plus qu'elle n'aperçoit jamais que celles-là.-Vous croyez apparemment, ma cousine, me dit-elle, qu'il n'y a de principes fixes sur rien ; et que seroit donc la vertu, si l'on se laissoit aller à tous ses mouvemens ?-Et la vertu, lui dis-je, est-elle autre chose que la continuité des mouvemens généreux ? Enfin, laissons ce sujet,

c'est moi qu'il regarde, et moi seule.

Madame de Vernon, s'approchant de nous, interrompit notre entretien ; en la voyant au grand jour, je fus douloureusement frappée de sa maigreur et de son abattement ; jamais je n'avois senti pour elle une amitié plus tendre. Madame de Mondoville retourna à Paris ; je gardai madame de Vernon chez moi, et le lendemain matin, à son réveil, je lui portai une assignation de soixante mille livres sur mon banquier, en la suppliant de l'accepter.-Non, me dit-elle, je ne le puis ; c'étoit à ma fille, à ma fille pour qui j'ai tout fait, de me tirer de l'embarras où je suis ; elle ne le veut pas, c'est peut-être juste ; je ne l'ai pas assez formée pour moi, j'ai remis son éducation à d'autres ; nous ne pouvons ni nous entendre, ni nous convenir ; mais ce n'est pas vous, non, ce n'est pas vous, en vérité, ma chère Delphine, qui devez me rendre un tel service.-Pourquoi donc me refusez-vous ce bonheur ? lui dis-je ; il y a deux ans que vous y aviez consenti : nouvellement encore, dans le mariage de votre fille...-Ah ! s'écria-t-elle, le mariage de ma fille...-Et puis tout à coup s'arrêtant, elle reprit :-Depuis quelque temps j'ai du malheur en tout, peut-être des torts ; mais enfin, dans l'état où je suis, tout cela ne sera pas long.-Ne voulez-vous pas empêcher que M. de Clarimin ne vous accuse ?

-Je le croyois mon ami, me dit-elle en soupirant ; se peut-il que je me sois fait des illusions ! je n'y étois pas cependant disposée. Enfin il veut me perdre dans le monde, et me ruiner en saisissant ce que je possède ; il a tort, car je dois mourir bientôt, et il est dur de m'ôter à présent l'existence à laquelle j'ai sacrifié toute ma vie.-Au nom de Dieu, lui dis-je en versant des larmes, repoussez ces horribles idées, et ne refusez pas le service que je vous conjure d'accepter : j'ai des peines, de cruelles peines, vous le savez ; voulez-vous me ravir le seul bonheur que je puisse tirer de mon inutile fortune ?-Eh bien ! me répondit madame de Vernon, je vous crois généreuse : quand je mourrai, quoi qu'il arrive après moi, vous ne vous repentirez point de m'avoir rendu un dernier service. Il n'est pas nécessaire que vous me prêtiez ce que je dois ; votre caution suffit, et je l'accepte.

Il y avoit dans l'accent de madame de Vernon quelque chose de triste et de sombre qui me fit beaucoup de peine. Pauvre femme ! Les injustices des hommes ont peut-être aigri ce caractère si doux, troublé cette âme si tranquille. Ah ! que les coeurs durs font de mal !

Je lui dis quelques mots sur son goût pour le jeu.-Hélas ! reprit-elle, vous ne savez pas combien il est difficile d'être femme, sans fortune, sans jeunesse, et sans enfans qui nous entourent ; on essaie de tout pour oublier cette pénible destinée.-Je ne voulus pas insister sur les pertes qu'elle s'exposoit à faire, dans un moment où je venois de lui rendre service, et je cherchai à la ramener sur d'autres sujets de conversation.

Le soir il vint assez de monde me voir : on savoit que madame d'Ervins, pour qui j'avois dit que je quittois la société, n'étoit plus à Bellerive :

Mon départ annoncé avoit attiré chez moi plusieurs personnes, qui croient toutes qu'elles me regrettent, et dont la bienveillance s'est singulièrement ranimée en ma faveur, par l'idée de ma prochaine absence.

Pendant que ce cercle étoit réuni dans le salon, de Bellerive, madame de Lebensei y arriva avec son mari, qu'elle m'avoit promis de m'amener. Quand elle vit cette société nombreuse, elle fut entièrement déconcertée, et descendit dans le jardin, sous le prétexte de prendre l'air ; il me fut impossible de la retenir, et peut-être valoit-il mieux en effet qu'elle s'éloignât, car tous les visages de femmes s'étoient déjà composés pour cette circonstance. M. de Lebensei ne s'en alla point : je remarquai même que c'étoit avec intention qu'il restoit ; il vouloit trouver l'occasion de témoigner son indifférence pour les malveillantes dispositions de la société ; il avoit raison, car sous la proscription de l'opinion, une femme s'affoiblit, mais un homme se relève ; il semble qu'ayant fait les lois, les hommes sont les maîtres de les interpréter ou de les braver.

L'esprit de M. de Lebensei me frappa beaucoup ; il n'eut pas l'air de se douter du froid accueil qu'on destinoit à sa femme : il parla sur des objets sérieux avec une grande supériorité, n'adressa la parole à personne, excepté à moi, et trouva l'art d'indiquer son dédain pour la censure dont il pouvoit être l'objet, sans jamais l'exprimer ; un air insouciant, un ton calme, des manières nobles, remettoient chacun à sa place ; il ne changeoit peut-être rien à la manière de penser, mais il forçoit du moins au silence, et c'est beaucoup ; car, dans ce genre, l'on s'exalte par ce qu'on se permet de dire, et l'homme qui oblige à des égards en sa présence, est encore ménagé lorsqu'il est absent.

Quand madame de Lebensei fut revenue près de nous, après le départ de la société, M. de Lebensei continua à montrer l'indépendance de caractère et d'opinion qui le distingue, et je sentis que sa conversation, en fortifiant mon esprit, me faisoit du bien : du bien ! ah ! de quel mot je me suis servie ! Hélas ! si vous saviez dans quel état est mon âme... Mais puisque je me suis promis de me contraindre, il faut en avoir la force, même avec vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVIII.

LETTRE XXVIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 16 octobre.

Avant de nous réunir pour toujours, ma chère soeur, il faut que je m'explique avec vous sur un sujet que j'avois négligé, mais que vous développez trop clairement dans votre dernière lettre [Cette lettre est supprimée.] pour que je puisse me dispenser d'y répondre. Vous me dites que M. de Valorbe a toujours conservé le même sentiment pour moi, qu'il n'a pu quitter depuis un an sa mère qui est mourante, mais qu'il vous a constamment écrit pour vous parler de son désir de me voir, et de son besoin de me plaire : vous me rappelez aussi ce que je ne puis jamais oublier, c'est qu'il a sauvé la vie à M. d'Albémar, il y a dix ans, et que votre frère conservoit pour lui la plus vive reconnoissance. Vous ajoutez à tout cela quelques éloges sur le caractère et l'esprit de M. de Valorbe : je pourrois bien n'être pas, à cet égard, de votre avis, mais ce n'est pas de cela dont il s'agit. Si vous aviez connu Léonce, vous ne croiriez pas possible que jamais je devinsse la femme d'un autre ; je serois très-affligée, je l'avoue, si les obligations que nous avons à M. de Valorbe vous imposoient le devoir de l'admettre souvent chez vous. Je ne pense pas, vous le croyez bien, à revoir Léonce de ma vie ; mais s'il apprenoit que je permets à quelqu'un de me rechercher, il croiroit que je me console ; il n'auroit pas l'idée qui peut lui venir une fois de plaindre mon sort ; et tous les hommages de l'univers ne me dédommageroient pas de la pitié de Léonce. C'en est assez : maintenant que vous connoissez les craintes que j'éprouve, je suis bien sûre que tous chercherez à me les épargner.

Dès que vous m'aurez mandé si M. de Clarimin accepte ma caution, nous partirons : madame de Vernon désire que je vous prie de l'accueillir avec amitié ; ma chère soeur, je vous en conjure, ne soyez pas injuste pour elle ; si je ne puis vaincre les préventions que vous m'exprimez encore dans votre dernière lettre, au moins soyez touchée des soins infinis qu'elle a eus pour moi ; ces soins supposent beaucoup de bonté.

Depuis le départ de Léonce pour l'Espagne, je suis presque méconnoissable. Une femme d'esprit a dit que la perte de l'espérance changeait entièrement le caractère, Je l'éprouve : j'avois, vous le savez, beaucoup de gaîté dans l'esprit je m'intéressois aux événemens, aux idées ; maintenant rien ne me plaît, rien ne m'attire, et j'ai perdu avec le bonheur tout ce qui me rendoit aimable. Quel état cependant pour une personne dont l'âme étoit si vivement accessible, à toutes les jouissances de l'esprit et de la sensibilité ! J'aimois la société presque trop, elle m'étoit souvent nécessaire et toujours agréable ; à présent Je n'en puis supporter qu'une seule, celle de madame de Vernon. Louise, récompensez-la donc par votre bienveillance des consolations qu'elle m'a données.

Jamais on n'a mis dans l'intimité tant de désir de plaire ! Jamais on n'a consacré un esprit si fait pour le monde au soulagement de la douleur solitaire ! Je vous le dis, ma soeur, et vous finirez par l'éprouver ; madame de Vernon est une personne d'un agrément irrésistible. J'ai connu des femmes piquantes et spirituelles ; je comprenois facilement, quand elles parloient, comment on étoit aimable comme elles, et si je l'avois voulu, j'aurois réussi par les mêmes moyens ; mais chaque mot de madame de Vernon est inattendu, et vous ne pouvez suivre les traces de son esprit, ni pour l'imiter, ni pour le prévoir.

Si elle vous aime, elle vous l'exprime avec une sorte de négligence qui porte la conviction dans votre âme. Il semble que c'est à elle-même qu'elle parle, quand des mots sensibles lui échappent, et vous les recueillez quand elle les laisse tomber.

Ma vie n'appartient plus qu'à vous et à madame de Vernon ; de grâce, que je ne vous voie pas désunies ! elle m'est devenue plus nécessaire encore qu'elle ne me l'étoit ; c'est un dernier sentiment que j'ai saisi plus fortement que jamais, dans le naufrage de mon bonheur ; mais je n'ai pas besoin d'insister davantage ; vous la trouverez, hélas ! assez triste et bien malade ; votre bon coeur s'intéressera sûrement pour elle.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIX.

LETTRE XXIX.

Léonce à M. Barton.

Bordeaux, ce 20 octobre.

Une fièvre violente m'a forcé de rester ici près d'un mois ; je l'ai caché à ma famille à Paris, ma mère seule l'a su ; je ne voulois pas que personne, excepté elle, se mêlât de s'intéresser à moi. Le premier jour de cette fièvre, je vous ai écrit je ne sais quelle lettre insensée, qui contenoit, je crois, des expressions insultantes pour madame d'Albémar ; je vous prie de la brûler, j'étois dans le délire ; ce n'est pas que rien justifie Delphine des torts dont je l'accuse ; mais pour tout autre que moi, elle est, elle doit être un ange. Si vous saviez comme on parle d'elle ici ! Elle n'y a demeuré que deux mois ; mais n'est-ce pas assez pour qu'on ne puisse pas l'oublier !

J'essaierai demain de pénétrer jusqu'à madame d'Ervins ; elle ne veut voir personne : elle est résolue, m'a-t-on appris, à se faire religieuse ; elle doit remettre sa fille à madame d'Albémar : cet enfant parle de Delphine avec transport ; je verrai au moins cet enfant. Ne trouvez-vous pas qu'il y a un mystère singulier dans tout ?

Il me semble que dans votre dernière lettre vous vous exprimez moins bien sur madame d'Albémar : vous avez eu tort de recevoir aucune impression par ce que je vous ai écrit ; je n'en dois faire sur personne. Conservez votre admiration pour madame d'Albémar ; je serois malheureux de penser que je l'ai diminuée. Il circule des bruits sur madame d'Ervins ; mais c'est impossible : la première fois qu'on me les a dits, j'ai tressailli ; depuis, on les a démentis, tout-à-fait démentis. Adieu, mon cher maître, j'irai voir madame d'Ervins. D'où vient que cette idée me bouleverse ? elle est l'amie de Delphine.

M. de Serbellane est allé en Toscane par mer ; il ne vouloit donc pas venir en France... je ne sais où j'en suis.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXX.

LETTRE XXX.

Léonce à Delphine.

Bordeaux, ce 22 octobre.

Delphine, oh ! femme autrefois tant aimée ! un enfant m'a-t-il révélé ce que la perfidie la plus noire auroit trouvé l'art de me cacher ? La voix des hommes vous avoit accusée ; la voix d'un enfant, cette voix du ciel vous auroit-elle justifiée ? Écoutez-moi : voici l'instant le plus solennel de votre vie. Je suis lié pour toujours, je le sais ; il n'est plus de bonheur pour moi ; mais si j'étois seul coupable, et que Delphine fût innocente, mon coeur auroit encore du courage pour souffrir.

Hier j'ai été chez madame d'Ervins : quelque irrité que je fusse, je voulois entendre parler de vous par ceux qui vous aiment. Madame d'Ervins, toujours livrée aux exercices de piété, a refusé de me voir.

Isore, sa fille, jouoit dans le jardin ; je me suis approché d'elle ; on m'avoit dit qu'elle vous aimoit à la folie ; je l'ai fait parler de vous, et j'ai vu que l'impression que vous produisez étoit déjà sentie, même à cet âge. Vous l'avouerai-je, enfin ? j'ai osé interroger Isore sur vos sentimens : des circonstances inouïes avoient plusieurs fois ranimé et détruit mon espoir ; j'en accusois quelquefois confusément l'adresse d'une femme, j'espérai que la candeur d'un enfant déconcerteroit les calculs les plus habiles.

-Madame d'Albémar doit se charger de vous, ai-je dit à Isore ; elle vous emmènera sûrement en Toscane.-En Toscane ! pourquoi ?

répondit-elle ; je serois bien fâchée d'aller en Italie : c'est lorsque maman a tant aimé ce pays-là que nous avons été si malheureux.-Mais votre mère, lui dis-je, n'a-t-elle pas toujours aimé l'Italie ? elle y est née.-Oh ! reprit Isore, elle l'avoit quittée si enfant qu'elle ne s'en souvenoit plus ; mais M. de Serbellane lui a tout rappelé.

-M. De Serbellane vous déplaît-il ? continuai-je.-Non, il ne me déplaît pas, répondit Isore ; mais depuis qu'il est venu chez maman, elle a toujours pleuré.-Toujours pleuré ! répétai-je avec une vive émotion. Et madame d'Albémar, que faisoit-elle alors ?-Elle consoloit maman : elle est si bonne !-Oh ! sans doute, elle l'est ! m'écriai-je.-Et dans ce moment, Delphine, je sentis mon coeur revenir à vous.-Mais cependant, ajoutai-je, elle épousera M. de Serbellane ?-M. de Serbellane ! interrompit Isore avec la vivacité qu'ont les enfans quand ils croient avoir raison ; M. de Serbellane ! oh ! c'est maman qui l'aimoit, ce n'est pas madame d'Albémar ; et puisque maman veut se faire religieuse, elle n'épousera pas M. de Serbellane, et madame d'Albémar n'ira sûrement pas en Italie.-A ces mots, la gouvernante d'Isore la prit brusquement par la main, et l'emmena en lui faisant une sévère réprimande. Je ne prévoyois pas que j'entraînois cet enfant à faire du tort à sa mère ; mais ce mot qu'elle m'a dit, grand Dieu ! que

Cependant comment puis-je le croire ? n'ai-je pas une lettre de vous que je tiens de madame de Vernon, dans laquelle vous me dites de m'en rapporter à ce qu'elle me confiera de votre part ? N'a-t-elle pas gardé le silence ? ne s'est-elle pas embarrassée, comme une amie confuse de vos torts envers moi, lorsque je l'ai interrogée sur les détails que j'avois appris en arrivant à Paris, et qui se répandoient dans la société, à l'occasion de la mort de M. d'Ervins ?

Ces détails, qui me causoient tous une douleur nouvelle, c'étoient votre attachement pour M. de Serbellane, vos engagemens pris à Bordeaux avec lui, l'instant d'incertitude que mes sentimens pour vous avoient fait naître dans votre âme, la délicatesse qui vous avoit ramenée à votre premier amour, l'obligation où vous étiez de suivre M. de Serbellane, après qu'il s'étoit battu pour vous, et lorsque le séjour de la France lui étoit interdit. Ne m'avez-vous pas dit vous-même qu'il étoit parti, quand il ne l'étoit pas ? n'a-t-il pas passé vingt-quatre heures enfermé chez vous ?... Oh ! je reprends, en écrivant ces mots, tous les mouvemens que je croyois calmés ! M. de Serbellane, à l'instant même où il avoit tué M. d'Ervins, ne vous a-t-il pas nommée ? Vos gens, au tribunal, ne vous ont-ils pas citée seule ? n'avez-vous pas été chercher le portrait de M. de Serbellane ? ne receviez-vous pas sans cesse de ses lettres ? avez-vous nié à personne que vous dussiez l'épouser ? n'avez-vous pas demandé un sauf-conduit pour lui ? Mais si toute cette conduite n'étoit qu'un dévouement continuel à l'amitié, vous seriez bien imprudente, je serois bien malheureux ! Mais vous n'auriez pas cessé de m'aimer, et il vaudroit encore la peine de vivre.

Si vous n'avez pas été coupable, si madame de Vernon a su la vérité, si vous l'aviez chargée de me la dire, jamais la fausseté n'a employé des moyens plus infâmes, plus artificieux, mieux combinés. Je serai vengé, si son coeur insensible peut recevoir une blessure, si... Mais ce n'est pas de son sort que je dois vous occuper.

Qui pourra jamais comprendre ce génie du mal, qui a disposé de moi !

Madame de Vernon me remit une lettre de ma mère, qui me conjuroit de tenir la promesse qu'elle avoit donnée de me marier avec Matilde ; elle me parloit de vous avec amertume :

Dans un autre temps, rien de ce qu'elle auroit pu me dire n'auroit fait impression sur moi ; mais il me sembloit que sa voix étoit prophétique, et me prédisoit l'événement qui venoit d'anéantir mon sort. Ma mère m'adjuroit, au nom du repos de sa vie, d'accomplir sa promesse ; il ne suffisoit pas de mon devoir envers elle pour me condamner au malheur que j'ai subi ; il falloit que madame de Vernon s'emparât de mon caractère, avec une habileté que je ne sentis pas alors, mais qui depuis, en souvenir, m'a quelquefois saisi d'un insurmontable effroi.

Il n'y avoit pas un défaut en moi qu'elle n'irritât. Elle vous défendoit avec chaleur, et me blessoit jusqu'au fond de l'âme par sa manière de vous justifier ; elle m'exagéroit le tort que vous vous étiez fait dans le monde, en passant pour la cause du duel de M. d'Ervins avec M. de Serbellane, et me proposoit en même temps de vous engager, au nom de mon désespoir, à m'accorder votre main ; c'est ainsi qu'elle révoltoit ma fierté. En me rappelant aujourd'hui tous ses discours, il se peut qu'elle ne m'ait pas dit précisément que vous aimiez M. de Serbellane ; mais elle a mis, si cela n'est pas, plus de ruse à me le faire croire, qu'il n'en falloit pour le dire.

J'éprouvois, en l'écoutant, une contraction inouïe ; j'avois le front couvert de sueur, je me promenois à grands pas dans sa chambre, je m'écartois et je me rapprochois d'elle, avide de ses discours, et redoutant leur effet ; mon âme étoit fatiguée de cette conversation, comme par une suite de sensations amères, par une longue vie de peines ; et cette fatigue cependant ne lassoit point mon agitation ; elle me rendoit seulement tous les mouvemens plus douloureux.

Cette femme, je ne sais par quelle puissance, agitoit mes passions comme un instrument qui s'ébranloit à sa volonté ; toutes les pensées que je fuyois, elle me les offroit en face ; tous les mots qui me faisoient mal, elle les répétoit ; et cependant ce n'étoit pas contre elle que j'étois irrité.

Car il me sembloit toujours qu'elle vouloit me consoler, et que la peine que j'éprouvois n'étoit causée que par des vérités qui lui échappoient, ou qu'elle ne pouvoit réussir à me cacher.

Elle alloit chercher en moi tout ce que je peux avoir d'irritabilité sur tout ce qui tient à l'opinion et à l'honneur, pour me convaincre, sans me le prononcer, que je serois avili, si je montrois encore mon attachement pour une femme publiquement livrée à un autre, ou si seulement je paroissois indifférent au scandale qu'avoit causé la mort de M. d'Ervins. Ce qu'elle disoit pouvoit convenir également aux torts de légèreté (si je ne vous avois crue coupable que de ceux-là), ou aux torts du sentiment ; mais je saisissois surtout ce qui aigrissoit ma jalousie. Madame de Vernon a fait de moi ce qu'elle a voulu, non par l'empire des affections, mais en excitant tous les mouvemens amers que le ressentiment peut inspirer. Quel art ! si c'est de l'art.

Je n'ai rien encore entrevu que confusément ; mais les plus généreuses vertus et les plus vils des crimes ne pourroient-ils pas s'être réunis pour me perdre ? Delphine, si cette espérance que je saisis m'a déçu, si l'enfant n'a pas dit la vérité, ne me répondez pas, j'entendrai votre silence, et je retomberai dans l'état dont je suis un moment sorti. Que signifioit une lettre de votre propre main ? Comment falloit-il la comprendre ? et tous les mystères du jour fatal, des jours qui l'ont précédé, de ceux qui l'ont suivi ? Ah ! ne me cachez rien, le secret fait tant de mal !

Depuis mon mariage même, depuis bientôt cinq mois, madame de Vernon se seroit-elle encore servie de sa fatale connoissance de mon caractère, pour irriter en moi la jalousie par la fierté, la fierté par la jalousie ; pour empoisonner les peines de l'amour par l'orgueil, et me déchirer à la fois par tous les bons et les mauvais mouvemens de mon âme ?

Delphine, le coeur de Léonce est resté le même ; si le vôtre n'a point été coupable, souvenez-vous du temps où vous vous confiiez à lui ; hélas ! hélas ! depuis ce temps, un lien funeste... et ce seroit la fausseté la plus insigne qui... Ne craignez rien pour madame de Vernon, ni pour sa fille ; qu'une bonté cruelle ne vous inspire pas encore de me sacrifier à des ménagemens pour les autres !

Je voulois, après avoir vu Isore, retourner à l'instant même à Paris ; mais j'ai reçu une lettre de ma mère, qui s'inquiétant de mon séjour à Bordeaux, et me croyant fort malade, vouloit, malgré l'état de sa santé, se mettre en route pour me rejoindre ; j'ai dû la prévenir, et je pars. Si c'est vous dont l'image doit régner sur ma vie, je pars pour accomplir envers ma mère les devoirs que vous me recommanderiez ; s'il faut vous perdre, c'est en Espagne que reposent les cendres de mon père, c'est en Espagne qu'il faut aller mourir.

Delphine, songez avec quelle émotion je vais passer les jours qui me séparent de votre réponse. Je serai à Madrid le premier de novembre ; si vous êtes à Bellerive, ma lettre aura pu retarder de quelques jours ; jusqu'au vingt-cinq, pendant un mois, j'attendrai ; j'ai fixé ce terme à mon espérance. Jusqu'au vingt-cinq, mon anxiété sera sans doute cruelle ; mais que serviroit-il de vous la peindre ? elle ne vous impose qu'un devoir, la vérité.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXI.

LETTRE XXXI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 26 octobre.

Louise, quelle lettre Léonce vient de m'écrire ! tout est révélé, tout est éclairci ; madame de Vernon ! vous-même, vous n'auriez jamais pensé qu'elle pût en être capable ! elle a profité de tous les prétextes que lui fournissoit ma confiance, pour induire Léonce à croire que j'aimois M. de Serbellane, que je l'avois reçu chez moi pendant vingt-quatre heures, et que je partois pour l'épouser. Juste ciel ! vous croyez que c'est à moi que je pense, et que je goûterai quelque joie en apprenant que Léonce m'aime encore ! non, je ne sens qu'une douleur, je n'ai qu'une idée ; c'est l'amitié trahie, l'amitié la plus tendre, la plus fidèle : on s'attend peut-être, sans se l'avouer, que le temps amenera des changemens dans les sentimens passionnés ; mais tout l'avenir repose sur les affections qui s'entretiennent par la certitude et la confiance.

Mon amie, si vous me trompiez, croyez-vous que je pusse supporter un tel malheur ? Eh bien ! j'aimois madame de Vernon autant que vous, peut-être plus encore : je m'en accuse, je m'humilie ; mais son esprit séducteur avoit un empire inconcevable sur moi. J'ai eu des momens de doute sur elle depuis le mariage de Léonce, mais elle en avoit triomphé, mais mon coeur lui étoit plus livré que jamais.

Je suis troublée, tremblante, irritée comme s'il s'agissoit de Léonce.

Ah ! quand on a consacré tant de soins, tant de services, tant d'années à conquérir une amitié pour le reste de ses jours, quelle douleur on éprouve en considérant tout ce temps, tous ces efforts comme perdus !

Loin de vous, qui trouverai-je jamais que j'aie aimé depuis mon enfance avec cette confiance, avec cette candeur ?

Une autre amie que j'aurois après madame de Vernon, je la jugerois, je l'examinerois, je serois susceptible de crainte, de soupçon ; mais Sophie, je l'ai aimée dans une époque de ma vie où j'étois si tendre et si vraie ! Je ne puis plus offrir à personne ce coeur qui se livroit sans réserve, et dont elle a possédé les premières affections. J'aimerai si l'on m'aime, je serai reconnoissante des marques d'intérêt que l'on pourra me donner ; mais cette tendresse vive, involontaire, que des agrémens nouveaux pour moi m'avoient inspirée, je ne l'éprouverai plus. Je regrette Sophie et moi-même ; car je ne vaudrai jamais pour personne ce que je valois pour elle.

Se peut-il qu'elle ait pu accepter tant de preuves d'amitié, si elle ne sentoit pas qu'elle m'aimoit, qu'elle m'aimoit pour la vie ! De tous les vices humains, l'ingratitude n'est-il pas le plus dur, celui qui suppose le plus de sécheresse dans l'âme, le plus d'oubli du passé, de ce temps qui ébranle si profondément les âmes sensibles ? et moi-même aussi, faut-il que je ne conserve plus aucune trace de ce passé qu'elle a trahi ? Si je cède à mon coeur, si je confirme tous les soupçons de Léonce, ne vais-je pas l'irriter mortellement contre la mère de sa femme ? Je connois sa véhémence, sa généreuse indignation, il défendra à Matilde de voir sa mère ; je ne veux pas perdre madame de Vernon, je le dois à mes souvenirs ; je veux respecter en elle l'amitié qu'elle m'avoit inspirée : cependant, rester coupable aux yeux de Léonce est un sacrifice au-dessus de mes forces ! Que faire donc, que devenir ? J'écrirai à M. Barton, je lui demanderai de se charger d'éclairer Léonce, en modérant les effets de son premier mouvement.

Eh quoi ! je me refuserois au bonheur d'écrire cette simple ligne :

Delphine n a jamais aimé que Léonce.

Il l'espère, il l'attend ; ah ! quelle affreuse perplexité ! Je vais aller chez madame de Vernon ; je lui parlerai, je n'épargnerai pas son coeur, s'il peut encore être ému ; vous saurez, en finissant cette lettre, ce qu'elle m'aura dit ; mais que peut-elle me dire ? Je veux que du moins une fois elle entende les plaintes amères qu'elle ne pourra jamais se rappeler sans rougir.

Minuit.

Non, je ne conçois point ce qu'est devenue l'idée que je m'étois faite de madame de Vernon ; je viens de passer deux heures avec elle sans avoir pu lui arracher un seul mot qui rappelât en rien cette sensibilité naturelle et aimable que je lui ai trouvée tant de fois ; il semble que dès qu'elle a vu son caractère dévoilé, elle ne s'est plus embarrassée de feindre, et si elle s'étoit jamais montrée à moi comme aujourd'hui, mon coeur ne s'y seroit point trompé.

Après avoir reçu la lettre de Léonce, après m'être livrée, en vous écrivant, à toutes les impressions douces et cruelles qu'elle faisoit naître en moi, j'allai chez madame de Vernon. Je ne vous peindrai point avec quel serrement de coeur je faisois cette même route, j'entrois dans cette même maison que je croyois hier plus à moi que la mienne ; le spectacle des lieux toujours invariables, quand notre coeur est si changé, produit une impression amère et triste ; je m'arrêtai néanmoins dans l'antichambre de madame de Vernon, pour demander de ses nouvelles avant d'entrer chez elle ; je sentois que si elle avoit été malade, je serois retournée chez moi. On me dit qu'elle se portoit beaucoup mieux, et qu'elle avoit dormi jusqu'à midi ; alors je hâtai mes pas et j'ouvris brusquement sa porte ; elle étoit seule, et vint à moi avec cet air d'empressement qui avoit coutume de me charmer.

J'en fus irritée, et par un mouvement très-vif, je jetai sur une table, devant elle, la lettre de Léonce, et je lui dis de la lire.

Elle la prit, rougit d'abord d'une manière très-marquée, mais prolongeant à dessein la lecture pour se remettre ; quand elle se sentit enfin tout-à-fait calme, elle me dit assez froidement :-Vous êtes la maîtresse de semer la haine dans une famille unie ; mais vous auriez dû penser plus tôt qu'il étoit juste que je fisse tous les efforts qui dépendoient de moi pour bien marier ma fille, et vous empêcher de lui enlever l'époux qui lui étoit promis.-Grand Dieu ! m'écriai-je, il étoit juste que vous abusassiez de mon amitié pour vous, de la confiance absolue qu'elle m'inspiroit...-Et vous, interrompit-elle, n'abusiez-vous pas de ce que je vous recevois tous les jours chez moi, pour venir, dans ma maison même, ravir à ma fille l'affection de Léonce ?-Vous ai-je rien caché ? répondis-je avec chaleur ; ne vous ai-je pas chargée vous-même d'expliquer ma conduite et mes sentimens à Léonce ?-En vérité, interrompit madame de Vernon, si vous me permettez de vous le dire, il falloit être trop naïve pour me choisir, moi, pour engager Léonce à vous épouser.-Trop naïve ! répétai-je avec indignation, trop naïve ! est-ce vous, madame, qui parlez avec dérision des sentimens généreux ? Ah ! j'en atteste le ciel, dans ce moment où j'apprends que mon estime pour votre caractère a détruit tout le bonheur de ma vie, je jouis encore de vous avoir offert une dupe si facile ; je jouis avec orgueil d'avoir un esprit incapable de deviner la perfidie, et dont vous avez pu vous jouer comme d'un enfant.

-Léonce lui-même vous avoue, me répondit-elle, que ce n'est pas moi qui lui ai appris ce que l'on répandoit dans le monde ; je me suis contentée de ne pas le nier ; c'étoit bien le moins dans ma situation.

Quant à tout l'esprit que fait Léonce, à propos du prétendu pouvoir que j'ai exercé sur lui, c'est une excuse qu'il veut vous donner ; on ne gouverne jamais personne que dans le sens de son caractère ; l'éclat de votre aventure lui déplaisoit ; l'imprudence de votre conduite, l'indépendance de vos opinions blessoient extrêmement sa manière de voir, voilà tout.-Non, repris-je vivement, ce n'est pas tout ; vous voulez, par des paroles légères, confondre le bien avec le mal, et cacher vos actions dans le nuage de vos discours ; préparez pour le monde ces habiles moyens, un coeur blessé ne peut s'y méprendre.

Écoutez chaque mot de la lettre de Léonce.-Comme je voulois la reprendre pour la relire, madame de Vernon la retint, et me dit négligemment :-Ne voulez-vous pas occuper tout Paris de nos querelles de famille, et montrer à vos amis cette lettre de Léonce ?-En prononçant ces paroles, elle la jeta dans le feu. Cette action m'indigna ; mais plus mon impression étoit vive, plus je voulus la réprimer, et je me levai pour sortir. Madame de Vernon reprit la parole assez vite ; elle recommença l'entretien, afin qu'il ne se terminât pas par l'action qu'elle venoit de se permettre.-J'avois de l'amitié pour vous, me dit-elle ; mais les intérêts de ma fille devoient m'être encore plus chers.-Eh quoi ! répondis-je, ne les avois-je pas assurés, ces intérêts, lorsque je lui donnai la terre d'Andelys, lorsque je vous ai préservée deux fois de la ruine ?-Delphine, interrompit madame de Vernon, il n'y a rien de plus indélicat que de reprocher les services qu'on a rendus.-Vous savez mieux que personne, madame, continuai-je froidement, combien j'attache peu de prix à ce que je puis faire pour les autres ; quand il m'est arrivé de rendre des services à ceux que je n'aimois pas, je n'en ai jamais gardé le moindre souvenir ; mais c'est avec confiance, avec tendresse, que je me suis vouée à vous être utile :

Les preuves d'amitié que je vous ai données, c'est aux sentimens que je croyois vous avoir inspirés qu'elles s'adressoient ; si vous n'aviez pas ces sentimens, pourquoi donc avez-vous disposé de moi ? pourquoi vous exposiez-vous au reproche le plus humiliant, le plus cruel, à celui de l'ingratitude ?-L'ingratitude ! me dit madame de Vernon, c'est un grand mot, dont on abuse beaucoup ; on se sert parce que l'on s'aime, et quand on ne s'aime plus, l'on est quitte ; on ne fait rien dans la vie que par calcul ou par goût ; je ne vois pas ce que la reconnoissance peut avoir à faire dans l'un ou dans l'autre.-Je ne daigne pas répondre, lui dis-je, à ce détestable sophisme ; mais vous n'aviez donc pas d'amitié pour moi, quand vous me montriez tant d'intérêt et d'affection ? l'attachement que j'avois pour vous ne vous avoit donc pas touchée ? est-il donc vrai que depuis six ans nos conversations, nos lettres, notre intimité, tout fût mensonge de votre part ? En me retraçant les années heureuses que j'ai passées avec vous, j'éprouve l'insupportable peine de ne pouvoir me flatter qu'il ait existé un temps où vous m'aimiez sincèrement : quand donc avez-vous commencé à me tromper ? dites-le moi, je vous en conjure, pour que du moins je puisse conserver quelques souvenirs doux de tous les jours qui ont précédé cette funeste époque.-En parlant ainsi, j'étois inondée de larmes, et je souffrois extrêmement de n'avoir pu les retenir, car madame de Vernon me paroissoit avoir conservé le plus grand sang-froid ; cependant, quand elle reprit la parole, sa voix étoit altérée.

-Tout est fini entre nous, me dit-elle en se levant ; avec votre caractère, vous n'entendriez raison sur rien ; vous êtes trop exaltée pour qu'on puisse vous faire comprendre le réel de la vie. Si je meurs de la maladie qui me menace, peut-être vous expliquerai-je ma conduite ; mais tant que je vivrai, il me convient de soutenir mon existence, ma manière d'être dans le monde, telle qu'elle est ; je veux aussi éviter les émotions pénibles que votre présence et les scènes douloureuses qu'elle entraîne me causeroient ; il vaut donc mieux ne plus nous revoir.

-Vous le dirai-je, ma chère Louise ? je frémis à ces derniers mots ; j'étois bien décidée à ne plus être liée avec madame de Vernon ; je sentois que je ne pouvois répéter des reproches de cette nature, et qu'il me seroit impossible de la revoir sans les renouveler ; mais je ne m'étois pas dit que ce jour finiroit tout entre nous, et la rapidité de cette décision, quelque inévitable qu'elle fût, me faisoit peur.-Quoi ! lui dis-je, vous ne pouvez pas trouver quelques excuses qui puissent affoiblir mon ressentiment ?-Le prestige de tout ce que j'étois pour vous est détruit, me dit madame de Vernon ; je suis trop fière pour essayer de le faire renaître.-Trop fière ! m'écriai-je, vous qui avez pu me tromper !...-Laissons ces reproches, reprit-elle impatiemment, je vaux peut-être mieux que je ne parois ; mais, quoi qu'il en soit, je ne veux pas m'entendre dire le mal que l'on peut penser de moi.

Vous êtes la maîtresse, ajouta-t-elle, de rendre les derniers jours de vie qui me restent horriblement malheureux, en révélant tout à Léonce ; vous pouvez user de cette puissance, je n'essaierai point de vous en détourner.-Ah ! m'écriai-je, vous ne savez pas encore ce que vous pourriez sur moi, si le repentir...-Du repentir, interrompit-elle avec l'accent le plus ironique ; voilà bien une idée dans votre genre !-A cette réponse, à cet air, je repris toute mon indignation, et m'avançai vers la porte pour m'en aller ; mais tout à coup je m'arrêtai, je regardai cette chambre dans laquelle j'avois passé des heures si douces, et je songeai que j'allois en sortir pour n'y plus rentrer jamais.

-Hélas ! lui dis-je alors avec douceur, combien vous avez mal connu la route de votre bonheur ! vous avez rencontré au milieu de votre carrière une personne jeune, qui vous aimoit de sa première amitié, sentiment presque aussi profond que le premier amour ; une personne singulièrement captivée par le charme de votre esprit et de vos manières, et qui ne concevoit pas le moindre doute sur la moralité de votre caractère :

Vous le savez, autour de moi j'avois souvent entendu dire du mal de vous ; mais en vous justifiant toujours, je m'étois plus attachée aux qualités que je vous attribuois, que si je n'avois jamais eu besoin de vous défendre : vous avez brisé ce coeur qui vous étoit acquis, sans que même une telle dureté fût nécessaire à aucun de vos intérêts ; vous auriez obtenu de moi d'immoler mon bonheur à mon attachement pour vous ; vous m'avez trompée par goût pour la dissimulation, car la vérité eût atteint le même but, et vous avez voulu dérober, par la fausseté, ce que l'amitié généreuse s'offroit à vous sacrifier. Je souhaite néanmoins, oui, je souhaite du fond du coeur que vous soyez heureuse ; mais je vous prédis que vous ne serez plus aimée comme je vous ai prouvé qu'on aime : on ne forme pas deux fois des liaisons telles que la nôtre, et quelque aimable que vous soyez, vous ne retrouverez pas l'amitié, le dévouement, l'illusion de Delphine ; je vous quitte dans cet instant pour ne plus vous revoir, et c'est moi qui suis émue, moi seule. Ah ! n'essaierez-vous donc pas d'adoucir le sentiment que je vais emporter avec moi ! ce talent de feindre, dont vous avez si cruellement abusé, vous manque-t-il donc seulement alors qu'il pourroit rendre nos derniers momens moins cruels ?-Je ne le puis, me dit-elle, je ne le puis ; il faut éloigner de soi les sentimens pénibles, et ne point recommencer des liens qui désormais ne seroient que douloureux ; il n'est plus en votre puissance de ne pas troubler mon repos ; adieu donc, c'est du repos que je veux, si je dois vivre encore ; si non...-Elle s'arrêta, comme si elle avoit eu l'idée de me parler, mais changeant de résolution : Adieu, Delphine, me dit-elle d'une voix assez précipitée, et elle rentra dans son cabinet.

Je restai quelque temps à la même place ; mais enfin, honteuse de mon émotion, de cette foiblesse de coeur qui avoit entièrement changé nos rôles, et fait de celle qui étoit mortellement offensée celle qui étoit prête à supplier l'autre, je quittai cette maison pour toujours, et je revins impatiente de vous apprendre ce qui s'étoit passé. S'il ne se mêloit pas à votre affection pour moi des vertus maternelles, si vous ne m'inspiriez pas ces sentimens qui appartiennent à l'amour filial, et que la mort prématurée de mes parens ne m'a permis de connoître que pour vous, j'aurois quelque embarras à vous peindre la douleur que m'a causée ma rupture avec madame de Vernon : mais votre coeur n'est point accessible même à la plus noble des jalousies. Vous avez de l'indulgence pour votre enfant ; vous lui pardonnez cette amitié vive que les premiers goûts de l'esprit et les premiers plaisirs de la société avoient fait naître ; elle existait à côté de l'amour le plus passionné, cette amitié funeste ; elle ne portoit donc pas atteinte à la tendresse reconnoissante que je ne puis éprouver que pour vous seule.

Maintenant quel parti prendre ? Ma conversation avec madame de Vernon m'a bien prouvé qu'elle redoutoit extrêmement, pour le repos de sa famille, que Léonce ne connût la vérité ; mais que dois-je à madame de Vernon ? mais quelle puissance sur la terre pourroit obtenir de moi que je consentisse une seconde fois à être méconnue de Léonce ? Eh ! Que parlé-je de puissance ? il n'en est qu'une à craindre, c'est la voix de mon propre coeur ! mais est-il vrai qu'elle me le demande ? Non, il faut aussi que je compte mon sort pour quelque chose, que la bonté m'inspire quelque compassion pour moi-même. J'ai le temps encore de consulter M. Barton, d'avoir sa réponse ; la vôtre aussi peut me parvenir ; il faut quatorze jours pour que les lettres arrivent à Madrid.

Léonce, jusqu'au vingt-cinq novembre, attendra sans me condamner. Ah ! ma soeur, que m'écrirez-vous ? dans le combat qui me déchire, à quel sentiment prêterez-vous votre appui ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXII.

LETTRE XXXII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 2 novembre 1790.

J'attends impatiemment votre réponse et celle de M. Barton ; je compte les jours, et je les redoute ; je consume mes heures dans des réflexions qui me déchirent, en se combattant mutuellement ; quelquefois je trouve de la douceur à penser que si l'on n'avoit pas excité la jalousie de Léonce, toute autre prévention ne l'eût jamais assez éloigné de moi pour qu'il consentît à devenir l'époux de Matilde ; et l'instant d'après je me livre au désespoir, en songeant que le plus simple hasard pouvoit tout éclaircir, et que si j'avois eu le courage d'aller vers lui, peut-être encore au dernier moment, un mot, un seul mot faisoit de la plus misérable des femmes, la plus heureuse.

Quel sentiment éprouvera-t-il, quand il saura mon innocence ! Oui, sans doute il la saura ; l'on n'exigera pas de moi que je renonce à me justifier auprès de lui. Cependant quel trouble je vais porter dans ses affections, dans ses devoirs, si je l'instruis positivement de la vérité ! Ne vaut-il pas mieux que le temps et ma conduite l'éclairent ?

Mais si je garde le silence, il m'annonce qu'il me croira coupable, il croira que dans le moment même où je paroissois l'aimer, je le trompois ; non, cette pensée est intolérable : si j'étois mourante, n'obtiendrois-je pas le droit de tout révéler après moi ? Hélas ! l'aurois-je même alors ? le bonheur des autres ne doit-il pas nous être sacré, tant qu'il peut dépendre de notre volonté !

Cruelle femme ! c'est encore pour vous que j'éprouve ces affreuses incertitudes ; c'est votre repos, c'est votre bonheur qui lutte encore dans mon coeur contre un désir inexprimable ! Et Matilde aussi, ne souffrira-t-elle pas de ce que je dirai ? puis-je écrire à Léonce ce qui doit lui faire haïr sa belle-mère, et l'éloigner encore plus de sa femme ?

Ah ! jamais, jamais personne ne s'est trouvé dans une situation où les deux partis à prendre paroissent tous deux également impossibles.

Enfin il le faut, je le dois ; attendons les conseils qui peuvent m'éclairer.

Mon voyage près de vous est forcément retardé de quelques jours, parce que je ne vais plus avec madame de Vernon. J'avois remis toutes mes affaires entre les mains d'un homme à elle ; il faut tout séparer, après avoir cru que tout étoit en commun pour la vie. J'ai honte de vous avouer combien je suis foible ! encore ce matin, je suis montée en voiture pour aller chez mon notaire ; mais comme il falloit, pour arriver à sa maison, passer devant la porte de madame de Vernon, je n'en ai pas eu le courage ; j'ai tiré le cordon de ma voiture au milieu de la rue, et j'ai donné l'ordre de retourner chez moi. J'ai voulu ranger mes papiers avant mon départ ; je trouvois partout des lettres et des billets de madame de Vernon : il a fallu ôter son portrait de mon salon, lui renvoyer une foule de livres qu'elle m'avoit prêtés ; c'est beaucoup plus cruel que les adieux au moment de mourir, car les affections qui restent alors répandent encore de la douceur sur les dernières volontés ; mais dans une rupture, tous les détails de la séparation déchirent, et rien de sensible ne s'y mêle, et ne fait trouver du plaisir à pleurer.

Je n'ai plus personne à consulter sur les circonstances journalières de la vie ; je me sens indécise sur tout. Je pense avec une sorte de plaisir que, par délicatesse pour madame de Vernon, je m'étois isolée de la plupart des femmes qui me témoignoient de l'amitié ; je ne voulois confier à aucune autre ce que je lui disois ; j'étois jalouse de moi pour elle.

Au milieu de ces pensées, plus douces mille fois qu'une amie si coupable ne devoit les attendre de moi, madame de Lebensei a trouvé le secret, hier, de me faire parler très-amèrement de madame de Vernon ; elle étoit arrivée de la campagne exprès pour me questionner ; madame de Vernon l'avoit vue, et avoit su la captiver entièrement, soit par l'empire de son charme, soit que, dans la situation de madame de Lebensei, l'on ne veuille se brouiller avec personne, et que l'on devienne même très-aisément favorable à tous ceux qui vous traitent bien.

Je trouvai d'abord mauvais que madame de Vernon eût confié, sans mon aveu, à madame de Lebensei, mon sentiment pour Léonce ; mais la justification de madame de Vernon, que me rapporta madame de Lebensei assez maladroitement, m'irrita bien plus encore. Elle se fondoit entièrement sur les dispositions que madame de Vernon supposoit à Léonce, son éloignement pour les femmes qui ne respectoient pas l'opinion, l'irrésolution de ses projets relativement à moi, le peu de convenance qui existoit entre nos manières de penser. Madame de Vernon se représentoit enfin, me dit madame de Lebensei, comme n'ayant fait que conseiller Léonce selon son bonheur, et peut-être son penchant : c'étoit me blesser jusqu'au fond du coeur, que se servir d'un tel prétexte. Si quelqu'un avoit senti fortement les torts de madame de Vernon envers moi, peut-être aurois-je adouci moi-même les coups qu'on vouloit lui porter ; mais les formes tranchantes de madame de Lebensei, son parti pris d'avance, les petits mots qu'elle me disoit, et qui m'annonçoient que madame de Vernon l'avoit prévenue que j'étois très-exagérée dans mon ressentiment ; tout cet appareil d'impartialité, quand il s'agissoit de décider entre la générosité et la perfidie, m'offensa tellement, que je perdis, je le crois, toute mesure ; et faisant à madame de Lebensei, avec beaucoup de chaleur, le tableau de ma conduite et de celle de madame de Vernon, je lui déclarai que je ne voulois point écouter ceux qui me parleroient pour elle, et que je la priois seulement de raconter à madame de Vernon ce que j'avois dit, et les propres termes dont je m'étois servie.

Quand madame de Lebensei fut partie, je sentis que j'avois eu tort ; je ne me repentis ni d'avoir excité le ressentiment de madame de Vernon, ni d'avoir attaché plus vivement madame de Lebensei à ses intérêts : il est assez doux de se faire du mal à soi-même, en attaquant une personne qui nous fut chère ; on aime à briser tous les calculs, en se livrant à ce douloureux mouvement ; mais je me repentis d'avoir dénaturé ce que j'éprouvois, et de m'être donné des torts de paroles, quand mes sentimens et mes actions n'en avoient aucun. J'étois aussi, je l'avoue, vivement irritée, en apprenant que madame de Vernon cherchoit encore à me nuire, dans le moment même où j'hésitois si je ne sacrifierois pas le bonheur de toute ma vie à son repos.

Cependant que deviendrai-je, tant que Léonce me soupçonnera ? La solitude et le temps ne feront rien à cette douleur ; elle renaîtra chaque jour, car chaque jour j'essaierai de raisonner avec moi-même, pour me prouver que je dois répondre à Léonce. Mais pourquoi donc supposer que ma conscience me le défende ? Ah ! je l'espère, vous et M. Barton, vous penserez que Léonce aura assez de calme, assez de vertu, pour apprendre la vérité sans punir celle qui fut coupable ; ah ! S'il sait pardonner, ne puis-je pas tout lui dire !

P. S. Vous ne m'avez pas répondu sur l'affaire de M. de Clarimin : je suis bien sûre que vous sentez comme moi que je dois mettre plus d'importance que jamais à lui faire accepter ma caution. Si par hasard vous ne l'aviez pas encore offerte, ce qui vient de se passer vous inspirera, j'en suis sûre, le désir de vous hâter.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIII.

LETTRE XXXIII.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 4 novembre.

Ma chère Delphine, mon élève chérie, dans quel monde êtes-vous tombée ? pourquoi faut-il que madame de Vernon, cette femme perfide que mon pauvre frère détestoit avec tant de raison, vous ait captivée par son esprit séducteur ? Pourquoi n'ai-je pas su réunir à mon affection pour vous cet art d'être aimable, qui pouvoit satisfaire votre imagination ? vous n'auriez eu besoin d'aucun autre sentiment, et votre coeur n'eût jamais été trompé.

Vous me demandez un conseil sur la conduite que vous devez tenir avec Léonce : comment oserois-je vous le donner ? Je ne pense pas que vous deviez en rien vous sacrifier pour l'indigne madame de Vernon ; mais quand Léonce saura que vous n'avez jamais cessé de l'aimer, pourra-t-il supporter Matilde ? pourra-t-il se résoudre à ne pas vous revoir ? aurez-vous la force de le lui défendre ? Cependant faut-il que, pouvant vous justifier, vous vous donniez l'air coupable ?

Supporterez-vous une telle douleur ? Non, l'amitié ne sauroit s'arroger le droit de conseiller une action héroïque. Si vous répondez à Léonce, si vous l'instruisez de la vérité, vous ne ferez peut-être rien de vraiment mal, rien que personne surtout pût se permettre de condamner ; mais si, pour mieux assurer son repos domestique, si, pour l'éloigner plus sûrement de vous, vous vous taisez, vous aurez surpassé de beaucoup ce que l'on pourroit attendre de la vertu la plus sévère.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIV.

LETTRE XXXIV.

M. Barton à Madame d'Albémar.

Mondoville, 6 novembre.

J'ai été quelques jours, madame, sans pouvoir me déterminer à vous écrire ; ce que je devois vous conseiller me sembloit trop pénible pour vous : cependant je me suis résolu à vous donner la plus grande preuve de mon estime, en répondant avec une sévère franchise à la généreuse question que vous daignez me faire.

M. de Mondoville, indignement trompé sur vos sentimens, a épousé mademoiselle de Vernon ; il a repoussé le bonheur que j'espérois pour lui ; il a gâté sa vie, mais il faut au moins qu'il respecte ses devoirs ; il lui restera toujours une destinée supportable, tant qu'il n'aura pas perdu l'estime de lui-même.

Sans pouvoir deviner le secret habilement conduit dont vous avez été la victime, je n'ai jamais cru que vous fussiez capable de tromper, mais j'ai toujours refusé de m'expliquer avec Léonce sur ce sujet.

J'ai reçu une lettre de lui, deux jours avant la vôtre, dans laquelle il m'apprend qu'il vous a écrit, et qu'il vous demande de lui dévoiler ce qu'il commence enfin à entrevoir, les criminelles ruses de madame de Vernon. Il se contient avec vous, me dit-il ; mais il s'exprime, dans sa confiance en moi, avec une telle fureur, que je frémis du parti qu'il prendra, quand il saura la conduite de madame de Vernon envers lui.

Il est résolu d'abord de défendre à madame de Mondoville de voir sa mère, et, si elle lui désobéit, il veut se séparer d'elle. Il forme encore mille autres projets extravagans de vengeance contre madame de Vernon. Je ne doute pas qu'il ne renonce à ce qui seroit indigne de lui ; mais tel que je le connois, je suis sûr qu'il suivra le dessein qu'il m'annonce, de forcer madame de Mondoville à rompre avec sa mère.

Quel trouble cependant ne va-t-il pas en résulter !

Quelque coupable que soit madame de Vernon, vous la plaindriez d'être condamnée à ne jamais revoir sa fille ; et si, comme je n'en doute pas, madame de Mondoville croit de son devoir de s'y refuser, quel scandale que la séparation de Léonce avec sa femme pour une telle cause ! C'est vous seule, madame, qui pouvez encore être l'ange sauveur de cette famille, l'ange sauveur de celle même qui vous a cruellement persécutée.

Je ne me permettrai pas de vous dicter la conduite que vous devez tenir ; j'ai dû seulement vous instruire des dispositions de Léonce. Il est impossible, quand il saura tout, de se flatter de l'apaiser ; il est malheureusement très-emporté, et jamais, il faut en convenir, jamais un homme n'a été offensé à ce point dans son amour et dans son caractère. Jugez vous-même, madame, de ce qu'il importe de cacher à Léonce, jugez des sacrifices que votre âme généreuse est capable de faire ! Je ne vous demande point de me pardonner, car je crois vous honorer par ma sincérité autant que vous méritez de l'être, et mon admiration respectueuse donne beaucoup de force à cette expression.

P. BARTON.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXV.

LETTRE XXXV.

Réponse de Delphine à M. Barton.

Paris, ce 8 novembre.

Vous ne savez pas quelle douleur vous m'avez causée ! je croyois pouvoir le détromper, je croyois toucher au moment de recouvrer toute son estime ; vous m'avez montré mon devoir, le véritable devoir, celui qui a pour but d'épargner des souffrances aux autres : je l'ai reconnu, je m'y soumets, je n'écrirai point : mais souffrez que je le dise, pour la première fois j'ai senti que je m'élevois jusqu'à la vertu : oui, c'est de la vertu qu'un tel sacrifice, et ce qu'il me coûte mérite le suffrage d'un honnête homme et la pitié du ciel.

Il attend ma réponse pour un jour fixe, pour le vingt-cinq novembre.

Mon silence, dit-il, sera pour lui l'aveu de la perfidie dont on m'avoit accusée ; ne pouvez-vous lui écrire que ce silence est un mystère que je ne veux jamais éclaircir, mais qu'il ne doit lui donner aucune interprétation décisive ? ne pouvez-vous pas lui dire au moins que je pars pour le Languedoc, d'où je ne sortirai jamais ? Est-ce trop demander, et ne défais-je pas ainsi, foiblesse après foiblesse, l'action que je nommois généreuse ?

Je vous laisse l'arbitre de ce que vous pouvez dire ; vous comprenez ce que je souffre, ce que je souffrirai toujours, tant qu'il me croira coupable. Si le ciel vous inspire un moyen de me secourir, sans porter atteinte au bonheur des autres, vous le saisirez, j'ose en être sûre ; s'il faut me sacrifier, je vous en donne le pouvoir, je saurai vous en estimer. Je dépose entre vos mains la promesse de m'éloigner, de ne point écrire, de ne rien me permettre enfin pour moi-même, que de vous demander quelquefois si vous avez affoibli dans le coeur de Léonce la juste haine qu'il va de nouveau ressentir contre moi.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVI.

LETTRE XXXVI.

Madame d'Artenas à Delphine.

Paris, 10 novembre.

J'ai passé hier chez vous, ma chère Delphine, mais en vain ; votre porte est toujours fermée. Je suis obligée de partir pour ma terre, près de Fontainebleau ; mais je ne veux pas différer à vous demander de m'apprendre les causes d'un événement qui occupe toute la société de Paris. Vous êtes brouillée avec madame de Vernon ; vous ne vous voyez plus ; je crois bien aisément qu'elle a tort, et que vous avez raison ; mais pourquoi vous brouiller avec elle ? pourquoi vous brouiller avec personne ? Cela peut avoir les plus graves inconvéniens.

Vous avez découvert qu'elle vous trompoit : il y a long-temps que je m'en serois doutée, à votre place ; mais c'est précisément parce qu'elle a un caractère adroit et dissimulé, qu'il étoit sage de la ménager : votre conduite a été le contraire de ce qu'elle devoit être ; il falloit ne pas l'aimer avec tant d'aveuglement avant la découverte, et ne pas rompre depuis avec tant de véhémence. Madame de Vernon est établie à Paris depuis beaucoup plus long-temps que vous ; elle y a beaucoup plus de relations ; et vous savez qu'on est toujours ici soutenu par ses parens, non parce qu'ils vous aiment, mais parce qu'ils regardent comme un devoir de vous justifier. Il y a si peu de véritable amitié dans le grand monde, qu'encore vaut-il mieux compter sur ceux qui se croient obligés à vous défendre, que sur ceux qui le font volontairement. Vous allez vous trouver nécessairement mal avec votre famille, si vous ne voyez plus madame de Vernon ; car madame de Mondoville, dans cette circonstance, ne se séparera sûrement pas de sa mère. Il faut tâcher de vous raccommoder avec tout cela : pensez-en ce que j'en pense ; mais soyez avec madame de Vernon dans une bonne mesure, quoique sans fausseté.

Les hommes peuvent se brouiller avec qui ils veulent, un duel brillant répond à tout ; cette magie reste encore au courage, il affranchit honorablement des liens qu'impose la société ; ces liens sont les plus subtils, et cependant les plus difficiles à briser. Une jeune femme sans père ou sans mari, quelque distinguée qu'elle soit, n'a point de force réelle ni de place marquée au milieu du monde. Il faut donc se tirer d'affaire habilement, gouverner les bons sentimens avec encore plus de soin que les mauvais, renoncer à cette exaltation romanesque qui ne convient qu'à la vie solitaire, et se préserver surtout de ce naturel inconsidéré, la première des grâces en conversation, la plus dangereuse des qualités en fait de conduite.

Vous aimez, quoi que vous en puissiez dire, le mouvement et la variété de la société de Paris ; sachez donc vous maintenir dans cette société, sans donner prise sur vous à personne. Avant les chagrins que vous avez éprouvés, vous aimiez aussi, et cela devoit être, les succès sans exemple que vous obteniez toujours quand on vous voyoit et quand on vous entendoit. Défiez-vous de ces succès ; qu'ils vous rendent d'autant plus prudente ; car en excitant l'envie, ils vous obligent à craindre madame de Vernon. Je pourrois, moi, me brouiller avec elle ; nous sommes à force égale, vieille et oubliée que je suis ; mais vous, la plus belle, la plus jeune, la plus aimable des femmes, on croira tout ce que madame de Vernon dira contre vous, et, pour ne vous rien cacher, on le croit déjà.

J'avois commencé ma lettre avec l'intention de vous laisser ignorer ce que madame de Vernon allègue en sa faveur ; mais je réfléchis qu'il faut que vous connoissiez tous les motifs qui doivent diriger votre conduite.

Elle prétend que vous l'aviez chargée d'engager Léonce à vous épouser, que, depuis l'esclandre du duel de M. de Serbellane, il ne l'a pas voulu, et que vous ne lui avez jamais pardonné son infructueuse négociation. Elle affirme que vous avez dit à tout le monde un mal abominable d'elle, et que vous lui avez reproché de prétendus services avec indélicatesse et amertume. Jugez combien les ingrats et ceux qui auraient envie de l'être trouvent mauvais qu'on se souvienne des services qu'on a rendus ! Elle assure enfin que c'est elle qui n'a plus voulu vous voir, parce que vous ne veniez dans sa maison que pour vous faire aimer du mari de sa fille, et cette dernière accusation lui rallie toutes les dévotes. Vous voyez qu'elle sait se concilier les bons et les méchans, et de plus, cette nombreuse classe d'indifférens paisibles, qui, ayant beaucoup plus entendu parler de madame d'Albémar que de madame de Vernon, croient qu'il est de leur dignité de gens médiocres de blâmer celle qui a le plus d'éclat.

Ne vous exagérez pas cependant l'effet des discours de madame de Vernon, nous sommes en état de nous en défendre ; mais il est indispensable que vous commenciez par vous raccommoder avec elle, et je vous réponds qu'elle ne demanderoit pas mieux ; car dans toutes ces querelles, en présence du tribunal de l'opinion, chacun a peur de l'autre. Retournez à ses soupers, cessez de lui faire aucun reproche, n'en dites plus aucun mal ; et si elle continue à chercher à vous nuire, je me charge, moi, de lui jouer quelques tours de vieille guerre. Je connois les ruses de madame de Vernon, je ne m'en sers pas, mais j'en sais assez pour les dévoiler ; et elle vous ménagera, quand elle apprendra que vos qualités vives et brillantes sont sous la protection de ma prudence et de mon sang-froid. Adieu, ma chère Delphine ; suivez mes conseils, et tout ira bien.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVII.

LETTRE XXXVII.

Delphine à madame d'Artenas.

Paris, 14 novembre.

Je suis touchée, madame, de l'intérêt que vous voulez bien me témoigner, mais je ne puis suivre le conseil que vous avez la bonté de me donner. J'ai aimé tendrement madame de Vernon ; comment me seroit-il possible de renouer avec elle par des motifs tirés de mon intérêt personnel ? je suis bien peu capable de cette conduite, même avec les indifférens ; mais j'aurois une répugnance invincible à dégrader les sentimens que j'ai éprouvés, en les soumettant à des calculs. Comment pourrois-je revoir avec calme, dans les rapports communs du monde, une personne qui a été l'objet de ma plus tendre amitié, et qui s'est montrée ma plus cruelle ennemie ? Non, la société ne vaut pas ce qu'il en coûteroit pour torturer à ce point son caractère naturel ; de tels efforts feroient plus que contraindre les mouvemens vrais du coeur ; ils finiroient par le dépraver.

Je suis singulièrement blessée, je l'avoue, des discours que madame de Vernon tient sur moi ; mais c'est précisément parce que ces discours sont écoutés, que je ne veux pas me rapprocher d'elle. J'aurois peut-être été assez foible pour le désirer, s'il étoit arrivé ce qui, je crois, étoit juste, si on n'eût blâmé qu'elle seule ; mais puisqu'elle m'accuse et qu'on la soutient, puisque j'ai quelque chose encore à craindre d'elle, je ne la reverrai jamais.

C'est auprès de vous, madame, que je voudrois me justifier. Madame de Vernon m'a reproché d'avoir dit du mal d'elle, et vous me conseillez de la ménager ; tous ces mots me paroissent bien étranges, dans un sentiment de la nature de celui que j'avois pour madame de Vernon.

Une seule fois j'ai parlé d'elle avec amertume, en m'adressant à une personne qui l'aime beaucoup, et que je rattachois à elle, au lieu de l'en détacher, par la vivacité même qui me donnoit l'air d'avoir tort.

Vous n'aimez pas madame de Vernon, et je m'interdis de vous en parler, à vous que je désirerois si vivement éclairer sur les absurdes calomnies dont je suis l'objet.

J'ai reproché à madame de Vernon les services que je lui ai rendus ; et tous les services du monde, dit-elle, sont effacés parles reproches. Vous sentez aisément, madame, combien il seroit facile de se dégager ainsi de la reconnoissance. On blesseroit le coeur d'une personne qui se seroit conduite généreusement envers nous ; elle s'en plaindroit, et l'on diroit ensuite que toutes ses actions sont effacées par ses paroles. Mais ce n'est pas de cela qu'il s'agit entre madame de Vernon et moi ; si je lui ai reproché son ingratitude, c'est celle du coeur dont je l'ai accusée, et c'est en confondant ensemble, en plaçant sur la même ligne le jour où je lui ai serré la main avec tendresse, et celui où j'aurois engagé la moitié de ma fortune pour elle, que j'ai eu le droit de lui rappeler tout ce qui lui a prouvé que je l'aimois.

Je rougis jusqu'au fond de l'âme des autres torts qu'elle m'impute ; mais si je les repoussois, ce seroit alors que je serois vraiment blâmable ; je nuirois à madame de Vernon, et jusqu'à présent vous voyez que j'ai trouvé le secret de ne nuire qu'à moi-même ; je m'en applaudis. Je ne veux pas ménager madame de Vernon par les motifs que vous me présentez ; je ne veux point la désarmer, mais je craindrois encore de lui faire du mal.

Hélas ! elle apprendra bientôt à quel point je l'ai craint !

Mes plaintes contre elle, quand je m'en permets, ont toutes un caractère de sensibilité romanesque qui, vous le savez, n'associera pas les salons de Paris à mon ressentiment. Je ne suis pas indifférente au blâme de la société ; mais je ne ferai, pour m'y soustraire, que ce que je ferois pour la satisfaction de ma conscience ; la vérité doit nous valoir le suffrage des autres, ou nous apprendre à nous en passer.

Je mettrois peut-être plus de prix à l'opinion, si j'étois unie à la destinée d'un homme qui me fût cher ; mais condamnée à vivre seule, à supporter seule mon sort, je n'ai point d'intérêt à me défendre ; qui jouiroit de mon triomphe, si je le remportois ? et n'est-il pas assez sage de ne point lutter contre la méchanceté des hommes, quand l'on n'a d'autre bien à espérer de ses efforts que quelques douleurs de moins ? Cette indifférence sur ce qu'on peut dire de moi m'est beaucoup plus facile maintenant, que je suis résolue à quitter Paris. Je vais m'enfermer pour toujours dans la retraite où vit ma belle-soeur ; j'y emporterai le souvenir le plus tendre de vos bontés, et le regret de n'en avoir pas joui plus longtemps.

DELPHINE D'ALBÉMAR.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVIII.

LETTRE XXXVIII.

Réponse de madame d'Artenas à Delphine,

Fontainebleau, ce 19 novembre.

Vous prenez beaucoup trop vivement, ma chère Delphine, les peines passagères de la vie. Que de candeur, de noblesse et de bonté dans votre lettre ! mais que vous êtes encore jeune ! Je ne me souviens pas, en vérité, d'avoir eu cette bonne foi dans mon enfance, et je ne suis pourtant, Dieu merci ! ni méchante, ni fausse ; mais j'ai vécu au milieu, du monde, et je suis détrompée du plaisir d'être dupe.

Quoi qu'il en soit, je ne veux pas exiger de vous ce qui seroit trop opposé à votre caractère, et nous atteindrons au même but par une conduite négative. Dans la société de Paris, ce qu'on ne fait pas vaut presque toujours autant que ce qu'on pourroit faire. Vous ne passerez point votre vie dans le Languedoc, mais vous y resterez six mois ; pendant ce temps tout sera oublié. On vous a accueillie avec transport à votre arrivée à Paris, c'est à présent le tour de l'envie ; quand vous reviendrez, on sera las de l'envie même, et curieux de vous revoir ; et comme rien de ce qu'on a dit n'a pu laisser de trace, on ne s'en souviendra plus ; ce n'est pas pour de telles causes que la réputation se perd : si vous éprouviez ce malheur, quelque injuste qu'il pût être, votre philosophie ne tiendroit pas contre lui ; il a des pointes trop acérées ; mais il n'en est pas question, et je vous réponds de réparer cet hiver, et ce que le duel de M. de Serbellane a fait dire, et ce que madame de Vernon y a ajouté.

Je vous demande seulement de vous arrêter dans ma terre, qui est sur votre route en allant à Montpellier. Ma nièce, pour qui vous avez été si bonne, et que vous avez rendue raisonnable, vous en prie instamment ; j'ose l'exiger de vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIX.

LETTRE XXXIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Fontainebleau, ce 25 novembre.

J'ai déjà fait vingt lieues pour me rapprocher devons, ma chère Louise ; mon voyage est commencé, je suis partie de Paris, je ne reverrai plus les lieux où j'ai connu Léonce ; je les ai quittés le jour même où, rempli de mon souvenir, il attendoit à deux cents lieues de moi la réponse qui devoit me justifier ; et je ne l'ai pas faite cette réponse. Ah ! d'où vient qu'un sacrifice si grand ne me donne point le repos que l'on doit attendre de la satisfaction de sa conscience ? Hélas ! les peines de l'amour étouffent toutes les jouissances attachées à l'accomplissement du devoir, et le bonheur succombe alors même que la vertu résiste. N'importe, ce n'est pas pour notre propre avantage que tant de nobles facultés nous ont été données, c'est pour seconder la pensée de l'Être suprême, en épargnant du mal, en faisant du bien sur la terre à tous les êtres qu'il a créés.

J'ai regretté M. de Lebensei en quittant Paris ; je l'avois vu tous les jours qui ont précédé mon départ : il craignoit que ma dernière conversation avec sa femme ne m'eût éloigné d'elle, et il paroissoit mettre du prix à nous rapprocher. J'ai promis de rester en correspondance avec lui ; c'est un homme d'un esprit si étendu, il a réfléchi si profondément sur les sentimens et les idées, que peut-être il calmera mon coeur eu m'accoutumant à considérer la vie sous un point de vue plus général.

Madame d'Artenas veut que je passe huit jours ici dans sa terre, qui est agréablement située au milieu de la forêt de Fontainebleau : j'ai cédé à ses instances, et surtout à celles de sa nièce, madame de R...

Elle a mis beaucoup de délicatesse à ne jamais me rechercher à Paris, et semble attacher un grand prix à ces jours passés avec elle : je ne continuerai donc mon voyage vers vous que dans huit jours.

Madame de Mondoville est venue me voir à Paris un soir que j'étois à Bellerive ; je lui ai rendu le lendemain sa visite, mais en m'assurant auparavant qu'elle n'y étoit pas. Je craignois d'y trouver sa mère, et j'avois raison d'avoir peur de l'émotion que j'éprouverois, si j'en juge par celle que m'a causée le seul moment où, depuis notre rupture, j'aie entrevu madame de Vernon.

Je sortois de Paris, ce matin, avec ma voiture chargée pour le voyage, et conduite par des chevaux de poste ; les postillons, en tournant, accrochèrent assez violemment un carrosse à deux chevaux ; inquiète, je m'avançai pour voir s'il n'étoit pas renversé ; j'aperçus dans ce carrosse madame de Vernon seule, et la tête appuyée contre un des côtés de la voiture. Je ne sais si c'étoit l'imagination ou la vérité, mais je la trouvai singulièrement pâle et défaite ; un cri d'étonnement m'échappa en la voyant : elle me regarda d'un air qui me parut triste et doux. Vous l'avouerai-je ? un mouvement involontaire me fit porter ma main au cordon de la voiture pour l'arrêter ; il n'y en avoit point, et les chevaux m'avoient déjà emportée à cent pas d'elle ; mais je sentis, par cette épreuve et par l'émotion qu'elle me causa le reste du jour, combien j'avois eu raison en évitant de revoir madame de Vernon.

Les souvenirs d'une longue et tendre amitié se renouvellent toujours, quand on se représente celle que l'on a aimée comme souffrante ou malheureuse ; mais je sais trop bien que madame de Vernon ne me regrette point, n'a pas besoin de moi, et je m'éloigne d'elle sans avoir, à cet égard, le moindre doute.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XL.

LETTRE XL.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Fontainebleau, ce 27 novembre.

Ah ! mon Dieu ! que j'étois loin de prévoir l'événement qui me rappelle à l'instant même à Paris ! La pauvre madame de Vernon ! il ne me reste plus de traces de mon ressentiment contre elle ; je me reproche même... Je ne sais ce que je me reproche ; mais je serai bien malheureuse d'avoir été brouillée avec elle, si je ne puis la revoir encore, la soigner, lui prouver que j'ai tout oublié. Je crains de perdre un moment, même avec vous, ma chère Louise ; je vous envoie la lettre de madame de Mondoville, et je pars.

Madame de Mondoville à madame d'Albémar.

Paris, ce 26 novembre.

J'ai à vous annoncer, ma chère cousine, un cruel malheur : cette nuit, ma mère a pris un vomissement de sang qui ne s'est point arrêté pendant plusieurs heures, et que les médecins regardent comme mortel ; sa poitrine est déjà très-attaquée depuis plusieurs mois, par des veilles continuelles : l'on croit ce dernier accident sans remède dans son état, et le péril même en paroît extrêmement prochain. Elle avoit tout-à-fait perdu connoissance vers la fin de la nuit ; en revenant à elle, elle a fait quelques questions à son médecin ; et comprenant parfaitement sa situation, elle lui a dit, avec l'air le plus calme et le plus doux :-J'aurois besoin, monsieur, de trois ou quatre jours pour régler divers intérêts ; donnez-moi les remèdes qui peuvent me soutenir : peu importe, comme vous le sentez bien, s'ils conviennent au fond de la maladie ; elle est jugée, elle est sans ressources ; mais indiquez-moi ce qu'il faut faire pour avoir un peu de force jusqu'à la fin de ma vie, je vous en serai sensiblement obligée.-Alors se retournant vers moi, elle me dit :

-C'est pour voir madame d'Albémar, que je souhaite encore de vivre quelques jours ; je l'ai rencontrée hier matin partant pour Montpellier ; je crois qu'un courrier peut la rejoindre, faites-le partir à l'instant ; je connois son coeur, je suis sûre qu'elle n'hésitera pas à revenir ; dites-lui seulement mon désir et mon état.-Je crois, comme ma mère, ma chère cousine, que vous êtes trop bonne pour hésiter à satisfaire les voeux d'une femme mourante, quand même, ce que j'ai toujours voulu ignorer, vous croiriez avoir à vous plaindre d'elle. Vous n'avez pas un moment à perdre pour lui donner la satisfaction de vous revoir, et pour contribuer au salut de son âme ; car je ne doute pas que, malgré nos différences d'opinion, vous ne vous joigniez à moi pour l'engager à remplir les devoirs sacrés dont dépend son bonheur à venir : c'est le premier intérêt dont je veux vous parler : vous lui ferez plus d'impression que moi, si vous vous joignez à mes instances ; vous ne voulez pas, j'en suis sûre, exposer ma pauvre mè

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLI.

LETTRE XLI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 29 novembre.

Elle vit encore ! ma chère Louise, et c'est tout ce que je puis vous dire ; je n'ai point d'espérance, et jamais je n'aurois eu plus besoin d'en concevoir. Je me suis rattachée à madame de Vernon par des sentimens qui ne sont pas en tout semblables à ceux que j'éprouvois pour elle, mais la pitié les rend aussi tendres. Que ne puis-je prolonger ses jours ! Si elle revenoit de son état maintenant, elle se corrigeroit de ses défauts, parce qu'elle seroit éclairée sur ses erreurs ; mais, hélas ! il semble que la nature ne donne sa plus terrible leçon que la dernière, et ne permet pas de faire servir à la vie les sentimens qu'ont inspirés les approches de la mort.

Je puis vous écrire pendant que madame de Vernon essaie de se reposer ; on lui a expressément défendu de parler, ce qui m'oblige à m'éloigner souvent d'elle. Votre intérêt sera douloureusement captivé par le récit de la conduite qu'elle tient ; vous serez aussi, je le crois, frappée de la singulière lettre qu'elle m'a écrite : je vous l'envoie, en vous priant de me la conserver. oh ! que le coeur humain est inattendu dans ses développemens ! les moralistes méditent sans cesse sur les passions et les caractères, et tous les jours il s'en découvre que la réflexion n'avoit pas prévus, et contre lesquels ni l'âme ni l'esprit n'ont été mis en garde.

Je suis arrivée hier chez madame de Vernon, et j'éprouvois, en entrant chez elle, tous les genres d'émotion réunis ; l'embarras mêlé à la plus profonde pitié, un intérêt véritable, joint à de l'incertitude sur les témoignages que j'en devois donner.

J'avois su, par un courrier que j'envoyai à l'avance, que madame de Vernon étoit un peu mieux, mais toujours dans un grand danger : je montai les escaliers en tremblant ; madame de Mondoville vint au-devant de moi :-Ma mère étoit bien impatiente de vous voir, me dit-elle ; elle vous a écrit hier tout le jour, quoiqu'on lui eût interdit cette occupation ; elle a mis en ordre ses affaires ; venez, vous la trouverez plus touchante que jamais elle ne l'a été ; mais jusqu'à présent je n'ai pu lui faire encore entendre qu'elle est assez dangereusement malade pour se confesser. Les médecins disent que l'effrayer sur son état pourroit lui faire mal ; mais qui, juste ciel ! oseroit prendre sur soi de ménager son corps aux dépens de son âme ? Je vous en avertis, je lui parlerai, si vous ne vous en chargez pas.-Attendez de grâce, répondis-je à madame de Mondoville, que je me sois entretenue avec madame votre mère.

-Matilde me conduisit enfin chez la pauvre malade ; la chambre étoit obscure : à travers le jour sombre qui l'éclairoit, j'aperçus madame de Vernon couchée sur un canapé, les cheveux détachés, vêtue de blanc, et d'une pâleur effrayante. Elle vit l'émotion que j'éprouvois :

Remettez-vous, ma chère Delphine, me dit-elle ; c'est bon à vous d'être si troublée.-Je pris sa main et je la baisai tendrement ; elle me fit signe de m'asseoir, et m'adressa d'abord des questions indifférentes sur mon voyage, sur le lieu où le courrier m'avoit rencontrée, sur la santé de madame d'Artenas, etc. Je répondis à tout par des monosyllabes, n'osant commencer moi-même à lui parler de son état, et souffrant cruellement néanmoins de prendre part à des conversations si étrangères au sentiment qui m'occupoit.

Sa fille se leva et nous laissa seules ; je crus qu'elle alloit me parler avec confiance, mais continuant à l'éviter, elle me raconta son accident, les suites qu'il devoit avoir, la certitude qu'elle avoit de mourir dans trois ou quatre jours, avec une simplicité et un calme tout-à-fait semblables à sa manière habituelle, à cette manière qui lui donnoit toujours, soit dans le sérieux, soit dans la plaisanterie, de la grâce et de la dignité.

Elle prit son mouchoir en me parlant, l'approcha de sa bouche, et le reposa, sans s'interrompre, sur la table ; je le vis plein de sang, je tressaillis ; et penchant ma tête sur sa main, je fondis en larmes, en l'appelant plusieurs fois du nom que j'aimois à lui donner, Sophie, ma chère Sophie !-Généreuse Delphine, me dit-elle, vous m'aimez encore : ah ! cela vaut mieux que vivre ! Je vous ai écrit, ajouta-t-elle, afin d'éviter une conversation trop pénible pour nous deux ; ma lettre contient tout ce que je pourrois dire ; je n'ai pas prétendu me justifier, mais vous expliquer ma conduite par mon caractère et ma manière de voir. Vous ne trouverez pas peut-être mes sentimens meilleurs après cette explication, mais vous comprendrez comment ils sont dans la nature ; et si je vous montre les causes des plus grands torts, vous serez un peu plus disposée à les pardonner. Ce que je vous demande instamment, c'est, après avoir lu cette lettre, de n'en pas causer avec moi ; j'ai toujours craint les fortes émotions ; je ne suis pas assez contente de moi, pour aimer à m'abandonner à mes mouvemens,

ni à ceux des autres. Le repentir seul convient à ma situation, et je ne veux pas m'y livrer ; je suis mieux en tout quand je me contiens, et l'entraînement me fait mal.

Écrivez-moi seulement deux lignes, qui me disent que vous conserverez un souvenir encore doux de votre ancienne amie ; je les mettrai, ces deux lignes, sur ma poitrine déjà mortellement atteinte, et ce remède me fera peut-être mourir sans douleur.-En disant ces derniers mots, elle sonna, comme si elle eût redouté les pleurs que je répandois, et la prolongation de sa propre émotion.

Ses femmes entrèrent ; elle me renvoya doucement chez moi. Je montai dans une chambre que je m'étois fait donner pour ne pas sortir de la maison, et je lus avec un serrement de coeur continuel la lettre que voici :

Madame de Vernon à madame d'Albémar.

Je n'ai été aimée dans ma vie que par vous ; beaucoup de gens m'ont trouvée aimable, ont recherché ma société ; mais vous êtes la seule personne qui m'ayez rendu service sans intérêt personnel, sans autre objet que de satisfaire votre générosité et votre amitié ; et cependant vous êtes l'être du monde envers lequel j'ai eu les torts les plus graves ; peut-être même n'y a-t-il que vous qui ayez véritablement le droit de me faire des reproches ; comment vous expliquer, comment m'expliquer à moi-même une telle conduite ? Au moins, je n'en adoucis pas les couleurs ; je m'interdis, pour la première fois de ma vie, tout autre secours que celui de la vérité. C'est à votre esprit seul que je m'adresserai, dans cette peinture fidèle de mon caractère, et je n'abuserai point de ma situation, pour obtenir mon pardon de l'attendrissement qu'elle pourroit vous causer.

Les circonstances qui présidèrent à mon éducation ont altéré mon naturel ; il étoit doux et flexible ; on auroit pu, je crois, le développer d'une manière plus heureuse.

Personne ne s'est occupé de moi dans mon enfance, lorsqu'il eût été si facile de former mon coeur à la confiance et à l'affection. Mon père et ma mère sont morts que je n'avois pas trois ans, et ceux qui m'ont élevée ne méritaient point mon attachement. Un parent très-éloigné et très-insouciant fut mon tuteur ; il me donnoit des maîtres en tout genre, sans prendre le moindre intérêt ni à ma santé, ni à mes qualités morales ; il vouloit être bien pour moi ; mais comme il n'étoit averti de rien par son coeur, sa conduite tenoit au hasard de sa mémoire, ou de sa disposition ; il regardoit d'ailleurs les femmes comme des jouets, dans leur enfance, et, dans leur jeunesse, comme des maîtresses plus ou moins jolies, que l'on ne peut jamais écouter sur rien de raisonnable.

Je m'aperçus assez vite que les sentimens que j'exprimois étoient tournés en plaisanterie, et que l'on faisoit taire mon esprit, comme s'il ne convenoit pas à une femme d'en avoir. Je renfermai donc en moi-même tout ce que j'éprouvois ; j'acquis de bonne heure ainsi l'art de la dissimulation, et j'étouffai la sensibilité que la nature m'avoit donnée. Une seule de mes qualités, la fierté, échappa à mes efforts pour les contraindre toutes ; quand on me surprenoit dans un mensonge, je n'en donnois aucun motif, je ne cherchois point à m'excuser, je me taisois ; mais je trouvois assez injuste que ceux qui comptoient les femmes pour rien, qui ne leur accordoient aucun droit et presque aucune faculté, que ceux-là même voulussent exiger d'elles les vertus de la force et de l'indépendance, la franchise et la sincérité.

Mon tuteur, assez fatigué de moi, parce que je n'avois point de fortune, vint me dire un matin qu'il falloit épouser M. de Vernon.

Je l'avois vu pour la première fois la veille ; il m'avoit souverainement déplu ; je m'abandonnai au seul mouvement involontaire que je me sois permis de montrer en ma vie ; je résistai avec assez de véhémence ; mon tuteur me menaça de me faire enfermer pour le reste de mes jours dans un couvent, si je refusois M. de Vernon ; et comme je ne possédois rien au monde, je n'avois point l'espoir de m'affranchir de son despotisme.

J'examinai ma situation ; je vis que j'étois sans force ; une lutte inutile me parut la conduite d'un enfant ; j'y renonçai, mais avec un sentiment de haine contre la société qui ne prenoit pas ma défense, et ne me laissoit d'autres ressources que la dissimulation. Depuis cette époque, mon parti fut irrévocablement pris d'y avoir recours, chaque fois que je le jugerois nécessaire. Je crus fermement que le sort des femmes les condamnoit à la fausseté ; je me confirmai dans l'idée conçue dès mon enfance, que j'étois, par mon sexe et par le peu de fortune que je possédois, une malheureuse esclave à qui toutes les ruses étoient permises avec son tyran. Je ne réfléchis point sur la morale, je ne pensois pas qu'elle pût regarder les opprimés. Je n'étouffai point ma conscience, car en vérité, jusqu'au jour où je vous ai trompée, elle ne m'a rien reproché.

M. de Vernon n'étoit point un caractère insouciant comme mon tuteur, mais il avoit, avant tout, la peur d'être gouverné, et néanmoins une si grande disposition à être dupe, qu'il donnoit toujours la tentation de le tromper : cela étoit si facile, et il y avoit tant d'inconvénient à lui dire la vérité la plus innocente, qu'il auroit fallu, je vous l'atteste, une sorte de chevalerie dans le caractère, pour parler avec sincérité à un tel homme.

J'ai pris pendant quinze ans l'habitude de ne devoir aucun de mes plaisirs qu'à l'art de cacher mes goûts et mes penchans, et j'ai fini par me faire, pour ainsi dire, un principe de cet art même, parce que je le regardois comme le seul moyen de défense qui restât aux femmes, contre l'injustice de leurs maîtres.

J'engageai M. de Vernon avec tant d'adresse à passer plusieurs années à Paris, qu'il crut y aller malgré moi ; j'aimois le luxe, et je ne connois personne qui, par son caractère, ses fantaisies et sa prodigalité, ait plus besoin, que moi d'une grande fortune. M. de Vernon s'étoit enrichi par l'économie ; je sus cependant exciter si bien son amour-propre, qu'à sa mort il étoit presque ruiné, et avoit contracté, vous le savez, une dette assez forte avec la famille de Léonce. Je disposois de M. de Vernon, et cependant il me traitoit toujours avec une grande dureté ; il ne se doutoit pas que j'eusse de l'ascendant sur ses actions ; mais, pour mieux se prouver à lui-même qu'il étoit le maître, il me parloit toujours avec rudesse.

Ma fierté se révoltoit souvent en secret de tout ce que j'étois obligée de faire pour alléger ma servitude ; mais si je m'étois séparée de M. de Vernon, je serois retombée dans la pauvreté, et j'étois convaincue que de toutes les humiliations, la plus difficile à supporter au milieu de la société, c'était le manque de fortune, et la dépendance, que cette privation entraîne.

Je ne voulus point avoir d'amans, quoique je fusse jolie et spirituelle ; je craignois l'empire de l'amour ; je sentois qu'il ne pouvoit s'allier avec la nécessité de la dissimulation ; j'avois pris d'ailleurs tellement l'habitude de me contraindre, qu'aucune affection ne pouvoit naître malgré moi dans mon coeur ; les inconvéniens de la galanterie me frappèrent très-vivement, et, ne me sentant pas les qualités qui peuvent excuser les torts d'entraînement, je résolus de conserver intacte ma considération au milieu de Paris.

Je crois que personne n'a mieux jugé que moi le prix de cette considération, et les élémens dont elle se compose ; mais les liens d'amour, tels qu'on peut les former dans le monde, valent-ils mieux qu'elle ? je ne le pense pas.

J'avois eu d'abord l'idée d'élever ma fille d'après mes idées, et de lui inspirer mon caractère ; mais j'éprouvai une sorte de dégoût de former une autre à l'art de feindre : j'avois de la répugnance à donner les leçons de ma doctrine ; ma fille montroit dans son enfance assez d'attachement pour moi ; je ne voulois ni lui dire le secret de mon caractère, ni la tromper. Cependant j'étois convaincue, et je le suis encore, que les femmes étant victimes de toutes les institutions de la société, elles sont dévouées au malheur, si elles s'abandonnent le moins du monde à leurs sentimens, si elles perdent de quelque manière l'empire d'elles-mêmes. Je me déterminai, après y avoir bien réfléchi, à donner à Matilde, dont le caractère, je vous l'ai dit, s'annonçoit de bonne heure comme très-âpre, le frein de la religion catholique ; et je m'applaudis d'avoir trouvé le moyen de soumettre ma fille à tous les jougs de la destinée de femme, sans altérer sa sincérité naturelle. Vous voyez, d'après cela, que je n'aimois pas ma manière d'être, quoique je fusse convaincue que je ne pouvois m'en passer.

M. de Vernon mourut : l'état de sa fortune me rendoit impossible de rester à Paris ; j'en fus très-affligée : j'aime la société, ou, pour mieux dire, je n'aime pas la solitude ; je n'ai pas pris l'habitude de m'occuper, et je n'ai pas assez d'imagination pour avoir dans la retraite aucun amusement, aucune variété par le secours de mes propres idées ; j'aime le monde, le jeu, etc.

Tout ce qui remue au dehors me plaît, tout ce qui agite au dedans m'est odieux ; je suis incapable de vives jouissances, et, par cette raison même, je déteste la peine ; je l'ai évitée avec un soin constant et une volonté inébranlable.

J'allai à Montpellier ; c'est alors que je vous connus, il y a six ans : vous en aviez seize, et moi près de quarante. M. d'Albémar, qui vous avoit élevée, devoit, quoiqu'il eût déjà soixante ans, vous épouser l'année suivante : ce mariage me déplaisoit extrêmement ; il m'ôtoit tout espoir d'obtenir une part quelconque dans l'héritage de M. d'Albémar, et de voir finir la gêne d'argent qui m'étoit singulièrement odieuse. J'avois d'abord assez de prévention contre vous ; mais je vous l'atteste, et j'ai bien le droit d'être crue, après tant de pénibles aveux, vous me parûtes extrêmement aimable, et dans les trois années que j'ai passées à Montpellier, je trouvois dans votre entretien un plaisir toujours nouveau.

Cependant mon âme n'étoit plus accessible à des sentimens assez forts pour me changer ; il falloit, pour être aimée d'une personne comme vous, que je cachasse mon véritable caractère, et j'étudiois le vôtre pour y conformer en apparence le mien. Cette feinte, quoiqu'elle eût pour but de vous plaire, dénaturoit extrêmement le charme de l'amitié.

Votre mari mourut. Je vous avois dit que je désirois achever l'éducation de ma fille à Paris ; vous m'offrîtes aussitôt d'y venir avec moi, et de me prêter quarante mille livres, qui m'étoient nécessaires pour m'y établir ; j'acceptai ce service, et voilà ce qui a commencé à dépraver mon attachement pour vous.

Vous étiez si jeune et si vive, que je ne vous regardois absolument que comme un plaisir dans ma vie ; de ce moment, je pensai que vous pouviez m'être utile, et j'examinai votre caractère sous ce rapport.

J'aperçus bientôt que vous étiez dominée par vos qualités, la bonté, la générosité, la confiance, comme on l'est par des passions, et qu'il vous étoit presque aussi difficile de résister à vos vertus, peut-être inconsidérées, qu'à d'autres de combattre leurs vices. L'indépendance de vos opinions, la tournure romanesque de votre manière de voir et d'agir, me parurent en contraste avec la société dans laquelle vos goûts, vos succès, votre rang et vos richesses devoient vous placer.

Je prévis aisément que vos agrémens et vos avantages inspireroient pour vous des sentimens passionnés, mais vous feroient des ennemis ; et, dans la lutte que vous étiez destinée à soutenir contre l'envie et l'amour, je pensai que je pourrois aisément prendre un grand ascendant sur vous.

Je n'avois alors, je vous le jure, d'autre intention que de faire servir cet ascendant à notre bonheur réciproque. Mais le sentiment que vous inspirâtes à Léonce changea ma disposition. Je mettois une grande importance au mariage de ma fille avec lui, et je vous en ai, dans le temps, développé tous les motifs ; ils étoient tels, que votre générosité même ne pouvoit diminuer leur influence sur mon sort : je ne pouvois, sans ce mariage, être dispensée de rendre compte de la fortune de M. de Vernon, ni donner une existence convenable à ma fille, ni conserver mon état à Paris.

Il y avoit quelques-unes de mes dettes que je ne vous avois pas avouées, entre autres celle à M. de Clarimin ; je me croyois sûre de son silence ; j'étois loin de penser qu'il fût capable de la conduite qu'il a tenue envers moi ; je le connoissois depuis mon enfance ; c'est le seul homme qui m'ait trompée : parce que, de tout temps, il s'est montré à moi comme très-immoral, et que j'ai cru par conséquent qu'il ne me cachoit rien.

Une fois, malgré ma prudence accoutumée, je lui répondis une lettre un peu vive [Cette lettre ne s'est pas trouvée.] ; elle l'a blessé. L'un des inconvéniens de l'habitude de la dissimulation, c'est qu'une seule faute peut détruire tout le fruit des plus grands efforts : le caractère naturel porte en lui-même de quoi réparer ses torts ; le caractère qu'on s'est fait peut se soutenir, mais non se relever.

Je vous sus mauvais gré de vouloir enlever Léonce à ma fille, après que nous étions convenues ensemble de ce mariage. Si je vous avois parlé franchement, vous vous seriez sans doute justifiée ; mais j'ai une aversion particulière pour les explications : décidée à ne pas faire connoître en entier ce que je pense, je déteste les momens que l'on destine à se tout dire ; je conservai donc mon ressentiment contre vous, et il devint plus amer, étant contenu.

Le jour de la mort de M. d'Ervins, au moment même du dénoûment de cette funeste histoire, lorsque j'avois tout préparé pour m'opposer à votre mariage, vous m'avez montré tant de confiance, que je fus prête à vous avouer ce qui se passoit en moi ; mais ce mouvement étoit si contraire à ma nature et à mes habitudes, que j'éprouvai dans tout mon être comme une sorte de roideur qui s'y opposoit. Mille hasards se réunirent pour aider à mes desseins : une lettre de la mère de Léonce, qui s'opposoit de la manière la plus solennelle à son mariage avec vous, arriva la veille même du jour où je devois lui parler ; le public étoit convaincu que c'étoit l'amour de M. de Serbellane pour vous, qui l'avoit si vivement irrité contre un mot blessant que vous avoit dit M. d'Ervins. Ce que vous écriviez à Léonce étoit assez vague pour s'accorder avec ce qu'on pouvoit insinuer ou taire ; les soins que vous preniez pour sauver la réputation de madame d'Ervins vous compromettoient nécessairement dans l'opinion ; je me vis environnée de ces facilités funestes, qui achèvent d'entraîner dans le combat de l'intérêt avec l'honnêteté.

J'hésitois encore cependant, je vous le jure, et deux fois j'ai demandé mes chevaux pour aller à Bellerive ; mais enfin ma fille, dans une conversation que nous eûmes ensemble, le matin même du retour de Léonce, me dit qu'elle l'aimoit, et que le bonheur de sa vie étoit attaché à l'épouser. Alors je fus décidée : je me dis qu'en donnant à Matilde l'espérance d'être la femme de Léonce, en lui faisant voir tous les jours un jeune homme aussi remarquable, j'avois contracté l'obligation de l'unir à lui, et que je ne faisois qu'accomplir mon devoir de mère, en employant tous les moyens possibles pour déterminer Léonce à l'épouser.

A cet intérêt se joignit une opinion qui ne peut pas m'excuser à vos yeux, mais dont je conserve néanmoins encore la conviction intime : je ne crois pas que le caractère de Léonce eût jamais pu vous rendre heureuse. Je sais qu'il a de grandes qualités par lesquelles vous pouvez vous ressembler ; mais, je l'ai remarqué, dans cet entretien même où j'ai mérité tous mes malheurs en trahissant votre confiance, ce n'étoit point la jalousie seule qui agissoit sur lui : j'exercois un grand empire sur les mouvemens de son âme, en lui disant que l'opinion générale vous étoit contraire, et qu'on le blâmeroit de rechercher une femme qui s'étoit publiquement compromise. Chaque fois que j'en appelois, pour le décider, à ce qu'il devoit à sa propre considération, je lui causois une rougeur, une agitation qui ne se seroit pas entièrement calmée, quand même on lui auroit prouvé que les apparences seules étoient contre vous.

Vous savez maintenant, non mon excuse, mais l'explication de ma conduite.

Mon plus grand tort fut d'arracher à Léonce son consentement, et de l'entraîner à l'église avant que vous eussiez eu le temps de vous revoir : j'en ai été punie ; il n'est résulté pour moi que des peines de ce malheureux mariage : ma fille s'est éloignée de moi ; elle n'a voulu se prêter à rien de ce que je souhaitois : je me suis jetée dans les distractions qui suspendent toutes les inquiétudes de l'âme ; j'ai joué, j'ai veillé toutes les nuits ; je sentois qu'en me conduisant ainsi j'abrégeois ma vie, et cette idée m'étoit assez douce.

Je craignois à chaque instant que le hasard n'amenât un éclaircissement entre Léonce et vous : si j'ai mis alors tant d'intérêt à l'empêcher, c'étoit surtout dans l'espoir de conserver ou de dérober même votre amitié que je ne méritois plus : le mariage que je voulois étoit conclu, mais il falloit que l'absence de Léonce me laissât le temps de vous engager à l'oublier, et peut-être alors auriez-vous formé d'autres liens, qui vous auroient rendue plus indifférente aux moyens employés pour vous brouiller avec M. de Mondoville. Pendant deux mois qu'il a différé le voyage qu'il projetoit, j'ai su tout ce que vous faisiez l'un et l'autre, afin de prévenir l'explication que je redoutois mortellement. Votre caractère et celui de Léonce rendoient cette entreprise plus facile ; vous vous occupiez de M. de Serbellane, à cause de madame d'Ervins, sans songer qu'à votre âge vous pouviez nuire ainsi très-sérieusement à votre réputation ; et Léonce a non-seulement de la jalousie dans le caractère, mais une sorte de susceptibilité sur les torts d'une femme envers lui, ou sur ceux qu'elle peut avoir aux yeux des autres, dont il est aisé de tirer avantage pour l'irriter même contre celle qu'il aime.

Enfin Léonce partit pour l'Espagne : vous me proposâtes d'aller avec vous à Montpellier ; et me croyant sûre, Léonce étant absent, de pouvoir conserver votre amitié, je revins à vous du fond de mon coeur, avec la tendresse la plus vive que j'aie jamais éprouvée pour personne. Quand j'acceptai de vous un nouveau service, j'étois digne de le recevoir ; je crus au bonheur plus que je n'y avois cru de ma vie : ma santé se rétablissoit, et l'espoir de passer le reste de mes jours avec vous rafraîchissoit mon âme flétrie : c'est alors qu'un enfant a découvert le secret le mieux caché ; c'est la punition d'une femme qui se croyoit habile en dissimulation, que d'être déjouée par un enfant, quand elle avoit réussi à tromper les hommes.

Cet événement m'a tuée ; la maladie dont je meurs vient de là. Vous avez été offensée, avec raison, de la manière dont je me suis conduite, lorsque tout vous fut révélé ; mais notre liaison ne pouvant plus subsister, je voulois éviter des scènes douloureuses. Plus je me sentois coupable, plus je souffrois, plus je voulois vous le cacher.

Vous pouviez me perdre auprès de Léonce ; je ne cherchai point à vous adoucir ; je pouvois, il est vrai, me confier en votre générosité ; mais ne repoussez pas le peu de bien que je dis de moi-même ; c'est, je vous le jure, parce que je vous aimois encore, qu'il me fut impossible de vous implorer.

Il ne me convenoit pas, tant que je continuois à vivre dans le monde, que l'on connût la véritable cause de notre brouillerie. Je me trouvois engagée à suivre mon caractère, à mettre de l'art dans ma défense ; cependant ce caractère éprouvoit déjà beaucoup de changement dans le secret de moi-même ; mais après quarante ans, les habitudes dirigent encore, alors même que les sentimens ne sont plus d'accord avec elles.

Il faut de longues réflexions ou de fortes secousses, pour corriger les défauts de toute la vie ; un repentir de quelques jours n'a pas ce pouvoir.

Quand je vous rencontrai avant-hier, au moment de votre départ, quand je vis le regard doux et sensible que vous jetâtes sur moi, j'éprouvai une émotion si profonde et si vive qu'elle a beaucoup hâté la fin de ma vie. J'aurois voulu vous retenir à l'instant, pour vous révéler mes secrets ; mais il falloit l'approche de la mort pour me donner la confiance de parler de moi-même. Je suis timide malgré la présence d'esprit que j'ai su toujours montrer ; mon caractère est fier, quoique ma conduite ait été souple et dissimulée ; il y a en moi je ne sais quel contraste qui m'a souvent empêchée de me livrer aux bons mouvemens que j'éprouvois.

Enfin je vais mourir, et toute cette vie d'efforts et de combinaisons est déjà finie ; je jouis de ces derniers jours pendant lesquels mon esprit n'a plus rien à ménager. Je croyois, il y a quelque temps, que j'avois seule bien entendu la vie, et que tous ceux qui me parloient de sentimens dévoués et de vertus exaltées, étoient des charlatans ou des dupes ; depuis que je vous connois, il m'est venu par intervalles d'autres idées ; mais je ne sais encore si mon aride système étoit complètement erroné, et s'il n'est pas vrai qu'avec toute autre personne que vous, les seules relations raisonnables sont les relations calculées.

Quoi qu'il en soit, je ne crois pas avoir été méchante : j'avois mauvaise opinion des hommes, et je m'armois à l'avance contre leurs intentions malveillantes ; mais je n'avois point d'amertume dans l'âme ; j'ai rendu fort heureux tous mes inférieurs, tous ceux qui ont été dans ma dépendance ; et lorsque j'ai usé de la dissimulation envers ceux qui avoient des droits sur moi, c'étoit encore en leur rendant la vie plus agréable.

J'ai eu tort envers vous, Delphine, envers vous qui êtes, je vous le répète, ce que j'ai le plus aimé : inconcevable bizarrerie ! que ne me suis-je livrée à l'impression que vous faisiez sur moi ! Mais je la combattois comme une folie, comme une foiblesse qui dérangeoit une vie politiquement ordonnée, tandis que ce sentiment auroit aussi bien servi mes intérêts que mon bonheur.

J'ai tout dit dans cette lettre ; je ne vous ai point exagéré les motifs qui pouvoient m'excuser. J'ai donné à mes sentimens pour ma fille, à mes calculs personnels, leur véritable part ; croyez-moi donc sur le seul intérêt qui me reste, croyez que je meurs en vous aimant.

J'ai vécu pénétrée d'un profond mépris pour les hommes, d'une grande incrédulité sur toutes les vertus, comme sur toutes les affections.

Vous êtes la seule personne au monde que j'aie trouvée tout à la fois supérieure et naturelle, simple dans ses manières, généreuse dans ses sacrifices, constante et passionnée, spirituelle comme les plus habiles, confiante comme les meilleurs ; enfin, un être si bon et si tendre que, malgré tant d'aveux indignes de pardon, c'est en vous seule que j'espère pour verser des larmes sur ma tombe, et conserver un souvenir de moi qui tienne encore à quelque chose de sensible.

SOPHIE DE VERNON.

Quelle lettre que celle que vous venez de lire, ma chère Louise ! n'augmente-t-elle pas votre pitié pour la malheureuse Sophie ? Quelle vie froide et contrainte elle a menée ! quelle honte, et quelle douleur qu'une dissimulation habituelle ! comment pourrai-je lui inspirer quelques-uns de ces sentimens qui peuvent seuls soutenir dans la dernière scène de la vie ! Oh ! je lui pardonne, et du fond de mon coeur ; mais je voudrois que son âme s'endormît dans des idées, dans des espérances qui pussent l'élever jusqu'à son Dieu.

Je vais retourner vers elle, et demain je vous écrirai.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLII.

LETTRE XLII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 31 novembre.

Madame de Vernon a été aujourd'hui véritablement sublime ; plus son danger augmente, plus son âme s'élève. Ah ! que ne peut-elle vivre encore ! elle donneroit, j'en suis sûre, pendant le reste de sa vie, l'exemple de toutes les vertus. Sa fille, qui avoit passé la nuit à la veiller, est montée chez moi ce matin ; elle m'a dit que sa mère étoit plus mal que le jour précédent, et qu'il ne restoit plus aucun espoir.-Il faut donc, ajouta-t-elle, il faut absolument que vous lui parliez de la nécessité d'accomplir ses devoirs de religion : je vous en conjure, ayez ce courage ; il aura plus de mérite avec vos opinions qu'avec les miennes, et vous m'éviterez le plus cruel des malheurs, en sauvant ma pauvre mère de la perdition qui la menace. Mon confesseur est ici, c'est un prêtre d'une dévotion exemplaire ; il prie pour nous dans ma chambre, et m'a déjà dit la messe pour obtenir du ciel que ma mère meure dans le sein de notre Église : cependant que peuvent ses prières, si ma mère n'y réunit pas les siennes ! Ma chère cousine, persuadez-la ! quelle que soit sa réponse, je lui parlerai, c'est mon devoir ; mais si elle étoit bien préparée, si elle savoit qu'une personne aussi philosophe... Je ne le dis pas pour vous offenser, vous le croyez bien ; mais enfin, si elle savoit qu'une personne du monde, comme vous, est d'avis qu'elle doit se conformer aux devoirs de sa religion, peut-être qu'elle ne seroit pas retenue par le faux amour propre qui l'endurcit. Ma chère cousine, je vous en conjure...-Et elle me serroit les mains en me suppliant, avec une ardeur que je ne lui avois jamais connue. Je m'engageai de nouveau à parler à madame de Vernon ; je pensois en effet qu'on devoit du respect aux cérémonies de la religion qu'on professe ; et d'ailleurs les scrupules même les moins fondés des personnes qui nous aiment, méritent des égards.

Je demandai toutefois instamment à Matilde, de se conduire dans cette occasion avec beaucoup de douceur, de remplir ce qu'elle croyoit son devoir, mais de ne point tourmenter sa mère. Je descendis chez madame de Vernon, j'y trouvai madame de Lebensei. Madame de Mondoville, en la voyant, recula brusquement, et ne voulut point entrer. Madame de Lebensei me laissa seule avec madame de Vernon, en promettant de revenir le soir même passer la nuit auprès d'elle avec moi.-Eh bien ! me dit madame de Vernon en me tendant la main quand nous fûmes seules, un mot de vous sur ma lettre, j'en ai besoin.-Sophie, lui répondis-je, je demande au ciel de vous rendre la vie, et je suis sûre de ramener votre coeur à tous les sentimens pour lesquels il étoit fait.-Ah ! la vie, me dit-elle, il ne s'agit plus de cela ; mais si votre amitié me reste, je me croirai moins coupable, et je mourrai tranquille.-Ah ! sans doute, repris-je, elle vous reste, elle vous est rendue cette amitié si tendre ; à la voix de ce qui nous fut cher, le souvenir du passé doit toujours renaître, rien ne peut l'anéantir ; il se retire au fond de notre coeur, lors même qu'on croit l'avoir oublié : jugez ce que j'éprouve à présent que vous souffrez, que vous m'aimez, et que je vous vois prête à devenir ce que je vous croyois, ce que la nature avoit voulu que vous fussiez !-Douce personne ! interrompit-elle, vos paroles me font du bien, et je meurs plus tranquillement que je ne l'ai mérité.

-Il me reste, lui dis-je, un pénible devoir à remplir auprès de vous ; mais votre raison est si forte, que je ne crains point de vous présenter des idées qui pourroient effrayer toute autre femme. Votre fille désire avec ardeur que vous remplissiez les devoirs que la religion catholique prescrit aux personnes dangereusement malades ; elle y attache le plus grand prix ; il me semble que vous devez lui accorder cette satisfaction.

D'ailleurs vous donnerez un bon exemple, en vous conformant, dans ce moment solennel, aux pratiques qui édifient les catholiques ; le commun des hommes croit y voir une preuve de respect pour la morale et la Divinité.-Madame de Vernon réfléchit un moment, avant de me répondre ; puis elle me dit :-Ma chère Delphine, je ne consentirai point à ce que vous me demandez ; ce qui a souillé ma vie, c'est la dissimulation ; je ne veux pas que le dernier acte de mon existence participe à ce caractère. J'ai toujours blâmé les cérémonies des catholiques auprès des mourans ; elles ont quelque chose de sombre et de terrible, qui ne s'allie point avec l'idée que je me fais de la bonté de l'Être suprême. J'ai surtout une invincible répugnance pour ouvrir mon âme à un prêtre, peut-être même à toute autre personne qu'à vous ; je sens qu'il me seroit impossible de parler avec confiance à un homme que je ne connois point, ni de recevoir aucune consolation de cette voix, jusqu'alors étrangère à mon coeur. Je crois que si l'on me contraignoit à voir un prêtre, je ne lui dirois pas une seule de mes pensées ni de mes actions secrètes ; j'aurois l'air de me confesser, et je ne me confesserois sûrement pas ; je me donnerois ainsi la fausse apparence de la foi que je n'aurois point. J'ai trop usé de la feinte ; c'en est assez, je ne veux point interrompre la jouissance, hélas ! trop nouvelle, que la sincérité me fait goûter, depuis que mon âme s'y est livrée. Ce n'est pas assurément que je repousse les idées religieuses ; mon coeur les embrasse avec joie, et c'est en vous que j'espère, ma chère Delphine, pour me soutenir dans cette disposition ; mais si je mêlois à ce que j'éprouve réellement des démonstrations forcées, je tarirois la source de l'émotion salutaire que vous avez fait naître en moi.

Madame de Lebensei voulant me veiller cette nuit, ma fille choisira ce temps pour se reposer ; restez avec moi, chère Delphine, consacrez ces momens, qui sont peut-être les derniers, à remplir mon âme de toutes les idées qui peuvent à la fois la fortifier et l'attendrir ; mais ayez la bonté d'annoncer à ma fille mes refus ; ils sont irrévocables.-Je connoissois le caractère positif de madame de Vernon ; mon insistance eût été inutile ; je lui promis donc ce qu'elle désiroit.-Suivez, ma chère Sophie, lui dis-je, suivez les impulsions de votre coeur ; quand elles sont pures, elles élèvent toutes vers un Dieu qui se manifeste à nous, par chacun des bons mouvemens de notre âme.

-Je me suis occupée, ajouta madame de Vernon, de tous les intérêts qui pouvoient dépendre de moi ; j'ai assuré autant qu'il m'étoit possible vos créances sur mon héritage ; j'ai réglé avec le plus grand soin les intérêts de ma fille ; enfin, et ce devoir étoit le plus impérieux de tous, j'ai écrit à Léonce une lettre qui contient dans les plus grands détails, l'histoire malheureuse des torts que j'ai eus envers vous deux. Cette lettre lui apprendra aussi les services que vous m'avez rendus ; je lui dis positivement que c'est à votre générosité que ma fille doit la terre qu'elle lui a apportée en dot.

Cette lettre sera remise par un de mes gens au courrier de l'ambassadeur d'Espagne, et dans huit jours vous serez justifiée auprès de Léonce. Je le renvoie à vous, pour savoir si j'ai mérité qu'il me pardonne. Je n'ai pu prendre sur moi de rien mettre dans cette lettre qui l'adoucît en ma faveur ; ma fierté souffroit, je l'avoue, de faire des aveux si humilians à un homme qui ne m'a jamais aimée, et qui éprouvera sûrement, en lisant ma lettre, le dernier degré de l'indignation.

Cette pensée, qui m'étoit toujours présente, m'a peut-être inspiré des expressions dont la sécheresse ne s'accorde pas avec ce que j'éprouve. Mais enfin, c'est à vous, à vous seule, que je pouvois confier mon repentir. Je n'ai pas dit à Léonce dans quel état de santé j'étois ; ma mort le lui apprendra : je n'ai pu même me résoudre à lui recommander le bonheur de Matilde ; une prière de moi ne peut que l'irriter : mais c'est entre vos mains, ma chère Delphine, que je remets le sort de ma fille. Je n'ai pas, assurément, le droit de donner des conseils à la vertu même ; cependant, je vous en conjure, contentez-vous de reconquérir l'estime et l'admiration de Léonce, et ne rallumez pas un sentiment qui, j'en suis sûre, rendroit trois personnes très-malheureuses.-Nous irons ensemble, je l'espère, lui répondis-je, auprès de ma belle-soeur, comme nous en avions formé le projet, et je ne quitterai plus sa retraite.

-Nous irons ! ce mot ne me convient plus ; mais j'ose encore m'en flatter, s'écria madame de Vernon en joignant les mains avec ardeur, le ciel réparera le mal que j'ai fait, et vous donnera de nouveaux moyens de bonheur. Votre belle-soeur doit me haïr ; adoucissez ce sentiment, afin qu'elle puisse, sans amertume, vous entendre quelquefois parler avec bonté de votre coupable amie.-Elle continua pendant assez long-temps encore à m'entretenir avec la même douceur, le même calme, et la même certitude de mourir. Il sembloit que cette conviction eût dégagé son esprit de toutes les fausses idées dont elle s'étoit fait un système. Ses qualités naturelles reparoissoient, elle se plaisoit dans les bons sentimens auxquels elle se livroit ; et quoique la retrouver ainsi dût augmenter mes regrets, j'éprouvois une sorte de bien-être en revenant à l'estimer.

Je jouissois de ce qu'elle me rendoit son image, et me permettoit de me souvenir d'elle, sans rougir de l'avoir si tendrement aimée. Quoiqu'il ne me restât plus l'espérance de la conserver, il m'étoit cependant très-pénible de l'entendre parler si long-temps, malgré la défense des médecins. Je la lui rappelai avec instance.-Quoi ! me dit-elle, ne voyez vous pas qu'il me reste à peine vingt-quatre heures à vivre ! il y a seulement trois jours, ma chère Delphine, que je suis contente de moi ; laissez-moi donc vous communiquer toutes mes pensées, apprendre de vous si elles sont bonnes, si elles sont dignes de ce Dieu protecteur que vous prierez pour moi, avec cette voix angélique qui doit pénétrer jusqu'à lui ; mais allez vous reposer, ajouta-t-elle ; vous redescendrez dans quelques heures : j'entends madame de Lebensei qui revient ; elle me plaît, elle a l'air de m'aimer : et ma fille, hélas ! j'ai mérité ce que j'éprouve, jamais aucune confiance n'a existé entre nous. Adieu pour un moment, Delphine ; mon cher enfant, adieu.-Elle me dit ces derniers mots avec le même accent, le même geste que dans sa grâce et dans sa santé parfaites. Cet éclair de vie, à travers les ombres de la mort, m'émut profondément, et je m'éloignai pour lui cacher mes pleurs.

En remontant chez moi, je trouvai Matilde qui m'attendoit : il fallut lui dire le refus de sa mère ; elle en éprouva d'abord une douleur qui me toucha : mais bientôt, m'annonçant ce qu'elle appeloit son devoir, j'eus à combattre les projets les plus durs et les plus violens. Elle me répéta plusieurs fois qu'elle vouloit entrer chez sa mère, lui mener le prêtre quand il reviendroit, et la sauver enfin à tout prix.

Elle accusoit madame de Lebensei de tout le mal, et se croyoit obligée de ne pas approcher du lit de sa mère mourante, tant qu'auprès de ce lit il y avoit une femme divorcée.

Que sais-je ! ses discours étoient un mélange de tout ce qu'un esprit borné et une superstition fanatique peuvent produire, dans une personne qui n'est pas méchante, mais dont le coeur n'est pas assez sensible pour l'emporter sur toutes ses erreurs. Ce ne sont point ses opinions seules qu'il faut en accuser :

Thérèse en a de semblables ; mais son caractère doux et tendre puise à la même source des sentimens tout-à-fait opposés.

J'essayai vainement, pendant une heure, toutes les armes de la raison, pour arriver jusqu'à la conviction de Matilde ; on l'avoit munie d'une phrase contre tous les argumens possibles. Cette phrase ne répondoit à rien ; mais elle suffisoit pour l'entretenir dans son opiniâtreté. Je n'aurois rien obtenu d'elle, si j'avois continué à chercher à la persuader ; mais j'eus heureusement l'idée de lui proposer un délai de vingt-quatre heures ; elle saisit cette offre, qui, peut-être, la tiroit de son embarras intérieur. Hélas ! qui sait si Sophie sera en vie dans vingt-quatre heures ! je ne la quitterai plus, de peur que Matilde, revenant à ses premières idées, ne la tourmentât pendant que je n'y serois pas.

Quoique je sois vivement occupée de l'état de madame de Vernon, je ne puis repousser une idée qui me revient sans cesse. Il y a sept jours aujourd'hui que Léonce attendoit ma justification, et qu'il ne l'a pas reçue ; dans huit jours, il apprendra tout par la lettre de madame de Vernon ; quelle impression recevra-t-il alors ? quel sentiment éprouvera-t-il pour moi ? Ah ! je ne le saurai pas, je ne dois pas le savoir. Adieu, ma soeur ; hélas ! mon voyage ne sera pas long-temps retardé, et la pauvre Sophie aura cessé de vivre, avant même que M. de Mondoville ait pu répondre à sa lettre.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLIII.

LETTRE XLIII.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 2 décembre.

Quelle cruelle scène, mademoiselle, je suis chargée de vous raconter ! madame d'Albémar est dans son lit, avec une fièvre ardente, et j'ai moi-même à peine la force de remplir les devoirs que m'impose mon amitié pour vous et pour elle. Vous avez daigné, m'a-t-elle dit, vous souvenir de moi avec intérêt, et c'est peut-être à vous que je dois la bienveillance de cette créature parfaite : comment pourrai-je jamais reconnoître un tel service ? quelle âme, quel caractère ! et se peut-il que les plus funestes circonstances privent à jamais une telle femme de tout espoir de bonheur !

Madame de Vernon n'est plus ; hier, à onze heures du matin, elle expira dans les bras de Delphine : une fatalité malheureuse a rendu ses derniers momens terribles. Je vais mettre, si je le peux, de la suite dans le récit de ces douze heures, dont je ne perdrai jamais le souvenir ; pardonnez-moi mon trouble, si je ne parviens pas à le surmonter.

Avant-hier, à minuit, madame d'Albémar redescendit dans la chambre de madame de Vernon ; elle la trouva sur une chaise longue, son oppression ne lui avoit pas permis de rester dans son lit ; l'effrayante pâleur de son visage auroit fait douter de sa vie, si de temps en temps ses yeux ne s'étoient ranimés en regardant Delphine. Delphine chercha dans quelques moralistes, anciens et modernes, religieux et philosophes, ce qui étoit le plus propre à soutenir l'âme défaillante devant la terreur de la mort. La chambre étoit foiblement éclairée ; madame d'Albémar se plaça à côté d'une lampe dont la lumière voilée répandoit sur son visage quelque chose de mystérieux.

Elle s'animoit en lisant ces écrits, dans lesquels les âmes sensibles et les génies élevés ont déposé leurs pensées généreuses. Vous connoissez son enthousiasme pour tout ce qui est grand et noble : cette disposition habituelle étoit augmentée par le désir de faire une impression profonde sur le coeur de madame de Vernon ; sa voix si touchante avoit quelque chose de solennel, souvent elle élevoit vers l'Être suprême des regards dignes de l'implorer ; sa main prenoit le ciel à témoin de la vérité de ses paroles, et toute son attitude avoit une grâce et une majesté inexprimables.

Je ne sais où Delphine trouvoit ce qu'elle lisoit, ce qui peut-être lui étoit inspiré ; mais jamais on n'environna la mort d'images et d'idées plus calmes, jamais on n'a su mieux réveiller au fond du coeur ces impressions sensibles et religieuses, qui font passer doucement des dernières lueurs de la vie aux pâles lueurs du tombeau.

Tout à coup, à quelque distance de la maison de madame de Vernon, une fenêtre s'ouvrit, et nous entendîmes une musique brillante, dont le son parvenoit jusqu'à nous : dans le silence de la nuit, à cette heure, ce devoit être une fête qui duroit encore. Madame de Vernon, maîtresse d'elle-même jusqu'alors, fondit en larmes à cette idée ; la même émotion nous saisit, Delphine et moi, mais elle se remit la première, et prenant la main de madame de Vernon avec tendresse :-Oui, lui dit-elle, ma chère amie, à quelques pas de nous il y a des plaisirs, ici de la douleur ; mais avant peu d'années, ceux qui se réjouissent pleureront, et l'âme, réconciliée avec son Dieu comme avec elle-même, dans ces temps-là, ne souffrira plus.-Madame de Vernon parut calmée par les paroles de Delphine, et presque au même instant tous les instrumens cessèrent.

Quel tableau cependant que celui dont j'étois témoin ! un rapprochement singulièrement remarquable en augmentoit encore l'impression ; je venois d'apprendre par madame de Vernon elle-même, qu'elle avoit les plus grands torts à se reprocher envers madame d'Albémar ; et je réfléchissois sur l'enchaînement de circonstances qui donnoit à madame de Vernon, si accueillie, si recherchée dans le monde, pour unique appui, pour seule amie, la femme qu'elle avoit le plus cruellement offensée.

Quand madame de Vernon vouloit parler à Delphine de son repentir, elle repoussoit doucement cette conversation, l'entretenoit de son amitié pour elle, avec une sorte de mesure et de délicatesse qui écartoit le souvenir de la conduite de madame de Vernon, et ne rappeloit que ses qualités aimables. Delphine apportoit attentivement à son amie mourante les secours momentanés qui calmoient ses douleurs ; elle la replaçoit doucement et mieux sur son sopha, elle l'interrogeoit sur ses souffrances avec les ménagemens les plus délicats, et, sans montrer ses craintes, elle laissoit voir toute sa pitié ; enfin le génie de la bonté inspiroit Delphine, et sa figure, devenue plus enchanteresse encore par les mouvemens de son âme, donnoit une telle magie à toutes ses actions, que j'étois tentée de lui demander s'il ne s'opéroit point quelque miracle en elle ; mais il n'y en avoit point d'autre que l'étonnante réunion de la sensibilité, de la grâce, de l'esprit et de la beauté !

Pauvre madame de Vernon ! elle a du moins joui de quelques heures très-douces, et pendant cette nuit, j'ai vu sur son visage une expression plus calme et plus pure, que dans les momens les plus brillans de sa vie. J'espère encore que son âme n'a pas perdu tout le fruit du noble enthousiasme que Delphine avoit su lui inspirer.

Enfin le jour commença, c'étoit un des plus sombres et des plus glacés de l'hiver ; il neigeoit abondamment, et le froid intérieur qu'on ressentoit ajoutoit encore à tout ce que cette journée devoit avoir d'effroyable ; je voyois que madame de Vernon s'affoiblissoit toujours plus, et que ses vomissemens de sang devenoient plus fréquens et plus douloureux. Je suis convaincue que quand même elle eût évité les cruelles épreuves qu'elle a souffertes, elle n'auroit pu vivre un jour de plus.

Le médecin arriva, et bientôt après madame de Mondoville ; je dois lui rendre la justice que son visage étoit fort altéré, elle avoit l'air d'avoir beaucoup pleuré ; madame de Vernon le remarqua et lui fit un accueil très-tendre. Le médecin, après avoir examiné l'état de madame de Vernon, qui ne l'interrogea même pas, sortit avec madame de Mondoville ; il est probable qu'il lui annonça que sa mère n'avoit plus que quelques heures à vivre. Alors le confesseur de Matilde, qui n'a pas la modération et la bonté de quelques hommes de son état, décida l'aveugle personne dont il disposoit à le conduire chez sa mère, malgré le refus qu'elle avoit fait de le voir.

Au moment où nous vîmes Matilde entrer dans la chambre, accompagnée de son prêtre, nous tressaillîmes, madame d'Albémar et moi ; mais il n'étoit plus temps de rien empêcher. Matilde, avec d'autant plus de véhémence qu'il lui en coûtoit peut-être davantage, dit à madame de Vernon :-Ma mère, si vous ne voulez pas me faire mourir de douleur, ne vous refusez pas aux secours qui peuvent seuls vous sauver des peines éternelles, je vous en conjure au nom de Dieu et de Jésus-Christ.-En achevant ces mots, elle se jeta à genoux devant sa mère.-Insensée ! s'écria Delphine, pensez-vous servir l'Être souverainement bon, en causant à votre mère l'émotion la plus douloureuse ?

-Vous perdez ma mère, s'écria Matilde avec indignation, vous, Delphine, par vos ménagemens pusillanimes, vos incertitudes, et vos doutes ; et vous, madame, dit-elle en se retournant vers moi, par l'intérêt que vous avez à écarter la religion qui vous condamne.-J'entendois ces paroles sans aucune espèce de colère, tant la situation de madame de Vernon et l'anxiété de Delphine m'occupoient : je remarquai seulement dans le visage de madame de Vernon une expression très-vive, et bientôt après, elle prit la parole avec une force extraordinaire dans son état.

-Ma fille, dit-elle à Matilde, je pardonne a votre zèle inconsidéré ; je dois tout vous pardonner, car j'ai eu le tort de ne point vous élever moi-même ; je n'ai point éclairé votre esprit, et les rapports intimes de la confiance n'ont point existé entre nous ; j'ai soigné vos intérêts, mais je n'ai point cultivé vos sentimens, et j'en reçois la punition, puisque dans cet instant même la mort ne sauroit rapprocher nos coeurs : la mère et la fille ne peuvent s'entendre au moins une fois, en se disant un dernier adieu. Mais vous, monsieur, continua-t-elle en s'adressant au prêtre, qui jusqu'alors s'étoit tenu dans le fond de la chambre, les yeux baissés, l'air grave, et ne prononçant pas un seul mot ; mais vous, monsieur, pourquoi vous servez-vous de votre ascendant sur une tête foible, pour l'exposer à un grand malheur, celui d'affliger une mère mourante ? J'ai beaucoup de respect pour la religion ; mon coeur est rempli d'amour pour un Dieu bienfaisant, et sa bonté me pénètre de l'espoir d'une autre vie ; mais

Laissez-moi donc mourir en paix, entourée de mes amis, de ceux avec qui j'ai vécu, et sur le bonheur desquels ma vie n'a que trop exercé d'influence ; s'ils sont revenus à moi, s'ils ont été touchés de mon repentir, leurs prières imploreront la miséricorde divine en ma faveur, et leurs prières seront écoutées ; je n'en veux point d'autres : cet ange, ajouta-t-elle en montrant Delphine, cet ange que j'ai offensé, intercédera pour moi auprès de l'Être suprême ; retirez-vous maintenant, monsieur ; votre ministère est fini, quand vous n'avez pas convaincu ; si vous vouliez employer tout autre moyen pour parvenir à votre but, vous ne vous montreriez pas digne de la sainteté de votre mission.

-Dès que madame de Vernon eut fini de parler, le prêtre se mit à genoux, et, baisant la croix qu'il portoit sur sa poitrine, il dit avec un ton solennel, qui me parut dur et affecté :-Malheur à l'homme qui veut sonder les voies du Christ, et méconnoître son autorité ! malheur à lui, s'il meurt dans l'impénitence finale !-Et faisant signe à Matilde de le suivre, ils s'éloignèrent tous les deux dans le plus profond silence.

Soit que madame de Mondoville voulût retenir le prêtre, pour le ramener auprès de sa mère, lorsqu'elle n'auroit plus la force de s'y opposer ; soit qu'elle crût que le service divin qu'on feroit pour madame de Vernon, pendant qu'elle vivoit encore, seroit plus efficace ; elle s'enferma dans son appartement pour dire des prières avec son confesseur, et quelques domestiques attachés aux mêmes opinions qu'elle : ainsi donc elle s'éloigna de sa mère dans ses derniers momens, et ne lui rendit point les soins qu'elle lui devoit. Un bizarre mélange de superstition, d'opiniâtreté, d'amour mal entendu du devoir, se combinoit dans son âme avec une véritable affection pour sa mère, mais une affection dont les preuves amères et cruelles faisoient souffrir toutes les deux. Quoi qu'il en soit, c'est à cette singulière absence de la chambre de madame de Vernon, que Matilde a dû de n'être pas témoin d'une scène qui l'auroit pour jamais privée du repos et du bonheur.

Lorsque madame de Mondoville et le confesseur furent éloignés, l'effort que madame de Vernon avoit fait, l'émotion qu'elle avoit éprouvée, lui causèrent un vomissement de sang si terrible, qu'elle perdit tout-à-fait connoissance dans les bras de madame d'Albémar. Nos soins la rappelèrent encore à la vie ; mais Delphine, profondément effrayée de cet accident que nous avions cru le dernier, étoit à genoux devant la chaise longue de madame de Vernon, le visage penché sur ses deux mains pour essayer de les réchauffer ; ses beaux cheveux blonds, s'étant détachés, tomboient en désordre... Dans ce moment, j'entendis ouvrir deux portes avec une violence remarquable, dans une maison où les plus grandes précautions étoient prises contre le moindre bruit qui pût agiter madame de Vernon. Un pas précipité frappe mon oreille, je me lève, et je vois entrer Léonce une lettre à la main (c'étoit celle de madame de Vernon qui contenoit l'aveu de sa conduite). Il étoit tremblant de colère, pâle de froid, tout son extérieur annonçoit qu'il venoit de faire un long voyage : en effet, depuis sept jours et sept nuits, par les glaces de l'hiver, il étoit venu de Madrid sans s'arrêter un moment ; il étoit entré dans la maison de madame de Vernon sans parler à personne, et comme enivré d'agitations et de souffrances physiques et morales.

Delphine tourna la tête, jeta un cri en voyant Léonce, étendit les bras vers lui sans savoir ce qu'elle faisoit ; ce mouvement et l'altération des traits de Delphine achevèrent de déranger presque entièrement la raison de Léonce, et prenant vivement le bras de Delphine, comme pour l'entraîner :-Que faites-vous, s'écria-t-il en s'adressant à madame de Vernon (dont il ne pouvoit voir le visage, parce qu'un rideau à demi tiré devant sa chaise longue la cachoit), que faites-vous de cette pauvre infortunée ? quelle nouvelle perfidie employez-vous contre elle ?

Cette lettre que vous m'avez adressée en Espagne, le courrier qui la portoit me l'a remise comme j'arrivois, comme je venois m'éclaircir enfin du doute affreux que le silence de Delphine et la lettre d'un ami faisoient peser sur moi : la voilà cette lettre, elle contient le récit de vos barbares mensonges. Je ne devois, disiez-vous, la recevoir qu'après le départ de Delphine ; étoit-ce encore une ruse pour empêcher mon retour ici, pour faire tomber dans quelque piège, en mon absence, la malheureuse Delphine ?-Léonce, dit madame d'Albémar, que vous êtes injuste et cruel ! madame de Vernon est mourante, ne le savez-vous donc pas ?- Mourante ! répéta Léonce ; non, je ne le crois pas ; le feint-elle pour vous attendrir ? vous laisserez-vous encore tromper par sa détestable adresse ? Quoi, Delphine ! vous m'aviez écrit que je devois en croire madame de Vernon, et elle s'est servie de cette preuve même de votre confiance pour me convaincre que vous aimiez M. de Serbellane, tandis que, victime généreuse, vous vous étiez sacrifiée à la réputation de madame d'Ervins ! et vous, Delphine, et vous qui me jugiez instruit de la vérité, vous avez dû penser que j'étois le plus foible, le plus ingrat, le plus insensible des hommes ; que je vous blâmois de vos vertus, que je vous abandonnois à cause de vos malheurs. J'ai des défauts ; on s'en est servi pour donner quelque vraisemblance à la conduite la plus cruelle, envers l'être le plus aimable et le plus doux. Ce n'est pas tout encore ; un obstacle de fortune me séparoit de Matilde ; cet obstacle est levé par Delphine, l'exemple d'une générosité sans bornes, la victime d'une ingratitude sans pudeur. On me laisse ignorer ce service, on la punit de l'avoir rendu ; tout est mystère autour de moi, je suis enlacé de mensonges, et quand j'apprends que je suis aimé, que je l'ai toujours été (dit-il avec un son de voix qui déchiroit le coeur), je suis lié, lié pour jamais ! Je la vois, cet objet de mon amour, de mon éternel amour ; elle tend les bras vers son malheureux ami ; tout son visage porte l'empreinte de la douleur, et je ne puis rien pour elle !

Et je l'ai repoussée, quand elle se donnoit à moi, quand elle versoit peut-être des larmes amères sur ma perte ! et c'est vous, répéta-t-il en interpellant madame de Vernon, c'est vous !...- L'inexprimable angoisse de cette malheureuse femme me faisoit une pitié profonde ; Delphine, qui en souffroit plus encore que moi, s'écria :-Léonce, arrêtez ! arrêtez ! un accident funeste l'a mise au bord de la tombe ; si vous saviez, depuis ce temps, par combien de regrets touchans et sincères elle a tâché de réparer la faute que l'amour maternel l'avoit entraînée à commettre !-Elle sera bien punie, s'écria Léonce, si c'est sa fille qu'elle a voulu servir ; elle se reprochera son malheur comme le mien. Rompez, femme perfide, dit-il à madame de Vernon, rompez le lien que vous avez tissu de faussetés ; rendez-moi ce jour, le matin de ce jour où je n'avois pas entendu votre langage trompeur, où j'étois libre encore d'épouser Delphine, rendez-le-moi.-Oh Léonce ! répondit madame de Vernon, ne me poursuivez pas jusque dans la mort, acceptez mon repentir.-Revenez à vous-même, interrompit Delphine en s'adressant à Léonce ; voyez l'état de cette infortunée ; pourriez-vous être inaccessible à la pitié ?-Pour qui, de la pitié ? reprit-il avec un égarement farouche, pour qui ? pour elle ? ah ! s'il est vrai qu'elle se meure, faites que le ciel m'accorde de changer de sort avec elle ; que je sois sur ce lit de douleur, regretté par Delphine, et qu'elle porte à ma place les liens de fer dont elle m'a chargé ; qu'elle acquitte cette longue destinée de peines à laquelle sa dissimulation profonde m'a condamné.-Barbare ! S'écria Delphine, que faut-il pour vous attendrir, pour obtenir de vous une parole douce qui console les derniers momens de la pauvre Sophie ? Et moi donc aussi, n'ai-je pas souffert ? depuis que j'ai perdu l'espoir d'être unie à vous, un jour s'est-il passé sans que j'aie détesté la vie ? je vous demande au nom de mes pleurs...-Au nom de vos malheurs qu'elle a causés, interrompit Léonce, que me demandez-vous ?

Delphine alloit répondre ; madame de Vernon, se levant presque comme une ombre du fond du cercueil, et s'appuyant sur moi, fit signe à Delphine de la laisser parler. Comme elle s'avançoit soutenue de mon bras, elle sortit de l'enfoncement dans lequel étoit placée sa chaise longue ; et le jour éclairant toute sa personne, Léonce fut frappé de son état, qu'il n'avoit pu juger encore : ce spectacle abattit tout à coup sa fureur ; il soupira, baissa les yeux, et je vis, même avant que madame de Vernon se fût fait entendre, combien toute la disposition de son âme étoit changée.

-Delphine, dit alors madame de Vernon, ne demandez pas à Léonce un pardon qu'il ne peut m'accorder, puisque tout son coeur le désavoue ; j'ai peut-être mérité le supplice qu'il me fait éprouver ; vous aviez, chère Delphine, répandu trop de douceur sur la fin de ma vie, je n'étois pas assez punie ; mais obtenez seulement qu'il me jure de ne pas faire le malheur de Matilde, que mes fautes soient ensevelies avec moi, que leurs suites funestes ne poursuivent pas ma mémoire ; obtenez de lui qu'il cache à Matilde l'histoire de son mariage et de ses sentimens pour vous.-A qui voulez-vous, répondit Léonce, dont l'indignation avoit fait place au plus profond accablement, à qui voulez-vous que je promette du bonheur ? hélas ! je n'ai, je ne puis répandre autour de moi que de la douleur.-Si vous me refusez aussi cette prière, répondit madame de Vernon, ce sera trop de dureté pour moi, oui, trop en vérité.-Je la sentis défaillir entre mes bras, et je me hâtai de la replacer sur son sopha.

Delphine, animée par un mouvement généreux, qui l'élevoit au-dessus même de son amour pour Léonce, s'approcha de madame de Vernon, et lui dit avec une voix solennelle, avec un accent inspiré :-Oui, c'est trop, pauvre créature ! et ce cruel, insensible à nos prières, n'est point auprès de toi l'interprète de la justice du ciel.

Je te prends sous ma protection ; s'il t'injurie, c'est moi qu'il offensera ; s'il ne prononce pas à tes pieds les paroles qui font du bien à l'âme, c'est mon coeur qu'il aliénera : tu lui demandes de respecter le bonheur de ta fille, eh bien ! je réponds, moi, de ce bonheur ; il me sera sacré, je le jure à sa mère expirante ; et si Léonce veut conserver mon estime, et ce souvenir d'amour qui nous est cher encore au milieu de nos regrets, s'il le veut, il ne troublera point le repos de Matilde, il n'altérera jamais le respect qu'elle doit à la mémoire de sa mère.

Femme trop malheureuse ! dont Léonce n'a point craint de déchirer le coeur, je me rends garant de l'accomplissement de vos souhaits, écoutez-moi de grâce, n'écoutez plus que moi seule.-Oui, dit madame de Vernon d'une voix à peine intelligible, je t'entends, Delphine, je te bénis ; la bénédiction des morts est toujours sainte, reçois-la, viens près de moi...-Elle posa sa tête sur l'épaule de Delphine ; Léonce, en voyant ce spectacle, tombe à genoux au pied du lit de madame de Vernon, et s'écrie :-Oui, je suis un misérable furieux ; oui, Delphine est un ange ; pardonnez-moi, pour qu'elle me pardonne, pardonnez-moi le mal que j'ai pu vous faire.-Entendez-vous, Sophie, dit madame d'Albémar à madame de Vernon, qui ne répondoit plus rien à Léonce ; entendez-vous ? son injustice est déjà passée, il revient à vous.-Oui, répondit Léonce, il revient à vous, et peut être il va mourir...-En effet, tant d'agitations, un voyage si long au milieu de l'hiver et sans aucun repos l'avoient jeté dans un tel état qu'il tomba sans connoissance devant nous.

Jugez de mon effroi, jugez de ce qu'éprouvoit Delphine ! les mains déjà glacées de madame de Vernon retenoient les siennes ; elle ne pouvoit s'en éloigner, et cependant elle voyoit devant elle Léonce étendu comme sans vie sur le plancher.

Madame de Vernon, au milieu des convulsions de l'agonie, saisit encore une fois la main de Delphine avant que d'expirer. Delphine, dans un état impossible à dépeindre, soutenoit dans ses bras le corps de son amie, et me répétoit, les yeux fixés sur Léonce :-Madame de Lebensei, juste ciel ! vit-il encore ?... dites-le moi...-A mes cris madame de Mondoville arriva précipitamment ; sa mère ne vivoit plus, et son mari, qu'elle croyoit en Espagne, étoit sans connoissance devant ses yeux : elle attribua son état au saisissement causé par la mort de sa mère, et profondément touchée de le voir ainsi, elle montra, pour le secourir, une présence d'esprit et une sensibilité qui pouvoient intéresser à elle.

On transporta Léonce dans une autre chambre ; Delphine étoit restée pendant ce temps immobile, et dans l'égarement. Son amie, qui n'étoit plus, reposoit toujours sur son sein : elle m'interrogeoit des yeux sur ce que je pensois de l'état de Léonce ; je l'assurai qu'il seroit bientôt rétabli, et que l'émotion et la fatigue avoient seules causé l'accident qu'il venoit d'éprouver. Madame de Mondoville rentra dans ce moment avec ses prêtres, et tout l'appareil de la mort ; Delphine comprit alors que madame de Vernon avoit cessé de vivre, et plaçant doucement sur son lit cette femme à la fois intéressante et coupable, elle se mit à genoux devant elle, baisa sa main avec attendrissement et respect, et s'éloignant, elle se laissa ramener par moi, dans sa maison, sans rien dire.

Je l'ai fait mettre au lit parce qu'elle avoit une fièvre très-forte.

Nous avons envoyé plusieurs fois savoir des nouvelles de Léonce : il est revenu de son évanouissement assez malade, mais sans danger.

M. Barton qui, par un heureux hasard, étoit arrivé hier au soir, est venu pour voir Delphine ce matin ; elle étoit si agitée, qu'il n'eût pas été prudent de la laisser s'entretenir avec lui. Il m'a dit seulement qu'ayant obtenu de madame d'Albémar de ne pas écrire à Léonce, de peur de l'irriter contre sa belle-mère, il avoit cru cependant devoir dire quelques mots, pour le calmer, dans une lettre qu'il lui avoit adressée ; mais l'obscurité même de cette lettre et le silence de Delphine avoient jeté Léonce dans une si violente incertitude, qu'il étoit parti d'Espagne à l'instant même, se flattant d'arriver à Paris avant le départ de madame d'Albémar pour le Languedoc.

M. Barton ne m'a point caché qu'il étoit inquiet des résolutions de Léonce ; il reçoit les soins de madame de Mondoville avec douceur, mais quand il est seul avec M. Barton, il paroît invariablement décidé à passer sa vie avec madame d'Albémar : sa passion pour elle est maintenant portée à un tel excès, qu'il semble imposssible de la contenir. M. Barton n'espère que dans le courage et la vertu de madame d'Albémar. Il croit qu'elle doit se refuser à revoir Léonce, et suivre son projet de retourner vers vous : c'est aussi la détermination de Delphine ; je n'en puis douter, car je l'ai entendue répéter tout bas, quand elle se croyoit seule, non je ne dois pas le revoir, je l'aime trop, il m'aime aussi, non je ne le dois pas ; il faut partir.

Cependant, que vont devenir Léonce et Delphine ? avec leurs sentimens, et dans leur situation, comment vivre ni séparés ni réunis ? mon mari est venu me rejoindre, il m'a rendu le courage qui m'abandonnoit. Il dit qu'il veut essayer d'offrir des consolations à madame d'Albémar ; mais quel bien lui-même, le plus éclairé, le plus spirituel des hommes, quel bien peut-il lui faire ? Votre parfaite amitié, mademoiselle, vous fera-t-elle découvrir des consolations que je cherche en vain ?

Je crois à l'énergie du caractère de madame d'Albémar, à la sévérité de ses principes ; mais ce qui n'est, hélas ! que trop certain, c'est qu'il n'existe aucune résolution qui puisse désormais concilier son bonheur et ses devoirs.

Agréez, mademoiselle, l'hommage de mes sentimens pour vous.

ÉLISE DE LEBENSEI.

FIN DU PREMIER VOLUME.

DELPHINE - Madame de STAËL > DELPHINE. TROISIEME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

DELPHINE. TROISIEME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 4 décembre 1790.

La perfidie des hommes nous a séparés, ma Delphine ; que l'amour nous réunisse : effaçons le passé de notre souvenir ; que nous font les circonstances extérieures dont nous sommes environnés ? N'aperçois-tu pas tous les objets qui nous entourent comme à travers un nuage ?

Sens-tu leur réalité ? Je ne crois à rien qu'à toi : je sais confusément qu'on m'a indignement trompé ; que je l'ai reproché à une femme mourante ; que sa fille se dit ma femme ; je le sais : mais une seule image se détache de l'obscurité, de l'incertitude de mes souvenirs, c'est toi, Delphine : je te vois au pied de ce lit de mort, cherchant à contenir ma fureur, me regardant avec douceur, avec amour ; je veux encore ce regard ; seul, il peut calmer l'agitation brûlante qui m'empêche de reprendre des forces.

Mon excellent ami Barton n'a-t-il pas prétendu hier que ton intention étoit de partir, et de partir sans me voir ! Je ne l'ai pas cru, mon amie : quel plaisir ton âme douce trouveroit-elle à me faire courir en insensé sur tes traces ? Tu n'as pas l'idée, jamais tu ne peux l'avoir, que je me résigne à vivre sans toi ! Non, parce que la plus atroce combinaison m'a empêché d'être ton époux, je ne consentirai point à te voir un jour, une heure de moins que si nous étions unis l'un à l'autre ; nous le sommes, tout est mensonge dans mes autres liens, il n'y a de vrai que mon amour, que le tien ; car tu m'aimes, Delphine ! Je t'en conjure, dis-moi, le jour, le jour où j'ai formé cet hymen qui ne peut exister qu'aux yeux du monde, cet hymen dont tous les sermens sont nuls, puisqu'ils supposoient tous que tu avois cessé de m'aimer, n'étois-tu pas derrière une colonne, témoin de cette fatale cérémonie ?

Je crus alors que mon imagination seule avoit créé cette illusion ; mais s'il est vrai que c'étoit toi-même que je voyois, comment ne t'es-tu pas jetée dans mes bras ? Pourquoi n'as-tu pas redemandé ton amant à la face du ciel ? Ah ! j'aurois reconnu ta voix ; ton accent eût suffi pour me convaincre de ton innocence ; et, devant ce même autel, plaçant ta main sur mon coeur, c'est à toi que j'aurois juré l'amour que je ne ressentois que pour toi seule.

Mais qu'importe cette cérémonie ! elle est vaine, puisque c'est à Matilde qu'elle m'a lié. Ce n'est pas Delphine, dont l'esprit supérieur s'affranchit à son gré de l'opinion du monde, ce n'est pas elle qui repoussera l'amour par un timide respect pour les jugemens des hommes. Ton véritable devoir, c'est de m'aimer ; ne suis-je pas ton premier choix ? Ne suis-je pas le seul être pour qui ton âme céleste ait senti cette affection durable et profonde, dont le sort de ta vie dépendra ? Oh ! mon amie, quoique personne ne puisse te voir sans t'admirer, moi seul je puis jouir avec délices de chacune de tes paroles ; moi seul je ne perds pas le moindre de tes regards. Aime-moi, pour être adorée dans toutes les nuances de tes charmes. Aime-moi, pour être fière de toi-même ; car je t'apprendrai tout ce que tu vaux.

Je te découvrirai des vertus, des qualités, des séductions que tu possèdes sans le savoir.

Oh Delphine ! les lois de la société ont été faites pour l'universalité des hommes ; mais quand un amour sans exemple dévore le coeur, quand une perfidie presque aussi rare a séparé deux êtres qui s'étoient choisis, qui s'étoient aimés, qui s'étoient promis l'un à l'autre, penses-tu qu'aucune de ces lois, calculées pour les circonstances ordinaires de la vie, doive subjuger de tels sentimens ? Si devant les tribunaux, je démontrois que c'est par l'artifice le plus infâme qu'on a extorqué mon consentement, ne décideroient-ils pas que mon mariage doit être cassé ?

Et parce que je n'ai que des preuves morales à alléguer, et parce que l'honneur du monde ne me permet pas de les donner, ne puis-je donc pas prononcer dans ma conscience le jugement que confirmeroient les lois, si je les interrogeois ? Ne puis-je pas me déclarer libre au fond de mon coeur ?

Hélas ! je le sais, il m'est interdit de te donner mon nom, de me glorifier de mon amour en présence de toute la terre, de te défendre, de te protéger comme ton époux ; il faut que tu renonces pour moi à l'existence que je ne puis te promettre dans le monde, et que tant d'autres mettroient à tes pieds. Mais, j'en suis sûr, tu me feras volontiers ce sacrifice, tu ne voudras pas punir un malheureux de l'indigne fausseté dont il a été la victime. Ah ! s'il s'accusoit, l'infortuné, d'avoir cru trop facilement la calomnie, s'il se reprochoit sa conduite avec désespoir, s'il étoit prêt à détester son caractère, c'est alors surtout, c'est alors, Delphine, que tu sentirois le besoin de consoler cet ami, qui ne pourroit trouver aucun repos au fond de son coeur. Oui, je hais tour à tour les auteurs de mes maux et moi-même ; mes amères pensées me promènent sans cesse de l'indignation contre la conduite des autres, à l'indignation contre mes propres fautes.

Je ne veux te rien cacher, Delphine ; en te faisant connoître tous les sacrifices que je te demande, je n'effraierai point ton coeur généreux. Notre union, quels que soient mes soins pour honorer et respecter ce que j'adore, nuira plus à ta réputation qu'à la mienne.

Cette crainte t'arrêteroit-elle ? J'aurois moins le droit qu'un autre de la condamner ; mais entends-moi, Delphine, que des motifs raisonnables ou puériles, nobles ou foibles, t'éloignent de moi, n'importe ! je ne survivrai point à notre séparation. Maintenant que tu le sais, c'est à toi seule qu'il appartient de juger quelle est la puissance de ta volonté ; a-t-elle assez de force pour te soutenir contre le regret de ma mort ? Delphine, en es-tu certaine ? Prends garde, je ne le crois pas.

Si je t'avois rencontrée depuis que ma destinée est enchaînée à Matilde, j'aurois dû, j'aurois peut-être su résister à l'amour ; mais t'avoir connue quand j'étois libre ! avoir été l'objet de ton choix, et s'être lié à une autre ! c'est un crime qui doit être puni ; et je me prendrai pour victime, si tu attaches à ma faille des suites si funestes, que mon coeur soit à jamais dévoré par le repentir.

Quoi ! mon bonheur me seroit ravi, non par la nécessité, non par le hasard, mais par une action volontaire, par une action irréparable ! qu'ils vivent ceux qui peuvent soutenir ce mot, l'irréparable ! Moi, je le crois sorti des enfers, il n'est pas de la langue des hommes ; leur imagination ne peut le supporter ; c'est l'éternité des peines qu'il annonce ; il exprime à lui seul ses tourmens les plus cruels.

Les emportemens de mon caractère ne m'avoient jamais donné l'idée de la fureur qui s'empare de moi, quand je me dis que je pourrais te perdre, et te perdre par l'effet de mes propres résolutions, des sentimens auxquels je me suis livré, des mots que j'ai prononcés.

Delphine, en exprimant cette crainte, qui me poursuit sans relâche, j'ai été obligé de m'interrompre ; j'étois retombé dans l'accès de rage où tu m'as vu, lorsque j'accusois sans pitié madame de Vernon. Je me suis répété, pour me calmer, que tu ne braverois pas mon désespoir.

Oh ! ma Delphine, je te verrai, je te verrai sans cesse.

Demain, on m'assure que je serai en état de sortir, j'irai chez vous : votre porte pourroit-elle m'être refusée ? Mais d'où vient cette terreur ! ne connois-je pas ton coeur généreux, ton esprit éminemment doué de courage et d'indépendance ! Quel motif pourroit t'empêcher d'avoir pitié d'un malheureux qui t'est cher, et qui ne peut plus vivre sans toi ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE II.

LETTRE II.

Réponse de Delphine à Léonce.

Quel motif pourrait m'empêcher de vous voir ? Léonce, des sentimens personnels ou timides n'exercent aucun pouvoir sur moi. Dieu m'est témoin que, pour tous les intérêts réunis, je ne céderois pas une heure, une heure qu'il me seroit accordé de passer avec vous sans remords ; mais ce qui me donne la force de dédaigner toutes les apparences, et de m'élever au-dessus de l'opinion publique elle-même, c'est la certitude que je n'ai rien fait de mal ; je ne crains point les hommes, tant que ma conscience ne me reproche rien ; ils me feroient trembler, si j'avois perdu cet appui.

Nous sommes bien malheureux : oh ! Léonce, croyez-vous que je ne le sente pas ? Tout sembloit d'accord il y a quelques mois, pour nous assurer la félicité la plus pure. J'étois libre, ma situation et ma fortune m'assuroient une parfaite indépendance ; je vous ai vu, je vous ai aimé de toutes les facultés de mon âme, et le coup le plus fatal, celui que la plus légère circonstance, le moindre mot auroit pu détourner, nous a séparés pour toujours ! Mon ami, ne vous reprochez point notre sort ; c'est la destinée, la destinée seule, qui nous a perdus tous les deux.

Pensez-vous que je ne doive pas aussi m'accuser de mon malheur ?

Souvent je me révolte contre cette destinée irrévocable, je m'agite dans le passé comme s'il étoit encore de l'avenir ; je me repens avec amertume de n'avoir pas été vous trouver, lorsque cent fois je l'ai voulu. Le désespoir me saisit, au souvenir de cette fierté, de cette crainte misérable, qui ont enchaîné mes actions, quand mon coeur m'inspirait l'abandon et le courage.

S'il vous est plus doux, Léonce, quand vous souffrez, de songer, à quelque heure que ce puisse être, que dans le même instant, Delphine, votre pauvre amie, accablée de ses peines, implore le ciel pour les supporter.

Le ciel qui, jusqu'alors, l'avoit toujours secourue, et qu'elle implore maintenant en vain : si cette idée tout à la fois cruelle et douce vous fait du bien, ah ! vous pouvez vous y livrer !

Mais que font nos douleurs à nos devoirs ? La vertu, que nous adorions dans nos jours de prospérité, n'est-elle pas restée la même ? Doit-elle avoir moins d'empire sur nous, parce que l'instant d'accomplir ce que nous admirions est arrivé ?

Le sort n'a pas voulu que les plus pures jouissances de la morale et du sentiment nous fussent accordées. Peut-être, mon ami, la Providence nous a-t-elle jugés dignes de ce qu'il y a de plus noble au monde, le sacrifice de l'amour à la vertu. Peut-être...hélas ! j'ai besoin, pour me soutenir, de ranimer en moi tout ce qui peut exalter mon enthousiasme, et je sens avec douleur que pour toi, pour toi seul ! Ô Léonce, j'éprouve ces élans de l'âme que m'inspiroit jadis le culte généreux de la vertu.

Ce qui dépend encore de nous, c'est de commander à nos actions ; notre bonheur n'est plus en notre puissance, remettons-en le soin au ciel ; après beaucoup d'efforts, il nous donnera du moins le calme, oui, le calme à la fin ! Quel avenir ! de longues douleurs, et le repos des morts pour unique espoir ; n'importe ; il faut, Léonce, il faut ou désavouer les nobles principes dont nous étions si fiers, ou nous immoler nous-mêmes à ce qu'ils exigent de nous.

Vous apercevrez aisément dans cette lettre à quels combats je suis livrée. Si vous en concevez plus d'espoir, vous vous tromperez. Je sais que les devoirs que j'aimois n'ont plus de charmes à mes yeux, que l'amour a décoloré tous les autres sentimens de ma vie, que j'ai besoin de lutter à chaque instant contre les affections de mon coeur, qui m'entraînent toutes vers vous ; je le sais, je consens à vous l'apprendre ; mais c'est parce que je suis résolue à ne plus vous voir.

Vous dirois-je le secret de ma foiblesse, si, déterminée au plus grand, au plus cruel, au plus courageux des sacrifices, je ne me croyais pas dispensée de tout autre effort ?

Je suivrai le projet que j'avois formé avant votre retour d'Espagne ; qu'y a-t-il de changé depuis ce retour ? Je vous ai vu, et voilà ce qui me persuade que de nouveaux obstacles s'opposent à mon départ. Le plus grand des dangers, c'est de vous voir ; c'est contre ce seul péril, ce seul bonheur, qu'il faut s'armer. Ne vous irritez pas de cette détermination, songez à ce qu'elle me coûte, ayez pitié de moi, que tout votre amour soit de la pitié !

Je m'essaie à roidir mon âme pour exécuter ma résolution ; mais savez-vous quelle est ma vie, le savez-vous ?...Je ne me permets pas un instant de loisir, afin d'étourdir, s'il se peut, mon coeur.

J'invente une multitude d'occupations inutiles, pour amortir sous leur poids l'activité de mes pensées ; tantôt je me promène dans mon jardin avec rapidité, pour obtenir le sommeil par la fatigue ; tantôt désespérant d'y parvenir, je prends de l'opium le soir, afin de m'endormir quelques heures. Je crains d'être seule avec la nuit, qui laisse toute sa puissance à la douleur, et n'affoiblit que la raison.

Je serois déjà partie, si vous ne m'aviez pas annoncé que vous me suivriez ; je vous demande votre parole de ne pas exécuter ce projet.

Quel éclat, qu'une telle démarche ! Quel tort envers votre femme, dont le bonheur, à plusieurs titres, doit m'être toujours sacré ! et que gagneriez-vous, si vous persistiez dans cette résolution insensée ? Au milieu de la route, dans quelques lieux glacés par l'hiver, je vous reverrois encore, et je mourrois de douleur à vos pieds, si je ne me sentois pas la force de remplir mon devoir en vous quittant pour jamais.

Léonce, il y a dans la destinée des événemens dont jamais on ne se relève, et lutter contre leur pouvoir, c'est tomber plus bas encore dans l'abîme des douleurs. Méritons par nos vertus la protection d'un Dieu de bonté ; nous ne pouvons plus rien faire pour nous qui nous réussisse ; essayons d'une vie dévouée, d'une vie de sacrifices et de devoirs ; elle a donné presque du bonheur à des âmes vertueuses.

Regardez madame d'Ervins, victime de l'amour et du repentir, elle va s'enfermer pour jamais dans un couvent : elle a refusé la main de son amant, elle renonce à la félicité suprême, et cette félicité cependant n'auroit coûté de larmes à personne.

C'est moi qui résiste à vos prières, et c'est moi cependant qui emporterai dans mon coeur un sentiment que rien ne pourra détruire.

Quand je me croyois dédaignée, insultée même par vous, je vous aimois, je cherchois à me trouver des torts pour excuser votre injustice. Ah ! ne m'oubliez pas ; y a-t-il un devoir qui vous commande de m'oublier ?

Quand il existeroit, ce devoir, qu'il soit désobéi. Si je me sentois une seconde fois abandonnée de votre affection, s'il falloit rentrer dans la ténébreuse solitude de la vie, je ne le supporterois plus.

Léonce, établissons entre nous quelques rapports qui nous soient à jamais chers. Tous les ans, le deux de décembre, le jour où vous avez cessé de me croire coupable, allez dans cette église où je vous ai vu, car je ne puis me résoudre à le nier, dans cette église où je vous ai vu donner votre main à Matilde. Pensez à moi dans ce lieu même, appuyez-vous sur la colonne derrière laquelle j'ai entendu le serment qui devoit causer ma douleur éternelle.

Ah ! pourquoi mes cris ne se sont-ils pas fait entendre ! je n'aurois bravé que les hommes, et maintenant je braverois Dieu même, en me livrant à vous voir.

Léonce, jusqu'à ce jour je puis présenter une vie sans tache à l'Être suprême ; si tu ne veux pas que je conserve ce trésor, prononce que j'ai assez vécu, j'en recevrai l'ordre de ta main avec joie. Quand je me sentirai prête à mourir, j'aurai encore un moment de bonheur qui vaut tout ce qui m'attend ; je me permettrai de t'appeler auprès de moi, de te répéter que je t'aime ; le veux-tu ? dis-le moi. Va, ce désir ne seroit point cruel : ne te suffit-il pas que mon coeur, juge du tien, en fût reconnoissant ?

Je me perds en vous écrivant, je ne suis plus maîtresse de moi-même ; il faut encore que je m'interdise ce dernier plaisir. Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE III.

LETTRE III.

Léonce à Delphine.

Vous partiriez sans me voir ! vous ! La terre manqueroit sous mes pas, avant que je cessasse de vous suivre ! avez-vous pu penser que vous échapperiez à mon amour ? Il dompteroit tout, et vous-même. Respectez un sentiment passionné, Delphine, je vous le répète, respectez-le ; vous ne savez pas ; en le bravant, quels maux vous attireriez sur nos têtes.

J'ai été ce matin à votre porte ; faible encore, je pouvois à peine me soutenir ; on a refusé de me recevoir ! j'ai fait quelques pas dans votre cour ; vos gens ont persisté à m'interdire d'aller plus loin.

Madame d'Artenas étoit chez vous, je n'ai pas voulu faire un éclat ; j'ai levé les yeux vers votre appartement, j'ai cru voir derrière un rideau votre élégante figure ; mais l'ombre même de vous a bientôt disparu, et votre femme de chambre est venue m'apporter votre lettre, en me priant, de votre part, de la lire, avant de demander à vous voir ; j'ai obéi, je ne sais quel trouble que je me reproche a disposé de moi. Si vous alliez quitter votre demeure, si vous partiez à mon insu, si j'ignorois où vous êtes allée ! Non, vous ne voulez pas condamner votre malheureux amant à vous demander en vain dans chaque lieu, croyant sans cesse vous voir eu sans cesse vous perdre, et se précipitant par de vains efforts vers votre image, comme dans ces songes funestes dont la douleur ne pourroit se prolonger sans donner la mort.

Delphine ! vous qui n'avez jamais pu supporter le spectacle de la souffrance, est-ce donc moi seul que vous exceptez de votre bonté compatissante ? parce que je vous aime, parce que vous m'aimez aussi, ma douleur n'est-elle rien ? ne regardez-vous pas comme un devoir de la soulager ? oh ! qu'avois-je fait aux hommes, qu'avois-je fait à cette perfide qui m'a donné sa fille, quand je devois consacrer mon sort au vôtre ?

Et vous, qui me demandiez de pardonner, de quel droit le demandiez-vous, si vous êtes plus inflexible pour moi que vous ne l'avez été pour mes persécuteurs ?

Vous refusez de m'entendre, et vous ne savez pas ce que j'ai besoin de vous dire ; jamais, Delphine, jamais je n'ai pu te parler du fond du coeur, mille circonstances nous ont empêché de nous voir librement ; s'il m'est accordé de t'entretenir une fois, une fois seulement, sans craindre d'être interrompu, sans compter les heures, je sens que je te persuaderai. Tu verras que rien de pareil à notre situation ne s'est encore rencontré ; que nous nous sommes choisis, quand nous pouvions nous choisir, quand nous étions maîtres de disposer de nous-mêmes : il a fallu nous tromper pour nous désunir ; notre âme n'a pris aucun engagement volontaire ; devant ton Dieu, nous sommes libres : ô Delphine, toi qui respectes, toi qui fais aimer la Providence éternelle, crois-tu qu'elle m'ait donné les sentimens que j'éprouve, pour me condamner à les vaincre ? quand la nature frémit à l'approche de la douleur, la nature avertit l'homme de l'éviter ; son instinct seroit-il moins puissant dans les peines de l'âme ? si la mienne se bouleverse par l'idée de te perdre, dois-je m'y résigner ? Non, non, Delphine, je sais ce que les moralistes les plus sévères ont exigé de l'homme ; mais lorsqu'une puissance inconnue met dans mon coeur le besoin dévorant de te revoir encore, cette puissance, de quelque nom que tu la nommes, défend impérieusement que je me sépare de toi.

Mon amie, je te le promets, dès que je t'aurai vue, c'est à toi que je m'en remettrai pour décider de notre sort ; mais il faut que je t'exprime les sentimens qui m'oppressent. Le jour, la nuit, je te parle, et il me semble que je te montre dans mes sentimens, dans notre situation, des vérités que tu ignorois, et que seul je puis t'apprendre.

Je ne retrouve plus, quand je t'écris, ce que j'avois pensé : je ne puis aussi, je ne puis communiquer à mes lettres cet accent que le ciel nous a donné pour convaincre ; et s'il est vrai cependant que si je te parlois, tu consentirois à passer tes jours avec moi, dans quel état ne me jetteriez-vous pas, Delphine, en me condamnant, sans m'avoir permis de plaider moi-même pour ma vie ?

Vous êtes si forte contre mon malheur ! vous devez vous croire certaine de me refuser, même après m'avoir écouté. Pourquoi donc ne pas me calmer un moment par ce vain essai, dont votre fermeté triomphera ?

Delphine, s'il falloit nous quitter, s'il le falloit, voudriez-vous me laisser un sentiment amer contre vous ? ange de douceur, le voudriez-vous ? Vous n'avez point refusé vos soins, vos consolations célestes à madame de Vernon, à celle qui nous avoit séparés ; et moi, Delphine, et moi, me croyez-vous si loin de la mort, qu'au moins un adieu ne me soit pas dû ?

Vous avez vu la violence de mon caractère, dans ce jour funeste où, sans vous, je me serois montré plus implacable encore. Songez quel est mon supplice, maintenant que je suis renfermé dans ma maison, avec une femme qui a pris ta place ! O Delphine ! je suis à cinquante pas de toi, et je ne puis néanmoins obtenir de te voir ! J'envoie dix fois le jour pour m'assurer que vous n'avez point ordonné les préparatifs de votre départ ; je tressaille comme un enfant à chaque bruit ; je fais des plus simples événemens des présages ; tout me semble annoncer que je ne te verrai plus. Tu parles de ta douleur, Delphine, ton âme douce n'a jamais éprouvé que des impressions qu'elle pouvoit dominer : mais la douleur d'un homme est âpre et violente ; la force ne peut lutter long-temps sans triompher ou périr.

Comment as-tu la puissance de supporter l'état où je suis ? de refuser un mot qui le feroit cesser comme par enchantement ? je ne te reconnois pas, mon amie ; tu permets à tes idées sur la vertu d'altérer ton caractère : prends garde, tu vas l'endurcir, tu vas perdre cette bonté parfaite, le véritable signe de ta nature divine ; quand tu te seras rendue inflexible à ce que j'éprouve, quelle est donc la douleur qui jamais t'attendrira ? c'est la sensibilité qui répand sur tes charmes une expression céleste ; quel échange tu feras, si, en accomplissant ce que tu nommes des devoirs, tu dessèches ton âme, tu étouffes tous ces mouvemens involontaires, qui t'inspiroient tes vertus et ton amour !

Ne va point, par de vaines subtilités, distinguer en toi-même ta conscience de ton coeur ; interroge-le ce coeur, repousse-t-il l'idée de me voir, comme il repousseroit une action vile ou cruelle ? non, il t'entraîne vers moi ; c'est ton Dieu, c'est la nature, c'est ton amant qui te parle, écoute une de ces puissances protectrices de ta destinée ; écoute-les, car c'est au fond de ton âme qu'elles exercent leur empire ; oublie tout ce qui n'est pas nous, nos âmes se suffisent, anéantissons l'univers dans notre pensée, et soyons heureux.

Heureux !-Sais-tu ce que j'appelle le bonheur ? c'est une heure, une heure d'entretien avec toi, et tu me la refuserois ! je me contiens, je te cache ce que j'éprouve à cette idée ; ce n'est point en effrayant ton âme que je veux la toucher ; que ta tendresse seule te fléchisse !

Delphine, une heure ! et tu pourras après... si ton coeur conserve encore cette barbare volonté, oui, tu pourras après... te séparer de moi.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IV.

LETTRE IV.

Réponse de Delphine à Léonce.

Si je vous revois, Léonce, jamais je n'aurai la force de me séparer de vous. Vous refuserois-je ce dernier entretien, le refuserois-je à mes voeux ardens, si je ne savois pas que vous revoir et partir est impossible ! Que parlez-vous de vertu, d'inflexibilité ? C'est vous qui devez plaindre ma foiblesse, et me laisser accomplir le sacrifice qui peut seul me répondre de moi. Quoi qu'il m'en coûte pour vous peindre ce que j'éprouve, il faut que vous connoissiez tout votre empire ; vous prononcerez vous-même alors que j'ai dû quitter ma maison pour me dérober à vous.

Vous m'aviez écrit que vous viendriez chez moi ce matin, et j'avois eu la force d'ordonner qu'on ne vous reçût pas. J'avois passé une partie de la nuit à vous écrire, je voulois être seule tout le jour ; j'avois besoin, quand je m'interdisois votre présence, de ne m'occuper que de vous. Madame d'Artenas se fit ouvrir ma porte d'autorité ; mais je l'engageai, sous un prétexte, à lire dans mon cabinet un livre qui l'intéressoit, et je restai dans ma chambre, debout, derrière le rideau de ma fenêtre, les yeux fixés sur l'entrée de la maison, tenant à ma main la lettre que je vous avois écrite, et qui devoit, du moins je l'espérois, adoucir mon refus.

Je demeurai ainsi pendant près d'une heure, dans un état d'anxiété qui vous toucheroit peut-être, si vous pouviez cesser d'être irrité contre moi. Quand je n'entendois aucun bruit, je me confirmois dans la résolution que m'impose le devoir ; mais, quand ma porte s'ouvroit, je sentois mon coeur défaillir, et le besoin de revoir encore celui que je dois quitter pour toujours, triomphoit alors de moi.

Enfin vous paroissez, vous faites quelques pas vers l'homme qui devoit vous dire que je ne pouvois pas vous recevoir ; votre marche se ressentoit encore de la foiblesse de la maladie, vos traits me parurent altérés ; mais cependant, jamais, je vous l'avoue, jamais je n'ai trouvé dans votre visage, dans votre expression, un charme séducteur qui pénétrât plus avant dans mon âme.

Vous changeâtes de couleur au refus réitéré de mes gens ; il me sembla que je vous voyois chanceler, et dans cet instant vous l'emportâtes sur toutes mes résolutions : je m'élançai hors de ma chambre pour courir à vous, pour me jeter peut-être à vos pieds, aux yeux de tous, et vous demander pardon d'avoir pu songer à me défendre de votre volonté ; j'éprouvois comme un transport généreux, il me sembloit que j'allois me dévouer à la vertu, en me livrant à ma passion pour vous ; j'étois enivrée de cette pitié d'amour, le plus irrésistible des mouvemens de l'âme ; toute autre pensée avoit disparu.

Je rencontrai madame d'Artenas comme je descendois dans cet égarement :-Mon Dieu, qu'avez-vous ? me dit-elle.-Cette question me fit rougir de moi-même.-Je vais envoyer une lettre, toi répondis-je ;-et, soutenue par sa présence, et par des réflexions qu'un moment avoit fait renaître, je donnai l'ordre de vous porter ma lettre, et de vous demander de retourner chez vous pour la lire.

C'est alors que j'ai senti combien le péril de vous voir étoit plus grand encore que je ne le croyois ! votre présence, dans aucun temps, n'avoit produit un tel effet sur moi ; je tremblois, je pâlissois ; si j'avois entendu votre voix, si vous m'aviez parlé, j'aurois perdu la force de me soutenir.

L'apparition d'un être surnaturel, portant à la fois dans le coeur l'enchantement et la crainte, ne donneroit point encore l'idée de ce que j'éprouvai, quand vos yeux se levèrent vers ma fenêtre comme pour m'implorer, quand devant ma maison, depuis si long-temps solitaire, je vis celui que j'ai tant pleuré. Léonce, je l'ai quittée, cette maison que vous veniez de me rendre chère, je l'ai quittée à l'instant même ; il le falloit : si vous étiez revenu, tout étoit dit, je ne partois plus. Après le récit que je me suis condamnée, non sans honte, à vous faire, serez-vous indigné contre moi ? Vous inspirerai-je le sentiment amer dont vous m'avez menacée ? Ne me rendrez-vous pas enfin la liberté d'aller en Languedoc ? Je suis cachée dans un lieu où vous ne pouvez me découvrir ; et je n'attends pour me mettre en route, que votre promesse de ne pas me suivre. Ah ! Léonce, quand je sacrifie toute ma destinée à Matilde, voulez-vous qu'un éclat funeste empoisonne sa vie, sans nous réunir !

Oui, Léonce, votre devoir et le mien, c'est de ne pas rendre Matilde infortunée. La morale, qui défend de jamais causer le malheur de personne, est au-dessus de tous les doutes du coeur et de la raison ; plus je souffre, plus je frémis de faire souffrir ; et ma sympathie pour la douleur des autres s'augmente avec mes propres douleurs : ne vous appuyez point de ce sentiment pour me reprocher vos peines. Votre malheur à vous, Léonce, c'est le mien ; je ne puis tromper assez ma conscience, pour me persuader que la bonté me commande de ne pas vous affliger. Ah ! c'est à moi, c'est à ma passion que je céderois en consolant votre coeur ; je ne ferai jamais rien pour toi qui ne soit inspiré par l'amour.

Léonce, pourquoi vous le cacherois-je ? je ne dois rien taire après ce que j'ai dit.

Si je n'avois compromis que moi, en passant ma vie avec vous, si je n'avois détruit que ma réputation et ce contentement intérieur dont je faisois ma gloire et mon repos, j'aurois livré mon sort à toutes les adversités qu'entraîne un sentiment condamnable ; j'aurois prosterné devant toi cette fierté, le premier de mes biens, quand je ne te connoissois pas : quoi qu'il pût en arriver, je te reverrois, et ce bonheur me feroit vivre, ou me consoleroit de mourir.

Mais il sagit du sort d'une autre, et l'amour même ne pourroit triompher dans mon coeur des remords que j'éprouverois, si j'immolois Matilde à mon bonheur. J'ai promis à sa mère mourante de la protéger, et quelque coupable que fût la malheureuse Sophie, c'est sur cette promesse que s'est reposée sa dernière pensée. Qui pourroit absoudre d'un crime envers les morts ? Quelle voix diroit qu'ils ont pardonné ?

Matilde elle-même n'est-elle pas la compagne de mon enfance ? Ne me suis-je pas liée à son sort en le protégeant ? Je recevrois votre vie qui lui est due ; je la dépouillerois à dix-huit ans de tout son avenir ; non, Léonce, accordez à Matilde ce qui suffit à son repos, votre temps, vos soins ; elle ignore que vous m'aimez, elle me devra de l'ignorer toujours : cette idée me calmera, je l'espère, dans les momens de désespoir dont je ne puis encore me défendre. Léonce, vous serez heureux un jour par les affections de famille ; vous n'oublierez pas alors que j'ai renoncé à tout dans cette vie, pour vous assurer le bonheur des liens domestiques, et vous pourrez mêler un souvenir tendre de moi à vos jouissances les plus pures.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE V.

LETTRE V.

Léonce à Delphine,

Vous n'êtes plus dans votre maison, vous l'avez quittée pour me fuir ; je ne puis retrouver vos traces ; je parcours, comme un furieux, tous les lieux où vous pouvez être. Non, ce n'est pas de la vertu qu'une telle conduite ; pour y persister, il faut être insensible. A quoi me serviroit de vous peindre mes douleurs ? vous avez bravé tout ce que pouvoit m'inspirer mon désespoir ! Cependant rassemblez tout ce que vous avez de forces, car je mettrai votre âme à de rudes épreuves ; et s'il vous reste encore quelque bonté, votre résolution vous coûtera cher.

J'ai été à Bellerive, à Cernay chez madame de Lebensei ; elle m'a juré, d'un air qui me sembloit vrai, qu'elle ignoroit où vous étiez. Je suis revenu, j'ai été trouver votre valet de chambre Antoine ; vous raconterai-je ce que j'ai fait pour obtenir de lui votre secret ? Je crois qu'il le sait, car il m'a presque promis de vous faire parvenir demain cette lettre ; mais rien n'a pu l'engager à me le dire. Je me suis promené le reste du jour, enveloppé de mon manteau, dans votre rue, ou dans celles qui y conduisent : j'étois là pour m'attacher aux pas d'Antoine ; malheureux que je suis ! réduit à me servir des plus odieux moyens, pour obtenir de vous, qui croyez m'aimer, une grâce que vous ne devriez pas refuser au dernier des hommes.

Chaque fois que de loin j'apercevois une femme qui pouvoit me faire un instant d'illusion, j'approchois avec un saisissement douloureux, et je reculois bientôt, indigné d'avoir pu m'y méprendre. Je me sentois de l'irritation contre tous les êtres qui alloient, venoient, s'agitoient, passoient à côté de moi, sans avoir rien à me dire de vous, sans s'inquiéter de mon supplice.

Le soir, ne craignant plus enfin d'être reconnu, j'ai pu me reposer quelques momens sur un banc près de votre porte, et recevoir sur ma tête la pluie glacée qui tomboit hier. Mais le douloureux plaisir de m'abandonner à mes réflexions, ne m'étoit pas même accordé. J'écoutois, je regardois avec une attention soutenue, tout ce qui pouvoit se passer autour de votre maison ; mes pensées étoient sans cesse interrompues, sans que mon âme fût un instant soulagée. Je me le vois à chaque moment, croyant voir Antoine qui revenoit en cherchant à m'éviter ; quand je faisois quelques pas dans un sens, je retournois tout à coup, me persuadant que c'étoit du côté opposé que j'aurois découvert ce que je cherchois.

Les heures se passoient, je restois seul dans les rues ; il devenoit à chaque instant plus invraisemblable qu'au milieu de la nuit je pusse rien apprendre. Mais dès que je me décidois à m'en aller, j'étois saisi d'un désir si vif de rester, que je le prenois pour un pressentiment ; et, quoique vingt fois trompé, je cédois aux agitations de mon coeur, comme à des avertissemens surnaturels. Enfin le jour est arrivé ; j'ai pris pour vous écrire, une chambre en face de votre maison ; j'y suis maintenant, appuyé sur la fenêtre d'où l'on voit votre porte, et mes yeux ne peuvent se fixer un instant de suite sur mon papier. Pourrez-vous lire ces caractères, tracés au milieu des convulsions de douleur que vous me causez ? Si je passe encore vingt-quatre heures dans cet état, je vous haïrai ; oui, les anges seroient haïs, s'ils condamnoient au supplice que vous me faites souffrir. Ce supplice dénature mon caractère, mon amour, ma morale elle-même. Si vous prolongez cette situation, savez-vous qui souffrira de ma douleur ? Matilde, oui, Matilde, à qui vous me sacrifiez.

J'aurois eu des soins pour elle, si vous m'aviez aimé, si je vous avois vue ; mais je déteste en elle l'hommage que vous lui faites de mon sort.

Je la regarde comme l'idole devant laquelle il vous a plu de m'immoler, et du moins je jouis de penser que vos vertus imprudentes autant qu'obstinées n'auront fait que du mal à tous les trois.

Si vous me cachez où vous êtes, si vous continuez à refuser de me voir, ma résolution est prise (et vous savez si je suis capable de quelque fermeté) ; je révélerai à Matilde par quelle suite de mensonges l'on m'a fait son époux ; et, lui déclarant en même temps que dans le fond de mon coeur je regarde notre mariage comme nul, je lui abandonnerai la moitié de ma fortune, elle conservera mon nom, et ne me reverra jamais. Je passerai ce qu'il me restera de temps à vivre auprès de ma mère, en Espagne ; et celle à qui vous aviez jugé convenable de me dévouer, n'en tendra parler de moi qu'à ma mort.

Que m'importe ce qu'on peut me dire sur le devoir ! Les tourmens n'affranchissent-ils pas des devoirs ? Quand la fièvre vient assaillir un homme, on n'exige plus rien de lui ; on le laisse se débattre avec la douleur, et tous ses rapports avec les autres sont suspendus.

N'ai-je pas aussi mon délire ? Peut-on rien attendre de moi ? Je n'ai qu'une idée, qu'une sensation ; parlez-moi de vous revoir, et je vous écouterai, et toutes les vertus rentreront dans mon âme ; sans cet espoir, qui pourra me faire renoncer à mes projets ? Qui découvrira un moyen d'agir sur ma volonté ? Personne, jamais personne. Et vous surtout, Delphine, de quel droit m'offririez-vous des conseils pour le malheur que vous m'imposez ? C'est le dernier degré de l'insulte, que de vouloir être à la fois l'assassin et le consolateur.

Vous le voyez, tout est dit.

J'instruirai Matilde, par une lettre, des circonstances de notre mariage, de mon amour pour vous, et de la décision où je suis de vivre loin d'elle.

Dans vingt-quatre heures elle saura tout, si vous ne m'écrivez pas que vos résolutions sont changées, ou seulement si vous gardez le silence. Ce que contiendra ma lettre une fois dit est irrévocable. Si les paroles que je prononcerai sont amères, vous saurez qui les a dictées ; et si je plonge la douleur dans le sein de Matilde, ce n'est pas ma main égarée qu'il faut en accuser, c'est le sang-froid, c'est la raison tyrannique qui vous sert à me rendre insensé.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VI.

LETTRE VI.

Réponse de Delphine à Léonce.

Vous avez cru m'effrayer par votre indigne menace : depuis que je vous connois, je me suis senti de la force contre vous une seule fois, c'est après avoir lu votre lettre. J'ai imaginé pendant quelques instans que vous pouviez faire ce que vous m'annonciez, et je pensois à vous sans trouble, car j'avois cessé de vous estimer.

Léonce, ce moment d'une tranquillité cruelle n'a pas duré ; j'ai rougi d'avoir craint que vous fussiez capable de l'action la plus dure et la plus immorale, que jamais homme pût se permettre ! Vous, Léonce, vous condamneriez au plus cruel isolement une femme aussi vertueuse que Matilde ! Elle vient de perdre sa mère, et vous lui ôteriez son époux !

Vous lui laisseriez, dites-vous, votre nom et votre bien ; c'est-à-dire que vous seriez sans reproches aux yeux du monde, qui juge si différemment les devoirs des maris et des femmes. Mais que feriez-vous réellement pour Matilde ? Avez-vous réfléchi au malheur d'une femme dont tous les liens naturels sont brisés ? Savez-vous que par la dépendance de notre sort et la foiblesse de notre coeur, nous ne pouvons marcher seules dans la vie ? Matilde est très-religieuse, mais sa raison a besoin de guide. S'il ne lui restoit plus une seule affection sur la terre, les chagrins, exaltant sa dévotion déjà superstitieuse, la porteraient bientôt à un enthousiasme fanatique dont on ne peut prévoir les effets.

Quel crime a-t-elle commis envers vous, pour la punir ainsi ? Sa mère l'estimoit assez, pour n'avoir pas osé lui confier les ruses qui cependant avoient servi à son bonheur. Matilde vous a vu, Matilde vous a aimé.

Elle savoit qu'elle étoit destinée à vous épouser ; elle a cru suivre son devoir, en se livrant à l'attachement que vous lui inspiriez.

Et moi, juste ciel ! et moi, qui dois si bien comprendre ce que votre perte peut faire souffrir, je causerois à Matilde la douleur au-dessus de toutes les douleurs ! Car, ne vous y trompez pas, Léonce, si vous vous rendiez coupable de l'action dont vous me menacez, c'est moi que j'en accuserois ; non parce que j'aurois refusé de vous voir, non pour avoir tenté de triompher de ma foiblesse, mais pour vous avoir laissé lire dans ce coeur, qui devoit se fermer pour jamais, du moment où vous n'étiez plus libre.

Je m'accuserois d'avoir inspiré un sentiment qui, loin de rendre meilleur l'objet que j'aime, lui auroit fait perdre ses vertus.

Léonce, est-ce ainsi que nous sommes faits pour nous aimer ? Ce sentiment qui, je le crois, ne s'éteindra jamais, ne devoit-il pas servir à perfectionner notre âme ? Oh ! qu'est-ce que l'amour sans enthousiasme ? Et peut-il exister de l'enthousiasme, sans que le respect des idées morales soit mêlé de quelque manière à ce qu'on éprouve ? Si je cessois d'estimer votre caractère, que seriez-vous pour moi, Léonce ? le plus aimable, le plus séduisant des hommes ; mais ce n'est point par ces charmes seuls que mon coeur eût été subjugué. Ce qui a décidé de ma vie, c'est que vos qualités, c'est que vos défauts même, me sembloient appartenir à une âme noble et fière : j'ai reconnu en vous la passion de l'honneur, exagérée, s'il est possible, mais inséparable, je l'imaginois, des véritables vertus ; je vous ai cru le besoin de votre propre approbation, plus encore que celui du suffrage des autres hommes.

Jamais on n'a prononcé devant vous une parole généreuse ou sensible, sans que je vous aie vu tressaillir ; jamais vous n'avez entendu raconter une belle action, sans que vos regards aient exprimé cette émotion profonde, qui désigne l'une à l'autre les âmes d'une nature supérieure.

Voudriez-vous abjurer tout ce qui fut la cause de mon amour ?

Dans ce moment où je me condamne au sacrifice le plus cruel que le devoir puisse exiger, l'idée que je me suis faite de vous me soutient et me relève ; je souffre pour mériter votre estime ; peut-être ce motif a-t-il plus d'empire sur moi, que je ne le crois encore. Vous sacrifieriez l'amour et son bonheur à l'opinion publique, Léonce, vous le feriez, je le sais ; et que penseriez-vous donc de moi, si Dieu et ma conscience avoient moins d'empire sur ma conduite, que l'honneur du monde sur la vôtre ? Il me reste encore quelques forces, je dois m'en servir pour fuir le remords. Si malgré mes efforts les plus sincères, vous parvenez à renverser mes résolutions, il n'y aura point de terme aux malheurs qui nous poursuivront. Ma réputation s'altérera bientôt, et peut-être m'en aimerez-vous moins. Juste ciel ! pouvez-vous rien imaginer qui alors égalât mon supplice ! Les sacrifices que j'aurois faits à votre amour, me flétriroient à vos yeux mêmes. Et qui sait s'il seroit temps encore de ranimer votre coeur par une action désespérée, et de reconquérir pour ma mémoire l'affection pure et vive que le blâme du monde auroit ternie !

Léonce, des craintes, des réflexions sans nombre se pressent dans ma pensée, et luttent contre le sentiment qui m'entraîne vers toi. Ah ! que n'en coûte-t-il pas pour s'arracher au bien suprême ! Mais d'où vient donc l'effroi qui me saisit, lorsque je me sens prête à céder à vos voeux ? C'est la protection du ciel qui m'inspire cet effroi salutaire : peut-être l'ombre d'un ami que j'ai perdu, fait-elle un dernier effort pour me sauver, et gémit-elle autour de moi, sans que mes sens puissent saisir, ni ses paroles, ni son image.

Léonce, si j'ai cessé de vous entretenir de Matilde, dont j'étois d'abord uniquement occupée, c'est que je ne crains plus le projet que l'égarement d'un instant vous avoit inspiré ; je n'ai pas besoin de votre réponse pour être sûre que vous y avez renoncé. Je ne sais dans quel endroit de cette lettre, j'ai éprouvé tout à coup la certitude que je vous avois persuadé, mais cette impression ne m'a pas trompée.

O Léonce ! nous ne sommes pas encore tout-à-fait séparés ; mes propres mouvemens m'apprennent ce que vous ressentez. Il est resté dans mon coeur je ne sais quelle intelligence, quelle communication avec vous, qui me révèle vos pensées.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VII.

LETTRE VII.

Léonce à Delphine.

Oui, je vous obéirai, vous avez raison de n'en pas douter ; je cède à la vérité, quand c'est vous qui me l'annoncez. N'aurai-je donc pas le pouvoir de vous persuader à mon tour ?

Il est impossible que vous eussiez la force de vous montrer cruelle envers moi, si j'avois su vous convaincre que la plus parfaite vertu vous permettoit, vous ordonnoit même peut-être, de condescendre à ma prière. Je ne sais si dans le délire de la fièvre, j'ai conçu l'espérance que vous seriez l'épouse de mon choix, que vous tiendriez les sermens que vous auriez prononcés, si dans ce jour affreux j'avois saisi votre main, que vous tendiez vers moi, et que je l'eusse présentée à la bénédiction du ciel ; mais j'en prends à témoin l'amour et l'honneur, je ne vous demande qu'un lien pur comme votre âme, un lien sans lequel je ne puis exercer aucune vertu, ni faire le bonheur de personne.

Vous m'ordonnez de rester auprès de Matilde, j'obéirai ; mais le spectacle de mon désespoir ne l'éclairera-t-il pas tôt ou tard sur mes sentimens ? Si vous m'ôtez l'émulation de vous plaire, si des entretiens fréquens avec vous ne raniment pas mon esprit découragé, ne me rendent pas le libre usage des qualités et des talens que je possédois peut-être, mais que je perds sans vous, que ferai-je dans la vie ? comment serai-je distingué dans aucun genre ? comment avancerai-je vers un but glorieux, quel qu'il soit ? Aucun intérêt, aucun mouvement spontané ne me dira ce qu'il faut faire ; et loin d'éprouver de l'ambition, je m'acquitterai des devoirs de la vie, comme une ombre qui se promeneroit au milieu des êtres vivans.

Puis-je cultiver mon esprit, quand il n'est plus capable d'une attention suivie ? lorsqu'il ne saisit une idée que par un effort ? quand je ne puis rien concevoir, rien faire sans une lutte pénible contre la pensée qui me domine ?

Quelle est la carrière que l'on peut suivre, quelle est la réputation qu'on peut atteindre par des efforts continuels ? Quand la nature n'inspire plus lien que de la douleur, se fait-il jamais rien de bon et de grand ? Un revers éclatant peut donner de nouvelles forces à une âme fière, mais un chagrin continuel est le poison de toutes les vertus, de tous les talens, et les ressorts de l'âme s'affaissent entièrement par l'habitude de la souffrance.

Vous croyez que je serai plus capable de remplir mes devoirs domestiques, si vous m'arrachez les jouissances que je voudrois trouver dans votre amitié ; eh bien ! ce sont des devoirs constans et doux qui exigent une sorte de calme, qu'un peu de bonheur pourroit seul me donner. Oui, Delphine, je vous le devrois ce calme ; votre figure enchanteresse enflamme et trouble souvent mon coeur ; mais votre esprit, mais votre âme me font goûter des délices pures et tranquilles. Quand, chez madame de Vernon, je vous entendois parler sur la vertu, sur la raison, analyser les idées les plus profondes, démêler les rapports les plus délicats, je m'éclairois en vous écoutant : je comprenois mieux le but de l'existence, je pressentois avec plaisir l'utile direction que je pourrais donner à mes pensées.

L'amour, quand c'est vous qui l'inspirez, ennoblit l'âme, développe l'esprit, perfectionne le caractère ; vous exercez votre pouvoir, comme une influence bienfaisante, non comme un feu destructeur. Depuis que je ne vous vois plus, je me sens dégradé, je ne fais plus rien de moi-même ; je compare, en frémissant, la douleur qui m'attend, à celle que j'ai déjà sentie : j'essaie de recourir à des distractions impuissantes, et je me dis souvent, qu'il vaudroit mieux se donner la mort, qu'être occupé sans cesse à fuir la vie.

Delphine, ce ne sont pas là les peines ordinaires d'un amour malheureux, celles dont le temps, ou l'absence, ou la raison peuvent triompher ; c'est un besoin de l'âme, toujours plus impérieux, plus on veut le combattre. Votre visage ne feroit pas l'enchantement de mes regards, la jeunesse ne prodiguerait pas tous ses charmes à votre taille ravissante, que j'éprouverois encore pour vous le sentiment le plus tendre. Vos idées et vos paroles auroient sur moi tant d'empire, qu'après vous avoir entendue, jamais je ne pourrais aimer une autre femme.

Ah ! mon amie, ne le sens-tu pas comme moi ? l'univers et les siècles se fatiguent à parler d'amour, mais une fois, dans je ne sais combien de milliers de chances, deux êtres se répondent par toutes les facultés de leur esprit et de leur âme ; ils ne sont heureux qu'ensemble, animés, que lorsqu'ils se parlent ; la nature n'a rien voulu donner à chacun des deux qu'à demi, et la pensée de l'un ne se termine que par la pensée de l'autre.

S'il en est ainsi de nous, ma Delphine, quels efforts insensés veux-tu donc essayer ? Tu me reviendras dans quelques années ; si je vis, si nous vivons tu me reviendras, ne pouvant plus lutter contre la destinée du coeur ; mais alors il ne nous restera que des âmes abattues par une trop longue infortune. Nous n'aurons plus la force de nous relever, et de soutenir, sans en être accablés, cette masse de douleurs, que la nature fait peser sur la fin de la vie.

Delphine ! Delphine ! crois-moi quand je te jure de respecter tous les devoirs, toutes les vertus que tu me commandes ; après un tel serment, tu n'as pas le droit de me refuser. Tu parles de ta faiblesse, tu prétends la craindre ; ah, cruelle ! combien tu, te trompes ! Mais enfin tu dirois vrai, que moi, l'amant qui t'adore, je te préserverai, si ton coeur se confie au mien ; je respecterai ta vertu, ta céleste délicatesse, tout ce qui fait de toi l'ange des anges !

Je veux que ton image reste en tout semblable à celle qui remplit maintenant mon coeur ; et la plus légère altération dans tes qualités me causeroit une douleur que toutes les jouissances de l'amour ne pourroient racheter.

Vous protégez Matilde, je m'occuperai attentivement de son bonheur ; vous connoissez son caractère, son genre de vie, la nature de son esprit, vous savez combien il est aisé de lui cacher ce qui se passe dans le monde et même autour d'elle ; je la rendrai plus heureuse, par les soins que je croirai lui devoir en compensation du bonheur que je goûterai sans elle ; je la rendrai plus heureuse en réparant ainsi les torts qu'elle ignorera, que si, l'âme déchirée, je traînois quelque temps encore loin de vous, une vie de désespoir. Delphine, tout est prévu, j'ai répondu à tout, il ne reste plus de défense à votre coeur, mon innocente prière ne peut plus être refusée.

Me condamneriez-vous à repousser un soupçon que vous me faites entrevoir ? Vous avez le droit de m'accabler de mes défauts, après le malheur dans lequel ils m'ont précipité ; cependant deviez-vous me dire que je vous aimerois moins, si votre réputation étoit altérée, si elle l'étoit par votre condescendance même pour mon bonheur ? Mon amie, rejette loin de toi ces craintes indignes de tous deux, laisse-moi passer chaque jour une heure auprès de toi ; le charme de cette heure se répandra sur le reste de ma vie, je l'attendrai, je m'en souviendrai ; mon sang en circulant dans mes veines, ne m'y causera plus une douleur brûlante. Je pourrai penser, agir, faire du bien aux autres, remplir les devoirs de ma vie, et mourir regretté de toi.

Je vais porter cette lettre à votre porte, l'espérance me ranime ; si tu as dit vrai, Delphine, si nos coeurs se devinent encore, cette espérance est le présage assuré de ta réponse.

A onze heures du soir.

J'arrive chez vous, et j'apprends que vous êtes partie.

Partie ! Et l'on ne veut pas me dire par quelle route ! qu'espèrent-ils ceux qui s'obstinent à garder ce barbare silence ? pensent-ils que sur la terre je ne saurai pas vous trouver ? Si cette lettre vous arrive avant moi, préparez votre coeur, votre coeur, quelque dur qu'il soit, à beaucoup souffrir ; car vous serez inflexible, je dois le croire à présent, et néanmoins il est des événemens funestes, que vous ne verrez pas sans frémir. Adieu ; je ne m'arrête plus que je n'aie rencontré la mort ou vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VIII.

LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 14 décembre 1790.

Je reste, ma chère Louise ! ce mot est peut-être bien coupable, mais si vous le pardonnez, tout ce que j'ai à vous dire ne servira qu'à me justifier.

Vous savez dans quel état j'étois quand je me défendois de le voir ; je prenois ma douleur pour le trouble le plus coupable et le plus dangereux : maintenant que je suis résolue à ne plus le quitter, je suis calme, je ne me crains plus ; ce qu'il me falloit, c'étoit le voir et lui parler. Je ne forme pas un souhait, à présent que ce bonheur m'est assuré ; je suis certaine de passer ainsi toutes les années de ma jeunesse, sans avoir même à combattre un seul mouvement condamnable.

Je serai son amie, tous les sentimens de mon coeur lui seront consacrés, mais cette union ne nous inspirera jamais que les plus nobles vertus.

Louise, je luttois contre la nature et la morale, en me séparant de lui. Je voulois triompher de l'horreur que m'inspiroit l'idée de le faire souffrir, je devois donc être agitée sans cesse par une incertitude déchirante ; ne sachant si j'étois vertueuse ou criminelle, barbare ou généreuse, tout étoit confondu dans mon esprit. Je crois comprendre à présent ce qu'il faut accorder à mes devoirs, et je les concilierai. Peut-être ne pourrai-je conserver ce qu'on appelle dans le monde une existence et de la réputation ; mais songez-vous pour quel prix je les expose ? c'est pour le voir et le voir sans remords ! Que les ennemis inventent à leur gré des calomnies, des persécutions, des peines, ils n'en trouveront point que je ne méprise au sein d'un tel bonheur.

L'amour tel que je le sens, ne me laisse craindre que le crime ou la mort : le reste des maux de la vie ne s'offre à moi que comme ces brouillards lointains et passagers qui fixent à peine un instant nos regards.

Il faut vous raconter, ma soeur, la scène terrible et douce qui a décidé de mon sort.

Madame d'Artenas, témoin, malgré moi, de mon refus de voir mon ami, et de la douleur que j'en éprouvois, s'étoit rendue maîtresse de mon secret, et m'avoit emmenée chez elle à l'insu de Léonce, pour me dérober à ses recherches. J'étois convaincue, par ses lettres, que je ne pourrois jamais obtenir de lui la promesse de ne pas me suivre.

Craignant que d'un instant à l'autre il ne découvrît ma retraite, je me décidai à partir, en faisant un détour, pour regagner la route du midi. Le soir même où je vous le mandai, ma résolution fut prise et exécutée. J'étois soutenue, je crois, dans ce grand effort, par la fièvre que la solitude et la douleur m'avoient donnée ; une exaltation forcée m'animoit, et j'étois si pressée d'accomplir mon cruel sacrifice, que je montai dans ma voiture un quart d'heure après m'être déterminée à m'en aller. Je laissai Antoine à Paris pour arranger mes affaires, et n'ayant avec moi que ma femme de chambre, je partis dans un état qui ressembloit bien plus à l'égarement du délire, qu'au triomphe de la raison.

La nuit étoit noire et le froid assez vif ; je jetai mon mouchoir sur ma tête, et m'enfonçant dans ma voiture, son mouvement m'emporta pendant trois heures, sans me faire changer d'attitude. Étourdie par cette course rapide, je ne suivois aucune idée, je les repoussois toutes successivement : néanmoins c'étoit en vain que je cherchois à confondre, dans mon trouble, les souvenirs et les regrets qui se présentoient à moi ; je parvenois à obscurcir ce qui se passoit dans mon esprit, mais rien ne calmoit ma douleur.

Je m'imagine que l'état de mon âme avoit quelque ressemblance alors avec celui des malheureux condamnés à la mort, lorsque, ne se sentant pas la force d'envisager cette idée, ils essaient d'étouffer en eux toute faculté de réflexion.

Un air glacé, dont je ne m'étois point garantie, me causoit de temps en temps des sensations assez pénibles, et cette souffrance me faisoit un peu de bien. Je pressois quelquefois mon mouchoir sur ma bouche, jusqu'au point de m'ôter la respiration pendant un moment, afin de détourner par un autre genre de douleur, la pensée que je redoutois comme un fantôme persécuteur. Je ne sais ce qui me seroit arrivé, lorsque après de vains efforts pour échapper à moi-même, j'aurois considéré dans son entier le sort que je m'imposois. Mais j'étois parvenue, je crois, à cet excès de malheur qui fait descendre sur nous le secours de la clémence divine.

Un événement que je pourrois appeler surnaturel, du moins par l'impression que j'en ai reçue, vint tout à coup changer mon état, et me délivrer des tourmens du désespoir. J'entendis mes postillons qui crioient :-Pourquoi voulez-vous nous arrêter ? Qui êtes-vous ?

Rangez-vous à l'instant, rangez-vous.-Je crus d'abord que des voleurs vouloient profiter de la nuit pour nous attaquer, et moi, que vous connoissez craintive, j'éprouvai une émotion presque douce.

L'idée me vint que Dieu avoit pitié de moi, et m'envoyoit la mort.

J'avançai précipitamment ma tête à la portière, avide du péril quel qu'il fût, qui devoit m'arracher aux impressions que j'éprouvois.

Je ne pouvois rien voir, mais j'entendis une voix qui, depuis la première fois qu'elle m'a frappée, n'est jamais sortie de mon coeur, prononcer ces mots : Faites avancer vos chevaux si vous voulez, écrasez-moi, mais je ne reculerai pas.-Arrêtez, m'écriai-je, arrêtez.

-Les postillons ne distinguoient point mes paroles, et je crus qu'ils se préparaient à partir en renversant celui qui s'étoit placé devant eux ; je fis des efforts pour ouvrir la portière ; le tremblement de ma main m'empêchoit d'y réussir ; ce tremblement augmentait à chaque seconde qu'il me faisoit perdre. Je sentois que si je ne parvenois pas à descendre, les postillons ne me comprenant pas, attribueroient mes cris à l'effroi, et prenant Léonce pour un assassin, pourraient l'écraser à l'instant sous les pieds des chevaux et les roues de ma voiture. Non, jamais un supplice de cette nature ne sauroit se peindre ! Enfin je m'élançai hors de cette fatale portière ; Léonce qui m'avoit entendue, s'étoit jeté en bas de son cheval, et courant vers moi, il me reçut dans ses bras.

Divinité des justes ! que ferez-vous de plus pour la vertu ? Que réservez-vous pour elle dans les cieux, quand sur la terre vous nous avez donné l'amour ? Je le retrouvois le jour même où je m'étois condamnée à le quitter pour toujours. Mon coeur reposoit sur le sien, au moment où j'avois cru sentir la voiture qui me traînoit, se soulever en passant sur son corps ; non, je n'aurois pas été un être sensible et vrai, si je n'avois pas été résolue dans cet instant, à donner ma vie à celui dont la présence venoit de me faire goûter de telles délices. Ah ! Louise, qui pourroit se replonger dans le désespoir, quand un coup du sort l'en a retiré ? qui pourroit se rejeter volontairement dans l'abîme, reprendre toutes les sensations douloureuses, suspendues, effacées par la confiance que le bonheur inspire si rapidement ? Non, j'ose l'affirmer, le coeur humain n'a pas cette force.

Léonce me porta pendant quelques pas ; il me croyoit évanouie, je ne l'étois point ; j'avois conservé le sentiment de l'existence pour jouir de cet instant, peut-être marqué par le ciel, comme le dernier et le plus haut degré de la félicité qu'il me destine.

Le premier mot que je dis à Léonce, fut la promesse de renoncer à mon projet de départ ; ce départ m'étoit devenu désormais impossible, et je ne voulois pas qu'il pût en douter un instant, après que ma décision étoit prise. Ah ! Louise, quelle reconnoissance il m'exprima ! quel sentiment délicieux le bonheur de ce qu'on aime ne fait-il pas éprouver ! Je ne sais quelle terreur, créée par l'imagination, avoit effrayé, troublé mon esprit depuis quinze jours. Pourquoi donc, pourquoi voulois-je me séparer de Léonce ? N'existe-t-il pas des soeurs qui passent leur vie avec leurs frères ? des hommes dont l'amitié honore et console les femmes les plus respectables ? Pourquoi m'estimois-je si peu que de ne pas me croire capable d'épurer tous les sentimens de mon coeur ; et de goûter à la fois la tendresse et la vertu ?

Dès que Léonce me vit résolue a ne pas me séparer de lui, il s'établit entre nous la plus douce intelligence ; il donna avec une grâce charmante des ordres tout autour de moi, plaça ma femme de chambre dans le cabriolet d'Antoine, qui étoit venu me rejoindre, et se mêla enfin de tous les détails, avec la vivacité la plus aimable, comme s'il eût cru prendre ainsi possession de ma vie.

Après m'avoir fait remonter dans ma voiture, il me montra, par les soins les plus tendres, son inquiétude sur l'état de tremblement où j'étois ; il m'entoura de son manteau, ouvrit et referma les glaces plusieurs fois, pour essayer ce qui pourroit me faire du bien ; je voyois en lui une activité de bonheur, une sorte d'impossibilité de contenir sa joie, qui me jetoit dans une rêverie enchanteresse ; je me taisois, parce qu'il parloit ; j'étois calme, parce que l'expression de ses sentimens étoit vive.

Oh, Louise ! personne, personne au monde, se faisant l'idée de cette félicité, ne renonceroit à l'éprouver !

Il fut convenu entre Léonce et moi que je dirois, à mon retour à Paris, que la fièvre m'avoit saisie eu route et m'avoit obligée de revenir. J'écoutai ses projets pour nous voir, chaque jour, sans jamais causer la moindre peine à Matilde ; ils étoient tels que je pouvois les désirer ; il revint souvent aussi à m'entretenir des ménagemens qu'il auroit pour ma réputation.-Léonce, lui répondis-je, ne faites désormais rien pour moi qui ne soit nécessaire à vous ; je ne suis plus à présent qu'un être qui vit pour celui qu'elle aime, et n'existe que dans l'intérêt et la gloire de l'objet qu'elle a choisi.

Tant que vous m'aimerez, vous aurez assez fait pour mon bonheur ; mon amour-propre, mes penchans, mes désirs sont tous renfermés dans ma tendresse. Ne tourmentez ni ma conscience ni mon amour, et décidez de ma vie sous tous les autres rapports ; je me mets, avec fierté comme avec joie, dans la dépendance absolue de votre volonté.

-Louise, avec quelle passion, avec quels transports Léonce me remercia ! Votre heureuse Delphine entendit pendant trois heures le langage le plus éloquent de l'amour le plus tendre. Léonce n'eut pas un instant, j'en suis sûre, l'idée de se permettre une expression, un regard qui pût me déplaire. Que le coeur est bon ! qu'il est pur ! Qu'il est enthousiaste, alors qu'il est heureux !

Je trouvai, en arrivant chez moi, la dernière lettre que Léonce m'avoit écrite, et que je n'avois point reçue ; il me sembla qu'elle eût suffit pour m'entraîner ; mais qu'il étoit doux de la lire ensemble ! Les expressions de la douleur de Léonce me faisoient jouir encore plus de son bonheur actuel, et je me plaisois à lui faire répéter les prières qu'il m'avoit adressées, pour m'en laisser toucher une seconde fois.

Mais enfin, je m'aperçus qu'il étoit trois heures du matin ; au premier mot que je dis à Léonce, il obéit, et me quitta pour retourner chez lui.

J'avois perdu le repos depuis plusieurs mois ; j'ai dormi profondément le reste de cette nuit. Quand je me suis réveillée, un beau soleil d'hiver éclairoit ma chambre ; il avoit ses rayons de fête, et condescendoit à mon bonheur. Je priai Dieu long-temps, je n'avois rien dans l'âme que je craignisse de lui confier ; après avoir prié, je vous ai écrit. Ma soeur, je l'espère, vous ne me condamnerez pas ; nous avons toujours eu tant de rapports dans notre manière de penser et de sentir ! comment se pourroit-il que je fusse contente de moi, et que vous trouvassiez ma conduite condamnable ? Cependant, Louise, hâtez-vous de me répondre. Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IX.

LETTRE IX.

Léonce à Delphine.

Mon amie, quoi qu'il puisse nous arriver, remercions le ciel de nous avoir donné la vie. Arrête ta pensée sur ce jour qui vient de s'écouler ; il a fait une trace lumineuse dans le cours de nos années, et nous tournerons nos regards vers lui, quelque avenir que le sort nous destine.

Dès mon enfance, un pressentiment assez vif, assez habituel, m'a persuadé que je périrois d'une mort violente : ce matin cette idée m'est revenue à travers les délices de mes sentimens, mais elle avoit pris un caractère nouveau ; je n'étois plus effrayé du présage, je ne désirois plus de le détourner ; je ne voyois plus la vie que dans l'amour, et je me plaisois à penser que si je périssois foudroyé dans la jeunesse par quelqu'un des événemens qui menacent un caractère tel que le mien, je périrois dans l'ardeur de ma passion pour toi, et long-temps avant que l'âge eût refroidi mon coeur.

Dis-moi, Delphine, pourquoi la pensée de la mort se mêle avec une sorte de charme aux transports de l'amour ? Ces transports vous font-ils toucher aux limites de l'existence ? Est-ce qu'on éprouve en soi-même des émotions plus fortes que les organes de la nature humaine, des émotions qui font désirer à l'âme de briser tous ses liens pour s'unir, pour se confondre plus intimement encore avec l'objet qu'elle aime ? Ah ! Delphine, que je suis heureux ! que je suis attendri ! mes yeux sans cesse remplis de larmes, ma voix émue, mes pas lents et rêveurs, pourroient me donner l'apparence du plus foible des êtres. Mon caractère, cependant, est loin d'être amolli, mais c'est un état extraordinaire que cette inépuisable source d'impressions sensibles, qui se répand dans tout mon être.

L'air déchiroit hier ma poitrine oppressée, ce matin il me semble que je respire l'amour et le bonheur.

Ah ! que j'aime la vie ! chaque mouvement, chaque pensée qui me rappelle l'existence est un plaisir que je voudrois prolonger ; je retiens le temps comme un bienfaiteur.

Delphine, nous serons une fois malheureux, ainsi le veut la destinée ; mais nous n'aurons jamais le droit de nous plaindre. J'ai senti les battemens de ton coeur sur le mien, tes bras m'ont serré de toute la puissance de ton âme ; ces peines, ces inquiétudes, ces doutes qui pèsent toujours au dedans de nous-mêmes, et troublent en secret nos meilleurs sentimens, ces infirmités de l'être moral enfin avoient disparu tout à coup en moi. J'étois libre, généreux, fier, éloquent ; s'il eût fallu dans ce moment étonner les hommes par le plus intrépide courage, les entraîner par des expressions enflammées, j'en étois capable, j'en étois digne, et nul génie mortel n'auroit pu s'égaler à ton heureux amant. C'est avec cet enthousiasme d'amour, que toi seule au monde peux inspirer, que je saurai tromper l'ivresse où me jette ta beauté ; si quelquefois cet effort m'est pénible, rappelle-moi que tu tiens de mon aveu même qu'hier, hier ! rien ne manquoit à mon bonheur.

Delphine, je te verrai ce soir, je le puis sans le moindre inconvénient : tout s'arrange, tout est facile, les plus petites circonstances secondent mes désirs ; je suis un être favorisé du ciel à cause de toi. Tu m'instruiras dans ta religion, je ne m'en étois pas occupé jusqu'à ce jour ; mais j'ai tant de bonheur, qu'il me faut où porter ma reconnoissance ! ce n'est pas assez du culte que je te rends, il faut me dire à qui je dois ta vie, qui te l'a donnée, qui te la conserve.

Impose-moi quelques sacrifices, quelques peines ; mais il n'y en a plus au monde. Comment faire pour découvrir quelques devoirs qui me coûtent, quelques actions qui puissent m'être comptées, quand je te verrai tous les jours ? Oh, Delphine ! calme-moi, s'il est possible ; sur l'excès de mon bonheur, sur sa durée. Dis-moi que le ciel t'a permis de me donner un sort qui n'étoit pas fait pour les hommes ; je puis tout espérer, je puis tout croire ! Quel miracle m'étonneroit, quand un moment a changé la nature entière à mes yeux !

Oui, je possède cette félicité, la mort seule la terminera ; il n'y en aura plus de ces terribles jours, pendant lesquels je ne te voyois pas. Mon amie, la force de les concevoir et de les supporter n'existe plus en moi ; j'ai perdu en un instant toute puissance sur mon âme ; le bonheur est devenu mon habitude, mon droit ; il faut me ménager avec bien plus de soin que dans le temps de mon désespoir. Je suis heureux, mais tout mon être est ébranlé ; les palpitations de mon coeur sont rapides ; je sens dans mon sein une vie tremblante, que la moindre peine anéantirait à l'instant. Oh, Delphine ! le bonheur parfait étonne la nature humaine ; ma tête se trouble, et je suis prêt à devenir misérablement superstitieux, depuis que je possède tous les biens du coeur.

Adieu, Delphine, adieu ; je veux en vain m'exprimer : il y a dans les passions violentes une ardeur, une intensité dont l'âme seule a le secret. Une sympathie céleste, une étincelle d'amour te révélera peut-être ce que j'éprouve.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE X.

LETTRE X.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 20 décembre.

Je le crois, j'en suis sûre, ma chère Delphine, puisque vous êtes heureuse, vous n'avez pas dans le coeur un seul désir, une seule pensée que la vertu la plus parfaite ne puisse approuver : mais hélas ! vous ne vous doutez pas de tous les périls de votre situation ; faut-il que je sois forcée par les devoirs de l'amitié, à ne pas partager avec vous le premier sentiment de joie que vous m'ayez confié depuis six mois ! Je ne vous demande point ce qu'il n'est plus temps d'obtenir ; en lisant vos expressions passionnées, je me suis convaincue que vous n'êtes plus capable du grand sacrifice pour lequel vous avez courageusement lutté ; mais du moins réfléchissez sur les chagrins dont vous êtes menacée, afin qu'une crainte salutaire vous serve de guide encore, s'il est possible. Vous croyez que Léonce n'exigera jamais de vous de renoncer aux principes de vertu, sans lesquels une âme comme la vôtre ne pourroit trouver aucun bonheur ; je crois que dans ce moment son coeur est satisfait par un bien inespéré ; mais si vous ne pouvez supporter son malheur, pensez-vous qu'il n'essaiera pas de ce moyen puissant pour tourmenter votre vie ? Vous triompherez, je le crois ; mais au prix de quelle douleur ! l'avez-vous prévu ?

Quand vous parviendriez à guider les sentimens de Léonce dans ses rapports avec vous, pouvez-vous oublier son caractère ? Il ne s'en souvient plus lui-même à présent, il ne sent que son amour : mais ne savez-vous pas que les défauts qui tiennent à notre nature ou aux habitudes de toute notre vie, renaissent toujours dès qu'il existe une circonstance qui les blesse ! Vous abandonnez, dites-vous, le soin de votre réputation, il vous suffit de veiller à la rectitude de votre conduite.

Mais s'il arrive ce qui ne peut manquer d'arriver, si l'on soupçonne et si l'on blâme votre liaison avec Léonce, il souffrira lui-même beaucoup du tort qu'elle vous fera, et vous retrouverez peut-être avec amertume son irritabilité sur tout ce qui tient à l'opinion.

Enfin, pouvez-vous vous flatter que Matilde, malgré tous vos ménagemens pour elle, ne découvre pas une fois les sentimens que vous inspirez à Léonce ? et croyez-vous qu'elle fût heureuse, en apprenant qu'elle vous doit jusques aux soins même de son époux, et que sa conduite envers elle dépend entièrement de votre volonté ?

Je vous le répète, je ne vous donne point les conseils rigoureux qui seroient maintenant inutiles ; mais songez que c'est dans le bonheur qu'il est aisé de fortifier sa raison. Je n'exige rien des malheureux, ils ont assez à faire de vivre ; il n'en est pas de même de vous, Delphine ; vous jouissez maintenant d'une situation qui vous enchante, c'est ce moment qu'il faut saisir pour vous accoutumer, par la réflexion, à supporter un avenir peut-être, hélas ! trop vraisemblable.

Il m'en coûte de vous le dire, mais je n'ai pas vu un seul exemple de bonheur et de vertu dans le genre de liaison que vous projetez.

L'exemple de la vertu, vous le donnerez, mais non celui du bonheur. Ce qu'on prévoit et ce qu'on ne prévoit pas brise des noeuds trop chers et trop peu garantis ; la société étant tout entière ordonnée d'après des principes contraires à ces relations de simple choix, elle pèse sur elles de toute sa force, et finit toujours par les rompre ; alors le reste des années est dévoré d'avance ; on ne peut plus reprendre à ces intérêts, à ces goûts simples qui font passer doucement les jours que la Providence nous destine. L'on a connu, l'on a éprouvé cette existence animée que donnent les sentimens passionnés, et l'on n'est plus accessible à aucune des jouissances communes de la vie.

La puissance de la raison sert à supporter le malheur, mais la raison ne peut jamais nous créer un seul plaisir ; et quand l'amour a consumé le coeur, il faudroit un miracle pour faire rejaillir de ce coeur ainsi consumé, la source des plaisirs doux et tranquilles.

Oh, Delphine ! pauvre Delphine ! vous immolez tout à quelques années, à moins encore, peut-être ! Je vous en conjure, regardez votre séjour ici comme un asile, ne renoncez pas à y venir, n'ajoutez pas l'imprévoyance et l'aveugle sécurité à tous les sentimens qui vous captivent. Reposez-vous un moment dans le bonheur, mais afin de reprendre des forces pour continuer la route de la vie. Hélas ! Vous n'avez pas fini de souffrir, ne relâchez pas tous les liens qui vous soutenoient ; tous ces liens, qui sont plus souvent encore un appui qu'une gêne, ils ne vous seront que trop nécessaires. Mon amie, nous l'avons dit souvent ensemble, la société, la Providence même, peut-être, n'a permis qu'un seul bonheur aux femmes, l'amour dans le mariage ; et quand on en est privé, il est aussi impossible de réparer cette perte que de retrouver la jeunesse, la beauté, la vie, tous les dons immédiats de la nature, et dont elle dispose seule.

Il en coûte, je le sens, de se prononcer que l'on ne peut plus être heureux ; mais il seroit plus amer encore de se faire illusion sur cette vérité ; et, dans de certaines situations, c'est un grand mal que l'espérance ; sans elle, le repos naîtroit de la nécessité. Delphine, l'amitié doit réserver ses foiblesses pour l'instant de la douleur ; au milieu des prospérités, il faut qu'elle fasse entendre une voix sévère.

Je ne vous ai parlé que des peines qui menacent le sentiment auquel vous vous livrez ; je ne me suis pas permis de craindre pour vous le plus grand des malheurs, le remords.

Ah ! vous avez fait une cruelle expérience de la douleur, et cependant vous ne connoissez pas encore tout ce que le coeur peut souffrir ; vous l'apprendriez, si vous aviez manqué à vos devoirs. Aussi long-temps que vous les respecterez, mon amie, la faveur du ciel peut encore vous protéger.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XI.

LETTRE XI.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 29 décembre.

Vous êtes heureuse, ma Delphine, mon coeur ne devroit plus rien désirer ; il y a quinze jours que je ne croyois pas même à la possibilité de la peine ; il me sembloit qu'elle ne rentreroit jamais dans mon coeur ; cependant je suis inquiet, presque triste ; je voulois te le cacher, mais j'ai senti que j'offenserois cette intimité parfaite, qui confond nos âmes, si je laissois s'établir le moindre secret entre nous.

Je vous en conjure, Delphine, n'interprétez pas mal ce que je vais vous dire. Ce ne sont point des sentimens réprimés, quoique invincibles, qui troublent déjà mon bonheur ; ce n'est pas non plus la jalousie qui s'empare de moi ; comment pourroit-elle m'atteindre ? Mon coeur en est préservé par mon estime, par mon admiration pour toi : mais je hais cette vie du monde dans laquelle vous avez reparu avec tant d'éclat. Quand je vais chez vous, j'y rencontre sans cesse des visites, je ne suis jamais sûr d'un instant de conversation tête à tête ; plusieurs fois les importuns pour qui vous êtes charmante, sont demeurés à causer avec vous, jusqu'à l'heure où la prudence ne me permettoit plus de rester.

Hier au soir, par exemple, hier j'ai passé quatre heures avec vous, et pendant ces quatre heures, qui pourroit le croire ! je n'ai éprouvé que des sentimens pénibles. Madame d'Artenas vous avoit persécutée pour souper chez elle, vous aviez cru devoir y consentir : c'étoit, m'avez-vous dit, afin de prouver par l'accueil même que vous recevriez au milieu de la meilleure société de Paris, que l'impression des bruits répandus contre vous étoit entièrement effacée ; car vous aussi, Delphine, vous vous occupez de captiver l'opinion du monde, et vous y réussissez parfaitement ; je vous ai suivie dans ce tourbillon, et si je n'y avois pas été, je ne vous aurois pas vue de tout le jour.

J'arrivai avant vous, vous entrâtes ; jamais je ne vous avois vue si belle ! cet habit noir sur lequel retomboient vos cheveux blonds, ce crêpe qui environnoit votre taille et faisoit ressortir la plus éclatante blancheur, toute votre parure enfin contribuoit à vous rendre éblouissante. J'entendis des murmures d'admiration de toutes parts, et je ne sais pourquoi je ne me sentis pas fier de votre succès ; il me sembloit que vous deviez votre éclat au désir de plaire généralement, et non à votre attachement pour moi seul ; cette impression fut la première que j'éprouvai en vous voyant, et le reste de la soirée ne fut que trop d'accord avec ce pénible sentiment.

Jamais vous n'avez produit tant d'effet par votre présence et par votre conversation ! jamais vous n'avez montré un esprit plus séduisant et plus aimable ! Trois rangs d'hommes et de femmes faisoient cercle autour de vous, pour vous voir et vous entendre. La jalousie, la rivalité étoient pour un moment suspendues ; on étoit avec vous comme les courtisans avec la puissance ; ils cherchent à s'en approcher sans se comparer avec elle ; chacun étoit glorieux de bien comprendre tout le charme de vos expressions, et pour un moment les amours-propres luttoient seulement ensemble à qui vous admireroit le plus. Moi, je me tins à quelque distance de vous, sans perdre un mot de votre entretien. J'entendis aussi les exclamations d'enthousiasme, je dirois presque d'amour, de tous ceux qui vous entouroient. Tandis que votre esprit se montroit plus libre, plus brillant que jamais, il m'étoit impossible de me mêler à la conversation ; vous étiez gaie et j'étois sombre. Cependant, moi aussi, Delphine, moi aussi je suis heureux.

Pourquoi donc étois-je si embarrassé, si triste ? expliquez-moi la raison de cette différence ; oh ! si vous alliez découvrir que c'est parce que je vous aime mille fois plus que vous ne m'aimez !

Certainement, la vie de Paris ne peut convenir à l'amour ; le sentiment que vous avez daigné m'accorder s'affoibliroit au milieu de tant d'impressions variées. Je le sais, votre coeur est trop sensible pour que l'amour-propre puisse le distraire des affections véritables ; mais enfin ces succès inouïs que vous obtenez toujours, dès que vous paroissez, ne vous causent-ils pas quelques plaisirs ? et ces plaisirs ne viennent pas de moi ; ce seroient eux, au contraire, qui pourroient vous dédommager de mon absence. Je suis glorieux de votre beauté, de votre esprit, de tous vos charmes, et cependant ils me font éprouver cette jalousie délicate qui ne se fixe sur aucun. objet, mais s'attache aux moindres nuances des sentimens du coeur ; ces suffrages qui se pressent autour de vous, il me semble qu'ils nous séparent ; ces éloges que l'on vous prodigue, donnent à tant d'autres l'occasion de vous nommer, de s'entretenir de vous, de prononcer des paroles flatteuses, des paroles que moi-même je vous ai dites souvent, et que je serai sans doute entraîné à vous redire encore !

Oh ! mon amie, puisque vous ne m'appartiendrez jamais entièrement, puisque ces charmes qui enivrent tous les regards ne seront jamais livrés à mon amour, il faut me pardonner d'être prêt à m'irriter, quand on vous voit, quand on vous entend, quand on goûte presque alors les mêmes jouissances que moi. Pardon, ma Delphine, j'ai blasphémé ; tu m'aimes, à qui donc puis-je me comparer sur la terre ? Mais je ne puis jouir de mon sort au milieu du monde ; l'observation qui nous environne m'importune ; je ne suis bien que seul avec toi ; dans toute autre situation je souffre, je sens avec une nouvelle amertume le désespoir de n'être pas ton époux. Tu veux que je sois heureux, eh bien ! J'ose te supplier de retourner à Bellerive ; la saison est rude encore ; mais n'est-il pas vrai que tu ne compteras pour rien ce qui pourroit déplaire à d'autres femmes ?

Les devoirs que tu m'imposes envers Matilde, ne me permettront pas de te voir avant sept heures du soir ; tu seras souvent seule jusqu'alors, mais tu goûteras quelque plaisir par les pensées solitaires qui gravent plus avant toutes les impressions dans le coeur. Je demande à la femme de France qui voit à ses pieds le plus d'hommages et de succès, de s'enfermer dans une campagne, au milieu des neiges de l'hiver ; mais cette femme sait aimer, cette femme quittoit tout pour me fuir, quand un scrupule insensé l'égaroit ; ne quittera-t-elle pas tout plus volontiers encore, pour satisfaire mon coeur avide d'amour, de solitude, d'enthousiasme, de toutes ces jouissances que le monde ravit à l'âme, en la flétrissant ? Je déteste ces heures que consume une vie oiseuse. Depuis six mois, j'ai perdu l'habitude de l'occupation ; si tu le veux, nous donnerons quelques momens à des lectures communes ; j'aime cette douce manière de tromper, s'il est possible, les sentimens qui me dévorent.

Les pratiques religieuses et la société des dévotes remplissent presque toutes les soirées de madame de Mondoville ; elle ne m'a jamais demandé de venir avec elle aux assemblées qui se tiennent chez l'évêque de M., et je crois même qu'elle seroit fort embarrassée de m'y mener ; elle ne se permet jamais d'aller au spectacle ; elle fait des difficultés sur les trois quarts des femmes que nous serions appelés à voir ; il arrive donc tout simplement que je deviens chaque jour plus étranger à sa société. Elle m'aime, et cependant elle ne souffre point de cette sorte de séparation. Quand les principes rigoureux du catholicisme s'emparent d'un caractère qui n'est pas naturellement très-sensible, ils régularisent tout, décident de tout, et ne laissent ni assez de loisir, ni assez de connoissance du monde, pour être susceptible de jalousie : je ferai donc plutôt du plaisir que de la peine à Matilde, en la laissant libre de se réunir tous les soirs avec les personnes de son opinion ; et pourvu que je ne dîne pas hors de chez elle, elle sera contente de moi.

Tous les jours donc, quand six heures sonneront, je monterai à cheval pour aller à Bellerive, ma vie ne commencera qu'alors ; j'arriverai à sept heures, je reviendrai à minuit ; quoique je pusse être censé veiller plus tard dans les sociétés de Paris, je serai exact à ce moment, pour ne pas inquiéter madame de Mondoville. Delphine, vous voyez avec quel soin je vais au-devant de vos généreuses craintes : je ne vivrai que quatre heures ; mais pendant le reste du temps, j'aurai ces quatre heures en perspective, et je traînerai ma chaîne pour y arriver. O mon amie ! ne vous opposez point à ce projet, il m'enchante ; j'avois commencé cette lettre dans le plus grand abattement ; en traçant notre plan de vie, j'ai senti mon coeur se ranimer ; je t'enlève au monde, je te garde pour moi seul, je ne te laisse pas même la disposition des momens que je passerai sans te voir ; je suis exigeant, tyrannique ; mais je t'aime avec tant d'idolâtrie, que je ne puis jamais avoir tort avec toi.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XII.

LETTRE XII.

Delphine à Léonce.

30 décembre 1790.

Léonce, après demain, le premier jour de l'année qui va commencer, je vous attendrai à Bellerive ; j'aime à fêter avec vous une de ces époques du temps, elles me serviront, je l'espère, à compter les années de mon bonheur : toutes les solennités qui signalent le cours de la vie ont du charme, quand on est heureux ; mais que le retour seroit amer, s'il ne rappeloit que des regrets !

Mon ami, j'ai voulu que mes premières paroles fussent un consentement à ce que vous souhaitez ; maintenant, qu'il me soit permis de vous le dire, votre lettre m'a fait de la peine. Que de motifs vous me donnez pour le plus simple désir ! pensiez-vous qu'il m'en coûteroit de quitter le monde ? ai-je un intérêt, une jouissance, un but indépendant de vous ? Quelle inquiétude, quelle agitation se fait sentir, comme malgré vous, dans ce que vous m'avez écrit ! J'avois reçu, peu d'heures auparavant, une lettre de ma belle-soeur, qui cherchoit à m'éclairer sur les périls auxquels je m'expose, et j'ai cru déjà voir dans quelques-unes de vos plaintes détournées, le présage des malheurs dont elle me menaçoit.

Quoi ! Léonce, il n'y a pas un mois que d'une séparation absolue, d'un long supplice, nous sommes passés à nous voir tous les jours ; et déjà votre coeur est tourmenté, et me cache peut-être ce qu'il éprouve, ce qu'il ne lui est pas permis d'avouer. A peine ai-je assez de mes pensées, de mes sentimens pour connoître, pour goûter tout mon bonheur, et vous, vous paroissez mécontent, vous vous plaignez de votre sort ; dans ces entretiens tête-à-tête que vous désirez, vous ne cessez de me parler de vos sacrifices.

O Léonce, Léonce ! les délices du sentiment seroient-elles épuisées pour vous ? ne me dites pas que votre coeur a plus de passion que le mien ; croyez-moi, dans notre situation, le plus heureux des deux est sûrement le plus sensible.

Je veux me persuader, néanmoins, que c'est uniquement l'importunité du monde qui vous a déplu ; je vais vous expliquer les motifs qui m'y avoient condamnée. Je savois que pendant quelque temps on avoit dit assez de mal de moi, et je croyois utile de ramener ceux sur l'esprit desquels ces propos injustes avoient produit quelque effet. Madame d'Artenas jugeoit convenable que je reparusse dans la société, et c'est par bonté qu'elle rassembla chez elle hier ce que l'on appelle à Paris les chefs de bande de l'opinion, afin que j'eusse l'occasion, non de me justifier, je ne m'y serois pas soumise, mais de me remettre à ma place dans une réunion d'éclat. Ai-je besoin de vous le dire, Léonce ? c'est pour vous que je prends soin de désarmer la calomnie ; j'y serois insensible, si elle ne m'arrivoit pas à travers l'impression qu'elle peut vous faire. Le secret de ma conduite depuis quinze jours, étoit peut-être le désir d'offrir à vos yeux celle que votre mère n'avoit pas jugée digne de vous, entourée de considération et d'hommages.

Vous me reprochez presque ma gaîté ; hélas ! hier, en entrant dans le salon de madame d'Artenas, j'éprouvai d'abord une impression de tristesse ; je revoyois le monde pour la première fois depuis la mort de madame de Vernon, et, pardonnez-le moi, je ne puis penser à elle sans attendrissement ; cependant je sentis la nécessité de cacher cette disposition. Si j'avois montré de la tristesse au milieu du monde, loin de l'attribuer aux regrets qui la causoient, on auroit dit que j'étois inquiète de ce qui s'étoit répandu sur M.de Serbellane et moi, et j'aurois manqué le but que je m'étois proposé : il faut fuir le monde, ou ne s'y montrer que triomphante ; la société de Paris est celle de toutes dont la pitié se change le plus vite en blâme.

Ce fut donc par un effort que je débutai dans cette carrière de succès, que vous vous plaisiez à peindre avec amertume ; cependant, j'en conviens, je m'animai par la conversation ; je m'animai, faut-il vous le dire ? par le plaisir de briller devant vous ; je vous sentois près de moi, je vous regardois souvent pour deviner votre opinion ; un sourire de vous me persuadoit que j'avois parlé avec grâce, et le mouvement que cause la société, quand on s'y livre, étoit singulièrement excité par votre présence. L'émotion qu'elle me faisoit éprouver m'inspiroit les pensées et les paroles qui plaisoient autour de moi. Je m'adressois à vous par des allusions détournées, et, dans les questions les plus générales, je ne disois pas un mot qui n'eût un rapport avec vous, un rapport que vous seul pouviez saisir, et que vous avez feint de ne pas remarquer.

N'importe, vous pouvez m'en croire, celle qui ne voit que vous dans le monde, doit se plaire mille fois davantage dans la retraite avec vous ; et j'aurois eu la première l'idée d'aller à Bellerive, si je n'avois pas craint qu'en m'établissant au milieu de l'hiver à la campagne, je n'attirasse l'attention sur mes sentimens. Les habitués du monde de Paris ne conçoivent pas comment il est possible de supporter la solitude, et s'acharnent à dénigrer les motifs de ceux qui prennent le parti de la retraite. Je vous en préviens, afin que si la résolution que je vais prendre nuit à ma réputation, vous y soyez préparé, et que vous n'oubliiez point que vous l'avez voulu.

Dans les malheurs qui peuvent m'atteindre, je ne crains que ce qui pourroit blesser votre caractère.

Le genre de vie que vous me proposez, a mille fois plus de charmes encore pour moi que pour vous.

Je hais la dissimulation qui me seroit commandée au milieu du monde ; je croirai respirer un air plus pur, quand je ne verrai personne devant qui je doive cacher l'unique intérêt qui m'occupe. Je ne mets qu'une condition à ma condescendance (condition toujours la même, quoi qu'il puisse nous arriver), c'est que vous ne me laisserez point ignorer ce que Matilde pourroit savoir de notre affection l'un pour l'autre, et que si jamais elle en étoit malheureuse, je partirois à l'instant, sans que vous me suivissiez ; j'en ai votre parole : c'est cette assurance qui me permet de goûter sans un remords trop amer, le plaisir de vous voir. Hélas ! Me contenter de cette promesse, ce n'est pas être trop sévère envers moi-même. Adieu, Léonce ; oui, chaque soir vous viendrez donc à Bellerive ; ah ! quelle douce espérance ! Souvenez-vous cependant que de toutes les situations de la vie, la nôtre est la plus incertaine ; nous sommes heureux, mais nous avons tout à craindre : mon ami, ménagez bien notre sort.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIII.

LETTRE XIII.

Léonce à Delphine.

2 janvier 1791.

Unutterable happiness !

Which love alone bestows, and on a favoured few

[Bonheur inexprimable ! que l'amour seul peut donner, et qu'il n'accorde encore qu'à un petit nombre de favorisés ! THOMPSON]

O Delphine ! que j'avois raison de désirer ce que ton coeur m'a si généreusement accordé ! Combien j'ai été plus heureux hier à Bellerive, qu'à Paris, dans aucun des jours où je t'y ai vue ! je te trouvois seule, et j'avois la certitude que ce bonheur ne seroit point interrompu ; cette pensée mêloit un calme délicieux à mes transports.

Quel charme tu as su répandre sur les détails de la vie, qui échappent au milieu du mouvement des villes ! quels soins n'as-tu pas pris de moi ! la neige en route, m'avoit un peu saisi, tes jolies mains furent long-temps occupées à ranimer le feu pour me réchauffer ; combien il eût été moins aimable d'appeler tes gens pour nous servir ! tu prenois aussi un plaisir extrême à me montrer les changemens que tu comptois faire pour embellir ta maison. Toi, que j'avois vue, jusqu'alors si indifférente pour ce genre de goût et d'occupation, il me sembloit, et tu en es convenue, que le bonheur te faisoit prendre intérêt à tout, et que tu te plaisois à parer les lieux que nous devions parcourir ensemble. Mon coeur n'a pas négligé la moindre observation qui pût me prouver ta tendresse ; j'ai remarqué jusqu'à ces arbustes couverts de fleurs, nouvellement placés dans ton cabinet : cet appartement étoit presque négligé, quand tu le destinois à recevoir la plus brillante compagnie de la France ; tu lui as donné un air de fête pour Léonce, pour ton ami.

Oh ! combien je jouissois de la vivacité pleine de charmes que tu mettois à me raconter les plus légères bagatelles ! Une joie touchante t'animoit, et la gaîté n'étoit point alors un jeu de ton esprit, mais un besoin de ton coeur. J'ai ri de cette sérieuse occupation du souper, toi qui n'y as songé de ta vie ! tu voulois t'assurer qu'on me donneroit ce qui pouvoit me faire du bien, après le froid que j'avois éprouvé. Je t'ai vu hier des agrémens nouveaux, que je ne te connoissois pas encore ; les soins de la vie domestique ont une grâce singulière dans les femmes ; la plus ravissante de toutes, la plus remarquable par son esprit et sa beauté, ne dédaigne point ces attentions bonnes et simples, qu'il est doux quelquefois de retrouver dans son intérieur. Oh ! quelle femme j'aurois possédée ! et j'ai pu m'unir à elle ! je l'ai pu !... Malheureux ! qu'ai-je dit ? non, je ne suis pas malheureux ; mais en t'aimant chaque jour davantage, chaque jour aussi cependant mes regrets deviennent plus cruels. Enfin apprends-moi, s'il est possible, à te soumettre jusqu'à mon amour.

Avec quelle insistance vous avez voulu que nous fussions fidèles au projet formé, de remplir notre temps par des lectures communes ! Ah ! vous avez craint ces douces rêveries d'amour, qui suffisoient si bien à mon coeur ! je voulois du moins que nous choisissions l'un de ces livres où j'aurois pu retrouver quelques peintures des sentimens qui m'animent ; mais vous vous y êtes obstinément refusée. N'importe, ma Delphine, ta voix, quoi qu'elle me lise, ne m'inspirera que l'amour : parle en ton nom, parle au nom de Dieu même, si tu le veux, mais que ta main soit dans la mienne, et que je puisse souvent la presser sur mon coeur. Ange tutélaire de ma vie, adieu jusqu'à ce soir.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIV.

LETTRE XIV.

Delphine à Léonce.

Je n'ai pas été contente de vous hier, mon cher Léonce ; je ne vous croyois pas cette indifférence pour les idées religieuses, j'ose vous en blâmer. Votre morale n'est fondée que sur l'honneur ; vous auriez été bien plus heureux, si vous aviez adopté les principes simples et vrais qui, en soumettant nos actions à notre conscience, nous affranchissent de tout autre joug. Vous le savez, l'éducation que j'ai reçue, loin d'asservir mon esprit, l'a peut-être rendu trop indépendant : il seroit possible que les superstitions même convinssent à la destinée des femmes ; ces êtres chancelans ont besoin de plusieurs genres d'appui, et l'amour est une sorte de crédulité qui se lie peut-être avec toutes les autres ; mais le généreux protecteur de mes premières années estimoit assez mon caractère, pour vouloir développer ma raison, et jamais il ne m'a fait admettre aucune opinion, sans l'approfondir moi-même, d'après mes propres lumières. Je puis donc vous parler sur la religion que j'aime, comme sur tous les sujets que mon coeur et mon esprit ont librement examinés ; et vous ne pouvez attribuer ce que je vous dirai aux habitudes commandées, ni aux impressions irréfléchies de l'enfance. Jamais, je vous le jure, depuis que mon esprit est formé, je n'ai pu voir, sans répugnance et sans dédain, l'insouciance et la légèreté qu'on affecte dans le monde sur les idées religieuses. Qu'elles soient l'objet de la conviction, de l'espoir, ou du doute, n'importe ; l'âme se prosterne devant une chance comme devant la certitude, quand il s'agit de la seule grande pensée qui plane encore sur la destinée des hommes.

J'étois pénétrée de ces sentimens, Léonce, avant de connoître l'amour ; ah ! que ne dois-je pas éprouver maintenant, que cette passion profonde remplit mon coeur d'idées sans bornes, et de voeux sans fin !

Je ne prétends point vous retracer les preuves de tout genre dont vous vous êtes sans doute occupé ; mais dites-moi si, depuis que vous m'aimez, votre coeur ne sent rien qui lui révèle l'espérance de l'immortalité.

Quand M. d'Albémar mourut, je croyois aux idées religieuses, mais sans avoir jamais eu le besoin d'y recourir. J'étois si jeune alors, qu'aucun sentiment de peine ne m'avoit encore atteinte ; et quand on n'a point souffert, on a bien peu réfléchi ; mais, à la mort de mon bienfaiteur, je me persuadai que je n'avois point assez fait pour son bonheur, et j'en éprouvai les remords les plus cruels. Depuis que j'étois devenue son épouse, l'extrême différence de nos âges m'inspiroit souvent des réflexions tristes sur mon sort ; je craignis de les avoir quelquefois exprimées avec humeur, et je me le reprochai douloureusement, dès qu'il eut cessé de vivre. Rien ne peut donner l'idée du repentir qu'on éprouve, quand il n'est plus possible de rien expier, quand la mort a fermé sur vous tout espoir de réparer les torts dont on s'accuse. Cette douleur me poursuivoit tellement qu'elle auroit altéré ma raison, si l'excellente soeur de M. d'Albémar ne m'eût calmée, en me rappelant avec une nouvelle force l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme. Je sentis enfin que mon généreux ami, témoin de mes regrets, les avoit acceptés, et que son pardon avoit soulagé mon coeur.

J'exécutai ses derniers ordres avec un scrupule religieux ; chaque fois que je remplissois une de ses volontés, j'éprouvois une douce consolation qui m'assuroit que nos âmes communiquoient encore ensemble. Que serois-je devenue, si j'avois pensé qu'il n'existât plus rien de lui ? Qu'aurois-je fait de mon repentir ? Comment se seroit-il adouci ? comment me serois-je consolée du moindre tort, s'il avoit reçu le sceau de l'éternité ?

Ces sentimens, ces regrets qui s'attachent aux morts, seroient-ils le seul mensonge de la nature, l'unique douleur sans objet, l'unique désir sans but ? et la plus noble faculté de l'âme, le souvenir, ne seroit-elle destinée qu'à troubler nos jours, en nous faisant donner des regrets à la poussière dispersée que nous aurions appelée nos amis.

Sans doute, cher Léonce, je ne crains point de te survivre ; jamais je n'invoquerai ta tombe, ma vie est inséparable de la tienne : mais si tout à coup, l'affreux système dont l'anéantissement est le terme s'emparoit de mon âme, je ne sais quel effroi se mêleroit même à mon amour. Que signifieroit la tendresse profonde que je ressens pour toi, si tes qualités enchanteresses n'étoient qu'une de ces combinaisons heureuses du hasard, que le temps amène et qu'il détruit ?

Pourrions-nous dans l'intimité de nos âmes, rechercher nos pensées les plus secrètes pour nous les confier, quand au fond de toutes nos réflexions serait le désespoir ? Un trouble extraordinaire obscurcit ma pensée, quand on lui ravit tout avenir, quand on la renferme dans cette vie ; je sens alors que tout est-prêt à me manquer ; je ne crois plus à moi, je frémis de ne plus retrouver ce que j'aime ; il me semble que ses traits pâlissent, que sa voix se perd dans les ombres dont je suis environnée ; je le vois placé sur le bord d'un abîme : chaque instant où je lui parle me paroît comme le dernier, puisqu'il doit en arriver un qui finira tout pour jamais, et mon âme se fatigue à craindre, au lieu de jouir d'aimer.

Oh ! combien le sentiment se raffermit et nous élève, lorsqu'on s'anime mutuellement à se confier dans l'Être suprême ! Ne résistez pas, Léonce, aux consolations que la religion naturelle nous présente. Il n'est pas donné à notre esprit de se convaincre sur un tel sujet par des raisonnemens positifs ; mais la sensibilité nous apprend tout ce qu'il importe de savoir.

Jetez un regard sur la destinée humaine : quelques momens enchanteurs de jeunesse et d'amour, et de longues années toujours descendantes, qui conduisent de regrets en regrets, et de terreurs en terreurs, jusqu'à cet état sombre et glacé, qu'on appelle la mort. L'homme a surtout besoin d'espérance, et cependant son sort, dès qu'il a atteint vingt-cinq ans, n'est qu'une suite de jours dont la veille vaut encore mieux que le lendemain : il se retient dans la pente, il s'attache à chaque branche, pour que ses pas l'entraînent moins vite vers la vieillesse et le tombeau ; il redoute sans cesse le temps pour lequel l'imagination est faite, le seul dont elle ne peut jamais se distraire, l'avenir. O Léonce ! et ce seroit là tout ! et cette âme de feu ne nous auroit été donnée que pour s'éteindre lentement dans l'agonie de l'âge !

La puissance d'aimer me fait sentir en moi la source immortelle de la vie. Quoi ! mes cendres seraient près des tiennes sans se réveiller !

Nous serions pour jamais étrangers à cette nature, qui parle si vivement à notre âme ! ce beau ciel, dont l'aspect fait naître tant de sentimens et de pensées, ces astres de la nuit et du jour se leveroient sur notre tombe, comme ils se sont levés sur nos heures trop heureuses, sans qu'il restât rien de nous pour les admirer ! Non, Léonce, je n'ai pas moins d'horreur du néant que du crime, et la même conscience repousse loin de moi tous les deux.

Mais que ferai-je de mon espérance, si tu ne la partages pas ?

Livrerai-je mon âme à un avenir que tu n'as pas reconnu pour le tien ?

Quelle idée mon imagination peut-elle me donner du bonheur, si ce n'est pas avec toi que je dois en jouir ? Comment entretenir ces méditations solitaires que ta voix n'encourageroit pas ?

Je ne puis plus rien à moi seule, j'ai besoin de t'interroger sur toutes mes pensées, pour les juger, pour les admettre, pour les rattacher à mon amour. O Léonce, Léonce ! viens croire avec moi, pour que j'espère en paix, pour que je suive ta trace brillante dans ce ciel, où mes regards cherchent ta place, avant d'aspirer à la mienne.

Oui, Léonce, il existe un monde où les liens factices sont brisés, où l'on n'a rien promis que d'aimer ce qu'on aime ; ne sois pas impie envers cette espérance ! le bonheur que la sensibilité nous donne, loin de distraire comme tous les autres de la reconnoissance envers le Créateur, ramène sans cesse à lui ; plus notre être se perfectionne, plus un Dieu lui devient nécessaire ; et plus les jouissances du coeur sont vives et pures, moins il nous est possible de nous résigner aux bornes de cette vie. Léonce, je vous en conjure, ne plaisantez jamais sur le besoin que j'ai d'occuper votre âme des idées religieuses. Je douterois de votre amour pour moi, si je ne pouvois réussir à vous donner au moins du respect pour ces grandes questions, qui ont intéressé tant d'esprits éclairés, et calmé tant d'âmes souffrantes.

La légèreté dans les principes conduiroit bientôt à la légèreté dans les sentimens ; l'art de la parole peut aisément tourner en dérision ce qu'il y a de plus sacré sur la terre ; mais les caractères passionnés repoussent ce dédain superficiel, qui s'attaque à toutes les affections fortes et profondes. L'enthousiasme que l'amour nous inspire est comme un nouveau principe de vie. Quelques-uns l'ont reçu ; mais il est aussi inconnu à d'autres que l'existence à venir dont tu ne veux pas t'occuper. Nous sentons ce que le vulgaire des âmes ne peut comprendre, espérons donc aussi ce qui ne se présente encore à nous que confusément.

Les pensées élevées sont aussi nécessaires à l'amour qu'à la vertu.

Hélas ! m'est-il permis de parler de vertu ! la parfaite morale pourroit déjà, je le sais, réprouver ma conduite ; et ma conscience me juge plus sévèrement que ne le feroient les opinions reçues dans le monde : mais j'aime mieux la justice du ciel que l'indulgence des hommes ! Et quoique je n'aie pas la force de renoncer à te voir, il me semble que j'altère moins mes qualités naturelles, en portant chaque jour mon repentir aux pieds de l'Être suprême, qu'en cherchant à douter de la puissance qui me condamne.

Léonce, l'éducation que vous avez reçue, l'exemple et le souvenir des antiques moeurs espagnoles, les idées militaires et chevaleresques qui vous ont séduit dès votre enfance, vous semblent devoir tenir lieu des principes les plus délicats de la religion et de la morale. Tous les caractères généreux se plaisent dans les sacrifices, et vous vous êtes fait du sentiment de l'honneur, du respect presque superstitieux pour l'opinion publique, un culte auquel vous vous immoleriez avec joie.

Mais si vous aviez eu des idées religieuses, vous auriez été moins sensible au blâme ou à la louange du monde ; et peut-être, hélas ! La calomnie ne seroit-elle pas si facilement parvenue à vous irriter et à vous convaincre. O mon ami ! rendez au ciel un peu de ce que vous ôterez aux hommes. Vous trouverez alors dans le contentement de vous-même un asile que personne n'aura le pouvoir de troubler, et moi-même aussi je serai plus tranquille sur mon sort. Les idées religieuses, alors même qu'elles condamnent l'amour, n'en tarissent jamais entièrement la source, tandis que les mensonges perfides du monde dessèchent sans retour les affections de celui qui les craint et les écoute.

Vous le voyez, Léonce, en méditant avec vous sur les pensées les plus graves, je reviens sans cesse à l'intérêt qui me domine, à votre sentiment pour moi. Non, cette lettre, non, aucune action de ma vie ne peut désormais m'être comptée comme vertu, et l'amour seul m'inspire le bien comme le mal. Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVI.

LETTRE XVI.

Réponse de Léonce à Delphine.

God is thy law, thou mine.

[Dieu est ta loi, tu es la mienne. MILTON]

Ma Delphine, je ne voulois répondre à ta lettre qu'en te revoyant ; je me serois jeté à tes genoux, je t'aurois dit : n'es-tu pas la maîtresse absolue de mon âme ? fais-en, si tu veux, hommage à l'Être suprême, dispose de ce qui est à toi ; adore en mon nom la Providence qui se manifeste mieux sans doute à la plus parfaite de ses créatures : moi, c'est pour toi seule que j'éprouve de l'enthousiasme ; ces pensées mélancoliques, ces idées élevées qui te font sentir le besoin de la religion, c'est vers ton image qu'elles m'entraînent ; et tu remplis entièrement pour moi ce vide du coeur, qui t'a rendu l'idée d'un Dieu si nécessaire. Cependant j'ai résolu de t'écrire avant de te parler, afin de te répondre avec un peu plus de calme.

Je vais m'efforcer, non de combattre tes angéliques espérances, puissent-elles être vraies ! mais de me justifier une fois des défauts dont tu m'accuses, et dont tu redoutes à tort la funeste influence.

Hélas ! je n'ai point oublié le jour qui a versé ses poisons sur toute ma vie. Néanmoins je ne pense pas qu'il faille en accuser mon caractère : c'est la jalousie qui m'a troublé ; sans elle, tout se seroit promptement éclairci. Je mets de l'importance, il est vrai, à ma réputation, et je ne pourrois pas supporter la vie, si je croyois mon nom souillé par le moindre tort envers les lois de l'honneur ; mais que peut craindre celle que j'aime, de ce sentiment ? ne me donnera-t-il pas le droit, le bonheur de la défendre contre ceux qui oseroient la calomnier ? On a dit souvent que les femmes devoient ménager l'opinion publique avec beaucoup plus de soin que les hommes, je ne le pense pas ; notre devoir à nous, c'est de protéger ce que nous aimons, de couvrir de notre gloire personnelle la compagne de notre vie.

Si nous perdions cette gloire, rien ne pourroit nous la rendre ; mais, quand même une femme seroit attaquée dans l'opinion, ne pourroit-elle pas se relever, en prenant le nom d'un homme honorable, en associant son existence à la sienne, et recevant sous son appui tutélaire les hommages qu'il sauroit lui ramener ?

Les femmes ont toutes de l'enthousiasme pour la valeur ; cette qualité, dont on ne suppose pas qu'un homme puisse manquer, n'assure point assez encore sa considération, si elle n'est pas jointe à un caractère imposant. Il ne suffit pas d'une bravoure intrépide, pour obtenir le degré d'estime et de respect dont une âme fière a besoin ; il n'y va pas de la mort ou de la vie, dans les circonstances journalières dont se compose l'ensemble de la considération ; mais lorsque l'on a dans sa conduite habituelle une dignité convenable, des égards scrupuleux pour toutes les opinions délicates, pour tous les préjugés même de l'honneur, le public ne se permet pas le moindre blâme, et l'on conserve cette réputation intacte, qui fonde véritablement l'existence d'un homme, en lui donnant le droit de punir par son mépris, ou de récompenser par son suffrage.

Si je ne puis dérober aux regards du monde votre sentiment pour moi, j'espère au moins que ma réputation vous servira d'excuse. Vous ne voudriez pas, dites-vous, que je dépendisse de l'opinion des hommes ; je n'ai jamais besoin de leur société, vous le savez ; je veux passer ma vie à vos pieds, et c'est moi qui plus que vous encore chéris la solitude ; mais je me sentirois importuné par la censure de ces mêmes hommes, qui, sous tout autre rapport, me sont complètement indifférent. Pourquoi cette manière de penser vous déplairoit-elle ? La même ardeur de sang qui inspire les affections passionnées, fait ressentir vivement la moindre offense ; les vertus fortes et guerrières, qui ont illustré les chevaliers de l'ancien temps, s'allioient bien avec l'amour.

Les idées religieuses ne sont pas les seules qui inspirent de l'enthousiasme ; si nos ancêtres nous ont transmis un nom respecté, le désir de les imiter est honorable. Les jouissances de la fierté remuent l'âme, tout aussi profondément que les pieuses espérances des fidèles ; et si je ne me livre pas au bonheur inconnu de te retrouver dans le ciel, je sens avec énergie que je te ferai respecter sur la terre, et qu'il me seroit doux d'exposer mille fois ma vie, pour écarter de toi l'ombre du blâme ou la plus légère peine.

Delphine, ne dis pas que mon caractère t'inquiète et t'afflige ; je ne sais si mon coeur s'est abusé, mais il m'a semblé que tu m'avois aimé pour les défauts même que tu crains. Ne te présentent-ils pas un appui sur lequel tu te plais à te reposer ? Tes qualités adorables, ta beauté, ton esprit, excitent l'envie, et l'envie te crée des ennemis ; tu prends peu de soin de ces convenances de société, qui en imposent aux esprits communs ; ta grâce est dans l'abandon et le naturel ; tu parles du premier mouvement, et ce premier mouvement est le vrai génie qui t'inspire ; mais ce qui fait ton charme pour qui sait te connoître, est ton danger dans la conduite de la vie. Dis-le-moi donc, Delphine, n'étoit-ce pas moi, précisément moi, qu'il te falloit pour ami ? Mon caractère assez contenu, assez froid en apparence, pourra servir de guide à ta bonté toujours entraînée ; tu te hasardes, je te défendrai ; tu appelles autour de toi, par les mêmes causes, l'admiration et la jalousie ; ton esprit devroit intimider, mais ta douceur et ta bienveillance rassurent trop souvent ceux qui veulent te nuire ; on verra près de toi un homme irritable et fier, qui ne permettra pas aux méchans du monde le double plaisir de jouir de tes agrémens, et de dénigrer tes qualités.

Oh ! si j'avois été ton époux, si j'avois acquis le droit de m'enorgueillir de mon amour aux yeux de tous, jamais la malignité n'auroit osé s'approcher de la trace de tes pas ! Et maintenant, quoi qu'il arrivât, faudroit-il dissimuler, le faudroit-il ? non, j'ai reçu de ton amour le dépôt de ta gloire et de ton bonheur, c'est à moi de le conserver.

Tu es convaincue que les idées religieuses sont un meilleur appui pour la morale, que le culte de l'honneur et de l'opinion publique.

Crois-moi, l'honneur a sa conscience comme la religion ; et rougir à ses propres yeux, est une douleur plus insupportable que tous les remords causés par la crainte ou l'espérance d'une vie à venir. Le frein du sentiment qui me domine est le plus impérieux de tous : j'ai lu dans un poète anglois, ces paroles que je ne puis jamais oublier :

Les larmes peuvent effacer le crime, mais jamais la honte. [nor tears, that wash out guilt, can wash out shame. PRIOR.]

Le repentir absout les âmes religieuses ; mais pour l'honneur, point de repentir : quelle pensée ! et combien, dès l'enfance, elle donne l'habitude de ne jamais céder à des mouvemens de foiblesse, et de ne point repousser les avertissemens les plus secrets, quand la délicatesse les suggère !

Si l'honneur cependant n'embrasse point toutes les parties de la morale, la sensibilité n'achève-t-elle pas ce qu'il laisse imparfait ?

A quel devoir pourroit-il donc manquer, l'homme qui se respecte et qui t'aime ? Delphine, pardonne-moi de ne rien concevoir de ne rien désirer de plus. Je n'ignore pas, toutefois, combien ce que mon caractère a de sombre, de susceptible, de violent, peut empoisonner les qualités que je crois bonnes en elles-mêmes ; ton empire sur moi modifiera mes défauts, mais il ne pourroit changer entièrement leur nature.

J'ai dû me justifier, pour calmer tes inquiétudes ; j'ai dû me justifier enfin, pour me présenter à toi, si je le pouvois, avec plus d'avantage. L'opinion du monde entier, quelque prix que j'y attache, ne m'eût jamais inspiré tant d'ardeur pour ma défense.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVII.

LETTRE XVII.

Madame d'Artenas à Delphine.

Paris, ce 6 février 1791.

Pourquoi prolongez-vous votre séjour à la campagne, ma chère Delphine ? on s'étonne de vous voir quitter Paris au milieu de l'hiver, dans le moment même où vous vous étiez montrée d'une manière si brillante dans le monde. Quelques personnes commencent à dire tout bas que votre sentiment pour Léonce est l'unique cause de ce sacrifice : vous avez tort de vous éloigner ; je vous l'ai dit plusieurs fois, votre grand moyen de succès, c'est la présence. Vous avez des manières si simples et si aimables, qu'elles vous font pardonner tout votre éclat ; mais quand on ne vous voit plus, les amis se refroidissent, ce qui est dans la nature des amis ; et les ennemis, au contraire, se raniment par l'espérance de réussir.

Vous aviez entièrement réparé en quinze jours, le tort que vous avoient fait les propos tenus sur M. de Serbellane ; et tout à coup vous cédez le terrain aux femmes envieuses, et aux hommes qu'elles font parler.

Vous me répondrez qu'on jouit mieux de ses sentimens à la campagne, etc. Le hasard et votre confiance m'ayant instruit de votre attachement pour Léonce, je devrais vous faire de la bonne morale, sur le tort que vous avez de vous exposer ainsi à passer la moitié de votre vie seule avec lui ; mais je m'en fie aux principes que je vous connois, et, m'en tenant à mes avis purement mondains, je vous dirai que, même pour entretenir l'enthousiasme que vous inspirez à Léonce, il faut continuer à l'éblouir par vos succès. Il étoit amoureux à en devenir fou, le soir que vous avez passé chez moi ; et quoique, sans doute, il vous vante le charme des conversations tête à tête, croyez-moi, quand il a entendu répéter à tout Paris que vous êtes charmante, qu'aucune femme ne peut vous être comparée, il rentre chez lui plus flatté d'être aimé de vous, et par conséquent plus heureux.

N'allez pas vous écrier qu'il n'y a rien de romanesque dans toute cette manière de voir ; il faut conduire avec sagesse le bonheur du sentiment, comme tout autre bonheur ; et pour conserver le plus long-temps possible le plaisir toujours dangereux d'être adorée, la raison même est encore nécessaire. Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas de ce qui vaut le mieux pour être aimée, vous vous y entendez assez bien pour n'avoir pas besoin de mes conseils ; mais ce qui importe, c'est votre existence dans le monde, et le murmure qui précède l'attaque s'est déjà fait entendre depuis quelques jours.

Avant hier, madame de Croisy, qui jusqu'à présent avoit mis son amour-propre à vous admirer, disoit avec une voix aiguë, qu'elle monte toujours d'une octave pour les discours de sentiment :-Mon Dieu, que je suis fâchée que madame d'Albémar s'établisse à Bellerive ! Personne ne sait mieux que moi que c'est son goût pour l'étude qui l'a fixée dans la retraite ; mais on dira toute autre chose, et il ne falloit pas s'y exposer.-Cette maligne preuve de l'intérêt de madame de Croisy, fut le premier signal du mal qu'on essaya de dire de vous. M. de Verneuil, qui a tant de peine à pardonner à votre esprit, à vos charmes et à votre bonté, reprit :-C'est une excellente personne que madame d'Albémar ; mais j'ai peur qu'elle n'ait une mauvaise tête. Ces femmes d'esprit, je l'ai répété cinquante fois à ma pauvre soeur quand elle vivoit, il leur arrive toujours quelque malheur ; j'en ai plusieurs exemples dans ma famille ; aussi me suis-je voué au bon sens : personne ne dit que j'ai de l'esprit, parce que je ne veux pas qu'on le dise ; et cependant quelle différence entre un homme et une femme !

Il y a des occasions où il peut être utile à un homme de montrer à ceux qui en sont dupes ce qu'on appelle de l'esprit.

Mais une femme, une femme ! ah ! mon Dieu, il ne lui sert qu'à faire des sottises. Quand je dis cela, ce n'est pas que je n'aime madame d'Albémar, mais je m'attends à quelque éclat fâcheux pour son repos. Sa conversation, quant à moi, m'amuse toujours beaucoup ; néanmoins il ne seroit pas sage de s'attacher à elle, car je suis persuadé qu'un jour ou l'autre, il lui arrivera quelques peines, et je n'ai pas envie de me trouver là pour les partager.-Madame de Tésin, dont vous connoissez la double prétention à la sagesse et à l'esprit, interrompit M. de Verneuil, et lui dit :-Ce n'est point, monsieur, l'esprit qu'il faut blâmer ; on connoît des personnes qui peuvent hardiment se comparer à madame d'Albémar sous ce rapport, mais qui ont beaucoup plus de connoissance du monde, et d'habitude de se conduire. Ces personnes ne se contentent pas de briller dans un salon, et se servent de leurs lumières pour éviter toutes les occasions de faire dire du mal d'elles. Distinguez donc, je vous en prie, monsieur, les torts de légèreté de madame d'Albémar, des inconvéniens de l'esprit en général. L'esprit est ce qui distingue éminemment les femmes citées pour leur raison.-Je me préparois à exciter une dispute sur ce sujet entre madame de Tésin et M. de Verneuil, lorsque madame du Marset et M. de Fierville, prévoyant mon intention, cherchèrent à ramener la conversation sur vous, et le firent avec une adresse vraiment perfide. Je voulois éviter même de vous défendre, parce que je sentois que c'étoit constater que vous aviez été attaquée, mais il fallut enfin arrêter leurs discours ; j'eus au moins le bonheur de persuader entièrement ceux qui nous écoutaient : ce qui me le prouva, c'est que M. de Fierville, qui donne toujours à madame du Marset le signal de la retraite, parce qu'il a beaucoup moins d'amertume et de persistance dans ses méchancetés, se hâta de se replier, en vous donnant les plus grands éloges.

J'aurois pu lui faire sentir combien il y avoit de contraste entre le commencement de sa conversation et la fin ; mais je ne voulois pas intéresser son amour-propre à se montrer conséquent. J'ai remarqué plusieurs fois dans la société que l'on fait beaucoup de mal à ses amis, même en les justifiant, quand on irrite l'amour-propre de ceux qui les ont attaqués. Il faut encore plus veiller sur soi quand on loue, que quand on blâme ; si l'on veut se faire honneur en défendant ses amis, si l'on cherche à faire remarquer son caractère en vantant le leur, on leur nuit au lieu de les servir.

Je croyois avant-hier que tout étoit fini ; mais hier madame du Marset (je suis sûre que c'est elle) a mis en avant une femme toute insignifiante, mais dont elle dispose, et s'en est servie pour parler contre vous, tandis qu'elle-même, madame du Marset, n'auroit pas été écoutée. Cette femme donc, après un long soupir, s'est écriée tout à coup :-La pauvre madame de Mondoville !-On lui a demandé la raison de sa pitié ; elle a répondu qu'elle la croyoit bien malheureuse du sentiment que Léonce avoit pour vous. A l'instant M. de Fierville, que vous connoissez pour l'homme le plus insouciant de la terre, a pris un air de componction vraiment risible. Madame du Marset a levé les yeux au ciel, espérant donner ainsi à sa figure un air de bonté ; et ce qu'il y avoit dans la chambre de plus frivole et de moins scrupuleux, s'est empressé de débiter des maximes sévères, sur les ménagemens que vous deviez à madame de Mondoville.

Quand la société de Paris se met à vouloir se montrer morale contre quelqu'un, c'est alors surtout qu'elle est redoutable. La plupart des personnes qui composent cette société sont en général très-indulgentes pour leur propre conduite, et souvent même aussi pour celle des autres, lorsqu'elles n'ont pas intérêt à la blâmer ; mais si, par malheur, il leur convient de saisir le côté sévère de la question, elles ne tarissent plus sur les devoirs et les principes, et vont beaucoup plus loin en rigueur que les femmes véritablement austères, résolues à se diriger elles-mêmes d'après ce qu'elles disent sur les autres.

Les développemens de vertu qui servent à la jalousie ou à la malveillance, sont le sujet de rhétorique sur lequel les libertins et les coquettes font le plus de pathos, dans de certaines occasions.

Je le supportai quelque temps ; mais enfin, appuyée de plusieurs de vos amis, je démontrai ce que je sais positivement ; c'est que madame de Mondoville est très-heureuse, et les mauvaises intentions furent encore déjouées. Mais, dans ce genre, plusieurs victoires valent une défaite. Je vous en conjure donc, ma chère Delphine, revenez à Paris, et montrez-vous, afin d'étouffer ces haines obscures, par l'admiration que vous faites éprouver à tous ceux qui vous voient. Au milieu des plus brillantes sociétés, il y a beaucoup de personnes impartiales qui se laissent aller tout simplement à leurs impressions, sans les soumettre ni à leurs prétentions, ni à celles des autres : ce grand nombre, car le grand nombre est bon, sera pour vous ; mais ces mêmes gens, la plupart foibles et indifférens, laissent dire les méchans, quand vous n'êtes pas là pour leur en imposer. Ils ne les écoutent pas d'abord, ils sont ensuite quelque temps sans les croire ; mais ils finissent par se persuader que tout le monde dit du mal de vous, et se rangent alors à l'avis qu'ils supposent général, et qu'ils ont rendu

tel, sans l'avoir un moment sincèrement partagé.

Cette histoire des progrès de la calomnie, pourroit s'appliquer aux plus grands intérêts publics, comme aux détails de la société privée ; mais puisqu'elle nous est connue, tâchons de nous en garantir. Je finis en vous priant de nouveau, ma chère Delphine, d'en croire mes vieux conseils ; ils sont inspirés par une amitié digne d'être jeune, car elle est vive et dévouée.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVIII.

LETTRE XVIII.

Réponse de Delphine à madame d'Artenas.

Bellerive, ce 8 février.

Tout ce que vous me dîtes, madame, est plein de justesse et d'esprit ; et, ce qui me touche plus encore, votre amitié parfaite se retrouve à chaque ligne de votre lettre. Je me conformerois à vos conseils, si je n'étois pas résolue à passer ma vie dans la solitude : je sais combien je m'expose à la calomnie que vous essayez de combattre avec tant de bonté ; mais, quand j'immole au bonheur de Léonce le devoir qui me défendroit peut-être de continuer à le voir, il suffit du moindre de ses désirs pour obtenir de moi le sacrifice de mon existence dans le monde. Il m'a demandé de rester à Bellerive ; si je retournois à Paris, il en seroit malheureux ; jugez si je puis songer à revenir. Ah ! Je devrois braver sa peine, pour me retirer en Languedoc, pour m'arracher au danger de sa présence, au tort que j'ai de partager un sentiment que je devrois repousser ; mais lui causer un instant de chagrin, pour m'occuper de ce qu'on pourroit appeler mes intérêts, c'est ce que jamais je ne ferai.

Je suis sûre que Matilde est heureuse, je m'informe jour par jour de sa vie, je sais jusqu'aux moindres nuances de ses impressions : si elle découvroit mon attachement pour Léonce ; si cet attachement, resté pur, l'offensoit, je partirois à l'instant ; je partirai peut-être même sans ce motif, si mes sentimens ne suffisent pas à Léonce, si, dans un moment de courage, je puis renoncer à une situation que je condamne.

Jamais alors je ne reverrois Paris ; ceux qui s'occupent de me juger ne me rencontreroient de leur vie, et rien ne pourroit me donner ni des consolations ni de la douleur.

Ce que je n'oublierai point, quoi qu'il m'arrive, c'est l'amitié protectrice dont vous n'avez cessé de me donner des preuves.

Au moment où j'ai reçu votre lettre, je me proposois d'aller passer quelques heures à Paris, pour vous exprimer ma reconnoissance ; mais madame de Mondoville s'étant renfermée, à cause du carême, dans le couvent où elle a été élevée, j'ai choisi demain pour proposer à Léonce de visiter avec moi une famille du Languedoc, établie dans mon voisinage, et que depuis long-temps je veux aller voir. Dans peu de jours, je réparerai ce que je perds en ne vous voyant pas ; c'est pour vous seule que je puis quitter ma retraite, pardonnez-moi de ne regretter à Paris que vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIX.

LETTRE XIX.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 10 février.

Vous me demandez, mon ami, si je suis heureux : et, déposant la sévérité d'un maître, ce qui vous importe avant tout, m'écrivez-vous, c'est de lire au fond de mon coeur. Pourquoi ne l'avez-vous pas interrogé, il y a quelques jours ? j'étois plus content de moi ; je crains que la soirée d'hier ne m'ait jeté dans un trouble dont je ne pourrai plus sortir. Vous jugerez mieux de mes sentimens, si je vous raconte ce qui s'est passé ; il m'est amer et doux de me le retracer.

Depuis plus d'un mois, je goûtois le bonheur de voir tous les jours cet être angélique que vous aviez choisi pour la compagne de ma vie : des désirs impétueux, des regrets invincibles me saisissoient quelquefois, dans les momens les plus délicieux de nos entretiens ; mais enfin, le bonheur l'emportoit sur la peine ; je ne sais si maintenant la lutte n'est pas trop forte, si je pourrai jamais retrouver ces impressions douces, qui me permettoient de goûter les imparfaites jouissances de ma destinée.

Hier, madame de Mondoville étant absente, je pouvois passer la journée entière à Bellerive : madame d'Albémar me proposa une promenade après dîner ; elle me dit qu'il s'étoit établi près de chez elle une famille du Languedoc, dont elle croyoit connoître le nom, et qu'elle seroit bien aise que nous allassions nous en informer. Nous partîmes, et madame d'Albémar donna rendez-vous à sa voiture à une demi-lieue de Bellerive.

Lorsque nous approchâmes de l'endroit qu'on nous avoit désigné, nous vîmes de loin une maison de paysan, petite, mais agréable, et nous entendîmes des voix et des instrumens, dont l'accord nous parut singulièrement harmonieux.

Nous approchâmes : un enfant, qui étoit sur la porte à faire des boules de neige, nous offrit de monter ; sa mère l'entendant, sortit de chez elle, et vint au-devant de nous. Madame d'Albémar reconnut d'abord, quoiqu'elle ne l'eût pas vue depuis dix ans, mademoiselle de Senanges qu'elle avoit rencontrée quelquefois dans la société de M. d'Albémar : mademoiselle de Senanges, à présent madame de Belmont, accueillit Delphine de l'air le plus aimable et le plus doux. Nous la suivîmes dans la petite chambre dont elle faisoit son salon, et nous vîmes un homme d'environ trente ans, placé devant un piano, et faisant chanter une petite fille de huit ans : il se leva à notre arrivée ; sa femme s'approcha de lui aussitôt, et lui donna le bras pour avancer vers nous ; nous aperçûmes alors qu'il étoit aveugle ; mais sa figure avoit conservé de la noblesse et du charme, malgré la perte de la vue : il régnoit dans tous ses traits une expression de calme qui en imposoit à la pitié même.

Delphine, dont le coeur est si accessible aux émotions de la bonté, se troubla visiblement, malgré ses efforts pour le cacher. Elle fit une question à madame de Belmont sur les motifs de son départ du Languedoc.-Un procès que nous avons perdu, M. de Belmont et moi, nous a ruinés tout-à-fait, répondit-elle ; j'avois été déjà privée de la moitié de ma fortune, parce qu'une tante m'avoit déshéritée à cause de mon mariage. Il ne nous reste plus à mon mari, mes deux enfans et moi, que quatre-vingts louis de rente ; nous avons mieux aimé vivre dans un pays où personne ne nous connoissoit, que de nous trouver engagés à conserver, sans fortune, nos anciennes habitudes de société. Ce climat, d'ailleurs, convient mieux à la santé de mon mari, que les chaleurs du midi ; et depuis quinze jours que nous sommes ici, nous nous y trouvons parfaitement ; bien.

-M. de Belmont prit la parole pour se féliciter de connaître une personne telle que madame d'Albémar ; il s'exprima avec beaucoup de grâce et de convenance, et sa femme, se rappelant avec plaisir qu'elle avoit vu madame d'Albémar encore enfant chez ses parens, lui parla de leurs relations communes avec une simplicité et une sérénité parfaites. Je la regardois attentivement, et je ne voyois pas dans toute sa manière la moindre trace d'une peine quelconque ; elle ne paroissoit pas se douter qu'il y eût rien dans sa situation qui pût exciter un intérêt extraordinaire, et fut long-temps sans s'apercevoir de celui qu'elle nous inspiroit.

Son mari voulut nous montrer son jardin ; il donna le bras à sa femme pour y aller ; elle paroissoit avoir tellement l'habitude de le conduire, que, pendant un moment qu'elle le remit à Delphine pour aller donner quelques ordres, elle marchoit avec inquiétude, se retournoit plusieurs fois, et paroissoit, non pas troublée, c'est une personne trop simple pour s'inquiéter sans motif, mais tout-à-fait déshabituée de faire un pas sans servir de guide à son mari.

M. de Belmont nous intéressoit à tous les instans davantage par son esprit et sa raison ; nous le ramenâmes plusieurs fois à parler de ses occupations, de ses intérêts ; il nous répondit toujours avec plaisir, paroissant oublier complètement qu'il étoit aveugle et ruiné, et nous donnant l'idée d'un homme heureux et tranquille, qui n'a pas dans sa vie la moindre occasion d'exercer le courage, ni même la résignation : seulement, en prononçant le nom de sa femme, en l'appelant ma chère amie, il avoit un accent que je ne puis définir, mais qui retentissoit à tous les souvenirs de sa vie, et nous les indiquoit sans nous les exprimer.

Nous rentrâmes dans la maison, le piano étoit encore ouvert ; Delphine témoigna à M. et à madame de Belmont, le désir d'entendre de près la musique qui nous avoit charmés de loin ; ils y consentirent, en nous prévenant que, chantant presque toujours des trio avec leur fille, ils alloient exécuter de la musique très-simple. Le père se mit à préluder au clavecin avec un talent supérieur et une sensibilité profonde. Je ne connois rien de si touchant qu'un aveugle qui se livre à l'inspiration de la musique ; on diroit que la diversité des sons et des impressions qu'ils font naître, lui rend la nature entière dont il est privé. La timidité, naturellement inséparable d'une infirmité si malheureuse, défend d'entretenir les autres de la peine que l'on éprouve, et l'on évite presque toujours d'en parler ; mais il semble, quand un aveugle vous fait entendre une musique mélancolique, qu'il vous apprend le secret de ses chagrins ; il jouit d'avoir trouvé enfin un langage délicieux, qui permet d'attendrir le coeur, sans craindre de le fatiguer.

Les beaux yeux de ma Delphine se remplirent de larmes, et je voyois à l'agitation de son sein, combien son âme étoit émue : mais quand M. de Belmont et sa femme chantèrent ensemble, et que leur fille, âgée de huit ans, vint joindre sa voix enfantine et pure à celle de ses parens, il devint impossible d'y résister. Ils nous firent entendre un air des moissonneurs du Languedoc, dont le refrain villageois est ainsi :

Accordez-moi donc, ma mère, Pour mon époux, mon amant ; Je l'aimerai tendrement, Comme vous aimez mon père.

La petite fille levoit ses beaux yeux vers sa mère en chantant ces paroles ; son visage étoit tout innocence, mais, élevée par des parens qui ne vivoient que d'affections tendres, elle avoit déjà dans le regard et dans la voix cette mélancolie si intéressante à cet âge, cette mélancolie, pressentiment de la destinée qui menace l'enfant à son insu.

La mère reprit le même refrain, en disant :

Elle t'accorde, ta mère,

Pour ton époux, ton amant ;

Tu l'aimeras tendrement,

Ainsi qu'elle aime ton père.

A ces derniers mots, il y eut dans le regard de madame de Belmont quelque chose de si passionné, et tant de modestie succéda bientôt à ce mouvement, que je me sentis pénétré de respect et d'enthousiasme pour ces nobles liens de famille, dont on peut à la fois être si fier et si heureux. Enfin, le père chanta à son tour :

Ma fille, imite ta mère,

Prends pour époux ton amant ;

Et chéris-le tendrement,

Comme elle a chéri ton père.

La voix de M. de Belmont se brisa tout-à-fait en prononçant ces paroles, et ce fut avec effort qu'il la retrouva, pour répéter tous les trois ensemble le refrain, sur un air de montagne qui sembloit faire entendre encore les échos des Pyrénées.

Leurs voix étoient d'une parfaite justesse ; celle du mari, grave et sonore, mêloit une dignité mâle aux doux accens des femmes ; leur situation, l'expression de leur visage, tout étoit en harmonie avec la sensibilité la plus pure ; rien n'en distrayoit, rien ne manquoit même à l'imagination. Delphine me l'a dit depuis ; l'attendrissement que lui faisoit éprouver une réunion si parfaite de tout ce qui peut émouvoir, cet attendrissement étoit tel, qu'elle n'avoit plus la force de le supporter. Ses larmes la suffoquoient, quand madame de Belmont, se jetant presque dans ses bras, lui dit :-Aimable Delphine, je vous reconnois, mais nous croiriez-vous malheureux ? 'Ah ! combien vous vous tromperiez !-Et comme si tout à coup la musique avoit fondé notre intimité, elle se plaça près de madame d'Albémar, et lui dit :

-Quand je vous ai connue, il y a dix ans, M. de Belmont m'aimoit déjà depuis quelques années ; mais comme on craignoit qu'il ne perdît la vue, mes parens s'opposoient à notre mariage : il devint entièrement aveugle, et je renonçai alors à tous les ménagemens que j'avois conservés avec ma famille. Chaque moment de retard, quand je lui étois devenue si nécessaire, me paroissoit insupportable ; et, n'ayant ni père ni mère, je me crus permis de me décider seule. Je me mariai à l'insu de mes parens, et j'eus pendant quelque temps assez à souffrir des menaces qu'ils me firent de rompre mon mariage : quand il fut bien prouvé qu'ils ne le pouvoient pas, ils travaillèrent à nous ruiner, ils y réussirent ; mais comme j'avois craint d'abord qu'ils ne parvinssent à me séparer de M. de Belmont, je ne fus presque pas sensible à la perte de notre fortune ; mon imagination n'étoit frappée que du malheur que j'avois évité.

Mon mari, continua-t-elle, donne des leçons à son fils ; moi, j'élève ma fille ; et notre pauvreté, nous rapprochant naturellement beaucoup plus de nos enfans, nous donne de nouvelles jouissances. Quand on est parfaitement heureux par ses affections, c'est peut-être une faveur de la Providence que certains revers, qui resserrent encore vos liens par la force même des choses. Je n'oserois pas le dire devant M. de Belmont, si je ne savois pas que sa cécité ne le rend point malheureux ; mais cet accident fixe sa vie au sein de sa famille, cet accident lui rend mon bras, ma voix, ma présence à tous les instans nécessaires : il m'a vue dans les premiers jours de ma jeunesse, il conservera toujours le même souvenir de moi, et il me sera permis de l'aimer avec tout le charme, tout l'enthousiasme de l'amour, sans que la timidité causée par la perte des agrémens du visage en impose à l'expression de mes sentimens.

Je le dirai devant M. de Belmont, madame, il faut qu'il entende ce que je pense de lui, puisque je ne veux pas le quitter un instant, même pour me livrer au plaisir de le louer : le premier bonheur d'une femme, c'est d'avoir épousé un homme qu'elle respecte autant qu'elle l'aime ; qui lui est supérieur par son esprit et son caractère, et qui décide de tout pour elle, non parce qu'il opprime sa volonté, mais parce qu'il éclaire sa raison, et soutient sa foiblesse. Dans les circonstances même où elle auroit un avis différent du sien, elle cède avec bonheur, avec confiance à celui qui a la responsabilité de la destinée commune, et peut seul réparer une erreur, quand même il l'auroit commise. Pour que le mariage remplisse l'intention de la nature, il faut que l'homme ait par son mérite réel un véritable avantage sur sa femme, un avantage qu'elle reconnoisse et dont elle jouisse : malheur aux femmes obligées de conduire elles-mêmes leur vie, de couvrir les défauts et les petitesses de leur mari, ou de s'en affranchir, en portant seules le poids de l'existence ! Le plus grand des plaisirs, c'est cette admiration du coeur qui remplit tous les momens, donne un but à toutes les actions, une émulation continuelle au perfectionnement de soi-même, et place auprès de soi la véritable gloire, l'approbation de l'ami qui vous honore en vous aimant. Aimable Delphine, ne jugez pas le bonheur ou le malheur des familles par toutes les prospérités de la fortune où de la nature ; connaissez le degré d'affection dont l'amour conjugal les fait jouir, et c'est alors seulement que vous saurez quelle est leur part de félicité sur la terre !

-Elle ne vous a pas tout dit, ma douce amie, reprit M. de Belmont ; elle ne vous a pas parlé du plaisir qu'elle a trouvé dans l'exercice d'une générosité sans exemple ; elle a tout sacrifié pour moi, qui ne lui offrois qu'une suite de jours pendant lesquels il falloit tout sacrifier encore.

Riche, jeune, brillante, elle a voulu consacrer sa vie à un aveugle sans fortune, et qui lui faisoit perdre toute celle qu'elle possédoit. Dans quelque trésor du ciel il existait un bien inestimable ; il m'a été donné, ce bien, pour compenser un malheur que tant d'infortunés ont éprouvé dans l'isolement. Et telle est la puissance d'une affection profonde et pure, qu'elle change en jouissances les peines les plus réelles de la vie ; je me plais à penser que je ne puis faire un pas sans la main de ma femme, que je ne saurois pas même me nourrir, si elle n'approchoit pas de moi les alimens qu'elle me destine. Aucune idée nouvelle ne ranimeroit mon imagination, si elle ne me lisoit pas les ouvrages que je désire connoître ; aucune pensée ne parvient à mon esprit sans le charme que sa voix lui prête ; toute l'existence morale m'arrive par elle, empreinte d'elle, et la Providence, en me donnant la vie, a laissé à ma femme le soin d'achever ce présent, qui seroit inutile et douloureux sans son secours.

Je le crois, dit encore M. de Belmont, j'aime mieux que personne ; car tout mon être est concentré dans le sentiment : mais comment se fait-il que tous les hommes ne cherchent pas à trouver le bonheur dans leur famille ? Il est vrai que ma femme, et ma femme seule pouvoit faire du mariage un sort si délicieux. Cependant, il me manque de n'avoir jamais vu mes enfans, mais je me persuade qu'ils ressemblent à leur mère ! de toutes les images que mes yeux ont autrefois recueillies, il n'en est qu'une qui soit restée parfaitement distincte dans mon souvenir, c'est la figure de ma femme ; je ne me crois pas aveugle près d'elle, tant je me représente vivement ses traits ! Avez-vous remarqué combien sa voix est douce ? quand elle parle, elle accentue gracieusement et mollement, comme si elle aimoit à soigner les plaisirs qui me restent ; je sens tout, je n'oublie rien ; un serrement de main, une voix émue ne s'effacent jamais de mon souvenir.

Ah ! C'est une existence heureuse que de savourer ainsi les affections et leur charme ; d'en jouir sans éprouver jamais une de ces inconstances du coeur, qu'amènent quelquefois les splendeurs éclatantes de la fortune, ou les dons brillans de la nature.

Néanmoins, quoique mon sort ne puisse se comparer à celui de personne, je le dis, continua-t-il, aux grands de la terre, aux plus beaux, aux plus jeunes ; il n'est de bonheur pendant la vie que dans cette union du mariage, que dans cette affection des enfans, qui n'est parfaite que quand on chérit leur mère. Les hommes, beaucoup plus libres dans leur sort que les femmes, croient pouvoir aisément suppléer aux jouissances de la vie domestique ; mais je ne sais quelle force secrète la Providence a mise dans la morale ; les circonstances de la vie paraissent indépendantes d'elle, et c'est elle seule cependant qui finit par en décider. Toutes les liaisons hors du mariage ne durent pas ; des événemens terribles, ou des dégoûts naturels brisent les liens qu'on croyoit les plus solides ; l'opinion vous poursuit, l'opinion, de quelque manière, insinue ses poisons dans votre bonheur.

Et quand il seroit possible d'échapper à son empire, peut-on comparer le plaisir de se voir quelques heure au milieu du monde, quelques heures interrompues, avec l'intimité parfaite du mariage ? Que serois-je devenu sans elle ? moi qui ne devois porter mes malheurs qu'à celle qui pouvoit s'enorgueillir de les partager ! Comment aurois-je fait pour lutter contre l'ordre de la société ? moi que la nature avoit désarmé ! Combien l'abri des vertus constantes et sûres ne m'étoit-il pas nécessaire à moi, qui ne pouvois rien conquérir, et qui n'avois pour espoir que le bonheur qui viendroit me chercher ! Mais ce ne sont point des consolations que je possède, c'est la félicité même ; et je le répète avec assurance, celui qui n'est point heureux par le mariage est seul, oui, partout seul ; car il est tôt ou tard menacé de vivre sans être aimé.

-M. de Belmont prononça ces paroles avec tant de chaleur, qu'elles jetèrent mon âme dans une situation violente ; je vous l'avoue, ce que j'éprouve, quand une circonstance ranime en moi la douleur de n'avoir pas épousé madame d'Albémar, ce que j'éprouve tient beaucoup de cet état, que les anciens auroient expliqué par la vengeance des furies.

Quelquefois cette douleur semble dormir dans mon sein ; mais quand elle se réveille, je sens qu'elle ne m'a jamais quitté, et que tous les jours écoulés me sont retracés par les regrets les plus amers.

Madame d'Albémar s'aperçut que j'étois saisi par ces mouvemens impétueux et déchirans. En effet, j'avois résisté long-temps ; mais tant d'émotions, qui portoient sur la même blessure, l'avoient enfin rendue trop douloureuse. Delphine se leva, et dit qu'elle vouloit partir ; le temps menaçoit de la neige, monsieur et madame de Belmont voulurent l'engager à, rester ; elle me regarda, et vit, je crois, que mon visage étoit entièrement décomposé ; car elle répéta vivement que sa voiture l'attendoit à quatre pas de la maison, et qu'elle étoit forcée de s'en aller. Elle promit de revenir ; monsieur et madame de Belmont, et leurs deux enfans, la réconduisirent jusqu'à la porte, avec cette affection qu'elle inspire si vite à quiconque est digne de l'apprécier.

Je lui donnai le bras sans rien dire, et nous marchâmes ainsi quelque temps. Arrivés à, l'endroit où sa voiture devoit l'attendre, nous ne la trouvâmes point ; on avoit mal entendu nos ordres, et la neige commençoit à tomber avec une grande abondance.-J'ai bien froid, me dit-elle.-Ce mot me tira des pensées qui m'absorboient ; je la regardai, elle étoit fort pâle, et je craignis que sa santé ne souffrît du chemin qui lui restoit encore à faire ; je la suppliai de me permettre de la porter, pour que ses pieds au moins ne fussent pas dans la neige.

Elle s'y refusa d'abord, mais son état étant devenu plus alarmant, j'insistai peut-être avec amertume, car j'étois agité par les sentimens les plus douloureux. Delphine consentit alors à ce que je désirois ; elle espéroit, j'ai cru le voir, que mes impressions s'adouciroient par le plaisir de lui rendre au moins ce foible service.

Mon ami, je la portai pendant une demi-lieue, avec des émotions d'une nature si vive et si différente, que mon âme en est restée bouleversée. Tantôt la fièvre de l'amour me saisissoit, en la pressant sur mon coeur, et je lui répétois qu'il falloit qu'elle fût à moi comme mon épouse, comme ma maîtresse, comme l'être enfin qui devoit confondre sa vie avec la mienne ; elle me repoussoit, soupiroit, et me menaçoit de refuser mon secours. Une fois la rigueur du froid la saisit tellement, qu'elle pencha sa tête sur moi, et je la soulevois comme si elle eût été sans vie : je regardai le ciel dans un mouvement inexprimable ; je ne sais ce que je voulois ; mais si elle étoit morte dans mes bras, je l'aurois suivie, et je ne sentirois plus la douleur qui me poursuit. Enfin nous arrivâmes, et mes soins la rétablirent entièrement. J'étois impatient de la quitter ; je ne me trouvois plus bien à Bellerive, dans ces lieux qui faisoient mes délices : malheureux que je suis ! pourquoi falloit-il que je visse le spectacle d'une union si heureuse !

Aveugles, ruinés, relégués dans un coin de la terre, ils sont heureux par l'amour dans le mariage ; et moi, qui pouvois goûter ce bien au sein de toutes les prospérités humaines, j'ai livré mon coeur à des regrets dévorans, qui n'en sortiront qu'avec la vie.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XX.

LETTRE XX.

Delphine à Léonce.

Hier, vous n'êtes resté qu'un quart d'heure avec moi ; à peine m'avez-vous parlé : en me quittant, j'ai vu que vous alliez dans la forêt, au lieu de retourner à Paris ; j'ai su depuis que vous n'êtes rentré chez vous qu'au jour. Vous avez passé cette nuit glacée seul, à cheval, non loin de ma demeure ; c'étoit vous pourtant qui aviez voulu abréger notre soirée. Inquiète, troublée, je suis restée à ma fenêtre pendant cette même nuit. Léonce, occupés ainsi l'un de l'autre, nous craignions de nous parler : que me cachez-vous ? juste ciel ! Ne pouvons-nous plus nous entendre ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXI.

LETTRE XXI.

Léonce à Delphine.

J'ai passé une nuit plus douce que tous les jours qui me sont destinés : cette tristesse de l'hiver me plaisoit, je n'avois rien à reprocher à la nature. Mais vous, vous qui voyez dans quel état je suis, daignez-vous en avoir pitié ? Ce frisson que les longues heures de la nuit me faisoient éprouver m'étoit assez doux ; n'est-ce pas ainsi que s'annonce la mort ? et ne sentez-vous pas qu'il faudra bientôt y recourir ? Vous me demandez si je vous cache un secret ! l'amour en a-t-il ? Si vous partagiez ce que j'éprouve, ne me comprendriez-vous pas ? Cependant vous me le demandez ce secret ; le voici : je suis malheureux ; n'exigez rien de plus.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XII.

LETTRE XII.

Delphine à Léonce,

Vous êtes malheureux, Léonce ! ah ! le ciel m'inspiroit bien, quand je voulois partir, quand je refusois de croire à vos sermens ; vous me juriez qu'en restant, je comblerois tous les voeux de votre coeur ; vous m'avez séduite par cet espoir, et déjà vous ne craignez plus de me le ravir. Autrefois les mêmes sentimens nous animoient, et maintenant, hélas ! qu'est devenu cet accord ? savez-vous ce que j'éprouvois ? je jouissois avec délices de notre situation. Insensée que je suis ! j'étois heureuse, je vous l'aurois dit ; oh ! que vous avez bien réprimé cette confiance imprudente !

Mais d'où vient donc, Léonce, cette funeste différence entre nous ?

Vous croiriez-vous le droit de me dire que vous êtes plus capable d'aimer que moi ? avec quel dédain je recevrois ce reproche ! je connois des sacrifices, que vous ne pourriez pas me faire ; il n'en est pas un au monde qui me parût mériter seulement votre reconnoissance, tant il me coûteroit peu ! Vous ai-je parlé du tort que me faisoit mon séjour à Bellerive ? loin de redouter les peines que mon amour pourra me causer, quand je m'égare dans les chimères qui me plaisent, j'aime à supposer des dangers, des malheurs de tout genre, que je braverois avec

transport pour vous.

Oserez-vous prétendre que le don, ou plutôt l'avilissement de moi-même, est le sacrifice que je dois à ce que j'aime ? Mon ami, ce seroit notre amour que j'immolerois, si je renonçois à cet enthousiasme généreux qui anime notre affection mutuelle. Si je cédois à vos désirs, nous ne serions bientôt plus que des amans sans passion, puisque nous serions sans vertu ; et nous aurions ainsi bientôt désenchanté tous les sentimens de notre coeur.

Si je pouvois manquer maintenant aux derniers devoirs que je respecte encore, quelle seroit ma conduite à mes propres yeux ?

Je me serois établie dans une solitude, pour y passer ma vie seule avec l'homme que j'aime, avec l'époux d'une autre ; j'y resterois sans combats, sans remords, j'aurois été moi-même au-devant de ma honte : oh ! Léonce, je ne suis déjà peut-être que trop coupable ; veux-tu donc dégrader l'image de Delphine ? Veux-tu la dégrader dans ton propre souvenir ? qu'elle parte, et tu ne l'oublieras jamais ; qu'elle meure, et tu verseras des larmes sur sa tombe ; mais si tu la rendois criminelle, tu la chercherois vainement telle qu'elle étoit, dans le monde, dans ta mémoire, dans ton coeur ; elle n'y seroit plus ; et sa tête humiliée se pencheroit vers la terre, n'osant plus regarder ni le ciel ni Léonce.

Hier, n'étois-tu pas égaré, quand tu me reprochois d'être insensible à l'amour ? ton accent étoit âpre et sombre ; tu m'accusois de ne pas savoir aimer ! Ah ! crois-tu que mon amour n'ait pas aussi sa volupté, son délire ? la passion innocente a des plaisirs que ton coeur blasphème. Quand tu n'avois pas encore troublé mes espérances, quand je me flattois de passer ma vie entière avec toi, il n'existoit pas dans l'imagination un bonheur que l'on pût comparer au mien ; aucun chagrin, aucune inquiétude ne me rendoient les heures difficiles ; je me sentois portée dans la vie comme sur un nuage ; à peine touchois-je la terre de mes pas ; j'étois environnée d'un air azuré, à travers lequel tous les objets s'offroient à moi sous une couleur riante : si je lisois, mes yeux se remplissoient des plus douces larmes, à chaque mot que je rapportois à toi ; je m'attendrissois en faisant de la musique, car je t'adressois toujours ce langage mystérieux, ces émotions indéfinissables que l'harmonie nous fait éprouver ; j'avois en moi une existence surnaturelle que tu m'avois donnée, une inspiration

d'amour et de vertu, qui faisoit battre mon coeur plus vite à tous les momens du jour.

J'étois heureuse ainsi, même dans ton absence : l'heure de te voir approchoit, et la fièvre de l'espérance m'agitoit ; cette fièvre se calmoit, quand tu entrois dans ma chambre ; elle faisoit place aux sentimens délicieux qui se répandoient dans mon coeur : je te regardois, je considérois de nouveau tous les objets qui m'entourent, étonnée de la magie, de l'enchantement de ta présence, et demandant au ciel si c'étoit bien la vie qu'un tel bonheur, ou si mon âme déjà n'avoit pas quitté la terre ! n'y avoit-il donc point d'amour dans cette ivresse ? et quand tu m'environnois de tes bras, quand je reposois ma tête sur ton épaule, si je renfermois dans mon coeur quelques-uns de mes mouvemens, ce coeur en devenoit plus tendre ; il eût perdu de sa sensibilité même, s'il n'avoit su rien réprimer.

J'ai voulu, Léonce, ne voir dans votre peine que vos inquiétudes sur mon sentiment pour vous ; j'ai dissipé ces inquiétudes : si vous vous permettiez encore les mêmes plaintes, il ne seroit plus digne de moi d'y répondre.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIII.

LETTRE XXIII.

Léonce à Delphine.

Ma volonté est soumise à la vôtre ; mais je ne sais quel accablement douloureux altère en moi les principes de la vie ; hier, en revenant de chez vous, je pouvois à peine me soutenir sur mon cheval ; j'essaierai d'aller à Bellerive ce soir ; mais j'ai à peine la force d'écrire.

Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIV.

LETTRE XXIV.

Delphine à Léonce.

Léonce, je vous crois généreux, pourquoi donc vous cacherois-je ce qui est dangereux pour moi ? Vous savez, vous devez savoir, que si vous me rendiez coupable, je n'y survivrois pas ; et vous me connoissez assez pour ne pas imaginer que j'imite ces femmes dissimulées, qui veulent se laisser vaincre, après avoir long-temps, résisté. Si vous ne voulez pas que je meure de douleur ou de honte, je dois obtenir, en vous confiant le secret de ma foiblesse, que votre propre vertu m'en défende. O Léonce ! si vous souffrez, si vos peines altèrent quelquefois votre santé, ne vous montrez pas à moi dans cet état.

Hier, en vous voyant si pâle, si chancelant, je me sentis défaillir ; quand l'image de votre danger se présente à moi, toute autre idée disparoît à mes yeux. Il se passoit hier dans mon coeur une émotion inconnue, qui affoiblissoit ma raison, ma vertu, toutes mes forces ; et j'éprouvois un désir inexprimable de ranimer votre vie aux dépens de la mienne, de verser mon sang pour qu'il réchauffât le vôtre, et que mon dernier souffle rendît quelque chaleur à vos mains tremblantes.

Léonce, en vous avouant l'empire de la souffrance sur mon coeur, c'est vous interdire à jamais de m'en rendre témoin ; dérobez-la-moi, s'il est possible ; cette prière n'est pas d'une âme dure, et vous l'adresser, c'est vous estimer beaucoup. Ne répondez pas à cette lettre ; en l'écrivant, mon front s'est couvert de rougeur. Je vous ai imploré, protégez-moi ; mais sans me rappeler que je vous l'ai demandé.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXV.

LETTRE XXV.

Léonce à Delphine.

Delphine, je veux respecter vos volontés, je le veux ; cette résignation est tout ce que je puis vous promettre. Vous ne connoissez pas les sentimens qui m'agitent ; je leur impose silence, je ne puis vous les confier. Je vous adore, et je crains de vous parler d'amour ! que deviendrai-je ? et cependant tu m'aimes, et tu voudrois que je fusse heureux ! J'ai cru que je le serois, je me suis trompé. Essayons de ne pas nous parler de nous, de transporter notre pensée sur je ne sais quel sujet étranger, dont nous ne nous occuperons qu'avec effort, oui, avec effort. Puis-je ne pas me contraindre ? puis-je m'abandonner à ce que j'éprouve ! Si je m'y livre un jour, dans l'état où m'ont jeté mes désirs et mes regrets, si je m'y livre un jour, l'un de nous deux est perdu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVI.

LETTRE XXVI.

Delphine à Léonce.

L'homme d'affaires de madame de Mondoville est venu voir le mien, pour lui parler de soixante mille livres que j'ai cautionnées pour madame de Vernon, et de quarante autres que je lui avois prêtées, il y a deux ou trois ans : vous sentez bien que je ne veux pas que vous acquittiez ces dettes, surtout à présent que vos affaires sont en désordre ; mais il seroit tout-à-fait inconvenable pour moi d'avoir l'air de rendre un service à madame de Mondoville. Hélas ! j'ai des torts envers elle, et si jamais elle les découvre, je, ne veux pas qu'elle puisse penser que j'ai cherché à enchaîner son ressentiment par des obligations de cette nature. Ayez donc la bonté de dire à madame de Mondoville, que je ne veux pas que de dix ans, il soit question en aucune manière des dettes que sa mère a contractées avec moi ; mais persuadez-lui bien que je me conduis ainsi par amitié pour vous, ou à cause d'une promesse faite à sa mère : supposez tout ce que vous voudrez seulement arrangez tout ; pour que madame de Mondoville ne puisse pas se croire liée personnellement envers moi, par la reconnoissance.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVII.

LETTRE XXVII.

Léonce à Delphine.

J'ai exécuté fidèlement vos ordres auprès de madame de Mondoville. Que parlez-vous de lui épargner de la reconnoissance ? avez-vous donc oublié que c'est vous qui l'avez dotée, que sans votre générosité fatale je serois peut-être libre encore : ah Dieu ! ne puis-je donc repousser ce souvenir, et tout dans la vie doit-il me le rappeler !

Je n'ai pu empêcher Matilde de vous aller voir demain ; elle est touchée de vos procédés envers nous, quoique j'en aie diminué le mérite selon vos intentions ; elle vouloit que je l'accompagnasse à Bellerive, cela m'est impossible ; je ne veux pas vous voir ensemble, je ne veux pas la trouver dans les lieux que vous habitez, il me semble que son image y resteroit... Permettez-moi de vous prier, ma Delphine, de recevoir Matilde comme vous l'auriez fait avant la mort de sa mère ; vous êtes capable de vous troubler en la voyant, comme si vous aviez des torts envers elle : hélas ! ne lui offrez-vous pas ma peine en sacrifice ? n'est-ce point assez ? conservez avec elle la supériorité qui vous convient. Il seroit difficile de lui donner des soupçons, jamais elle n'a été plus calme, plus heureuse ; mais la seule personne qu'elle observe avec soin, c'est vous ; non par jalousie, mais pour se démontrer à elle-même qu'il n'y a de bonheur que dans la dévotion ; et que toutes vos qualités et vos agrémens vous sont inutiles, parce que vous n'êtes pas dans les mêmes opinions qu'elle.

Ne lui montrez donc, je vous prie, ni tristesse, ni timidité ; et souvenez-vous qu'elle vous doit, et uniquement à vous, la conduite que je tiens envers elle. C'est une personne à laquelle je n'ai rien à reprocher, mais qui me convient si peu, que j'aurois cherché des prétextes pour m'éloigner, si vous ne m'aviez pas imposé son bonheur pour prix de votre présence ; je le fais, ce bonheur, sans qu'il m'en coûte, grâce au ciel ! la moindre dissimulation.

Elle ne compte dans la vie que les procédés, comme elle ne voit dans la religion que les pratiques ; elle ne s'inquiète ni du regard, ni de l'accent, ni des paroles, qui sont mille fois plus involontaires que les actions. Elle m'aime, je le crois ; et si quelques circonstances éclatantes excitoient sa jalousie, elle pourroit être très-vive et très-amère ; mais tant que je ne manquerai pas à la voir chaque jour, elle n'imaginera pas que mon coeur puisse être occupé d'un autre objet. Il importe donc à son repos comme à votre dignité ma chère Delphine, que vous ne changiez rien à votre manière d'être avec elle. Adieu, vous triomphez ; sais-je assez me contenir ? Je parle comme si mon coeur étoit calme... Delphine, un jour, un jour ! si tous ces efforts étoient vains, s'il falloit choisir entre ma vie et mon amour, ah ! Que prononceriez-vous ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVIII.

LETTRE XXVIII.

Delphine à Léonce.

Quels cruels momens je viens de passer ! Matilde est venue à six heures du soir, et ne m'a quittée qu'à neuf : je crois qu'elle s'étoit prescrit à l'avance ces trois heures, les plus pénibles dont je puisse me faire l'idée. Je craignois d'être fausse en lui montrant de l'amitié ; je trouvois imprudent et injuste de la traiter avec froideur, et chaque mot que je disois me coûtoit une délibération et une incertitude. Je ne pouvois me défendre aussi de l'observer, de la comparer à moi, et j'étois mécontente des diverses impressions que me causoient tour à tour la beauté qu'elle possède, et les grâces dont elle est privée. Enfin ce qui a fini par dominer en moi, c'est l'amitié d'enfance que j'ai toujours eue pour elle, et je me sentois attendrie par sa présence, sans qu'elle eût provoqué d'aucune manière cette disposition.

Elle m'a demandé mes projets ; je lui ai dit que je retournois ce printemps en Languedoc ; il m'a été impossible de lui répondre autrement : je ne sais quelle voix a parlé pour moi, sans qu'aucune réflexion précédente m'eût suggéré ce dessein.

Matilde m'a témoigné plus d'intérêt que jamais, et sa bienveillance me faisoit tellement souffrir que, s'il eût été dans son caractère de s'exprimer avec plus de sensibilité, je me serois peut-être jetée à ses pieds par un mouvement plus fort que ma volonté et ma raison : mais vous connoissez sa manière, elle éloigne la confiance, elle oblige les autres à se contenir, comme elle se contient elle-même ; le seul moment où je lui ai trouvé un accent animé, et qui sortoit de ce ton uniforme et mesuré qu'elle conserve presque toujours, c'est lorsqu'elle m'a parlé de vous.-Tout mon bonheur est en lui, m'a-t-elle dit, et je n'ai point d'autre affection sur cette terre !

-Ces mots m'ont ébranlée ; mes yeux se sont remplis de larmes : mais alors Matilde, craignant, comme sa mère, tout ce qui peut conduire à l'émotion, s'est levée subitement, et m'a fait des questions sur l'arrangement de ma maison.

Nous ne nous sommes entretenues depuis ce moment que sur les sujets les plus indifférens ; et nous nous sommes quittées, après trois heures de tête-à-tête, comme si nous avions eu une conversation de quelques minutes, au milieu d'un cercle nombreux. Mais, pendant ces heures elle étoit calme, et moi, combien j'étois loin de l'être ! Ah ! Léonce, je suis coupable, je le suis, sûrement ; car j'éprouvois tout ce qui caractérise le remords, le trouble, les craintes, la honte. Je redoutois de me trouver seule après son départ ; puis-je méconnoître dans ce que je souffrois, les cruels symptômes du mécontentement de soi-même !

J'ai reçu ce matin une lettre de madame d'Ervins, qui m'annonce son arrivée, dans un mois, et me parle avec estime et confiance de la sécurité qu'elle éprouve, en me remettant l'éducation de sa fille ; dites-le moi, mon ami, puis-je accepter un tel dépôt ? quel exemple Isore aura-t-elle sous les yeux ? comment pourrai-je la convaincre de mon innocence, lorsque je dois surtout lui conseiller de ne pas imiter ma conduite. Sur mille femmes, à peine une échapperoit-elle aux séductions auxquelles je m'expose, Léonce, je ne suis pas encore criminelle, mais déjà je rougis, quand on parle des femmes qui le sont ; j'éprouve un plaisir condamnable, quand j'apprends quelques traits des foiblesses du coeur ; je me surprends à désirer de croire que la vertu n'existe plus j'étois d'accord avec moi-même autrefois ; maintenant, je me raisonne sans cesse, comme si j'avois quelqu'un à convaincre ; et quand je me demande à qui j'adresse ces discours continuels, je sens que c'est à ma conscience dont je voudrois couvrir la voix.

Mon ami, si je persiste long-temps dans cet état, j'émousserai dans mon coeur cette délicatesse vive et pure, dont le plus léger avertissement disposoit souverainement de moi.

Quel intérêt mettrai-je aux derniers restes de la morale que je conserve encore, si je flétris mon âme, en cessant d'aspirer à cette vertu parfaite, qui avoit été jusqu'à ce jour l'objet de mes espérances ? Léonce, je t'aime avec idolâtrie ; quand je te vois, je me sens comme transportée dans un monde de félicités idéales, et cependant je voudrois avoir la force de me séparer de toi : je voudrois avoir fait à la morale, à l'Être suprême cet héroïque sacrifice, et que ton souvenir, et que l'amour que tu m'inspires fusses à jamais gravés dans une âme, devenue sublime par son courage.

O mon ami ! que ne me soutiens-tu dans ces élans généreux ! un jour, nous tenant par la main, nous nous présenterions avec confiance au Créateur de la nature : si l'homme juste, luttant contre l'adversité, est un spectacle digne du ciel, des êtres sensibles triomphant de l'amour, méritent plus encore l'approbation de Dieu même ! Aide-moi, je puis me relever encore ; mais si tu persistes, je ne serai bientôt plus qu'un caractère abattu sous le poids du repentir, une âme douce, mais commune ; et la plus noble puissance du coeur, celle des sacrifices, s'affoiblira tout-à-fait en moi.

Sais-je enfin si je ne devrois pas m'éloigner de vous, pour vous-même ?

Depuis quelque temps n'êtes-vous pas cruellement agité ? Puis-je, hélas ! puis-je me dire du moins que c'est pour votre bonheur, que votre amie dégrade son coeur, en résistant à ses remords ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIX.

LETTRE XXIX.

Léonce à Delphine.

J'ai peut-être mérité, par le trouble, où m'ont jeté des sentimens trop irrésistibles, la cruelle lettre que vous m'écrivez ; cependant je ne m'y attendois pas. Je vous ai parlé de ce qui manquoit à mon bonheur, et vous me proposez de vous séparer de moi ! quelle foible idée vous ai-je donc donnée de mon amour ! Avez-vous pu penser que j'existerois un instant après vous avoir perdue ! Je ne sais si vous avez raison d'éprouver les regrets et les remords qui vous agitent ; je ne demande rien, je n'exige rien ; mais je veux seulement que vous lisiez dans mon âme. Aucune puissance humaine, aucun ordre de vous ne pourroit me faire supporter la vie, si je cessois de vous voir. C'est à vous d'examiner ce que vaut cette vie, quels intérêts peuvent l'emporter sur elle ! Je ne murmurerai point contre votre décision, quand vous saurez clairement ce que vous prononcez.

Je sens presque habituellement, à travers le bonheur dont je jouis près de toi, que la douleur n'est pas loin, qu'elle peut rentrer dans mon âme avec d'autant plus de force, que des instans heureux l'ont suspendue. Delphine, j'ai vingt-cinq ans ; déjà je commence à voir l'avenir comme une longue perspective, qui doit se décolorer à mesure que l'on avance, Veux-tu que j'y renonce ? je le ferai sans beaucoup de peine ; mais je te défends de jamais parler de séparation. Dis-moi, je crois ta mort nécessaire, mon coeur n'en sera point révolté ; mais j'éprouve une sorte d'irritation contre toi, quand tu peux me parler de ne plus se voir, comme d'une existence possible.

Mon amie ! j'ai eu tort de t'entretenir de mes chagrins, pardonne-moi mon égarement ; en me présentant une idée horrible, tu m'as fait sentir combien j'étois insensé de me plaindre ! Hélas ! n'est-ce donc que par la douleur, que la raison peut rentrer dans le coeur de l'homme ! Et n'apprend-on que par elle à se reprocher des désirs trop ambitieux !

Eh bien ! eh bien ! ne me parle plus d'absence, et je me tiens pour satisfait.

Pourrois-je oublier quel charme je goûte, en te confiant mes pensées les plus intimes ? lorsque nous regardons ensemble les événemens du monde, comme nous étant étrangers, comme nous faisant spectacle de loin, et que, nous suffisant l'un à l'autre, les circonstances extérieures ne nous paraissent qu'un sujet d'observations. Ah ! Delphine, j'accepterois avec toi l'immortalité sur cette terre ; les générations qui se succéderoient devant nous, ne rempliroient mon âme que d'une douce tristesse ; je renouvellerais sans cesse avec toi mes sentimens et mes idées ; je revivrois dans chaque entretien.

-Mon amie ; écartons de notre esprit toutes les inquiétudes que notre imagination pourroit exciter en nous ; il n'y a rien de réel au monde qu'aimer ; tout le reste disparoît, ou change de forme et d'importance, suivant notre disposition : mais le sentiment ne peut être blessé sans que la vie elle-même ne soit attaquée. Il régloit, il inspiroit tous les intérêts, toutes les actions ; l'âme qu'il remplissoit ne sait plus quelle route suivre, et perdue dans le temps, toutes les heures ne lui présentent plus ni occupations, ni but, ni jouissances.

Crois-moi, Delphine, il y a de la vertu dans l'amour, il y en a même dans ce sacrifice entier de soi-même à son amant, que tu condamnes avec tant de force ; mais comment peux-tu te croire coupable, quand la pure innocence guide tes actions et ton coeur ? Comment peux-tu rougir de toi, lorsque je me sens pénétré d'une admiration si profonde pour ton caractère et ta conduite ? Juge de tes vertus comme de tes charmes, par l'amour que je ressens pour toi.

Ce n'est pas ta beauté seule qui l'a fait naître ; tes perfection morales m'ont inspiré cet enthousiasme qui, tour à tour, exalte et combat mes désirs. O mon amie, abjure ta lettre, sois fière d'être aimée, et ne te repens pas de me consacrer ta vie.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXX.

LETTRE XXX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 2 avril 1791.

Vous m'écrivez moins souvent, ma chère Louise, et vous évitez de me parler de Léonce ; il n'y a pas moins de tendresse dans vos lettres, mais un sentiment secret de blâme s'y laisse entrevoir : ah ! vous avez raison, je le mérite, ce blâme ; j'ai perdu le moment du courageux sacrifice, jugez vous-même à présent s'il est possible : je vous envoie la dernière lettre que j'ai reçue de Léonce ; puis-je partir après ces menaces funestes, le puis-je ? Toutes les femmes qui ont aimé, je le sais, se sont crues dans une situation qui n'avoit jamais existé jusqu'alors ; mais, néanmoins, ne trouvez-vous pas que le sentiment de Léonce pour moi n'a point d'exemple au monde ?

Cette tendresse profonde, dans une âme si forte, cet oubli de tout, dans un caractère qui sembloit devoir se livrer avec ardeur aux distinctions qui l'attendoient dans la vie ; et quel homme étoit plus fait que Léonce pour aspirer à tous les genres de gloire ? la noblesse de ses expressions, la dignité de ses regards, m'en imposent quelquefois à moi-même ; je jouis de me sentir inférieure à lui. Jamais aucun triomphe n'a fait goûter autant de jouissances que j'en éprouve, en abaissant mon caractère devant celui de Léonce. Qui pourroit mesurer tout ce qu'il est déjà, et tout ce qu'il peut devenir ? Par de-là les perfections que j'admire, j'en soupçonne de nouvelles qui me sont inconnues ; et lorsqu'il se sert des expressions les plus ardentes, quelque chose de contenu dans son accent, de voilé dans ses regards, me persuade qu'il garde en lui-même des sentimens plus profonds encore que ceux qu'il consent à m'exprimer.

Léonce exerce sur moi la toute-puissance que lui donnent à la fois son esprit, son caractère et son amour. Il me semble que je suis née pour lui obéir autant que pour l'adorer ; seule, je me reproche la passion qu'il m'inspire ; mais en sa présence, le mouvement involontaire de mon âme est de me croire coupable, quand j'ai pu le rendre malheureux. Il me semble que son visage, que sa voix, que ses paroles portent l'empreinte de la vertu même, et m'en dictent les lois. Ces récompenses célestes qu'on éprouve au fond de son coeur, quand on se livre à quelque généreux dessein, je crois les goûter quand il me parle ; et lorsque, dans un noble transport, il me dit qu'il faut immoler sa vie à l'amour, je rougirois de moi-même, si je ne partageois pas son enthousiasme.

Ne craignez pas, cependant, que son empire sur moi me rende criminelle ; le même sentiment qui me soumet à ses volontés me défend contre la honte. Léonce commande à mon sort, parce que j'admire son caractère, parce qu'il réunit toutes les vertus que vous m'avez appris à chérir ; je ne puis le quitter, s'il ne consent pas lui-même à ce sacrifice ; mais, lorsque oubliant la différence de nos devoirs, il veut me faire manquer aux miens, je m'arme contre lui de ses qualités mêmes, et, certaine qu'il ne sacrifierait pas son honneur à l'amour, le désir de l'égaler m'inspire le courage de lui résister. Ah ! Louise, c'est bien peu, sans doute, que de conserver une dernière vertu, quand on a déjà bravé tant d'égards, tant de devoirs, qui me paroissoient jadis aussi sacrés que ceux que je respecte encore ; mais ne gardez pas sur ma situation ce silence cruel ! ne croyez pas qu'il ne soit plus temps de me donner des conseils, que je n'en puisse recevoir aucun ! une fois, peut-être, je les suivrai, je n'en sais rien ; mais aimez-moi toujours.

Hélas ! notre situation peut à chaque instant être bouleversée.

Je partirois, si Matilde, découvrant nos sentimens, désiroit que je m'éloignasse ; je partirois, si Léonce cessoit un seul jour de me respecter, ou si l'opinion me poursuivoit au point de le rendre malheureux lui-même. Ah ! de combien de manières prévues et imprévues, le bonheur dont je ne jouis qu'en tremblant ne peut-il pas m'être arraché ! Louise, ne vous hâtez donc pas de prendre avec moi ce ton de froideur et de réserve, qu'il ne faut adresser qu'aux amis dont le sort est trop prospère ; n'oubliez pas la pitié, je vous la demanderai peut-être bientôt.

Déjà vous m'inquiétez, en m'annonçant que M. de Valorbe, ayant perdu sa mère, se prépare à partir pour Paris ; il faudra que j'instruise Léonce, et de ses sentimens pour moi, et de ses droits à ma reconnoissance ; mais de quelque manière que je les lui fasse connoître, sa présence lui sera toujours importune. Ne pouvez-vous donc pas détourner M. de Valorbe de venir ici ? Vous savez que, sous des formes timides et contraintes, il a un amour-propre très-sombre et très-amer, et que tout ce qu'il dit de son dégoût de la vie, vient uniquement de ce qu'il a une opinion de lui qu'il ne peut faire partager aux autres ; il a plus d'esprit qu'il n'en sait montrer, ce qui est précisément le contraire de ce qu'il faut pour réussir à Paris, où l'on n'a le temps de découvrir le mérite de personne. Quand il ne devineroit pas mes véritables sentimens, il suffiroit de la supériorité de Léonce pour lui donner de l'humeur ; et que de malheurs ne peut-il pas en arriver ! Essayez de lui persuader, ma chère Louise, que rien ne pourra jamais me décider à me remarier. Je ne puis vous exprimer assez combien il me sera pénible de revoir M. de Valorbe, s'il me faut supporter qu'il me parle encore de son amour.

D'ailleurs ma société est maintenant si resserrée, qu'en y admettant M. de Valorbe, je m'expose à faire croire qu'il m'intéresse.

Je ne vois habituellement que M. et madame de Lebensei, et quelquefois, mais plus rarement, M. et madame de Belmont ; l'esprit de M. de Lebensei me plaît extrêmement, sa conversation m'est chaque jour plus agréable ; il n'a de prévention ni de parti pris sur rien à l'avance, et sa raison lui sert pour tout examiner. La société d'un homme de ce genre vous promet toujours de la sécurité et de l'intérêt ; on ne craint point de lui confier sa pensée, l'on est sûr de la confirmer ou de la rectifier en l'écoutant.

Sa femme a moins d'esprit et surtout moins de calme que lui ; sa situation dans la société la rend malheureuse, sans qu'elle consente même à se l'avouer ; ce chagrin est fort augmenté par une inquiétude très-naturelle et très-vive qu'elle éprouve dans ce moment ; elle est prête d'accoucher, et elle a des raisons de craindre que sa grand'mère et sa tante, qui sont toutes les deux très-dévotes, ne veuillent pas reconnoître son enfant. Elle m'a dit, sans vouloir s'expliquer davantage, qu'elle avoit un service à me demander auprès de ses parens, qui sont un peu les miens ; je serai trop heureuse de le lui rendre. Je voudrois lui faire quelque bien. Elle est souvent honteuse de ses peines, et mécontente de sa sensibilité, dont les jouissances ne lui font pas oublier tout le reste ; elle craint que son mari ne s'aperçoive de ses chagrins ; et reprend un air gai chaque fois qu'il la regarde. Madame de Belmont, avec un mari aveugle et ruiné, jouit d'une félicité bien plus pure ; elle ne vit pas plus dans le monde que madame de Lebensei, mais elle n'a pas l'idée qu'elle en soit écartée ; elle choisit la solitude, et la pauvre Élise y est condamnée : je la plains, parce qu'elle souffre, car, à sa place, je serois parfaitement heureuse ; elle se croit, et a raison de se croire innocente ; elle a épousé ce qu'elle aime ; et l'opinion la tourmente ! quelle foiblesse !

Adieu, ma soeur, ne m'abandonnez pas ; reprenons l'habitude de nous écrire chaque jour tout ce que nous éprouvons ; je ne me crois pas un sentiment dont votre coeur indulgent et tendre ne puisse accepter la confidence.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXI.

LETTRE XXXI.

Léonce à Delphine,

Le neveu de madame du Marset est menacé de perdre son régiment, pour avoir montré, dit-on, une opinion contraire à la révolution. M. de Lebensei a beaucoup de crédit auprès des députés démocrates de l'assemblée constituante ; madame du Marset est venue me demander de vous engager à le prier de sauver son neveu. Si M. d'Orsan perdoit son régiment, il manqueroit un mariage riche qui, dans son état de fortune, lui est indispensablement nécessaire : je sais quelle a été la conduite de madame du Marset envers vous, envers moi ; mais je trouve plaisir à vous donner l'occasion d'une vengeance qui satisfait assez bien la fierté : car ce n'est point par bonté pure qu'on rend service à ceux dont on a raison de se plaindre ; on jouit de ce qu'ils s'humilient en vous sollicitant, et l'on est bien aise de se donner le droit de dédaigner ceux qui avoient excité notre ressentiment. Cette raison, d'ailleurs, n'est pas la seule qui me fasse désirer que vous soyez utile à madame du Marset.

Vous savez, quoique nous en parlions rarement ensemble, combien les querelles politiques s'aigrissent à présent ; on a dit assez souvent, et madame du Marset a singulièrement contribué à le répandre, que vous étiez très-enthousiaste des principes de la révolution françoise : il me semble donc qu'il vous convient particulièrement d'être utile à ses ennemis ; cette conduite peut faire tomber ce qu'on a dit contre vous à cet égard. En voyant le cours que prennent les événemens politiques de France, je souhaite tous les jours plus, que l'on ne vous soupçonne pas de vous intéresser aux succès de ceux qui les dirigent.

Vous avez exigé de moi, mon amie, que j'accompagnasse Matilde à Mondoville ; j'aurois plutôt obtenu d'elle que de vous la permission de m'en dispenser : savez-vous que ce voyage durera plus d'une semaine ?

Avez-vous songé à ce qu'il m'en coûte pour vous obéir ? toutes les peines de l'absence, oubliées depuis trois mois, se sont représentées à mon souvenir. Je vous en prie, soyez fidèle à la promesse que vous m'avez faite de m'écrire exactement. Je sais d'avance les journées qui m'attendent ; elles n'auroient point de but ni d'espérance, si je ne devois pas recevoir une lettre de vous. Shakespeare a dit, que la vie étoit ennuyeuse comme un conte répété deux fois. Ah ! combien cela est vrai des momens passés loin de Delphine ! quel fastidieux retour des mêmes ennuis et des mêmes peines !

Adieu, mon amie ; j'éprouve une tristesse profonde, et quand je m'interroge sur la cause de cette tristesse, je sens que ce sont ces huit jours qui me voilent le reste de l'avenir ; et vous osiez penser à me quitter ! N'en parlons plus ; cette idée, je l'espère, ne vous est jamais venue sérieusement ; vous vous en êtes servie pour m'effrayer de mes égaremens, et peut-être avez-vous réussi. Adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXII.

LETTRE XXXII.

Delphine à Léonce.

M. de Lebensei, quelques heures après avoir reçu ma lettre, a terminé l'affaire de M. d'Orsan ; vous pouvez mon cher Léonce, en instruire madame du Marset ; je ne me soucie pas le moins du monde d'en avoir le mérite auprès d'elle, car il seroit usurpé. Je l'ai servie parce que vous le désiriez, et non par les motifs que vous m'avez présentés.

Sans doute, je pense comme vous qu'il faut être utile même à ses ennemis, quand on en a la puissance ; mais, comme les moyens de rendre service sont très bornés pour les particuliers, je ne m'occupe de faire du bien à mes ennemis, que quand il ne me reste pas un seul de mes amis qui ait besoin de moi ; c'est un plaisir d'amour-propre, que de condamner à la reconnoissance les personnes dont on a de justes raisons de se plaindre ; il ne faut jamais compter parmi les bonnes actions les jouissances de son orgueil.

Quant à l'intérêt que je puis avoir à me faire aimer de ceux qui n'ont pas les mêmes opinions que moi, je n'y mettrois pas le moindre prix sans vous. Je déteste les haines de parti, j'en suis incapable ; et quoique j'aime vivement et sincèrement la liberté, je ne me suis point livrée à cet enthousiasme, parce qu'il m'auroit lancée au milieu de passions qui ne conviennent point à une femme ; mais, comme je ne veux en aucune manière désavouer mes opinions, je me sentirois plutôt de l'éloignement que du goût, pour un service qui auroit l'air d'une expiation : je dirai plus, il n'atteindroit pas son but ; toutes les fois qu'on mêle un calcul à une action honnête, le calcul ne réussit pas.

Je veux vous transcrire à ce sujet un passage de la lettre que m'a répondue M. de Lebensei :

«Il faut, me dit-il, se dévouer, quand on le peut, à diminuer les malheurs sans nombre qu'entraîne une révolution, et qui pèsent davantage encore sur les personnes opposées à cette révolution même ; mais il ne faut pas compter en général sur le souvenir qu'elles en conserveront. Je me suis donné, il y a deux mois, beaucoup de peine pour faire sortir de prison un homme que je ne connois pas, mais qui auroit risqué de perdre la vie, pour un fait politique dont il étoit accusé : j'ai appris hier, qu'il disoit partout que j'étois un homme d'une activité très-dangereuse ; j'ai chargé un de mes amis de lui rappeler que, sans cette prétendue activité, il n'existeroit plus, et qu'elle devoit au moins trouver grâce a ses yeux. Un tel désappointement m'est fort égal, à moi qui suis tout-à-fait indifférent à ce que disent et pensent les personnes que je n'aime pas. Seulement je vous cite cet exemple, pour vous prouver qu'un homme de parti est ingénieux à découvrir un moyen de haïr à son aise celui qui lui a fait du bien, lorsqu'il n'est pas de la même opinion que lui ; et peut-être arrive-t-il souvent que l'on invente, pour se dégager d'une reconnoissance pénible, mille calomnies auxquelles on n'auroit pas pensé, si l'on étoit resté tout-à-fait étrangers l'un à l'autre.» M. de Lebensei va peut-être un peu loin, en s'exprimant ainsi ; mais j'ai voulu que vous sussiez bien, cher Léonce, que j'avois servi madame du Marset pour vous plaire, et sans aucun autre intérêt. Il m'a paru que dans cette affaire, M. de Lebensei accordoit une grande influence à votre nom ; je crois qu'il seroit bien aise de se lier avec vous : voulez-vous qu'à votre retour je vous réunisse ensemble à dîner chez moi ?

Voilà une lettre, mon ami, qui ne contient rien que des affaires ; vous l'avez voulu, en m'occupant de madame du Marset : j'aurois pu vous entretenir cependant de la douleur que me cause votre absence ; quand il me faut passer la fin du jour seule ; dans ces mêmes lieux j'ai goûté le bonheur de vous voir, je me livre aux réflexions les plus cruelles.

Hélas ! ceux qui n'ont rien à se reprocher supportent doucement une séparation momentanée ; mais quand on est mécontent de soi, l'on ne peut se faire illusion qu'en présence de ce qu'on aime.

Gardez-vous cependant d'affliger Matilde en revenant avant elle : songez que pour calmer mes remords, j'ai besoin de me dire sans cesse que mes sentimens ne nuisent point au bonheur de Matilde, et qu'à ma prière même, vous lui rendez souvent des soins que peut-être sans moi vous négligeriez.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIII.

LETTRE XXXIII.

Léonce à Delphine,

Mondoville, ce 20 avril.

Avant de quitter Mondoville, mon amie, je veux m'expliquer avec vous sur un mot de votre dernière lettre qui l'exige ; car je ne puis souffrir d'employer des momens que nous passons ensemble à discuter les intérêts de la vie. Je ferai toujours tout ce que vous désirez ; mais si vous ne l'exigez pas, je préfère ne pas me lier avec M. de Lebensei. Je puis, au milieu des événemens actuels, me trouver engagé, quoiqu'à regret, dans une guerre civile ; et certainement je servirais alors dans un parti contraire à celui de M. de Lebensei.

Je vous l'ai dit plusieurs fois, les querelles politiques de ce moment-ci n'excitent point en moi de colère ; mon esprit conçoit très-bien les motifs qui peuvent déterminer les défenseurs de la révolution, mais je ne crois pas qu'il convienne à un homme de mon nom de s'unir à ceux qui veulent détruire la noblesse. J'aurois l'air, en les secondant, ou d'être dupe, ce qui est toujours ridicule ; ou de me ranger par calcul du parti de la force, et je déteste la force, alors même qu'elle appuie la raison. Si j'avois le malheur d'être de l'avis du plus fort, je me tairois.

D'autres sentimens encore ; doivent me décider dans la circonstance présente ; je conviens que, de moi-même, je n'aurois pas attaché le point d'honneur au maintien des privilèges de la noblesse ; mais, puisqu'il y a de vieilles têtes de gentilshommes qui ont décidé que cela devoit être ainsi, c'en est assez pour que je ne puisse pas supporter l'idée de passer pour démocrate ; et, dussé-je avoir mille fois raison en m'expliquant, je ne veux pas même qu'une explication soit nécessaire, dans tout ce qui tient à mon respect pour mes ancêtres, et aux devoirs qu'ils m'ont transmis.

Si j'étois un homme de lettres, je chercherois en conscience les vérités philosophiques qui seront peut-être un jour généralement reconnues ; mais, quand on a un caractère qui supporte impatiemment le blâme, il ne faut pas s'exposer à celui de ses contemporains, ni des personnes de sa classe. La gloire même qu'on pourroit acquérir dans la prospérité, ne sauroit en dédommager : certes, il n'est pas question de gloire maintenant dans le parti de la liberté ; car les moyens employés pour arriver à ce but sont tellement condamnables, qu'ils nuisent aux individus, quand il se pourroit, ce que je ne crois pas, qu'ils servissent la cause.

Vous aimez la liberté par un sentiment généreux, romanesque même, pour ainsi dire, puisqu'il se rapporte à des institutions politiques. Votre imagination a décoré ces institutions de tous les souvenirs historiques qui peuvent exciter l'enthousiasme. Vous aimez la liberté, comme la poésie, comme la religion, comme tout ce qui peut ennoblir et exalter l'humanité ; et les idées que l'on croit devoir être étrangères aux femmes, se concilient parfaitement avec votre aimable nature, et semblent, quand vous les développez, intimement unies à la fierté et à la délicatesse de votre âme ; cependant je suis toujours affligé, quand on vous cite pour aimer la révolution ; il me semble qu'une femme ne sauroit avoir trop d'aristocratie dans ses opinions, comme, dans le choix de sa société ; et tout ce qui peut établir une distance de plus me paroît convenir davantage à votre sexe et à votre rang. Il me semble aussi qu'il vous sied bien d'être toujours du parti des victimes ; enfin, et c'est de tous les motifs celui qui influe le plus sur moi, on se fait trop d'ennemis dans la société où nous vivons, en adoptant les opinions politiques qui dominent aujourd'hui ; et je crains toujours que vous ne souffriez une fois de la malveillance qu'elles excitent.

N'ai-je pas trop abusé, ma Delphine, de la déférence que vous daignez avoir pour moi, en vous donnant presque des conseils ? Mais vous m'inspirez je ne sais quel mélange, quelle réunion parfaite de tous les sentimens que le coeur peut éprouver. Je voudrois être à la fois votre protecteur et votre amant ; je voudrois vous diriger et vous admirer en même temps : il me semble que je suis appelé à conduire dans le monde un ange qui n'en connoît pas encore parfaitement la route, et se laisse guider sur la terre par le mortel qui l'adore, loin des pièges inconnus dans le ciel dont il descend. Adieu ; déjà je suis délivré de trois jours, sur les dix qu'il faut passer loin de vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIV.

LETTRE XXXIV.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 24 avril.

Je ne veux point combattre vos raisonnemens ; mon respect pour vos qualités, pour vos défauts même, m'interdit d'insister jamais, dès que vous croyez votre honneur intéressé le moins du monde dans une opinion quelconque. Mais quand vous prononcez l'horrible mot de guerre civile, puis-je ne pas m'affliger profondément du peu d'importance que vous attachez à la conviction individuelle, dans les questions politiques ? Vous parlez de se décider entre les deux partis, comme si c'étoit une affaire de choix, comme si l'on n'étoit pas invinciblement entraîné dans l'un ou l'autre sens, par sa raison et par son âme.

Je n'ai point d'autre destinée que celle de vous plaire, je n'en veux jamais d'autre : vous êtes donc certain que j'éviterai avec soin de manifester une opinion que vous ne voulez pas que je témoigne ; mais si j'étois un homme, il me seroit aussi impossible de ne pas aimer la liberté, de ne pas la servir, que de fermer mon coeur à la générosité, à l'amitié, à tous les sentimens les plus vrais et les plus purs. Ce ne sont pas seulement les lumières de la philosophie qui font adopter de semblables idées ; il s'y mêle un enthousiasme généreux, qui s'empare de vous, comme toutes les passions nobles et fières, et vous domine impérieusement. Vous éprouveriez cette impression, si les opinions de votre mère et celle des grands seigneurs espagnols, avec qui vous avez vécu dès votre enfance, ne vous avoient point inspiré, pour la défense de la noblesse, les sentimens que vous deviez consacrer, peut-être, à la dignité et à l'indépendance de la nation entière. Mais c'est assez vous parler de votre manière de voir ; avant tout, il s'agit de votre conduite.

Quoi ! Léonce, seriez-vous capable de faire la guerre à vos concitoyens, en faveur d'une cause dont vous n'êtes pas réellement enthousiaste ?

Je vous en donne pour preuve l'objection même que vous faites contre le parti qui soutient la révolution : il est le plus fort, dites-vous, et je ne veux pas être soupçonné de céder à la force ; et ne craignez-vous pas aussi qu'on, ne vous accuse d'être déterminé par votre intérêt personnel, en défendant les privilèges de la noblesse ? Croyez-moi, quelle que soit l'opinion que l'on embrasse, les ennemis trouvent aisément l'art de blesser la fierté par les motifs qu'ils vous supposent ; il faut en revenir aux lumières de son esprit et de sa conscience. Nos adversaires, quoi que l'on fasse, s'efforcent toujours de ternir l'éclat de nos sentimens les plus purs.

Ce qui est surtout impossible, c'est de concilier entièrement en sa faveur l'opinion générale, lorsqu'un fanatisme quelconque divise nécessairement la société en deux bandes opposées. Tout vous prouvera ce que j'ai souvent osé vous dire, c'est qu'on ne peut jamais être sûr de sa conduite ni de son bonheur, quand on fait dépendre l'une et l'autre des jugemens des hommes. Quoi qu'il en soit, ce que j'ai voulu vous démontrer, c'est que vous n'étiez pas profondément persuadé de la justice de la cause que vous voulez soutenir, et qu'ainsi vous n'avez pas le droit d'exposer une goutte de votre sang, de ce sang qui est le mien, pour une opinion que vous avez jugée convenable, mais qu'une conviction vive ne vous a point inspirée ; votre devoir, dans votre manière de penser, c'est l'inaction politique, et tout mon bonheur tient à l'accomplissement de ce devoir. Ah ! mon ami, renoncez à ces passions qui paroissent factices auprès de la seule naturelle, de la seule qui pénètre l'âme tout entière, et change, comme par une sorte d'enchantement, tout ce qu'on voit en une source d'émotions heureuses !

Soumettez les intérêts de convention à la puissance de l'amour ; oubliez la destinée des empires pour la nôtre.

L'égoïsme est permis aux âmes sensibles ; et qui se concentre dans ses affections peut, sans remords, se détacher du reste du monde.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXV.

LETTRE XXXV.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 26 avril.

Mon ami, je ne veux faire aucune démarche sans vous consulter ; hélas ! je sais trop ce qu'il m'en a coûté.

Madame de Lebensei est accouchée, il y a huit jours, d'un fils ; j'ai été chez elle ce matin, et je m'attendois à la trouver dans le plus heureux moment de sa vie ; mais les fortes raisons qu'elle a de craindre que sa famille ne veuille pas reconnoître son enfant, changent en désespoir les pures jouissances de la maternité ; elle veut faire une démarche simple, mais noble, aller elle-même chez sa grand'mère et chez sa tante, pour mettre son fils à leurs pieds ; mais elle désire que je l'accompagne. Ces vieilles dames sont de mes parentes, et comme je leur ai toujours montré des égards, elles sont bien disposées pour moi. Madame de Lebensei m'a fait cette demande en tremblant, et j'ai vu, par l'état où elle étoit en me l'adressant, quelle importance elle y attachoit. Un mouvement tout-à-fait involontaire m'a entraînée à lui dire que j'y consentois : je la voyois souffrir, et j'avois besoin de la soulager ; l'instant d'après, j'ai cru découvrir, en y réfléchissant, un rapport éloigné entre la résolution prompte que je venois de prendre, et ma facile condescendance pour Thérèse. A ce souvenir, j'ai frissonné ; mais il m'a été impossible de détromper madame de Lebensei d'un espoir qu'elle avoit saisi si vivement, qu'il étoit presque devenu son droit ; et j'ai continué à lui parler de choses indifférentes, pour qu'elle ne crût pas que je m'occupois de la promesse que je lui avois faite. En rentrant chez moi, cependant, j'ai résolu de soumettre cette promesse elle-même à votre volonté.

Répondez-moi positivement avant votre retour. Je ne vous cache pas qu'il m'en coûteroit extrêmement de manquer de générosité envers madame de Lebensei, et de perdre dans l'estime de son mari que je considère beaucoup. Il vient de mettre une grâce parfaite à terminer l'affaire de madame du Marset, que je lui avois recommandée en votre nom. Me montrer froide et égoïste, quand je suis naturellement le contraire, seroit de tous les sacrifices le plus pénible pour moi. C'est presque refuser un bienfait du ciel, que d'éloigner l'occasion simple qui se présente de rendre un service essentiel, de causer un grand bonheur ; néanmoins, jusqu'à la sympathie même, jusqu'à ce sentiment que je n'ai jamais repoussé, je suis prête à tout vous immoler. Si vous exigez que je me dégage avec monsieur et madame de Lebensei, je le ferai.

Comment se peut-il faire qu'il vous échappe encore des plaintes amères dans votre dernière lettre ! [Cette lettre ne s'est pas trouvée]

Léonce, notre bonheur se conservera-t-il ? Je crois voir approcher l'orage qui nous menace. Ah ! que je meure avant qu'il éclate !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVI.

LETTRE XXXVI.

Léonce à Delphine.

Mondoville, ce 29 avril.

Je ne veux pas contrarier les mouvemens généreux de votre âme, ma noble amie ; j'espère qu'il ne résultera aucun mal de cette démarche.

J'aurois désiré que madame de Lebensei vous l'eût épargnée ; mais puisque vous avez donné votre parole, je pense comme vous, qu'il n'existe plus aucun moyen honorable de vous en dégager. Adieu, ma Delphine ! malgré mes instances, madame de Mondoville ne veut partir que dans quatre jours ; je serai à Bellerive seulement le 4 mai, à sept heures.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVII.

LETTRE XXXVII.

Madame de Lebensei à madame d'Albémar.

Cernay, ce 2 mai 1791.

Vous m'avez rendu, madame, le bonheur que j'étois menacée de perdre sans retour ! je ne pouvois supporter l'idée que mon fils ne seroit pas reconnu dans ma famille, et j'avois épuisé, pour y réussir, tous les moyens qu'un caractère assez fier pouvoit me suggérer. Vous avez paru, et tout a été changé ; la vieillesse, les préjugés, l'embarras d'une longue injustice, rien n'a pu lutter contre la puissance irrésistible de votre éloquence et de la vraie sensibilité qui vous inspiroit.

Je n'oublierai jamais cet instant où, vous mettant à genoux devant ma grand'mère, pour lui présenter mon enfant, elle a posé ses mains desséchées sur les cheveux charmans qui couvroient votre tête, et vous a bénie comme sa fille ; ah ! que je voudrois vous voir heureuse ! Les prières de tous ceux que votre bonté a protégés, ne seront-elles donc jamais efficaces ?

M. de Lebensei est profondément reconnoissant de ce que vous venez de faire pour nous ; il ne parle de vous, depuis qu'il vous connoît, qu'avec l'admiration la plus parfaite ; permettez-moi de vous le dire, nous ne passons pas un jour sans nous affliger ensemble de ce que Léonce est l'époux de Matilde. Si M. de Mondoville, au milieu des événemens que prépare la révolution, pouvoit un jour trouver comme moi le moyen de rompre une union si mal assortie, mon mari seroit bien ardent à le lui conseiller ; mais à quoi servent nos inutiles voeux ?

Qu'ils vous prouvent seulement combien nous nous occupons de vous !

Pensez avec quelque douceur, madame, au ménage de Cernay ; vous lui avez rendu la paix intérieure ; ce bien, qui devoit nous consoler de la perte de tous les autres, nous étoit ravi sans vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVIII.

LETTRE XXXVIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 5 mai 1791.

J'ai joui, jusqu'au fond du coeur, ma chère Louise, d'avoir réussi à réconcilier madame de Lebensei avec sa famille ; mais ce sentiment est troublé maintenant par une inquiétude vive ; Léonce est arrivé hier matin de Mondoville ; je m'attendois à le voir dans la journée, lorsqu'à huit heures du soir un homme à cheval est venu m'annoncer, de sa part, qu'il ne pourrait pas venir ; et cet homme, a qui j'ai parlé, m'a dit qu'il avoit laissé Léonce dans une assemblée très-nombreuse, chez madame du Marset : madame de Mondoville n'y étoit pas, et cependant, en envoyant chez moi, il a donné l'ordre qu'on ne lui amenât sa voiture qu'à une heure du matin. Comment se peut-il qu'il se soit si facilement résolu à ne pas me revoir, après quinze jours d'absence ? Comment ne m'a-t-il pas écrit un seul mot ? Seroit-il fâché de ma démarche pour madame de Lebensei, quand il y a consenti, quand il en sait l'heureux succès ?

Louise, j'ai déjà beaucoup souffert ; mais si le coeur de Léonce se refroidissoit pour moi, vous qui blâmez ma conduite, trouveriez-vous que le ciel me punît justement ? Non, vous ne le penseriez pas ; non, le plus grand des crimes, si je l'avois commis, seroit ainsi trop expié.

Mais pourquoi ces douloureuses craintes ? ne peut-il pas avoir été retenu par une difficulté, par une affaire ? Ah ! s'il commence à calculer les affaires et les obstacles, si je ne suis plus pour lui qu'un des intérêts de sa vie, placé comme les autres à son temps, dans la mesure de ses droits, je ne consentirai point à ce prix au genre d'existence qu'il m'a forcée d'adopter.

C'est en inspirant un sentiment enthousiaste et passionné, que je puis me relever à mes propres yeux, malgré le blâme auquel je m'expose : si Léonce me réduisoit à son estime, à ses soins, à son affection raisonnée, non, la douleur et la gloire des sacrifices vaudroient mille fois mieux.

Louise, je me fais mal en développant cette idée et je m'efforce en vain de m'occuper d'aucune autre.

Madame d'Ervins m'écrit qu'elle sera de retour à Bellerive avant trois semaines, pour me remettre sa fille et prendre le voile. M. de Serbellane, n'espérant plus la faire changer de dessein, s'est établi en Angleterre, où il vit plongé dans la tristesse la plus profonde : homme généreux et infortuné ! Louise, quelquefois je me persuade que l'Être suprême a abandonné le monde aux méchans, et qu'il a réservé l'immortalité de l'âme seulement pour les justes : les méchans auront eu quelques années de plaisir, les coeurs vertueux de longues peines ; mais la prospérité des uns finira par le néant, et l'adversité des autres les prépare aux félicités éternelles. Douce idée ! Qui consoleroit de tout, hors de n'être plus aimée ; car l'imagination elle-même alors ne pourroit se former l'idée d'aucun bonheur à venir.

Mon amie, combien je suis touchée de la dernière lettre que vous m'avez écrite ! vous revenez à me demander avec instance tous les détails de ma vie, de cette vie que vous désapprouvez, et qui retarde sans cesse le moment où je dois vous rejoindre : ah ! c'est vous qui savez aimer, c'est vous qui vous montrez toujours la même, qui n'avez ni caprices, ni préventions, ni négligences ; c'est vous... Hélas ! croirois-je déjà que ce n'est plus lui !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIX.

LETTRE XXXIX.

Madame d'Artenas à madame d'Albémar.

Paris, ce 5 mai.

Il m'est vraiment douloureux, ma chère Delphine, d'être toujours chargée de vous inquiéter ; mais la délicatesse de M. de Mondoville l'engageroit peut-être à vous cacher ce qui s'est passé hier au soir, et il faut absolument que vous le sachiez. Ma nièce, qui va dîner dans la vallée de Montmorenci, remettra cette lettre à votre porte.

Je suis arrivée hier chez madame du Marset, à peu près dans le même moment que Léonce : il venoit pour annoncer à la maîtresse de la maison que son neveu conserveroit son régiment ; elle lui en fit de vifs remercîmens, et le pria de passer la soirée chez elle ; il s'y refusa : pendant ce temps on m'établit à une partie, qui m'empêcha de me mêler de la conversation. Il y avoit dans la chambre un vrai rassemblement des femmes de Paris les plus redoutables par leur âge, leur aristocratie, ou leur dévotion ; et l'on n'y voyoit aucune de celles qui s'affranchissent de ces trois grandes dignités, par le désir d'être aimables. Léonce s'ennuyoit assez, à ce que je crois, en attendant que le quart d'heure qu'il destinoit à cette visite fût écoulé ; il étoit debout devant la cheminée, à causer avec quatre ou cinq hommes, lorsque votre nom prononcé à demi-voix dans les chuchotemens des femmes, attira son attention ; il ne se retourna pas d'abord, mais il cessa de parler pour mieux écouter, et il entendit très-distinctement ces mots prononcés par madame du Marset :-Savez-vous que madame d'Albémar a été présenter elle-même à madame de Cernay le bâtard de sa petite-fille, de madame de Lebensei ? Singulier emploi pour une femme de vingt ans ! -M. de Mondoville se retourna d'abord avec impétuosité, mais se retenant ensuite, pour mieux offenser par son mépris, il pria lentement madame du Marset de répéter ce qu'elle venoit de dire ; il articula cette demande avec un accent d'indignation et de hauteur, qui fit trembler madame du Marset, et les témoins d'une scène qui commençoit ainsi.

Madame du Marset se déconcerta ; madame de Tesin, qui la protège dans sa carrière de méchanceté, et dont le caractère a plus d'énergie que le sien, la regarda pour lui faire sentir qu'elle devoit répondre. Madame du Marset reprit en disant :-Vous savez bien, monsieur, qu'on ne peut pas regarder madame de Lebensei comme légitimement mariée ; ainsi, ainsi...-Je sais, interrompit M. de Mondoville, par quelles bizarres idées vous imaginez qu'une femme qui a fait divorce selon les lois établies dans le pays de son premier mari, n'a pas le droit de se regarder comme libre ; mais ce que je sais, c'est qu'il doit vous suffire que madame d'Albémar reçoive madame de Lebensei, pour vous tenir pour honorée, si madame de Lebensei venoit chez vous.-

Madame du Marset n'avoit plus la force de se défendre ; elle pâlissoit, et cherchoit des yeux un appui. Madame de Tesin sentit avec son esprit ordinaire, que pour intéresser une partie de la société qui étoit présente à la cause de madame du Marset, il falloit y faire intervenir l'esprit de parti :-Quant à moi, dit-elle alors, ce que je ne concevrai jamais, c'est pourquoi madame d'Albémar reçoit habituellement un homme qui a des opinions politiques aussi détestables que celles de M. de Lebensei.-Madame du Marset, reprit vivement M. de Mondoville, sait mieux que personne les motifs qu'on peut avoir pour se lier avec M. de Lebensei ; c'est à lui qu'elle doit que M. d'Orsan, son neveu, conserve son régiment ; et c'est à la prière seule de madame d'Albémar que M. de Lebensei s'en est mêlé, car il ne connoît point madame du Marset : j'ai reçu vingt billets d'elle pour engager ma cousine, madame d'Albémar, à solliciter M. de Lebensei ; elle l'a fait, elle y a réussi, et quand son adorable bonté l'engage à réunir une famille divisée, c'est madame du Marset qui se hasarde à blâmer la conduite de ma cousine ; mais je m'arrête, dit-il, c'en est assez

Il me suffit d'avoir prouvé à ceux qui m'écoutent que les propos inspirés par l'ingratitude et l'envie, méritent à peine qu'un honnête homme y réponde.- M. de Fierville sentit alors une sorte de honte de laisser ainsi humilier son amie, madame du Marset ; il avoit jeté un coup d'oeil sur M. d'Orsan, pour l'engager à protéger sa tante ; mais, comme il persistoit à se taire, M. de Fierville lui-même, quoique âgé de soixante et dix ans, ne put s'empêcher de dire à Léonce :-Vous aurez un peu de peine, monsieur, si vous voulez empêcher qu'on ne parle des imprudences sans nombre de madame d'Albémar ; il ne suffit pas pour cela de faire taire les femmes.-Léonce à ce mot rougit et pâlit de colère : impatient de s'en prendre à quelqu'un de son âge, il s'avança au milieu du cercle, et quoiqu'il parlât à M de Fierville, il fixoit M. d'Orsan.-Vous ayez raison, dit-il, les vieillards et les femmes n'ont rien à faire dans cette occasion, et j'attends qu'un jeune homme soutienne ce que la foiblesse de votre âge vous a permis d'avancer.-Ces paroles furent prononcées avec un geste de tête d'une fierté inexprimable ; un profond silence y succéda, ce silence étoit embarrassant pour tout le monde ; mais personne n'osoit le rompre.

M. d'Orsan, quoique brave, ne se soucioit point de se battre avec Léonce, et probablement ensuite avec M. de Lebensei, pour les propos de sa tante ; il prit un air distrait, caressa le petit chien de madame du Marset, le seul qui au milieu de cette scène osât faire du bruit comme à l'ordinaire, et s'approcha avec empressement de la partie où j'étois, comme s'il eût été très-curieux de mon jeu.

Madame de Tesin, vivement irritée du triomphe de Léonce, se leva brusquement, et traversa le cercle pour aller parler à M. d'Orsan : son mouvement fut si remarquable, que tout le monde comprit qu'elle vouloit décider le neveu de madame du Marset à répondre à Léonce.

Une femme qui s'intéresse à M. d'Orsan tendit les bras involontairement, comme pour arrêter madame de Tesin ; elle ne s'en aperçut seulement pas, et prenant M. d'Orsan à part, elle lui parla bas avec une grande activité. Léonce, qui ne perdoit de vue rien de ce qui se passoit, se retourna vers madame du Marset, et lui dit avec un sourire d'une orgueilleuse amertume :-J'accepte, madame, l'invitation que vous m'avez faite, je reste ici ce soir ; je veux laisser du temps, ajouta-t-il d'une voix plus haute, à tous ceux qui délibèrent.-Il sortit alors pour donner un ordre à ses gens, et salua, en allant vers la porte, le tête-à-tête de madame de Tesin et de M. d'Orsan avec un dédain qui véritablement devoit les offenser.

Pendant l'absence momentanée de Léonce, quelques femmes enhardies parlèrent un peu plus haut, et se hâtèrent de dire :-Vous voyez que M. de Mondoville aime madame d'Albémar ; il est bien clair quelle répond à son amour, elle ne s'est établie à Bellerive que pour être plus libre de le recevoir. Léonce rentra, elles se turent subitement, avec un effroi ridicule : que pouvoient-elles craindre ? Mais M. de Mondoville a un ascendant si marqué sur tout le monde, que les âmes qui ne sont point de sa trempe redoutent sa colère, sans même se faire une idée de l'effet qu'elle peut avoir. Il continua le reste de la soirée à examiner madame du Marset, madame de Tesin et M. d'Orsan ; il réunissoit habilement dans son regard l'observation et l'indifférence, M. d'Orsan, qui s'étoit replacé près de notre partie, offrit d'en être, et s'y établit. Léonce vint deux fois près de la table ; M. d'Orsan ne lui dit rien, et quand le jeu fut fini, il partit : Léonce alors s'en alla.

Je restai, parce que je vis bien que les amies de madame du Marset, qui ne s'étoient point encore retirées, se préparoient à se déchaîner contre vous.

Madame de Tesin commença par déclarer que M. d'Orsan devoit se battre avec M. de Mondoville, puisqu'il avoit insulté sa tante ; je pris la parole avec chaleur, en disant que rien ne me paroissoit plus mal dans une femme que d'exciter les hommes au duel.-Il y a tout à la fois, ajoutai-je, de la cruauté, du caprice, et peu d'élévation, dans ce désir de faire naître des dangers qu'on ne partage pas, dans ce besoin orgueilleux d'être la cause, d'un événement funeste.-C'est bien vrai, s'écria un vieil officier, dont la bravoure ne pouvoit être suspecte, et qu'on n'avoit pas remarqué, parce qu'il s'étoit endormi derrière la chaise de madame du Marset ; il se réveilla comme je parlois, et répétant encore une fois :-C'est bien vrai ; il ajouta :-Si une femme m'avoit obligé à me battre, je le ferois, mais le lendemain je me raccommoderois avec mon adversaire, et je me brouillerois avec elle.-Madame de Tesin n'insista pas, et vous pouvez être bien sûre qu'il ne sera plus question de ce duel, dont la nécessité n'existoit que dans sa tête. Elle se mit alors à vous blâmer d'une manière générale, mais très-perfide ; je la combattis sur tout ce qu'elle disoit ; à la fin, plusieurs femmes se joignirent à moi, et mon vieux officier, qui ne vous a vue qu'une fois, sans entendre rien au sujet de notre conversation, répétait sans cesse des exclamations sur vos charmes.

Ce que j'ai remarqué cependant, c'est à quel point on est aigri sur tout ce qui tient aux idées politiques ; votre liaison avec M. de Lebensei vous fait plus d'ennemis que votre amour pour Léonce, et c'est à cause de vos opinions présumées qu'on sera sévère pour vos sentimens. Je sais bien qu'on n'obtiendra jamais de vous de renoncer à un de vos amis ; mais évitez donc au moins tout ce qui peut avoir de l'éclat, ne rendez pas même de services lorsqu'ils sont de nature à être remarqués.

Dans un temps de parti, une jeune femme dont on parle trop souvent, même en bien, est toujours à la veille de quelques chagrins. D'ailleurs, il n'y a rien qui soit également bon aux yeux de tout le monde ; quand une action généreuse est, pour ainsi dire, forcée par votre situation, que c'est votre père, votre frère, votre époux que vous secourez, on l'approuve généralement ; mais si la bonté vous entraîne hors de votre cercle naturel, celui que vous servez vous en sait gré pour le moment ; mais tous les autres éprouvent un sentiment durable d'humeur et de jalousie, qui leur inspire tôt ou tard ce qu'il faut dire, pour empoisonner ce que vous avez fait. Enfin, Léonce a été trop peu maître de lui en vous entendant blâmer ; ce n'est pas ainsi que l'on sert utilement ses amis. Venez me voir demain, je vous en prie ; je fermerai ma porte, et nous causerons. Il est encore temps de remédier au mal qu'on a pu dire de vous ; mais il devient absolument nécessaire que vous vous remettiez dans le monde ; cette vie solitaire avec Léonce vous perdra ; on s'occupe de vous comme si vous étiez au milieu de la société, et vous ne vous défendez pas plus que si vous viviez à deux cents lieues de Paris. Ma chère Delphine, laissez-vous donc conduire par votre vieille amie ; toute la science de la vie est renfermée dans un ancien proverbe que les bonnes femmes répètent : si jeunesse savoit, et si vieillesse pouvoit ; un grand mystère est contenu dans ce peu de mots, vous en êtes une preuve ; vous êtes supérieure à tout ce que je connois, mais votre jeunesse est cause que votre esprit même ne gouverne encore ni votre imagination, ni votre caractère : je voudrois vous épargner l'expérience, qui n'est jamais que la leçon de la douleur. Adieu, ma jeune amie, à demain.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XL.

LETTRE XL.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 6 mai.

Après avoir reçu la lettre de madame d'Artenas que je vous envoie, ma chère Louise, j'attendois l'arrivée de Léonce avec une grande émotion ; je ne pouvois me remettre de l'effroi que m'avoit causé le récit de ce qui s'étoit passé chez madame du Marset. J'étois touchée du vif intérêt que Léonce avoit montré pour ma défense ; mais j'éprouvois je ne sais quel sentiment de peine, en réfléchissant à l'importance qu'il avoit mise à de misérables ennemis, et je craignois que, tout en les repoussant, il n'eût conservé de ce qu'ils avoient dit contre moi une impression défavorable. Ces idées s'effacèrent dès qu'il entra dans ma chambre ; il étoit ravi de me revoir, après quinze jours d'absence ; il m'exprima un enthousiasme plein d'illusion sur ma figure qu'il prétendit embellie, et je me rassurai d'abord ; cependant, quand je lui parlai de la soirée de la veille, je vis qu'il en étoit malheureux, mais par des motifs pleins de générosité pour moi.

-Madame d'Artenas vous a instruite de tout, me dit-il ; ne croit-elle pas que je vous ai fait du tort dans le monde, en parlant de vous avec trop de chaleur ?-Elle espère, répondis-je, qu'on pourra réparer une imprudence qu'il me seroit bien doux de vous pardonner, si vous n'aviez exposé que moi.-Hélas ! reprit-il alors, depuis quelque temps j'ai toujours tort, mon coeur est dans une agitation continuelle ; il faut en votre présence lutter contre l'amour qui me consume, et je m'abandonne, quand je ne vous vois pas, à des violences condamnables.

Dans tout ce que j'ai fait, il n'y avoit de raisonnable que d'appeler une circonstance qui pût me délivrer de la vie.-Il prononça ces mots avec un accent si sombre, que je vis dans l'instant qu'une scène cruelle me menaçoit.

J'essayai de la détourner, en lui parlant de M. de Lebensei, qui étoit allé le voir ce matin, pour le remercier de sa conduite, chez madame du Marset ; on la lui avoit répétée le soir même.-M. de Lebensei, me répéta deux fois Léonce, comme si ce nom augmentoit son trouble, je l'ai vu, c'est sans doute un homme distingué ; mais je ne sais par quel hasard il m'a dit tout ce qui pouvoit me faire souffrir davantage.

-J'interrogeai Léonce sur sa conversation avec M. de Lebensei ; il ne me la raconta qu'à demi : il me parut seulement qu'elle avoit eu surtout pour objet, de la part de M. de Lebensei, la nécessité de mépriser l'opinion, quand elle étoit injuste. Après avoir appuyé cette manière de voir par tous les raisonnemens d'un esprit supérieur, il avoit fini par ces paroles remarquables, que Léonce me répéta fidèlement : Je m'étois un moment flatté, lui a-t-il dit, que la félicité dont vous avez été privé vous seroit rendue ; je croyois que l'assemblée constituante établiroit en France la loi du divorce, et je pensois avec joie que vous seriez heureux d'en profiter, pour rompre une union formée par le mensonge, et pour lier votre sort à la meilleure et à la plus aimable des femmes ! Mais on a renoncé dans ce moment à ce projet, et mon espoir s'est évanoui, du moins pour un temps.-Je voulus interrompre Léonce, et lui exprimer l'éloignement que j'aurois pour une semblable proposition, si elle étoit possible ; mais à l'in

-Il descendit alors sur la terrasse, et marcha précipitamment dans l'allée qui borde mon ruisseau ; je le suivis lentement : en revenant sur ses pas, il me vit, et se jetant à genoux devant moi :

-Non ! s'écria-t-il, il falloit ne pas te quitter ; mais te revoir est une émotion si vive ! il me semble que ta céleste figure a pris de nouveaux charmes qui m'enivrent d'amour et de douleur. Qu'est-il arrivé depuis quinze jours ? que s'est-il passé hier ? que m'a dit M. de Lebensei ? qu'ai-je éprouvé en l'écoutant ? Ah ! Delphine, dit-il en s'appuyant sur ma main, et chancelant en se relevant, je voudrois mourir ; viens, conduis-moi sur le banc vers ces derniers rayons du soleil, que je le regarde encore avec toi.-Et il me pressa sur son coeur avec un transport si touchant, que les anges l'auroient partagé.-Reste là, dit-il, Delphine ; seulement quand tu restes là je cesse de souffrir.

Ah ! dis-le-moi, qu'arrivera-t-il de nous, de notre amour, de la fatalité qui nous sépare, de mon caractère aussi ? car au milieu de la passion la plus violente, peut-être me poursuivroit-il. Que deviendrons-nous ? J'aurois pu te posséder, tu voulois être ma femme ; je pourrois être heureux encore, si ton inflexible coeur... Mais, non, ce n'est pas là mon sort, je te verrai calomniée pour le sentiment qui nous lie, et ce sentiment, imparfait dans ton âme, me livrera sans cesse au tourment que j'endure. Qui m'en soulagera ? M. de Lebensei ne m'a-t-il pas rendu mille fois plus malheureux ! Je ne sais ce que j'éprouve, je me sens oppressé ; s'il y avoit de l'air je souffrirois moins.-Et tournant sa tête du côté du vent, il le respiroit avec avidité, comme s'il eût voulu appeler un sentiment de repos et de fraîcheur, pour calmer les pensées brûlantes qui le dévoroient.

Je lui pris la main, je m'assis à ses côtés, et pendant quelques instans, il me parut plus tranquille. C'était le premier beau soir du printemps, je revoyois Léonce ; je sentois en moi le plaisir de vivre : il y a dans la jeunesse de ces momens où, sans aucune nouvelle raison d'espoir, au milieu même de beaucoup de peines, on éprouve tout à coup des impressions agréables qui n'ont point d'autre cause qu'un sentiment vif et doux de l'existence.

-O Léonce ! lui dis-je, ni ce ciel, ni cette nature, ni ma tendresse, ne peuvent rien pour ton bonheur !-Rien ! me répondit-il, rien ne peut affoiblir la passion que j'ai pour toi ; et cette passion à présent, me fait mal, toujours mal ; tes yeux qui s'élèvent vers le ciel comme vers ta patrie, tes yeux implorent la force de me résister : Delphine, dans ces étoiles que tu contemples, dans ces mondes peut-être habités, s'il y a des êtres qui s'aiment, ils se réunissent ; les hommes, la société, leurs vertus même ne les séparent point.-Cruel ! m'écriai-je, et ne me suis-je donc pas donnée à toi ? Ai-je une idée dont tu ne sois l'objet ? mon coeur bat-il pour un autre nom que le tien ?

-Va, reprit Léonce, puisque ton amour est moins fort que ton devoir, ou ce que tu crois ton devoir, quel est-il cet amour ? peut-il suffire au mien ?-Et il me repoussa loin de lui, mais avec des mains tremblantes et des yeux voilés de pleurs.-Delphine ! ajoutat-il, ta présence, tes regards, tout ce délire, tout ce charme qui réveille tant de regrets, c'en est trop, adieu.-Et se levant précipitamment, il voulut s'en aller.-Quoi ! lui dis-je en le retenant, tu veux déjà me quitter ? Est-ce ainsi que tu prodigues les heures qui nous restent ? les heures d'une vie de si peu de durée pour tous les hommes, hélas ! peut-être bien plus courte encore pour nous ?-Oui, tu as raison, répondit-il en revenant, j'étois insensé de partir ! je veux rester ! Je veux être heureux ! Pourquoi suis-je dans cet état ? Pourquoi, continua-t-il en mettant ma main sur son coeur, pourquoi y a-t-il là tant de douleurs ? Ah ! je ne suis pas fait pour la vie, je me sens comme étouffé dans ses liens ; si je savois les rompre tous, tu serois

M. de Lebensei, M. de Lebensei ! Pourquoi m'as-tu fait connoître cet homme ? Il a des idées insensées sur cette terre où règne l'opinion, cette ennemie triomphante et dédaigneuse.

Mais ces idées insensées troublent la tête, les sens ; je ne suis plus à moi ; je ne peux plus guider mon sort : si dans un autre monde nous conservons la mémoire de nos sentimens, sans le souvenir cruel des peines qui les ont troublés, si tu peux croire à cette existence, ô ! mon amie, hâtons-nous de la saisir ensemble ; il faut renverser ces barrières qui sont entre nous, il faut les renverser par la mort, si la vie les consacre ! Parle-moi, Delphine, j'ai besoin du son de ta voix, de cette mélodie si douce ; elle calme un malheureux, déchiré par son amour et sa destinée ! viens, ne t'éloigne pas.-En achevant ces mots, il s'appuya sur un arbre, et, passant ses bras autour de moi, il me serra avec une ardeur presque effrayante.

Ne sens-tu pas, me dit-il, le besoin de confondre nos âmes ? Tant que nous serons deux, ne souffriras-tu pas ? Si mes bras te laissent échapper, n'éprouveras-tu pas quelque douleur qui puisse te donner une foible idée des miennes ?-

Mon émotion étoit très-vive ; je tremblois, je faisois des efforts pour m'éloigner.-Tu pâlis, s'écria-t-il ; je ne sais ce qui se passe dans ton âme ; répond-elle à la mienne ? Delphine, dit-il avec un accent désespéré, faut-il vivre ? faut-il mourir ?-Une terreur profonde me saisit, je voulois m'éloigner, mais les regards, mais les paroles de Léonce me firent craindre de le livrer à lui-même ; je n'avois plus la force de supporter sa douleur, et cependant j'étois indignée des dangers auxquels m'exposoit sa passion coupable.

Tout à coup me retraçant ce qui avoit commencé le trouble de cette journée, je ne sais quelle pensée m'inspira un moyen cruel, mais sûr, de le faire rougir de son égarement.

-Léonce, lui dis-je alors avec un sentiment qui devoit lui en imposer, ce que vous voulez, c'est ma honte ; notre bonheur innocent et pur ne vous suffit plus : vous m'accusez de ne pas vous aimer, quand mon coeur est mille fois plus dévoué que le vôtre ; répondez-moi solennellement, songez que c'est au nom du ciel et de l'amour que je vous interroge : si, pour nous réunir l'un à l'autre, il falloit, comme M. et madame de Lebensei, nous perdre dans l'opinion, que feriez-vous ?-Léonce frémit, recula, et se tut pendant un moment ; je saisis ce moment, et je lui dis : Vous m'avez répondu : et vous osiez me demander de vous sacrifier l'estime de moi-même !-Cruelle ! Interrompit Léonce avec une expression de fureur dont rien ne peut donner l'idée, non je n'ai pas répondu ; c'est un piège que vous avez voulu me tendre ; vous joignez la ruse à la dureté, et, comme les tyrans, vous faites d'insidieuses questions aux victimes !-Ce reproche me perça le coeur, et je me repentis de l'avoir mérité.-Léonce, lui dis-je alors

Léonce, écoute-moi, Dieu m'entend ; si tu me fais subir une seconde fois d'indignes épreuves, ou je cesserai de vivre, ou je ne te reverrai plus.

-Je ne sais, me répondit Léonce, alors profondément abattu, je ne sais quel est ton dessein, j'ignore ce que le souvenir de ce jour peut t'inspirer ; si tu pars, je jure, et je n'ai pas besoin d'en appeler au ciel pour te convaincre, je jure de n'y pas survivre ; si tu restes, peut-être ne m'est-il plus possible de te rendre heureuse ; tu souffriras avec moi, ou je mourrai seul ; réfléchis à ce choix : adieu.-Et sans ajouter un seul mot, il s'élança vers la grille du parc ; je n'osai point le rappeler. je fis quelques pas seulement pour continuer à le voir : il partit, j'entendis long-temps encore de loin les pas de son cheval ; enfin tout retomba dans le silence, et je restai seule avec moi.

Mes réflexions furent amères ; je vous en prie, ma soeur, n'y ajoutez rien ; si la destinée, si Léonce me condamne au plus affreux sacrifice, n'en hâtez pas l'instant, ne précipitez pas les jours, on en donne pour se préparer à la mort ; je me suis commandé de vous dire ce que j'aurois le plus souhaité de cacher : vous savez comme moi tout ce qui peut m'imposer la loi de m'éloigner de Léonce, je n'ai pas voulu repousser l'appui que vous pouvez prêter à mon courage ; mais si Léonce m'épargnoit ce cruel effort, s'il consentoit à recommencer les mois qui viennent de s'écouler... Ah ! ne me dites pas que je ne dois plus m'en flatter.

P. S. Madame d'Ervins doit arriver dans peu de jours ; elle aussi se réunira sans doute à vous ; qu'obtiendrez-vous toutes les deux de mon coeur déchiré ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLI.

LETTRE XLI.

M. de Valorbe à madame d'Albémar.

Paris, ce l5 mai 1791.

Je suis à Paris, madame, et ne vous y ayant point trouvée, je me propose d'aller à votre campagne. Je ne sais pas si vous êtes bien aise de mon arrivée ; il ne tiendroit qu'à moi de croire, par quelques mots de votre belle-soeur, que vous n'avez pas un grand désir de me revoir ; il me semble cependant que j'ai des droits à votre bienveillance ; peut-être y a-t-il de la modestie à réclamer ses droits ! Mais je rends justice aux autres et à moi-même ; il faut encore s'estimer très-heureux, quand la reconnoissance n'est point oubliée.

Vous savez avec quelle sincérité, avec quel dévouement je vous suis attaché depuis que je vous connois : je ne m'attends pas à ce que vous fassiez grand cas de tout cela à Paris ; et je serai bien à mon désavantage à côté de tous les gens aimables qui vous entourent ; mais à trente ans on a eu le temps d'apprendre que les succès valent peu de chose, et je me consolerois de n'en point avoir, si votre bonté pour moi n'en étoit point altérée. Je me sens triste et ennuyé ; vous seule pouvez m'arracher à cette disposition ; je ne connois que vous pour qui il vaille la peine de vivre ; tout ce qu'on rencontre d'ailleurs est si inconséquent, et si absurde ! Depuis un jour que je suis ici, j'ai déjà parlé à je ne sais combien de gens impolis, distraits, frivoles, et ne s'occupant sérieusement que d'eux-mêmes, enfin ils sont ainsi, c'est moi qui ai tort d'en être impatienté.

Je ne suis venu que pour vous chercher, je ne reste que pour vous ; ne vous effrayez pas cependant, je ne vous verrai pas tous les jours.

J'ai un voyage à faire chez une de mes tantes, qui durera près d'un mois, et plusieurs autres affaires me prendront du temps : vous voyez que je veux vous rassurer.

Toutefois, en m'exprimant ainsi, je souffre, et vous le croyez bien ; ceux qui se condamnent à paroître calmes, n'en sont que plus agités au fond du coeur. Agréez, madame, mes respectueux hommages.

A. DE VALORBE.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLII.

LETTRE XLII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 18 mai.

Je n'ai plus dans ma vie un seul jour sans douleur ; il me semble que mon devoir se montre à moi sous toutes les formes. Le ciel m'avertit, par les peines que j'éprouve, qu'il est temps de renoncer au dangereux espoir de passer avec Léonce, dans la retraite, une vie heureuse et douce ; il ne se contente plus du plaisir de nos entretiens, il cherche en vain à me cacher l'agitation qui le dévore, tout sert à la trahir ; tantôt il m'accable des reproches les plus injustes, tantôt il se livre à un désespoir que je n'ai plus la puissance de calmer ; quelle foiblesse de rester encore, quand je ne fais plus son bonheur !

M. de Valorbe est arrivé hier à Bellerive, comme je recevois une lettre de lui qui me l'annonçoit ; je n'avois pu en prévenir Léonce : il étoit près de sept heures, et je redoutois ce qu'éprouveroit mon ami, en voyant un inconnu chez moi, dans le moment même de la journée où j'ai coutume de le voir seul. Je ne l'avois point instruit à l'avance de la reconnoissance que je devois à M. de Valorbe, afin de n'être dans le cas ni de lui cacher ni de lui apprendre ses sentimens pour moi : la visite de M. de Valorbe m'inquiétoit donc beaucoup ; cependant j'espérois que Léonce ne seroit pas assez injuste pour s'en fâcher. M. de Valorbe fut d'abord embarrassé en me voyant ; cependant il cherchait à me le dissimuler ; vous savez que c'est un homme qui dispute toujours contre lui-même : il veut passer pour maître de lui, et c'est un des caractères les plus violens qu'il y ait ; il ne dit pas deux phrases sans exprimer, de quelque manière, son mépris pour l'opinion des autres, et dans le fond de son coeur, il est très-blessé de n'avoir pas dans le monde la réputation qu'il croit mériter ; il est en amertume avec les hommes et avec la vie, et voudroit honorer ce sentiment du nom de mélancolie et d'indifférence philosophique.

En l'écoutant me répéter, que rien n'étoit digne d'un vif intérêt, toujours moi excepté ; que parmi les hommes qu'il avoit connus, il n'en avoit pas rencontré deux qui fussent estimables, je réfléchissois sur la prodigieuse différence de ce caractère avec celui de Léonce. Tous les deux susceptibles, mais l'un par amour-propre, et l'autre par fierté ; tous les deux sensibles aux jugemens que l'on peut porter sur eux, mais l'un par le besoin de la louange, et l'autre par la crainte du blâme ; l'un pour satisfaire sa vanité, l'autre pour préserver son honneur de la moindre atteinte ; tous les deux passionnés, Léonce pour ses affections, M. de Valorbe pour ses haines ; et ce dernier, quoique honnête homme au fond du coeur, capable de tout cependant, si son orgueil, la douleur habituelle de sa vie, étoit irrité. Il se remettoit par degrés, seul avec moi, de cette timidité souffrante qui est la véritable cause de son humeur, et il me parloit avec esprit et malignité sur les personnes qu'il connoissoit, lorsque Léonce entra.

Il ne vit et ne remarqua que M. de Valorbe, dont la figure a de l'éclat, quoique sa tête couverte de cheveux noirs rabattus sur le front, et son visage trop coloré, lui donnent une expression rude, et que plus on l'observe, plus on ait de peine à retrouver la beauté qu'on lui croyoit d'abord.

Rencontrer un homme jeune chez moi, me parlant avec intimité, étoit plus qu'il n'en falloit pour offenser Léonce ; sa physionomie peignit à l'instant ce qu'il éprouvoit, d'une manière qui me fit trembler. M. de Valorbe soutint quelques momens encore la conversation ; mais, quand il s'aperçut que Léonce affectoit de ne pas l'écouter, il se tut, et le regarda fixement.

Léonce lui rendit ce regard, mais avec quel air ! Il étoit appuyé sur la cheminée ; et, considérant de haut M. de Valorbe qui étoit assis à côté de moi, il ressembloit à l'Apollon du Belvédère lançant la flèche au serpent. M. de Valorbe répondit par un sourire amer à cette expression qu'il ne pouvoit égaler, et sans doute il alloit parler, si je ne m'étois hâtée de dire à M. de Valorbe, que M. de Mondoville, mon cousin, étoit venu pour m'entretenir d'une affaire importante. M. de Valorbe réfléchit un moment, et se rappelant sans doute que Matilde de Vernon, ma cousine, avoit épousé M. de Mondoville, son visage se radoucit tout-à-fait.

Il prit congé de moi, et salua Léonce qui resta appuyé, comme il étoit, sur la cheminée, sans donner un signe de tête ni des yeux qui pût ressembler à une révérence. M. de Valorbe surpris, voulut recommencer à le saluer pour le forcer à une politesse ou à une explication ; je prévins cette intention en prenant tout de suite le bras de M. de Valorbe, pour l'emmener dans la chambre à côté, comme si j'avois eu quelques mots à lui dire. Cette familiarité amicale de ma part étoit si nouvelle pour M. de Valorbe, qu'elle lui fit tout oublier. Il me suivit avec beaucoup d'émotion, j'achevai de détourner ses observations, en lui disant ; que mon cousin étoit absorbé par une inquiétude très-sérieuse dont il venoit m'entretenir. Je consentis à revoir M. de Valorbe le lendemain matin, avant l'absence d'un mois qu'il projetait, et je lui laissai prendre ma main deux fois, quoique Léonce pût le voir. J'étois si pressée de faire partir M. de Valorbe, que je ne comptois pour rien l'impression que pouvoit faire ma conduite sur M. de Mondoville. Enfin M. de Valorbe s'en alla, et je rentrai dans la chambre où étoit Léonce.

Non, Louise, vous ne pouvez pas vous faire une idée du dédain et de la fierté de ses premières paroles ; je les supportai, pour me justifier plus tôt, en lui racontant mes rapports avec M. de Valorbe dans la plus exacte vérité, et je finis en insistant particulièrement sur la reconnoissance que je lui devois, pour avoir sauvé la vie de mon bienfaiteur, de M. d'Albémar.

-Il se peut, me répondit Léonce, qu'il ait sauvé la vie de M. d'Albémar ; mais moi, je ne lui dois rien, et nous verrons si je ne le fais pas renoncer aux droits qu'il se croit sur vous, et que vous autorisez.-Je fus blessé de cette réponse, et le souvenir de ce qui s'étoit passé, depuis le retour de Léonce ajoutant encore à cette impression, je lui dis vivement :-Vous flattez-vous de conserver un pouvoir absolu sur ma vie, quand tous mes jours se passent à repousser les plus indignes plaintes ?-Il est vrai, répondit-il avec emportement, que je vous ai rendue témoin de mes souffrances, pardon de l'avoir osé ; mais avez-vous pensé que ce tort vous donnât le droit de me trahir ? Vous êtes-vous crue libre, parce que je suis malheureux ?

Votre erreur seroit grande, ou du moins votre nouvel amant ne seroit pas votre époux avant d'avoir appris quel sang il doit verser pour vous obtenir ?-L'indignation me saisit à ces paroles, et ce mouvement enfin m'inspira ce qui pouvoit apaiser Léonce.-Je vous conseille, lui dis-je, de vous livrer à ces soupçons qui nous ont déjà séparés, quand nous devions être unis ; ils sont plus justes cette seconde fois que la première, car j'ai mérité de perdre votre estime le jour où, cédant à vos prières, j'ai renoncé à mon départ, et où je suis revenue dans cette retraite me dévouer au coupable et funeste amour que je ressens pour vous.-A ces mots, Léonce perdit tout souvenir M. de Valorbe ; il n'étoit plus irrité, mais je n'en espérai pas davantage pour notre bonheur à venir.

Il ne me cacha plus ce que je n'avois que trop deviné ; il m'avoua qu'il ne pouvoit plus supporter la vie, tant que notre sort resteroit le même ; qu'il étoit jaloux, parce qu'il ne se croyoit aucun droit sur moi ; il me répéta cet odieux reproche avec désespoir.-Je le sais, me dit-il, je peux être mille fois plus malheureux encore qu'à présent ; il y a tant d'abîmes dans la douleur, que son dernier terme est inconnu ; tant que vous ne m'avez pas abandonné, je vis, mais en furieux, en insensé...-J'allois l'interrompre, pour le rappeler à des sentimens plus doux, lorsqu'on vint m'annoncer que le courrier de madame d'Ervins étoit arrivé, et la précédoit de quelques minutes :

Léonce voulut alors me quitter.-Je ne me sens pas en état, me dit-il, de voir madame d'Ervins ; elle est à plaindre, je le sais ; cependant j'ai besoin de me préparer à sa présence : c'est elle, je ne l'en accuse pas, mais enfin, c'est elle...-Il n'acheva point, me serra la main, et partit précipitamment ; peu d'instans après son départ, madame d'Ervins arriva.

Hélas ! combien elle est changée ! ses traits sont restés charmans ; mais l'expression de son visage, sa pâleur, son abattement, ne permettent pas de la regarder sans attendrissement. Elle étoit si fatiguée, que je n'ai pu causer avec elle ce soir. Et pendant qu'elle repose, ma Louise, je vous écris ; je veux aussi confier ma situation à Thérèse, j'espère en ses conseils, en son exemple ; secondez-moi de vos voeux.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLIII.

LETTRE XLIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 21 mai.

Oh ! que d'émotions Thérèse m'a fait éprouver ! Je ne sais point ce qu'on veut de moi, ce qu'on peut en obtenir, mon coeur succombe devant l'effort qu'on exige ; une lettre de vous est venue se joindre aux exhortations de Thérèse ; ne vous réunissez pas pour m'accabler ; vous ne savez pas ce que vous me demandez ! Dois-je renoncer à Léonce ! Le voulez-vous ? Ah ! ne le prononcez pas ; j'ai pressenti que vous alliez approcher de cette horrible idée dans votre lettre, je tremblois de la lire ; et quand, par délicatesse, vous n'avez point achevé ce que vous aviez commencé, je me suis crue soulagée, comme si vous m'aviez affranchie de mes devoirs en ne me les exprimant pas. Je suis foible, je le sens ; je n'ai point les vertus qui préparent aux grands sacrifices. Mon âme, livrée dés son enfance aux mouvemens naturels qui l'avoient toujours bien conduite, n'est point armée pour accomplir des devoirs si cruels : je n'ai point appris à me contraindre. Hélas ! je ne croyois pas en avoir besoin. Que n'ai-je l'exaltation religieuse de Thérèse ! Mais, quand j'implore le ciel, où ma raison et mon coeur placent un Être souverainement bon, il me semble qu'il ne condamne pas ce que j'éprouve ; rien en moi ne m'avertit qu'aimer est un crime ; plus je rêve, plus je prie, et plus mon âme se pénètre de Léonce.

Je vous ai mandé que M. de Serbellane avoit quitté l'Italie, pour s'établir en Angleterre, et que désespérant de faire changer Thérèse de résolution, il ne voyoit plus personne, et paroissoit plongé dans la plus profonde mélancolie. Thérèse ne m'a pas prononcé son nom ; une lettre de Londres m'avoit appris ces tristes détails, et je n'ai pas osé lui en parler.

Qu'elle est noble et sensible, cependant, cette Thérèse que s'immole à son devoir ! je la conduis après demain à son couvent ; que n'ai-je la force de l'y suivre ! C'est ainsi qu'il faudroit se séparer ! Il est moins cruel de descendre dans ce religieux tombeau de toutes les pensées de la terre, que de vivre encore en ne voyant plus ce qu'on aime !

Le lendemain de l'arrivée de Thérèse, je passai la matinée avec elle ; j'entrevis dans ses discours qu'elle se croyoit coupable envers moi, et qu'elle en éprouvoit les regrets les plus amers ; mais elle craignoit de m'en parler, et reculoit le moment de l'explication.

Léonce vint le soir : au moment où madame d'Ervins entra dans ma chambre, il essaya de dissimuler l'impression qu'il éprouvoit ; mais elle n'échappa point aux regards de Thérèse, et j'appris bientôt qu'elle savoit tout ce que je croyois lui avoir caché.

-Monsieur, dit-elle à Léonce avec un ton de dignité que je n'avois jamais remarqué dans un caractère timide et presque soumis, je sais que par le concours des plus funestes circonstances, c'est moi qui ai été la cause de l'erreur fatale qui vous a séparé de madame d'Albémar ; j'ai fait le sacrifice à Dieu de tout mon bonheur dans ce monde ; il ne m'a pas encore donné la force de me consoler des peines que j'ai causées à ma généreuse amie ; si je n'avois pas cru que de mon consentement vous étiez instruit de mon crime, à l'époque même de la mort de M. d'Ervins, je me serois hâtée de m'accuser devant vous ; mais je n'ai découvert que depuis votre mariage la méprise cruelle, que la délicatesse de madame d'Albémar l'avoit engagée à me taire. J'aurois pu, dès que je le soupçonnai pendant mon séjour ici, et lorsque j'en eus acquis la certitude à Bordeaux, par les diverses questions que vous fîtes à ma fille, j'aurois pu, dis-je, publier la vérité ; mais vous étiez marié :

Je ne pouvois rendre à mon amie le bonheur dont je l'ai privée, et j'avois les plus fortes raisons de craindre que la famille de mon mari ne m'enlevât ma fille, et ne se permît, pour me l'ôter, si je m'avouais coupable, le scandale d'un procès public. J'ai donc espéré que vous me pardonneriez d'avoir retardé la justification authentique que je dois à madame d'Albémar, jusqu'à ce jour, où j'ai fait signer d'une manière irrévocable à toute la famille de M. d'Ervins les arrangemens qui assurent la fortune d'Isore, et m'autorisent à la confier à madame d'Albémar. J'ai abandonné tous mes droits personnels sur les biens de mon malheureux époux, et j'entre après demain dans un couvent : je suis donc libre à présent de réparer aux yeux du monde le tort que j'ai pu faire à la réputation de madame d'Albémar ; mais hélas ! je le sais, je n'en aurai pas moins perdu sa destinée. Son cour, inépuisable en sentimens nobles et tendres, n'a pas cessé de m'aimer : vous, monsieur, ajouta-t-elle en tendant à Léonce, avec une douceur angélique, sa main tremblante, serez-vous plus inflexible qu'un Dieu de bonté qui, malgré mes offenses, a reçu mon repentir ? me pardonnerez-vous ?

O ma soeur ! que n'avez-vous pu voir Léonce en ce moment ! Non, vous ne m'auriez plus demandé de le quitter ; l'expression triste, sombre, et presque toujours contenue qu'il avoit depuis quelque temps, disparut entièrement, et son visage s'éclaira, pour ainsi dire, par le sentiment le plus pur et le plus doux. Il mit un genou en terre, pour recevoir la main de madame d'Ervins, et, de la voix la plus émue, il lui dit :-Pouvez-vous douter du pardon que vous daignez demander ? Ce n'est pas vous, c'est moi qui suis le seul coupable ; et cependant je vis, et cependant elle souffre mes plaintes, mes défauts, quelquefois même mes reproches.

Aurois-je le droit de vous en adresser ? non sans doute, et j'en ai moins encore le pouvoir ; votre sort, votre courage, votre vertu, oui, votre vertu, entendez cette louange sans la repousser, me pénètrent de respect et de pitié ; et si j'étois digne de me joindre à vos touchantes prières, je demanderois au ciel pour vous le calme que mon coeur déchiré ne connoît plus, mais qu'au prix de tant de sacrifices vous devez enfin obtenir.

Ah ! dit Thérèse en relevant Léonce, je vous remercie d'écarter de moi votre haine ; mais ce n'est pas tout encore, il faudra que vous m'écoutiez sur votre sort à tous les deux : avant de vous en parler, je veux voir madame d'Artenas ; je ne connois qu'elle à Paris, c'est une parente de M. d'Ervins, elle est aussi l'amie de madame d'Albémar ; je dois lui faire part de la résolution que j'ai prise. Voulez-vous avoir la bonté, M. de Mondoville, de me conduire demain chez elle ? J'entre, après demain, dans mon couvent, et, huit jours après, le premier de juin, je prendrai le voile de novice.

-Ciel ! dans huit jours ! m'écriai-je.-C'est un secret, reprit Thérèse ; vous savez que par les nouvelles lois on ne reconnoît plus les voeux ; mais le prêtre vénérable qui me conduit a tout arrangé, et si l'on ne permettoit plus aux religieuses de vivre en France en communauté, il m'a assuré un asile dans un couvent en Espagne ; je vous demanderai, ma chère Delphine, de me conduire vous-même dans ma retraite avec ma fille ; je l'embrasserai sur le seuil du couvent pour la dernière fois, et, après cet instant, c'est vous qui serez sa mère.

-Sa voix s'altéra en parlant de sa fille ; mais faisant un nouvel effort, elle dit à Léonce :-Demain à midi, n'est-il pas vrai, M. de Mondoville, vous viendrez me chercher pour me mener chez madame d'Artenas ?-Léonce consentit à ce qu'elle désiroit par un signe de tête ; il ne pouvoit parler, il étoit trop ému.

Ah ! c'est une âme aussi tendre que fière ! ce n'est pas l'amour seul qui le rend sensible, la nature lui a donné toutes les vertus. Thérèse le regardoit avec attendrissement, et c'est lui, j'en suis sûre, dont elle auroit imploré la protection, s'il lui étoit encore resté quelque intérêt dans le monde.

Le lendemain, Léonce et madame d'Ervins revinrent ensemble à quatre heures de chez madame d'Artenas ; je vis, sans en savoir la cause, que Léonce avoit été très-attendri : Thérèse, calme en apparence, demanda cependant à se retirer quelques heures dans sa chambre. Léonce, resté seul avec moi, me raconta ce qui venoit de se passer ; il ne se doutoit point du projet de madame d'Ervins, en la conduisant chez madame d'Artenas, et dans la route elle n'avoit rien dit qui pût lui en donner l'idée. Ils arrivèrent ensemble chez madame d'Artenas, et la trouvèrent seule avec sa nièce, madame de R. Après que madame d'Ervins eut annoncé sa résolution à madame d'Artenas, elle lui fit le récit de la conduite que j'avois tenue envers elle, et attribuant à cette conduite un mérite bien supérieur à celui qu'elle peut avoir, elle avoua tout, excepté ce qui eût indiqué mes sentimens pour Léonce. Il m'a dit que de sa vie il n'avoit éprouvé, pour aucune femme, autant de respect que pour madame d'Ervins, dans le moment où elle croyoit faire un acte d'humilité. Léonce a remarqué que Thérèse avoit rougi plusieurs fois en parlant, mais sans jamais hésiter.-Et je voyois réunie en elle, a-t-il ajouté, la plus grande souffrance de la timidité et de la modestie, à la plus ferme volonté.-Elle finit en déclarant à madame d'Artenas, que loin de demander le secret sur ce qu'elle venoit de lui dire, elle désiroit qu'elle le publiât, chaque fois que ses relations dans le monde la mettroient à portée de repousser la calomnie dont je pourrois être l'objet.

Elle se recueillit un instant, après avoir achevé ses pénibles aveux, pour chercher s'il ne lui restoit point encore quelque devoir à remplir ; personne n'osa rompre le silence ; elle avoit trop ému ceux qui l'écoutoient ; pour qu'ils fussent en état de lui répondre ; et comme sans doute elle craignoit toute conversation sur un pareil sujet, elle se leva pour la prévenir, en faisant une inclination de tête à madame d'Artenas et à sa nièce ; elle sortit, sans leur avoir laissé le temps d'exprimer l'intérêt et l'attendrissement qu'elles éprouvoient. Vous concevez, ma chère Louise, combien cette scène m'a touchée. Admirable Thérèse ! bien plus admirable que si jamais elle n'avoit commis de fautes ; que de vertus elle a tirées du remords ! combien elle vaut mieux que moi, qui me traîne sans forces sur les dernières limites de la morale, essayant de me persuader que je ne les ai pas franchies !

Cette journée d'émotion n'étoit pas terminée ; Thérèse n'avoit pas encore accompli tout ce que sa religion lui commandoit : elle vint rejoindre Léonce et moi, et comme j'allois vers elle pour lui exprimer ma reconnoissance :-Attendez, me dit-elle, car je crains bien d'être forcée de vous déplaire ; mais demain je quitte le monde, et j'ai presque aujourd'hui les droits des mourans ; écoutez-moi donc encore.-Elle s'assit alors, et s'adressant à Léonce et à moi, elle nous dit :

-J'ai détruit votre bonheur ; sans moi vous seriez unis, et la vertu contribueroit autant que l'amour à votre félicité ; ce tort affreux, ce tort que je ne pourrai jamais expier, c'est mon crime qui en a été la cause ; un malheur plus funeste encore, la mort de mon mari a été la suite immédiate de mon coupable amour.

Ce n'est donc pas moi, non ce n'est pas moi qui pourrois me croire le droit de donner de sévères conseils à des âmes aussi pures que les vôtres ; cependant Dieu peut choisir la voix des pécheurs pour faire entendre des avis salutaires aux coeurs les plus vertueux. Vous vous aimez ; l'un de vous est lié par des chaînes sacrées, et vous vous voyez, et vous passez presque tous vos jours ensemble, vous fiant à la morale qui vous a préservés jusqu'à présent ! Je n'avois point sans doute, vos lumières, je n'avois point vos vertus ; mais je formai néanmoins les mêmes résolutions que vous, et le charme de la présence affoiblit par degrés tous les sentimens honnêtes sur lesquels je m'appuyois. Delphine, faudroit-il qu'après être tombée, je vous entraînasse dans ma chute ! aurois-je à rendre compte de votre âme à l'Éternel ! Ah ! ce seroit moi seule qui mériterois d'être punie, mais vous ne seriez plus cet être incomparable que je retrouverai dans le ciel un jour, si mon repentir m'y fait recevoir.

Et vous, Léonce, et vous, continua-t-elle ; serez-vous heureux si vous entraînez mon amie ? si vous égarez ce caractère noble et vertueux, que Dieu appellera plus particulièrement à lui, quand le malheur, ou ce qui est la même chose, une plus longue durée de la vie lui aura fait sentir la nécessité d'une religion positive ? quand elle guidera ma fille dans le monde, au lieu d'y régner elle-même ?...-Votre fille ! m'écriai-je, pourquoi l'abandonnez-vous ? pourquoi m'en remettez-vous le soin ? je n'en suis pas digne.

-Delphine, généreuse Delphine, interrompit Thérèse, me serois-je donc si mal fait comprendre que vous puissiez penser qu'il existe un être au monde que j'estime plus que vous ! quand vous vous laisseriez entraîner par l'amour, je sais que votre coeur, resté pur, ne puiseroit-dans ses fautes qu'une connoissance plus cruelle, mais plus certaine de la nécessité de la morale.

Les malheurs de mon amie me seroient, hélas ! un garant de plus des soins qu'elle donneroit à l'éducation vertueuse de ma fille. Mais vous, mais vous, Delphine, que deviendrez-vous si vous êtes coupable ? et par quel vain espoir vous flattez-vous de l'éviter ? s'il gémit de votre résistance, s'il vous montre sa douleur, s'il vous la cache, et que ses traits altérés le trahissent, s'il est malheureux enfin ; dites-moi donc, si vous le savez, comment vous ferez pour le supporter ? Écoutez, je suis prête à m'ensevelir pour toujours, la main de Dieu est déjà sur moi ; j'ai trouvé dans mon âme la force de tout briser, de renoncer à tout ; eh bien ! je ne me sentirois pas encore la puissance de voir souffrir ce que j'aime ; et vous vous la croyez cette puissance ! Delphine, insensée, il faut vous séparer de lui pour jamais, ou tomber à ses pieds, soumise à ses désirs. Vous ne pouvez trouver que dans l'exaltation d'un grand sacrifice des forces contre l'amour. Delphine, au nom du ciel...-Arrêtez, s'écria Léonce avec l'accent le plus douloureux ; ce n'est point à Delphine que vous devez vous adresser, elle est libre et je suis lié pour jamais ; elle vouloit s'unir à moi, je l'ai méconnue ; s'il faut déchirer un coeur, choisissez le mien ; je puis partir, je le puis ; la guerre va bientôt s'allumer en France ; j'irai me joindre à ceux dont je dois partager les opinions ; dans ce parti sans puissance, se faire tuer n'est pas difficile. Si vous avez dans votre religion des ressources pour faire supporter à Delphine la mort de Léonce, si vous en avez, j'y consens et je vous le pardonne : mais pouvez-vous imaginer qu'après avoir passé près d'elle des jours orageux, et néanmoins pleins de délices, des jours pendant lesquels je lui ai confié mes peines les plus secrètes, mes sentimens les plus intimes, je vivrois privé tout à la fois de ma maîtresse et de mon amie ! de celle qui devroit être ma femme, et que je ne reverrois plus ! de celle qui dirige mes actions, donne un but à mes pensées, et m'est sans cesse présente ?

Croyez-moi, sans avoir besoin de recourir à la résolution du désespoir, mon sang glacé cesseroit de ranimer mon coeur, si je ne vivois plus pour elle. Et c'est vous, madame, qui pouvez oublier tout ce que vous-même vous avez inspiré ! tout ce qu'éprouve encore sans doute celui qui pleure loin de vous !-C'en est trop, s'écria Thérèse en pâlissant, avec un tremblement convulsif qui me causa le plus mortel effroi ; c'en est trop : quel langage vous me faites entendre ! me croyez-vous donc assez guérie pour n'en pas mourir ? ignorez-vous ce qu'il m'en coûte ? pouvez-vous réveiller ainsi tous mes souvenirs ? Cessez ! cessez ! Delphine, soutenez-moi, éloignons-nous d'ici.

Léonce, inconsolable de l'état où il avoit jeté madame d'Ervins, n'osoit approcher d'elle ; on l'emporta dans sa chambre, je la suivis, et je fis dire à Léonce que je ne redescendrois pas. Je ne voulois pas quitter madame d'Ervins, et je me sentois aussi dans un trouble qui me rendoit impossible de parler à Léonce. Pourquoi le rendre témoin de mes cruelles incertitudes ? des remords que madame d'Ervins a fait naître en moi ? je veux me déterminer enfin, je le veux ; mais je ne puis le revoir qu'après avoir pris une décision. Quelle sera-t-elle ? Ô mon Dieu !

Madame d'Ervins passa près d'une heure sans prononcer une parole, m'écoutant quelquefois, et ne me répondant que par des pleurs ; je crus que c'étoit le moment d'essayer encore de la détourner d'entrer au couvent : les premiers mots que je prononçai sur ce sujet lui rendirent tout à coup du calme ; elle me demanda doucement de m'éloigner. J'ai appris depuis qu'elle avoit passé deux heures en prières, qu'après ces deux heures elle s'étoit couchée, et qu'elle avoit paisiblement dormi jusqu'au matin.

Pour moi, j'ai passé cette nuit sans fermer l'oeil : infortunée que je suis ! un esprit éclairé, quand l'âme est passionnée, ne fait que du mal ; je ne puis, comme Thérèse, adopter aveuglément toutes les croyances qui remplissent son imagination, et mon coeur en auroit besoin. J'invoque une terreur, un fanatisme, une folie, un sentiment, quel qu'il soit, assez fort pour lutter contre l'amour. Quelquefois je suis prête à vous conjurer de venir ici ; je voudrais m'en remettre à vous sur mon sort, vous parleriez à Léonce, vous le verriez et vous me jugeriez. Ah ! ma soeur, cette prière seroit-elle trop exigeante ? feriez-vous ce sacrifice à celle que vous avez élevée, et qui vous redemanderoit d'exercer de nouveau l'empire le plus absolu sur sa volonté ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLIV.

LETTRE XLIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 26 mai 1791.

Non, ne venez pas, tout est promis ; je le crois, tout est décidé.

Thérèse a trop usé peut-être de l'empire que mon attendrissement lui donnoit sur moi ; mais enfin, j'ai cédé à ses larmes, à l'ardeur de ses prières. Son imagination étoit frappée de l'idée qu'elle auroit à se reprocher la perte de mon âme ; son confesseur, je crois, l'avoit encore, la veille, pénétrée de nouveau de cette crainte. Sa douleur, son éloquence, m'ont entièrement bouleversée ; je n'ai pas consenti cependant à m'éloigner de Léonce sans être rassurée sur son désespoir ; je ne le puis, je ne le dois pas : le véritable crime seroit d'exposer sa vie ; quel effroi peut l'emporter sur une telle crainte ! le remords même est plus facile à braver.

Thérèse veut que Léonce soit témoin avec moi de la cérémonie qui consacrera le moment où elle doit prendre le voile de novice. Elle compte sur l'impression de cette solennité, et, malgré la résistance qu'il a déjà opposée à ses prières, elle croit qu'au pied de l'autel, ses derniers adieux obtiendront de Léonce qu'il me laisse partir. Elle veut lui répéter alors ce dont elle est convaincue, c'est que son salut à elle-même dépend du mien, et qu'il ne peut sans barbarie se refuser au dernier effort qu'elle veut tenter, pour m'arracher aux malheurs qui me menacent ; elle se croit sûre d'obtenir ainsi le consentement de Léonce. J'ai promis que si elle l'obtenoit en effet, je partirois a l'instant même ; c'est dans six jours, et je dois jusque-là cacher à Léonce ce que j'éprouve ; je l'ai juré. Je vous l'avoue, lorsque Thérèse m'a arraché tous les engagemens qu'elle a voulu, j'avois un espoir secret que rien ne pourrait décider Léonce à mon départ ; mon opinion à présent n'est plus la même :

Thérèse est si touchante ! le moment qu'elle a choisi pour parler à Léonce est si propre à l'émouvoir ! J'y joindrai moi-même mes instances, je le dois, je le ferai ; mais se taire pendant ces six jours, le revoir avec l'idée que bientôt peut-être nous serons séparés ! Thérèse a trop exigé de moi ; sa dévotion, tout à la fois exaltée et romanesque, m'ébranle, m'entraîne, et ne me soutient pas.

Elle m'a répété de mille manières, avec cet accent passionné qu'elle tient de l'amour et qu'elle consacre à la religion, que je ne pouvais pas me refuser à l'espoir qui lui restoit encore de me sauver, et d'obtenir l'absolution de ses fautes.-Je vous demande bien peu, me disoit-elle, je vous demande seulement la permission d'essayer dans un moment solennel, si je puis attendrir votre amant sur le sort auquel il vous livre ; vous ne pouvez pas vous y opposer, sans vous avouer à vous-même que, dût-il accéder à votre départ, vous n'en seriez pas capable !-Je résistois encore à ce qu'elle désiroit, une crainte vague me retenoit ; mais lorsque j'étois prête à la quitter, elle s'est précipitée à mes pieds avec sa fille, et m'a représenté avec une telle force ce que j'éprouverois si je me rendois coupable, ce qu'elle avoit souffert ; parce que, éloignée de moi, une âme courageuse n'étoit point venue à son secours ; elle a fait naître dans mon coeur une émotion si vive, que j'ai consenti à tout.

Qu'en arrivera-t-il ? une séparation déchirante : je suis comme égarée, on dispose de moi sans que ma volonté me guide, je ne sais ce que je dois craindre ; peut-être de tels efforts augmenteront-ils les dangers même dont on veut me sauver.-Ah ! Léonce, c'est à vous qu'on s'en remet, est-ce vous qui briserez nos liens ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLV.

LETTRE XLV.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 28 mai.

D'où vient le trouble que j'éprouve ? jamais vous ne m'avez paru plus touchante, plus sensible qu'hier ! J'étois dans l'ivresse auprès de vous, et quand je me suis rappelé notre soirée, je n'ai éprouvé qu'une inquiétude, une tristesse indéfinissable. Je vous ai trouvée vous faisant peindre pour moi ; vous aviez revêtu un costume grec qui vous endoit plus céleste encore, tous vos charmes se développoient à mes yeux ; je vous ai regardée quelque temps, mais je me sentois dévoré par une passion qui consumoit ma vie ; le peintre nous a quittés, je vous ai serrée dans mes bras, et deux fois vous avez penché votre tête sur mon épaule ; mais je ne vous avois point communiqué l'ardeur que j'éprouvois. Vos yeux se remplissoient de larmes, votre visage étoit pâle, et votre regard abattu ; si, dans cet état, il eût été possible que votre coeur vous livrât à mon amour, il me semble qu'un sentiment inconnu, mais tout puissant, m'eût interdit d'accepter le bonheur même.

Je m'éloignois, je me rapprochois de vous, vous gardiez le silence ; cependant vous m'aimiez, et j'éprouvois au dedans de moi-même une fièvre d'amour, un frisson de douleur tout-à-fait inexplicable. J'ai voulu vous demander de prendre votre harpe ; vous savez combien vous me calmez en me faisant entendre votre voix unie à cet instrument.-Ah ! m'avez-vous répondu vivement, je ne puis pas supporter la musique, ne m'en demandez pas.-Pourquoi ne pouvez-vous plus la supporter ? Vous m'avez souvent répété ces paroles de Shakespeare : l'âme qui repousse la musique est pleine de trahison et de perfidie. Pourquoi la repoussez-vous ?

J'ai votre parole de ne jamais partir à mon insçu, je ne puis la révoquer en doute, vous me l'avez de nouveau répété ; quelle est donc la cause de l'état où je vous ai vue ?

Ah ! sentiriez-vous quelque atteinte de la douleur qui me tue ? sentiriez-vous qu'il faut mourir, si nous ne nous appartenons pas l'un à l'autre ? Non, vos yeux n'exprimoient ni l'entraînement ni l'abandon. Delphine, ton âme est si pure, si vraie, que rien ne peut la troubler sans que ton ami l'aperçoive ; dis-moi donc quel est le sentiment qui t'occupoit hier.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLVI.

LETTRE XLVI.

Léonce à M. Barton.

Paris, ce 31 mai.

L'un de vos amis vous a mandé qu'il m'avoit trouvé changé, et vous en êtes inquiet ; je vous en prie, rassurez-vous ; je souffre, mais il n'y a point de danger pour ma vie ; j'ai assez souvent la fièvre le soir, ce sont les peines de mon âme qui me la donnent. Depuis quelque temps je crains sans cesse que madame d'Albémar ne s'éloigne de moi ; le trouble qu'elle me cause excite dans mon sang une agitation continuelle ; mais ce n'est pas, soyez-en sûr, la maladie qui me tuera.

Ne venez point me voir, vous ne pourriez rien sur moi ; jamais on n'a ressenti ce que j'éprouve ! Je sortirai de cet état, il faut qu'il finisse à quelque prix que ce puisse être, il le faut. Attendez mon sort ; je ne veux pas que votre vie paisible s'approche de la mienne, une influence fatale tomberoit sur vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLVII.

LETTRE XLVII.

Delphine à Léonce.

Bellerive, ce 1er juin, à 10 heures du matin.

Madame d'Ervins m'écrit encore ce matin, qu'elle désire vivement que vous soyez témoin de la cérémonie de ce soir ; venez me chercher à quatre heures pour me conduire à son couvent ; elle le veut, nous ne pouvons pas le lui refuser.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLVIII.

LETTRE XLVIII.

Réponse de Léonce à Delphine.

Paris, ce 1er juin, à midi.

Si vous l'exigez, j'irai ; mais essayez de m'en dispenser, j'ai peur des émotions ; vous ne savez pas, dans la disposition actuelle de mon âme, combien elles me font mal ! Je serai chez vous à quatre heures ; mais, s'il est possible, écrivez à madame d'Ervins que vous irez seule.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XLIX.

LETTRE XLIX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bellerive, ce 2 juin.

Si je ne suis pas encore tout-à-fait indigne de vous, ma Louise, je ne sais à quel secours du ciel je le dois. Méritois-je ce secours, après des momens si coupables ? Non, sans doute, mais il m'a été donné pour me livrer à la douleur, pour expier par mes regrets, ce jour où mes sentiment ont profané tout ce qu'il y a de plus respectable au monde.

Je suis bien malade ; on me croit en danger, on me défend d'écrire ; mais si je dois mourir, je veux que vous connoissiez les dernières heures que j'ai passées. Elles ont été terribles ! que le souvenir en demeure déposé dans votre sein ! Apprenez quels sont les efforts qui peut-être ont précédé la fin de ma vie ! Je crains que ma fièvre ne me fasse tomber dans le délire ; je n'ai peut-être plus que quelques instans pour recueillir mes pensées, je vous les consacre encore.

Aimez-moi ! Si je meurs, je puis être pardonnée.

Léonce, à regret, s'étoit enfin décidé à m'accompagner comme le désiroit madame d'Ervins ; nous arrivons à la porte du couvent où je l'avois conduite la veille, et près duquel demeuroit son confesseur ; un homme m'y attendoit, pour me remettre une lettre d'elle qui m'apprenoit qu'elle seroit reçue novice, dans quel lieu, juste ciel ! dans l'église même où j'ai vu Léonce se marier ! Thérèse me l'avoit caché, mais c'étoit sur ce moyen qu'elle comptoit, pour triompher de notre amour. J'hésitai, je l'avoue, si je continuerois ma route ; mais la fin de la lettre de Thérèse étoit tellement pressante, elle me disoit avec tant de force qu'elle avoit besoin de me revoir encore, que je lui percerois le coeur en la privant dans un tel moment de la présence de sa seule amie, que je n'eus pas le courage de la refuser.

Léonce, cette fois, voyant dans quel état d'émotion j'étois, insista pour ne pas m'abandonner seule à cette épreuve douloureuse. J'étois déjà dans un tel trouble que je cessai de vouloir, et je me laissai conduire sans réflexion ni résistance.

Pendant la route qui nous restoit encore à faire, nous gardâmes l'un et l'autre le plus profond silence ; néanmoins, à l'instant où ma voiture tourna dans le chemin qui conduit à l'église de Sainte-Marie, Léonce reconnoissant les lieux qu'il ne pouvoit oublier, dit avec un profond soupir :-C'étoit ainsi que j'allois avec Matilde ; elle étoit là, s'écria-t-il en montrant ma place : oh ! pourquoi suis-je venu ! Je ne puis !...-Il sembloit vouloir fuir ; mais en me regardant, ma pâleur et mon tremblement le frappèrent sans doute, car, s'arrêtant tout à coup, il ajouta :-Non, pauvre malheureuse, tu souffres, je ne te laisserai point souffrir seule, appuie-toi sur ton ami.-Nous descendîmes de la voiture ; l'église étoit fermée pour tout le monde, excepté pour nous : un vieux prêtre vint à notre rencontre, et se souvenant mal des deux personnes qu'on l'avoit chargé de recevoir, il me dit en montrant Léonce : Madame, monsieur est sans doute votre mari ?-Ah ! Louise, ce mot si simple réveilloit tant de regrets et de remords, que je restai comme immobile devant la porte de l'église, n'osant en franchir le seuil.-Léonce prit la parole avec précipitation :-Je suis le parent de madame, répondit-il ;-et m'entraînant après lui, nous entrâmes.

Le prêtre nous fit asseoir sur un banc peu éloigné de la grille du choeur. Léonce se plaça de manière qu'il ne pût apercevoir l'autel devant lequel il s'étoit marié ; sa respiration étoit haute et précipitée ; moi, j'avois couvert mes yeux de mon mouchoir, je ne voyois rien, je pensois à peine, j'éprouvois seulement une agitation intérieure, une terreur sans objet fixe, qui troubloit entièrement mes réflexions.

L'une des portes qui conduisoient dans l'intérieur du couvent s'ouvrit ; des religieuses couvertes d'un voile noir, suivies par l'infortunée Thérèse, vêtue d'une robe blanche, s'avancent à quelque distance de nous, dans un profond silence ; Thérèse s'appuyoit sur le bras de son confesseur ; mais ses pas n'étoient point chancelans, on pouvoit même remarquer qu'une exaltation extraordinaire les rendoit trop rapides ; pendant qu'elle marchoit, les prêtres chantoient un psaume lugubre, qu'accompagnoit un orgue assez doux ; Thérèse quitta les religieuses pour venir vers moi ; elle me serra la main avec une expression que je ne pourrai jamais oublier, et tendant une lettre à Léonce, elle lui dit à voix basse :-Quand la barrière éternelle sera refermée sur moi, lisez ce papier, dans cette église même, à la lueur de cette lampe qui brûle à quelques pas de l'autel où vous avez prononcé d'irrévocables sermens. Écoutez, pour vous préparer à ce que j'ose vous demander, les chants des religieuses qui vont consacrer mon entrée dans leur asile ; quand ils auront cessé, je n'existerai plus pour le monde ; mais, si vous exaucez mes prières, vous me réconcilierez avec Dieu ; je ne serai plus coupable devant lui de votre perte à tous les deux ; et toi, mon amie, me dit-elle, tu vois où l'amour m'a conduite, fuis mon exemple, adieu.-En achevant ces mots, elle s'approcha de la grille du choeur, tourna la tête encore une fois vers moi, et dans le moment où cette grille alloit nous séparer pour toujours, elle me fit un dernier signe, comme sur les confins de la terre et du ciel. Je crus la voir passer de la vie à la mort, et dans l'éloignement, elle m'apparoissoit telle qu'une ombre légère, déjà revêtue de l'immortalité.

Léonce étoit resté immobile, tenant à la main la lettre de Thérèse.-Que contient-elle ? me dit-il avec l'accent le plus sombre ; que voulez-vous de moi ?

Seriez-vous d'accord avec elle ?-Je vous en conjure ! interrompis-je, obéissez à la prière de Thérèse, ne lisez point encore ce qu'elle vous écrit ! Donnez un moment à la pitié pour elle ! Je suis là, près de vous, mon ami ; ah ! pleurons encore quelques instans sans amertume !-Léonce, placé derrière moi, posa sa main sur le pilier qui me servoit d'appui ; ma tête tomba sur cette main tremblante, et ce mouvement, je crois, suspendit quelque temps son agitation. La musique continua ; l'impression qu'elle me causoit me plongea dans une rêverie extraordinaire, dont je n'ai pu conserver que des souvenirs confus ; bientôt j'entendis les sanglots étouffés de mon malheureux ami, et je m'abandonnai sans contrainte à mes larmes.

J'invoquai Dieu pour mourir dans cette situation, elle étoit pleine de délices ; je n'imposois plus rien à mon âme, elle se livroit à une émotion sans bornes ; il me sembloit que j'allois expirer à force de pleurs, et que ma vie s'éteignoit dans un excès immodéré d'attendrissement et de pitié. Je ne sais combien de temps dura cette sorte d'extase, mais je n'en fus tirée que par le bruit que firent les rideaux du choeur, lorsqu'on les ferma. La cérémonie terminée, les religieuses et les prêtres s'étant retirés, nous n'entendîmes plus, nous ne vîmes plus personne, et nous nous trouvâmes seuls dans l'église, Léonce et moi.

Léonce, sans quitter ma main, s'approcha de la lumière, et lut la prière solennelle, éloquente et terrible, que Thérèse lui adressoit, pour l'engager à sauver mon âme, en rompant nos liens, et en cessant de nous voir. Je ne pus en saisir que quelques paroles, qu'il répétoit en frémissant. A peine l'eut-il finie que, levant sur moi des yeux pleins de douleur et de reproches, il me dit :-Est-ce vous qui avez combiné ces émotions funestes ? Est-ce vous qui avez résolu de me quitter ?-Consentez, lui dis-je avec effort, consentez à mon absence.

Léonce, je t'en conjure, cède à la voix du ciel que Thérèse t'a fait entendre !

Ne sens-tu pas que les forces de mon âme sont épuisées ? Il faut que je m'éloigne, ou que je devienne criminelle ! Un plus long combat n'est pas en ma puissance ! Saisissons cet instant !...-Il est donc vrai, reprit Léonce, il est donc vrai que vous avez formé le dessein de me quitter ! que tant de jours passés ensemble n'ont point laissé de trace dans votre coeur ! Oui ! c'en est fait ! il n'y aura plus sur cette terre une heure de repos pour moi ! Et quand devoit-elle commencer, cette séparation ?-A l'heure même ! m'écriai-je ; tout est prêt, l'on m'attend, laissez-moi partir, que ce lieu soit témoin de ce noble effort !-Il sera témoin, s'écria-t-il, de ma mort ; je me sens abattu, je n'ai plus l'espérance qui pourroit m'aider à triompher de votre dessein ! Je me suis trompé ! vous n'avez pas d'amour ! vous n'en avez pas ! vous pouvez partir. Eh bien ! le sacrifice est fait, vous le pouvez. Adieu.

-Louise, jamais la douleur de Léonce n'avoit été si profonde et si touchante ; elle avoit changé son caractère. Il n'essayoit pas de me retenir ; mais je voyois dans son regard une expression funeste, une désignation sombre qui me glaçoit de terreur. J'essayai de lui parler, il ne me répondoit plus ; je ne pouvois supporter qu'il eût cessé de croire à ma passion pour lui ; dix fois il en repoussa l'assurance, et sembloit craindre les sentimens les plus doux, comme si, décidé à mourir, il avoit eu peur de regretter la vie. Enfin, un accent plus tendre le ranima tout à coup, mais pour lui rendre un égarement non moins effrayant que l'accablement dont il sortoit. Eh bien ! me dit-il, si tu veux que je croie à ton amour, si tu veux que je vive, il en existe encore un moyen ! Il peut seul expier ce que tu m'as fait souffrir ! il peut seul prévenir les tourmens qui m'attendent ! Il faut te lier à l'instant même par un serment que tu nommeras sacrilège, mais sans lequel aucune puissance humaine ne peut me faire cons

-Que veux-tu de moi ? lui dis-je épouvantée ; ne sais-tu pas que je t'adore ? n'es-tu pas le souverain de ma vie ?-Qui pourroit compter, me répondit-il avec amertume, qui pourroit compter sur ton âme incertaine, combattue, toujours prête à m'échapper ? Il n'est qu'un lien sur la terre, il n'en est qu'un qui puisse répondre de toi ! Et ce moment de désespoir est le dernier où la passion toujours repoussée, toujours vaincue par chaque nouveau repentir, puisse te demander, puisse obtenir l'engagement de l'amour. Qu'il soit donné dans ces lieux mêmes dont tu invoques sans cesse contre moi les cruels souvenirs ! que l'horreur même de ce séjour consacre ta promesse ou ton refus irrévocable. Viens, suis-moi.-Je sentois qu'il vouloit m'entraîner vers l'autel fatal, près de la colonne derrière laquelle j'avois été témoin de son malheureux mariage ; nous en étions encore à quelques pas, et je m'appuyois sur l'un des tombeaux que des regrets pieux ont consacrés dans cette église.

-Restons ici, dis-je à Léonce, reposons-nous près des morts.-Non, me dit-il avec une voix qui retentit encore dans tout mon être, ne résiste point, suis mes pas.-Les forces me manquoient, il passa son bras autour de moi, et entraînée par lui, je me trouvai précisément en face de l'autel où le sacrifice de mon sort avoit été accompli. Je regardai Léonce, cherchant à découvrir sa pensée ; ses cheveux étaient défaits, sa beauté, plus remarquable que dans aucun moment de sa vie, avoit pris un caractère surnaturel, et me pénétroit à la fois de crainte et d'amour.-Donne-moi ta main, s'écria-t-il, donne-la-moi ; s'il est vrai que tu m'aimes, tu dois, infortunée, tu dois avoir besoin comme moi de bonheur ; jure sur cet autel, oui, sur cet autel même dont il faut à jamais écarter le fantôme horrible d'un hymen odieux ; jure de ne plus connoître d'autres liens, d'autres devoirs que l'amour ; fais serment d'être à ton amant, ou je brise à tes yeux ma tête sur ces degrés de pierre, qui feront rejaillir mon sang jusqu'à t

C'en est trop de douleurs ; c'en est trop de combats ; c'est dans ce sanctuaire, triste asile des larmes, que j'ose déclarer que je suis las de souffrir ! je veux être heureux, je le veux ; la trace de mes chagrins es trop profonde ; rien ne peut faire cesser mes craintes ; je te verrai toujours prête à m'échapper, si des liens chers et sacrés ne me répondent pas de notre union ; le poids que je soulève pour respirer l'air m'oppresse trop péniblement ; il faut que je m'enivre des plaisirs de la vie, ou que la mort m'arrache à ses peines. Si tu me refuses, Delphine, tiens, les lieux sont bien choisis ; sous ces marbres sont des tombeaux, indique la pierre que tu me destines, fais-y graver quelques lignes, et tu seras quitte envers mon sort ; que reste-t-il de tant d'hommes infortunés comme moi ? des inscriptions presque effacées sur lesquelles le hasard porte encore quelquefois nos yeux inattentifs. Delphine, la mort est sous nos pas, repousse ton amant dans l'abîme, ou viens te jeter dans ses bras ; il t'enlèvera loin de ces voûtes funestes, et nous retrouverons ensemble et le ciel et l'amour.-

Ses regards me causoient une terreur inexprimable ; je lui dis :-Léonce, sortons d'ici ; je ne partirai pas ; que veux-tu de moi ? sortons d'ici.-Non ! s'écria-t-il en me retenant avec violence, dans une heure tu reprendras sur moi ton funeste empire ; je recommencerai cette misérable vie de tourmens, de craintes, de regrets ; non, ce jour terminera cette existence insupportable ; ton âme doit sentir en cet instant ce qu'elle peut pour moi : si tu résistes à l'état où je suis, au trouble qu'il te cause, c'en est fait, nos noeuds sont brisés. Fais le serment que j'exige, ou laisse-moi ; reviens seulement demain à la même heure, les prêtres chanteront pour moi les mêmes hymnes que pour ton amie, tu seras seule au monde.

Delphine, pauvre Delphine ! Ainsi séparée de tout ce qui te fut cher, ne regretteras-tu donc pas le malheureux insensé qui t'a si tendrement aimée ?-Louise, mon coeur s'égaroit.-Cruel ! m'écriai-je, quoi ! c'est dans ce lieu même que tu peux exiger une semblable promesse ! Oses-tu donc profaner tout ce qu'il y a de saint sur la terre ?

-Je veux, reprit Léonce, te lier pour jamais ; je veux affranchir ton âme violemment et sans retour, de tous les scrupules vains qui la retiennent encore. Delphine, si nous étions au bout du monde, si les volcans avoient englouti la terre qui nous donna naissance, les hommes que nous avons connus, croirois-tu faire un crime en t'unissant à ton amant ? Eh bien ! oublie l'univers, il n'est plus, il ne reste que notre amour. Tu ne l'as jamais connu, l'amour, fille du ciel ! aucun mortel n'a possédé tes charmes. Quand ton âme sera tout entière livrée à moi, tu m'aimeras d'une affection que tu ne peux encore comprendre ; il naîtra pour nous deux une seule et même vie, dont nos existences séparées n'ont pu te donner l'idée. Dis-moi donc, ne sens-tu pas ce que j'éprouve, un élan du coeur vers la félicité suprême, un délire d'espérance qu'on ne pourroit tromper sans que l'avenir fût flétri pour toujours ? Écoute, Delphine, si tu sors de ces lieux sans que ta volonté soit vaincue, sans que tes desseins soient irrévoca

J'allois perdre tout sentiment de moi-même, j'allois promettre, dans le sanctuaire des vertus, d'oublier tous mes devoirs ; je me jetai à genoux cependant, par une dernière inspiration secourable, et j'adressai à Dieu la prière, qui, sans doute, a été entendue.

-O Dieu ! m'écriai-je, éclairez-moi d'une lumière soudaine ! tous les souvenirs, toutes les réflexions de ma vie ne me servent plus ; il me semble qu'il se passe en moi des transports inouïs qu'aucun devoir n'avoit prévus ; si tant d'amour est une excuse à vos yeux, si, quand de tels sentimens peuvent exister, vous n'exigez pas des forces humaines de les combattre, suspendez cet effroi que j'éprouve encore, pour un serment que je crois impie ! éloignez le remords de mon âme, et qu'oubliant tout ce que j'avois respecté, je fasse ma gloire, ma vertu, ma religion du bonheur de ce que j'aime. Mais si c'est un crime que ce serment, demandé avec tant de fureur, ô mon Dieu ! ne me condamnez pas du moins à voir souffrir Léonce ; anéantissez-moi à l'instant, dans ce temple saint tout rempli de votre présence ! Des sentimens d'une égale force s'emparent tour à tour de mon âme, vous pouvez seul faire cesser cette incertitude horrible. O mon Dieu ! La paix du coeur, ou la paix des tombeaux, je l'appelle, je l'invoque...

-Je ne sais ce que j'éprouvai alors, mais la violence de mes émotions surpassant mes forces, je crus que j'allois mourir, et frappée de l'idée qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cet effet de ma prière, en perdant connoissance, je pus encore articuler ces mots :-O mon Dieu ! vous m'exaucez.- Léonce m'a dit depuis, qu'il se persuada, comme moi, que j'étois frappée par un coup du ciel, et qu'en me relevant dans ses bras, il douta quelques instans de ma vie : il me porta jusqu'à ma voiture, et j'arrivai à Bellerive, sans avoir repris mes sens.

Lorsque j'ouvris les yeux, je trouvai Léonce au pied de mon lit ; je fus long-temps sans me rappeler ce qui s'étoit passé ; comme le jour commençoit à paroître, mes souvenirs revinrent par degrés, je frémis de ce qu'ils me retracèrent. Le remords, la honte, une vive impression de terreur me saisit, en me rappelant dans quel lieu l'on m'avoit demandé des sermens criminels ; je détournai mes regards de Léonce, je le conjurai de me quitter, de retourner chez lui calmer l'inquiétude que son absence devoit causer à Matilde ; je vis à son trouble qu'il craignoit les résolutions que je pourrois former, je lui jurai de l'attendre ce soir. Oh ! je ne puis pas partir, je n'ai plus la force de rien.

Louise, je crois, en effet, que ma prière a été réellement exaucée ; ce que j'éprouve ressemble aux approches de la mort. J'ai pu du moins écrire jusqu'à la fin ce récit terrible ; vous saurez, quoi qu'il m'arrive, quel combat j'ai soutenu, quelles douleurs...ah ! ce seront les dernières. Adieu, Louise ; ma main tremble, je sens ma raison troublée ; avec mes dernières forces, avec mon dernier accent, je vous dis encore que je vous aime.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE L.

LETTRE L.

Madame de Lebensei a mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 4 juin 1791.

Je suis bien malheureuse, mademoiselle, d'avoir à vous causer la peine la plus cruelle. Madame d'Albémar est à toute extrémité ; on l'a transportée à Paris dans le délire, et ce qu'elle dit dans cet état, fait trop voir que les peines de son coeur sont la cause de la maladie dont elle est atteinte. S'il en est encore temps, venez près d'elle ; M. de Mondoville est dans un état qui ne diffère guère de celui de Delphine ; mon mari seul conserve assez de présence d'esprit pour secourir ces deux infortunés. Madame d'Albémar a déjà prononcé plusieurs fois votre nom. Ah ! que n'êtes-vous ici ! que ne nous reste-t-il du moins l'espérance que vous y arriverez à temps !

DELPHINE - Madame de STAËL > QUATRIÈME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

QUATRIÈME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

Léonce à M, Barton.

Paris, ce 10 juin 1791.

On vous a écrit que j'avois la tête perdue, on a dit vrai ; la vie de Delphine est en danger, je suis dans une chambre près de la sienne ; je l'entends gémir ; c'est moi, criminel que je suis, c'est moi qui l'ai jetée dans cet état : pensez-vous que, pour être calme, il suffise de la résolution de se tuer si elle meurt ? Il y a des tourmens inouïs, tant que le sort est en suspens ! Hier elle m'a regardé avec une douceur céleste, elle a reposé sa tête sur moi comme si elle vouloit recevoir quelque bien de moi, de ce furieux, l'unique cause... Non, elle ne mourra point, depuis quelques heures ses plaintes sont moins déchirantes.

Elle n'a cessé, dans son délire, de rappeler une horrible scène dans une église... La nuit dernière surtout, madame de Lebensei et moi nous veillions auprès de son lit ; tout à coup elle a soulevé sa tète, ses cheveux sont tombés sur ses épaules, son visage étoit d'une pâleur mortelle, cependant il avoit je ne sais quel charme que je ne lui connoissois point encore ; son regard pénétroit le coeur, et me faisoit éprouver un sentiment de pitié si douloureux, que j'aurois voulu mourir à l'instant pour en abréger la souffrance.-Léonce, me disoit-elle, Léonce, je t'en conjure, n'exige pas de moi, dans le lieu le plus saint, le serment le plus impie ; ne me fais pas jurer mon déshonneur, ne me menace pas de ta mort, laisse-moi partir ! Rends-moi la promesse que je t'ai faite de rester, rends-la-moi !

-Elle m'appeloit, et cependant elle ne me connoissoit pas ; ses yeux me cherchoient dans la chambre, et ne pouvoient parvenir à me distinguer.

Je m'écriai, en me jetant à genoux devant son lit, que je la dégageois de tout, qu'elle étoit libre de me quitter ; que n'aurois-je pas fait pour la calmer ! quel arrêt n'aurois-je pas prononcé contre moi-même ! Mais, hélas ! elle n'entendit point ma réponse, et, répétant sa prière, elle m'accusa de la refuser, et me demanda grâce avec un accent toujours plus déchirant, chaque fois qu'elle croyoit n'obtenir aucune réponse.

Ah, ciel ! concevez-vous un supplice égal à celui que j'éprouvois ! On eût dit qu'un pouvoir magique nous empêchoit de nous comprendre ; elle m'imploroit, et je lui paroissois inflexible. Elle se plaignoit de mon silence, et son délire l'empêchoit de m'entendre. Moi, qu'elle accusoit et supplioit tour à tour, j'étois là, près d'elle, essayant en vain de faire arriver jusqu'à son coeur une seule des paroles que mon désespoir lui prodiguoit, et ne pouvant ni la détromper ni la secourir. O mon maître ! quelle âme m'avez-vous formée ? D'où viennent tant de douleurs ? Une fois, dans mon enfance, je m'en souviens, j'ai failli mourir dans vos bras ; si vous eussiez prévu mes jours d'à présent, n'est-il pas vrai, vous ne m'auriez pas secouru ? Je ne serois pas ici, ses cris ne perceroient pas jusqu'à ma tombe, j'y reposerois en paix depuis long-temps : O ciel ! elle m'appelle !...

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE II.

LETTRE II.

Léonce à Delphine.

Ce 12 juin.

Tu vivras, ma Delphine, ils me l'ont juré ! que le ciel les en récompense ! Ah ! combien il a duré, le temps qui vient de s'écouler !

Est-il vrai que tu n'as été ; en danger que pendant dix jours ? Le souvenir de toutes mes années me semble moins long ; tu es mieux, on m'en répond, je devrois en être certain ; mais que je suis loin encore d'être rassuré ! Les pensées qui t'agitent prolongent tes souffrances ; que puis-je faire, que pourrois-je te dire qui portât du calme dans ton âme ? As-tu besoin de m'entendre répéter que je déteste la scène criminelle qui a produit sur ton imagination un effet si terrible ? Ah ! tu n'en peux douter ! Souviens-toi que je me refusois à te suivre dans cette fatale église ; je me sentois depuis quelques jours dans un égarement qui m'ôtoit tout empire sur moi-même. Cette prière solennelle de Thérèse, que je croyois concertée avec toi, la terreur de ton départ, le souvenir d'un hymen funeste, cruellement retracé, l'amour, les regrets ; que sais-je ? l'homme peut-il se rendre compte de ce qui cause sa folie ? J'étois insensé ; mais tu ne dois pas craindre que désormais ce coupable délire puisse s'emparer de moi, tu ne le dois pas, si tu as quelque idée de l'impression qu'a faite sur mon coeur l'état où je t'ai vue ; mon amour n'a rien perdu de sa force, mais il a changé de caractère.

Il me sembloit, avant ta maladie, qu'une vie surnaturelle nous animoit tous les deux ; j'avois oublié la mort, je ne pensois qu'à la passion, qu'à ses prodiges, qu'à son enthousiasme. Au milieu de cette ivresse, tout à coup la douleur t'a mise au bord du tombeau ; oh ! jamais un tel souvenir ne peut s'effacer ! la destinée m'a replacé sous son joug, elle m'a rappelé son empire, je suis soumis.

Toutes les craintes, tous les devoirs pourront m'en imposer maintenant : n'ai-je pas été au moment de te perdre ? Suis-je sûr de te conserver encore ? et mes emportemens criminels n'ont-ils pas rempli ton âme innocente de terreur et de remords ?

O Delphine ! être que j'adore ! ange de jeunesse et de beauté ! relève-toi ! ne te laisse plus abattre, comme si ma passion coupable avoit humilié l'âme sublime qui sut en triompher ! Delphine ! depuis que je t'ai vue prête à remonter dans le ciel, je te considère comme une divinité bienfaisante qui recevra mes voeux, mais dont je ne dois pas attendre des affections semblables aux miennes. Que se passe-t-il dans ton coeur ? Tu parois indifférente à la vie, et cependant je suis là, près de toi ; nous ne sommes pas séparés, nous nous voyons sans cesse, et tu veux mourir ! Mon amie ! les jours de Bellerive sont-ils donc entièrement effacés de ta mémoire ? nous en avons eu de bien heureux, ne t'en souvient-il plus ? ne veux-tu pas qu'ils renaissent ? Insensé que je suis ! puis-je désirer encore que tu me confies ta destinée ?

Delphine, ton sort étoit paisible, tu étois l'admiration et l'amour de tous ceux qui te voyoient, je t'ai connue, et tu n'as plus éprouvé que des peines ! Eh bien ! douce créature, es-tu découragée de m'aimer ? Ce sentiment qui te consoloit de tout, est-il éteint ? Tu n'as pu me parler ; j'ignore ce qui t'occupe, je ne sais plus ce que je suis pour toi. Cependant, puisque je ne me sens pas seul au monde, sans doute tu m'aimes encore.

J'ai craint de t'agiter trop vivement par un entretien ; j'ai préféré de t'écrire pour te rassurer, pour te dire même que tu étois libre, oui, libre de me quitter ! Si mon supplice, si mon désespoir...

Non, je ne veux point t'effrayer, je t'ai rendu le pouvoir absolu, à quelque prix que ce soit, tu peux en user : mais quand je te jure par tout ce qu'il y a de plus sacré sur la terre, de te respecter comme un frère, Delphine, pourquoi changerois-tu rien à notre manière de vivre ?

Ne frémis-tu pas à l'idée de ces résolutions nouvelles qui bouleversent l'existence, quand tout est si bien ! Coupable que je suis ! pourquoi n'ai-je pas toujours pensé ainsi ? Je suis résigné, tu n'as plus rien à craindre de moi, tu dois en être convaincue, nous nous connoissons trop pour ne pas répondre l'un de l'autre. Oh ! n'est-il pas vrai qu'à présent, si tu le veux, tu seras bientôt guérie ? tu en as le pouvoir ; cet amour qui existe en nous peut appeler ou repousser la mort à son gré ; il nous anime, il est notre vie ; Delphine, il réchauffera ton sein. Sois heureuse, livre ton âme aux plus douces espérances ; les douleurs que j'ai ressenties ont pour toujours enchaîné les passions furieuses de mon âme ; oui, de quelque puissance que vienne cette horrible leçon, elle a été entendue. Mon amie, je vais te voir, je vais te porter cette lettre ; après l'avoir lue, ne me dis rien, ne me réponds pas ; un de tes regards m'apprendra tes plus secrètes pensées.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE III.

LETTRE III.

Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.

Dijon, ce 14 juin 1791.

Je serai à Paris, madame, le lendemain du jour où vous recevrez cette lettre ; préparez Delphine à mon arrivée. O ma pauvre Delphine ! Dans quel état vais-je la trouver ? Elle sera mieux, je l'espère ; sa jeunesse, vos soins l'auront sauvée ? De quel secours pourrai-je être à son bonheur ? Mais elle m'a nommée, dites-vous, j'ai dû venir. Je vous en conjure, madame, épargnez-moi le plus que vous pourrez les occasions de voir du monde. Vous ne savez peut-être pas à quel point je souffre d'arriver à Paris ; mais aucune considération n'a pu m'arrêter, quand il s'agissoit d'une personne si chère. Adieu, madame, je repars à l'instant pour continuer ma route.

LOUISE D'ALBÉMAR.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IV.

LETTRE IV.

Madame de Lebensei à M. de Lebensei.

Paris, ce 19 juin.

Tu peux m'envoyer chercher demain, mon cher Henri, pour retourner près de toi. La belle-soeur de madame d'Albémar est arrivée depuis deux jours. Delphine est mieux, malgré l'émotion très-vive que lui a causée la présence de son amie ; elle peut maintenant se passer de mes soins ; quoique mon amitié pour elle soit la plus tendre de toutes, j'ai besoin de me retrouver dans notre doux intérieur : la vie m'est pénible loin de mon époux et de mon enfant.

Madame d'Albémar a reçu une lettre de Léonce qui l'a un peu calmée, à ce que je crois, car au milieu de nous, elle a eu quelque retour de cet esprit aimable et piquant qui la rend si séduisante. Je ne pourrai jamais te peindre la reconnoissance qui animoit les regards de Léonce, à chaque mot qu'elle disoit. Depuis que nous craignons pour la vie de Delphine, j'ai pris pour M. de Mondoville un intérêt véritable ; chaque jour il m'a donné une preuve nouvelle de la sensibilité la plus profonde. Quand Delphine souffroit, Léonce se tenoit attaché aux colonnes de son lit, dans un état de contraction qui étoit plus effrayant encore que celui de son amie. Souvent il se plaçoit devant elle, en l'observant avec des regards si fixes, si perçans, qu'il pressentoit tout ce qu'elle alloit éprouver, et rendoit compte de son mal aux médecins, avec une sagacité, avec une sollicitude qui étonnoit leur longue habitude de la douleur. As-tu remarqué l'autre jour l'art avec lequel il les interrogeoit, son besoin de savoir, ses efforts pour écarter une réponse funeste ? J'étois convaincue, en le voyant, que si les médecins lui avoient prononcé que Delphine n'en reviendroit pas, il seroit tombé mort à leurs pieds.

Depuis que tu nous as quittés, depuis que Delphine est presque convalescente, il invente mille soins nouveaux, comme l'amie la plus attentive ; quand Delphine s'endort, il rougit et pâlit au moindre bruit qui pourroit l'éveiller ; s'il essaie de lui faire la lecture, et que ses yeux se ferment en l'écoutant, il reste immobile à la même place pendant des heures entières, repoussant de la main les signes qu'on lui fait pour l'inviter à venir prendre l'air, et contemplant en silence, avec des yeux mouillés de larmes, cette belle et touchante créature que la mort a été si près de lui enlever. Enfin, je ne puis m'empêcher d'excuser Delphine, en voyant comme elle est aimée.

La preuve touchante d'amitié que mademoiselle d'Albémar a donnée à sa belle-soeur, lui a causé beaucoup de joie ; mais il m'a paru que M. de Mondoville étoit extrêmement troublé de l'arrivée de mademoiselle d'Albémar. Il s'imagine, je crois, qu'elle vient pour emmener Delphine, et si j'en juge par quelques mots qu'il a dits, ce projet ne s'accomplira pas facilement ; cependant il seroit peut-être nécessaire qu'elle s'éloignât pendant quelque temps. Une femme de mes amies m'a assuré qu'on commencoit à dire assez de mal d'elle dans le monde ; on a rencontré Léonce une fois revenant très-tard de Bellerive ; les visites qu'il y faisoit chaque soir sont connues ; la chaleur avec laquelle il a pris la défense de Delphine, lorsqu'elle s'est dévouée si généreusement pour nous, a donné de la consistance aux soupçons vagues qui existoient déjà. On se souvient encore des bruits qui ont été répandus sur M. de Serbellane ; et quoique la noble démarche de madame d'Ervins, avant de prendre le voile, les ait formellement démentis, tu sais bien que dans un pays où l'on n'écoute point la réponse, une justification ne sert presque à rien. La première accusation fait perdre à une femme la pureté parfaite de sa réputation ; elle pourrait la recouvrer, dans une société qui mettroit assez d'importance à la vertu pour chercher à savoir la vérité ; mais à Paris l'on ne veut pas s'en donner la peine.

Tu sais braver, mon cher Henri, toutes ces défaveurs de l'opinion, dont nous sommes tous les deux plus victimes que personne ; mais Léonce n'a point à cet égard un caractère aussi fort que le tien. Ne vaudroit-il pas mieux pour Delphine ne pas le mettre à cette épreuve !

Au reste, M. de Mondoville ne se doute pas du murmure encore sourd qui menace la considération de celle qu'il aime. Il n'a point été dans le monde depuis que Delphine est malade, il partage sa vie entre elle et sa femme, et je le crois fort occupé du désir de captiver la bienveillance de mademoiselle d'Albémar. Il lui-montre, une déférence et des égards dont elle est fort reconnoissante ; ses désavantages naturels lui font éprouver une telle timidité, qu'elle a besoin d'être encouragée pour oser seulement entrer dans une chambre, et y prononcer à voix basse quelques mots toujours spirituels, mais dont elle a constamment l'air de douter.

Mon ami, quel malheur que d'être ainsi privée de toute confiance en soi-même, et de ne pouvoir inspirer à aucun homme l'affection qui l'engageroit à vous servir d'appui ! Si j'avois eu la figure et la taille de mademoiselle d'Albémar, vainement mon coeur et mon esprit eussent été les mêmes, je t'aurois aimé sans que jamais ton amour eût récompensé le mien.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE V.

LETTRE V.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 6 juillet.

Pourquoi l'indisposition de votre fils ne vous a-t-elle pas permis de venir hier chez moi ! Je le regrette vivement. Je ne sais quelle pensée douce et triste, quel pressentiment, qui tient peut-être à la foiblesse que la maladie m'a laissée, me dit que j'ai joui de mon dernier jour de bonheur. Pourquoi donc l'ai-je goûté sans vous ? Quand mes amis célébroient ma convalescence, ne deviez-vous pas en être témoin ? Vos soins m'ont sauvé la vie, et dût-elle ne pas être un bienfait pour moi, je chérirai toujours le sentiment qui vous a inspiré le désir de me la conserver.

Vous aviez déjà remarqué les soins de Léonce pour ma belle-soeur ; il cherchoit à se la rendre favorable, parce qu'il imaginoit que je la choisirois pour l'arbitre de notre sort. Nous ne nous en étions point parlé ; mais il existe entre nos coeurs une si parfaite intelligence, qu'il devine même ce que je ne pense encore que confusément.

Mademoiselle d'Albémar, par respect pour la mémoire de son frère, a introduit M. de Valorbe chez moi ; Léonce, qui avoit ordonné qu'on lui fermât ma porte pendant que j'étois malade, le voyant amené par mademoiselle d'Albémar, ne s'y est point opposé, et cependant M. de Valorbe gâte assez, selon moi, le plaisir de notre intimité ; mais Léonce met tant de prix à plaire à ma belle-soeur, qu'il ne veut en rien la contrarier. Je remarquois seulement, depuis quelques jours, que toutes les fois que l'on parloit du départ du roi, et de la cruelle manière dont il a été ramené à Paris, Léonce cherchoit à faire entendre qu'il croyoit le moment venu de se mêler activement des querelles politiques ; et il m'étoit aisé de comprendre que son intention étoit de me menacer de quitter la France, et de servir contre elle, si je me séparois de lui.

Je cherchois l'occasion de dire à Léonce que, ne me sentant plus la force de me replonger dans l'incertitude qui a failli me coûter la vie, je m'en remettois de mon sort à ma soeur ; je voulois l'assurer en même temps que j'ignorois son opinion ; car, par ménagement pour moi, elle n'a pas voulu, jusqu'à ce jour, m'entretenir un seul instant de ma situation. Mais hier, à six heures du soir, comme je devois descendre pour la première fois dans mon jardin, Léonce et ma belle-soeur me proposèrent d'aller à Bellerive : votre mari, qui étoit venu me voir, insista pour que j'acceptasse ; M. de Valorbe se crut le droit de me prier aussi ; il m'étoit pénible de n'être pas seule, en retournant dans des lieux si pleins de mes souvenirs ; je cédai cependant au désir qu'on me témoignoit ; je demandai Isore, qui m'est devenue plus chère encore par l'intérêt qu'elle m'a montré pendant ma maladie ; on me dit qu'elle étoit sortie avec sa gouvernante, et nous partîmes. La voiture m'étourdit un peu ; je me plaignois, pendant la route, de ce que nous arriverions de nuit ; mais comme personne ne paroissoit s'en inquiéter, je me laissai conduire. Le long épuisement de mes forces m'a laissé de la rêverie et de l'abattement ; je n'ai pas retrouvé la puissance de penser avec ordre, ni de vouloir avec suite.

Nous entrâmes d'abord dans ma maison ; elle étoit ouverte, et je m'étonnai de n'y trouver aucun de mes gens ; mais au moment où j'ouvris la porte du salon, je vis le jardin tout entier illuminé, et j'entendis de loin une musique charmante ; je compris alors l'intention de Léonce, et, soit que je fusse encore foible, ou que tout ce qui me vient de lui me cause une émotion excessive, je sentis mon visage couvert de larmes, à la première idée d'une fête donnée par Léonce pour mon retour à la vie.

J'avançai dans le jardin ; il étoit éclairé d'une manière tout-à-fait nouvelle ; on n'apercevoit pas les lampions cachés sous les feuilles, et on croyoit voir un jour nouveau, plus doux que celui du soleil, mais qui ne rendoit pas moins visibles tous les objets de la nature.

Le ruisseau qui traverse mon parc répétoit les lumières placées des deux côtés de son cours, et dérobées à la vue par les fleurs et les arbrisseaux qui le bordent. Mon jardin offroit de toutes parts un aspect enchanté ; j'y reconnoissois encore les lieux où Léonce m'avoit parlé de son amour, mais le souvenir de mes peines en étoit effacé ; mon imagination affoiblie ne m'offroit pas non plus les craintes de l'avenir, je n'avois de forces que pour le présent, et il s'emparoit délicieusement de tout mon être. La musique m'entretenoit dans cet état ; je vous ai dit souvent combien elle a d'empire sur mon âme ! On ne voyoit point les musiciens, on entendoit seulement des instrumens à vent ; harmonieux et doux, les sons nous arrivoient comme s'ils descendoient du ciel ; et quel langage en effet conviendroit mieux aux anges que cette mélodie, qui pénètre bien plus avant que l'éloquence elle-même dans les affections de l'âme ! il semble qu'elle nous exprime les sentimens indéfinis, vagues et cependant profonds, que la parole ne sauroit peindre.

Je n'avois encore vu que la fête solitaire ; au détour d'une allée, j'aperçus sur des degrés de gazon ma douce Isore entourée de jeunes filles, et dans l'enfoncement plusieurs habitans de Bellerive qui m'étoient connus. Isore vint à moi ; elle voulut d'abord chanter je ne sais quels vers en mon honneur ; mais son émotion l'emporta, et se jetant dans mes bras, avec cette grâce de l'enfance qui semble appartenir à un meilleur monde que le nôtre, elle me dit :-Maman, je t'aime, ne me demande rien de plus, je t'aime.-Je la serrai contre mon coeur, et je ne pus me défendre de penser à sa pauvre mère.

Thérèse, me dis-je tout bas, faut-il que je reçoive seule ces innocentes caresses, dont votre coeur déchiré s'est imposé le sacrifice ! Léonce me présenta successivement les habitans du village à qui j'avois rendu quelques services ; il les savoit tous en détail, et me les dit l'un après l'autre, sans que je pensasse à l'interrompre ; je le laissois me louer pour jouir de son accent, de ses regards, de tout ce qui me prouvoit son amour.

Enfin, il fit approcher des vieillards que j'avois eu le bonheur de secourir, et leur dit :-Vous qui passez vos jours dans les prières, remerciez le ciel de vous avoir conservé celle qui a répandu tant de bienfaits sur votre vie ! Nous avons tous failli la perdre, ajouta-t-il avec une voix étouffée, et dans ce moment la mort menaçoit de bien plus près encore le jeune homme que le vieillard ; mais elle nous est rendue ; célébrez tous ce jour, et s'il est un de vos souhaits que je puisse accomplir, vous obtiendrez tout de moi au nom de mon bonheur.-Je craignis dans ce moment que M. de Valorbe ne fût près de nous, et que ces paroles ne l'éclaircissent sur le sentiment de Léonce ; votre mari, qui a pour ses amis une prévoyance tout-à-fait merveilleuse, l'avoit engagé dans une querelle politique, qui l'animoit tellement, qu'il fut près d'une heure loin de nous.

Quand la danse commença, nous revînmes lentement, ma belle-soeur, Léonce et moi, vers cette partie du jardin réservée pour nous seuls, qui environnoit ma maison ; nous y retrouvâmes la musique aérienne, les lumières voilées, toutes les sensations agréables et douces, si parfaitement d'accord avec l'état de l'âme dans la convalescence. Le temps étoit calme, le ciel pur, j'éprouvois des impressions tout-à-fait inconnues ; si la raison pouvoit croire au surnaturel, s'il existoit une créature humaine qui méritât que l'Être suprême dérangeât ses lois pour elle, je penserois que, pendant ces heures, des pressentimens extraordinaires m'ont annoncé que bientôt je passerai dans un autre monde.

Tous les objets extérieurs s'effaçoient par degrés devant moi ; je n'entendois plus, je perdois mes forces, mes idées se troubloient ; mais les sentimens de mon coeur acquéroient une nouvelle puissance, mon existence intérieure devenoit plus vive ; jamais mon attachement pour Léonce n'avoit eu plus d'empire sur moi, et jamais il n'avoit été plus pur, plus dégagé des liens de la vie ! Ma tête se pencha sur son épaule ; il me répéta plusieurs fois avec crainte :-Mon amie ! mon amie, souffrez-vous ?-Je ne pouvois pas lui répondre, mon âme étoit presqu'à demi séparée de la terre ; enfin les secours qu'on me donna me firent ouvrir les yeux, et me reconnoître entre ma soeur et Léonce.

Il me regardoit en silence ; sa délicatesse parfaite ne lui permettoit pas de m'interroger sur ce qui l'occupoit uniquement, dans un jour où ses soins pleins de bonté pouvoient lui donner de nouveaux droits ; mais avois-je besoin qu'il me parlât pour lui répondre ?-Léonce, lui dis-je en serrant ses mains dans les miennes, c'est à ma soeur que je remets le pouvoir de prononcer sur notre destinée ; voyez-la demain, parlez-lui, et ce qu'elle décidera, je le regarde d'avance comme l'arrêt du ciel, j'y obéirai.-Qu'exigez-vous de moi ? interrompit ma soeur.-Mon père, mon époux, mon protecteur revit en vous, lui dis-je ; jugez de ma situation : vous connoissez maintenant Léonce, je n'ai plus rien à vous dire.-Ma soeur ne répondit point, Léonce se tut, et il me sembla que les plus profondes réflexions s'emparoient de lui ; votre mari et M. de Valorbe nous rejoignirent, et nous revînmes tous à Paris. M. de Valorbe et M. de Lebensei causèrent ensemble pendant la route, sans que nous nous en mêlassions.

Quel usage Louise fera-t-elle des droits que je lui ai remis ? Peut être prononcera-t-elle qu'il faut nous séparer ! mais j'espère qu'elle me laissera encore un peu de temps, et si j'ai du temps, qui sait si je vivrai ?

Vous ne savez pas combien, dans de certaines situations, une grande maladie et la foiblesse qui lui succède donnent à l'âme de tranquillité. L'on ne regarde plus la vie comme une chose si certaine, et l'intensité de la douleur diminue avec l'idée confuse que tout peut bientôt finir ; je m'explique ainsi le calme que j'éprouve, dans un moment où va se décider la résolution dont la seule pensée m'étoit si terrible. Je me refuse à souffrir ; mes facultés ne sont plus les mêmes. Suis-je restée moi ? hélas ! sais-je si demain je ne sentirai pas toutes les douleurs que je crois émoussées !

Je vous écrirai ce qui sera prononcé sur mon sort ; vous vous intéressez à mon bonheur, vous me l'avez dit, vous me l'avez prouvé de mille manières ; jamais mon coeur n'aura rien de caché pour vous.

Adieu ; cette longue lettre m'a fatiguée ; mais je voulois que vous fussiez présente à cette fête qui vous étoit due, car personne n'a plus contribué que vous à mon rétablissement.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VI.

LETTRE VI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Paris, ce 8 juillet.

J'aime mieux vous écrire que vous parler, ma chère Delphine ; je ne veux pas prolonger votre anxiété, et je ne me sens pas la force, ce soir, après les heures que je viens de passer avec Léonce, de soutenir une émotion nouvelle. Vous avez voulu que je fusse l'arbitre de votre sort ; est-ce par foiblesse, est-ce par courage que vous l'avez souhaité ? je n'en sais rien ; mais quoi qu'il dût m'en coûter, je ne pouvois me résoudre à repousser votre confiance ; et puisque j'ai fait de votre destinée la mienne, j'ai presque le droit d'intervenir dans la plus importante décision de votre vie.

Que vais-je vous dire cependant ? je devrois avoir plus de force que vous, et je vous en montrerai peut-être moins ; je devrois vous encourager dans le plus pénible effort, et je vais peut-être affoiblir les motifs qui vous en rendroient capable ; j'aurai sûrement une conduite différente de celle que vous attendez ; mais comme je me sacrifie moi-même au conseil que je vous donne, je suis sûre au moins que mon opinion n'est pas dirigée par ce qui entraîne les hommes au mal, l'intérêt personnel.

Il est possible que vous ayez en moi un mauvais guide ; je connois peu le monde, et le spectacle des passions, tout-à-fait nouveau pour moi, ébranle trop fortement mon âme ; mais enfin, après avoir observé Léonce, après l'avoir écouté long-temps, je ne me crois pas permis de vous conseiller de vous séparer de lui maintenant. La douleur excessive qu'il m'a montrée, la douleur plus dévorante encore qu'il essayoit en vain de contenir, les résolutions funestes que dans les circonstances politiques où la France se trouve, vous pouvez seule l'empêcher d'adopter ; tout m'effraie sur votre sort, si vous preniez un parti devenu trop cruel pour tous les deux.

Delphine, après avoir laissé tant d'amour se développer dans le coeur de Léonce, il est du devoir d'une âme sensible de ménager avec les soins les plus délicats ce caractère passionné ; je m'entends mal à déterminer les limites de l'empire entre la morale et l'amour, la destinée ne m'a point appris à les connoître ; mais il me semble qu'après le mariage de Léonce, il falloit vous séparer de lui, mais que vous ne devez pas maintenant briser son coeur, en l'immolant tout à coup à des vertus intempestives.

Je ne sais si le charme de Léonce a exercé sur moi trop de puissance ; je le confesse, s'il existe une gloire pour les femmes hors de la route de la morale, cette gloire est sans doute d'être aimée d'un tel homme : ses qualités éminentes ne sont point un motif pour lui sacrifier vos principes, mais vous lui devez de chercher à les concilier avec son bonheur ; un caractère si remarquable impose des devoirs à tous ceux qui peuvent influer sur son sort. En vous parlant ainsi, croyez bien que je me suis imposé celui de ne pas vous quitter ; malgré mon éloignement pour Paris, je resterai jusques à ce que vous puissiez vous en aller avec moi, sans exposer les jours de Léonce.

Vous voulez m'arranger un appartement chez vous, je l'accepte : M. de Mondoville se soumet à ne vous voir qu'avec moi ; il proteste qu'après ce qu'il a craint, il sera heureux de votre seule présence, de votre entretien, de ce charme que vous savez répandre autour de vous, et dont je sens si bien la douce influence. Delphine, essayez ce nouveau genre de vie, il calmera par degrés la violence des sentimens de Léonce, et vous pourrez goûter un jour peut-être ensemble les pures jouissances de l'amitié.

Ce que je crois certain, au moins selon les lumières de ma raison, c'est qu'il seroit mal de faire succéder tant de rigueur à tant de foiblesse, et de cesser tout à coup de voir Léonce, après six mois passés presque seule avec lui.

Souffrez que je vous le dise, mon amie, la parfaite vertu préserve toujours de l'incertitude ; mais, quand on s'est permis quelques fautes, les devoirs se compliquent, les relations ne sont plus aussi simples, et il ne faut pas imaginer de tout expier par un sacrifice inconsidéré, qui déchireroit le coeur dont vous avez accepté l'amour. Si vous vous sépariez de Léonce avant d'avoir, s'il est possible, affoibli la douleur que cette idée lui cause, vous ne feriez qu'une action barbare autant qu'inconséquente, et vous le livreriez à un désespoir dont la cause seroit la passion même que vous avez excitée.

En me permettant de prononcer un avis, que l'austère vertu condamneroit peut-être, j'ai réfléchi sur moi-même ; il se peut que, n'ayant jamais été l'objet d'aucun sentiment d'amour, je sois moins accoutumée à résister à la pitié qu'il inspire ; il se peut que, n'ayant jamais eu à triompher de mon propre coeur, j'hésite à conseiller un sacrifice dont je n'ai jamais mesuré la force ; enfin, il se peut, surtout, qu'ayant passé ma triste vie sans avoir jamais été le premier objet des sentimens de personne, je tremble de briser l'image d'un tel bonheur, lorsqu'elle s'offre à moi ; c'est à vous de juger des motifs qui ont influé sur mon opinion, mais quelles qu'en soient les causes, j'ai dû vous l'exprimer.

Convaincue, comme je le suis, que si, dans la disposition actuelle de Léonce, vous persistiez à vouloir le quitter, il s'exposeroit à une mort inévitatble, je ne puis vous engager à partir. Je souffrirois en vous donnant un tel conseil, comme si je faisois une action injuste et cruelle ; je ne vous le donnerai donc point.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VII.

LETTRE VII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 11 juillet.

Ma soeur a décidé que je ne devois pas partir ; Léonce a exercé sur elle cet ascendant irrésistible qui est peut-être aussi mon excuse ; enfin, j'avois promis de me soumettre à ce qu'elle prononceroit. Elle sacrifie ses goûts à mon bonheur, elle vient rester près de moi pour veiller sur mon sort ; les promesses de Léonce, les réflexions que j'ai faites pendant ma longue maladie, tout me répond de moi-même et de lui ; j'éprouve donc depuis quelques jours, ma chère Élise, un sentiment de calme souvent assez doux : cependant, m'étoit-il permis de mettre ainsi l'opinion d'une autre à la place de ma conscience ? Je ne sais, mais je n'avois plus la force de me guider, et j'éprouvois une telle anxiété, que peut-être je devois enfin compatir à moi-même, et chercher pour moi, comme pour un autre, une ressource quelconque, qui soulagent les maux que je ne pouvois plus supporter. Quand j'ai choisi pour arbitre l'âme la plus honnête et la plus pure, n'en ai-je pas assez fait ? que peut-on exiger de plus ?

Léonce étoit hier parfaitement heureux ; ma soeur nous regardoit avec attendrissement ; il me sembloit que nous goûtions les plaisirs de l'innocence ; ne peuvent-ils pas exister même dans notre situation, ou seroit-ce encore une des illusions de l'amour ? J'ai néanmoins répété, en consentant à rester, que si Matilde exprimoit de l'inquiétude sur ma présence, je partirois ; mais elle est venue me voir deux ou trois fois depuis ma convalescence, elle s'est fait écrire tous les jours chez moi quand j'étois malade, et je n'ai rien vu, ni dans ses manières, ni dans sa conduite, qui annonçât le plus léger changement dans ses dispositions pour moi ; elle a l'air de la tranquillité la plus parfaite.

Je ne conçois pas comment l'on peut être la femme d'un homme tel que Léonce, l'aimer sincèrement, et n'éprouver ni des sentimens exaltés, ni l'inquiétude qu'ils inspirent.

Je ne veux point retourner à Bellerive, cette vie solitaire est trop dangereuse ; je crains d'ailleurs de m'être fait assez de mal dans la société en m'en éloignant. Léonce n'a vu personne encore depuis ma maladie : est-il sûr qu'il n'apprendra rien sur ce qu'on dit de moi qui puisse le blesser ? Hier, madame d'Artenas est venue me voir, j'étois seule ; il m'a semblé qu'il y avoit dans sa conversation assez d'embarras ; elle me donnoit des consolations, sans m'apprendre à quel malheur ces consolations s'adressoient ; elle m'assuroit de son appui, sans me dire contre quel danger elle me l'offroit, et se répandit en idées générales sur la raison et la philosophie, d'une manière peu conforme à son caractère habituel. J'ai voulu l'engager à s'expliquer, elle m'a répondu vaguement que tout s'arrangeroit, quand je reparoîtrois dans le monde ; et, ne voulant entrer dans aucun détail avec moi, elle m'a beaucoup pressée de venir chez elle. Telle que je connois madame d'Artenas, ses impressions viennent toutes de ce qu'elle entend dire dans les salons de Paris ; son univers est là, tout son esprit s'y concentre : elle a sur ce terrain assez d'indépendance et de générosité ; mais, n'ayant pas l'idée qu'on puisse trouver du bonheur, ou de la considération, hors de la bonne compagnie de France, elle vous plaint ou vous félicite d'après la disposition de cette bonne compagnie pour vous, comme s'il n'existoit pas d'autre intérêt dans le monde. Je suis persuadée qu'elle auroit fini par me parler sincèrement, si ma soeur n'étoit pas arrivée ; mais elle a saisi ce prétexte pour partir, en me répétant avec amitié, qu'elle comptoit sur moi tous les soirs où elle a du monde chez elle.

N'avez-vous rien appris, ma chère Élise, qui vous confirme les observations que j'ai faites sur madame d'Artenas ? Ce n'est pas à vous qui avez sacrifié l'opinion à l'amour, que je devrois montrer le genre d'inquiétude qu'elle me cause ; mais comment ne souffrirois-je pas de ce qui pourroit rendre Léonce malheureux ? Les affaires publiques dont votre mari s'occupe lui donnent plus de rapport que vous avec la société ; découvrez par lui, je vous en conjure, tout ce qui me concerne, tout ce que Léonce ne manquera pas de savoir, dès qu'il retournera dans le monde. Je ne puis interroger que vous sur un sujet si délicat ; on craint de montrer aux autres de l'inquiétude sur ce qu'on dit de nous, car il est bien peu de personnes qui ne tirent de ce genre de confidence une raison d'être moins bien pour celle qui la leur fait.

Mandez-moi donc ce que vous saurez, et pardonnez-moi, cette lettre que votre parfaite amitié peut seule autoriser.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VIII.

LETTRE VIII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 18 juillet.

Votre réponse, ma chère Élise, ne m'a point entièrement rassurée ; j'ai bien vu que votre intention étoit de me calmer, mais la vérité de votre caractère ne vous l'a pas permis ; et vous savez, j'en suis sûre, ce que je n'ai que trop remarqué dans le monde, depuis que j'ai essayé d'y retourner. Certainement, ma position n'y est pas entièrement la même ; je n'y suis pas mal encore, mais je ne me sens plus établie dans l'opinion, d'une manière aussi sûre ni aussi brillante qu'auparavant.

Hier, par exemple, j'ai été chez madame d'Artenas ; comme ma belle-soeur a une répugnance invincible pour se montrer, je ne la priai pas de m'accompagner : en arrivant, je vis quelques voitures des femmes de ma connoissance qui me suivoient, et, presque sans y réfléchir, je restai sur l'escalier assez de temps pour entrer avec elles : autrefois, il me plaisoit assez d'arriver seule ; une inquiétude vague m'empêchoit hier de le désirer. On me témoigna presque le même empressement qu'à l'ordinaire ; j'étois loin cependant de goûter dans cette société un plaisir égal à celui que j'y trouvois autrefois.

Je mettois de l'importance à tout ; les politesses de madame d'Artenas me sembloient plus marquées, comme si elle avoit cru nécessaire de me rassurer, et d'indiquer aux autres la conduite que l'on devoit tenir envers moi ; la froideur de quelques femmes, dont je ne me serois pas occupée dans un autre temps, cette froideur qui peut-être étoit causée par des circonstances étrangères à celles qui m'occupoient, m'inquiétoit tellement, que je ne pouvois plus me livrer, comme je le faisois jadis si volontiers, au mouvement de la conversation ; elle n'étoit plus pour moi un amusement, un repos agréable et varié ; je faisois des observations sur chaque parole, sur chaque mouvement, comme un ambitieux au milieu d'une cour.

En effet, celui dont je dépends n'y étoit-il pas ! il me sembloit que je voyois quelques nuances d'embarras dans la figure de Léonce ; il avoit plus de prudence dans sa conduite, il cherchoit à mieux cacher son sentiment : enfin, ce n'étoit pas encore la peine, mais tous les présages qui l'annoncent.

Dès mon enfance, accoutumée à ne rencontrer que les hommages des hommes et la bienveillance des femmes, indépendante par ma situation et ma fortune, n'ayant jamais eu l'idée qu'il pût exister entre les autres et moi d'autres rapports que ceux des services que je pourrois leur rendre, ou de l'affection que je saurois leur inspirer, c'étoit la première fois que je voyois la société comme une sorte de pouvoir hostile, qui me menaçoit de ses armes, si je le provoquois de nouveau.

Je n'ai pas besoin de vous dire, ma chère Élise, qu'aucune de ces réflexions n'approcheroit de mon esprit, si je n'attachois le plus grand prix à conserver aux yeux de Léonce cet éclat de réputation qui lui plaît, et dont il aime à jouir. Dès l'instant où la société m'auroit été moins agréable, je m'en serois éloignée pour toujours, et je ne suis pas assez foible pour m'affliger de la défaveur de l'opinion, avec un caractère qui me porte naturellement à ne pas la ménager ; mais ce qu'il y a de pénible dans ma situation, c'est que mon sentiment pour Léonce m'expose au blâme, et que l'objet pour qui je braverois ce blâme avec joie, y est mille fois plus sensible que moi-même. Néanmoins, depuis cette soirée de madame d'Artenas, je n'ai rien aperçu dans la manière de mon ami qui me fit croire à la moindre inquiétude de sa part ; je n'aurois pu la soupçonner qu'aux expressions plus aimables encore et plus sensibles qu'il m'adressoit le lendemain.

M. de Mondoville ira sûrement bientôt à Cernay ; en voyant tous les jours chez moi M. de Lebensei, pendant ma maladie, il a perdu les préventions politiques qui l'éloignoient de lui, et s'est pénétré d'estime pour son caractère, et d'admiration pour son esprit ; il a pour vous, vous le savez, ma chère Élise, la plus sincère amitié : si par un mot de lui vous apprenez qu'il soit inquiet de ma situation dans le monde, instruisez-m'en, je vous en conjure, sans ménagement : c'est le seul sujet sur lequel Léonce ne me parleroit pas avec une confiance absolue ; jugez donc, ma chère Élise, combien il m'importe qu'à cet égard vous ne me laissiez rien ignorer.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IX.

LETTRE IX.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 1er août.

Léonce ne vous a rien dit, je n'ai rien su de nouveau par madame d'Artenas ni par personne. J'espère donc que mon imagination m'avoit un peu exagéré ce que je craignois ; mais dès qu'une inquiétude cesse une autre prend sa place ; il semble qu'il faut toujours que la faculté de souffrir soit exercée.

Les assiduités de M. de Valorbe commencent à déplaire visiblement à Léonce, et sa condescendance pour ma soeur est, à cet égard, presque entièrement épuisée. Je ne sais comment écarter M. de Valorbe, sans qu'il m'accuse de la plus indigne ingratitude, et vous jugerez vous-même si, d'après ce qui vient de se passer, je ne dois pas chercher un prétexte quelconque pour cesser de le voir. Il a été trouver ma soeur avant-hier, et lui a déclaré qu'il avoit découvert mon attachement pour Léonce. Son premier mouvement, a-t-il dit, avoit été de se battre avec lui ; mais réfléchissant que c'étoit un moyen sûr de me perdre, il avoit trouvé plus convenable de m'arracher, au sentiment qui compromettoit ma réputation, ma morale et mon bonheur.

Il venoit donc conjurer ma soeur de me décider à l'épouser : c'est un singulier rapprochement d'idées, que celui qui conduit un homme à désirer d'autant plus de se marier avec moi, qu'il se croit plus certain que j'en aime un autre. Mais tel est M. de Valorbe ; son amour-propre seroit flatté d'obtenir ma main, il le seroit d'autant plus qu'il croiroit remporter ainsi un triomphe sur Léonce, dont la supériorité l'importune ; et, quoiqu'il m'aime réellement, il s'inquiète moins de mes sentimens pour lui, que de la préférence extérieure qu'il voudroit que je lui accordasse.

C'est un homme qui apprend des autres s'il est heureux, et qui a besoin d'exciter l'envie pour être content de sa situation ; son orgueil combat et détruit tout ce qu'il a d'ailleurs de bonnes qualités, et je le redoute beaucoup, maintenant que je suis obligée de le blesser par un refus positif.

Je répétois depuis plusieurs jours à ma soeur, combien je craignois qu'elle ne se repentît elle-même d'avoir amené si souvent M. de Valorbe chez moi, lorsque ce matin elle est venue, ce qui vous étonnera peut-être assez, me proposer sérieusement de l'épouser ; elle m'a d'abord assuré qu'il m'aimoit avec idolâtrie, et que la plupart des défauts que je lui trouvois dans le monde, tenoient à l'embarras de sa situation vis-à-vis de moi.-C'est un homme, m'a-t-elle dit, que le succès et le bonheur rendront toujours très-bon ; je ne réponds pas de lui dans l'adversité, mais comme il en serait à jamais préservé s'il vous épousoit, ma chère Delphine, vous pourriez compter sur ce qu'il y a d'honnête dans son caractère. Sans doute, après avoir aimé Léonce, vous n'éprouverez jamais un sentiment vif pour personne ; mais dans un mariage de raison, vous pouvez goûter la douceur d'être mère ; et croyez-moi, ma chère amie, il est si difficile d'avoir pour époux l'homme de son choix, il y a tant de chances contre tant de bonheur, que la Providence a peut-être voulu que la félicité des femmes consistât seulement dans les jouissances de la maternité ; elle est la récompense des sacrifices que la destinée leur impose, c'est le seul bien qui puisse les consoler de la perte de la jeunesse.

-Je vous l'avouerai, ma chère Élise, j'étois presque indignée que ma soeur, qui avoit elle-même reconnu que je ne pouvois, sans barbarie, me séparer de Léonce, vînt me proposer de le trahir.

Comme j'exprimois ce sentiment avec assez de vivacité, elle m'interrompit pour me soutenir qu'elle m'offroit l'unique moyen de rendre Léonce à ses devoirs, aux intérêts naturels de sa vie ; elle assura que tant que je serois libre, il ne feroit aucun effort sur lui-même pour renoncer à moi. Elle me dit enfin tout ce qu'on dit dans une semblable situation, quand, avec une âme tendre, on ne peut néanmoins concevoir une passion qui tient lieu de tout dans l'univers ; une passion sans laquelle il n'existe ni jouissances, ni espoir, ni considérations tirées de la raison ou de la sensibilité commune, qu'on ne rejette intérieurement avec mépris : mais il est doux de se livrer à ce mépris que l'on prodigue au fond de son coeur à tous les rivaux de celui qu'on aime.

La conversation finit bientôt sur ce sujet ; quelques paroles de moi donnèrent promptement à ma soeur l'idée d'une résistance telle, qu'aucune force humaine ne pourroit imaginer de la vaincre, et je ne songeai plus qu'à supplier Louise d'éloigner M. de Valorbe. Elle me promit de s'en occuper, mais elle en conçoit peu d'espérance, soit à cause de l'entêtement qui le caractérise, soit parce qu'elle se sent foible contre un homme qui a été le sauveur de son frère.

Demandez à M. de Lebensei, ma chère Élise, quel conseil il pourroit me donner pour sortir de cette perplexité. Il connoît M. de Valorbe, car ils causent souvent de politique ensemble. Quoique M. de Valorbe soit dans le fond du coeur ennemi de la révolution, il a en même temps la prétention de passer pour philosophe, et se donne beaucoup de peine pour expliquer à votre mari, que c'est comme homme d'état qu'il soutient les préjugés, et comme penseur qu'il les dédaigne.

M. de Lebensei ne voit dans cette profondeur que de l'inconséquence, et M. de Valorbe sourit alors comme si votre mari faisoit semblant de ne pas l'entendre, et qu'ils fussent deux augures, dont l'un voudroit avoir l'air de ne pas comprendre l'autre. Dans toute autre disposition je m'amuserois de ces discussions, entre M. de Valorbe qui voudroit se faire admirer des deux parties et votre mari qui ne pense qu'à soutenir ce qu'il croit vrai ; entre M. de Valorbe qui feint de mépriser les hommes, pour cacher l'importance qu'il met à leurs suffrages, et votre mari qui, étant indifférent à l'opinion de ce qu'on appelle le monde, n'a point de misanthropie, parce qu'il n'y a jamais de mécompte dans ses prétentions et ses succès. Mais ce qui m'importe, c'est de savoir si M. de Lebensei n'a point découvert dans tout le jeu de l'amour-propre de M. de Valorbe, quelque moyen de l'attacher à une idée, à un intérêt qui le détournât de son acharnement à s'occuper de moi.

Je suis extrêmement inquiète des événemens que peuvent amener la fierté de Léonce et l'amour-propre de M. de Valorbe ; quand il voit M. de Mondoville, il est contenu par cette dignité de caractère, qui rend impossible aux ennemis même de Léonce de lui manquer en présence ; mais il s'indigne en secret, j'en suis sûre, de l'impression involontaire que Léonce lui fait éprouver ; et l'effort dont il auroit besoin pour se révolter contre le respect importun qui l'arrête, pourroit l'emporter d'autant plus loin. Encore une fois, ma chère Élise, consultez pour moi votre mari, dans cette situation délicate ; et gardez-vous de laisser apercevoir à Léonce ce que je viens de vous confier sur M. de Valorbe.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE X.

LETTRE X.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 5 août, à 11 heures du matin.

Mon dieu ! combien mes craintes étoient fondées ! j'envoie chez vous à l'insu de Léonce, pour supplier M. de Lebensei de venir ; je vous écris pendant que mon valet de chambre cherche un cheval pour aller à Cernay. Instruisez votre mari de tout, remettez-lui ma lettre pour qu'il la lise, et qu'il voie si, avant même de venir chez moi, il ne pourroit pas prendre un parti qui nous sauvât. Fatal événement ! Ah ! Le sort me poursuit.

Hier, Léonce me dit qu'il devoit y avoir une grande fête chez une de ses parentes qui demeure dans la même rue que moi ; il ajouta qu'il croyoit nécessaire d'y aller, afin de ne pas trop faire remarquer son absence du monde ; il m'étoit revenu le matin même, que M. de Valorbe parloit avec assez de confiance de ses prétentions sur moi, et je craignois qu'on n'en informât Léonce dans cette assemblée, où il devoit trouver tant de personnes réunies ; mais comme je ne pouvois lui donner aucun motif raisonnable pour s'y refuser, je me tus ; et ma soeur approuvant Léonce, il me quitta de bonne heure pour chercher un de ses amis qu'il conduisoit à cette fête. Un quart d'heure après, M. de Valorbe arriva chez moi assez troublé, et nous apprit que, s'étant mêlé d'une manière imprudente de ce qui concernoit le départ du roi, il avoit reçu l'avis à l'instant qu'un mandat d'arrêt étoit lancé contre lui et devoit s'exécuter dans quelques heures. Il venoit me demander de se cacher chez moi cette nuit même, et me prier d'obtenir de votre mari qu'il tâchât de lui faire avoir un moyen de partir aujourd'hui pour son régiment, et d'y rester jusques à ce que son affaire fût apaisée.

Vous sentez, ma chère Élise, s'il étoit possible d'hésiter : un asile peut-il jamais être refusé ! je l'accordai ; il fut convenu que ma soeur, qui logeoit encore dans l'appartement d'une de ses parentes, où elle étoit descendue en arrivant, resteroit ce soir chez moi ; que M. de Valorbe viendroit dans ma maison lorsque tous mes gens seroient couchés, et qu'Antoine seul veilleroit pour l'introduire secrètement.

Il n'étoit encore que huit heures du soir ; M. de Valorbe devoit aller terminer quelques affaires essentielles chez son notaire, et y rester le plus tard qu'il pourrait, pour attendre l'heure convenue. Tout ce qui concernent la sûreté de M. de Valorbe étant ainsi réglé, il partit, après m'avoir témoigné beaucoup plus de reconnaissance que je n'en méritais, puisque j'ignorois alors ce qu'il allait m'en coûter.

Je me hâtai de rentrer chez moi pour écrire à Léonce, sous le sceau du secret, ce qui venoit de se passer ; je n'avois point d'autre motif, en le lui mandant, que de l'instruire avec scrupule de toutes les actions de ma vie ; j'ordonnai cependant qu'on remit avec soin ma lettre au cocher qui devoit aller le chercher dans la maison où il soupoit, si par hasard il y étoit déjà. Je m'endormis parfaitement tranquille, assurée que j'étois de l'approbation de Léonce pour une action généreuse, alors même que son rival en était l'objet.

Ce matin, mademoiselle d'Albémar est entrée dans ma chambre, et j'ai compris à l'instant même, en la voyant, qu'elle avoit à m'annoncer un grand malheur.-Qu'est il arrivé ? me suis-je écriée avec effroi.-Rien encore, me dit-elle ; mais écoutez-moi, et voyez si vous avez quelques ressources contre le cruel événement qui nous menace.

-Alors elle m'a raconté qu'elle avoit découvert, par quelques mots de M. de Valorbe, qu'il avoit rencontré Léonce cette nuit-même ; mais comme il ne vouloit pas lui confier ce qui s'étoit passé, elle a écrit à huit heures du matin à M. de Mondoville, de manière à lui faire croire qu'elle savoit tout, et qu'il étoit inutile de lui rien cacher. Sa réponse contenoit les détails que je vais vous dire.

Hier, en sortant du bal, Léonce, impatienté de ce que la foule empêchoit sa voiture d'avancer, se décida à l'aller chercher à pied au bout de la rue ; il éprouvoit, il en convient, beaucoup d'humeur de ce que diverses personnes lui avoient annoncé mon mariage avec M. de Valorbe comme très-probable. Dans cette disposition, cependant, il se faisoit plaisir encore, dit-il, de revoir ma maison pendant mon sommeil, et choisit à dessein le côté de la rue qui le faisoit passer devant ma porte ; il étoit alors une heure du matin. Par un funeste hasard, au moment où il approchoit de chez moi, M. de Valorbe se dérobant avec soin à tous les regards, enveloppé de son manteau, se glisse le long du mur, frappe à ma porte, et dans l'instant on l'ouvre pour le recevoir. Léonce reconnut Antoine, qui tenoit une lumière pour éclairer à M. de Valorbe. Léonce l'a dit, je le crois, il ne lui vint pas seulement dans la pensée que je pusse être d'accord avec M. de Valorbe ; mais convaincu que sa conduite avoit pour but quelques desseins infâmes, il s'élança sur lui avant qu'il fût entré chez moi, le saisit au collet, et le tirant violemment loin de la porte, il lui demanda avec beaucoup de hauteur, quel motif le conduisoit, à cette heure et ainsi déguisé, chez madame d'Albémar. M. de Valorbe irrité, refusa de répondre ; Léonce, dans le dernier degré de la colère, le saisit une seconde fois, et lui dit de le suivre, avec les expressions les plus méprisantes.

M. de Valorbe étoit sans armes ; la crainte d'être découvert lui revint à l'esprit ; il répondit avec assez de calme à M. de Mondoville :-Vous ne doutez pas, je le pense, monsieur, qu'après l'insulte que vous m'avez faite, votre mort ou la mienne ne doive terminer cette affaire ; mais je suis menacé d'être arrêté cette nuit pour des raisons politiques ; c'est afin de me soustraire à ce danger, que madame d'Albémar m'a accordé un refuge ; sa belle-soeur est venue s'établir chez elle ce soir même, pour m'autoriser, par sa présence, à profiter de la générosité de madame d'Albémar ; je crains d'être poursuivi, si ma retraite est connue ; remettons à demain une satisfaction qui, certes, m'intéresse plus que vous.-A ces mots, Léonce confus, couvrit ses yeux de sa main, et se retira sans rien dire. A quelques pas de là, il retrouva ses gens, on lui remit ma lettre, et il confesse qu'il fut très-honteux, en la lisant, de son impétuosité ; mais il déclare en même temps, à ma belle-soeur, qu'il ne faut pas penser à en prévenir les suites.

Lorsque mademoiselle d'Albémar fut instruite de tout, elle en parla à M. de Valorbe ; il lui parut mortellement offensé, et n'admettant pas l'idée qu'une réconciliation fût possible. Cependant, il est certain que personne n'a été témoin de l'emportement de Léonce ; votre mari ne peut-il pas être médiateur entre M. de Valorbe et M. de Mondoville ?

s'il obtient un passe-port pour M. de Valorbe, un pareil service ne lui donneroit-il aucun empire sur lui ?

Léonce doit venir me voir tout à l'heure ; mais puis-je me flatter du moindre pouvoir sur sa conduite, dans une semblable question ? cependant je lui parlerai, je conserve encore du calme ; savez-vous ce qui m'en donne ? c'est la certitude de ne pas survivre un jour à Léonce ; le ciel même ne l'exigeroit pas de moi !

Mais est-ce assez de cette certitude pour supporter le malheur qui me menace ? s'il perdoit cette vie dont il fait un si noble usage, si son amour pour moi lui ravissoit tant de jours de gloire et de bonheur, que la nature lui avoit destinés, si sa mère redemandoit son fils, en maudissant ma mémoire ! O Élise, Élise, les douleurs que j'éprouve, vous ne les avez jamais senties ; et moi qui ai tant versé de pleurs, que j'étois loin d'avoir l'idée de ce que je souffre ! Antoine arrive, il va partir ; au nom du ciel, ne perdez pas un moment !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XI

LETTRE XI

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 8 août.

Mes craintes sont dissipées ; je dois beaucoup à votre mari, à M. de Valorbe lui-même : il est parti, tout est apaisé ; mais suis-je contente de ma conduite ? ce jour n'aura-t-il point de funestes effets ? Que puis-je me reprocher cependant, quand la vie de Léonce étoit en danger ? votre mari reste encore ici jusqu'à demain, ce sera moi qui vous apprendrai tout ce que votre Henri a fait pour nous ; mais que jamais un seul mot de vous, ma chère Élise, ne trahisse les secrets que je vais vous confier.

Hier matin, Léonce arriva, comme je venois de vous envoyer ma lettre ; il y avoit un peu d'embarras dans l'expression de son visage ; je me hâtai de lui dire que s'il s'étoit mêlé le moindre soupçon sur moi à son emportement contre M. de Valorbe, jamais je n'aurais pu retrouver aucun bonheur dans notre sentiment mutuel ; mais je le conjurai d'examiner s'il vouloit perdre un homme proscrit, qui pouvoit être obligé de quitter la France, et que l'éclat d'un duel feroit nécessairement découvrir.-Ma chère Delphine, me répondit Léonce, c'est moi qui ai insulté M. de Valorbe, lui seul a droit d'être offensé, je ne puis l'être, et ma volonté, dans cette affaire, doit se borner à lui accorder la satisfaction qu'il me demandera.-Quoi ! Lui dis-je, quand de votre propre aveu vous avez été injuste et cruel croyez-vous indigne de vous de le réparer ?-Je ne sais, me dit-il, ce que M. de Valorbe entendroit par une réparation ; comme il est malheureux dans ce moment, je pourrois me croire obligé d'être plus facile ; mais cette réparation, je ne puis la donner que tête à tête : nous étions seuls, du moins je le crois, lorsque j'ai eu le tort d'offenser M. de Valorbe ; mais trouvera-t-il que ce soit une raison pour se contenter d'excuses faites aussi sans témoins ? je l'ignore.

A sa place, rien ne me suffiroit ; à la mienne, ce que je puis tient à de certaines règles que je ne dépasserai point.-Indomptable caractère ! lui dis-je, alors avec une vive indignation, vous n'avez pas encore seulement daigné penser à moi ; doutez-vous que le sujet de cette querelle ne soit bientôt connu, et qu'il ne me perde à jamais ?-Le secret le plus profond, interrompit-il...-Ignorez-vous, repris-je, qu'il n'y a point de secret ? mais je n'insisterai pas sur ce motif, c'est à vous et non à moi de le peser : sans doute, si vous triomphez, je suis déshonorée ; si vous périssez, je meurs : mais l'intérêt supérieur à ces intérêts, c'est le remords que vous devez éprouver, si vous ne respectez pas la situation de M. de Valorbe ; pouvez-vous vous battre avec lui, quand il doit se cacher, quand vous faites connaître ainsi sa retraite, quand vous le livrez aux tribunaux dans ces temps de trouble, où rien ne garantit la justice ; le pouvez-vous ?-Ma chère Delphine, répondit Léonce, plus ému qu'incertain, je vous le répète, c'est moi qui ai tort envers M. de Valorbe, je n'ai rien à faire qu'à l'attendre ; la générosité ne convient pas à celui qui a offensé ; c'est à M. de Valorbe à se décider ; je lui dirai, s'il le veut, tout ce que je dois lui dire ; il jugera si ce que je puis est assez.

-Dans ce moment, M. de Lebensei entra ; Antoine l'avoit rencontré à la barrière, il avoit ordre de remettre ma lettre à l'un de vous deux ; votre excellent Henri la lut et ne perdit pas un instant pour se rendre chez moi ; je lui répétai ce que je venois de dire, Léonce gardoit le silence.-Il faut d'abord, dit M. de Lebensei, que je m'informe des accusations qui peuvent exister contre M. de Valorbe : s'il est vraiment en danger, il importe de le mettre en sûreté.

M. de Mondoville souhaite certainement avant tout, que M. de Valorbe ne soit pas exposé à être arrêté.-Sans doute, répliqua Léonce, mes torts envers lui m'imposent de grands devoirs ; si je puis le servir, je le ferai avec zèle : mais vous me permettrez, dit-il plus bas à M. de Lebensei, de vous parler seul quelques instans.-D'où vient ce mystère ? m'écriai-je ; Léonce, suis-je indigne de vous entendre sur ce que vous croyez votre honneur ? ne s'agit-il pas de ma vie comme de la vôtre ? et pensez-vous que, si véritablement votre gloire étoit compromise, je ne trouverois pas, dans la résolution où je suis de mourir avec vous, la force de consentir à tous vos périls ? Mais encore une fois, vous avez été souverainement injuste envers M. de Valorbe ; il est proscrit ; à ce titre, votre inflexible fierté devroit plier.-Eh bien ! reprit Léonce, je ne dirai rien à M. de Lebensei que vous ne l'entendiez ; je ne puis d'ailleurs lui rien apprendre sur la conduite que je dois tenir ; ce qu'il feroit, je le ferai.-Je demande, reprit M. de Lebensei, que l'on attende les informations que je vais prendre sur tout ce qui concerne la situation de M. de Valorbe ; dans peu d'heures je la connoîtrai.

-M. de Lebensei nous quitta pour s'en occuper ; mais en partant, il me dit :-M. de Mondoville a raison à quelques égards, c'est M. de Valorbe qui doit décider de cette affaire ; voyez-le vous-même ce matin, essayez de le calmer.-Je voulois à l'instant même passer dans l'appartement de ma belle-soeur, où je devois trouver M. de Valorbe.

Léonce me retint et me dit :-La pitié que m'inspire un homme malheureux, les torts que j'ai eus envers lui, la crainte de vous compromettre, tous ces motifs mettent obstacle à la conduite simple, qu'il est si convenable de suivre dans de semblables occasions.

Mais je vous en conjure, mon amie, ne vous permettez pas en mon absence un mot que je fusse forcé de désavouer : songez que l'on pourra croire que j'approuve tout ce que vous direz, et soyez plus fière que sensible, quand il s'agit de la réputation de votre ami. Je ne vous rappellerai point que je la préfère à ma vie, je rougirois d'avoir besoin de vous l'apprendre ; mais quand votre sublime tendresse confond vos jours avec les miens, j'ose d'autant plus compter sur l'élévation de votre conduite ; mon honneur sera le vôtre, et pour votre honneur, Delphine, vous ne craindriez point la mort. Adieu ; il faut que je vous quitte, je dois rester chez moi tout le jour, pour y attendre des nouvelles de M. de Valorbe.-Il y avoit tant de calme et de fierté dans l'accent de Léonce, qu'un moment il me redonna des forces ; mais elles m'abandonnèrent bientôt quand j'entrai chez ma belle-soeur, et que j'y vis M. de Valorbe.

Louise se retira dans son cabinet pour nous laisser seuls ; je ne savois de quelle manière commencer cette conversation : M. de Valorbe avoit l'air tout-à-fait résolu à l'éviter ; j'hésitois si je devois essayer de lui parler avec franchise de mes sentimens pour Léonce ; quoiqu'il les connût, je craignois qu'il ne se blessât de leur aveu.

Je hasardai d'abord quelques mots sur les regrets qu'avoit éprouvés M. de Mondoville, lorsqu'il avoit appris la situation fâcheuse dans laquelle M. de Valorbe se trouvoit. Il répondit à ce que je disois d'une manière générale, mais sans prononcer un seul mot qui pût faire naître l'entretien que je désirois ; et lui, qui manque souvent de mesure quand il est irrité, s'exprimoit avec un ton ferme et froid qui devoit m'ôter toute espérance.

Je sentois néanmoins que la résolution de M. de Valorbe pouvoit dépendre de l'inspiration heureuse, qui me feroit trouver le moyen de l'attendrir. Il existait sans doute ce moyen, j'implorois les lumières de mon esprit pour le découvrir, et plus j'en avois besoin, plus je les sentois incertaines. Assez de temps se passa, sans même que M. de Valorbe me permît de commencer ; il détournoit ce que je voulois lui dire, m'interrompoit, et repoussoit de mille manières le sujet dont j'avois à parler : j'éprouvois une contrainte douloureuse qu'il avoit l'art de prolonger. Enfin, je me décidai à lui représenter d'abord le tort irréparable que me feroit l'éclat d'un duel, et je lui demandai s'il étoit juste que le sentiment qui m'avoit porté à lui donner un asile, fût si cruellement puni ; il sortit alors un peu de ses phrases insignifiantes pour me répondre, et me dit que la cause de sa querelle avec M. de Mondoville, ne pouvoit avoir été entendue que par un homme qu'il avoit cru remarquer près de là, mais qu'il ne connoissoit pas. Je me hâtai de lui dire ce que je croyois alors, et ce dont M. de Mondoville étoit persuadé comme moi, c'est que cet homme étoit un de ses gens qui s'approchoit de lui pour lui annoncer sa voiture, et qui n'avoit pas eu la moindre idée de ce qui s'étoit passé. M. de Valorbe parut réfléchir un moment à cette réponse et me dit ensuite :-Eh bien ! madame, si personne ne nous a ni vus, ni entendus, vous ne serez point compromise, quoi qu'il puisse arriver entre M. de Mondoville et moi.-Je n'avois pas prévu ce raisonnement, et je crois encore ce que je soupçonnai dans le moment même ; c'est que M. de Valorbe eut besoin de se recueillir pour ne pas me laisser apercevoir qu'il étoit adouci par l'idée que personne n'avoit été témoin de sa querelle avec Léonce : néanmoins, quelle que fût la pensée qui traversa son esprit, il voulut rompre la conversation, et se leva pour appeler mademoiselle d'Albémar.

Elle vint ; je ne savois plus que devenir, un froid mortel m'avoit saisie ; je voyois devant moi celui qui vouloit tuer ce que j'aime, et ma langue se glaçoit quand je voulois l'implorer. Un billet de votre mari me fut apporté dans cet instant ; il me disoit qu'il étoit vrai que les charges contre M. de Valorbe étoient très-sérieuses, qu'il importait extrêmement qu'il quittât Paris sans délai, et que ce soir à la nuit tombante il lui apporteroit un passe-port sous un faux nom, qui lui permettrait de s'éloigner : il se flattoit ensuite de parvenir à faire lever le mandat d'arrêt de M. de Valorbe ; mais il insistoit beaucoup sur l'importance dont il étoit pour lui de n'être pas pris dans ce moment de fermentation. Je me hâtai de donner ce billet à M. de Valorbe, et j'eus tort de ne pas lui cacher le mouvement d'espoir que j'éprouvois, car il s'en aperçut ; et s'offensant de ce que je pouvois supposer que les dangers dont on le menaçoit auroient de l'influence sur lui, il rentra dans sa chambre précipitamment, et en sortit peu d'instans après, avec une lettre pour M. de Mondoville ; il la remit à un de mes gens, et lui dit assez haut pour que je l'entendisse, de la porter à son adresse. Il revint ensuite vers nous ; ma pauvre belle-soeur étoit tremblante, et je me soutenois à peine.

On annonça qu'on avoit servi ; nous allâmes à table tous les trois ; M. de Valorbe nous regardoit tour à tour Louise et moi, et le spectacle de notre douleur lui donnoit assez d'émotion, quoiqu'il fit des efforts pour la surmonter : il parla sans cesse pendant le dîner, avec plus d'activité peut-être qu'on n'en a dans une résolution calme et positive ; il s'exaltoit d'une manière extraordinaire, par ses propres discours et par le vin qu'il prenoit : nous étions devant lui immobiles et pâles, sans prononcer un seul mot ; nous sortîmes enfin de ce supplice.

Quel repas, juste ciel ! c'étoit le banquet de la mort ; il parut lui-même presque honteux du rôle qu'il venoit de jouer, et se sentit le besoin de s'en excuser.

-Vous m'avez secouru, me dit-il, et je vous afflige ; mais jamais affront plus sanglant ne mérita la vengeance d'un honnête homme !-A ces mots, qui sembloient m'offrir au moins l'espoir d'être écoutée, j'allois répondre, il m'arrêta ; et, se livrant alors à son goût naturel pour produire de grands effets, il me dit :-Tout est décidé.

J'ai écrit à M. de Mondoville, le rendez-vous est donné, ici même, à six heures ; nous partirons ensemble, nous nous arrêterons dans la forêt de Senars, à dix lieues de Paris ; là, l'un de nous doit périr.

Si M. de Mondoville meurt, je continuerai ma route avant d'être reconnu ; si c'est moi, il reviendra vers vous. Maintenant, vous le voyez, les paroles irrévocables sont dites ; rentrez dans votre appartement, et souhaitez qu'il me tue ; vous n'avez plus que cet espoir.-Au moment où il me disoit ces effroyables paroles, la pendule avoit déjà sonné cinq heures, son aiguille marchoit vers le moment fixé, l'exactitude de Léonce n'étoit pas douteuse ; ce départ, cette forêt, les paroles sanglantes de M. de Valorbe, tout ajoutait à l'horreur du duel. Ce que je craignois il y avoit quelques heures, ne pouvoit se comparer encore à l'effroi dont j'étois pénétrée : ma tête s'égaroit entièrement ; la mort, la mort certaine de Léonce étoit devant mes yeux, et son meurtrier me parloit.

Je ne sais quels cris de douleur échappèrent de mon sein ; ils excitèrent dans le coeur de M. de Valorbe un mouvement impétueux qui le précipita à mes pieds.-Quoi ! me dit-il, vous aimez Léonce, et vous espérez que je ménagerai sa vie !

Je rends grâce au ciel de l'insulte qu'il m'a faite, elle me permet de punir une autre offense, et c'est pour celle-là, oui, c'est pour celle-là, dit-il avec un frémissement de rage, que je suis avide de son sang.-Dieu ! qu'avez-vous fait, m'écriai-je, des sentimens de générosité qui vous méritoient une si haute estime ? pouvez-vous souhaiter de m'épouser, quand mon coeur n'est pas libre ?-Oui, dit-il, je le souhaite encore ; le temps vous éclaireroit sur les sentimens que vous nourrissez au fond du coeur ; vous respecteriez vos devoirs envers moi ; vous avez des qualités si douces et si bonnes que, si j'étois votre époux, même avant d'avoir obtenu votre amour, je serois le plus heureux des hommes : mais non, il vous faut des victimes ; vous en aurez, l'heure approche ; quand le temps aura prononcé, vous ne serez plus écoutée.-Élise, ne frémissez-vous pas pour votre malheureuse amie ? Ma tête s'égaroit ; je suppliai M. de Valorbe, je le crois, avec un accent, avec des paroles de flamme ; il repoussa tout, occupé d'une seule idée qui lui revenoit sans cesse.-Que ferez-vous pour moi, s'écrioit-il, si je suis déshonoré, si l'on sait l'outrage que j'ai reçu ?-Rien ne sera connu, répétai-je, rien !-Et si cette espérance est trompée, dites-moi, s'écria-t-il avec fureur, dites-moi, vous qui ne m'offrez pas de l'amour, comment vous ferez pour que je supporte la honte !-Jamais elle ne vous atteindra, repris-je ; mais si quelque peine pouvoit résulter pour vous du sacrifice que vous m'auriez fait, le dévouement de ma vie entière, reconnoissance, amitié, fortune, soins, tout ce que je puis donner est à vous.-Tout ce que vous pouvez donner, créature enchanteresse, interrompit-il ; c'est toi qu'il faut posséder ; tu pourrois seule faire oublier même le déshonneur ! tu as peur du sang, tu veux écarter la mort.... Eh bien ! eh bien ! jure que je serai ton époux, cette gloire, cette ivresse...

-En disant ces mots il me saisissoit la main avec transport ; six heures sonnèrent, une voiture s'arrêta à la porte, il ne restoit plus qu'un instant pour éviter le plus grand des malheurs ; tout ce qu'avoit dit M. de Valorbe me persuadoit que sa résolution n'étoit pas inébranlable, mais que jamais il n'y renonceroit, si je n'offrois pas un prétexte quelconque à son amour-propre : il reprit avec plus d'instance, en voyant que je me taisois, et me dit :-Permettez-moi de prendre ce silence pour une réponse favorable ; elle restera secrète entre nous ; je vous laisserai du temps ; je n'abuserai point tyranniquement d'un consentement arraché par le trouble...-Le bruit de la voiture de Léonce entrant dans la cour se fit entendre ; je puis à peine me rappeler ce qui se passoit en ce moment dans mon âme bouleversée, mais il me semble que je pensai qu'un scrupule insensé pouvoit seul m'engager à parler, quand peut-être il sufisoit de me taire pour sauver Léonce. La veille même, madame d'Artenas m'avoit vivement grond

Quelle impression sa présence produisit sur tout ce qui étoit dans la chambre ! Ma bonne soeur détourna la tête pour lui cacher ses pleurs ; M. de Valorbe se hâta de recomposer son visage, et moi, qui ne savois pas si je venois de sauver ce que j'aime, ou seulement de me rendre indigne de lui, je pouvois à peine me soutenir.

M. de Mondoville, voulant abréger cette scène, après avoir salué ma soeur et moi, avec cette grâce et cette noblesse que les indifférens même ne peuvent voir sans en être charmés, pria M. de Valorbe de le conduire dans son appartement : ils sortirent alors tous les deux, mes tourmens redoublèrent ; je n'avois pas revu Léonce depuis le matin, j'ignorois ce que la journée avoit pu apporter de changemens dans ses dispositions. Le silence dont je m'étois, hélas ! trop adroitement servie, avoit-il suffi pour désarmer M. de Valorbe ? ou ne s'étoit-il pas dit que, dans un tel moment, il ne devoit y attacher aucune importance ? Loin donc que ma douleur fût soulagée, elle étoit devenue plus amère encore, par l'espérance que j'avois entrevue, et que le temps n'avoit pu confirmer.

Ce jour, déjà si cruel, fut encore marqué par un hasard bien malheureux : madame du Marset vint à ma porte demander mademoiselle d'Albémar ; et mes gens, qui n'avoient point reçu l'ordre de ma belle-soeur, la laissèrent entrer. Elle arriva dans le salon même où j'étois avec mademoiselle d'Albémar ; elle venoit lui faire une visite, et s'acquitter d'un de ces devoirs communs de la société, dont la froideur et l'insipidité font un si cruel contraste avec les passions violentes de l'âme. Représentez-vous, chère Élise, ce que je dus éprouver pendant une demi-heure qu'elle resta chez ma soeur ! je ne pouvois m'en aller, parce que de l'a chambre où nous étions, j'entendois au moins la voix de Léonce et de M. de Valorbe ; je m'assurois ainsi qu'ils étoient encore là, et je tâchois de deviner, à leur accent plus ou moins élevé, s'ils s'apaisoient ou s'irritoient de nouveau ; mais je ne crois pas qu'il soit possible de se faire l'idée de l'horrible gêne que m'imposoit la présence de madame du Marset ! voulant lui cacher mon trouble, et le trahissant encore plus ; répondant à ses questions sans les entendre, et par des mots qui n'avoient sans doute aucun rapport avec ce qu'elle me disoit ; car elle marquoit à chaque instant son étonnement, et prolongeoit, je crois, sa visite, par des intentions malignes et curieuses.

Je ne sais combien de temps le supplice auroit duré, si mademoiselle d'Albémar, ne pouvant plus le supporter, n'eût pris sur elle de déclarer à madame du Marset que j'étois encore très-souffrante de ma dernière maladie, et que j'avois dans ce moment besoin de repos. Madame du Marset reçut ce congé avec un air assez méchant, et je ne doute pas, d'après ce que j'ai su depuis, qu'elle ne fût venue pour examiner ce qui se passoit chez moi.

Quand elle fut sortie, Léonce ouvrit la porte et rentra avec M. de Valorbe ; je voulus le questionner, mais la violence que je m'étois faite pendant la visite de madame du Marset, m'avoit jetée dans un tel état, qu'en essayant de parler, je tombai comme sans vie aux pieds de Léonce. Quand je revins à moi, on m'avoit transportée dans ma chambre ; Léonce tenoit une de mes mains, ma soeur l'autre, et ma petite Isore pleuroit au pied de mon lit : il fut doux, ce moment, ma chère Élise, où je me retrouvois au milieu de mes affections les plus chères, où les regards de Léonce m'exprimoient un intérêt si tendre !-Ma douce amie, me dit-il, pourquoi vous effrayer ainsi ? tout est terminé, tout l'est comme vous le désirez ; calmez donc cette âme si sensible : ah ! vous m'aimez, je veux vivre, ne craignez rien pour moi.

Je lui demandai de me raconter ce qui venoit de se passer entre M. de Valorbe et lui.-Je le croyois décidé, me dit-il, quand j'arrivai ; mais, comme j'avois vu M. de Lebensei, qui m'avoit donné de véritables inquiétudes sur les dangers que couroit M. de Valorbe, j'étois disposé à me prêter à la réconciliation, s'il la désiroit. Il a commencé par me demander si je pouvois lui garantir que rien de ce qui étoit arrivé hier au soir ne seroit jamais connu ; je lui ai dit que je lui donnois ma parole, en mon nom et de la part de M. de Lebensei, que le secret seroit fidèlement gardé, et que je ne croyois pas que personne, excepté lui et moi, en fût instruit.

Il m'a fait encore quelques questions, toujours relativement à la publicité possible de notre aventure ; je l'ai rassuré à cet égard, autant que je le suis moi-même, sans pouvoir lui donner cependant une certitude positive ; car j'étois trop ému hier au soir, pour avoir rien remarqué de ce qui se passoit autour de moi. M. de Valorbe a réfléchi quelques instans, puis il a prononcé votre nom à demi-voix ; il s'est arrêté, ne voulant pas sans doute que je susse que vous seule décidiez de sa conduite dans cette circonstance ; vous seule aussi, ma Delphine, vous m'aviez inspiré les mouvemens doux que j'éprouvois ; votre souvenir étoit un ange de paix entre nous deux. M. de Valorbe m'a tendu la main, après un moment de silence, et je me suis permis alors de lui exprimer franchement et vivement tous les regrets que j'éprouvois de mon impardonnable vivacité. Nous sommes sortis alors pour vous rejoindre ; depuis ce moment je n'ai pensé qu'à vous secourir, et j'ai laissé M. de Lebensei avec M. de Valorbe.

Comme Léonce nommoit votre mari, il ouvrit ma porte, et me dit avec une vivacité qui ne lui est pas ordinaire :-Tout est prêt pour le voyage de M. de Valorbe, il demande à vous voir un moment ; il convient de ne pas l'obliger à rendre M. de Mondoville témoin de sa douleur en vous quittant, et rien n'est plus pressé que son départ.-Léonce n'hésita point à se retirer, et M. de Lebensei, sans perdre un moment, fit entrer M. de Valorbe. Je fus touchée en le voyant, il étoit impossible d'avoir l'air plus malheureux ; il s'approcha de mon lit, me prit la main, et se mettant à genoux devant moi, il me dit à voix basse :-Je pars, je ne sais ce que je vais devenir, peut-être suis-je menacé des événemens les plus malheureux ; que mon honneur me reste, et je les supporterai tous !

Souvenez-vous, cependant, que c'est à vous seule que j'ai fait le sacrifice de la résolution la plus juste et la plus nécessaire ; songez, reprit-il en appuyant singulièrement sur chacune de ses expressions, songez à ce que vous ferez pour moi, si mon sort est perdu pour vous avoir obéi, pour m'être fié à vous. Je rougis en écoutant ces paroles, qui me rappeloient un tort véritable.

M. de Valorbe vouloit rester encore ; mais M. de Lebensei étoit si impatient de son départ, qu'il interrompit d'autorité notre entretien.

M. de Valorbe se jeta sur ma main en la baignant de pleurs, et votre mari l'emmena.

Dès que la voiture de M. de Valorbe fut partie, M. de Lebensei remonta, et je lui demandai d'où lui venoit une agitation que je ne lui avois jamais vue.-Hélas ! me dit-il, je viens d'apprendre, comme j'arrivois chez vous, que M. de Fierville a été témoin de la scène d'hier au soir ; il étoit sorti à pied, peu de momens après Léonce, de la maison où ils avoient soupé ensemble ; il s'est glissé derrière les voitures pour n'être pas reconnu, et il a raconté aujourd'hui, dans un dîner, tout ce qu'il avoit entendu ; je craignois donc extrêmement que M. de Valorbe ne le sût avant de partir, et que, changeant de dessein, il ne restât, malgré tout ce qui pouvoit lui en arriver.-Ah, mon Dieu ! m'écriai-je, et M. de Valorbe ne sera-t-il pas déshonoré, pour ne s'être pas battu avec Léonce ?-M. de Lebensei chercha à dissiper cette crainte, en m'assurant que l'on parviendroit à détruire l'effet des propos de M. de Fierville ; mais, tout en me calmant sur ce sujet, il paroissoit troublé par une pensée qu'il n'a pas voulu me confier.

Je suis restée, lorsqu'il m'a quittée, dans un trouble cruel ; certainement je ne me repens pas d'avoir tout fait pour empêcher que M. de Valorbe ne se battît avec Léonce.

Je suis loin de me croire liée par un silence que doit excuser la violence de ma situation ; ma soeur, qui a été témoin de tout, m'assure que M. de Valorbe lui-même n'a pas dû se persuader que je pusse prendre avec lui, dans l'état où j'étois, le moindre engagement : si M. de Valorbe étoit malheureux, je ferois pour lui certainement tout ce qui seroit en ma puissance ; c'est en vain, cependant, que je me raisonne ainsi depuis plusieurs heures ; ma joie est empoisonnée par cet instant de fausseté. Rien ne me feroit consentir à l'avouer à Léonce, et cependant c'est pour lui... ; il faut donc que ce soit mal... Je suis sûre que les plus cruelles peines me viendront de là. Les fautes que le caractère fait commettre, sont tellement d'accord avec la manière de sentir habituelle, qu'on finit toujours par se les pardonner ; mais quand on se trouve entraînée, forcée même à un tort tout-à-fait en opposition avec sa nature, c'est un souvenir importun, douloureux, et qu'on veut en vain écarter. Ne m'en parlez jamais, je parviendrai peut-être à l'oublier.

Remerciez votre Henri, quand vous le verrez, de la parfaite amitié qu'il m'a témoignée. Votre enfant est-il encore malade ? ne pouvez-vous pas le quitter ? J'irai vous voir dès que je serai mieux ; mais ce que j'ai souffert m'a redonné la fièvre, on veut que je me ménage encore quelque temps.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XII.

LETTRE XII.

Mademoiselle d'Albémar à madame de Lebensei.

Paris, ce 25 août.

J'ai besoin, madame, de vous confier mes chagrins, de vous demander vos conseils. M. de Lebensei vous a-t-il dit comment l'indigne M. de Fierville, et son amie plus odieuse encore, ont trouvé l'art d'empoisonner l'aventure de M. de Valorbe ? Ils ont répandu dans le monde que Delphine, notre angélique Delphine, avoit donné rendez-vous à deux hommes la même nuit, et qu'un malentendu sur les heures, avoit été la cause de la rencontre où Léonce avoit grièvement insulté M. de Valorbe. Non ! je n'ai pu vous écrire une semblable infamie sans que mon front se couvrît de rougeur ! Juste ciel ! c'est donc ainsi qu'on veut punir une âme innocente de sa générosité même ; c'est ainsi que l'on outrage le caractère le plus noble et le plus pur ! deux êtres méchans, et le reste indifférent et foible, voilà ce qui décide de la réputation d'une femme au milieu de Paris.

Madame du Marset et M. de Fierville ont voulu se venger ainsi, dit-on, d'un jour où Léonce les a profondément humiliés, en défendant madame d'Albémar. Maintenant, que faut-il faire pour la servir ? Aidez-moi, je vous en conjure, et cachons-lui surtout qu'elle a pu être l'objet d'une pareille calomnie ; sa santé la retient encore chez elle, et je lui ai conseillé de fermer sa porte. Léonce est allé conduire sa femme à la terre d'Andelys, qu'elle tient des dons de Delphine, et sans laquelle, hélas ! elle n'eût jamais épousé M. de Mondoville. Je l'aurois consulté lui-même dans cette circonstance, puisque l'âge de M. de Fierville ne permet pas de craindre un événement funeste ; mais il est absent, et je suis seule au milieu d'un monde bien nouveau pour moi, et dont la puissance me fait trembler : néanmoins, j'ai vaincu ma répugnance pour la société ; j'y vais, j'irai chaque jour, j'y répéterai ce qui justifie glorieusement mon amie.

Sans avouer le sentiment de Delphine pour Léonce, je ne le démentirai point ; car je veux mettre toute ma force dans la vérité, il ne me reste qu'elle : je suis ici une étrangère, sans agrémens, sans appui, intimidée par ma figure et mon ignorance de la vie ; n'importe, j'aime Delphine, et je soutiens la plus juste des causes.

Je ne sais à qui m'adresser, je ne sais de quels moyens on se sert ici pour repousser la calomnie ; mais je dirai tout ce que mon indignation m'inspirera : peut-être enfin triompherai-je de l'envie, seul genre de malveillance que ma douce et charmante amie puisse redouter. Je n'avois pas d'idée du mal que peut faire l'opinion de la société, quand on a trouvé l'art de l'égarer. Oui, ceux qu'on est convenu d'appeler des amis me font plus souffrir encore que les ennemis même ; ils viennent se vanter auprès de vous des services qu'il prétendent vous avoir rendus, et l'on ne peut démêler avec certitude si, pour augmenter le prix de leur courage, ils ne se plaisent pas à exagérer les attaques dont ils prétendent avoir triomphé : d'autres se bornent à vous assurer que, quoi qu'il arrive, ils ne vous abandonneront pas, et vous ne pouvez, pas leur faire expliquer ce quoi qu'il arrive : il leur convient mieux de le laisser dans le vague. Quelques-uns me donnent le conseil d'emmener Delphine en Languedoc ; et lorsque je veux leur prouver que le plus mauvais moment pour s'éloigner, c'est celui où l'on doit braver et confondre une indigne calomnie, ils me répètent le même conseil sans avoir fait attention à ma réponse, et, tout occupés de l'avis qu'ils ont proposé, ils y attachent leur amour-propre, et se croient dispensés de vous secourir, si vous ne le suivez pas : il est plus facile de se défendre contre des adversaires déclarés, que de s'astreindre à la conduite nécessaire avec de tels amis.

Ils servent seulement à encourager les ennemis, en leur montrant combien est foible la résistance qu'ils ont à craindre ; et cependant, s'ils se brouilloient avec vous, ils rendroient votre situation plus mauvaise. Ne commenceroient-ils pas leur phrase de renonciation par ces mots : Moi qui aimais madame d'Albémar, je suis obligé de convenir qu'il n'y a pas moyen à présent de l'excuser ? funeste pays ! où le nom d'ami, si légèrement prodigué, n'impose pas le devoir de défendre, et donne seulement plus de moyens de nuire si l'on abandonne !

L'opinion apparoît en tout lieu, et vous ne pouvez la saisir nulle part ; chacun me dit, qu'on répand les plus indignes mensonges contre Delphine, et je ne parviens pas à découvrir si celui qui me parle les répète, ou les invente lui-même. Je me crois toujours environnée de moqueurs qui se trahissent par un regard ou par un sourire d'insouciance, dans le moment où ils me protestent qu'ils s'intéressent à ma peine. Je ne perds pas une occasion de raconter les motifs de reconnoissance qui devoient engager Delphine à donner un asile à M. de Valorbe, comme s'il falloit, pour rendre service à un malheureux, d'autres motifs que son malheur ! En vérité, je le crois, il est ici plus dangereux d'exercer la vertu que de se livrer au vice ; l'on ne veut pas croire aux sentimens généreux, et l'on cherche avec autant de soin à dénaturer la cause des bonnes actions, qu'à trouver des excuses pour les mauvaises.

Ah ! qu'il vaut mieux vivre obscure, et n'avoir jamais obtenu ces flatteuses louanges, avant-coureurs de la haine, et dont elle vient en hâte exiger de vous le prix ! Pour la première fois, je me console d'avoir été bannie du monde par mes désavantages naturels : qu'ai-je dit ? je me console ! Delphine n'est-elle pas malheureuse, et quel calme puis-je jamais goûter, si l'on ne parvient pas à la justifier !

Daignez, madame, vous concerter avec M. de Lebensei sur ce qu'il est possible de tenter, et accordez-moi l'un et l'autre le secours de vos lumières et de votre amitié.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIII.

LETTRE XIII.

Réponse de madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Cernay, ce 30 août 1791.

L'émotion que m'a causée votre lettre, mademoiselle, a été la cause du premier tort que j'aie jamais eu avec Henri ; après l'avoir lue, je m'écriai :-Ah ! pourquoi suis-je privée de tout ascendant sur personne ! proscrite que je suis par l'opinion, il ne me reste aucun moyen d'être utile à mes amis calomniés !-A peine avois-je dit ces mots, qu'un repentir profond, un tendre retour vers mon ami les suivit ; mais je craignis pendant plusieurs heures que leur impression sur lui ne fût ineffaçable ; enfin il m'a pardonné, parce que j'avois tort, grièvement tort, et qu'il lui étoit trop aisé de me le faire sentir, pour qu'il ne fût pas dans son caractère de s'y refuser. Il est parti pour Paris, dans l'intention de servir madame d'Albémar ; mais il aura soin de faire répandre par d'autres ce qu'il faut que l'on dise ; car les préjugés de la société sont tels contre les opinions politiques de M. de Lebensei, qu'il nuiroit à madame d'Albémar en se montrant son admirateur le plus zélé. Oh ! que la malveillance a de ressources pour faire souffrir ! ne sentez-vous pas les méchans comme un poids sur le coeur ? ne vous semble-t-il pas qu'ils empêchent de respirer ? Lorsqu'on voudroit reprendre un peu d'espoir, leur souvenir le repousse douloureusement au fond de l'âme. Quelques heures après le départ de M. de Lebensei, mon enfant étant assez bien, je n'ai pu résister au désir que j'avais de causer avec vous et de voir madame d'Albémar, et je suis partie de Cernay assez tard, car je n'y suis revenue qu'à minuit. Vous étiez sortie, mais j'ai trouvé Delphine qui venoit de recevoir une lettre de Léonce ; il annonçoit son retour dans huit jours, avec les expressions les plus tendres et les plus passionnées pour madame d'Albémar, et cependant elle m'a paru profondément triste.

Je suis convaincue qu'elle sait ce que nous voulons lui cacher, mais que cette âme fière ne peut se résoudre à nous en parler. Elle n'avoit laissé sa porte ouverte que pour madame d'Artenas et pour moi ; si elle a vu madame d'Artenas, elle est instruite de tout ! Il n'est pas dans le caractère de cette femme de cacher, ce qui peut être pénible ; elle sait servir utilement, plutôt que ménager avec délicatesse.

J'ai demandé à madame d'Albémar ce qu'elle faisait depuis l'absence de Léonce.-Je donne des leçons à Isore, m'a-t-elle répondu ; je me promène tous les jours seule avec elle, et je ne vois personne.-En achevant ces mots, elle a soupiré, et la conversation est tombée.-Ne serez-vous pas bien aise, ai-je repris, du retour de Léonce ?-De son retour ? m'a-t-elle dit vivement ; qu'arrivera-t-il quand il reviendra ?

Puis s'arrêtant, elle a repris :-Pardonnez-moi, je suis triste et malade.-Et, jouant avec les jolis cheveux de la petite Isore, elle est retombée dans la distraction. J'hésitai si je me hasarderais à lui parler, mais elle ne paroissoit pas le désirer, et je craignis de me tromper sur la cause de son abattement, ou du moins de lui en dire plus qu'elle n'en savoit.

Je l'ai quittée le coeur serré ; elle n'a point essayé de me retenir ; ses manières avec moi étoient moins tendres que de coutume, et tel que je connois son caractère, c'est une preuve qu'elle éprouve quelque grande peine. Dès qu'elle est heureuse, elle a besoin d'y associer ses amis, mais je l'ai toujours vue disposée à souffrir seule.

Ah ! de quelles douloureuses pensées n'ai-je pas été occupée en revenant chez moi ! vous le voyez, il n'existe aucun moyen pour une femme de s'affranchir des peines causées par l'injustice de l'opinion.

Delphine, l'indépendante Delphine elle-même en est atteinte, et ne peut se résoudre à nous le confier.

P. S. J'en étois là de ma lettre, mademoiselle, lorsque Léonce, que nous n'attendions pas de huit jours, est venu jusqu'à la grille de Cernay, pour demander M. de Lebensei ; dès qu'il a su qu'il n'y étoit pas, il est reparti comme un éclair pour retourner à Paris. Mes gens ont su de son domestique qui le suivoit, qu'il avoit laissé madame de Mondoville à Andelys, et qu'il en étoit parti tout à coup avec une diligence inconcevable : en arrivant à Paris, il est monté sur-le-champ à cheval pour venir ici sans s'arrêter. Mes gens m'ont aussi dit qu'il avoit l'air très-agité, et que, dans le peu de mots qu'il leur avoit adressés, il avoit changé de visage deux ou trois fois. Sans doute il a tout appris, et, sensible comme il l'est à la réputation de Delphine, je frémis de l'état où il doit être ; ah, mon Dieu ! Que deviendront nos pauvres amis ! si M. de Lebensei voit Léonce, je me hâterai de vous mander ce qu'il lui aura dit. Adieu, mademoiselle ; combien je suis touchée de votre situation, et pénétrée d'estime pour l'amitié parfaite que vous témoignez à madame d'Albémar !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIV.

LETTRE XIV.

Delphine à M. de Lebensei.

Ce 1er septembre.

Je sais tout ce que mes amis ont voulu me cacher, j'ai tout appris, ou j'ai tout deviné. Ce que j'éprouve m'est amer ; j'avois marqué à l'injustice sa sphère, je croyois qu'elle m'accuseroit d'imprudence, de foiblesse, de tous les torts, excepté de ceux qui peuvent avilir !

Je vous l'avouerai donc, je souffre depuis quinze jours une sorte de peine dont il me seroit douloureux de m'entretenir, même avec vous.

Cependant ma fierté doit triompher de ce chagrin, quelque cruel qu'il puisse être ; mais ce qui déchire mon coeur, c'est la crainte de l'impression que Léonce peut en recevoir ; il est arrivé hier d'Andelys, et n'est point encore venu chez moi ; je sais qu'il a été à Cernay ; vous a-t-il trouvé ? que vous a-t-il dit ?

Ne craignez point, monsieur, de me parler avec une franchise sévère.

Si j'étois réservée à la plus grande des souffrances, si l'affection de celui que j'aime étoit altérée par la calomnie dont je suis victime, j'opposerais encore du courage à ce dernier des malheurs ; conseillez-moi, je me sens capable de tous les sacrifices ; il y a des chagrins qui donnent de la force ; ceux qui offensent une âme élevée sont de ce nombre.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XV.

LETTRE XV.

Léonce à M. de Lebensei.

Paris, ce 1er septembre.

J'ai reconnu en vous, monsieur, dans les divers rapports que nous avons eus ensemble, un esprit si ferme et si sage, que je veux m'en remettre à vos lumières, dans une circonstance où mon âme est trop agitée pour se servir de guide à elle-même. Un de mes amis m'a écrit à Andelys que la réputation de madame d'Albémar étoit indignement attaquée, et c'est à ma passion pour elle, aux fautes sans nombre que cette passion m'a fait commettre, que je dois attribuer son malheur et le mien. J'espérois savoir de vous le nom de l'infâme qui avoit calomnié mon amie, je ne vous ai pas trouvé, je suis revenu à Paris, et je n'ai eu que trop tôt la douleur d'apprendre qu'un vieillard étoit l'auteur de cette insigne lâcheté : je l'avois offensé, il y a quelques mois, vous le savez, et le misérable s'en est vengé sur madame d'Albémar.

Après avoir accablé M. de Fierville de mon mépris, j'ai obtenu de lui, ce matin, mille inutiles promesses de désaveu, de secret, de repentir ; mais à présent que l'horrible histoire qu'il a forgée est connue, ce n'est plus de lui qu'elle dépend. Ne puis-je pas découvrir un homme (ils ne sont pas tous des vieillards,) qui se soit permis de calomnier Delphine ! Quand je me complais dans cette idée, quand elle me calme, une autre vient bientôt me troubler ; puis-je me dire avec certitude que je ne compromettrai pas Delphine en la vengeant ? qu'au lieu d'étouffer les bruits qu'on a répandus, je n'en augmenterai pas l'éclat ? cependant faut-il laisser de telles calomnies impunies ? Me direz-vous que je le dois ? n'hésiterez-vous pas, en me condamnant à ce supplice ? Madame d'Albémar est parente de madame de Mondoville, elle n'a point de frère, point de protecteur naturel, n'est-ce pas à moi de lui en tenir lieu ?

La réputation de madame d'Albémar est sans doute le premier intérêt qu'il faut considérer ; mais s'il ne vous est pas entièrement démontré que le devoir le plus impérieux me commande de me laisser dévorer par les sentimens que j'éprouve, vous ne l'exigerez pas de moi.

Je n'ai pas encore vu madame d'Albémar ; il me sembloit que je ne pouvois retourner vers elle qu'après avoir réparé de quelque manière l'affront dont je suis la première cause. Oh ! je vous en conjure, si vous en connoissez un moyen, dites-le-moi ; dois-je laisser sans défenseur une âme innocente qui n'a que moi pour appui ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVI.

LETTRE XVI.

Réponse de M. de Lebensei à Léonce.

Cernay, ce 2 septembre.

Oui, monsieur, il existe un moyen de réparer tous les malheurs de votre amie, mais ce n'est point celui que votre courage vous fait désirer. Madame d'Albémar a bien voulu, comme vous, me demander conseil ; en lui répondant à l'instant même, je lui ai déclaré ce que mon amitié m'inspire pour votre bonheur à tous les deux, je vais lui envoyer ma lettre. Je ne puis me permettre, sans son aveu, de vous apprendre ce que cette lettre contient, elle vous le confiera sans doute. Tout ce que je puis vous dire maintenant, c'est qu'en vous livrant à une indignation bien naturelle, vous acheveriez de perdre sans retour la réputation de madame d'Albémar. Si votre nom n'étoit pas prononcé dans cette calomnie ; si de tout ce qu'on dit, ce que l'on croit le plus n'étoit pas votre attachement pour madame d'Albémar, vous pourriez en imposer de quelque manière à ses ennemis. Encore faudroit-il que M. de Fierville eût un fils, un proche parent au moins, qui voulût répondre pour lui, et que l'on comprît d'abord pourquoi vous vous adressez à tel homme plutôt qu'à tel autre, pour venger la réputation de madame d'Albémar ; car le public veut toujours qu'une action courageuse soit en même temps sagement motivée, et, quand il démêle quelque égarement dans une conduite, fût-elle héroïque, il la condamne sévèrement. Mais, dans votre situation actuelle, lors même qu'un homme moins âgé que M. de Fierville seroit reconnu pour être l'auteur de la calomnie dirigée contre madame d'Albémar, vous feriez un tort irréparable à votre amie, en vous chargeant de repousser l'offense qu'elle a reçue.

On ne peut protéger au milieu de la société que les liens autorisés par elle, une femme, une soeur, une fille, mais jamais celle qui ne tient à nous que par l'amour ; et vous, monsieur, qui possédez éminemment les qualités énergiques et imposantes, les seules dont l'éclat se réfléchisse sur les objets de notre affection, vous aspirez en vain à défendre la femme que vous aimez, ce bonheur vous est refusé.

Madame d'Albémar a cependant plus que personne besoin d'appui au milieu du monde ; sa conduite est parfaitement pure, et pourtant les apparences sont telles qu'elle doit passer pour coupable. Elle a un esprit supérieur, un coeur excellent, une figure charmante, de la jeunesse, de la fortune, mais tous ces avantages qui attirent des ennemis, rendent un protecteur encore plus nécessaire : son esprit éclairé donne de l'indépendance à ses opinions et à sa conduite ; c'est un danger de plus pour son repos, puisqu'elle n'a ni frère ni mari qui lui serve de garant aux yeux des autres. Les femmes privées de ces liens se sont placées, pour la plupart, à l'abri des préjugés reçus, comme sous une tutelle publique instituée pour les défendre.

La parfaite bonté de madame d'Albémar sembleroit devoir lui faire des amis de toutes les personnes qu'elle a servies, il n'en est rien ; elle a déjà trouvé beaucoup d'ingrats, elle en rencontrera peut-être beaucoup encore ; vous avez vu ce qui lui est arrivé avec madame du Marset. J'ai souvent remarqué que dans les sociétés de Paris, lorsqu'un homme ou une femme médiocre veulent se débarrasser d'une reconnoissance importune envers un esprit supérieur, ils se choisissent quelques devoirs bien faciles, auprès d'une personne bien commune, et présentent avec ostentation cet exemple de leur moralité, pour se dispenser de tout autre. Madame d'Albémar est trop distinguée, pour pouvoir compter sur la bienveillance durable de ceux qui ne sont pas dignes de l'aimer et de l'admirer, et c'est par l'autorité d'une situation qui en impose, bien plus que par ses qualités aimables, qu'elle peut désarmer la haine.

Je la vois maintenant entourée de périls, menacée des chagrins les plus cruels, si elle n'en est préservée par un défenseur que la morale et la société puissent reconnoître pour tel.

Tous ceux qui, éblouis de ses charmes, n'examinent point sa situation avec la sollicitude de l'amitié, croiront peut-être qu'elle est faite pour triompher de tout. Le triomphe seroit possible, mais il lui coûteroit tant de peines, que son bonheur du moins en seroit pour toujours altéré : je ne sais même si elle peut à elle seule aujourd'hui, effacer entièrement le mal que ses ennemis viennent de lui faire. Mais c'en est assez, je ne dois point insister sur vos peines, avant de savoir si vous consentirez à ce que je propose pour les faire cesser. Vous connoissez mes opinions, monsieur, je m'en honore, et j'ai supporté, sinon avec plaisir, du moins avec orgueil, les peines qu'elles m'attirent. Ce sont ces opinions qui m'ont suggéré le conseil que j'ai donné à madame d'Albémar ; ce conseil est le seul qui puisse vous sauver des malheurs que vous éprouvez, et que vous devez craindre. Je crois digne de vous d'y accéder ; et vous savez, je l'espère, de quelle estime et de quelle considération je suis pénétré pour vos lumières et pour vos vertus.

HENRI DE LEBENSEI.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVII.

LETTRE XVII.

M. de Lebensei à Delphine.

Cernay, ce 27 septembre 1791.

Celui que vous aimez est toujours digne de vous, madame ; mais son sentiment ni le vôtre ne peuvent rien contre la fatalité de votre situation. Il ne reste qu'un moyen de rétablir votre réputation, et de retrouver le bonheur ; rassemblez pour m'entendre toutes les forces de votre sensibilité et de votre raison. Léonce n'est point irrévocablement lié à Matilde, Léonce peut encore être votre époux ; le divorce doit être décrété dans un mois par l'assemblée constituante, j'en ai vu la loi, j'en suis sûr. Après avoir lu ces paroles, vous pressentirez, sans doute, quel est le sujet que je veux traiter avec vous ; et l'émotion, l'incertitude, des sentimens divers et confus, vous auront tellement troublée que vous n'aurez pu d'abord continuer ma lettre ; reprenez-la maintenant.

Je ne connois point madame de Mondoville, sa conduite envers ma femme a dû m'offenser ; je me défendrai cependant, soyez-en sûre, de cette prévention ; votre bonheur est le seul intérêt qui m'occupe. J'ignore ce que vous et votre ami pensez du divorce, je me persuade aisément que l'amour suffiroit pour vous entraîner tous les deux à l'approuver ; mais cependant, madame, je connois assez votre raison et votre âme pour croire que vous refuseriez le bonheur même, s'il n'étoit pas d'accord avec l'idée que vous vous êtes faite de la véritable vertu.

Ceux qui condamnent le divorce prétendent que leur opinion est d'une moralité plus parfaite : s'il en était ainsi, il faudroit que les vrais philosophes l'adoptassent ; car le premier but de la pensée est de connoître nos devoirs dans toute leur étendue ; mais je veux examiner avec vous si les principes qui me font approuver le divorce, sont d'accord avec la nature de l'homme, et avec les intentions bienfaisantes que nous devons attribuer à la Divinité.

C'est un grand mystère que l'amour ; peut-être est-ce un bien céleste, qu'un ange a laissé sur la terre ; peut-être est-ce une chimère de l'imagination, qu'elle poursuit jusqu'à ce que le coeur refroidi appartienne déjà plus à la mort qu'à la vie. N'importe ; si je ne voyois dans votre sentiment pour Léonce que de l'amour, si je ne croyois pas que sa femme disconvient à son caractère et à son esprit sous mille rapports différens, je ne vous conseillerois pas de tout briser pour vous réunir ; mais écoutez-moi, l'un et l'autre.

De quelque manière que l'on combine les institutions humaines, bien peu d'hommes, bien peu de femmes renonceront au seul bonheur qui console de vivre ; l'intime confiance, le rapport des sentimens et des idées, l'estime réciproque, et cet intérêt qui s'accroît avec les souvenirs. Ce n'est pas pour les jours de délices placés par la nature au commencement de notre carrière, afin de nous dérober la réflexion sur le reste de l'existence ; ce n'est pas pour ces jours que la convenance des caractères est surtout nécessaire ; c'est pour l'époque de la vie où l'on cherche à trouver dans le coeur l'un de l'autre, l'oubli du temps qui nous poursuit, et des hommes qui nous abandonnent. L'indissolubilité des mariages mal assortis prépare des malheurs sans espoir à la vieillesse ; il semble qu'il ne s'agisse que de repousser les désirs des jeunes gens, et l'on oublie que les désirs repoussés des jeunes gens, deviendront les regrets éternels des vieillards. La jeunesse prend soin d'elle-même, on n'a pas besoin de s'en occuper ; mais toutes les institutions, toutes les réflexions doivent avoir pour but de protéger à l'avance ces dernières années, que l'homme le plus dur ne peut considérer sans pitié, ni le plus intrépide sans effroi.

Je ne nie point tous les inconvéniens du divorce, ou plutôt de la nature humaine qui l'exige ; c'est aux moralistes, c'est à l'opinion à condamner ceux dont les motifs ne paroissent pas dignes d'excuse : mais au milieu d'une société civilisée qui introduit les mariages par convenance, les mariages dans un âge où l'on n'a nulle idée de l'avenir, lorsque les lois ne peuvent punir, ni les parens qui abusent de leur autorité, ni les époux qui se conduisent mal l'un envers l'autre ; en interdisant le divorce, la loi n'est sévère que pour les victimes, elle se charge de river les chaînes, sans pouvoir influer sur les circonstances qui les rendent douces ou cruelles ; elle semble dire : Je ne puis assurer votre bonheur, mais je garantirai du moins la durée de votre infortune. Certes, il faudra que la morale fasse de grands progrès, avant que l'on rencontre beaucoup d'époux qui se résignent au malheur, sans y échapper de quelque manière ; et si l'on y échappe, et si la société se montre indulgente en proportion de la sévérité même des institutions, c'est alors que toutes les idées de devoir et de vertu sont confondues, et que l'on vit sous l'esclavage civil comme sous l'esclavage politique, dégagé par l'opinion des entraves imposées par la loi.

Ce sont les circonstances particulières à chacun, qui déterminent si le divorce autorisé par la loi, peut être approuvé par le tribunal de l'opinion et de notre propre coeur. Un divorce qui auroit pour motif des malheurs survenus à l'un des deux époux, seroit l'action la plus vile que la pensée pût concevoir ; car les affections du coeur, les liens de famille, ont précisément pour but de donner à l'homme des amis indépendans de ses succès ou de ses revers, et de mettre au moins quelques bornes à la puissance du hasard sur sa destinée. Les Anglois, cette nation morale, religieuse et libre ; les Anglois ont dans la liturgie du mariage une expression qui m'a touché : Je l'accepte, disent réciproquement la femme et le mari, in health and in sickness, for better and for worse ; dans la santé comme dans la maladie, dans ses meilleures circonstances, comme dans ses plus funestes.

La vertu, si même il en faut pour partager l'infortune, quand on a partagé le bonheur ; la vertu n'exige alors qu'un dévouement tellement conforme à une nature généreuse, qu'il lui seroit tout-à-fait impossible d'agir autrement. Mais les Anglois, dont j'admire, sous presque tous les rapports, les institutions civiles, religieuses et politiques, les Anglois ont eu tort de n'admettre le divorce que pour cause d'adultère : c'est rendre l'indépendance au vice, et n'enchaîner que la vertu ; c'est méconnaître les oppositions les plus fortes, celles qui peuvent exister entre les caractères, les sentimens et les principes.

L'infidélité rompt le contrat, mais l'impossibilité de s'aimer dépouille la vie du premier bonheur que lui avoit destiné la nature ; et quand cette impossibilité existe réellement, quand le temps, la réflexion, la raison même de nos amis et de nos parens la confirment, qui osera prononcer qu'un tel mariage est indissoluble ? Une promesse inconsidérée, dans un âge où les lois ne permettent pas même de statuer sur le moindre des intérêts de fortune, décidera pour jamais du sort d'un être dont les années ne reviendront plus, qui doit mourir, et mourir sans avoir été aimé !

La religion catholique est la seule qui consacre l'indissolubilité du mariage ; mais c'est parce qu'il est dans l'esprit de cette religion d'imposer la douleur à l'homme sous mille formes différentes, comme le moyen le plus efficace pour son perfectionnement moral et religieux.

Depuis les macérations qu'on s'inflige à soi-même, jusques aux supplices que l'inquisition ordonnoit dans les siècles barbares, tout est souffrance et terreur dans les moyens employés par cette religion, pour forcer les hommes à la vertu.

La nature, guidée par la Providence, suit une marche absolument opposée ; elle conduit l'homme vers tout ce qui est bon, comme vers tout ce qui est bien, par l'attrait et le penchant le plus doux.

La religion protestante, beaucoup plus rapprochée du pur esprit de l'Évangile que la religion catholique, ne se sert de la douleur ni pour effrayer ni pour enchaîner les esprits. Il en résulte que dans les pays protestans, en Angleterre, en Hollande, en Suisse, en Amérique, les moeurs sont plus pures, les crimes moins atroces, les lois plus humaines ; tandis qu'en Espagne, en Italie, dans les pays où le catholicisme est dans tonte sa force, les institutions politiques et les moeurs privées se ressentent de l'erreur d'une religion qui regarde la contrainte et la douleur comme le meilleur moyen d'améliorer les hommes.

Ce n'est pas tout encore : comme cet empire de la souffrance répugne à l'homme, il y échappe de mille manières. De là vient que la religion catholique, si elle a quelques martyrs, fait un si grand nombre d'incrédules ; on s'avouoit athée ouvertement en France, avant la révolution. Spinosa est italien : presque tous les systèmes du matérialisme ont pris naissance dans les pays catholiques, tandis qu'en Angleterre, en Amérique, dans tous les pays protestans enfin, personne ne professe cette opinion malheureuse ; l'athéisme, n'ayant dans ces pays aucune superstition à combattre, ne paroîtroit que le destructeur des plus douces espérances de la vie.

Les stoïciens, comme les catholiques, croyoient que le malheur rend l'homme plus vertueux ; mais leur système, purement philosophique, étoit infiniment moins dangereux.

Chaque homme, se l'appliquant à lui seul, l'interprétoit à sa manière ; il n'étoit point uni à ces superstitions religieuses, qui n'ont ni bornes ni but. Il ne donnoit point à un corps de prêtres un ascendant incalculable sur l'espèce humaine ; car l'imagination répugnant aux souffrances, elle est d'autant plus subjuguée, quand une fois elle s'y résout, qu'il lui en a coûté davantage ; et l'on a bien plus de pouvoir sur les hommes que l'on a déterminés à s'imposer eux-mêmes de cruelles peines, que sur ceux qu'on a laissés dans leur bon sens naturel, en ne leur parlant que raison et bonheur.

L'un des bienfaits de la morale évangélique, étoit d'adoucir les principes rigoureux du stoïcisme ; le christianisme inspire surtout la bienfaisance et l'humanité ; et par de singulières interprétations, il se trouve qu'on en a fait un stoïcisme nouveau, qui soumet la pensée à la volonté des prêtres, tandis que l'ancien rendoit indépendant de tous les hommes ; un stoïcisme qui fait votre coeur humble, tandis que l'autre le rendoit fier ; un stoïcisme qui vous détache des intérêts publics, tandis que l'autre vous dévouoit à votre patrie ; un stoïcisme enfin qui se sert de la douleur pour enchaîner l'âme et la pensée, taudis que l'autre du moins la consacroit à fortifier l'esprit, en affranchissant la raison.

Si ces réflexions, que je pourrais étendre beaucoup plus, si votre esprit, madame, ne savoit pas y suppléer ; si ces réflexions, dis-je, vous ont convaincue que celui qui veut conduire les hommes à la vertu par la souffrance, méconnoit la bonté divine, et marche contre ses voies, vous serez d'accord avec moi dans toutes les conséquences que je veux en tirer.

Retracez-vous tous les devoirs que la vertu nous prescrit ; notre nature morale, je dirai plus, l'inpulsion de notre sang, tout ce qu'il y a d'involontaire en nous, nous entraîne vers ces devoirs.

Faut-il un effort pour soigner nos parens, dont la seule voix retentit à tous les souvenirs de notre vie ? Si l'on pouvoit se représenter une nécessité qui contraignît à les abandonner, c'est alors que l'âme seroit condamnée aux supplices les plus douloureux ! Faut-il un effort pour protéger ses enfans ? la nature a voulu que l'amour qu'ils inspirent fût encore plus puissant que toutes les autres passions du coeur. Qu'y auroit-il de plus cruel que d'être privé de ce devoir ? Parcourons toutes les vertus, fierté, franchise, pitié, humanité ; quel travail ne faudroit-il pas faire sur son caractère, quel travail ne feroit-on pas en vain, pour obtenir de soi, malgré la révolte de sa nature, une bassesse, un mensonge, un acte de dureté ? D'où vient donc ce sublime accord entre notre être et nos devoirs ? de la même Providence, qui nous a attirés par une sensation douce vers tout ce qui est nécessaire à notre conservation. Quoi ! la Divinité qui a voulu que tout fût facile et agréable pour le maintien de l'existence physique, auroit mis notre nature morale en opposition avec la vertu ! La récompense nous en seroit promise dans un monde inconnu ; mais pour celui dont la réalité pèse sur nous, il faudroit réprimer sans cesse l'élan toujours renaissant de l'âme vers le bonheur ; il faudroit réprimer ce sentiment doux en lui-même, quand il n'est pas injustement contrarié.

De quelles bizarreries les hommes n'ont-ils pas été capables ? Le Créateur les avoit préservés de la cruauté par la sympathie, le fanatisme leur a fait braver cet instinct de l'âme, en leur persuadant que celui qui en avoit doué leur nature leur commandoit de l'étouffer.

Un désir vif d'être heureux anime tous les hommes, des hypocrites ont représenté ce désir comme la tentation du crime.

Ils ont ainsi blasphémé Dieu, car toute la création repose sur le besoin du bonheur.

Sans doute on pourroit abuser de cette idée comme de toutes les autres, en la faisant sortir de ses limites. Il y a des circonstances où les sacrifices sont nécessaires ; ce sont toutes celles où le bonheur des autres exige que vous vous immoliez vous-même à eux : mais c'est toujours dans le but d'une plus grande somme de félicité pour tous, que quelques-uns ont à souffrir ; et le moyen de la nature, au moral comme au physique, ce sont les jouissances de la vie.

Si ces principes sont vrais, peut-on croire que la Providence exige des hommes de supporter la plus amère des douleurs, en les condamnant à rester liés pour toujours à l'objet qui les rend profondément infortunés ? Ce supplice seroit-il ordonné par la bonté suprême ? Et la miséricorde divine l'exigeroit-elle pour expiation d'une erreur ?

Dieu a dit : Il ne convient pas que l'homme soit seul ; cette intention bienfaisante ne seroit pas remplie, s'il n'existait aucun moyen de se séparer de la femme insensible ou stupide, ou coupable, qui n'entreroit jamais en partage de vos sentimens ni de vos pensées !

Qu'il est insensé, celui qui a osé prononcer qu'il existoit des liens que le désespoir ne pouvoit pas rompre ! La mort vient an secours des souffrances physiques, quand on n'a plus la force de les supporter, et les institutions sociales feroient de cette vie la prison d'Hugolin, qui n'avoit point d'issue ! Ses enfans y périrent avec lui ; les enfans aussi souffrent autant que leurs parens, quand ils sont renfermés avec eux dans le cercle éternel de douleurs, que forme une union mal assortie et indissoluble.

La plus grande objection que l'on fait contre le divorce, ne concerne point la situation où se trouve M. de Mondoville, puisqu'il n'a point d'enfans ; je ne rappellerai donc point tout ce qu'on pourrait répondre à cette difficulté.

Néanmoins, je vous dirai que les moralistes qui ont écrit contre le divorce, en s'appuyant de l'intérêt des enfans, ont tout-à-fait oublié que si la possibilité du divorce est un bonheur pour les hommes, elle est un bonheur aussi pour les enfans, qui seront des hommes à leur tour. On considère les enfans en général comme s'ils dévoient toujours rester tels ; mais les enfans actuels sont des époux futurs ; et vous sacrifiez leur vie à leur enfance, en privant, à cause d'eux, l'âge viril d'un droit qui peut-être un jour les auroit sauvés du désespoir.

J'ai dû, m'adressant à un esprit de votre force, discuter l'opinion qui vous intéresse sous un point de vue général ; mais combien je suis plus sûr encore d'avoir raison, en ne considérant que votre position particulière ! Léonce vouloit s'unir à vous ; c'est par une supercherie qu'il est l'époux de mademoiselle de Vernon ; vous n'avez pu renoncer l'un à l'autre, vous passez votre vie ensemble, Léonce n'aime que vous, n'existe que pour vous ; sa femme l'ignore peut-être encore, mais elle ne peut tarder à le découvrir ; votre généreuse conduite envers M. de Valorbe, a été la première cause des abominables injustices dont vous souffrez ; mais il étoit impossible que, tôt ou tard, votre attachement pour Léonce ne vous fît pas beaucoup de tort dans l'opinion. Vous vivez, par un hasard que vous devez bénir, dans une de ces époques rares où la puissance ne méprise pas les lumières ; dans un mois la loi du divorce sera décrétée, et Léonce, en devenant votre époux, vous honorera par son amour, au lieu de vous perdre en s'y livrant.

Craindriez-vous la défaveur du monde ? Vous avez vu ma femme la supporter peut-être avec peine ; mais je vous prédis que cette défaveur ira chaque jour en décroissant ; les moeurs deviendront plus austères, le mariage sera plus respecté, et l'on sentira que tous ces biens sont dus à la possibilité de trouver le bonheur dans le devoir.

Il est vrai que le divorce, paraissant à quelques personnes le résultat d'une révolution qu'elles détestent, leur déplaît sous ce rapport beaucoup plus que sous tous les autres ; et comme les haines politiques se dirigent plutôt contre un homme que contre une femme, il se peut que Léonce soit blâmé plus vivement que vous, en adoptant une résolution que l'esprit de parti réprouveroit. Mais s'il faut une sorte de raison hardie dans les femmes, pour se déterminer à devenir l'objet des jugemens du public, il ne doit rien en coûter à un homme sensible, pour assurer la gloire et la félicité de celle que son amour a pu compromettre.

Je sais que M. de Mondoville a été élevé dans un pays où l'on tient beaucoup à toutes les idées, comme à tous les usages antiques ; mais il est trop éclairé pour ne pas sentir que les illusions qui inspiroient autrefois de grandes vertus, n'ont pas assez de puissance maintenant pour les faire renaître. Ces souvenirs chancelans ne peuvent nous servir d'appui, et il faut fonder les vertus civiles et politiques sur des principes plus d'accord avec les lumières et la raison. Enfin, je n'en doute pas, il vous suffira d'apprendre à M. de Mondoville que le divorce devient possible, pour qu'il saisisse avec transport un tel espoir de bonheur ; il seroit indigne de lui de sacrifier votre réputation à son amour, et de ne ménager que la sienne ! il seroit indigne de lui, de s'affranchir comme il le fait du joug de son mariage, et de n'avoir pas la volonté de le briser légalement !

Voudroit-il reconnoître que sa passion pour vous est plus forte que ses devoirs, mais qu'elle céderoit aux frivoles censures de la société ? Je m'arrête ; une telle supposition est impossible.

J'ai toujours pensé qu'un homme ne peut répondre, ni de son bonheur, ni de celui de la femme qu'il aime, s'il ne sait pas dédaigner l'opinion ou la subjuguer. M. de Mondoville est, de tous les caractères, le plus fort, le plus ardent, le plus énergique ; se pourroit-il qu'il fût dépendant des jugemens des autres, tandis qu'il semble plus fait que personne pour dominer tous les esprits ? non, je ne puis le croire, et c'est de vous seule que dépendra sans, doute la décision de votre sort.

Vous inspirez, madame, un intérêt si tendre et si profond, vous vous êtes conduite pour ma femme et pour moi avec une générosité si parfaite, que je donnerais beaucoup de mes années pour vous inspirer le courage d'être heureuse. Le ciel, l'amour, l'amitié, toutes les puissances généreuses seconderont, je l'espère, les voeux que je fais pour vous.

HENRI DE LEBENSEI.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVIII

LETTRE XVIII

Réponse de Delphine à M. de Lebensei.

Paris, ce 3 septembre.

Ah ! quel mal vous m'avez fait ! C'est votre amitié qui vous a inspiré ; mais falloit-il renouveler les regrets d'un malheur irréparable ? Oui, il l'est, et je serois indigne de votre estime, si j'acceptais un moment l'espoir que vous avez conçu pour moi : vous n'aimez point Matilde, vous avez même de justes raisons de vous en plaindre ; il étoit donc naturel que vous vous fissiez illusion sur les devoirs de Léonce, et sur les miens envers elle. Cette erreur ne m'étoit pas possible, je ne l'ai pas admise un seul instant ; mais il y a des paroles qui bouleversent l'âme, alors même qu'il n'en doit rien résulter : lorsque j'ai lu dans votre lettre, comme à travers un nuage, ces mots : Léonce n'est point irrévocablement lié à Matilde, il peut encore devenir votre époux, j'ai frissonné, j'ai éprouvé je ne sais quelle émotion indéfinissable, hors de l'existence, au-delà de ses bornes ; je ne puis me faire maintenant aucune idée de cette impression. Si l'âme, dans une extase, avoit entrevu la destinée des bienheureux, et qu'elle retombât l'instant d'après sur les peines de la vie, comment pourroit-elle exprimer ce qu'elle auroit senti ? Cette sorte de confusion est dans ma tête ; j'ai éprouvé au coeur, en lisant vos premières lignes, une sensation que je ne retrouverai jamais ; elle est passée, mais ce souvenir rend l'existence réelle plus arrière.

Je me hâte de vous répondre avant d'avoir vu Léonce ; je désire qu'il ignore à jamais la proposition que vous m'avez faite ; son consentement ou son refus me seroit également pénible. Ma situation est sans espoir, je le sais ; tout ce que vous avez dit est vrai ; des peines que vous ignorez encore me menacent ; si Matilde vient à découvrir les sentimens qu'un hasard lui a dérobés jusqu'à présent, j'immolerai mon bonheur à Matilde, aptes avoir sacrifié ma réputation à Léonce.

Tout me prouve, hélas ! qu'il n'est point de félicité possible pour l'amour hors du mariage, point de repos pour la foiblesse encore vertueuse qui veut composer avec l'amour ; mais cette douloureuse conviction ne peut me faire adopter le conseil que vous me donnez, il seroit criminel pour moi de le suivre ; daignez m'entendre, je suis loin de vous offenser.

Ne pensez pas que mon esprit repousse ce que la plus sage philosophie vous inspire : je pense, il est vrai, qu'à moins de circonstances semblables à celles où madame de Lebensei s'est trouvée, la délicatesse d'une femme doit lui inspirer beaucoup de répugnance pour le divorce ; mais je ne crois point aux voeux irrévocables, ils ne sont, ce me semble, qu'un égarement de notre propre raison, sanctionné par l'ignorance ou le despotisme des législateurs. Mais, si j'étois capable d'exciter Léonce au divorce avec Matilde, si je considérois même cette idée comme un avenir, comme une chance possible, je désavouerois le principe de morale qui m'a toujours servi de guide ; je sacrifierois le bonheur légitime d'une autre à moi ; je ferois enfin ce qui me semblèrent condamnable, et celui qui brave sa conscience est toujours coupable. Nul repentir n'est imprévu, le remords s'annonce de loin ; et qui sait interroger son coeur, connoît avant la faute, tout ce qu'il éprouvera quand elle sera commise.

Le divorce jetteroit Matilde dans un profond désespoir, elle le regarderoit comme un crime, ne se considéreroit jamais comme libre, et s'enfermeroit dans un cloître pour le reste de ses jours. Je ne sais pas avec certitude quel degré de peine elle éprouveroit, si elle connoissoit l'attachement de Léonce pour moi ; mais ce dont je ne puis douter, c'est qu'elle seroit à jamais infortunée, si Léonce, profitant de la loi du divorce, se permettoit une action qui serait, à ses yeux, un sacrilège impie.

Quand ma coupable et malheureuse amie, madame de Vernon, trompa Léonce pour l'unir à sa fille, Matilde l'ignoroit ; elle n'y auroit point consenti, elle s'est toujours conduite avec bonne foi ; c'est une personne peu aimable, mais vertueuse. Elle n'est tourmentée ni par son imagination, ni par sa sensibilité ; elle n'observe ni avec un esprit, ni avec un coeur inquiet la conduite de son époux ; mais elle éprouveroit une douleur mortelle, si on venoit l'attaquer dans les idées où elle s'est retranchée, si l'on offensoit à la fois sa fierté et sa religion.

Pour obtenir le bonheur d'être la femme de Léonce, je ne sais quel est le supplice qui ne me paroîtroit pas doux ! Je vous l'avoue, dans la sincérité de mon coeur, j'accepterois avec délice trois mois de ce bonheur et la mort. Mais je le demande à vous-même, âme noble et généreuse ! auriez-vous épousé votre Élise aux dépens du bonheur d'un autre ? voudriez-vous de la félicité suprême à ce prix ? Où se réfugier pour éviter le regret de la peine qu'on a causée ? Connoissez-vous un sentiment qui poursuive le coeur avec une amertume si douloureuse ! l'amour qui fait tout oublier, devoirs, craintes, sermens, l'amour même donne à la pitié une nouvelle force ; ce sont des sentimens sortis de la même source, et qui ne peuvent jamais triompher l'un de l'autre.

L'ambitieux perd aisément de vue les chagrins qu'il a fait éprouver pour arriver à son but ; mais le bonheur de l'amour dispose tellement le coeur à la sympathie, qu'il est impossible de braver, pour l'obtenir, le spectacle ou le souvenir de la douleur. On se relève de beaucoup de torts ; la vertu est dans la nature de l'homme ; elle reparoît dans son âme après de longs égaremens, comme les forces renaissent dans la convalescence des maladies ; mais, quand on a combattu la pitié, on a tué son bon génie, et tous les instincts du coeur ne parlent plus.

Oui, je repousserai loin de ma pensée lé bonheur qui me fut promis une fois sous les auspices de l'innocence et de la vertu, mais que rien désormais ne sauroit me rendre ; je devrois faire plus, je devrois cesser de voir Léonce ; mais je ne puis me le cacher, mon caractère n'a pas la force nécessaire pour les sacrifices ; je remplis les devoirs que les qualités naturelles rendent faciles, je suis peu capable de ceux qui exigent un grand effort ; peut-être dans votre système bienfaisant, qui fait du bonheur la source et le but de toutes les vertus, peut-être n'avez-vous pas assez réfléchi à ces combinaisons de la destinée qui commandent de se vaincre soi-même ; je suis dans l'une de ces situations déchirantes, et je sens ce qu'il me manque pour suivre rigoureusement mon devoir.

Il n'est pas vrai, comme votre coeur se plaît à le supposer, qu'il ne faille point d'effort pour être vertueux : c'est le bonheur, j'en conviens avec vous, qu'on doit considérer comme, le but de la Providence ; mais la morale, qui est l'ordre donné à l'homme de remplir les intentions de Dieu sur la terre, la morale exige souvent que le bonheur particulier soit immolé au bonheur général. Jugez par moi de ce qu'il pourroit en coûter pour accomplir les devoirs dans toute leur étendue ! Je crois que j'ai les vertus qu'une bonne nature peut inspirer, mais je n'atteins pas à celles qu'on ne peut exercer qu'en triomphant de son propre coeur. Je suis, je ne me le cache point, dans un rang inférieur parmi les âmes honnêtes : les vertus qui se composent de sacrifices, méritent peut-être plus d'estime que les meilleurs mouvemens.

Dans cette circonstance au moins, je n'hésiterai pas sur mon devoir ; l'opinion me persécutera, des malheurs de tout genre tomberont sur moi, je ne pourrois pas m'y dérober à présent, même en renonçant à Léonce : mais je suis plus loin encore de vouloir y échapper, en portant atteinte à la destinée de Matilde.

Que mes fautes perdent mon bonheur, mais qu'elles ne causent de peines à personne ! et que l'infortunée Delphine, seule punie de son amour, ne fasse jamais verser d'autres larmes que les siennes !

En rejetant le conseil que votre amitié me donne, je ne sens pas moins vivement tout ce que je vous dois, monsieur, pour vous être occupé de moi avec tant de sollicitude ; et c'est un souvenir qu'il m'est doux de joindre à tous ceux qui m'attachent pour la vie à vous et à votre Élise.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIX

LETTRE XIX

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 4 septembre.

M. de Lebensei, ma chère Élise, en apprenant : à Léonce qu'il m'avoit écrit, m'a causé de nouveaux chagrins, quoique assurément son unique désir fût de me les épargner. Léonce, hier, est venu chez moi ; il étoit depuis trois jours à Paris, sans avoir cherché à me voir ; il falloit qu'il fût bien mécontent de hui-même, puisqu'il n'avoit pas besoin de m'ouvrir son coeur. J'étois seule ; je vis sur sa physionomie, comme il entroit dans ma chambre, une vive expression d'inquiétude, et, sans me dire un mot ni de son absence, ni de son retour, ses premières paroles furent pour me demander si j'avois reçu une lettre de M. de Lebensei, et si j'y avois répondu ; je fus très troublée de cette question ; il insista, ma réponse n'étoit point encore partie. Léonce aperçut la lettre de votre mari et la mienne sur ma table, et me demanda de les lui montrer ; je m'y refusai d'abord ; il s'en plaignit avec une sorte de mécontentement sévère et triste qu'il m'est impossible de supporter ; je me levai, désespérée de céder à ce qui me sembloit la nécessité, la volonté de Léonce, et je lui remis la lettre de M. de Lebensei et la mienne ; j'aurois donné tout au monde pour les lui cacher, mais son regard ne me permit pas d'hésiter à lui obéir.

En prenant ces lettres, il soupira et se tut ; j'étois aussi moi-même dans l'anxiété la plus douloureuse ; je ne sais ce que je désirois, je ne sais ce que je craignois d'entendre, mais je souffrois cruellement.

Dès les premières lignes de la lettre de M. de Lebensei, Léonce changea de visage ; il pâlit et rougit alternativement, sans lever les yeux sur moi, ni prononcer une seule parole, quoique tout trahît en lui l'émotion la plus profonde.

Après avoir lu la lettre de M. de Lebensei, il prit la mienne, ses mains trembloient en la tenant ; je m'efforçois pendant ce temps de paroître tranquille et de dissimuler ma violente agitation ; il me sembloit qu'il y avoit une sorte de honte, dans cette situation, à laisser voir mon trouble.

Quand Léonce fut à l'endroit de ma lettre où je repoussois avec vivacité l'idée du divorce, les larmes le suffoquèrent ; il laissa tomber sa tête sur sa main, avec des sanglots qui me déchirèrent le coeur : je l'avois vu souvent attendri, mais c'étoit la première fois que, cessant de se retenir, il se livroit à ses pleurs, comme si toutes les puissances de son âme avoient à la fois cédé dans le même moment. Je fus bouleversée en le voyant dans cet état, quoique je n'en connusse pas bien la cause, et que je craignisse même de la pénétrer : mais qui peut peindre l'effet que produit un caractère fort, lorsqu'il est abattu par la sensibilité ? jamais les larmes des femmes, jamais les émotions de la faiblesse ne pourraient ébranler le coeur à cet excès, ne sauroient inspirer un intérêt si tendre et néanmoins si douloureux !-Léonce, mon cher Léonce, lui répétai-je plusieurs fois, quel est le sentiment qui vous oppresse ? parlez sans crainte à votre amie, vous pouvez tout lui avouer : est-ce la calomnie qu'on a répandue sur moi, qui vous afflige si douloureusement ? Est-ce cette proposition inattendue, mais vivement repoussée ?-Je m'arrêtai, il ne répondit rien, ses, larmes redoubloient ; il essayoit, mais en vain, de se contraindre ; et rejetant sa tête en arrière, avec l'impatience de ne pouvoir triompher de son émotion, il couvrit son visage de son mouchoir, et des cris de douleur lui échappèrent.

Il me fut impossible de supporter plus long-temps ce silence, ce désespoir extraordinaire, et je me jetai aux genoux de Léonce, pour le conjurer de me parler et de m'entendre.

Ce mouvement fit sur lui l'impression la plus vive, il me regarda quelques instans avec étonnement, avec transport, comme si quelque chimère heureuse se fût réalisée à ses yeux ; il me saisit dans ses bras, me replaça sur le canapé, et se prosternant à mes pieds, il me dit :-Oui, vous êtes un ange. Mais moi ! mais moi...-Son visage redevint sombre, et il se releva.

Le jour baissoit, un mouvement que je fis lui persuada que j'allois sonner pour demander de la lumière ; il me saisit la main et me dit :-Restons dans cette obscurité ; je ne veux pas que vous lisiez rien sur mon visage ; je ne veux pas apercevoir sur le vôtre ce qui vous occupe, tout doit être mystère, rien ne peut plus se confier.-Grand Dieu ! m'écriai-je, quel affreux changement !-J'allois continuer ; j'allois le forcer à s'expliquer, lorsque ma soeur entra, et dans l'instant même Léonce disparut.

Jugez quelles cruelles réflexions ont déchiré mon coeur ! Est-ce l'opinion de M. de Lebensei sur la possibilité du divorce qui a jeté Léonce dans cet égarement ? ou n'est-ce pas plutôt qu'il me croit perdue dans l'opinion, et que ce malheur est au-dessus de ses forces ?

Je saurai la vérité, le doute qui me tourmente ne peut subsister plus long-temps ; mais je vous en conjure, ma chère Élise, priez votre mari de ne rappeler en aucune manière à Léonce l'idée qu'il avoit conçue ; vous voyez bien que cette idée ne peut produire que des peines.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XX.

LETTRE XX.

Delphine à Léonce.

Je veux, Léonce, que vous me parliez avec sincérité, avec courage même, dussiez-vous me faire beaucoup souffrir. Vous savez quels sont les chagrins cruels qui, depuis votre querelle avec M. de Valorbe, ont troublé ma vie ; je vous l'avouerai, j'ai senti en vous revoyant, que tout ce qui m'affligeoit n'étoit rien, en comparaison des peines que vous seul pouvez me faire éprouver.

Je vous ai promis, en présence de ma soeur, de ne jamais me séparer de vous, tant que le bonheur de Matilde ne l'exigeroit pas de moi ; peut-être que bientôt, à son retour d'Andelys, elle sera informée à la fois et des calomnies et de la vérité ; mais quand même un hasard inouï, prolongeroit sa sécurité, c'est vous que j'interroge, pour savoir si je ne dois pas m'éloigner. Ne croyez point que je veuille partir pour me dérober à la méchanceté dont je suis la victime ; je puis peut-être m'en relever aux yeux des autres, je puis du moins trouver dans ma conscience qui est pure, et dans ma fierté qui est orgueilleuse, de quoi me rendre indépendante des accusations que je méprise ; mais ce qu'il m'est impossible de supporter, c'est la moindre diminution dans le bonheur que mon attachement vous faisoit goûter.

Examinez avec scrupule, je vous en conjure, l'impression qu'a produite sur vous l'horrible mal qu'on a dit de moi, et la dégradation sensible qui doit en résulter dans le rang que la société m'accordoit.

Demandez-vous si cette espèce de prestige dont la faveur du monde entoure les femmes, ne séduisoit pas votre imagination, et si elle ne se refroidira pas, lorsque ceux que vous verrez, loin de partager votre enthousiasme pour moi, le combattront de toutes les manières.

Il entre dans la passion de l'amour tant de sentimens inconnus à nous-mêmes, que la perte d'un seul pourroit flétrir tous les autres.

Ah ! s'il me falloit partir quand vous me regretteriez moins !

Pardonnez, Léonce, je ne veux pas votre malheur : s'il faut nous séparer, je souhaite vivement que le temps et la raison adoucissent un jour votre peine ; mais qui pourroit me condamner à désirer que vous supportiez plus facilement mon absence, parce que l'illusion qui me rendoit aimable à vos yeux auroit disparu !

O Léonce ! préservez-moi d'une telle douleur, laissez-moi vous quitter quand je vous suis chère encore, quand l'injustice des hommes n'a pas eu le temps d'agir sur vous, et que je puis disparoître, en vous laissant un souvenir qui n'est point altéré. Léonce, réfléchissez à ma demande, ne vous confiez pas même au premier mouvement généreux qui vous la feroit repousser. Songez que votre caractère peut vous dominer malgré vous, et que vous ne parviendriez jamais à me dérober vos impressions. L'amour ne seroit pas la plus pure, la plus céleste des affections du coeur, s'il étoit donné à la puissance de la volonté d'imiter son charme suprême. On trompe les femmes qui n'ont que de l'amour-propre, mais le sentiment éclaire sur le sentiment ; et nos âmes, long-temps confondues, ne peuvent plus se rien cacher l'une à l'autre.

Consentez à mon départ dans ce moment, doux encore, puisque mes ennemis, en vous rendant malheureux, ne vous ont point détaché de moi.

Loin de vous, je ne cesserai point de vous aimer ; il me restera du passé quelques sentimens qui m'aideront à vivre ; mais, si j'avois vu votre amour succomber lentement au souffle empoisonné de la calomnie, je n'éprouverois plus rien qui ne fût amer et désespéré.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXI.

LETTRE XXI.

Léonce à Delphine.

Ai-je mérité la lettre que vous venez de m'écrire ? Vous m'avez fait rougir de moi ; il faut que je vous aie donné une bien misérable idée de mon caractère, pour que vous puissiez imaginer un instant que votre malheur ait affoibli mon attachement pour vous. O Delphine ! avec quel profond dédain je repousserois une telle injustice, si vous n'en étiez pas l'auteur ! qu'ai-je dit, qu'ai-je montré, qu'ai-je éprouvé, qui justifie ce soupçon indigne de vous ?

Vous m'avez vu avant-hier dans un état extraordinaire... Une proposition frappante, quoique impossible, avoit renouvelé tous mes regrets... Elle remplissoit mon coeur d'une foule de pensées douloureuses, contraires, diverses, et néanmoins si confuses, qu'il m'eût été pénible de les exprimer... Voilà tout le secret de mon trouble.

Sans doute, j'ai été affligé des calomnies que des infâmes ont répandues contre vous, mais c'est moi que j'accuse, comme la première cause de ce malheur. Le chagrin que j'en ai ressenti n'est-il pas de tous les sentimens le plus naturel ? puis-je vous aimer et être indifférent à votre réputation ? puis-je vous aimer et ne pas sentir avec désespoir, avec rage, les fatales circonstances qui me condamnent à l'impuissance de vous venger ? Mais, Delphine, je te le jure, jamais ton amant ne t'a chérie plus profondément ; il est vrai, je suis susceptible pour toi comme pour moi-même, ou plutôt mille fois plus encore ! crois aux témoignages de sentiment qui s'accordent avec le caractère, ce sont les plus vrais de tous. Dans aucun moment je ne pourrois supporter ton absence ; mais, s'il me falloit attribuer ton départ à la fausse idée que tu aurois conçue des dispositions de mon coeur, je te suivrois, pour te détromper, jusqu'au bout du monde.

Quoi ! mon amie, tu voudrois t'éloigner de moi, au premier chagrin qui a frappé ta vie brillante ! tu ne me croirois donc qu'un compagnon de prospérités ? tu n'aurois rien trouvé dans mon coeur qui valût pour l'infortune ! Ah ! que suis-je donc, si ce n'est pas moi que tu recherches dans la douleur, et si la voix de ton ami ne conjure pas loin de toi les peines de la destinée !

Je ne veux point te dissimuler ce que j'éprouve ; car je n'ai pas un sentiment qui ne soit une preuve de plus de mon amour. J'aimois le concert de louanges qui te suivoit partout, il retentissoit à mon coeur ; j'aimois les hommes de t'admirer, je les haïrai de te méconnoître ; mais quand nous ne parviendrions pas à te justifier, à prosterner à tes pieds et la haine et l'envie, ta présence seroit encore le seul bien qui pût m'attacher à l'existence ! Ma Delphine, j'ai déjà beaucoup souffert, mon âme est péniblement ébranlée, prends garde pas m'ôter les seules jouissances qui me restent ; je ne traînerai point la vie au milieu des douleurs, je me l'étois promis long-temps avant de t'avoir connue : crois-tu que ces jours de délices que j'ai passés à Bellerive m'aient appris à mieux supporter le malheur ? jamais un coeur de quelque énergie ne pourra supporter de te perdre, après avoir été l'objet de ton amour.

Tu parles quelquefois d'un éloignement momentané : mon amie, comprends-tu toi-même ce que c'est qu'une année, ce que c'est que bien moins encore, pour des âmes telles que les nôtres ? Ah ! je n'ai pas en moi ce pressentiment de vie qui rend si libéral du temps ; si nous interrompons notre destinée actuelle, je ne sais ce qu'il arrivera, mais jamais, jamais nous ne nous réunirons ! Delphine, frémis de ce présage, une voix au fond de mon coeur l'a prononcé.

Cessez donc de supposer un instant que notre séparation soit possible ; dans quelque lieu de la terre que vous allassiez, je vous y rejoindrois, n'en doutez pas ; le mot de départ n'a plus aucun sens.

Si vous quittez Paris, vous me forcez à m'éloigner de Matilde, pour habiter les mêmes lieux que vous ; ce sera l'unique résultat du sacrifice dont vous persistez à me menacer. N'est-ce donc pas assez de ne vous voir presque jamais seule ? de n'avoir plus ces doux et longs entretiens, qui perfectionnoient mon caractère en me comblant de bonheur ? j'ai dompté mon amour ; la terreur que m'a fait éprouver le danger où ma passion vous avoit précipitée, cette terreur réprime encore les mouvemens les plus impétueux de mon coeur ; c'est assez de ces peines, je n'en supporterai plus de nouvelles, et dans quelque lieu que vous soyez, vous m'y trouverez.

Je n'ai voulu, Delphine, vous implorer qu'au nom de mon amour ; je veux que vous restiez pour moi ; mais l'intérêt même de votre réputation suffiroit seul pour vous en faire la loi : seroit-il digne de vous, de vous éloigner dans ce moment ? N'est-il pas certain qu'on répandroit que si vous aviez pu vous justifier, vous ne seriez pas partie ? Madame d'Artenas, en qui vous avez de la confiance, me disoit hier encore que vous vous deviez de reparoître dans la société, et de triompher vous-même de vos ennemis : ne connoissez-vous pas le monde ! si vous pliez sous le poids de son injustice, il n'attribuera point votre abattement à la douleur, à la sensibilité de votre caractère ; vous êtes trop supérieure pour qu'on revienne à vous par de la pitié ; c'est votre courage qu'il faut opposer aux mensonges de l'envie : si la bonté suffisoit pour la désarmer, vous auroit-elle jamais attaquée ? Mon amie, si tu me rends le calme et la force, en m'assurant que rien n'est changé dans tes projets ni dans ton coeur, nous en imposerons aux méchans : ne saurois-tu pas, avec de l'esprit et de la bonté, réussir aussi-bien qu'eux, avec de la sottise et de la perfidie ?

Confions-nous un peu plus en nous-mêmes ; les envieux nous avertissent de nos qualités par leur haine, eh bien ! appuyons-nous sur ces qualités. Toi, Delphine, toi, surtout, il te suffit de paraître pour plaire, de parler pour être aimée ; ose affronter cette société qui ne peut te braver qu'en ton absence ; je te réponds du triomphe, et tu en jouiras pour moi. Mais quand nos communs efforts n'auroient pas le succès que j'en espère, quoi qu'il puisse arriver, n'ayez plus d'injuste défiance. Ne vous exagérez pas les foiblesses de votre ami ; et que son amour vous réponde de son bonheur, tant qu'il pourra vous voir et que vous l'aimerez.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXII.

LETTRE XXII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 25 septembre.

Combien vous m'avez témoigné d'amitié pendant les jours que vous avez passés près de moi ! Je ne vous laisserai rien ignorer, ma chère Élise, de ce qui m'intéresse ; j'ai le bonheur de croire que votre coeur en est vivement occupé. Léonce est parvenu à me rassurer sur son sentiment, nous avons ressaisi, pour la troisième fois, des espérances de bonheur qui étoient presque entièrement perdues ; mais hélas ! je n'y ai plus la même confiance.

Quand Léonce a passé quelques jours sans aller dans le monde, il croit qu'il est devenu tout-à-fait insensible à cette injustice de l'opinion envers moi, qui l'a blessé si profondément ; mais il ne sait pas que cette douleur, quand on en est susceptible, revient aussi facilement qu'elle se dissipe, cesse et renaît, mais ne se guérit jamais entièrement. Lorsque Léonce en est atteint, il cherche à me le dissimuler, il s'efforce d'être calme ; mais je lis malgré lui dans son coeur ; je vois qu'il souffre de cette peine, d'autant plus amère, qu'il craindroit de m'humilier en me l'avouant : voilà donc la plus douce de nos jouissances, la parfaite confiance déjà altérée ! nous ne nous cachons rien ; mais réciproquement, nous sentons que notre peine est moins douloureuse en ne nous en parlant pas.

Je crains aussi de lui laisser apercevoir que mon coeur n'est pas en tout parfaitement satisfait de lui, je ne veux pas me prévaloir de ses torts pour l'affliger. Ah ! ce n'est pas moi qui le punirai de ses défauts ; hélas ! les événemens ne s'en chargeront peut-être que trop ! il désire, et, quoi qu'il m'en coûte, j'y souscris, que je recommence à sortir, à revoir mes anciennes relations ; il croit que j'effacerai, si je le veux, la trace des calomnies qu'on a répandues sur moi ; et je ne puis me dissimuler que son bonheur est attaché à mes succès à cet égard ; je le ferai donc ; mais quel effort pénible !

Lorsque je suis entrée dans le monde, je croyois voir un ami dans tout homme qui se plaisoit à causer avec moi ; j'éprouve à présent un sentiment bien contraire ; je n'ose m'adresser à personne, parler à personne : une fierté timide m'empêche de rien essayer pour sortir de ma situation, et cependant elle me cause une douleur très-vive ; je pense sans cesse avec amertume à ce qu'on a dit de moi, surtout à ce que Léonce a entendu ! Les ennemis auroient-ils le courage de vous poursuivre, s'ils savoient qu'ils peuvent empoisonner jusqu'à l'affection même qui vous restoit, pour vous consoler de leur haine !

La haine ! juste ciel ! comment l'ai-je méritée, ma chère Élise ? à qui ai-je fait du mal ? à qui n'ai-je pas fait tout le bien qui étoit en ma puissance ? et d'où naissent-elles donc, ces fureurs cachées qui n'attendoient que le moment de la disgrâce pour éclater ? est-ce à la jalousie qu'il faut les attribuer ? Ah ! quelques agrémens, dont je n'ai connu le prix que pour chercher à plaire et à être aimée, donnent-ils assez de bonheur pour exciter tant d'envie ! et il faudra que je brave ces mauvais sentimens dont il m'eût été si doux de m'éloigner ! Deux ans d'absence auroient produit naturellement ce que je n'obtiendrai qu'au prix de mille souffrances : enfin, il le veut, ou plutôt, je sais quel prix il met à me revoir au rang que j'occupois dans l'opinion.

Parviendrai-je jamais à dompter la malveillance ? elle me glace à l'instant où je l'aperçois ; je n'ai plus ni les armes de mon esprit ni celles de mon caractère devant les méchans : ce n'est point par foiblesse ; vous savez si je manque de courage, quand il s'agit de défendre mes amis ; mais j'ai peur de ceux qui me haïssent, parce que je ne sais pas leur opposer un sentiment de même nature ; et les larmes me viennent plus facilement que les expressions méprisantes, quand je me vois l'objet de cet actif besoin de nuire qui remplit les vies désoeuvrées.

N'importe, Léonce est malheureux, et, pour faire cesser sa peine, je saurai retrouver mes forces ; la bonté les affoiblissoit ; la fierté doit les relever. Mais la société, ce plaisir déjà si vide, si insuffisant en lui-même, que sera-t-elle pour moi, si je suis obligée d'en faire une lutte, une guerre, un sujet continuel d'observations et de craintes ?

Déjà depuis quinze jours, ne faut-il pas compter qui vient ou ne vient pas me voir ? ne faut-il pas examiner la nuance des politesses des femmes, le degré de chaleur de leurs empressemens pour moi ! j'ai senti battre mon coeur de crainte, pour une visite à recevoir, pour une misérable formule de politesse à remplir. Je ne connois pas une qualité forte de l'âme, une faculté supérieure de l'esprit qui ne se dégrade par une telle vie ! l'idée générale de ménager l'opinion, de parvenir à la recouvrer, quand une injustice vous l'a ravie, ne rappelle rien à l'esprit qui ne soit sage et noble ; mais combien tous les détails de cette entreprise répugnent à l'élévation des sentimens ! combien ils exigent de souplesse, de contrainte, de condescendance ! Et comme au milieu de ce pénible travail, un mouvement d'orgueil vous dit souvent que vous avez tort de soumettre ce qui vaut le mieux à ce qui vaut le moins, et d'humilier un être distingué, devant la capricieuse faveur de tant d'individus sans nul mérite, de tant d'individus qui, si vous étiez dans la prospérité, se rendroient bientôt justice, et se placeroient d'eux-mêmes à cent pieds au-dessous de vous !

Mais à quoi servent toutes ces plaintes, aux-quelles je m'abandonne en vous écrivant ? Ne sais-je pas que je ferai ce que demandera Léonce ; et sans même qu'il me le demande, ne sais-je pas que je ferai ce qui peut contribuer à me rendre plus aimable à ses yeux !

Félicitez-vous, mon amie, d'avoir pour époux un homme affranchi du joug de l'opinion ; vous êtes peut-être plus foible que lui à cet égard, mais cela vaut mieux que si vous aviez un caractère naturellement indépendant, dont vous ne pussiez tirer aucun secours, parce qu'il blesseroit ce que vous aimez.

Je me rappelle qu'avant d'avoir vu Léonce, la première fois que je lus une lettre de lui, je sentis avec force que les différences de nos

caractères nous rendroient, si nous nous aimions, profondément malheureux. Hélas ! il n'est que trop vrai que, nous le sommes ! mais ce que j'ignorois alors, c'est que le défaut même dont je me plains a je ne sais quel attrait, qui donne à mon sentiment de nouvelles forces.

Un caractère ombrageux et susceptible vous occupe sans cesse par la crainte de lui déplaire. Vous attachez chaque jour plus de prix à satisfaire un homme si délicat sur la réputation et l'honneur. Enfin, quand des défauts, qui appartiennent à l'exagération même de la fierté, ne détachent pas de ce qu'on aime, ils sont un lien de plus ; et l'agitation qu'ils causent donne aux affections passionnées une nouvelle ardeur. Chère Élise, venez me voir, venez avec votre mari ; sa conversation me rend le courage que la parfaite raison sait toujours inspirer.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIII

LETTRE XXIII

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 4 octobre.

Samedi dernier, deux heures après votre départ, ma chère Élise, il est arrivé à ma belle-soeur une lettre de M. de Valorbe, datée de Moulins où son régiment est en garnison. Il lui annonce qu'il a fait son voyage heureusement ; il rappelle indirectement les droits qu'il croit avoir acquis sur mon dévouement ; mais il ne paroît pas avoir la moindre connoissance de ce qui a été dit à Paris relativement à lui ; j'espère qu'il ne le saura point, et que les soins que Léonce a pris pour le justifier, auront réussi ; c'est une telle autorité que Léonce, quand il s'agit de la bravoure d'un homme, que peut-être elle aura suffi pour défendre l'honneur de M. de Valorbe.

J'ai fait hier enfin, ma chère Élise, le cercle de visites dont vous m'aviez recommandé de vous mander le résultat. Heureusement que je n'ai pas trouvé toutes les femmes que j'allois voir ; celles qui ne sont que mes connoissances m'ont paru, à quelques nuances près, les mêmes pour moi, je ne leur demandois rien ; mais quand j'ai voulu prier une ou deux femmes avec qui j'étois plus liée, d'expliquer la vérité, de repousser la calomnie dont j'avois été l'objet, elles se sont crues des personnes en place à qui l'on demande une grâce, et elles m'ont montré toute l'importance, toute la réserve, toute la froideur de la puissance envers la prière. Je me suis hâtée de leur dire que je renonçois à ce que je leur demandois, et leur visage s'est un peu éclairci, quand elles ont été bien certaines que je ne tirerois de leur politesse aucun droit sur leurs services.

Si je puis rétablir ma réputation dans le monde, ce n'est point, j'en suis sûre, en recourant au zèle ou à l'amitié de quelques personnes en particulier ; c'est un hasard heureux dans la vie que d'être secouru par les autres ; il n'y faut point compter, il faut encore moins le demander.

J'aime mieux reparoître courageusement dans la société ; et me conduire comme si je méprisois tellement les mensonges qu'on a osé répandre, que je ne daignasse pas même m'en souvenir. Par degré, les foibles, me voyant de la force, se rapprocheront de moi, ils me reviendront dès qu'ils croiront que je puis me passer de leurs secours. Il y a dans le coeur de la plupart des hommes quelque chose de peu généreux, qui les porte à se mettre en garde contre les démarches les plus communes de la société, dès qu'ils aperçoivent qu'on les désire d'eux vivement. Ils craignent qu'on n'ait un intérêt caché dans ce qui leur semble le plus simple, et redoutent de se trouver par malheur engagés à faire plus de bien qu'ils ne veulent.

Élise, nous ne sommes pas ainsi, nous qui avons souffert : oui, dans toutes les relations de la vie, dans tous les pays du monde, c'est avec les opprimés qu'il faut vivre ; la moitié des sentimens et des idées manquent à ceux qui sont heureux et puissans.

Je me suis hâtée de finir mes pénibles courses par madame d'Artenas, sur laquelle je comptois, et avec raison, à beaucoup d'égards. Madame de R., sa nièce, étoit seule avec elle ; madame d'Artenas m'a reçue avec le même empressement qu'à l'ordinaire, mais seulement avec une nuance de protection de plus. Qu'il est rare, ma chère Élise, que l'adversité ne fasse pas dans les amis un changement quelconque, qui blesse la délicatesse ! plus ou moins d'égards, une familiarité plus marquée, ou une aisance moins naturelle ; tout est un sujet de peine ou d'observation pour celui qui est malheureux : soit qu'en effet il n'y ait rien de plus difficile pour les autres que de rester absolument les mêmes, lorsqu'une idée nouvelle s'est introduite dans leurs relations avec nous ; soit qu'un coeur souffrant, comme une santé foible, s'affecte de mille nuances que le bonheur et la force n'apercevroient pas.

Je vous l'ai dit souvent ; madame d'Artenas est bonne, mais elle n'est pas sensible ; cette différence ne se remarque guère dans les circonstances habituelles de la vie ; mais quand il faut traiter des sujets qui blessent de partout, l'on est étonné de la douleur que font éprouver ces expressions claires et positives qui ne changent rien à la situation, mais tourmentent l'imagination presque autant qu'une nouvelle peine. Madame d'Artenas me citoit sans cesse ce qu'elle avoit fait pour ramener l'opinion sur sa nièce ; elle croyoit m'encourager par l'exemple des services qu'elle lui avoit rendus, comme si cette comparaison pouvoit se soutenir, comme si son premier soin n'auroit pas dû être de l'écarter !

Madame de R. souffroit d'une manière très-aimable, d'un rapprochement qu'elle trouvoit tout-à-fait inconvenable. Chaque fois que madame d'Artenas se servoit d'un terme trop fort, elle l'interrompoit, pour adoucir par des modifications flatteuses ce que sa tante avoit trop prononcé. Je lui ai vu plusieurs fois les larmes aux yeux en me regardant ; je savois beaucoup de gré à madame de R. de ses attentions délicates, mais je ne pouvois l'en remercier ; toute ma force étoit employée à écouter avec douceur les avis utiles de madame d'Artenas ; je rougissois et je pâlissois tour à tour, quand elle me répétoit ce qu'on avoit dit de moi, du ton d'un récit ordinaire. On auroit pu croire qu'elle racontait une histoire arrivée depuis cinquante ans, à des personnes tout-à-fait étrangères à cette histoire. Cependant, comme je ne pouvois douter que le but de tous ses discours ne fut de me rendre service, qu'elle en avoit un sincère désir, et me le témoignoit franchement, je m'imposois, quoi qu'il m'en coûtât, de l'entendre en silence, et de la remercier du moins par un signe de tête, lorsque la parole me manquoit.

Je sentois, d'ailleurs, que la hauteur de l'innocence n'auroit paru que de l'exaltation à madame d'Artenas ; je retenois les expressions élevées et presque orgueilleuses qui m'auroient satisfaite ; et je m'interdisois cette langue sacrée des âmes fières, qu'il ne faut pas prodiguer à qui n'est pas digne de la comprendre.

Le résultat de cette conversation fut qu'il falloit retourner dans le monde ; et comme madame de Saint-Albe doit donner dans quelques semaines un grand concert, où la société de Paris sera réunie, madame d'Artenas, qui est sa parente, veut m'y faire inviter et m'y conduire.

Elle croit que d'ici là mes amis auront eu le temps de me justifier, et de réparer entièrement le tort que m'a fait M. de Fierville. Il me sera pénible de me présenter ainsi à toute l'armée de l'opinion ; mais Léonce le désire, je le ferai. Qui vous auroit dit cependant, ma chère Élise, que cette Delphine dont on envioit la situation, qu'on attendoit dans les nombreuses assemblées (j'ose le dire avec amertume) comme une partie de la fête ; qui vous auroit dit que cette même Delphine, sans un tort réel, par une, suite de sentimens bons ou du moins excusables, se verroit réduite à implorer, pour oser reparoître, l'appui d'une femme d'un caractère et d'un esprit si inférieurs ; et craindroit comme une puissance ennemie, cette même société, ces mêmes hommes qui sembloient ne pas trouver assez d'expressions pour l'enivrer de leurs éloges !

Ah ! quel autre que Léonce pourrait me faire subir le tourment que j'éprouve en courtisant l'opinion ? J'en souffre à chaque heure, à chaque minute ; et cette résolution, une fois prise, exige mille résolutions de détail qui sont toutes également pénibles.

Je sais cependant que si rien de nouveau ne traverse ma vie, je me tirerai de ma situation actuelle, je me replacerai dans la société au rang que j'y occupois, et que Léonce regrette si vivement. Mais pourrai-je jamais oublier que, pour me relever, il a presque fallu supporter des humiliations ? mon caractère reprendra-t-il son indépendance naturelle ? et retrouverai-je jamais le plaisir et la sécurité que j'éprouvois au milieu du monde, avant qu'il m'eût fait connoître tout à la fois son injustice et son pouvoir ?

Combien vous avez mieux fait, ma chère Élise, de vous résigner noblement à la défaveur de la société ! Il a pu vous en coûter, mais vos ennemis ne l'ont pas su, et vous n'avez pas fait un pas pour les rappeler. Je me replacerai peut-être extérieurement dans la même situation ; mais ce qui me la rendoit agréable, mes propres impressions sont changées. Il me faut du calcul et presque de l'art pour captiver de nouveau les suffrages ; ce calcul, cet art, m'ont fait découvrir le secret de tout ; les illusions les plus douces se sont dissipées ; j'ai analysé l'amitié comme la haine, et, pour reconquérir la société, je suis forcée de l'étudier sous un point de vue qui lui ôte sans retour le charme qu'elle avoit pour moi. Mais, Léonce ! à ce nom, les sentimens les plus vrais me raniment ! oubliez, ma chère Élise, les plaintes auxquelles je me suis livrée sur ce qu'il exige de moi ; il m'en témoigne chaque jour une reconnoissance si tendre, qu'elle doit effacer toutes mes peines.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIV.

LETTRE XXIV.

Léonce à Delphine.

Paris, ce 20 octobre.

J'ai enfin, ma Delphine, une nouvelle heureuse à vous annoncer : madame de Mondoville est revenue depuis quelques jours, comme vous le savez ; mais ce que vous ignorez, c'est qu'à son arrivée on n'a pas manqué de l'informer des bruits calomnieux qui s'étoient répandus ; elle m'en a parlé, et je lui ai dit que ce qu'il y avoit de vrai dans cette histoire, c'étoit une action généreuse de vous, l'asile que vous aviez accordé à M. de Valorbe, au moment où il étoit poursuivi. Je dois à Matilde la justice, qu'il est impossible d'avoir mieux accueilli tout ce que mon indignation me suggéroit sur l'infâme conduite de M. de Fierville et de madame du Marset ; et si quelque chose pouvoit me faire une sorte de peine, c'étoit de voir quel point il m'étoit facile de la persuader ! J'ai senti dans cette occasion combien une morale, même exagérée, étoit un grand avantage dans les relations intimes de la vie.

Le soir même de la conversation que j'avois eue avec Matilde, elle se trouva dans une société assez nombreuse où je n'étois pas, et, pendant mon absence, on osa vous attaquer assez vivement. Madame de Mondoville, je le sais d'un de mes amis qui s'y trouvoit, vous défendit avec une telle force, une telle hauteur, qu'elle sut en imposer à tout le monde ; et sa manière de s'exprimer, et l'autorité de sa réputation, ont produit un tel effet, que mon ami, et quelques autres témoins de cette scène, sont tout-à-fait persuadés qu'elle a été la cause d'un changement décisif en votre faveur.

Je ne puis vous dire, ma Delphine, combien je suis touché de la conduite de madame de Mondoville dans cette circonstance ! son bonheur m'est devenu plus cher, plus sacré par cette action, que par tous les liens qui nous unissoient.

Elle doit aller chez vous ce soir, je ne veux point m'y trouver en même temps qu'elle ; je me priverai donc de vous tout le jour : mais qu'il m'est doux de penser que le danger dont vous me menaciez sans cesse n'existe plus ; que toutes les inquiétudes sont à jamais écartées de l'esprit de Matilde ; et que rien désormais, ô mon amie ! ne peut plus me séparer de toi !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXV.

LETTRE XXV.

Delphine à Léonce.

Léonce ! Léonce ! comment vous dire ce qui vient de m'arriver ?

Qu'allez-vous penser ? quelle peine ressentirez-vous ? obtiendrai-je mon pardon ? serez-vous capable de me haïr, quand je me désespère d'avoir accompli ce qui peut-être étoit mon devoir, ce que du moins il étoit impossible de ne pas faire dans la circonstance où je me suis trouvée ?

Votre femme sait mon sentiment pour vous ; et par qui l'a-t-elle appris ? O ciel ! par moi ! Le mot affreux est dit ; maintenant, écoutez-moi, ne rejetez pas ma lettre avec indignation, suivez dans mon récit les impressions qui m'ont agitée, et ; si votre coeur se sépare un instant du mien, s'il éprouve un sentiment qui diffère de ceux qui m'ont émue, alors condamnez-moi.

Madame de Mondoville est venue me voir il y a deux heures ; j'étois seule ; elle m'a montré beaucoup plus d'intérêt qu'il n'est dans son caractère d'en témoigner ; j'évitois, autant qu'il étoit possible, une conversation plus intime, et je l'ai ramenée dix fois sur des sujets généraux ; je respirois, lorsqu'elle renonçoit aux expressions directes d'estime et d'amitié : enfin, par une insistance qui ne lui est pas naturelle, et qui tenoit certainement à un vif sentiment de justice, et surtout de bonté, elle rompit tous mes détours, et me dit :-Ma chère cousine, j'ai appris combien on avoit été injuste envers vous ; j'en ai éprouvé une véritable colère, et je vous ai défendue avec cette chaleur de conviction qui doit persuader.-Je baissai la tête sans rien dire ; elle continua.-Quelle infamie de faire tourner contre vous le service que vous avez rendu à M. de Valorbe ! et quelle absurdité en même temps de mêler mon mari dans cette histoire !

Vous qui avez fait notre mariage, par votre généreuse conduite relativement à la terre d'Andelys, vous que ma mère avoit consultée sur cette union, long-temps avant que je connusse M. de Mondoville, n'êtes-vous pas liée à mon sort par ce que vous avez fait pour moi ? Votre amitié pour ma mère, quoiqu'elle ait été troublée un moment, a certainement conservé assez de droits sur vous, pour que le bonheur de sa fille vous soit cher.-Sans doute, essayai-je de lui répondre, je souhaite votre bonheur, j'y sacrifierois...-Elle m'interrompit en disant :-Vous n'avez pas besoin de me l'affirmer, ma cousine : si j'ai été froide quelquefois pour vous dans un autre temps, si la différence de nos opinions nous a quelquefois éloignées l'une de l'autre, permettez que je le répare dans ce moment où vous avez des peines ; disposez de moi, et je m'applaudirai de l'ascendant que moi et mes amies nous pouvons avoir sur tout ce qui tient à la réputation d'une femme, puisque cet ascendant vous sera utile ; j'animerai en votre faveur ce que vous appelez les dévotes, c'est-à-dire, des personnes assez pures et assez heureuses pour que, devant elles, la malignité soit toujours forcée de se taire.-Oh ! vous êtes trop bonne, beaucoup trop bonne, m'écriai-je très-attendrie ; mais je vous en conjure, ne faites plus rien pour moi, absolument rien, promettez-le moi, je l'exige, je vous en supplie...-Et d'où vient donc cette prière si vive ? répondit Matilde ; ma chère Delphine, est-ce que vous avez un tel éloignement pour moi, que vous ne me trouviez pas digne de vous servir ?-Non, non, interrompis-je ; c'est moi qui ne suis pas digne de vous.

-Qui a pu vous inspirer cette cruelle idée, ma chère cousine ? répondit-elle ; vous n'avez pas les mêmes opinions que moi, j'en suis fâchée pour votre bonheur ; mais me croyez-vous donc assez exagérée pour ne pas reconnoître vos rares qualités, et les services que vous m'avez rendus deux fois, avec tant de délicatesse ?

Suis-je donc incapable d'estimer la parfaite franchise qui ne vous a jamais permis l'ombre de la dissimulation ? c'est cette vertu que j'admire en vous, et qui a toujours été le fondement de ma sécurité. J'ai souvent remarqué que Léonce se plaisoit beaucoup à vous voir ; une fois même, vous vous en souvenez, j'allai vous chercher à Bellerive avec une sorte d'inquiétude, et peut-être même avois-je le désir de vous éprouver ; mais je revins parfaitement convaincue que vous n'aimiez pas Léonce, puisque vous ne vous étiez point trahie quand je vous parlois de mon sentiment pour lui. Hier, quelqu'un, en me racontant l'histoire qu'on a faite sur vous, à l'occasion de M. de Valorbe, eut l'impertinence de me dire que j'étois bien dupe de croire à votre sincérité : j'aurois désiré que vous entendissiez avec quelle force, avec quel dédain je repoussai cette méprisable insinuation ! combien je me plus à répéter, que non-seulement la dissimulation, mais le silence même, qui seroit aussi une fausseté, puisqu'il me tromperoit également, étoit loin de votre caractère, dans une circonstance qui exigeoit d'une âme honnête la plus entière vérité. J'aurois souhaité que pour vous justifier à jamais, l'on m'eût demandé de jurer pour vous...-Dans ce moment, Léonce, ma tête se perdit ; il me sembla qu'il étoit infâme de recevoir ainsi des éloges si peu mérités, d'abuser de sa candeur. Ses discours étoient une interrogation sacrée, et me taire me parut de la perfidie ; enfin, je ne raisonnai pas, mais j'éprouvai cette révolte du sang qui rend une action basse ou perfide tout-à-fait impossible, et je m'écriai :-Matilde, arrêtez ! c'en est trop ! oui, c'en est trop ! Si je l'aimois, devrois-je vous le dire ? Si je l'aimois sans être coupable, en respectant vos droits, votre bonheur...-Mon trouble disoit encore plus que mes paroles.-Achevez, reprit Matilde avec chaleur, achevez ! Delphine, l'aimeriez-vous ? dites-le-moi, ne résistez pas au mouvement généreux que vous éprouvez ! soyez vraie, soyez-le.

-Que vous importe ! lui répondis-je, regrettant déjà ce qui m'étoit échappé ; si je l'aime, je partirai, je mourrai, laissez-moi.-Dans ce moment madame de Lebensei entra ; et, soit que Matilde ne voulût pas rester avec elle, soit qu'elle eût besoin de réfléchir à ce qui s'étoit passé entre nous, elle sortit de ma chambre sans prononcer une parole, et je la laissai partir, confondue moi-même de ce que je venois de dire, ne sachant plus si c'étoit un crime ou une vertu, et n'étant digne, en effet, ni d'approbation ni de blâme ; car je n'avois été qu'entraînée, et, n'ayant eu le temps d'aucune réflexion, je ne m'étois décidée à aucun sacrifice.

Que va-t-il arriver maintenant, Léonce ? je n'ose vous interroger sur ce que vous aura dit Matilde ; je sais mon devoir, mais j'ignore encore comment il se manifestera à moi. Venez me voir, venez ; jouissons de ces jours peut-être les derniers ; Ah ! pourquoi vous cacherois-je que mon coeur se brise, que j'éprouve comme une sorte de repentir...

Qu'allons-nous devenir ? du moins ne vous irritez pas contre moi, n'épuisons pas nos âmes en reproches et en justifications, souffrons comme un coup du sort les suites d'une action complètement involontaire, et cherchons ensemble s'il peut nous rester encore quelques ressources.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVI.

LETTRE XXVI.

Delphine à madame de Lebensei.

Ce 28 octobre.

Vous êtes partie fort inquiète, ma chère Élise, de ma conversation avec madame de Mondoville, et vous avez bien voulu me demander de vous écrire chaque jour ce qui pourroit en arriver ; il s'en est déjà écoulé huit sans que j'aie entendu parler de Matilde ; mais, loin que ce silence me tranquillise, il redouble mon inquiétude. Depuis ce temps, Léonce ne l'a point vue ; elle s'est enfermée chez elle, ou elle est allée à l'église : son mari lui a fait demander plusieurs fois de la voir, elle l'a constamment refusé. Elle est sans doute bien malheureuse à présent, et elle étoit tranquille avant de m'avoir parlé. Oh ! que je serois coupable, si, ne sachant avoir que la foiblesse des bons sentimens, et jamais leur force, je n'avois fait que troubler la vie de Matilde par ma franchise, sans avoir le courage nécessaire pour lui rendre le bonheur !

Mademoiselle d'Albémar m'a blâmée assez vivement ; Léonce a été généreux envers moi, mais il a surtout affecté de parler de cette circonstance comme peu décisive, et d'affirmer qu'il étoit certain d'en adoucir tous les effets. Je n'ai point combattu cette erreur ; je sens approcher la résolution irrévocable, la nécessité toute-puissante, je ne dispute plus sur rien ; ah ! je parlois quand j'avois un besoin secret d'être convaincue, quand je souhaitois confusément qu'on s'opposât au sacrifice que je croyois vouloir ! maintenant je me tairai ; tout repose sur moi ; devoir, malheur, amour, je dois tout contenir dans mon âme solitaire.

Qu'il sera terrible, le moment de se séparer ! il s'offre à moi déjà comme un nuage noir à l'horizon, prêt à s'avancer sur ma tête ; ah ! Que ne puis-je mourir pendant qu'il est loin encore ! Bonne Élise, heureuse Élise, adieu.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVII.

LETTRE XXVII.

Delphine à madame de Lebensei.

Ce 4 novembre.

Mon sort est décidé ! il l'est depuis quatre jours ; je n'ai pas eu la force de vous l'écrire. Si votre pressante lettre ne m'étoit pas arrivée ce matin, je ne sais si j'aurois pu prendre sur moi de raconter tant de douleurs. Je le vois encore, mais bientôt je ne le verrai plus ; il ne le sait pas, il doit l'ignorer ; il me regarde avec une expression déchirante : s'il a des craintes, il ne veut pas les exprimer, il semble qu'il croie m'enchaîner davantage en ne paroissant pas douter ; oh ! qu'il est touchant ! qu'il est aimable ! et dans un funeste moment, j'ai promis de le quitter ! mes forets suffiront-elles à ce sacrifice ?

Mardi dernier, Léonce m'avoit dit qu'il étoit obligé de s'absenter le lendemain de Paris pour une affaire indispensable : je ne sais pourquoi l'idée ne me vint pas, que madame de Mondoville choisiroit ce jour pour me voir ; mais quand on l'annonça, je fus saisie d'une surprise égale à ma douleur. J'étois avec ma belle-soeur : Matilde, en entrant, m'annonça solennellement qu'elle désiroit être seule avec moi, et qu'elle me prioit de faire fermer ma porte.

Quand nous fûmes seules, elle me dit avec un ton triste, mais ferme, qu'il ne lui étoit plus permis de douter de l'amour qui existoit entre Léonce et moi ; qu'elle s'étoit retracée plusieurs circonstances qui ne l'avoient pas frappée, lorsqu'elle expliquoit tout par l'amitié, mais qui ne prouvoient que trop clairement ce que mon trouble, dans notre dernière conversation, avoit commencé à lui révéler.-Une autre, ajouta-t-elle, dans une pareille situation, seroit votre ennemie ; les obligations que je vous ai, votre mouvement de franchise auquel je dois mon premier avertissement, les sentimens chrétiens qui me font désirer de vous ramener à la vertu, ne me le permettent pas.

Je viens donc vous demander pour votre salut autant que pour mon bonheur, de quitter Paris, de ne pas permettre que Léonce vous suive, et de ne point semer la discorde entre nous deux, en lui disant que c'est moi qui vous ai priée de vous éloigner de lui.-Cette proposition dure et brusque, quoique d'accord avec mes réflexions, me révolta, je l'avoue ; et je répondis assez froidement, que je ne voulois m'engager à rien avec personne qu'avec moi-même.

-Vous me refusez ! me dit Matilde, avec une expression, avec un accent d'une amertume et d'une âpreté remarquables ; vous me refusez ! répéta-t-elle encore avec des lèvres tremblantes : eh bien ! sachez donc que je porte dans mon sein l'enfant de Léonce, et que la douleur que vous me causez vous rendra responsable de sa vie et de la mienne.-A ces mots, jugez de ce que j'éprouvai ! j'ignorois son état, j'ignorois ses nouveaux droits. Des sanglots s'échappèrent de mon sein, ils adoucirent un peu Matilde.-Revenez à vos devoirs, à votre Dieu, me dit-elle, pauvre égarée ; ne me condamnez pas à vous maudire : qui, moi ! je donnerois le jour à un enfant que son père haïroit peut-être, parce que je suis sa mère ! Le temps qui affoiblit les sentimens criminels, ramène aux affections légitimes ; mais si Léonce vous voit chaque jour, il s'éloignera davantage encore de moi, et formera sans cesse avec vous de nouveaux liens, qui lui rendront odieux tout ce qu'il doit aimer.

-Oubliez-vous, lui dis-je, Matilde, que notre attachement l'un pour l'autre n'a jamais été coupable ?-Vous n'appelez coupable, reprit-elle, que le dernier tort qui vous eût avilie vous-même ; mais quel nom donnez-vous à m'avoir ravi la tendresse de mon mari ? à moi malheureuse, qui n'ai sur cette terre d'autres jouissances, que son affection, mon bien, mon droit légitime ; son affection, qu'il m'a jurée au pied des autels ! que ferai-je pour la regagner, quand vous l'avez enlacé des séductions que le ciel ne m'a point accordées, mais qui ne serviront qu'à votre malheur et à celui des autres !

Quoi ! depuis un an vous voyez Léonce tous les jours, et vous prétendez n'être pas coupable ! Quels efforts avez-vous faits pour vaincre un sentiment criminel ? vous êtes-vous séparée de mon époux ? vous a-t-il en vain poursuivie ? vos malheurs m'ont-ils appris votre amour ? Non ! c'est le plus simplement, le plus facilement du monde que vous passez votre vie avec un homme marié, pour qui vous avez une affection condamnable ! Quelle innocence, juste ciel ! et surtout quel soin, quel respect pour ma destinée ! Vous aimiez ma mère, et vous ne craignez pas de désespérer sa fille ! Reprenez les funestes dons avec lesquels vous m'avez mariée ; je veux vous les rendre, je veux acquitter en même temps les dettes de ma mère envers vous ; alors je quitterai la maison de Léonce, pauvre, isolée, trahie par mon époux, par celui que j'aimois peut-être plus que Dieu ne nous a permis d'aimer sa créature ; mais en m'éloignant, je vous laisserai à l'un et à l'autre des remords plus cruels encore que tous mes maux.-Élise, Matilde auroit pu me parler longtemps sans que je l'interrompisse ; je gardois le silence, parce que j'étois décidée ; si j'avois hésité, ce qu'elle me disoit m'auroit déchiré le coeur. Mais qui pouvois-je plaindre, quand je me condamnois à quitter Léonce ? Qui, sur un brasier ardent, m'eût paru plus digne que moi de pitié ?

L'expression morne et contrainte des regards de Matilde m'avertit cependant de son incertitude, et je lui dis que j'étois résolue à tout ce qu'elle exigeroit de moi. Alors cette femme, oubliant et son ressentiment et sa roideur naturelle, me parla de sa reconnoissance pour ma promesse, de son amour pour son mari, avec un accent tout nouveau que Léonce pouvoit seul lui inspirer.

Ah ! pensai-je au fond de mon coeur, celle qui lui ressemble si peu, celle qu'il n'a jamais aimée, ressent néanmoins pour lui une passion si vive ! et moi qui l'entends si bien, et moi qu'il chérit, et moi que son image seule occupe, je dois le quitter ! j'ai juré à madame de Vernon, au lit de mort, de protéger le bonheur de sa fille ; j'avois promis à Dieu, à ma conscience, de ne point faire souffrir un être innocent ; je ne serai point parjure à ces voeux, les premiers que mon coeur ait prononcés ; mais la crainte de la mort ne fait pas éprouver à celui qui s'approche de l'échafaud, une douleur plus grande que celle que je ressens en renonçant à Léonce.

Je me taisois, plongée dans ces amères réflexions.-Ce n'est pas tout encore, ajouta Matilde, vous ne feriez rien pour mon bonheur, si Léonce pouvoit croire que c'est à ma prière que vous vous séparez de lui ; il me haïroit en l'apprenant ; si vous ne pouvez le lui cacher, restez plutôt ; restez pour obtenir de lui qu'il soigne mon enfant, si je vis jusqu'à sa naissance, et qu'il donne après moi des larmes à mon souvenir. Il doit ignorer que je vous ai vue ; je tâcherai de reprendre avec lui ma manière accoutumée. Delphine, si un seul mot vous trahit, votre promesse est vaine, ne l'exécutez pas.-Matilde, lui dis-je, votre secret sera gardé.-Si votre départ, reprit-elle, étoit prompt, Léonce soupçonneroit qu'il existe un rapport entre la conduite bizarre que je tiens depuis quelques jours, et votre résolution. Laissez-moi le temps de lui montrer de nouveau du calme, afin qu'il puisse supposer que mes inquiétudes se sont dissipées d'elles-mêmes ; vous chercherez ensuite quelques prétextes raisonnables pour votre éloignement.-Matilde, lui dis-je alors, je vous remercie de m'estimer assez pour me croire capable de tant d'efforts ; ils seront tous accomplis, je vous en donne ma parole.

Je ferai plus encore ; dans quelque lieu de la terre que j'allasse, Léonce me suivroit, j'en suis sûre ; eh bien ! je disparaîtrai du monde. Je ne sais ce que je deviendrai ; mais ce n'est point un voyage, une absence ordinaire qui peut briser des sentimens tels que les miens ; au reste, mon sort ne vous importe pas ; ainsi donc, laissez-moi ; j'aurois besoin d'être seule, adieu.-Matilde m'obéit sans rien dire, j'avois repris sur elle une sorte d'autorité ; je la méritois, car dans cet instant, sans doute, mon âme, par son sacrifice, étoit devenue supérieure à la sienne.

Je viens de vous confier, Élise, le secret le plus important de ma vie ; si Léonce le découvroit, il ne pardonneroit point à Matilde la douleur que notre séparation lui causera, et je paroîtrois alors bien digne de mépris : j'aurois l'air de ne me montrer généreuse que pour être plus habilement perfide ; jamais donc, après ma mort même, tant que Matilde existera, vous ne vous permettrez un mot sur ce sujet.

Maintenant, il faut exécuter ce que j'ai promis, il faut tromper Léonce ; car s'il devinoit mon dessein, si je voyois encore ses regrets, si j'entendois ses plaintes !... Allons, il ne saura rien.

J'ai quelque temps encore : Matilde elle-même l'exige ; si ma tête se conserve pendant les jours qui me restent, je ferai ce que je dois ; mais ne vous étonnez pas si, jusqu'à ce moment où mon sort me condamne à rompre avec la nature entière, je suis, même avec vous, toujours silencieuse et presque froide. Ne me parlez point de mon projet, laissez-moi lutter seule avec moi-même, rassembler en moi toutes mes forces ; un mot raisonnable ou sensible pourroit me bouleverser, si je n'y étois pas préparée.

Traitez-moi comme les mourans : leurs amis savent qu'ils vont périr, ils le savent eux-mêmes, mais ils évitent, mais on évite aussi autour d'eux de leur rien dire qui le rappelle ; les mêmes ménagemens au moins me sont nécessaires... Élise, je vous les demande.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVIII.

LETTRE XXVIII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 10 novembre.

Ma belle-soeur vous prie, ma chère Élise, de venir la voir demain ; je me suis servie de divers prétextes pour la décider à partir, elle retourne à Montpellier dans deux jours ; je lui ai caché mon véritable dessein, elle s'y seroit opposée, elle auroit voulu m'emmener avec elle ; ce n'est pas ainsi que je veux me séparer de Léonce, ce n'est pas un autre genre de vie que je vais adopter, c'est je ne sais quelle mort que je voudrois embrasser ; je ne connois encore que confusément mon avenir, mais quel qu'il soit, il sera sombre, et je n'y associerai personne.

Ma belle-soeur déteste tellement Paris, que dès qu'elle a pu croire qu'elle ne m'y étoit plus nécessaire, elle a été très-impatiente de le quitter ; l'annonce de son départ a produit sur Léonce un effet dont je devrois m'applaudir, et qui me perce le coeur ; il est convaincu maintenant que je suis décidée à rester, puisque je laisse ma soeur s'en retourner seule. Matilde est redevenue la même avec Léonce ; il me le dit souvent, et me croit entièrement rassurée à cet égard ; enfin tout se calme autour de moi, et je porte seule le désespoir au fond de mon âme.

Hier même, hier, madame d'Artenas est venue me rappeler l'engagement que j'avois pris d'aller au grand concert de madame de Saint-Albe, qui doit se donner la semaine prochaine ; j'avois entièrement oublié depuis quinze jours tout ce qui a rapport à l'opinion du monde ; une douleur réelle avoit fait disparoître toutes les peines de l'imagination, et je les estimois ce qu'elles valent. Madame d'Artenas me répéta ce que je sais d'ailleurs avec certitude, c'est que l'autorité de madame de Mondoville ; l'influence de mes amis et de ceux de Léonce, enfin l'effet naturel de la vérité, ont effacé dans l'opinion les injustices dont j'ai souffert.

Je la retrouve, la faveur de ce monde, au moment où je le quitte ; il revient à moi, quand le plus profond des malheurs me rend insensible à ce retour que j'avois tant désiré.

J'ai refusé ce concert, malgré les vives instances de madame d'Artenas ; elle a fini par me dire qu'elle en appelleroit à Léonce de ma décision ; puisse-t-il ne pas exiger de moi d'y aller ! il ne sait pas quel sentiment de désespoir il me condamneroit à porter au milieu d'une fête !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIX.

LETTRE XXIX.

Delphine à Mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 16 novembre.

Mon amie, comme le malheur s'appesantit sur moi ! ah ! ne regrettez pas de m'avoir quittée, rien ne peut me sauver. Je ne sais si je l'ai mérité ; mais les plus grands criminels n'ont pas éprouvé comme moi l'acharnement de la fatalité. Ne me demandez pas de vous rejoindre, il faut que je vive seule, pour écarter de vous une destinée chaque jour plus malheureuse.

Vous savez que, deux jours avant votre départ, je me refusai aux sollicitations de madame d'Artenas pour aller chez madame de Saint-Albe ; la veille même de ce malheureux concert, Léonce m'avoua qu'il désiroit extrêmement que j'y allasse. Il savoit, ce qui étoit vrai alors, que j'étois beaucoup mieux dans l'opinion ; il vouloit, je crois, jouir du triomphe qu'il s'attendoit, hélas ! que je remporterois sur mes ennemis. Madame de Lebensei, qui redoute tant le monde pour elle-même, insista fortement pour que je cédasse à la demande de Léonce ; je me troublai deux ou trois fois en résistant à leurs prières, je craignois de trahir devant Léonce les sentimens de douleur qui me rendoient une fête odieuse. Enfin, une idée que l'amour m'inspiroit s'empara de moi ; je souhaitai, prête à me séparer de Léonce pour jamais, d'effacer entièrement toute impression qui pourroit m'être défavorable, dans la société dont il prise les suffrages, et au milieu de laquelle il doit vivre. Je souhaitai de me montrer encore une fois à lui, reconquérant cette existence qu'il avoit regrettée pour moi, et je voulus lui laisser mon souvenir aussi aimable et aussi séduisant qu'il pouvoit l'être ; cette foiblesse de coeur m'entraîna : si ce sentiment étoit blâmable, il est impossible d'en avoir reçu une punition plus amère.

Je promis d'aller chez madame de Saint-Albe.

Le jour même de l'assemblée, à l'heure où j'attendois madame d'Artenas qui devoit venir me prendre, je reçois un billet d'elle, qui m'apprend qu'elle s'est foulé le pied en montant dans sa voiture, et qu'elle ne peut sortir ; ses regrets étoient exprimés avec affection ; elle me sollicitoit de ne pas renoncer au projet que j'avois formé d'aller chez madame de Saint-Albe, et m'assuroit qu'on m'y attendoit avec empressement et bienveillance ; en effet, telle étoit la disposition de la veille : j'hésitai encore quelques instans ; mais réfléchissant que Léonce étoit déjà parti, qu'il comptoit sur moi, je ne pus me résoudre à tromper son désir, et mon mauvais sort fit que je me décidai à suivre mon premier dessein.

Comme il étoit déjà tard, tout le monde étoit rassemblé chez madame de Saint-Albe. Au moment où j'entrai dans la chambre, j'entendis autour de moi une espèce de murmure ; je ne vis pas Léonce, qui étoit alors dans une pièce plus reculée. La maîtresse de la maison, la plus impitoyable femme du monde, quand elle croit que sa considération peut gagner à se montrer ainsi, fut long-temps sans s'avancer vers moi ; enfin, elle se leva et m'offrit une chaise, avec une froideur qu'elle désiroit surtout faire remarquer ; les deux femmes à côté de qui j'étois assise parlèrent bas chacune à leurs voisins ; aucun homme ne s'approcha de moi, et toute l'assemblée sembloit enchaînée par ce silence désapprobateur, mystérieux et glacé, que la conscience même ni la raison ne peuvent braver en public. Je conçus d'abord, tant ma tête étoit troublée, le plus injuste soupçon contre madame d'Artenas ; mille idées se succédoient dans mon esprit, et n'osant ni interroger personne, ni faire un mouvement pour me lever, pendant que tous les yeux étoient fixés sur moi, immobile à ma place, je sentois une sueur froide tomber de mon front.

Madame de R. m'aperçut, se leva promptement, me prit par la main, et me conduisit dans l'embrasure de la fenêtre ; je me crus sauvée, puisqu'un être vivant me parloit.-Il est arrivé cet après-midi même, me dit-elle, des lettres du régiment de M. de Valorbe, qui contiennent la nouvelle que des officiers de son corps, ayant appris qu'il avoit reçu de M. de Mondoville une insulte très-grave sans la venger, ont déclaré qu'ils ne serviroient plus avec lui ; il s'est battu avec deux d'entre eux, il a blessé le premier, il a été blessé par le second ; mais l'on croit que, malgré cette courageuse conduite, il sera obligé de quitter son régiment, et peut-être la France. Cet événement a produit un effet terrible contre vous, il a tout renouvelé, comme si l'on pouvoit vous accuser le moins du monde du triste sort de M. de Valorbe ; on m'a tout raconté en arrivant ici, et j'allois envoyer chez vous pour vous conjurer de ne pas venir, lorsque malheureusement vous êtes entrée.

Mon premier mouvement fut de m'informer de ce que savoit Léonce.-Dans ce moment, me dit madame de R., une de ses parentes l'instruit, dans la chambre à côté, de cette cruelle aventure. Au nom du ciel, remettez-vous à votre place, restez-y une heure, si vous le pouvez, et partez après naturellement.-Pendant qu'elle me parloit, M. de Montalte, cousin de M. de Valorbe, qui est venu quelquefois me voir avec lui, passa devant moi, me regarda avec affectation et ne me salua point ; il repassa deux minutes après, et, entendant madame de R. nommer M. de Valorbe, il s'avança près de nous deux, et, s'adressant à madame de R., il dit assez haut pour que plusieurs personnes l'entendissent :-Madame d'Albémar a jugé à propos de déshonorer mon cousin pour plaire à M. de Mondoville ; mais si elle a disposé d'un fou à qui elle a tourné la tête, il lui sera plus difficile d'imposer silence à ses parens.

-Je sentis à ce discours un mouvement de hauteur, une inspiration de fierté qui me rendit mes forces, et j'allois prononcer des paroles qui, pour un moment du moins, auroient fait triompher la vérité, lorsque je vis Léonce rentrer dans la chambre où j'étois ; je sentis à l'instant les conséquences d'un mot qui lui auroit appris que M. de Montalte m'avoit offensée, et je me tus subitement.

Je cherchai des regards la place que j'avois occupée en arrivant, elle étoit prise ; je fis le tour de la chambre, dans une espèce d'agitation qui me faisait craindre à chaque instant de tomber sans connoissance : aucune femme ne m'offrit une chaise à côté d'elle, aucun homme ne se leva pour me donner la sienne. Je commençois à voir les objets doubles, tant mon agitation augmentoit, à chaque pas inutile que je faisais ; je me sentois regardée de toute part, quoique je n'osasse lever les yeux sur personne ; à mesure que j'avançois, on reculait devant moi ; les hommes et les femmes se retiroient pour me laisser passer, et je me trouvai seule au milieu du cercle, non telle qu'une reine respectueusement entourée, mais comme un proscrit dont l'approche seroit funeste. J'aperçus, dans mon désespoir, que la porte du salon étoit ouverte, et qu'il n'y avoit personne près de cette porte ; cette issue, qui s'offroit à moi, me parut un secours inespéré ; et, dans un égarement qui tenoit de la folie, je sortis de la chambre, je descendis l'escalier, je traversai la cour, et je me trouvai au milieu de la place Louis XV, sur laquelle demeuroit madame de Saint-Albe ; seule, à pied, par le vent et la pluie, dans la parure d'une fête, sans avoir un instant réfléchi au mouvement qui m'entraînoit, je fuyois devant la malveillance et la haine, comme devant des pointes de fer qui me repoussoient toujours plus loin.

A peine étois-je restée deux minutes sur la place, à chercher autour de moi ce que j'avois fait et ce que j'allois devenir, que Léonce m'atteignit ; son émotion étoit sombre et terrible ; il me prit le bras, le serra contre son coeur, et marcha avec moi sans que nous sussions, je crois, ni l'un ni l'autre, quel dessein nous faisoit avancer. Nous étions déjà sur le pont de Louis XVI, lorsque le saisissement du froid me força de m'arrêter, et je m'appuyai sur le parapet, incapable de faire un pas de plus ; Léonce passa une de ses mains autour de moi :-Chère et noble infortunée, me dit-il, de quelle barbarie ils ont usé envers toi ! veux-tu les fuir avec moi, ces cruels, dans le sein de la mort ! dis un mot, et nous nous précipiterons ensemble dans ces flots, plus secourables que les êtres que nous venons de voir.

Pourquoi lutter plus long-temps contre la vie ? n'est-il pas certain que nous n'aurons plus que des douleurs ! ce ciel qui nous regarde, nous a marqués pour ses victimes, sauvons-nous des hommes et de lui.

-Alors il me souleva dans ses bras, je crus sa résolution prise, je penchai ma tête sur son sein, et je vous le jure, Louise, je n'éprouvai rien qui ne fût doux ; tout à coup cependant il me remit à terre, et, reculant quelques pas, il dit, comme se parlant à lui-même :-Non, l'innocence ne doit pas périr, c'est à ses vils accusateurs que la mort est réservée. Delphine, tu seras vengée, tu le seras.-Comme il disoit ces mots, mes gens qui me cherchoient de tous les côtés, me découvrirent, et m'amenèrent ma voiture.-Au nom du-ciel, dis-je à Léonce, ne pensez point à la vengeance ; voulez-vous achever ma ruine, le voulez-vous ?-Non ! me dit-il, ne craignez rien ; ce ne sera point ce soir ni demain, je le jure ; je saisirai une fois peut-être...dans quelque temps... un prétexte éloigné... sans nul rapport avec vous ; mais s'ils périssent ; ils sauront cependant que c'est pour vous avoir outragée.

Je vous en conjure, ajouta-t-il, soyez tranquille ; pensez-vous que dans un tel moment je voulusse vous compromettre encore ! ce que je désire, ce qui est nécessaire, n'arrivera peut-être pas de long-temps, remontez dans votre voiture, de grâce...-Il voulut me suivre, je le refusai.

Je ne l'ai pas revu depuis, et je veux, pendant quelques jours encore, me refuser à le recevoir ; j'ai besoin de m'examiner seule ; je veux savoir si je me sens réellement humiliée. Affreux doute ! L'aurois-je cru possible ! l'injustice de l'opinion, je l'avoue, peut faire un mal cruel ; il faut quitter le monde pour jamais. Valorbe, le malheureux Valorbe, me poursuivra-t-il ? Il ignorera, j'espère, ce que je serai devenue. Que pourrois-je pour lui, quand même je n'aimerois pas Léonce ? Suis-je restée ce que j'étois ? puis-je secourir personne ? Les méchans ont enfin mortellement blessé mon âme. Ah ! pourquoi Léonce n'a-t-il pas suivi son premier mouvement ! Mais avois-je besoin de son secours pour me précipiter dans l'abîme ? lui-même ne sentoit-il pas que c'étoit mon seul asile ? Louise, n'est-il donc pas encore temps ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXX.

LETTRE XXX.

Madame de R. à madame d'Albémar.

Paris, ce 17 novembre.

Permettez à une personne qui vous doit la plus, profonde reconnoissance, dont vous avez changé la vie, et qui date du jour où vous l'avez secourue, le peu de bien qu'elle a pu faire, permettez-lui, madame, d'essayer de vous consoler, quelque supérieure que vous lui soyez. Ce que je vais vous dire me coûtera sans doute ; mais, si l'effort que je fais m'est pénible, il me sera doux de penser qu'il m'acquitte un peu envers vous. Puis-je d'ailleurs être humiliée, si je vous soulage ! Ah ! de ma triste vie, ce sera l'action la plus honorable.

Vous avez éprouvé avant-hier une scène très-cruelle ; il y a dix-huit mois que votre bonté généreuse me sauva d'un éclat, semblable en apparence, mais dont la douleur ne peut être la même ; car ce que je souffrois, à quelques égards, étoit mérité, et ce que l'on mérite doit durer toujours.

En réfléchissant sur ce qui vous est arrivé chez madame de Saint-Albe, je me suis rappelé qu'une fois ma tante, très-maladroitement, vous avoit fait souffrir, en comparant votre situation à la mienne ; j'ai donc pensé que si, sans aucun ménagement pour moi-même, je vous en faisois sentir l'extrême différence, vous y trouveriez peut-être quelques motifs de consolation. Votre âme est si noble, que j'ai été bien sûre que le mouvement qui m'excitoit à vous écrire, effaceroit à vos yeux ce qu'il faut malheureusement que je rappelle, en vous parlant de moi.

L'envie est parvenue momentanément à vous faire assez de tort : à force d'art, on a perfidement interprété vos actions les plus généreuses ; et tous ces êtres, incapables de se dévouer pendant un jour à leurs amis, ont été bien aises de faire tourner à mal les qualités qu'ils ne possédoient pas, espérant ainsi les discréditer dans le monde : mais, dans toutes les accusations qu'on a essayées contre vous, qu'y a-t-il de vrai que vos vertus, votre délicatesse, la pureté de votre âme et de vos sentimens ?

Soyez donc sûre que dans peu votre réputation sera justifiée. Les livres nous entretiennent souvent des succès de la calomnie ; moi, qui ai tant à redouter les reproches que je puis mériter, je crains peu, je l'avoue, l'ascendant du mensonge, du moins à la longue. Si la bonté n'émoussoit pas les armes de votre esprit, tandis que la méchanceté aiguise celles des autres, rien ne vous seroit plus facile que de faire connoître votre innocence ; vous semblez née pour convaincre ; tous les moyens de persuasion vous sont donnés, et vous n'employeriez aucun de ces moyens, qu'en peu d'années, peut-être même en peu de mois, les faits se développeroient d'eux-mêmes, par cette multitude de rapports naturels qui révèlent la vérité, malgré tous les obstacles que l'on peut y opposer.

Il faut agir, et agir sans cesse, pour établir ce qui est faux, tandis que l'inaction et le temps découvrent toujours ce qui est vrai : ce temps est votre appui le plus sûr ; mais loin de m'être favorable, il confirme chaque jour davantage le blâme, que désarmoit un peu l'intérêt inspiré par ma première jeunesse. J'approche de trente ans, de cette époque où la considération commence à devenir nécessaire, et je la vois reculer devant moi ; souvent, avec le coeur le plus affligé, je tâche d'être aimable, parce que je sens qu'on a le droit de m'y condamner, puisque la plupart des femmes qui me voient s'en excusent sur quelques agrémens de mon esprit. Il ne m'est permis en société d'être ni triste, ni malade.

Les femmes ne sont pas encore ce que je crains le plus, elles n'ont point de véritable irritation contre une personne qui ne leur fait point ombrage ; les prudes même ne déploient toute leur sévérité que contre les femmes décidément supérieures ; mais les hommes ! si vous saviez quel mal ils me font, sans réflexion, sans méchanceté même !

Quelle légèreté dans les discours qu'ils me tiennent ! combien il est difficile de leur apprendre que j'ai changé de vie, et que je n'aspire plus qu'aux égards dont je me riois autrefois !

On vous calomnie quand vous n'y êtes pas, et vous en imposez presque toujours quand on vous voit. Moi, l'on ne se donne pas la peine de me dénigrer en mon absence ; mais le ton avec lequel on m'adresse la parole, chaque circonstance, chaque forme de la société, me prouvent, non l'intention de me blesser, je le préférerois, mais le sentiment involontaire, qui se témoigne à l'insu même de ceux qui l'éprouvent.

Si un homme, si une femme se permettoit de vous dire un mot offensant, vous pourriez, quand vous le voudriez, l'accabler de votre mépris, et moi, je n'ai pas le droit de mépriser ; je suis obligée de ménager tout le monde ; je ne ferois point de tort à celui dont je me plaindrais ; je ne puis risquer de me brouiller avec personne ; ainsi, dans un rang élevé, avec une fortune considérable, je me vois obligée de jouer le rôle d'une complaisante, je crains d'exciter la moindre malveillance, et de rappeler aux autres que mon existence dans le monde est précaire, et qu'il ne tiendroit qu'à un ennemi de me l'ôter de nouveau.

Pourquoi, pourroit-on me dire, ne vivez-vous pas dans la retraite ? Ah ! madame, croyez-vous qu'après dix ans d'une vie comme la mienne, je puisse supporter la solitude ? heureusement encore je suis restée bonne, mais ma sensibilité naturelle n'existe presque plus ; je n'ai rien en moi qui renouvelle mes pensées, et seule, je suis poursuivie par des souvenirs tristes, contre lesquels je n'ai ni armes ni ressources. Parmi ceux que j'ai cru aimer, il en est que je regrette, mais sans compter sur leur estime, ni pouvoir m'intéresser à moi-même.

Je sais bien que je vaux mieux que ma conduite, mais elle ne m'a pas laissé assez d'énergie dans le caractère, pour me changer entièrement ; j'ai cessé d'avoir des torts, mais je ne retrouverai jamais le bonheur qu'ils m'ont fait perdre.

Séparée depuis long-temps de mon mari, je n'ai point d'enfans, je suis privée du seul bien qui donne aux femmes un avenir, après trente ans ; je crains l'ennui, je crains la réflexion, et je cours de distractions en distractions, pour échapper à la vie. Mais vous, noble Delphine, mais vous, votre âme vous appartient encore tout entière ; vos affections sont ou vertueuses, ou tout au moins délicates ; un esprit étendu vous offre dans la réflexion un intérêt toujours nouveau ; vous avez des envieux et des calomniateurs, mais il n'en est pas un qui pense réellement ce qu'il dit ; pas un qui ne se sentît confondu, si vous daigniez lui répondre ; pas un qui ne vous désirât pour femme ou pour amie, quoiqu'il vous attaque sous ces noms sacrés ; pas un enfin qui, s'il étoit malheureux ou proscrit, n'enviât le sort de ceux que vous aimez, et peut-être même ne s'adressât à vous qu'il auroit offensée, à vous, mille fois plutôt qu'à ses meilleurs amis.

Courage donc, madame, courage ! la conscience du passé, la certitude de l'avenir, n'est-ce donc pas assez pour traverser ce temps d'orage ! Ne donnez pas à l'envie et à la méchanceté, le spectacle qui leur est le plus agréable, celui d'une âme élevée, abattue sous leurs coups ; redoublez plutôt leur fureur jalouse, en leur montrant que vous êtes calme, et que vous savez être heureuse. Dieu ! si quelque puissance sur la terre pouvoit m'accorder tout à coup vos souvenirs et vos espérances, si j'en pouvois jouir un an, je donnerois pour cette année tout le temps qui me reste à vivre. Ah ! madame, ah ! Delphine, qui n'a pas été coupable, croyez-moi, n'a point souffert !

Je ne pourrois relire cette lettre sans éprouver un embarras difficile à supporter ; je me confie donc sans nouvelles réflexions au sentiment qui l'a dictée, et je vous l'envoie sans me laisser un moment de plus pour hésiter.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXI.

LETTRE XXXI.

Delphine à madame de R.

Quand on est capable d'écrire la lettre que je viens de recevoir, il est impossible que les sentimens les plus vertueux et les plus purs ne finissent pas par triompher de toutes les foiblesses. Un mouvement si généreux m'a fait du bien, et j'ai retrouvé le plaisir d'estimer, que l'amertume et la défiance m'avoient fait perdre ; ce soulagement est tout ce que ma situation peut permettre.

Je n'ai plus rien à démêler avec le monde, mais je n'oublierai jamais le sentiment plein de délicatesse qui vous a portée, madame, à vouloir me consoler, aux dépens des considérations personnelles qui auroient arrêté toute autre femme.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXII.

LETTRE XXXII.

Léonce à Delphine.

Depuis quatre jours, vous vous êtes inflexiblement refusée à me voir.

On m'a dit à Paris que vous étiez à Bellerive, à Bellerive que vous étiez à Paris ; on a trompé votre ami à votre porte comme un étranger : Delphine, jamais vous n'avez été plus injuste, car jamais ma passion pour vous n'a exercé sur moi plus d'empire ! je crois qu'elle a changé jusqu'à mon caractère ; daignez m'entendre, vous jugerez mieux que moi-même de ce coeur, qui, se confiant tout entier à vous, attend votre approbation pour s'estimer encore.

Sans doute, le jour de cette affreuse scène, quand je vous retrouvai presque égarée, la douleur de ce qui venoit de se passer, la rage d'être condamné à attendre un prétexte pour vous venger, me jetèrent dans le délire du désespoir. Je ne sais ce qui m'échappa dans ce moment ; mais ce que je puis attester, c'est que, revenu à moi-même, j'éprouvai, ce que jamais encore je n'avois ressenti, un mépris profond pour l'opinion des hommes. Je me demandai comment j'avois pu attacher tant d'importance aux jugemens les plus injustes, à ceux qui osent attaquer avec indignité la créature la plus parfaite ! et je m'attendris douloureusement sur vous, ma Delphine, sur votre destinée qui, sans mes torts et sans mon amour, eut été la plus brillante, la plus heureuse de toutes.

En me livrant, mon amie, à ces pensées tristes, mais sensibles, à ces pensées qui adoucissoient entièrement mon caractère, puisqu'elles m'apprenoient à dédaigner ce qui m'avoit si cruellement irrité, j'ouvris un livre anglois que vous m'avez donné, et les premiers vers qui frappèrent mes regards, comme par un hasard secourable, furent un portrait de femme qui semble être le vôtre, et que je me plais à vous transcrire.

Made to engage all hearts, and charm all eyes ;

Though meek, magnanimous ; though witty, wise ;

Polite, as all her life in courts had been ;

Yet good, as she the world had never seen ;

The noble fire of an exalted mind,

With gentle female tenderness combin'd ;

Her speech was the melodious Voice of Love,

Her song, the warbling of the vernal grove ;

Her eloquence was sweeter than her song,

Soft as her heart, and as her reason strong ;

Her form each beauty of her mind express'd,

Her mind was Virtue by the Graces dress'd.

[Faite pour attirer tous les coeurs et charmer tous les yeux, à la fois douce et magnanime, spirituelle et raisonnable, polie, comme si elle avoit passé toute sa vie dans les cours, et bonne, comme si elle n'avoit jamais vu le monde. Le noble feu d'une âme exaltée étoit tempéré dans son caractère par la douce tendresse d'une femme ; quand elle parloit, on croyoit entendre la voix mélodieuse de l'Amour ; quand elle chantoit, l'oiseau qui, dans le printemps, habite les bosquets de fleurs. Son éloquence étoit plus douce encore que ses chants, sensible comme son coeur, et forte comme sa pensée ; sa figure exprimoit toutes les beautés de son âme ; son âme offroit la réunion de toutes les vertus et de tous les charmes.]

Voilà, Delphine, voilà ce que vous êtes ; jamais aucune femme avant vous n'a mérité ce portrait ! mais l'imagination enflammée de Littleton le prêtoit à l'objet de son culte. Et cependant, combien encore je pourrois ajouter à ce tableau, qui semble renfermer tout ce qu'il y a de plus aimable !

Peindrai-je le caractère vrai, confiant et pur, cette âme si facilement attendrie par le malheur des foibles, et si fière contre la prospérité des orgueilleux !

Comment surtout, comment exprimer le charme indéfinissable que vous répandez autour de vous ? ce soin continuel de plaire, cette flexibilité dans tous les détails de la vie, qui vous fait céder, sans y songer, à chacun des arrangement qui conviennent le mieux à vos amis ! Le bonheur se respire autour de vous, comme s'il étoit dans l'air qui vous environne, comme si votre voix, vos goûts, vos talens, votre parure elle-même, tout ce qui est vous enfin, répandoit des sensations agréables. L'on est si bien auprès de vous, si naturellement bien, que je croyois souvent qu'il m'étoit arrivé quelque événement heureux dont j'éprouvois une satisfaction intérieure ; et ce n'étoit qu'en vous quittant que je m'apercevois que vos paroles aimables, vos regards si doux, votre grâce inépuisable, charmoient ma vie, quelquefois à mon insu, comme la Providence se cache pour nous laisser penser que notre bonheur vient de nous. Être angélique ! femme enchanteresse ! c'est vous qui vous êtes l'objet de la malveillance publique, et je pourrois continuer à y attacher quelque prix ! Non, si je vous ai fait souffrir en pensant ainsi, considérez la scène du concert comme une circonstance heureuse ; elle a, je m'en crois sûr, elle a beaucoup changé mon caractère. Je ne vous dirai point cependant ce qui me revient de mille côtés différens ; je ne vous dirai point que tous les hommes, toutes les femmes distinguées, s'indignent de ce qui s'est passé chez madame de Saint-Albe ; qu'on en accuse son arrogance et sa sottise ; que chacun affirme déjà que c'est par embarras qu'on ne vous a pas parlé, que si vous étiez restée, tout auroit changé ; je n'écoute plus ces vaines excuses ; le monde reviendra sans doute à vos pieds, je n'en doute pas, mais je ne l'en mépriserai pas moins.

Ma Delphine, vivons l'un pour l'autre, oublions le reste de l'univers ! mais ne me refuse pas de te voir, ne m'en crois pas indigne ; je me sens ferme à présent contre l'injustice de l'opinion, contre ce malheur que mon âme n'avoit pas la force de soutenir.

Mon amie, ce jour qui a été peut-être le plus malheureux de notre vie renouvellera notre destinée ; les méchans qui ont voulu nous perdre, en révoltant mon caractère, l'ont affranchi du joug qu'il avoit trop long-temps porté ; ils ont assuré notre bonheur.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIII.

LETTRE XXXIII.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 26 novembre.

Je suis mieux que je n'étois la dernière fois que vous êtes venue ici, ma chère Élise. Léonce m'a écrit la plus aimable lettre ; je l'ai revu plusieurs fois depuis, et jamais je n'ai trouvé plus d'amour et de sensibilité dans son entretien. Quelquefois il lui échappe encore des mots qui me font croire à des projets de vengeance ; mais il les dément quand il voit l'effroi qu'ils me causent, et j'espère qu'après mon départ il y renoncera.

Mon départ ! Élise, vous m'avez vue parler à madame d'Artenas, à ceux qui sont venus chez moi, comme si mon intention étoit de passer l'hiver à Paris. Je ne voulois pas que l'on pût croire que je cédois à la douleur que j'avois éprouvée chez madame de Saint-Albe, je craignois d'éveiller les soupçons de Léonce. Mais hélas ! Puis-je oublier la promesse que j'ai donnée à Matilde !

Léonce croira que je fuis par un sentiment pusillanime, parce que mes ennemis m'ont épouvantée ; il le croira, et je suis condamnée à ne pas le détromper ; il ignorera le véritable motif de mon sacrifice.

Matilde, à combien de peines je me soumets pour vous ! Je l'avouerai, après l'affreuse scène du concert, mon caractère m'abandonna pendant quelques jours ; je sentis qu'une femme avoit tort de se croire indépendante de l'opinion, et qu'elle finissoit toujours par succomber sous le poids de l'injustice ; mais, depuis que j'ai revu Léonce plus tendre que jamais pour moi, toute mon âme auroit repris à l'espérance du bonheur.

Je ne sais quelle langueur secrète succède à de vives peines ; les impressions douces que Léonce m'a fait goûter de nouveau, me sont mille fois plus chères encore qu'elles ne me l'étoient avant les douleurs que je viens d'éprouver.

Jamais mon âme n'a été si foible, jamais je ne me suis sentie moins capable de l'effort qui m'est commandé.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXIV.

LETTRE XXXIV.

Delphine à madame de Lebensei.

Paris, ce 2 décembre.

J'étois retombée, mon amie, dans les incertitudes les plus douloureuses ; la tendresse que Léonce me témoignoit, le charme inexprimable de sa présence me captivoient plus que jamais ; et, sans que je me l'avouasse encore, je ne pouvais me résoudre à mon départ.

Avant-hier, j'appris que Matilde étoit malade, et Léonce lui-même me parut inquiet de son état ; je fus douloureusement affligée de cette nouvelle, je craignis d'en être la cause, et je passai la nuit tout entière dans les combats les plus cruels ; voulant me tromper sur mon devoir, espérant, quand je croyois tenir un raisonnement qui m'affranchissoit, et retombant l'instant d'après, lorsqu'une inspiration soudaine de la conscience renversoit tout ce qui me sembloit le plus spécieux.

Agitée par une insomnie si douloureuse, je me levai hier à huit heures du matin, et je descendis de mon jardin dans les Champs-Élisées, pour essayer si l'exercice et le grand air me feroient du bien ; je passai devant la maison qu'occupoit autrefois madame de Vernon ; vous saviez qu'elle s'est fait ensevelir dans son jardin, et que sa fille, mécontente de cette volonté qu'elle ne trouve pas assez religieuse, a conservé la maison sans vouloir l'occuper. Je me reprochai de n'avoir pas été verser quelques pleurs sur ces cendres délaissées ; je me rappelai que ce jour même étoit l'anniversaire de sa mort : la clef de mon jardin ouvroit aussi celui de madame de Vernon, nous l'avions ainsi voulu, dans les jours de notre liaison, j'essayai donc d'entrer par les Champs-Élisées. J'eus d'abord de la peine à ouvrir cette porte fermée depuis un an ; enfin, j'y réussis, et je me trouvai dans ce jardin, où, pour la première fois, Léonce m'avoit parlé de son amour, quand la plus belle saison de l'année couvroit tous les arbustes de fleurs.

Il ne restoit pas une feuille sur aucun d'eux ; cette maison, jadis si brillante, étoit fermée comme une habitation qu'on avoit abandonnée. Un brouillard froid et sombre obscurcissait tous les objets, et mes souvenirs se retraçoient à moi à travers la tristesse de la nature et de mon coeur.

Ah ! le passé, le passé ! quels liens de douleur nous attachent à lui !

Pourquoi les jours ne s'écoulent-ils pas sans laisser aucune trace ?

L'imagination peut-elle suffire à toutes ces formes du malheur, qu'on appelle les divers temps de la vie ?

Je cherchai quelques minutes, à travers les feuilles mortes qui étaient sur la terre, les sentiers du jardin qui pouvoient me conduire où je croyois que les restes de madame de Vernon étoient déposés ; enfin, je trouvai l'urne qui désignoit sa tombe ; je vis sur cette urne deux vers italiens qu'elle m'avoit souvent fait chanter, parce qu'elle en aimoit l'air.

E tu, chi sa se mai

Ti sovverrai di me !

[Et toi, qui sait si jamais tu te souviendrai de moi !]

Il me sembla que cette inscription m'accusoit d'un long oubli ; je me repentis d'avoir laissé passer une année sans venir auprès de ce monument. Ah ! pourquoi, pensois-je en moi-même, pourquoi Sophie est-elle la cause de tous mes malheurs ? Mes regrets, souvent troublés par cette idée, ne m'ont point ramenée dans ces lieux ; je craignois d'offenser sa mémoire en y portant le sentiment de mes peines, et j'aimois mieux étouffer les pensées qui, tour à tour, m'éloignoient et m'attiroient vers elle.

Adieu, Sophie, dis-je alors en versant beaucoup de larmes ; je vais quitter pour jamais la France, je n'en reverrai plus même les tombeaux ! je romps avec tout ce qui me fut cher, pour accomplir le serment que je t'ai fait ; les pleurs que je verse en ce moment t'attestent encore que je n'ai conservé de notre amitié qu'un souvenir doux.

Adieu.-Alors, après m'être penchée quelques instans sur cette urne avec affection et regret, je me relevai en répétant avec enthousiasme :-Oui, je tiendrai le serment que je t'ai fait ; oui, je me sacrifierai pour le bonheur de ta fille !-Comme je me retournois, je vis Matilde qui m'avoit entendue, pâle, le visage altéré, et les yeux remplis de larmes qu'elle s'efforçoit de retenir.-Ce que j'entends est-il vrai ? s'écria-t-elle en se jetant à genoux devant l'urne de sa mère. M'auroit-on trompée, dit-elle en me regardant, lorsqu'on m'assuroit que vous étiez résolue à passer l'hiver ici ?

Dieu ! j'ai bien souffert depuis que je l'ai cru.-On vous a trompée, Matilde, lui dis-je en serrant ses deux mains qu'elle élevoit vers le ciel ; ce que vous avez demandé vous est accordé ; ce n'est qu'à moi que tout bonheur est refusé dans cette vie. Adieu.

-Je quittai Matilde à ces mots, sans lui donner le temps de me répondre, et je revins chez moi, sans avoir réfléchi que je venois de me lier encore plus solennellement que jamais. Quand le mouvement exalté que j'avois éprouvé fut un peu calmé, je sentis en frémissant que tout étoit dit. Depuis ce moment cette douleur ne m'a plus laissé de relâche ; j'ai vu Léonce, et dans doute je me serois trahie, s'il n'avoit pas attribué mon émotion à ce que je lui ai dit de ma visite au tombeau, en lui taisant que j'y avois trouvé Matilde. Si j'étois encore une fois seule avec lui, il sauroit tout ; il faut partir, le délai n'est plus possible.

J'ai envoyé ce matin un courrier à Mondoville pour conjurer M. Barton de venir. Je ne veux pas que Léonce, au moment où il apprendra mon départ, soit seul, sans un confident de notre amour, sans l'ami de son enfance : seul ! hélas ! et je le quitte, lui, qui depuis un an m'a donné tant d'heures délicieuses ; lui qui m'aime avec une tendresse si vraie !

Il croit encore, dans ce moment, que je n'ai pas là pensée de me séparer de lui ; il se réveille chaque jour avec cette certitude qui lui est si douce ; il arrange les heures de sa journée pour me voir, et bientôt on viendra lui dire que je suis partie, partie pour jamais, sans que l'on sache même dans quel lieu j'ai caché ma misérable destinée ! je n'existerai plus pour Léonce que comme les morts qu'on regrette ; il m'appellera, et je ne l'entendrai pas, moi que sa voix a toujours si profondément émue ! moi qui, d'un accent si tendre, répondais à ses prières ! Rien, rien de moi ne se ranimera autour de lui, pour lui répéter encore que je l'aime !

Ma chère Élise, c'est à vous que je confie mes dernières volontés ; après mon départ venez le voir, parlez-lui le langage consolateur que vous a sans doute appris l'amour ! dites-lui tout ce que vous savez de ma douleur, tout, hors le vrai motif qui me détermine. Il croira que j'ai foibli devant la haine, et que l'intérêt de son bonheur ne m'a pas donné la force de la supporter. Hélas ! il sera bien injuste, mais il n'accusera point sa femme, la mère de son enfant. Dites-lui que je jugerai de son respect pour mon souvenir, par sa conduit envers Matilde. Élise, vous écrirez à ma soeur, et j'apprendrai par ses lettres ce que j'ai besoin encore de savoir ; car vous-même, won amie, vous ne saurez point où je vais ; Léonce nous le demanderoit, comment pourriez-vous le lui cacher ? Il me suivroit, et j'aurois une troisième fois essayé de m'éloigner pour retomber sous le charme ; non, le devoir a parlé trop haut, qu'il soit obéi !

Dans l'asile où je vais m'ensevelir, ce n'est pas l'oubli, la résignation même que j'espère ; je cherche un lieu solitaire où l'on vive d'aimer, sans que ce sentiment, renfermé dans le coeur, nuise au bonheur de personne ; sans qu'il existe une autre vie que la mienne tourmentée par l'affection que j'éprouve.

Lui, cependant, hélas ! Ne souffrira-t-il pas longtemps encore ? Mais pouvoit-il être heureux, agité sans cesse par ses devoirs, l'opinion et l'amour ? Ne m'offrirai-je pas à sa mémoire, plus pure, plus intéressante que dans ce monde, où sans cesse il avoit besoin de me défendre, où sans cesse il souffroit pour moi ? L'amour même, l'amour seul, ne devoit-il pas m'inspirer le besoin de renouveler mon image dans son souvenir, par l'absence et le malheur ? que n'ai-je pas craint de la calomnie !

Vainement paroît-elle apaisée ; vainement Léonce assure-t-il qu'il est devenu insensible ; dois-je y compter ? Ah ! qui peut prévoir de quelle douleur l'accomplissement d'un devoir nous préserve !

Lorsque je serai partie pour toujours, je désire que, s'il est possible, mes amis détruisent entièrement tout ce qu'on a pu dire d'injuste sur moi. Quand je saurai qu'ils y ont réussi, je ne reviendrai pas, mais je penserai avec douceur que Léonce n'entend plus dire que du bien de son amie. Je prie M. de Lebensei d'entretenir des relations suivies avec M. de Mondoville ; malgré la diversité de leurs manières de voir, il s'en est fait aimer par la supériorité de son esprit et la droiture de son caractère. Je le conjure de répéter souvent à Léonce, qu'il ne doit prendre aucun parti dans la guerre que les nobles offensés veulent exciter contre la France ; je crains toujours que, loin de moi, les personnes de sa classe ne le déterminent, si cette guerre a lieu, à ce qu'elles représenteraient comme un devoir de l'honneur. S'il peut s'intéresser de nouveau aux études qui lui plaisent, l'occupation lui fera du bien, et ses regrets se changeront enfin, je l'espère, en une peine douce ; et, dans cette vie de douleur, c'est l'état habituel des âmes sensibles.

Oui, je souhaite, Élise, que vous deux, qui m'avez si tendrement aimée, vous soyez les amis de Léonce ; ne m'est-il pas permis de désirer encore ce lien avec lui ? Plus que celui-là, grand Dieu ! Tant que je vivrai ! et le revoir encore une fois, si la mort, s'annonçant à moi d'avance avec certitude, me laisse le temps de le rappeler. Élise, adieu ; quand nous retrouverons-nous ? Si j'en crois les pressentimens que mes malheurs ont constamment justifiés, l'adieu que je vous dis sera long. Ah ! quel effort ! mais pourquoi murmurer ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXV.

LETTRE XXXV.

Delphine à Matilde.

Paris, ce 4 décembre.

Dans la nuit de demain, Matilde, je quitterai Paris, et peu de jours après, la France. Léonce ne saura point dans quel lieu je me retirerai ; il ignorera de même, quoi qu'il arrive, que c'est pour votre bonheur que je sacrifie le mien. J'ose vous dire, Matilde, votre religion n'a point exigé de sacrifice qui puisse surpasser celui que je fais pour vous ; et Dieu qui lit dans les coeurs, Dieu qui sait la douleur que j'éprouve, estime dans sa bonté cet effort ce qu'il vaut.

Oui, j'ose vous le répéter, quand j'aime mieux mourir qu'avoir à me reprocher vos douleurs, j'ai plus qu'expié mes fautes ; je me crois supérieure à celles qui n'auroient point les sentimens dont je triomphe.

Vous êtes la femme de Léonce, vous avez sur son coeur des droits que j'ai dû respecter ; mais je l'aimois, mais vous n'avez pas su peut-être qu'avant de vous épouser... Laissons les morts en paix. Vous m'avez adjurée de partir, au nom de la morale, au nom de la pitié même : pouvois-je résister, quand il devroit m'en coûter la vie ! Matilde, vous allez être mère, de nouveaux liens vont vous attacher à Léonce ; femme bénie du ciel, écoutez-moi : si celui dont je me sépare me regrette, ne blessez point son coeur par des reproches ; vous croyez qu'il suffit du devoir pour commander les affections du coeur, vous êtes faite ainsi ; mais il existe des âmes passionnées, capables de générosité, de douceur, de dévouement, de bonté, vertueuses en tout, si le sort ne leur avoit pas fait un crime de l'amour ! Plaignez ces destinées malheureuses, ménagez les caractères profondément sensibles ; ils ne ressemblent point au vôtre, mais ils sont peut-être un objet de bienveillance pour l'Être suprême, pour la source éternelle de toutes les affections du coeur.

Matilde, soignez avec délicatesse le bonheur de Léonce ; vous avez éloigné de lui sa fidèle amie, chargez-vous de lui rendre tout l'amour dont vous le privez. Ne cherchez point à détruire l'estime et l'intérêt qu'il conservera pour moi, vous m'offenseriez cruellement ; il faut déjà me compter parmi ceux qui ne sont plus ; et le dernier acte de ma vie ne mérite-t-il pas vos égards pour ma mémoire !

Adieu, Matilde ; vous n'entendrez plus parler de moi ; la compagne de votre enfance, l'amie de votre mère, celle qui vous a mariée, celle enfin qui n'a pu supporter votre peine, n'existe plus pour vous ni pour personne. Priez pour elle, non comme si elle étoit coupable, jamais elle ne le fut moins, jamais surtout il ne vous a été plus ordonné de ne pas être sévère envers elle ! mais priez pour une femme malheureuse, la plus malheureuse de toutes, pour celle qui consent à se déchirer le coeur, afin de vous épargner une foible partie de ce qu'elle se résigne à souffrir.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVI.

LETTRE XXXVI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Lyon, ce 1er décembre 1791.

[Cette lettre arriva le matin même du 5 décembre.]

Je n'ai point reçu de lettres de vous depuis mon départ, ma chère Delphine ; je me hâte d'arriver à Montpellier pour les trouver. J'ai vu ce malheureux Valorbe à mon passage à Moulins ; il est encore retenu dans sort lit par ses blessures ; mais, quand il sera guéri, sa situation sera bien plus déplorable ; il ne peut pas rester dans son régiment ; l'animadversion est telle contre lui, qu'il n'y éprouverait que des désagrémens insupportables : il sera forcé de tout quitter. Il m'a paru très-sombre, et parlant de vous avec un mélange de ressentiment et d'amour fort effrayant ; il rappelle ce qu'il a fait pour vous, il se croit des droits sans bornes à votre reconnoissance, et laisse entendre que si vous les méconnoissez, il s'en vengera sur Léonce ou sur vous. Enfin, il m'a paru saisi d'une fureur réfléchie extrêmement redoutable ; on diroit qu'après avoir beaucoup souffert, il éprouve le besoin de faire partager aux autres son malheur, et je ne l'ai plus trouvé le moins du monde accessible à cette crainte de vous affliger, qui avoit autrefois de l'empire sur lui ; j'ai peur que vous n'ayez beaucoup à redouter de ses persécutions.

Éloignez-vous de Léonce pour un temps, revenez près de moi, c'est le seul moyen d'apaiser M. de Valorbe, et d'éviter ainsi les plus grands malheurs. Ah ! ma chère Delphine, que j'ai souffert dans Paris, dans cette ville que je déteste ! En approchant de ma retraite, je sens mon âme se calmer ; cependant je n'y serai point heureuse, si je ne vous y vois pas ; vous avez encore ajouté, pendant les quatre mois que nous venons de passer ensemble, à ma tendresse pour vous.

Au milieu de tant de peines, de tant d'injustices, il ne vous est pas échappé un seul sentiment amer, un seul mouvement de haine ; vous avez supporté les torts les plus révoltans comme une nécessité, comme un accident du sort, et non comme un sujet de colère ou de ressentiment.

Mon amie, j'en suis sûre, avec une âme si douce vous pourrez trouver du calme, et peut-être du bonheur dans la solitude ; je vous y espère, je vous y attends avec un coeur tout à vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVII.

LETTRE XXXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Melun, ce 6 décembre 1791.

Le sacrifice est fait, la vie est finie. Pardonnez-moi si je suis long-temps sans vous écrire, si je ne vous rejoins pas, si je meurs pour vous, comme pour lui : ce que vous m'avez mandé sur M. de Valorbe ne m'ôte-t-il pas jusqu'à l'espoir du repos que je conservois encore !

Quel asile puis-je trouver, qui soit assez impénétrable pour me cacher à celui qui me poursuit, comme à celui que j'aime ?

Je l'ai quitté ! je l'ai quitté ! Je ne le reverrai plus ! Pensez-vous qu'il puisse me rester aucune raison, aucune force ? n'ai-je pas tout épuisé pour partir ? A présent, j'erre avec cette pauvre Isore dans le vide immense où je suis jetée ! Pleurez sur moi, ma soeur, vous, le seul être informé désormais de mon nom, de ma demeure, de mon existence ! Sans l'enfant de Thérèse, sans vous, me serois-je condamnée à vivre ?

M. Barton est arrivé avant-hier d'après ma lettre : je lui ai tout confié, hors le vrai motif de mon départ ; j'ai éprouvé peut-être encore un moment doux, lorsque cet honnête homme, me prenant la main, avec des larmes dans les yeux, me dit :-Madame, il ne convient pas à mon âge de s'abandonner à l'attendrissement que me fait éprouver votre résolution ; cependant, qu'il me soit permis de vous dire que jamais mon coeur n'a été pénétré pour aucune femme d'autant d'intérêt ni d'admiration !-Louise, pourquoi l'approbation de la vertu ne m'a-t-elle pas fait plus de bien ?

Il fut convenu entre M. Barton et moi qu'après mon départ, il useroit de tout son ascendant sur Léonce, pour l'engager à demeurer auprès de Matilde, auprès de celle qui, dans quelques mois, doit être la mère de son enfant.

Je ne voulois point écrire à Léonce ; je ne sais si je l'aurois pu, sans anéantir le reste de mes forces : d'ailleurs, je ne pouvois pas lui apprendre ce qui s'étoit passé entre Matilde et moi, et comment retenir aucune de ses pensées en disant adieu à ce qu'on aime ! Je priai néanmoins M. Barton de ne pas refuser à Léonce la consolation de savoir ce qu'il m'en avoit coûté pour partir ; je lui recommandai de ne pas nous laisser seuls, Léonce et moi ; dans l'état où j'étois, je n'aurois pu rien cacher. Je décidai que je partirois le lendemain ; jour que Léonce disoit avoir choisi pour aller à la campagne avec madame de Mondoville ; ainsi je me dérobois à ce que j'aime, avec les précautions qu'on pourroit prendre pour échapper à des persécuteurs.

Léonce vint le soir, il étoit rêveur, et ne parut pas désirer lui-même que M. Barton s'éloignât. Après une heure de la conversation la plus pénible, et que de longs silences interrompoient souvent, Léonce se leva pour partir ; dans ce moment un tremblement affreux me saisit, et je retombai sur ma chaise comme anéantie ; lui-même, occupé sans doute de son dessein, que j'ignorois alors, étoit tout entier concentré dans sa propre émotion, et ne remarqua point ce qui auroit pu l'étonner dans la mienne ; il pressa ma main sur ses lèvres avec une ardeur très-vive, et s'enfuit précipitamment, en m'écriant de la porte :

-Delphine, ne m'oubliez jamais !-Je crus qu'il m'avoit devinée, je voulois le suivre, la force me manqua ; et quand il fut parti, l'idée terrible que je l'avois vu pour la dernière fois me saisit, je ne pouvois m'y soumettre. Léonce, en me quittant plus tôt que je ne m'y attendois, avoit trop précipité mes impressions ; mon âme n'avoit point passé par ces douleurs successives qui préparent à la dernière ; j'avois reçu comme un coup subit dans le coeur, qui me faisoit un mal insupportable ; je voulois, sans changer de résolution, voir encore une fois Léonce.

Je n'avois rien recueilli pour l'absence, je n'avois pas assez contemplé ses traits, je n'avois pu lui faire entendre un dernier accent qui restât dans son coeur.

Je passai la nuit entière à combiner et repousser tour à tour mille projets divers pour l'apercevoir encore une fois, pour adoucir le mal que m'avoient fait de si brusques adieux. Immobile sur mon lit où je m'étois jetée, je n'osois, pendant cette cruelle agitation, ni me lever, ni faire un pas, ni changer de place, comme si le moindre mouvement avoit dû être une nouvelle douleur ; le jour vint, et j'eus cependant la force de dire à Antoine, en lui recommandant le secret, que je partois à onze heures du soir. J'avois fixé ce moment, parce que M. Barton devoit revenir chez moi dans la soirée ; à midi, l'on me remit votre lettre, où vous m'apprenez les cruelles dispositions de M. de Valorbe ; l'effroi qu'elle me causa me donna de la force pendant quelques instans ; cette persécution, cette fureur dont Léonce pouvait devenir l'objet, me fit sentir la nécessité de disparaître d'un monde où j'attirois sans cesse de nouveaux périls sur l'objet de ma tendresse. Je sentis aussi que si je différois à partir, ou si j'allois vers vous, M. de Valorbe, apprenant dans quel lieu il pourroit me trouver, ne tarderoit pas à venir me chercher ; et que Léonce, indigné de le savoir près de moi, se hâteroit d'arriver pour l'en punir. Je n'hésitai donc plus, et je donnai, pendant quelques heures, des ordres pour mon départ, avec assez de calme ; mais dans ce moment Isore, qui avoit découvert les préparatifs que j'avois commandés, vint, tout en chantant, se jeter dans mes bras, pour se réjouir de faire un voyage ; sa gaîté me causa une émotion que je ne pus surmonter, et, l'éloignant de moi, je passai plusieurs heures à verser des larmes.

Hélas ! j'en répandois alors, pendant que je n'étois pas encore tout-à-fait loin de lui, pendant qu'il n'étoit pas encore absolument impossible qu'il entrât dans ma chambre, et me serrât dans ses bras.

Le temps se passoit ainsi, lorsque peu de temps après dix heures M. Barton arriva ; il étoit extrêmement troublé ; je me hâtai de lui demander d'où lui venoit cette altération, s'il ne savoit rien de Léonce, s'il craignoit qu'il n'eût découvert mon départ.-Il l'ignore, me dit-il ; mais je n'en suis pas moins dans une inquiétude mortelle ; Léonce, sans en avoir averti personne, est revenu il y a une heure de la campagne, en y laissant madame de Mondoville. Il y a ce soir un grand bal masqué, où il veut aller ; j'ai insisté pour connoître la cause de cet empressement, qui lui est si peu naturel ; il n'a voulu d'abord me rien répondre ; mais comme il partoit, quelques mots qu'il a dits à l'un de ses gens ont éveillé mes soupçons, et je l'ai forcé à m'avouer que dans cette fête, où les femmes vont déguisées, mais les hommes, à visage découvert, il croyoit très-facile de faire naître un sujet de querelle à l'instant même ; et que, certain d'y rencontrer M. de Montalte, le cousin de M. de Valorbe, il avoit choisi ce jour pour se venger, sans vous compromettre, des propos insultans que, depuis le concert de madame de Saint-Albe, il n'a point cessé, me dit Léonce, de répéter contre vous.

-Il est parti pour ce bal, m'écriai-je, dans cet affreux dessein ! Que ferons-nous ? comment ne l'avois-je pas deviné ? sa tristesse, hier en me quittant, ses dernières paroles ne m'annonçoient-elles pas un projet funeste ? et la douleur atroce que j'ai éprouvée, quand il a disparu, n'est-elle pas un pressentiment que je ne le reverrai plus ; il est parti, répétai-je à M. Barton ; pourquoi ne l'avez-vous pas suivi ?-Il ne l'auroit pas souffert, répondit M. Barton ; il m'a dit qu'il alloit chercher un de ses amis pour se rendre ensemble au bal.

-Eh bien ! eh bien ! interrompis-je, déterminée soudain, il est temps encore de se rendre à ce bal masqué : je n'y serai point reconnue, je reverrai Léonce encore, je lui parlerai, je l'empêcherai de provoquer M. de Montalte ; oui, je tenterai ce dernier effort, je le dois, je le puis.-Et sans attendre l'avis de M. Barton, je sonnai pour qu'on m'apportât le domino noir qui devoit m'envelopper. M. Barton, ayant vainement essayé de me détourner de mon projet, me proposa de m'accompagner ; je lui fis sentir que Léonce, étonné de le voir à ce bal, soupçonneroit la vérité, et s'éloigneroit à l'instant même de nous deux.

Au moment où Isore vit pour la première fois cet habillement de bal, qui lui étoit tout-à-fait inconnu, elle en eut peur, et vainement mes femmes voulurent la rassurer, en lui disant que c'étoit une parure de fête ; l'enfant, comme s'il eût été averti que ce vêtement de la gaîté cachoit le désespoir, répétoit sans cesse en pleurant :-Est-ce que ma seconde maman va faire comme la première, est-ce que je ne la reverrai plus ?-Hélas ! pauvre enfant, dis-je en moi-même, cette nuit sera peut-être en effet la dernière de ma vie ! chaque moment de retard me paroissoit un danger de plus pour Léonce ; je partis, et M. Barton monta avec moi dans ma voiture, résolu d'y rester pour m'attendre ; enfin, j'arrivai à la porte de la fête, je descendis, j'entrai, et là commença pour moi ce supplice qui devoit toujours s'accroître ; le contraste cruel de tout l'appareil de la joie, avec les tourmens affreux qui me déchiroient.

Je traversai la foule de ceux qui se trouvoient peut-être tous, alors, dans le moment le plus gai de leur vie ; tandis que moi, j'ignorais si je ne marchois pas à la mort.

Je fus long-temps à parcourir la salle, sans découvrir d'aucun côté ni Léonce, ni M. de Montalte ; errante ainsi, sans pouvoir être reconnue, et dans le trouble le plus cruel que je pusse éprouver, des sensations extraordinaires s'emparèrent tout à coup de moi ; j'avois peur de ma solitude, au milieu de la foule ; de mon existence, invisible aux yeux des autres, puisque aucune de mes actions ne m'étoit attribuée. Il me sembloit que c'étoit mon fantôme qui se promenoit parmi les vivans, et je ne concevois pas mieux les plaisirs qui les agitoient, que si du sein des morts j'avois contemplé les intérêts de la terre. Je cherchois à travers toutes ces figures, que je voyois comme dans un rêve cruel, un seul homme, un seul être qui existoit encore pour moi, et me rendoit aux impressions réelles dans toute leur force et leur amertume. Je passois silencieusement au milieu des danses et des exclamations de joie, et je portois dans mon âme tout ce que la nature peut éprouver de douleur, sans jeter un cri, sans obtenir la compassion de personne. O souffrances morales ! comme vous êtes cachées au fond du coeur dont vous faites votre proie ! vous le dévorez en secret, vous le dévorez souvent au milieu des fêtes les plus brillantes ; et tandis qu'un accident, une douleur physique, réveillent la sympathie des êtres les plus froids, une main de fer serre votre poitrine, vous ravit l'air, oppresse votre sein, sans qu'il vous soit permis d'arracher aux autres, par aucun signe extérieur, des paroles de commisération.

Après avoir long-temps marché d'un bout de la salle à l'autre, avec une activité et une agitation continuelles, Léonce parut enfin dans une loge, regardant par toute la salle avec une impatience remarquable, pour découvrir quelqu'un qu'il cherchoit.

Je montai quelques marches pour aller vers lui ; et comme il devoit nécessairement passer devant moi, en rentrant dans la salle, je restai quelque temps appuyée sur la balustrade de l'escalier pour le regarder encore ; ce plaisir, le dernier, me jetoit, malgré tout ce qui m'environnoit, dans une rêverie profonde ; et tant que je pus le considérer ainsi, mes inquiétudes même pour lui sembloient être suspendues. Dès qu'il descendit, je me hâtai de le suivre, résolue de m'attacher à ses pas, et de lui parler en me faisant connoître, si j'apercevois M. de Montalte. Léonce se retourna deux ou trois fois, étonné de mon insistance, et ses yeux se fixèrent sur ce masque qui l'importunoit, avec une expression d'indifférence très-dédaigneuse : ce regard, quoiqu'il ne s'adressât point à moi, me serra le coeur, et je mis ma main sur mes yeux pendant un moment, pour rassembler mes forces qui m'abandonnoient.

Je relevai la tête ; un flot de monde m'avoit déjà séparée de Léonce, et je le vis assez loin de moi, coudoyant M. de Montalte qui se retournoit pour lui en demander l'explication ; je voulus m'avancer, la foule arrêtoit chacun de mes pas ; je saisis le bras d'un homme que je connoissois à peine, et je le priai de m'aider à traverser la foule ; cet homme odieux me retenoit pour examiner ma main, pour considérer mes yeux, et m'adressoit tous les fades propos de cette insipide fête, quand, à dix pas de moi, il s'agissoit de la vie de Léonce.-Aidez-moi, répétois-je à celui qui m'accompagnoit, aidez-moi, par pitié !-Et je le traînois de toute ma force, pour qu'il fendît la presse que je ne pouvois seule écarter ; je voyois Léonce qui, après avoir parlé vivement à M. de Montalte, se dirigeoit avec lui vers la sortie de la salle ; il marchoit, je le suivois, mais j'étois toujours à vingt pas de lui sans pouvoir jamais franchir cette infernale distance, qu'on eût dite défendue par un pouvoir magique ; enfin, coupant seule par un détour dans les corridors, je crus pouvoir me trouver à la grande porte avant Léonce.

Mais comme j'y arrivois, je le vis qui sortoit par une autre issue ; je courus encore quelques pas, je tendis les bras vers lui, je l'appelai ; mais, soit que ma voix déjà trop affoiblie ne pût se faire entendre, soit qu'il fût uniquement occupé du sentiment qui l'animoit, il poursuivit sa route, et je le perdis de vue au milieu de la rue, me trouvant entourée de chevaux, de cochers qui me crioient de me ranger, de voitures qui venoient sur moi, sans que je fisse un pas pour les éviter : un de mes gens me reconnut, m'enleva sans que je le sentisse, et me porta dans ma voiture : quand j'y fus, la voix de M. Barton me rappelant à moi-même, j'eus encore la force de lui dire de suivre Léonce, et de lui montrer le côté de la rue par lequel il avoit passé avec M. de Montalte ; ces mots prononcés, je perdis entièrement connaissance.

Quand je rouvris les yeux, je me trouvai chez moi, entourée de mes femmes effrayées ; je crus fermement d'abord que je venois de faire le plus horrible songe, et je les rassurai dans cette conviction ; cependant par degrés, mes souvenirs me revinrent : quand le plus cruel de tous me saisit, je retombai dans l'état dont je venois de sortir.

Enfin de funestes secours me rappelèrent à moi, et je passai trois heures telles, que des années de bonheur seroient trop achetées à ce prix ; envoyant sans cesse chez M. Barton, chez Léonce, pour savoir s'ils étoient rentrés, écoutant chaque bruit, allant au-devant de chaque messager, qui me répondoit toujours : Non, madame, ils ne sont pas encore rentrés ; comme si ces paroles étoient simples, comme si l'on pouvoit les prononcer sans frémir ! J'avois épuisé tous le» moyens de découvrir ce qu'étoit devenu Léonce ; j'étais retombée dans l'inaction du désespoir, et jetée sur un canapé, je cherchois des yeux, je combinois dans ma tête quels moyens pourroient me donner la mort, à l'instant même ; j'apprendrois que Léonce n'étoit plus :

Quand j'entendis la voix de M. Barton, je tombai à genoux en me précipitant vers lui.-Il est sauvé, me dit-il ; il n'est point blessé, son adversaire l'est seul, mais pas grièvement ; tout est bien, tout est fini.

Louise, une heure après avoir reçu cette assurance, j'étois encore dans des convulsions de larmes ; mon âme ne pouvoit rentrer dans ses bornes. J'appris enfin que Léonce s'étoit battu avec M. de Montalte et l'avoit blessé ; mais qu'il avoit montré dans ce duel tant de bravoure et de générosité, tant d'oubli de lui-même, tant de soins pour M. de Montalte, lorsqu'il avoit été hors de combat, qu'il avoit tout-à-fait subjugué son adversaire, et qu'il en avoit obtenu tout ce qu'il désiroit relativement à moi ; la promesse d'attribuer leur duel à une querelle de bal masqué, et de chercher naturellement toutes les occasions de me justifier en public, sur tout ce qui concernoit M. de Valorbe. M, Barton étoit arrivé à temps pour être témoin du combat, après avoir inutilement cherché pendant plusieurs heures Léonce, qui attendoit le jour avec M. de Montalte, chez un de leurs amis communs.

M. Barton étoit animé par l'enthousiasme en me parlant de Léonce ; il est vrai que, pendant toute cette nuit, ses paroles et ses actions avoient eu constamment le plus sublime caractère, et c'étoit dans ce moment même qu'il falloit se séparer de lui !

J'en sentois la nécessité plus que jamais, j'avois en horreur ce que je venois d'éprouver ; et de tout ce qu'on peut souffrir sur la terre, ce qui me paroît le plus terrible, c'est de craindre pour la vie de celui qu'on aime. Je n'étois point à l'abri de cette douleur, elle pouvoit se renouveler ; M. de Valorbe m'en menaçait : Cette idée vint s'unir au sentiment du devoir, qu'il ne m'étoit plus permis de repousser, et je partis sans rien voir, sans rien entendre, dans je ne sais quel égarement, dont je ne suis sortie que quand la fatigue d'Isore m'a forcée d'arrêter ici.

Vous ne pouvez vous faire l'idée de ce que je souffre, de l'effort qu'il m'a fallu faire, même pour vous écrire ! Quand je n'aurais pas besoin de cacher ma retraite à Léonce et à M. de Valorbe, je ne devrais pas aller vers vous ; il faut, dans l'état où je suis, combattre seule avec soi-même ; le froid de la solitude me redonnera des forces ; je vous aime, je ne puis vous voir ; l'attendrissement, l'affection me feroient trop de mal, la moindre émotion nouvelle pourrait m'anéantir ; laissez-moi. Je vais en Suisse : Léonce m'a dit que dans ses voyages c'étoit le pays qu'il avoit préféré ; s'il vient une fois verser des larmes sur ma tombe, j'aime à penser que ce sera près des lieux qui captivèrent son imagination, dans les premières années de sa vie ; c'est assez de cette espérance pour déterminer ma route dans le vaste désert du monde, où je puis fixer ma demeure à mon choix.

Louise, si je suis long-temps sans vous écrire, n'en soyez point inquiète, il faut que je vive, je me suis chargée d'Isore ; je vais mander à sa mère que je m'y engage de nouveau ; je veux l'élever, je veux laisser du moins après moi quelqu'un dont j'aurai fait le bonheur. Vous, ma soeur, écrivez-moi sous l'adresse que je vous envoie ; vous saurez par madame de Lebensei l'effet que mon départ aura produit sur Léonce ; mais prenez garde, en me l'apprenant, prenez garde à ma pauvre tête, elle est bien troublée ; il faut la ménager, je me crains quelquefois moi-même.

Cependant, pourquoi dans les longues heures de réflexion qui m'attendent ne saurois-je pas contempler avec fermeté mon sort ? J'ai trop long-temps lutté pour être heureuse : le jour où il a été l'époux de Matilde, que ne m'étois-je dit que le ciel avoit prononcé contre moi !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXVIII.

LETTRE XXXVIII.

Delphine à madame d'Ervins, religieuse au couvent de Sainte-Marie, à Chaillot.

Melun, ce 6 décembre.

Des circonstances non moins cruelles, ma chère Thérèse, que celles qui ont décidé de votre sort me forcent à m'éloigner pour jamais de Paris et du monde ; j'emmène votre fille avec moi, j'achèverai son éducation avec soin, et je lui assurerai la moitié de ma fortune. Elle en jouira peut-être bientôt, si je prends le même parti que vous, si je m'enferme pour jamais dans un couvent.

Vous serez étonnée qu'un tel projet m'ait semblé possible avec les opinions que vous me connoissez ; elles ne sont point changées : mais je voudrois mettre une barrière éternelle entre moi et les incertitudes douloureuses que les passions font toujours renaître dans le coeur.

Dites-moi si vous croyez qu'il suffise d'une résignation courageuse et de la religion naturelle pour trouver du repos dans un asile semblable au vôtre ; vous seule au monde savez que ce sombre dessein m'occupe, Isore vous écrit mon adresse, le nom que j'ai pris ; il ne reste déjà plus de traces de moi ; mais quelquefois je me sens un vif désir de revivre, et des voeux irrévocables pourroient seuls l'étouffer.

DELPHINE.

DELPHINE - Madame de STAËL > CINQUIÈME PARTIE. FRAGMENS DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE, PENDANT SON VOYAGE.

CINQUIÈME PARTIE. FRAGMENS DE QUELQUES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE, PENDANT SON VOYAGE.

DELPHINE - Madame de STAËL > PREMIER FRAGMENT.

PREMIER FRAGMENT.

Ce 7 décembre 1791.

Je suis seule, sans appui, sans consolateur ; parcourant au hasard des pays inconnus, ne voyant que des visages étrangers, n'ayant pas même conservé mon nom, qui pourroit servir de guide à mes amis pour me retrouver ! C'est à moi seule que je parle de ma douleur : ah ! pour qui fut aimé, quel triste confident que la réflexion solitaire !

J'ai fait trente lieues de plus aujourd'hui : je suis de trente lieues plus éloignée de Léonce ! Comme les chevaux alloient vite ! les arbres, les rivières, les montagnes, tout s'enfuyoit derrière moi ; et les dernières ombres du bonheur passé disparoissoient sans retour.

Inflexible nature ! je te l'ai redemandé, et tu ne m'as point offert ses traits ; pourquoi donc, avec un des nuages que le vent agite, n'as-tu pas dessiné dans l'air cette forme céleste ? Son image étoit digne du ciel, et mes yeux, fixés sur elle, ne se seroient plus baissés vers la terre !

Le malheur m'accable, et cependant je sens en moi des élans d'enthousiasme, qui m'élèvent jusqu'au souverain Créateur ; il est là, dans l'immensité de l'espace ; mais aimer, fait arriver jusqu'à lui.

Aimer !... O mon Dieu ! dans l'infortune même où je suis plongée, je te remercie de m'avoir donné quelques jours de vie que j'ai consacrés à Léonce.

Isore dort là, devant moi, et sa mère a tarit souffert ! et moi aussi, qui me suis chargée d'elle, j'ai déjà versé tant de pleurs ! Cher enfant, que t'arrivera-t-il ? quel sera ton sort un jour ? que ne peux-tu repousser la vie ! et loin de la craindre, tu vas au-devant d'elle avec tant de joie...

Ah ! comme elle t'en punira. Pauvre nature humaine, quelle pitié profonde je me sens pour elle ! Dans la jeunesse, les peines de l'amour, et pour un autre âge que de douleurs encore !

Deux vieillards se sont approchés ce soir de ma voiture, pour implorer ma pitié ; ils avoient aussi leur cruelle part des maux de la vie, mais leur âme ne souffroit pas ; un rayon du soleil leur causoit un plaisir assez vif, et moi, qui suis poursuivie par un chagrin amer, je n'éprouve aucune de ces sensations simples que la nature destine également à tous. Je suis jeune cependant ; ne pourrois-je pas parcourir la terre, regarder le ciel, prendre possession de l'existence, qui m'offre encore tant d'avenir ? Non, les affections du coeur me tuent. Quel est-il ce souvenir déchirant qui ne me laisse pas respirer ? sur quelle hauteur, dans quel abîme le fuir ?

Ah ! qu'elle est cruelle, la fixité de la douleur ! n'obtiendrai-je pas une distraction, pas une idée, quelque passagère qu'elle soit, qui rafraîchisse mon sang pendant au moins quelques minutes : dans mon enfance, sans que rien fût changé autour de moi, la peine que j'éprouvois cessoit tout à coup d'elle-même ; je ne sais quelle joie sans motif effaçoit les traces de ma douleur, et je me sentois consolée ! Maintenant je n'ai plus de ressort en moi-même, je reste abattue, je ne puis me relever ; je succombe à cette pensée terrible :-mon bonheur est fini !

Que ne donnerois-je pas pour retrouver les impressions qui répandent tout à coup tant de charme et de sérénité dans le coeur ! la puissance de la raison, que peut-elle nous inspirer ? Le courage, la résignation, la patience ; sentimens de deuil ! cortège de l'infortune ! le plus léger espoir fait plus de bien que vous !

DELPHINE - Madame de STAËL > FRAGMENT II

FRAGMENT II

Le réveil ! le réveil ! quel moment pour les malheureux ! Lorsque les images confuses de votre situation vous reviennent, on essaie de retenir le sommeil, on retarde le retour à l'existence ; mais bientôt les efforts sont vains, et votre destinée tout entière vous apparoît de nouveau ; fantôme menaçant ! plus redoutable encore dans les premiers momens du jour, avant que quelques heures de mouvement et d'action vous habituent, pour ainsi dire, à porter le fardeau de vos peines.

Ce jour, qui ne peut rien changer à mon sort, puisqu'il est impossible que je voie Léonce ; ces froides heures qui m'attendent, et que je dois lentement traverser pour arriver jusqu'à la nuit, m'effraient encore plus d'avance que pendant qu'elles s'écoulent. La nature nous a donné un immense pouvoir de souffrir. Où s'arrête ce pouvoir ? pourquoi ne connoissons-nous pas le degré de douleur que l'homme n'a jamais passé ?

L'imagination verroit un terme à son effroi... Que d'idées, que de regrets, que de combats, que de remords ont occupé mon coeur depuis quelques jours ! Le génie de la douleur est le plus fécond de tous.

Quel chagrin amer j'éprouve en me retraçant les mots les plus simples, les moindres regards de Léonce ! Ah ! qu'il y a de charmes dans ce qu'on aime ! quelle mystérieuse intelligence entre les qualités du coeur et les séductions de la figure ! quelles paroles ont jamais exprimé les sentimens qu'une physionomie touchante et noble vous inspire ! Comme sa voix se brisoit, quand il vouloit contenir l'émotion qu'il éprouvoit ! quelle grâce dans sa démarche, dans son repos, dans chacun de ses mouvemens ! Que ne donnerois-je pas pour le voir encore passer sans qu'il me parlât, sans qu'il me connût ! Ce monde, cet espace vide qui m'entoure s'animeroit tout à coup ; il traverseroit l'air que je respire, et pendant ce moment je cesserois de souffrir ! O Léonce ! quelle est ta pensée maintenant ?

Nos âmes se rencontrent-elles ? Tes yeux contemplent-ils le même point du ciel que moi ? Quelles bizarres circonstances font un crime du plus pur, du plus noble des sentimens !

Suis-je moins bonne et moins vraie, ai-je moins de fierté, moins d'élévation dans l'âme, parce que l'amour règne sur mon coeur ? Non, jamais la vertu ne m'étoit plus chère que lorsque je l'avois vu ; mais loin de lui, que suis-je ? que peut être une femme chargée d'elle-même, et devant seule guider son existence sans but, son existence secondaire, que le ciel n'a créée que pour faire un dernier présent à l'homme ? Ah ! quel sacrifice le devoir exige de moi : que j'étois heureuse dans les premiers temps de mon séjour à Bellerive ! je ne sentois plus aucune de ces contrariétés, aucune de ces craintes qui rendent la vie difficile. Le temps m'entraînoit, comme s'il m'eût emportée sur une route rapide et unie, dans un climat ravissant ; toutes les occupations habituelles réveilloient en moi les pensées les plus douces : je sentois au fond de mon coeur une source vive d'affections tendres, je ne regardois jamais la nature, sans m'élever jusqu'aux pensées religieuses qui nous lient à ses majestueuses beautés ; jamais je ne pouvois entendre un mot touchant, une plainte, un regret, sans que la sympathie ne m'inspirât les paroles qui pouvoient le le mieux, consoler la douleur. Mon âme constamment émue me transportoit hors de la vie réelle, quoique les objets extérieurs produisissent sur moi des impressions toujours vives ; chacune de ces impressions me paroissoit un bienfait du ciel, et l'enchantement de mon coeur me faisoit croire à quelque chose de merveilleux dans tout ce qui m'environnoit.

Hélas ! d'où sont-ils revenus dans mon esprit, ces souvenirs, ces tableaux de bonheur ? M'ont-ils fait illusion un instant ?...

Non, la souffrance restoit au fond de mon âme, sa cruelle serre ne lâchoit pas prise ; les souvenirs de la vertu font jouir encore le coeur qui se les retrace, les souvenirs des passions ne renouvellent que la douleur.

DELPHINE - Madame de STAËL > FRAGMENT III.

FRAGMENT III.

Je suis bien foible, je me fais pitié ! tant d'hommes, tant de femmes même marchent d'un pas assuré dans la route qui leur est tracée, et savent se contenter de ces jours réguliers et monotones, de ces jours tels que la nature en prodigue à qui les vent ; et moi, je les traîne seconde après seconde, épuisant mon esprit à trouver l'art d'éviter le sentiment de la vie, à me préserver des retours sur moi-même, comme si j'étois coupable, et que le remords m'attendît au fond du coeur.

J'ai voulu lire ; j'ai cherché les tragédies, les romans que j'aime : je trouvois autrefois du charme dans l'émotion causée par ces ouvrages ; je ne connoissois de la douleur que les tableaux tracés par l'imagination, et l'attendrissement qu'ils me faisoient éprouver étoit une de mes jouissances les plus douces : maintenant je ne puis lire un seul de ces mots, mis au hasard peut-être par celui qui les écrit, je ne le puis sans une impression cruelle. Le malheur n'est plus à mes yeux la touchante parure de l'amour et de la beauté, c'est-une sensation brûlante, aride ; c'est le destructeur de la nature, séchant tous les germes d'espérance qui se développent dans notre sein.

Combien il est peu d'écrits qui vous disent de la souffrance tout ce qu'il eu faut redouter ! Oh ! que l'homme auroit peur, s'il existoit un livre qui dévoilât véritablement le malheur ; un livre qui fît connoître ce que l'on a toujours craint de représenter, les foiblesses, les misères, qui se traînent après les grands revers ; les ennuis dont le désespoir ne guérit pas ; le dégoût que n'amortit point l'âpreté de la souffrance ; les petitesses à côté des plus nobles douleurs ; et tous ces contrastes, et toutes ces inconséquences, qui ne s'accordent que pour faire du mal, et déchirent à la fois un même coeur par tous les genres de peines !

Dans les ouvrages dramatiques, vous ne voyez l'être malheureux que sous un seul aspect, sous un noble point de vue, toujours intéressant, toujours fier, toujours sensible ; et moi, j'éprouve que dans la fatigue d'une longue douleur, il est des momens où l'âme se lasse de l'exaltation, et va chercher encore du poison dans quelques souvenirs minutieux, dans quelques détails inaperçus, dont il semble qu'un grand revers devroit au moins affranchir.

Ah ! j'ai perdu trop tôt le bonheur ! je suis trop jeune encore, mon âme n'a pas eu le temps de se préparer à souffrir. Une année, une seule heureuse année ! Est-ce donc assez ? O mon Dieu ! les désirs de l'homme dépassent toujours les dons que vous lui faites ; cependant je ne conçois rien, dans mon enthousiasme, par-delà les félicités que j'ai goûtées ; je ne pressens rien au-dessus de l'amour ! Rendez-le moi... malheureuse !... Une telle prière n'est-elle pas impie ? Ne dois-je pas la retirer, avant qu'elle soit montée jusqu'au ciel ?

DELPHINE - Madame de STAËL > FRAGMENT IV.

FRAGMENT IV.

Je me suis remise à donner exactement des leçons à mon Isore ; j'avois tort envers elle ; je n'ai pas assez cherché à tirer des consolations de cette pauvre petite ; elle m'aime, cette affection me reste encore ; pourquoi n'essayerois-je pas d'y trouver quelques soulagemens ? Hélas ! l'enfance fait peu de bien à la jeunesse ; on éprouve comme une sorte de honte d'être dévoré par les passions violentes, à côté de cet âge innocent et calme ; il s'étonne de vos peines, et ne peut comprendre les orages nés au fond du cour, quand rien autour de vous ne fait connoître la cause de vos souffrances.

Pauvre Isore ! que ferai-je pour la préserver de ce que j'ai souffert ? que lui dirai-je pour la fortifier contre la destinée ? me résoudrai-je à ne pas l'initier aux nobles sentimens, qui nous placent comme dans une région supérieure, et nous préparent, long-temps d'avance, pour le ciel, pour notre dernier asile ?

To be or not to be ; that is the question,

[Être ou n'être pas, voilà quelle est la question.]

disoit Hamlet, lorsqu'il délibéroit entre la mort et la vie ; mais développer son âme ou l'étouffer, l'exalter par des sentimens généreux, ou la courber sous de froids calculs, n'est-ce pas une alternative presque semblable ? Cependant, quel sera le destin d'Isore ? souffrira-t-elle autant que moi ? Non, elle ne rencontrera pas Léonce ; elle ne sera pas séparée de lui ; insensée que je suis !... Le malheur s'arrêtera-t-il à moi ? d'autres peines ne saisiront-elles pas les enfans qui vont nous succéder ! Les êtres distingués voudroient adapter le sort commun à leurs désirs ; ils tourmentent la destinée humaine, pour la forcer à répondre à leurs voeux ardens ; mais elle trompe leurs vains essais.

O Dieu ! que voulez vous faire de ces âmes de feu qui se dévorent elles-mêmes ? A quelle pompe de la nature les destinez-vous pour victimes ? Quelle vérité, quelle leçon doivent-elles servir à consacrer ? dites-leur un peu de votre secret, un mot de plus, seulement un mot de plus ! pour prendre courage, et pour arriver au terme sans avoir douté de la vertu. Mon Dieu ! que dans le fond du coeur, un rayon de votre lumière éclaire encore celle qui a tout, perdu dans ce monde !

DELPHINE - Madame de STAËL > FRAGMENT V.

FRAGMENT V.

Ce jour m'a été plus pénible encore que tous les autres ; j'ai traversé les montagnes qui séparent la France de la Suisse, elles étoient presque en entier couvertes de frimas ; des sapins noirs interrompoient de distance en distance l'éclatante blancheur de la neige, et les torrens grossis se faisoient entendre dans le fond des précipices. La solitude, en hiver, ne consiste pas seulement dans l'absence des hommes, mais aussi dans le silence de la nature. Pendant les autres saisons de l'année, le chant des oiseaux, l'activité de la végétation animent la campagne, lors même qu'on n'y voit pas d'habitans ; mais quand les arbres sont dépouillés, les eaux glacées, immobiles, comme les rochers dont elles pendent ; quand les brouillards confondent le ciel avec le sommet des montagnes, tout rappelle l'empire de la mort ; vous marchez en frémissant an milieu de ce triste monde, qui subsiste sans le secours de la vie, et semble opposer à vos douleurs son impassible repos.

Arrivée sur la hauteur d'une des rapides montagnes du Jura, et m'avançant à travers un bois de sapins sur le bord d'un précipice, je me laissois aller à considérer son immense profondeur. Un sentiment toujours plus sombre s'emparoit de moi ; de quel foible mouvement, me disois-je, j'aurois besoin pour mourir ! un pas, et c'en est fait. Si je vis, à quel avenir je m'expose ! un pressentiment qui ne m'a jamais trompée, me dit que de nouveaux malheurs me menacent encore. Chaque jour ne m'effacera-t-il pas du souvenir de Léonce, tandis que moi, solitaire, je vais conserver dans mon sein toute la véhémence des sentimens et des douleurs !-Je me livrois à ces réflexions, penchée sur le précipice, et ne m'appuyant plus que sur une branche que j'étois prête à laisser échapper.

Dans ce moment des paysans passèrent, ils me virent vêtue de blanc au milieu de ces arbres noirs ; mes cheveux détachés, et que le vent agitoit, attirèrent leur attention dans ce désert ; et je les entendis vanter ma beauté dans leur langage : faut-il avouer ma foiblesse ?

L'admiration qu'ils exprimèrent m'inspira tout à coup une sorte de pitié pour moi-même. Je plaignis ma jeunesse, et, m'éloignant de la mort que je bravois il y avoit peu d'instans, je continuai ma route.

Quelque temps après, les postillons arrêtèrent ma voiture, pour me montrer, de la hauteur de Saint-Cergues, l'aspect du lac de Genève et du pays de Vaud ; il faisoit un beau soleil ; la vue de tant d'habitations, et des plaines encore vertes qui les entouroient, me causa quelques momens de plaisir ; mais bientôt je remarquai que j'avois passé la borne qui sépare la Suisse de la France ; je marchois pour la première fois de ma vie sur une terre étrangère.

O France ! ma patrie, la sienne, séjour délicieux que je ne devois jamais quitter ; France ! dont le seul nom émeut si profondément tous ceux qui, dès leur enfance, ont respiré ton air si doux, et contemplé ton ciel serein ! je te perds avec lui, tu es déjà plus loin que mon horizon, et comme l'infortunée Marie Stuart, il ne me reste plus qu'à invoquer les nuages que le vent chasse vers la France, pour leur demander de porter à ce que j'aime et mes regrets et mes adieux...

Me voici jetée dans un pays où je n'ai pas un soutien, pas un asile naturel ; un pays, dont ma fortune seule peut m'ouvrir les chemins, et que je parcours en entier de mes regards, sans pouvoir me dire : là-bas, dans ce long espace, j'aperçois du moins encore la demeure d'un ami. Eh bien ! je l'ai voulu, j'ai choisi cette contrée où je n'avois aucune relation ; je n'ai pas cherché ceux qui m'aiment, ils auroient pu me demander d'être heureuse ; heureuse ! juste ciel !...

Léonce, Léonce ! elle est seule dans l'univers, celle qui t'a quitté ; mais toi, les liens de la société, les liens de famille te restent, et bientôt Matilde aura sur ton coeur les droits les plus chers.

Infortunée que je suis ! si j'avois été unie à toi, j'aurois connu tout le bonheur des sermens les plus passionnés et les plus purs, ton enfant eût été le mien ; ah ! le ciel est sur la terre ! on peut épouser ce qu'on aime ; ce sort devoit être le mien, et je l'ai perdu...

DELPHINE - Madame de STAËL > FRAGMENT VI.

FRAGMENT VI.

Me voici à Lausanne, je suis dans une ville ; oh ! que je m'y sens seule, moi qui n'ai plus que la nature pour société ! Impatiente de la revoir, hier je me promenois sur une hauteur, d'où je découvrois d'un côté l'entrée du Valais, et vers l'autre extrémité, la ville de Genève ; il y avoit dans ces tableaux une grandeur imposante qui soulageoit ma douleur ; je respirois plus facilement, je demandois un consolateur à ce vaste monde, qui me sembloit paisible et fier ; je l'appelois, ce consolateur céleste, par mes regards et mes prières ; je croyois éprouver un calme qui venoit de lui. Mais tout à coup j'ai entendu sonner sept heures ; ce moment, jadis si doux pour moi, ce moment, qui m'annonçoit sa présence, passe maintenant comme tous les autres, sans espoir et sans avenir ; à cette idée, les sentimens pénibles de mon cour se sont ranimés plus vivement que jamais, et j'ai hâté ma marche, ne pouvant plus supporter le repos.

Je suis descendue vers le lac ; un vent impétueux l'agitoit, les vagues avançoient vers le bord, comme une puissance ennemie prête à vous engloutir ; j'aimois cette fureur de la nature qui sembloit dirigée contre l'homme. Je me plaisois dans la tempête ; le bruit terrible des ondes et du ciel, me prouvoit que le monde physique n'étoit pas plus en paix que mon âme.-Dans ce trouble universel, me disois-je, une force inconnue dispose de moi ; livrons-lui mon misérable cour, qu'elle le déchire ; mais que je sois dispensée de combattre contre elle, et que la fatalité m'entraîne comme ces feuilles détachées, que je vois s'élever en tourbillon dans les airs.

Vers le soir l'orage cessa, je remontai silencieusement vers la ville ; j'entendois de toutes parts en revenant le chant des ouvriers qui retournoient dans leur ménage ; je voyais des hommes, des femmes de diverses classes se hâter de se réunir en société ; et si j'en jugeois d'après l'extérieur, partout il y avoit un intérêt, un mouvement, un plaisir d'exister qui sembloit accuser mon profond abattement.

Peut-être qu'en effet ma raison est troublée ; un caractère enthousiaste et passionné ne seroit-il qu'un premier pas vers la folie ? Elle a son secret aussi, la folie, mais personne ne le devine, et chacun la tourne en dérision.

Non, mes plaintes sont injustes ; non, je veux en vain me le dissimuler, ce n'est pas pour mes vertus que je souffre, c'est pour mes torts ; ai-je respecté la morale et mes devoirs dans toute leur étendue ? Il n'y avoit rien de vil dans mon coeur, mais n'y avoit-il rien de coupable ? Devois-je revoir Léonce chaque jour, l'écouter, lui répondre, absorber pour moi seule toutes les affections de son coeur ; n'étoit-il pas l'époux de Matilde ; m'étoit-il permis de l'aimer ? Ah Dieu ! mais tant d'êtres mille fois plus condamnables vivent heureux et tranquilles, et moi, la douleur ne me laissé pas respirer un seul instant ; l'ai-je donc mérité ?-L'Être suprême mesure peut-être la conduite de chaque homme d'après sa conscience ! l'âme qui étoit plus délicate et plus pure, est punie pour de moindres fautes, parce qu'elle en avoit le sentiment et qu'elle l'a combattu, parce qu'elle a sacrifié sa morale à ses passions, tandis que ceux qui ne sont point avertis par leur propre cour, vivent sans réfléchir et se dégradent sans remords. Oui, je m'arrête à cette dernière pensée, mes chagrins sont un châtiment du ciel ! j'expie mon amour dans cette vie ; ô mon Dieu ! quand aurai-je assez souffert, quand sentirai-je au fond du cour que je suis pardonnée ?

Une idée m'a poursuivie depuis deux jours, comme dans le délire de la fièvre ; mille fois j'ai cru sentir que je n'étois plus aimée de Léonce.

Je me suis rappelée toutes les calomnies qui avoient été répandues sur moi, pendant les derniers temps que j'ai passés à Paris, et une rougeur brûlante m'a couvert le front, quand je me représentois Léonce entendant ces indignes accusations.

Oh ! que la calomnie est une puissance terrible ! je me repens de l'avoir bravée.-Léonce, Léonce ! maintenant que je suis séparée de vous, défendez-moi dans votre propre coeur.-Combien de momens de ma vie, que je trouvois douloureux, se présentent maintenant à moi comme des jours de délices ! Pourquoi me suis-je plainte, tant que Léonce habitoit près de moi ? Ah ! si je retournois vers lui, si je me rendois encore un moment de bonheur ! j'en suis sûre, son premier mouvement, en me revoyant, seroit de me serrer dans ses bras, et mon coeur a tant besoin qu'une main chérie le soulage ! Je sens dans mes veines un froid qui passeroit à l'instant même où ma tête seroit appuyée sur son sein : si je sais mourir, pourquoi ne pas le revoir ? Auroit-il le temps de blâmer celle qui tomberoit sans vie à ses pieds ? Quand je ne serois plus, il ne verroit en moi que mes qualités : la mort justifie toujours les âmes sensibles ; l'être qui fut bon trouve, quand il a cessé de vivre, des défenseurs parmi ceux même qui l'accusoient. Et Léonce, lui qui m'a tant aimée, me regretteroit profondément ; mais dois-je troubler encore son sort et celui de sa femme ? non, il faut rester où je suis.

Ces cruelles incertitudes renaîtront sans cesse dans mon coeur, si je n'élève pas entre l'espérance et moi une barrière insurmontable.

Suivrai-je le dessein que j'ai confié à madame d'Ervins ; en aurai-je la force ? et puis-je me croire permis de recourir à cet état, sans les opinions ni la foi qu'il suppose ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE PREMIÈRE.

LETTRE PREMIÈRE.

Madame d'Ervins à Delphine.

Du couvent de Sainte-Marie, à Chaillot, ce 8 décembre 1791.

Partout où vous emmenerez Isore avec vous, ma chère Delphine, je me croirai certaine de son bonheur ; je vous l'ai donnée, je la suis de mes voeux ; dites-lui de penser à moi comme à une mère qui n'est plus, mais dont les prières implorent la protection du Tout-Puissant pour sa fille.

Vous me dites que vos chagrins vous ont inspiré le désir d'embrasser le même état que moi ; je m'applaudis chaque jour du parti que j'ai pris, et je ne puis m'empêcher de désirer que vous suiviez mon exemple. Vous craignez, me dites-vous, que votre manière de penser ne s'accorde mal avec les dispositions qu'il faut apporter dans notre saint asile ? Vos opinions changeront, ma chère amie : au milieu du monde, tous les raisonnemens qu'on entend égarent les meilleurs esprits ; quand vous serez entourée de personnes respectables, toutes pénétrées de la même foi, vous perdrez chaque jour davantage le besoin et le goût d'examiner ce qu'il faut admettre de confiance pour vivre en paix avec soi-même et avec les autres. Je serois fâchée que des motifs purement humains vous décidassent à prononcer des voeux qui doivent être inspirés par la ferveur de la dévotion ; cependant je vous dirai que le genre de vie que je mène me seroit doux, indépendamment même des grandes idées qui en sont le but.

La régularité des occupations, le calme profond qui règne autour de nous, la ressemblance parfaite de tous les jours entre eux, cause d'abord quelque ennui ; mais à la longue l'âme finit par prendre des habitudes, les mêmes idées reviennent aux mêmes heures, les souvenirs douloureux s'effacent, parce que rien de nouveau ne réveille le coeur ; il s'endort sous un poids égal, sous une tristesse continue, qui ne fait plus souffrir.

Une pensée, d'abord cruelle, fortifie la raison avec le temps ; c'est la certitude que la situation où l'on se trouve est irrévocable, qu'il n'y a plus rien à faire pour soi, que l'irrésolution n'a plus d'objet, que la nécessité se charge de tout.

Vous éprouveriez comme moi ce qu'il peut y avoir de bon dans cette situation, qui, selon l'heureuse expression d'une femme, apaise la vie, quand il n'est plus temps d'en jouir.

Je juge de votre coeur par le mien : nous n'avons plus rien à espérer ; alors, mon amie, il vaut mieux s'entourer d'objets plus sombres encore que son propre coeur ; quand il faut porter de la tristesse au milieu des gens heureux, ce contraste peut inspirer une sorte d'âpreté dans les sentimens, qui finit par altérer le caractère. Je me permets de vous présenter ces considérations purement temporelles, parce je suis bien sûre que vous n'auriez pas passé un an dans un couvent, sans embrasser avec conviction la religion qu'on y professe.

Si les excès dont on nous menace en France finissent par rendre impossible d'y vivre en communauté, je me retirerai dans les pays étrangers ; peut-être pourrai-je vous rejoindre, retrouver ma fille avec vous ! Non, je serois trop heureuse, je n'expierois pas ainsi mes fautes ! mais qu'on a de peine à repousser les affections ! Elles rentrent dans le coeur avec tant de force !

THÉRÈSE.

DELPHINE - Madame de STAËL > SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT DES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE.

SEPTIÈME ET DERNIER FRAGMENT DES FEUILLES ÉCRITES PAR DELPHINE.

Thérèse, que m'écrivez-vous ?-Je voudrois lui répondre ; mais non, je ne pourrois lui dire ce que je pense, ce seroit la troubler ; qu'y a-t-il de plus à ménager au monde qu'une âme sensible qui a retrouvé la paix ? Jamais, lui aurois-je dit, jamais je ne croirai qu'on plaise à l'Être suprême en s'arrachant à tous les devoirs de la vie, pour se consacrer à la stérile contemplation de dogmes mystiques, sans aucun rapport avec la morale ! Si je m'enferme dans un couvent, ce sont les sentimens les plus profanes, c'est l'amour qui m'y conduira ! Je veux qu'il sache que, condamnée à ne plus le voir, je n'ai pu supporter la vie ! Je veux l'attendrir profondément par mon malheur, et qu'il lui soit impossible d'oublier celle qui souffrira toujours. Les années, qui refroidissent l'amour, laissent subsister la pitié ; et dût-il me revoir encore quand le temps aura flétri mon visage, le voile noir dont il sera couvert, les images sombres qui m'environneront, m'offriront à ses yeux comme l'ombre de moi-même, et non comme un objet moins digne d'être aimé.

Thérèse, est-ce avec de telles pensées qu'il faut entrer dans votre sanctuaire ? Je n'ai pas vos opinions, mais je les respecte assez pour répugner à les braver, pour craindre surtout de tromper ceux qui croient, en ayant l'air d'adopter des sentimens que je ne partage pas.

Mais si M. de Valorbe me poursuivoit, si je craignois qu'il n'excitât encore la jalousie de Léonce, ou qu'il ne voulût menacer sa vie, je ne sais quel parti je prendrois ; ma raison n'a bientôt plus aucune force, j'ai peur d'un nouveau malheur ; je crains son impression sur moi ; la folie, les voeux irrévocables, la mort, tout est possible à l'état où je suis quelquefois, à l'état plus cruel encore où les peines qui me menacent pourroient me jeter.

J'espérois trouver à Lausanne des lettres de ma soeur, je lui avois dit de m'oublier ; mais devroit-elle m'en croire ! Ah ! qu'il est facile de disparoître du monde, et de mourir pour tout ce qui nous aimoit !

Quels sont les liens qu'on ne parvient pas à déchirer ? quels sont ceux qu'un effort de plus ne briseroit pas ? Ma soeur ne savoit-elle pas que je n'espérois que d'elle quelques mots sur Léonce ? Hélas ! veut-elle me cacher que mon départ l'a détaché de moi ? Quelle cruelle manière de ménager, que le silence ! Abandonner le malheureux à son imagination, est-ce donc avoir pitié de lui ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE II.

LETTRE II.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 17 décembre.

Je n'ai pas cru devoir vous cacher cette lettre, il ne faut rien dissimuler à une âme telle que la vôtre, il ne faut pas lui surprendre un sacrifice dont elle ignorerait l'étendue.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Hélas ! que me demandez-vous, mademoiselle ! Vous voulez que je vous entretienne de l'état de Léonce ; je ne l'ai pas vu dans les premiers momens de sa douleur. M. Barton, qui s'étoit chargé de lui apprendre le départ de Delphine, m'a dit qu'il avoit, pendant quelques jours, presque désespéré de sa raison : son ressentiment contre elle prit d'abord le caractère le plus sombre, et néanmoins il formoit, pour la rejoindre, les projets les plus insensés, les plus contraires aux principes qui servent habituellement de règle à sa conduite ; enfin, il a consenti à rester auprès de sa femme jusqu'à ce qu'elle fût accouchée ; c'est tout ce qu'il a promis.

La première fois que je l'ai vu, il y avoit encore un trouble effrayant dans ses regards et dans ses expressions ; il vouloit savoir en quel lieu Delphine s'étoit retirée, c'étoit le seul intérêt qui l'occupât, et cependant il s'arrêtoit au milieu de ses questions pour se parler à lui-même. Ce qu'il disoit alors étoit plein d'égarement et d'éloquence, il faisoit éprouver, tout à la fois, de la pitié et de la terreur ! On auroit pu croire souvent que l'infortuné se rappeloit quelques-unes des paroles de Delphine, et qu'il aimoit à se les prononcer ; car sa manière habituelle étoit changée, et ressembloit davantage au touchant enthousiasme de son amie, qu'au langage ferme et contenu qui le caractérise.

Il me conjuroit de lui apprendre où il pourroit retrouver Delphine ; il vouloit paroître calme, dans l'espoir de mieux obtenir de moi ce qu'il désiroit ; mais quand je l'assurois que je l'ignorois, il retomboit dans ses rêveries.

-Cette nuit, disoit-il, la rivière grossie menaçoit de nous submerger ; en traversant le pont, j'entendois les flots qui mugissoient ; ils se brisoient avec violence contre les arches : s'ils avoient pu les enlever, je serois tombé dans l'abîme, et l'on n'auroit plus eu qu'un dernier mot à dire de moi à celle qui m'a quitté ; mais les dangers s'éloignent du malheureux, ils laissent tout à faire à sa volonté ; je suis rentré chez moi ; l'on n'entendoit plus aucun bruit, le silence étoit profond ; c'est dans une nuit aussi tranquille qu'on dit que même les mères qui ont perdu leur enfant cèdent enfin au sommeil. Et moi, je ne pouvois dormir ! je veillois et m'indignois de mon sort ! je reprenois quelquefois contre elle ces momens de fureur les plus amers de tous, puisqu'ils irritent contre ce qu'on aime ; mais ce n'est pas elle qu'il faut accuser.-Léonce alors me reprochoit amèrement de lui avoir caché les résolutions de Delphine.

-Si j'avois su d'avance son dessein, me répétoit-il, jamais elle ne l'auroit accompli ! Delphine, l'amie de mon coeur, n'auroit pas résisté à mon désespoir ! Il vous a fallu, je le pense, de cruels efforts pour la décider à me causer une telle douleur ! Que lui avez-vous donc dit qui pût la persuader ?-Je voulois me justifier, mais il ne m'écoutoit pas ; et, reprenant l'idée qui le dominoit, il s'écrioit :-Vous savez quelle est la retraite que Delphine a choisie, vous le savez, et vous vous taisez ! Quel coeur avez-vous reçu du ciel pour refuser de me le confier ?

C'est à elle aussi, je vous le jure, c'est à votre amie que vous faites du mal, en me cachant ce que je vous demande : pouvez-vous croire, disoit-il en me serrant les mains avec une ardeur inexprimable, pouvez-vous croire que si elle me revoyoit, elle n'en seroit pas heureuse ? Je le sens, j'en suis sûr, dans quelque lieu du monde qu'elle soit, elle m'appelle par ses regrets ; si j'arrivois, je n'étonnerois pas son coeur, je répondrois peut-être à ses désirs secrets, à ceux qu'elle combat, mais qu'elle éprouve ! En nous précipitant l'un vers l'autre, nos âmes seroient plus d'accord que jamais ; vous nous déchirez tous les deux : à qui faites-vous du bien par votre inflexibilité ? Parlez, au nom de l'amour qui vous rend heureuse ! parlez !-Il m'eût été bien difficile, mademoiselle, de garder le silence, si j'avois su le secret qu'il vouloit découvrir ; mais M. de Lebensei ayant assuré que je l'ignorois, Léonce le crut enfin : à l'instant où cette conviction l'atteignit, il retomba dans le silence, et peu d'instans après il partit.

Il est revenu depuis assez souvent, mais pour quelques minutes, et sans presque m'adresser la parole : seulement ses regards, en entrant dans ma chambre, m'interrogeoient ; et si mes premières paroles portoient sur des sujets indifférens, certain que je n'avois rien à lui apprendre, il retomboit dans son accablement accoutumé. Hier cependant, j'obtins un peu plus de sa confiance, et, s'y laissant aller, il me dit avec une tristesse qui m'a déchiré le coeur :-Vous voulez que je me console, apprenez-moi donc ce que je puis faire qui n'aigrisse pas ma douleur ; j'ai voulu partager avec madame de Mondoville ses occupations bienfaisantes ; ce matin je suis entré dans l'église des Invalides, je les ai vus en prière ; la vieillesse, les maladies, les blessures, tous les désastres de l'humanité étoient rassemblés sous mes yeux. Eh bien ! il y avoit sur ces visages défigurés plus de calme que mon coeur n'en goûtera jamais.

Où faut-il aller ? Le spectacle du bonheur m'offense ; et, quand je soulage le malheur, je suis poursuivi par l'idée amère que parmi les maux dont j'ai pitié, il n'en est point d'aussi cruels que les miens.

-Essayez, lui dis-je encore, des distractions du monde, recherchez la société.-Ah ! me répondit-il vivement avec une sorte d'orgueil qui le ranimoit, qui pourroit-on écouter après avoir connu Delphine ?

Dans la plupart des liaisons, l'esprit des hommes est à peine compris par l'objet de leur amour, souvent aussi leur âme est seule dans ses sentimens les plus élevés ; mais l'heureux ami de Delphine n'avoit pas une pensée qu'il ne partageât avec elle, et la voix la plus douce et la plus tendre mêloit ses sons enchanteurs aux conversations les plus sérieuses. Ah ! madame, continua Léonce en s'abandonnant toujours plus à son émotion, où voulez-vous que je fuie son souvenir ? Toutes les heures de ma vie me rappellent ses soins pour mon bonheur ; si je veux me livrer à l'étude, je me souviens de ses conseils, de l'intérêt éclairé qu'elle savoit prendre aux progrès de mon esprit ; elle s'unissoit à tout, et tout maintenant me fait sentir son absence. Oh ! son accent, son regard seulement, si je le rencontrois dans une autre femme, il me semble que je ne serois plus complètement malheureux ; mais rien, rien ne ressemble à Delphine ; je plains tous ceux que je vois, comme s'ils devoient s'affliger d'être séparés d'elle ; et moi, le plus malheureux des hommes ! je me plains aussi, car je sais ce qu'il me faut de courage pour paroître encore ce que je suis à vos yeux, pour ne pas succomber, pour ne pas pousser des cris de désespoir, pour ne pas invoquer au hasard la commisération de celui qui me parle, comme si tous les coeurs dévoient avoir pitié de mon isolement. La douleur m'a dompté comme un misérable enfant.-A peine pus-je entendre ces derniers mots, que les sanglots étouffèrent.

En ce moment je blâmai le sacrifice de Delphine, et Matilde ne m'inspiroit aucune pitié.

Cependant elle est devenue plus intéressante depuis le départ de madame d'Albémar ; sa tendresse pour Léonce a donné de la douceur à son caractère ; elle ne parloit pas autrefois à M. de Lebensei, maintenant elle consent assez souvent à le voir chez elle. Il y a deux jours que, l'entendant nommer madame d'Albémar, elle s'est approchée de lui, et lui a dit avec vivacité :-C'est une personne très-généreuse, que madame d'Albémar.-Ces mots signifioient beaucoup dans la manière habituelle de Matilde.

Quelques paroles échappées à Léonce, me font craindre qu'il ne cède une fois à l'impulsion donnée à la noblesse françoise, pour sortir de France et porter les armes contre son pays ; il n'est malheureusement que trop dans le caractère de M. de Mondoville, d'être sensible au déshonneur factice qu'on veut attacher à rester en France. M. de Lebensei combat cette idée de toute la force de sa raison ; mais son moyen le plus puissant, c'est d'invoquer l'autorité de Delphine. Léonce se tait à ce nom : ce qui me paroît certain pour le moment, sans pouvoir répondre de l'avenir, c'est que M. de Mondoville ne quittera point sa femme pendant sa grossesse ; ainsi nous avons du temps pour prévenir de nouveaux malheurs.

Voilà, mademoiselle, tout ce que j'ai recueilli qui puisse intéresser notre amie ; c'est à vous à juger de ce qu'il faut lui dire ou lui cacher ; parlez-lui du moins de l'inaltérable attachement que M. de Lebensei et moi lui avons consacré, et daignez agréer aussi, mademoiselle, l'hommage de nos sentimens.

ÉLISE DE LEBENSEI.

Je partage du fond de mon coeur, mon amie, l'émotion que cette lettre vous aura causée ; mais je vous en conjure, ne vous laissez pas ébranler dans vos généreuses résolutions :

Puisque vous avez pu partir, attendez que le temps ait changé la nature de vos sentimens ; un jour Léonce sera votre ami, votre meilleur ami, et l'estime même que votre conduite lui aura inspirée consacrera son attachement pour vous.

J'ai regretté d'abord vivement que vous eussiez pris le parti de ne pas me rejoindre, mais à présent je l'approuve ; Léonce seroit venu certainement ici, s'il avoit su que vous y fussiez, et M. de Valorbe n'auroit pas perdu un moment pour se rapprocher de vous, et vous persécuter peut-être d'une manière cruelle. Dérobez-vous donc dans ce moment aux dangereux sentimens que vos charmes ont inspirés ; mais songez que vous devez un jour vous réunir à moi, et qu'il ne vous est pas permis de vous séparer de celle qui n'a d'autre intérêt dans ce monde, que son attachement pour vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE III.

LETTRE III.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Lausanne, ce 24 décembre.

Que de larmes j'ai versées en lisant la lettre de madame de Lebensei ! cependant, ma chère Louise, elle m'a fait du bien, je suis plus calme qu'avant de l'avoir reçue ; j'ai été profondément touchée de cette ressemblance, de cette harmonie de sentimens et d'expressions que la même douleur a fait naître entre Léonce et moi. Ah ! nos âmes avoient été créées l'une pour l'autre : si nous différions quelquefois au milieu de la société, les fortes affections de l'âme, les cruelles peines du coeur font sur nous deux des impressions presque les mêmes.

Enfin, il se soumet à ses devoirs ; le temps adoucira ses regrets, sans m'effacer entièrement de son souvenir ; Matilde est heureuse : ces pensées doivent être douces, une fois peut-être elles me rendront le repos, si M. de Valorbe ne s'acharne point à me le ravir ; l'inquiétude la plus vive qui me reste, c'est que Léonce ne cède au désir de se mêler de la guerre, si elle est déclarée ; mais comme il ne quittera sûrement pas sa femme pendant sa grossesse, ne peut-on pas espérer que d'ici à quelques mois, il arrivera des événemens qui détourneront les malheurs dont la France est menacée ?

Je veux m'établir dans un lieu moins habité que celui-ci, où le cruel amour de M. de Valorbe ne puisse pas me découvrir : il faut se résigner, les convulsions de la douleur doivent cesser, je ne serai jamais heureuse, jamais !... Eh bien ! quand cette certitude est une fois envisagée, pourquoi ne donneroit-elle pas du calme ?

Hier au soir, cependant, j'ai été bien foible encore ; j'avois été moi-même à la poste pour chercher votre lettre, que j'attendois déjà le courrier précédent : on me la remit ; je m'approchai, pour la lire, d'un réverbère qui est sur la place ; mon émotion fut telle, que je fus prête à perdre connoissance.

Je m'appuyai contre la muraille pour me soutenir, et quand mes forces revinrent, je vis quelques personnes qui s'étoient arrêtées pour me regarder. Si j'étois tombée morte à leurs pieds, qui d'entre elles en eût été troublée ? qui m'auroit regrettée, qui se seroit donné la peine d'examiner pendant quelques instans si j'avois en effet perdu la vie ? Ah ! que l'intérêt des autres est nécessaire, et que leur haine est redoutable ! où les fuir, où les retrouver ? Comment supporter leur malveillance ? comment renoncer à leurs secours ? Que le monde fait de mal ! que la solitude est pesante ! que l'existence morale enfin est difficile à traîner jusqu'à son terme !

Je revins chez moi ; Isore jouoit de la harpe : jusqu'à ce jour je l'avois priée de ne pas faire de la musique devant moi ; mon âme n'étoit pas en état de la supporter ; elle rappelle trop vivement tous les souvenirs ; mais votre lettre, ma soeur, me permit d'y trouver quelques charmes ; j'écoutois mon Isore, je lui donnai des leçons avec soin, et quand elle fut couchée, je me mis à jouer moi-même ; je me livrai pendant plus de la moitié de la nuit à toutes les impressions que la musique m'inspiroit, je m'exaltois dans mes propres pensées, je suffisois à mon enthousiasme ; cependant je m'arrêtai, comme fatiguée de cet état dont il n'est pas permis à notre âme de jouir trop longtemps ; j'ouvris ma fenêtre, et considérant le silence de cette ville, si animée il y avoit quelques heures, je réfléchis sur le premier don de la nature, le sommeil ; il enseigne la mort à l'homme, et semble fait pour le familiariser doucement avec elle. Quelle égalité règne dans l'univers pendant la nuit ! les puissans sont sans force, les foibles sans maîtres, la plupart des êtres sans douleur !

Veiller pour souffrir est terrible, mais veiller pour penser est assez doux ; dans le jour, il vous semble que les témoins, que les juges assistent à vos plus secrètes réflexions.

Mais dans la solitude de la nuit, vous vous sentez indépendant ; la haine dort, et des malheureux comme vous pourroient seuls encore vous entendre !

Léonce, Léonce ! m'écriai-je plusieurs fois en regardant le ciel, le repos est-il descendu sur toi, ou ton coeur agité cherche-t-il aussi quelques idées, quelques sentimens qui fassent supporter la perte de l'espérance ? l'invincible sort s'en va flétrissant toutes les jouissances passionnées, faut-il leur survivre ? Léonce ! Léonce ! je me plaisois à dire son nom, à le prononcer dans les airs, pour qu'il me revînt d'en haut, comme si le ciel l'avoit répété.

Tout à coup j'entendis des gémissemens dans une maison vis-à-vis de la mienne, la fenêtre en étoit ouverte, et les plaintes arrivoient jusqu'à moi, qui, seule éveillée dans la ville, pouvois seule les entendre. Ces accens de la douleur me touchèrent profondément ; il me sembloit que pour la première fois dans ces lieux, il existoit un être qui ne m'étoit plus étranger, puisqu'il pouvoit avoir besoin de ma pitié ; j'élevai deux ou trois fois la voix pour offrir mes secours, on ne me répondit pas, et les gémissemens cessèrent ; je demandai le matin qui demeuroit dans la maison d'où j'avois entendu partir des plaintes ? et j'appris qu'elle étoit habitée par une femme âgée et malade, qui souffroit pendant la nuit, mais trouvoit assez de soulagement pendant le jour, dans les derniers plaisirs de l'existence physique qu'elle pouvoit encore supporter. Voilà donc, me dis-je alors, quelle est la perspective de la destinée humaine ! quand les douleurs morales finiront, les douleurs physiques s'empareront de notre âme affoiblie ! et la mort s'annoncera d'avance par la dégradation de notre être.

Oh ! la vie ! la vie ! que de fois, depuis que j'ai quitté Léonce, j'ai répété cette invocation ! mais on l'interroge en vain, en vain on lui demande son secret et son but, elle passe sans répondre, sans que les cris ni les pleurs, la raison ni le courage, puissent jamais hâter ni retarder son cours.

Louise, pardon de vous fatiguer ainsi de mon imagination égarée ; mes réflexions me ramènent sans cesse vers les mêmes idées ; je voudrois entendre souvent des paroles de mort, je voudrois être environnée de solennités sombres et terribles ; ce que je redoute le plus, c'est que ma douleur ne devienne un état habituel, une existence comme toutes les autres, un mal que je porterai dans mon sein, et que les hommes me diront de supporter en silence.-Adieu ; je croyois avoir repris des forces, et je suis retombée ; allons, à demain.

Berne, ce 25 décembre.

P. S. Je n'avois pas fermé cette lettre, lorsqu'un accident cruel a failli rendre mon sort encore plus misérable : j'ai appris, par un de mes gens, que M. de Valorbe venoit d'arriver à Lausanne ; heureusement il n'a pas su que j'y étois ; mais il pourroit le découvrir d'un moment à l'autre, et la frayeur que j'en ai ressentie ne m'a pas permis d'y rester plus long-temps. Je suis partie à onze heures du soir, j'ai voyagé toute la nuit, et je ne me suis arrêtée qu'ici ; se peut-il qu'une destinée sans espoir soit encore poursuivie par tant de craintes !

Je vais à Zurich, j'y serai dans deux jours ; écrivez-moi directement chez MM. de C., négocians ; je leur suis recommandée sous un nom emprunté ; adieu, ma soeur ; je fuis de malheurs en malheurs, sans jamais trouver de repos.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VI.

LETTRE VI.

M. de Valorbe à M. de Montalte.

Lausanne, ce 25 décembre 1791.

Depuis long-temps je ne t'ai point écrit, Montalte. A quoi bon écrire ?

J'ai besoin cependant de parler une fois encore de moi ; j'ai besoin d'en parler à quelqu'un qui m'ait connu, qui se rappelle ce que j'étois avant mon irréparable chute.

Tu m'as défendu, je le sais, avec générosité, avec courage ; mais que peux-tu, que pouvons-nous l'un et l'autre contre la honte que j'ai acceptée par le plus indigne amour ? Madame d'Albémar m'a perdu. Ma réconciliation avec M. de Mondoville est une tache que toutes les eaux de l'Océan ne peuvent laver. Je me suis battu trois fois avec des officiers de mon régiment ; tout a été vain. Je fuis, je quitte la France, repoussé de mon corps, ruiné, flétri, sans espoir, sans avenir. Les lois contre les émigrés vont m'atteindre ; mes biens seront saisis, moi-même exilé, poursuivi par des créanciers avides, n'ayant plus de patrie, peut-être bientôt plus d'asile. Et pourquoi tant de malheurs ! parce que les larmes d'une femme m'ont attendri, parce que ce caractère si dur, me dit-on, si personnel, si haineux, n'a pu résister à la douleur de Delphine. Et cette douleur, elle venoit de sa passion pour un autre ! C'est mon rival que j'ai épargné, c'est mon rival dont j'ai soigné le bonheur. Et cet heureux Léonce, et cette Delphine, qui étoit naguère à mes pieds, marchent aujourd'hui tous deux, insoucians de ma destinée. Sans moi, leur amour étoit connu, sans moi, l'opinion s'élevoit contre eux ; et parce que j'ai été bon, parce que j'ai été sensible, c'est contre moi qu'elle s'élève ! Justice des hommes ! c'est par des vertus que je péris.

Si j'avois su être dur, inflexible, inexorable, l'estime m'environneroit encore ; et ce seroit Léonce, ce seroit Delphine, qui gémiroient dans le malheur.

Montalte, je ne te demande plus qu'un service. Je ne sais ce que les nouvelles lois ordonneront sur ma fortune. Je remets entre tes mains ce que tu pourras en sauver. Si je meurs, dispose de ces débris comme de ton bien. Malgré l'exemple général de l'ingratitude, il m'est encore doux d'être reconnoissant envers toi. Je veux découvrir madame d'Albémar, on dit qu'elle a quitté la France. Je la suis, je la cherche, je la trouverai. Si de ton côté tu en apprenois quelque chose, hâte-toi de me le mander.

Si j'arrive enfin jusqu'à cette Delphine que j'ai tant aimée, que j'aime encore, elle décidera de mon sort et du sien ; elle verra l'abîme dans lequel elle m'a précipité ; ma santé détruite, chacun de mes jours marqué par de nouvelles douleurs, mes blessures me faisant éprouver encore des souffrances aiguës, toute carrière fermée devant moi, et mon nom déshonoré. J'apprendrai si cette femme d'une sensibilité si vantée, si ce caractère si doux, cette bienveillance si générale, rempliront les devoirs de la plus simple reconnoissance.

Certes, quelle est la femme qui se croiroit permis d'hésiter, si elle voyoit devant elle l'infortuné qui a sauvé celui dont elle tient toute son existence, l'infortuné qui, par un sacrifice inouï, lui a immolé jusqu'à son honneur même ; l'homme qu'elle auroit réduit à fuir son pays, à renoncer à sa fortune, à braver toute la rigueur des lois et toutes les souffrances de l'exil ; si elle le voyoit à ses genoux, lui offrant un coeur que tant de peines n'ont pas aliéné, ne lui reprochant rien, n'écoutant encore que l'amour qui l'a perdu, la suppliant de céder à cet amour, de partager son sort, de colorer les dernières heures de sa destinée ; je ne sais quelle âme il faudroit avoir pour repousser cette dernière prière.

Madame d'Albémar la repoussera cependant, je le prévois. Des expressions douces, de la pitié, des protestations compatissantes, c'est là tout ce que j'obtiendrai d'elle. Et grâce à cette douceur de manières, à cette pitié qui n'oblige à rien, lorsqu'elle aura causé ma mort, c'est moi que l'on accusera ; c'est moi dont on blâmera la violence, dont on noircira le caractère ; et tous ces hommes qui m'ont sacrifié, qui ont disposé de moi par calcul et sans scrupule, comme d'un accessoire dans leur vie, comme d'un être insignifiant et subalterne, ces hommes me condamneront.

Non, Montalte, il ne sera pas dit que ma vie aura toujours été la misérable conquête de quiconque aura voulu s'en emparer. Il ne sera pas dit que le sentiment irritable, mais profond, mais souvent généreux, qui me consume, aura toujours été habilement employé et constamment méconnu. Je la vaincrai, cette foiblesse, cette timidité douloureuse, qui me jette à la merci même de ceux que je n'aime pas, et qui, devant celle que j'aime, a fait taire jusqu'à mon amour.

Je veux que Delphine soit ma femme, je le veux à tout prix. Elle s'est servie de mon caractère, elle m'a trompé par son silence, elle m'a subjugué par sa douleur ; mais, quand il s'est agi de Léonce et de moi, elle n'a pas même daigné me compter. Elle croit sans doute que la même générosité, la même foiblesse, me rendront toujours impossible de résister à ses larmes.

Je mourrai peut-être : tout me l'annonce. La vie m'est à charge ; mais avant de mourir, je ferai revenir Delphine de l'idée qu'elle s'est faite de son ascendant sur moi. Quand je serai ce que les hommes se sont plu toujours à me supposer, quand je pourrai braver leurs souffrances, fermer l'oreille à leurs prières, ils sentiront le prix des qualités dont ils usoient avec insolence, sans les reconnoître ou m'en savoir gré.

Sans doute il seroit plus commode de déplorer un instant ma perte, pour m'oublier ensuite à jamais. Delphine trouverait doux de verser quelques larmes sur ma tombe, de se montrer bonne en me plaignant, quand elle n'auroit plus à me craindre. Mais je ne puis me résoudre à mourir, aussi facilement que mes amis se résigneroient à me pleurer.

Delphine m'appartiendra. Crime ou vertu, haine ou amour, sympathie ou cruauté, tous les moyens me sont égaux. Je tirerai parti de ses fautes, je profiterai de ses imprudences, j'encouragerai l'opinion qui déjà menace son nom trop souvent répété, et qui, comme toujours, s'arme contre elle de ce qu'elle a de meilleur et de plus noble dans le caractère. Je l'entourerai de mes ruses, je l'épouvanterai par mes fureurs... Dans l'état où l'on m'a réduit, quel scrupule pourroit me rester encore ? Les scrupules ne conviennent qu'aux heureux.

Mon dessein d'ailleurs est-il si coupable ? Je veux l'obtenir, mais c'est pour lui consacrer ma vie : je veux m'emparer de son existence, mais son empire sur moi n'a-t-il pas détruit la mienne ? Si je puis l'attendrir, le bonheur m'est encore ouvert : si elle est inflexible, je veux la punir, je veux me venger.

Cependant, Montalte, crois-moi, je ne suis pas encore l'homme féroce que cette lettre semble annoncer. Oh ! si je retrouve un coeur qui me réponde, si l'estime d'un être sensible vient relever mon âme flétrie, si quelque ombre de justice envers mon malheureux caractère, me donne l'espérance qu'on n'en profitera pas toujours pour l'opprimer en le calomniant ; si Delphine, touchée de mon sort, s'accusant de mes maux, consent à s'unir à moi, je puis renaître à la vie, je puis reprendre aux sentimens doux, je puis être heureux sur cette terre.

Cet ange de paix, de grâce et de bonté, me consolera de tous les revers.

Adieu, Montalte ; pardonne-moi ce long délire et ces contradictions sans nombre, et les mouvemens opposés qui m'agitent et qui me déchirent. Tu m'as connu, tu sais si la nature m'avoit fait dur ou barbare. Pourquoi les hommes m'ont-ils irrité ? pourquoi n'ont-ils jamais voulu me connoître ? pourquoi n'ai-je trouvé nulle part un seul être qui m'appréciât ce que je vaux ! Ne m'as-tu pas vu capable de dévouement, d'élévation, de tendresse et de sacrifice ? Mais lorsque dans tout le cours de sa vie on se voit puni de ce qu'on a fait de bon, lorsqu'il est démontré que, dans chaque événement, c'est un mouvement généreux qui a donné prise à l'injustice ; qui peut répondre de soi ? quel caractère ne s'aigriroit pas ? quelle morale résisteroit à cette funeste expérience ?

Quoi qu'il arrive, garde le silence à jamais sur moi. Je ne veux pas que les hommes s'intéressent à ma destinée ; je ne veux pas me soumettre à ces juges plus personnels, plus égoïstes, plus coupables cent fois que celui qu'ils osent juger. Sois heureux, si tu peux l'être, arme-toi contre la société, contre l'opinion, contre ta propre pitié surtout. Tout ce que la nature nous donne de délicat ou de sensible, sont des endroits foibles où les hommes se hâtent de nous frapper.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE V.

LETTRE V.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 28 décembre.

Je crois avoir trouvé enfin l'asile qui me convient. A six lieues de Zurich, sur une rivière qui se jette dans le Rhin, il y a un couvent de chanoinesses religieuses, appelé l'abbaye du Paradis, où l'on reçoit des femmes comme pensionnaires ; leur conduite est soumise à l'inspection de l'abbesse, elles ne peuvent sortir sans son consentement, quoiqu'elles ne fassent point de voeux. [Ces sortes de pensionnaires s'appellent des données.] La manière de vivre dans ce couvent est régulière sans être pénible ; il y a moins de sévérité dans les statuts de cette maison que dans la plupart de celles du même genre ; mais on est difficile sur le choix des personnes qui peuvent y être admises, et c'est une retraite très-honorable pour les femmes qui y sont reçues ; je dois y aller demain matin, et je vous manderai si je puis m'y établir.

J'éprouve une impatience singulière de trouver enfin une demeure fixe, une existence uniforme ; chaque objet nouveau réveille en moi le même souvenir et la même douleur.

Ce 29.

Louise, l'auriez-vous prévu ? L'abbesse de ce couvent, c'est madame de Ternan, la soeur de madame de Mondoville, la tante de Léonce ; elle s'appelle Léontine, c'est d'elle qu'il tient son nom ; elle lui ressemble, quoiqu'elle ait cinquante ans : il y a eu des momens, pendant notre longue conversation, où ces rapports de figure et de voix m'ont frappée jusqu'au point d'en tressaillir ; elle a, dans sa manière de parler, cet accent un peu espagnol qui donne, vous le savez, tant de grâce et de noblesse au langage de Léonce ; je ne pouvois me résoudre à m'éloigner d'elle, j'essayois mille sujets différens, dans l'espoir d'en découvrir un qui pût animer assez madame de Ternan, pour donner à ses mouvemens plus de jeunesse, plus de ressemblance avec ceux de Léonce.

Je n'ai point cherché à connoître le caractère de madame de Ternan : ses gestes, ses regards m'occupoient uniquement. Je lui ai témoigné le plus grand désir de me fixer dans sa maison, sans que rien en elle m'ait fortement attiré, si ce n'est les traits de son visage et les accens de sa voix, qui rappellent Léonce.

Elle a consenti à ce que je désirois ; elle m'a promis le secret sur mon véritable nom, et m'a accueillie très-poliment, quoique avec un mélange de hauteur qui rappeloit ce qu'on m'a dit du caractère de sa soeur ; elle m'a paru avoir de l'esprit, mais celui d'une femme qui a été très-jolie, et dont les manières se composent de la confiance qu'elle avoit autrefois dans sa figure, et de l'humeur qu'elle a maintenant de l'avoir perdue. Rien en elle ne peut expliquer pourquoi elle s'est faite religieuse, et quand elle cause, elle a l'air de l'oublier tout-à-fait ; on m'a dit cependant qu'elle était très-sévère pour la manière de vivre des pensionnaires qu'elle admettoit chez elle, et que toute sa communauté avoit en général un grand esprit de rigueur. Quoi qu'il en soit, je veux m'établir dans ce couvent : que m'importe plus ou moins d'exigence ! je n'ai rien à faire qu'à me dérober, s'il est possible, aux sentimens douloureux qui me poursuivent. Madame de Ternan obtiendra de moi ce qu'elle voudra, elle ne se doute pas de l'empire qu'elle a sur ma volonté ; j'irois au bout du monde pour la voir habituellement.

J'apprendrai, en vivant avec elle, tous les mots qu'elle prononce comme Léonce, toutes les impressions qui fortifient les traces de sa ressemblance avec lui, et je chercherai à faire reparoître plus souvent ces traces chéries.-O Léonce ! me voilà un intérêt dans la vie : j'aimerai cette femme, quels que soient ses défauts ; je la soignerai, pour qu'elle écrive une fois à votre mère que j'étois digne de vous.

-Je ne serai pas séparée tout-à-fait de ce que j'aime ; un rapport, quelque indirect qu'il soit, me restera encore avec lui ; et quand, dans quelques années, je pourrai lui faire connoître ma retraite, lui raconter les jours que j'y ai passés, il sera touché des sentimens qui m'auront tout entière occupée.

Ma soeur, votre dernière lettre m'a profondément attendrie ; ne vous affligez pas tant de ma situation ; elle vaut mieux depuis que j'ai choisi une retraite, depuis que j'ai pu, loin de Léonce, retrouver encore quelques liens avec lui.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VI.

LETTRE VI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 31 décembre.

Je viens d'éprouver une émotion très-vive, ma chère Louise, et je ne sais si je me suis bien ou mal conduite, dans une situation où des sentimens très-opposés m'agitoient. La maison que j'habite ici est près de celle de madame de Cerlebe, femme que tout le monde vante à Zurich, et qui m'a paru en effet très-aimable ; j'étois recommandée par des négocians de Lausanne à son mari ; je l'ai vue tous les jours, elle m'a montré plusieurs fois l'empressement le plus aimable, et vouloit m'emmener avec elle à la campagne, où elle demeure presque toute l'année, avec son père et ses enfans. Hier, j'allai la remercier et prendre congé d'elle ; une impression d'inquiétude altéroit la sérénité habituelle de son visage :-J'ai chez moi, me dit-elle, depuis quatre jours, un François qu'un de mes amis de Lausanne m'a prié de recevoir, et dont il me dit le plus grand bien ; le pauvre homme est tombé malade en arrivant, des suites de ses blessures, et je crois aussi que quelque chagrin secret lui fait beaucoup de mal.-Troublée de ce qu'elle me disoit, je lui demandai le nom de cet infortuné.-M. De Valorbe, reprit-elle.-Sans doute mon visage exprimoit ce qui se passoit en moi, car madame de Cerlebe me saisit la main et me dit :

-Vous êtes madame d'Albémar ; je le soupçonnois déjà, j'en suis sûre à présent ; vous allez rendre la vie à M. de Valorbe, il vous nomme sans cesse, il prétend qu'il doit vous épouser, que vous le lui avez promis ; il mourra s'il ne vous voit pas.-Je me taisois. Madame de Cerlebe continua le récit des souffrances de M. de Valorbe, et des preuves continuelles qu'il donnoit de sa passion pour moi ; et tout en me parlant, elle se levoit et marchoit vers la porte ; comme ne doutant pas que je ne la suivisse pour aller voir M. de Valorbe.

Comment vous rendre compte de ce qui se passoit en moi ? Si je n'avois jamais eu aucun tort envers M. de Valorbe, si ce silence qu'il n'a point oublié ne lui paroissoit pas une sorte de promesse, peut-être aurois-je été le voir ; mais tel est le malheur d'un premier tort, qu'il vous force absolument à en avoir un second, pour éviter l'embarras cruel du reproche. Je ne savois d'ailleurs comment parler à M. de Valorbe ; certainement sa situation m'inspiroit beaucoup de pitié ; mais si j'exprimois cette pitié dans des termes vagues, n'exalterais-je pas ses espérances ? et si je la restreignois par des expressions positives, ne le blesserois-je pas profondément ? Je ne connois rien de si pénible que de voir un homme malheureux, lorsqu'on éprouve un sentiment intérieur de contrainte, qui oblige à mesurer les paroles qu'on lui adresse, avec un sang-froid presque semblable à la dureté. J'éprouvois enfin une répugnance invincible pour aller dans la chambre de M. de Valorbe ; autrefois je l'aurois vaincue, cette répugnance ; mais je souffre depuis si long-temps, que j'ai peut-être perdu quelque chose de cette bonté vive et involontaire, qui m'entraînoit sans réflexion, et souvent même malgré mes réflexions.

Je refusai madame de Cerlebe, elle s'en étonna et n'insista point ; mais seulement elle me demanda assez froidement la permission de me quitter, pour aller voir dans quel état se trouvoit M. de Valorbe. Je fus fâchée d'avoir été désapprouvée par madame de Cerlebe, car je me sens un véritable penchant pour elle, depuis le peu de temps que je la connois. Je descendis lentement son escalier, hésitant toujours, mais toujours animée par le désir de m'éloigner.

Quand je fus à peu de distance de la porte, je m'arrêtai, et je vis à la fenêtre une figure presque méconnoissable ; ses regards me parurent fixés sur moi ; je fis quelques pas pour retourner, mais l'idée de Léonce me vint, je pensai que s'il étoit là, il me retiendroit ; je levai les yeux vers la fenêtre, il me sembla que le visage de M. de Valorbe exprimoit, en me voyant approcher, une joie tout-à-fait effrayante ; un sentiment de crainte me saisit, et je retournai chez moi sans m'arrêter.

J'ai besoin de savoir, ma soeur, si vous me condamnerez ou si vous m'excuserez ; je me retirerai demain dans un asile où personne du moins ne pourra plus prétendre à me voir.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VII.

LETTRE VII.

M. de Valorbe à M. de Montalte.

Zurich, le 1er janvier 1792.

Je me trompois, Montalte, lorsque je vous écrivois que madame d'Albémar auroit au moins avec moi des formes polies et douces ; elle n'a pas même voulu s'en donner la peine. Elle a été dans la même maison que moi sans daigner me voir ; elle me savoit malade, mourant, mourant pour elle, et quelques pas qui l'auroient amenée près de mon lit de douleur, lui ont paru un effort trop pénible ! Je l'ai vue hésiter, revenir, et céder enfin à l'impitoyable sentiment qui lui défendoit de me secourir.

Je ne sais pourquoi je m'accuse quelquefois, ce sont les autres qui ont toujours eu tort envers moi ; c'est Delphine qui est barbare, il faut qu'elle en soit punie. La nature aussi s'acharne sur ma misérable existence ; je ne peux pas marcher, je ne peux pas me soutenir, je me sens une irritation inouïe, même contre les objets physiques qui m'environnent ; une chaise qui me heurte, un papier que je ne trouve pas, une porte qui résiste, tout me cause une impatience douloureuse : que de maux sur la terre sont destinés à l'homme !

Il faut les dompter ; je sortirai, je trouverai celle qui n'a pas voulu me voir, aucun asile ne la soustraira à ma volonté ; les souffrances que j'éprouve m'agitent, au lieu de m'abattre.-Delphine, vous regretterez l'indigne mouvement qui vous a pour jamais privée de tous vos droits à ma pitié.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VIII.

LETTRE VIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 3 janvier 1792.

Enfin, je suis ici ; je ne sais si je dois m'applaudir d'avoir quitté Zurich sans avoir vu M. de Valorbe ; madame de Cerlebe au moins m'a promis de lui exprimer mes regrets, de lui offrir tous les services qui sont en ma puissance, et que je serois si empressée de lui rendre.

Madame de Cerlebe ne m'a point paru refroidie pour moi, et j'en ai joui, car je ne la vois jamais sans que mon amitié pour elle ne s'augmente.

Elle connoît intimement une des religieuses du couvent où je suis, mais elle n'aime pas madame de Ternan ; elle prétend que c'est une personne égoïste et hautaine, d'un esprit étroit et d'un coeur dur, et qu'elle n'a eu d'autre motif pour quitter le monde, que le chagrin de n'être plus-belle.

-Vous ne savez pas, me disoit madame de Cerlebe, combien une vie frivole dessèche l'âme ! Madame de Ternan avoit des enfans, elle ne s'en est pas fait aimer ; elle avoit de l'esprit naturel, elle l'a si peu cultivé, que son entretien est souvent stérile : maintenant qu'elle est forcée de renoncer à tous les genres de conversation pour lesquels il faut nécessairement un joli visage, elle s'est retirée dans un couvent, afin d'exercer encore de l'empire par sa volonté, quand ses agrémens ne captivent plus personne ; un fonds de personnalité très-ferme et très-suivi s'est montré tout à coup en elle, quand sa beauté n'a plus attiré les hommages : elle n'est dans la réalité ni très-sévère, ni très-religieuse ; mais elle a pris de tout cela ce qu'il faut pour avoir le droit de commander aux autres.

L'amour-propre lui a fait quitter le monde, l'amour-propre est son seul guide encore dans la solitude ; elle conserve une sorte de grâce, reste de sa beauté, souvenir d'avoir été aimée, qui vous fera peut-être illusion sur son véritable caractère ; mais si quelque circonstance vous mettoit jamais dans sa dépendance, vous verriez si je vous ai trompée, et vous vous repentiriez de ne m'avoir pas crue.-Ces observations, et plusieurs autres encore que madame de Cerlebe me présentoit avec beaucoup d'esprit et de chaleur, m'auroient peut-être fait impression, si madame de Ternan n'eût pas été la tante de Léonce ; mais quels défauts pourroient l'emporter sur ce regard, sur ce son de voix qui me le rappellent ! J'ai persisté dans mon dessein, et je suis établie ici depuis hier.

Pauvre M. de Valorbe ! que je voudrois diminuer son malheur ! pourrois-je sans l'offenser lui offrir la moitié de ma fortune ? Enfin, ma chère Louise, que votre coeur imagine ce qui pourrait adoucir sa situation ! mais je ne puis me résoudre à le voir, les témoignages de son amour me seroient trop pénibles, loin de Léonce. Je ne sais par quelle bizarrerie cruelle on craint toujours d'être plus aimée par l'homme qu'on n'aime pas, que par celui qu'on préfère ; il vaut mieux n'entendre aucune expression de tendresse, et que tout se taise, quand Léonce ne parle pas.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IX.

LETTRE IX.

Madame de Mondoville, mère de Léonce, à madame de Ternan, sa soeur.

Madrid, ce 17 janvier 1792.

Vous m'apprenez, ma chère soeur, que madame d'Albémar est près de vous ; mon fils ne le sait pas, gardez bien ce secret. Léonce a toujours la tête tournée d'elle, et, dans un moment où les indignes lois françoises vont permettre le divorce, j'éprouve une crainte mortelle qu'il ne se déshonore, en abandonnant Matilde pour cette Delphine, dont la séduction est, à ce qu'il paroît, véritablement redoutable : ne pourriez-vous pas prendre assez d'empire sur son esprit, pour l'engager à se marier avec un de ses adorateurs ? je ne pourrai jamais ramener la raison de mon fils, s'il n'a pas à se plaindre d'elle.

Je n'ai pas d'idée fixe sur cette femme, qui me paroît, d'après tout ce que j'entends dire, un être tout-à-fait extraordinaire ; mais je serois désolée, quand même mon fils seroit libre, qu'il devînt son époux. On ne peut jamais soumettre ces esprits qu'on appelle supérieurs, aux convenances de la vie ; il faut supporter qu'ils vous donnent un jugement nouveau sur tout, et qu'ils vous développent des principes à eux, qu'ils appellent de la raison ; cette manière d'être me paroît, à moi, souverainement absurde, particulièrement dans une femme. Notre conduite est tracée, notre naissance nous marque notre place, notre état nous impose nos opinions ; que faire donc de cet esprit d'examen qui perd toutes les têtes ? la morale et la fierté sont très-anciennes ; la religion et la noblesse le sont aussi ; je ne vois pas bien ce qu'on veut faire des idées nouvelles, et je ne me soucie pas du tout qu'une femme qui les aime exerce de l'empire sur mon fils.

Je vous prie donc instamment, ma soeur, puisque le hasard met madame d'Albémar dans votre dépendance, d'employer tout votre esprit à la séparer sans retour de Léonce.

Comment vous trouvez-vous de votre établissement en Suisse ? ne vous en lassez-vous point ? et ne penserez-vous pas à venir dans un couvent en Espagne, pour me donner la douceur de finir mes jours auprès de vous ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE X.

LETTRE X.

Réponse de madame de Ternan à sa soeur, madame de Mondoville.

De l'abbaye du Paradis, ce 30 janvier 1792.

Je vois bien, ma soeur, que vous n'avez jamais vu madame d'Albémar ; il se mêleroit à votre opinion, juste à quelques égards, un goût qu'il est impossible de ne pas ressentir pour elle : la facilité de son caractère et la grâce de son esprit sont très-séduisantes ; sa figure a une expression de sensibilité si naturelle, si aimable, que les caractères les plus froids s'y laissent prendre ; moi qui suis assurément bien revenue de toute espèce d'illusion, j'ai de l'attrait pour Delphine ; mais soyez tranquille sur cet attrait ; loin de nuire à vos projets, il y servira. Je veux la déterminer à se faire religieuse dans mon couvent, et je crois que j'y parviendrai ; elle a beaucoup de mélancolie dans le caractère, un profond sentiment pour votre fils, et assez de vertu pour ne pas vouloir y céder ; dans cette situation, que peut-elle faire de mieux que d'embrasser notre état ? Comment pourrois-je d'ailleurs être assurée de la garder près de moi, si elle ne le prenoit pas ? elle me quitteroit nécessairement une fois, et ce seroit pour moi une véritable peine.

J'avois pris assez d'humeur contre toutes les affections, depuis que je ne peux plus en inspirer ; Delphine est néanmoins parvenue à m'intéresser ; n'imaginez pas cependant que je me laisse dominer par ce sentiment, je le ferai servir à mon bonheur ; l'on ne fait pas de fautes quand on n'a plus d'espérances, car on ne hasarde plus rien. Je tiens beaucoup à conserver Delphine auprès de moi ; et, comme je ne puis m'en flatter qu'en la liant à notre communauté d'une manière indissoluble, j'y ferai tout ce qu'il me sera possible : c'est seconder vos vues ; et de plus, je ne pense pas qu'on puisse m'accuser de personnalité dans ce dessein ; qu'arrivera-t-il à Delphine en restant au milieu du monde ?

Ce que j'ai éprouvé ; ce que toutes les belles femmes sont destinées à souffrir ; elle se verra par degrés abandonnée, elle verra l'admiration qu'elle inspire se changer en pitié, et des sentimens commandés prendre la place des sentimens involontaires.

Hier, je parlois sur divers sujets avec assez de tristesse, vous savez que c'est en général à présent ma manière de sentir. Delphine m'écoutoit avec l'intérêt le plus aimable ; je lui dis je ne sais quel mot qui apparemment la toucha, car tout à coup je la vis presque à genoux devant moi, me conjurer de l'aimer et de la protéger dans la vie. Le hasard avoit donné dans ce moment à sa figure une grâce nouvelle ; elle étoit penchée d'une manière qui ajoutoit encore à la beauté de sa taille ; sa robe s'étoit drapée comme un peintre l'auroit souhaité ; et ses beaux cheveux, en tombant, avoient paré son visage du charme le plus attrayant. Vous l'avouerai-je, je me rappelai dans ce moment, que moi aussi j'avois été belle, et cette pensée m'absorba tout entière ; je ne me sentis cependant aucun mouvement d'envie contre Delphine, et je désirai même plus vivement encore de la retenir auprès de moi. Elle me rend quelques-uns des plaisirs que j'ai perdus ; elle me donne des témoignages d'amitié que je n'ai reçus que quand j'étois jeune ; elle me joue des airs qui me plaisent ; elle est malheureuse quoique jeune et belle, cela console d'être vieille et triste ; il faut qu'elle reste auprès de moi.

Pourquoi la détournerois-je de se fixer ici ? pourquoi ferois-je ce sacrifice ? les sacrifices conviennent aux jeunes gens, ils sont entourés d'amis qui prennent parti pour eux contre eux-mêmes ; mais quand on est vieille, tant de gens trouvent simple que l'on se dévoue, tant de gens l'exigent de vous, que par un mouvement assez naturel on est tenté de se faire une existence d'égoïsme, puisqu'on ne vous tient plus compte de l'oubli de vous-mêmes.

Il est des qualités qu'il n'est doux d'exercer que quand les autres, s'y opposent ; et croyez-moi, ma soeur, à cinquante ans personne ne nous aime autant que nous nous

aimons nous-mêmes.

Vous êtes bonne de me proposer de revenir près de vous ; mais nous nous rappellerions notre jeunesse ensemble, et cela fait trop de mal ; j'aime mieux vivre ici, où personne ne m'a connue que telle que je suis. Je m'intéresse à vous, à votre famille ; je vous servirai dans toutes les circonstances ; mais je mourrai dans le couvent où je suis : j'ai vu quelque part, dans les Nuits d'Young, qu'il faut que la vieillesse se promène silencieusement sur le bord solennel du vaste Océan qu'elle doit bientôt traverser ; cela m'a frappée. J'étois bien légère autrefois, à présent je n'aime que les idées sombres ; je voudrois me persuader que la vie ne vaut rien pour personne, et qu'après moi l'amour, la beauté, la jeunesse, ont fini.

Vous n'avez pas ces mouvemens de tristesse, ma soeur ; votre passion pour votre fils vous en a préservée ; vous savez que le mien m'a abandonnée de très-bonne heure, je n'ai pu retenir aucune affection autour de moi, cependant j'en avois besoin ; mais quand je les ai vues s'éloigner, un sentiment de fierté très-impérieux m'a empêchée de rien faire pour les rappeler ; je me suis tracé une vie qui convient assez à mon caractère ; l'extrême sévérité que j'ai établie parmi les religieuses chanoinesses qui me sont subordonnées, donne beaucoup de considération à l'abbaye que je gouverne ; et vous l'avez remarqué comme moi, la considération est la seule jouissance des femmes dans leur vieillesse. Je ne pourrais pas facilement transporter en Espagne l'existence dont je jouis ici, il me faudroit plusieurs années pour préparer ce que je recueille maintenant ; je ne dois donc pas songer à me réunir à vous : mais comptez toujours sur moi comme sur une soeur dévouée à tous vos intérêts, et qui partage la plupart de vos opinions, par goût et par sympathie.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XI.

LETTRE XI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 2 février.

Je ne vous ai point écrit depuis près d'un mois ; j'ai voulu essayer si la vie uniforme que je mène me donneroit enfin du calme, et si, en m'interdisant de parler, même à vous, des sentimens que j'éprouve, je finirois par en être moins troublée. Hélas ! tous ces sacrifices ne me réussissent point : une seule résolution pourroit plus que tant d'efforts : si je partois... si je revoyois Léonce... Insensée que je suis ! ah ! c'est pour n'avoir plus ces pensées agitantes qu'il faudroit s'enchaîner ici. Madame de Ternan auroit envie de me garder pour toujours auprès d'elle ; je suis sensible à ce désir ; mais je ne sais pourquoi le plaisir même qu'elle trouve à me voir, ne me persuade pas qu'elle m'aime ; je crains qu'il n'entre peu d'affection dans le besoin qu'elle peut avoir des autres : elle discerne parfaitement les personnes qui lui conviennent, et souhaite de les captiver ; mais il semble qu'elle emploieroit le même accent pour s'assurer d'une maison qui lui plairoit, que pour retenir un ami.

Elle exerce, malgré ses défauts, un grand empire sur ceux qui l'entourent. Il y a dans ses manières une dignité qui impose, et fait mettre beaucoup de prix à ses moindres expressions de confiance et de familiarité. Je crois, cependant, que sa ressemblance avec Léonce est la principale cause de son ascendant sur moi ; car, pour peu qu'on pénètre jusqu'au fond de son âme, on y trouve je ne sais quoi d'aride, qui refroidit le coeur plus disposé à s'attacher.

Hier, par exemple, j'avois joué sur ma harpe des airs qu'elle avoit entendus autrefois, et ma conversation l'intéressoit : elle me dit un mot assez mélancolique, qui m'encouragea à lui demander quels avoient été les motifs de sa retraite dans un couvent ; elle hésita quelques momens, et d'un ton très-réservé, elle me tint d'abord les discours convenables à son état.

Cependant comme je la pressai davantage, et que j'osai lui parler de sa beauté passée :-Eh bien ! me dit-elle, puisque vous vous intéressez à moi, je vous donnerai quelques lignes que j'avois écrites, non pour raconter ma vie, car, selon moi, l'histoire de toutes les femmes se ressemble, mais pour me rendre compte des motifs qui m'ont déterminée au parti que j'ai pris : cela n'est pas achevé, parce qu'on ne finit jamais ce qu'on écrit pour soi ; mais il y en a assez pour satisfaire votre curiosité et pour vous prouver ma confiance.

Je vous envoie, ma soeur, ce que madame de Ternan m'a remis ; il y règne une impression de tristesse qui d'abord pourroit toucher ; mais en y réfléchissant, on trouve dans cette tristesse bien plus d'amour-propre que de sensibilité ; vous me direz l'impression que ce singulier écrit aura produite sur vous.

Raisons qui ont déterminé Léontine de Ternan à se faire religieuse.

J'ai été fort belle, et j'ai cinquante ans ; de ces deux événemens fort ordinaires, naissent toutes les impressions que j'ai éprouvées. Je ne sais pas si j'ai eu moins de raison qu'une autre, ou seulement un esprit plus observateur, plus pénétrant, et qui n'étoit pas susceptible de se conserver à lui-même des illusions ; ce que je sais, c'est qu'en perdant ma jeunesse, je n'ai rien trouvé dans le monde qui pût remplir ma vie, et que je me suis sentie forcée à le quitter, parce que tous les liens qui m'y attachoient se sont relâchés comme d'eux-mêmes, jusqu'à ce qu'il ne m'en soit plus resté un seul que je pusse véritablement regretter.

J'avois de l'esprit, j'en ai peut-être encore ; mais on en peut difficilement juger, car cet esprit se développoit singulièrement par ma confiance dans ma figure ; j'avois de l'imagination et beaucoup de gaîté, je contois d'une manière piquante, j'avois de l'humeur avec grâce, et, sûre de l'attrait que tout le monde,en me voyant, ressentoit pour moi, j'éprouvois un désir animé de plaire et une douce certitude d'y réussir ; cette certitude m'inspiroit une foule d'idées et d'expressions que je n'ai jamais pu retrouver depuis.

J'avois épousé un homme bon et raisonnable, qui m'aimoit à la folie ; je lui fus fidèle, plus encore, je l'avouerai, par fierté que par vertu ; je voulois être soignée, suivie, adorée, et je ne voulois pas accorder à un seul homme la préférence qui étoit l'objet de l'ambition de tous. Je n'eus donc pas de torts envers mon mari, mais je fus peu occupée de lui, et par degrés il prit habitude de s'intéresser vivement aux affaires, et de se distraire des sentimens qui l'avoient absorbé pendant quelques années. J'eus deux enfans, un fils et une fille ; je les ai rendus fort heureux dans leur enfance ; j'ai soigné leurs plaisirs, je leur ai donné tous les maîtres qui avoient le plus de réputation, et j'ai joui de leur tendresse jusqu'à ce que l'un eût atteint dix-huit ans et l'autre seize ; c'est vers cette époque que commence la nouvelle perspective de ma vie, celle qui, se rembrunissant de plus en plus, s'est enfin terminée par le genre de vie que je mène ici, et qui ressemble autant qu'il se peut à la mort.

Ma figure se conserva assez tard ; néanmoins, depuis l'âge de trente ans, j'avois commencé à réfléchir sur le petit nombre d'années dont il me restoit à jouir ; je m'étonnai d'une impression qui m'étoit tout-à-fait nouvelle, je craignois l'avenir au lieu de le désirer, je ne faisois plus de projets, je retenois les jours au lieu de les hâter. Je voulus devenir plus soigneuse pour mes amis ; ils s'en étonnèrent, et ne m'en aimèrent pas davantage ; je repris mes caprices, mon inconséquence ; on n'y étoit plus préparé, et, sans que personne autour de moi se rendît compte d'aucun changement dans la nature de ses affections, je voyois déjà des différences dont personne que moi ne se doutoit encore.

Il me vint l'idée de faire des liaisons nouvelles ; il me semblait qu'elles ranimeroient mon esprit et ma vie. Mais je n'avois pas en moi la faculté d'aimer ceux que je n'avois point connus dans les premières années de ma jeunesse ; et, quoique ma sensibilité n'eût peut-être jamais été très-profonde, il y avoit pourtant une distance infinie entre ces affections que je commandois, et les affections involontaires qui avoient décidé mes premières amitiés. Je répétois ce que j'avois dit autrefois avec une sorte d'exactitude, pour voir si je produirois le même effet ; je croyois rencontrer des caractères différens, des situations entièrement changées, tandis que tout étoit de même, excepté moi. J'avois perdu, non pas encore les charmes de la jeunesse, mais cette espérance vive, indéfinie, entraînant avec elle tous ceux qui s'unissent confusément aux nombreuses chances d'un long avenir.

Aucune de mes liaisons ne tenoit ; rien ne s'arrangeoit de soi-même : toutes mes relations étoient, pour ainsi dire, faites à la main, et demandoient des soins continuels ; j'en faisois trop ou trop peu pour les autres, je n'avois plus de mesure sur rien, parce qu'il n'y avoit point d'accord entre mes désirs et mes moyens ; enfin, après sept ou huit ans de ces vains efforts pour obtenir de la vie ce qu'elle ne pouvoit plus me donner, je m'aperçus un jour que j'étois sensiblement changée, et je passai tout un bal sans qu'aucun homme m'adressât des complimens sur ma figure : on commença même à me parler avec ménagement des femmes jeunes et belles, et à ramener devant moi la conversation sur des sujets d'un genre plus grave ; je sentis que tout étoit dit : les autres étoient enfin arrivés à découvrir ce que je prévoyois ; il ne falloit plus lutter, et j'étois trop fière pour m'attacher à quelques foibles succès, que des efforts soutenus pouvoient encore faire naître.

Je n'étois cependant alors qu'à la moitié de la carrière que la nature nous destine ; et je ne voyois plus un avenir, ni une espérance, ni un but qui pût me concerner moi-même. Un homme à l'âge que j'avois alors auroit pu commencer une carrière nouvelle ; jusqu'à la dernière année de la plus longue vie, un homme peut espérer une occasion de gloire, et la gloire, c'est comme l'amour, une illusion délicieuse, un bonheur qui ne se compose pas comme tous ceux que la simple raison nous offre, de sacrifices et d'efforts ; mais les femmes, grand Dieu ! les femmes ! que leur destinée est triste ! à la moitié de leur vie, il ne leur reste plus que des jours insipides, pâlissans d'année en année ; des jours aussi monotones que la vie matérielle, aussi douloureux que l'existence morale.

Et vos enfans, me dira-t-on, vos enfans ! La nature, prodigue envers la jeunesse, nous a réservé les plus doux plaisirs de la maternité, pour l'époque de la vie qui permet encore les plus heureuses jouissances de l'amour ; nous sommes le premier objet de l'affection de nos enfans, à l'âge où nous pouvons l'être encore de l'époux, de l'amant qui nous préfère ; mais quand notre jeunesse finit, celle de nos enfans commence, et tout l'attrait de l'existence nous les enlève au moment même où nous aurions le plus besoin de nous reposer sur leurs sentimens.

J'essayai de revenir à mon mari, il étoit bien pour moi ; mais quand je voulois lui redemander ces soins, cet intérêt suivi, cet amour enfin que je lui inspirois vingt ans plus tôt, il ne me le refusoit pas, mais il en avoit aussi complètement perdu le souvenir que des jeux les plus frivoles de son enfance ; cependant, quel plaisir peut-on trouver dans la société d'un homme à qui vous n'êtes pas essentiellement nécessaire, qui pourroit vivre sans vous comme avec vous, et prend à votre existence un intérêt plus foible que celui que vous y prenez vous-même ?

Quand les autres ne s'occupent plus naturellement de vous, on est assez tenté de devenir exigeante, et de reprendre par ses défauts une sorte d'empire qu'on ne peut plus espérer de ses grâces ; moins j'inspirois d'amour, plus j'aurois voulu que mes enfans eussent, dans leur affection pour moi, cet entraînement et ce culte qui m'avoient rendu chers les hommages dont je m'étois vue l'objet ; moins je trouvois dans le monde d'intérêt et de plaisir, plus j'avois besoin d'une société continuelle et douce dans mon intérieur ; mais plus un sentiment, un plaisir, un but quelconque nous devient nécessaire, plus il est difficile de l'obtenir ; la nature et la société suivent cette maxime connue de l'Évangile : elles donnent à ceux qui ont ; mais ceux qui perdent, éprouvent une contagion de peines qui se succèdent rapidement et naissent les unes des autres.

Je voulus essayer de m'occuper, mais aucun intérêt ne m'y excitoit : mes enfans étoient élevés, mon mari occupé des affaires, et accoutumé à moi de telle sorte que je ne pouvois plus rien changer à nos relations : quel motif me restoit-il donc pour une action quelconque ? tout étoit égal, et je passois des heures entières dans l'incertitude sur les plus simples actions de la vie, parce qu'il n'y en avoit aucune qui me fût plus commandée, plus agréable ou plus utile que l'autre.

Mon mari mourut ; et, quoique nous ne fussions pas très-tendrement ensemble, je sentis cependant que sa perte ôtoit à mon existence son reste de charme et de considération ; mes enfans étoient établis, l'un en Espagne, l'autre en Hollande ; il n'y avoit plus aucune relation nécessaire entre personne et moi ; quand on est jeune, les liens de parenté importunent, et l'on ne veut s'environner que de ceux que l'attrait réciproque rassemble autour de nous ; mais, quand on est vieille, on souhaiteroit qu'il n'y eût plus rien d'arbitraire dans la vie, on voudroit que les sentimens et les liens qui en résultent fussent commandés à l'avance ; on ne fonde aucun espoir sur le hasard ni sur le choix.

Je ne pouvois plus concevoir comment il me seroit possible de filer cette multitude de jours, qui m'étoient peut-être réservés encore, et pour lesquels je ne prévoyois ni un intérêt, ni une variété, ni un plaisir, rien, qu'un murmure frivole d'idées insipides, qui ne m'endormiroit pas même doucement jusqu'au tombeau. L'amour-propre a nécessairement beaucoup d'influence sur le bonheur des femmes ; comme elles n'ont pas d'affaires, point d'occupations forcées, elles fixent leur attention sur ce qui les concerne, et détaillent pour ainsi dire la vie, qui vaut encore mieux par les grandes masses que par les observations journalières. J'éprouvois donc une sorte d'agitation intérieure très-pénible, je remarquois tout, je me blessois de tout, je ne jouissois de rien ; j'avois un fond de douleur qui se faisoit toujours sentir, ajoutoit à mes peines et retranchoit de mes plaisirs ; et, dans les meilleurs momens même, l'affadissement de la vie me gagnoit chaque jour davantage.

Enfin, une fois j'allai voir une religieuse de mes amies, qui jouissoit d'un calme parfait ; elle me persuada facilement d'embrasser son état. Que perdois-je en effet ? n'étois-je pas déjà sous l'empire de la mort ? Elle commence, la mort, à la première affection qui s'éteint, au premier sentiment qui se refroidit, au premier charme qui disparoît ! Ses signes avant-coureurs se marquent tous à l'avance sur nos traits ; l'on se voit privé par degrés des moyens d'exprimer ce que l'on sent ; l'âme perd son interprète, les yeux ne peignent plus ce qu'on éprouve, et les impressions de notre coeur, comme renfermées au dedans de nous-mêmes, n'ont plus ni regards ni physionomie. pour se faire entendre des autres ; il faut alors mener une vie grave, et porter sur un visage abattu, cette tristesse de l'âge, tribut que la vieillesse doit à la nature qui l'opprime.

On parle souvent de la timidité de la jeunesse ; qu'il est doux, ce sentiment ! ce sont les inquiétudes de l'espérance qui le causent ; mais la timidité de la vieillesse est la sensation la plus amère dont je puisse me faire l'idée ; elle se compose de tout ce qu'on peut éprouver de plus cruel, la souffrance qui ne se flatte plus d'inspirer l'intérêt, et la fierté qui craint de s'exposer au ridicule. Cette fierté, pour ainsi dire, négative, n'a d'autre objet que d'éviter toute occasion de se montrer ; on sent confusément presque de la honte d'exister encore, quand votre place est déjà prise dans le monde, et que, surnuméraire de la vie, vous vous trouvez au milieu de ceux qui la dirigent et la possèdent dans toute sa force. Je désirai que la maison religieuse où je voulois me fixer fût loin de Paris ; le bruit du monde fait mal, même dans la solitude la plus heureuse. On m'indiqua une abbaye à quelques lieues de Zurich ; j'y vins il y a trois ans, et depuis ce temps, je dérobe du moins aux regards le

spectacle lent et cruel de la destruction de l'âge. J'ai pris une manière de vivre qui, loin de combattre ma tristesse, la consacre, pour ainsi dire, comme l'unique occupation de ma vie ; mais c'est une assez douce société que la tristesse, dès que l'on n'essaie plus de s'en distraire ; enfin, que puis-je dire de plus ? J'avois à vivre, voilà ce que j'ai essayé pour m'en tirer.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XII.

LETTRE XII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar,

De l'abbaye du Paradis, ce 6 février.

Une crainte mortelle, ma chère Louise, est venue troubler le peu de calme dont je jouissois ; un mot échappé à madame de Ternan me fait croire que la mère de Léonce lui a mandé que son fils se livroit vivement au projet de prendre parti dans la guerre dont la France est menacée ; je sais bien qu'à présent il ne s'éloignera pas de Matilde ; mais il peut contracter de tels engagemens à l'avance, qu'il n'existe plus aucun moyen de le détourner de les remplir ; je ne vois auprès de lui que M. de Lebensei qui puisse mettre un vif intérêt à combattre ce funeste dessein, et je lui écris pour l'en conjurer. Envoyez ma lettre à M. de Lebensei, ma soeur, sans lui faire connoître d'aucune manière dans quel lieu je suis ; cette lettre peut prévenir le malheur que je redoute, c'est assez vous la recommander.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIII.

LETTRE XIII.

Madame d'Albémar à M. de Lebensei.

Je vous conjure de nouveau, vous qui m'avez comblée des plus touchantes preuves de votre amitié, d'employer toutes les armes que vous donne votre manière de penser et de vous exprimer, pour empêcher Léonce de quitter la France, et de se joindre au parti qui veut faire la guerre avec l'armée des étrangers ; vous savez, comme moi, quels sont les scrupules d'honneur, les sentimens chevaleresques qui pourroient entraîner Léonce dans cette funeste résolution ; combattez-les en les ménagéant. Servez-vous de mon nom, si vous croyez qu'il puisse ajouter quelque force à ce que vous direz ; cachez pourtant à Léonce que, du fond de ma retraite, vous avez reçu une lettre de moi ; il vous demanderoit peut-être de la voir. Il voudroit y répondre lui-même, et renouvelleroit, en m'écrivant, une lutte que je n'ai plus la force de supporter ; mais si jamais je vous ai inspiré quelque intérêt ou quelque pitié, faites, au nom du ciel, que, dans le séjour où j'ai enseveli ma destinée, je ne sois pas tout à coup arrachée par de nouvelles craintes, au triste repos d'un malheur sans espoir.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIV.

LETTRE XIV.

M. de Lebensei à M. de Mondoville.

Cernay, ce 18 février 1792.

Souffrez, mon ami, que je me hasarde à pénétrer dans vos secrets, plus avant encore que vous ne me l'avez permis ; j'ai remarqué, pendant le peu de jours que je suis resté dans votre maison à Paris, l'effet que l'on produisoit sur vous, en vous racontant que les nobles sortis de France depuis quelques mois, pensent et disent qu'il est honteux pour les personnes de leur classe de ne pas se joindre à eux, lorsqu'ils font la guerre pour rétablir l'autorité royale et leurs droits personnels. Vous ne m'avez point parlé de votre projet à cet égard ; ma manière de penser en politique vous en a peut-être détourné. Vous avez même voulu contenir devant moi l'impression que vous receviez, en apprenant quelle étoit sur ce sujet l'opinion de presque tous les gentilshommes ; mais je crains que vous ne cédiez à l'empire de cette opinion, maintenant que vous êtes séparé de la céleste amie qui l'auroit combattue. Avant de discuter avec vous les motifs de la guerre qui doit, dit-on, cette année, éclater contre la France, [Le 18 février 1792, date de cette lettre, étoit trois mois avant le commencement de la guerre.] accordez : à l'amitié le droit de vous dire ce qui vous concerne particulièrement.

Ce n'est point, je le sais, votre conviction personnelle qui vous anime dans cette cause ; vous ne voulez en politique, comme dans toutes les actions de votre vie, que suivre scrupuleusement ce que l'honneur exige de vous, et vous prenez pour arbitre de l'honneur, l'approbation ou le blâme des hommes. Je suis convaincu que, même dans les temps les plus calmes, il faut savoir sacrifier l'opinion présente à l'opinion à venir, et que les grandes spéculations en ce genre exigent des pertes momentanées ; mais si cela est vrai d'une manière générale, combien cela ne l'est-il pas davantage dans les circonstances où nous nous trouvons ?

Vous ne pouvez satisfaire maintenant que l'opinion d'un parti ; ce qui vous vaudra l'estime de l'un vous ôtera celle de l'autre ; et si quelque chose peut faire sentir la nécessité d'en appeler à soi seul, ce sont ces divisions civiles, pendant lesquelles les hommes des bords opposés plaident contradictoirement, et s'objectent également la morale et l'honneur.

Ce n'est pas tout : l'opinion même du parti que vous choisiriez pourroit changer ; il y a dans la conduite privée des devoirs reconnus et positifs ; on est toujours approuvé en les accomplissant, quelles qu'en soient les suites ; mais dans les affaires publiques, le succès est, pour ainsi dire, ce qu'étoit autrefois le jugement de Dieu ; les lumières manquent à la plupart des hommes, pour décider en politique, comme elles manquoient autrefois pour prononcer en jurisprudence ; et l'on prend pour juge le succès, qui trompe sans cesse sur la vérité ; il déclare, comme autrefois, quel est celui qui a raison, par les épreuves du fer et du feu ; par ces épreuves dont le hasard ou la force décident bien plus souvent que l'innocence et la vertu.

Si vous acquérez de l'influence dans votre parti, et qu'il soit vaincu, il vous accusera des démarches même qu'il vous aura demandées, et vous ne rencontrerez que des âmes vulgaires qui se plaindront d'avoir été entraînées par leurs chefs ; les hommes médiocres se tirent toujours d'affaire ; ils livrent les hommes distingués qui les ont guidés, aux hommes médiocres du parti contraire ; les ennemis même se rapprochent, quand ils ont l'occasion de satisfaire ensemble la plus forte des haines, celle des esprits bornés contre les esprits supérieurs. Mais au milieu de toutes ces luttes d'amour-propre, de tous ces hasards de circonstance, de toutes ces préventions de parti, quand l'un vous injurie, quand l'autre vous loue, où donc est l'opinion ? à quel signe peut-on la reconnoître ?

Me sera-t-il permis de m'offrir à vous pour exemple ? si j'ai bravé toutes les clameurs de la société où vous vivez, ce n'est point que je sois indifférent au suffrage public ; l'homme est juge de l'homme, et malheur à celui qui n'auroit pas l'espérance que sa tombe au moins sera honorée ! Mais il falloit ou suivre les fluctuations de toutes les erreurs de son temps et de son cercle, ou examiner la vérité en elle-même, et traverser, pour arriver à elle, les divers nuages que la sottise ou la méchanceté élèvent sur la route.

Dans les questions politiques qui divisent maintenant la France, où est la vérité, me direz-vous ? Le devoir le plus sacré pour un homme n'est-il pas de ne jamais appeler les armées étrangères dans sa patrie ? l'indépendance nationale n'est-elle pas le premier des biens, puisque l'avilissement est le seul malheur irréparable ? Vainement on croit ramener les peuples par une force extérieure à de meilleures institutions politiques ; le ressort des âmes une fois brisé, le mal, le bien, tout est égal ; et vous trouvez dans le fond des coeurs je ne sais quelle indifférence, je ne sais quelle corruption, qui vous fait douter, au milieu d'une nation conquise et résignée à l'être, si vous vivez parmi vos semblables, ou si quelques êtres abâtardis ne sont pas venus habiter la terre que la nature avoit destinée à l'homme.

Ce n'est pas tout encore : non-seulement l'intervention des étrangers devroit suffire pour vous éloigner du parti qui l'admet ; mais la cause même que ce parti soutient, mérite-t-elle réellement votre appui ?

C'est un grand malheur, je le sais, que d'exister dans le temps des dissensions politiques, les actions ni les principes d'aucun parti ne peuvent contenter un homme vertueux et raisonnable.

Cependant, toutes les fois qu'une nation s'efforce d'arriver à la liberté, je puis blâmer profondément les moyens qu'elle prend ; mais il me seroit impossible de ne pas m'intéresser à son but.

La liberté, vous l'avouerez avec moi, est le premier bonheur, la seule gloire de l'ordre social ; l'histoire n'est décorée que par les vertus des peuples libres ; les seuls noms qui retentissent de siècle en siècle à toutes les âmes généreuses, ce sont les noms de ceux qui ont aimé la liberté ! nous avons en nous-mêmes une conscience pour la liberté comme pour la morale ; aucun homme n'ose avouer qu'il veut la servitude, aucun homme n'en peut être accusé sans rougir ; et les coeurs les plus froids, si leur vie n'a point été souillée, tressaillent encore lorsqu'ils voient en Angleterre les touchans exemples du respect des lois pour l'homme, et des hommes pour la loi ; lorsqu'ils entendent le noble langage qu'ont prêté Corneille et Voltaire aux ombres sublimes des Romains.

Cette belle cause, que de tout temps le génie et les vertus ont plaidée, est, j'en conviens, à beaucoup d'égards, mal défendue parmi nous ; mais enfin, l'espérance de la liberté ne peut naître que des principes de la révolution ; et se ranger dans le parti qui veut la renverser, c'est courir le risque de prêter son secours à des événemens qui étoufferoient toutes les idées que, depuis quatre siècles, les esprits éclairés ont travaillé à recueillir. Il y a dans le parti que vous voulez servir, des hommes qui, comme vous, ne désirent rien que d'honorable ; mais, dans les temps où les passions politiques sont agitées, chaque faction est poussée jusqu'à l'extrême des opinions qu'elle soutient ; et tel qui commence la guerre dans le seul but de rétablir l'ordre, entend bientôt dire autour de lui, qu'il n'y a de repos que dans l'esclavage, de sûreté que dans le despotisme, de morale que dans les préjugés, de religion que dans telle secte, et se trouve entraîné, soit qu'il résiste, soit qu'il cède, fort au-delà du but qu'il s'étoit proposé.

Laissez donc, mon cher Léonce, se terminer sans vous ce grand débat du monde. Il n'y a point encore de nation en France ; il faut de longs malheurs, pour former dans ce pays un esprit public, qui trace à l'homme courageux sa route, et lui présente au moins les suffrages de l'opinion pour dédommagement des revers de la fortune. Maintenant, il y a parmi nous si peu d'élévation dans l'âme, et de justesse dans l'esprit, qu'on ne peut espérer d'autre sort dans la carrière politique, que du blâme sans pitié, si l'on est malheureux, et si l'on est puissant, de l'obéissance sans estime.

A tous ces motifs qui, je l'espère, agiront sur votre esprit, laissez-moi joindre encore le plus sacré de tous, votre sentiment pour madame d'Albémar ; son dernier voeu, sa dernière prière, en partant, fut pour me conjurer de vous détourner d'une guerre que ses opinions et ses sentimens lui faisoient également redouter ; ce que je vous demande en son nom peut-il m'être refusé ?

Je sais que vous ne répondrez point à cette lettre ; vous voulez envelopper du plus profond silence vos projets, quels qu'ils soient ; on n'aime point à discuter le secret de son caractère. Je me soumets à votre silence, mais j'ose espérer que je produirai sur vous quelque impression. Je me flatte aussi que vous pardonnerez à mon amitié de vous avoir parlé avec franchise, sans y avoir été appelé par votre confiance.

J'ai écrit à Moulins comme vous le désiriez, pour savoir ce qu'est devenu M. de Valorbe : on m'a répondu qu'on l'ignoroit ; mais éloignez de voire esprit l'idée qui l'a troublé.

M. de Valorbe ne sait pas où est madame d'Albémar ; il est sûrement l'homme du monde à qui elle a caché le plus soigneusement le lieu de sa retraite.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XV.

LETTRE XV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 4 mars 1792.

Je suis plus tranquille sur les terreurs que j'éprouvois, d'après ce que vous me mandez, ma chère Louise. [Cette lettre, et la plupart de celles que mademoiselle d'Albémar a écrites à madame d'Albémar, à l'abbaye du Paradis, ont été supprimées.] M. de Lebensei vous écrit qu'il est certain que Léonce n'a point encore formé de projet pour l'avenir. Hélas ! il croit, me dites-vous, que Léonce ne pense à la guerre que par dégoût de la vie, et peut-être, ajoute-t-il, quand M. de Mondoville sera père, il n'éprouvera plus de tels sentimens.

Ah ! je le souhaite, je dois désirer même que la nouvelle affection dont il va jouir le console de ma perte.

M. de Valorbe ne cesse de me persécuter : depuis un mois que sa santé lui permet de sortir, il m'écrit, il demande à me voir, et, si madame de Ternan ne mettoit pas un grand intérêt à l'empêcher, je ne sais comment j'aurois pu jusqu'à ce jour me dispenser de le recevoir.

Madame de Cerlebe, dont l'amitié m'est chère, me désole par ses sollicitations continuelles en faveur de M. de Valorbe ; chaque fois qu'elle vient dans ce couvent, elle m'en parle : elle s'est persuadée, je crois, que madame de Ternan veut m'engager à prendre le voile ; elle en est inquiète, et voudrait que je sortisse d'ici pour épouser M. de Valorbe. Vous aussi, ma soeur, vous avez la bonté de craindre que madame de Ternan ne me détermine à me faire religieuse ; je n'y pense point à présent : je vous avoue que cette idée m'a occupée quelque temps, sans que je voulusse vous le dire ; mais en observant cet état de plus près, je me suis sentie de la répugnance à imiter madame de Ternan, en prononçant des voeux sans y être appelée par des sentimens de dévotion.

J'ai beau répéter à madame de Cerlebe que telle est ma résolution, elle a une si grande idée de l'ascendant que madame de Ternan peut exercer sur moi, que rien ne la rassure.

Je crois aussi qu'elle a su par M. de Valorbe mon attachement pour Léonce ; la sévérité de ses principes me condamne, et elle veut essayer de m'arracher sans retour au sentiment qu'elle réprouve. Projet insensé ! elle ne l'eût point formé, si j'avois osé lui parler avec confiance, si quelques mots lui avoient appris à connoître la toute-puissance du lien qu'elle voudroit briser ! D'ailleurs, comme elle est très-heureuse par son père et par ses enfans, quoique son mari lui convienne très-peu, elle se persuade que je n'ai pas besoin d'aimer M. de Valorbe, pour trouver dans le mariage les jouissances qu'elle considère comme les premières de toutes, celles de la maternité : c'est, je crois, pour m'en présenter le tableau, qu'elle a mis une grande importance à ce que j'allasse voir demain la première communion de sa fille, dans l'église protestante voisine de sa campagne.

Je craignois d'abord d'y rencontrer M. de Valorbe, mais elle m'a promis qu'il n'y seroit pas, et j'ai consenti à ce qu'elle désiroit ; cependant, avant de lui donner ma parole, j'ai été demander à madame de Ternan la permission de m'absenter pour un jour.-Je n'aime pas beaucoup, m'a-t-elle dit, que mes pensionnaires sortent, et il est établi qu'elles ne passeront jamais une nuit hors du couvent ; mais comme vous pouvez facilement être revenue avant cinq heures du soir, je ne m'y oppose pas. Je vous prie seulement de ne pas renouveler ces visites, qui sont d'un mauvais exemple pour les autres dames, à qui je les interdis.-Cette réponse me déplut assez ; je trouvai madame de Ternan trop exigeante, et je ne retirai point la demande que j'avois faite.

Vous m'écrivez, ma chère soeur, que le décret qui saisit les biens des émigrés va être porté, et que sûrement alors, M. de Valorbe ne persistera pas à refuser les offres que je lui ai déjà faites ; ah ! combien il me soulagera, s'il les accepte ! je sentirai moins douloureusement les reproches que je me fais d'avoir été la cause de ses peines, pour prix de la reconnoissance que je lui dois. Mon excellente amie, votre délicatesse et votre bonté viennent sans cesse à mon secours.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVI.

LETTRE XVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 6 mars.

Je suis encore émue du spectacle dont j'ai été témoin hier ; je me suis livrée aux sentimens que j'éprouvois, sans réfléchir aux projets que pouvoit avoir madame de Cerlebe, en me rendant témoin d'une scène si attendrissante ; seulement, quand je l'ai quittée, elle m'a dit que sa première lettre m'apprendroit quel avoit été son dessein.

C'est une chose touchante, que les cérémonies des protestans ! Ils ne s'aident pour vous émouvoir que de la religion du coeur ; ils la consacrent par les souvenirs imposans d'une antiquité respectable ; ils parlent à l'imagination, sans laquelle nos pensées n'acquerroient aucune grandeur, sans laquelle nos sentimens ne s'étendroient point au-delà de nous-mêmes ; mais l'imagination qu'ils veulent captiver, loin de lutter avec la raison, emprunte d'elle une nouvelle force. Les terreurs absurdes, les croyances bizarres, tout ce qui rétrécit l'esprit enfin, ne sauroit développer aucune autre faculté morale ; les

erreurs en tout genre resserrent l'empire de l'imagination au lieu de l'agrandir ; il n'y a que la vérité qui n'ait point de bornes. Notre âme n'a pas besoin de superstition, pour recevoir une impression religieuse et profonde ; le ciel et la vertu, l'amour et la mort, le bonheur et la souffrance, en disent assez à l'homme, et nul n'épuisera jamais tout ce que ces idées sans terme peuvent inspirer.

J'entendis, en arrivant dans l'église, les chants des enfans qui célébroient le premier acte de fraternité, la première promesse de vertu, que d'autres enfans comme eux alloient faire en entrant dans le monde ; ces voix si pures remplirent mon âme du sentiment le plus doux ; quelle heureuse époque de la vie, que celle qui précède tous les remords ! les années se marquent par les fautes ; si l'âme restoit innocente, le temps passeroit sur nous sans nous courber.

C'étoit la fille de madame de Cerlebe qui devoit communier pour la première fois ; vingt jeunes filles étoient admises en même temps qu'elle à cette auguste cérémonie ; elles étoient toutes couvertes d'un voile blanc, on ne voyoit point leurs jolis visages, mais on entendoit leurs douces larmes ; elles quittoient l'enfance pour la jeunesse, elles devenoient responsables d'elles-mêmes, tandis que, jusqu'alors, leurs parens pouvoient encore tout pardonner et tout absoudre. Elles soulevèrent leurs voiles en approchant de la table sainte ; madame de Cerlebe alors me montra sa jeune fille ; ses yeux attachés sur elle réfléchissoient, pour ainsi dire, la beauté de cette enfant, et l'expression de ses regards maternels indiquoit aux étrangers les grâces et les charmes qu'elle se plaisoit à considérer.

Son fils, âgé de cinq ans, étoit assis à ses pieds ; il regardoit sa mère et sa soeur, étonné de leur attendrissement, n'en comprenant point encore la cause, mais cherchant à donner à sa petite mine une expression de sérieux, puisque tous ses amis pleuroient autour de lui.

J'étois déjà vivement intéressée, lorsque le père de madame de Cerlebe arriva. Il vint s'asseoir à côté d'elle, tout le monde s'étoit levé pour le laisser passer. C'est un homme très-considéré dans son pays, pour les services éminens qu'il a rendus ; ses talens et ses vertus sont généralement admirés. En le voyant, l'expression de sa physionomie me frappa : c'est le premier homme d'un âge avancé qui m'ait paru conserver dans le regard toute la vivacité, toute la délicatesse des sentimens les plus tendres ; j'aurois voulu que cet homme me parlât, j'aurois cru sa mission divine, et je l'aurois choisi pour mon guide.

Je ne pus, pendant le temps que dura le cérémonie, détacher mes yeux de lui ; toutes les nuances de ses affections se peignoient sur son visage, comme des rayons de lumière. Père de la première et de la seconde génération qui l'entouroit, il protégeoit l'une et l'autre, et des sentimens d'une nature différente, mais sortant de la même source, repandoient l'amour et la confiance sur les enfans comme sur leur mère.

Enfin, quand il présenta la fille de sa fille à son Dieu, je vis la mère se retirer par un mouvement irréfléchi, pour laisser tomber plus directement sur son enfant la bénédiction de son père ; on eût dit que, moins sûre de ses vertus, et se confiant davantage dans l'efficacité des prières paternelles, elle s'écartoit timidement, pour que son père traitât lui seul avec l'Être suprême de la destinée de son enfant. Oh ! que les liens de la nature sont imposans et doux ! quelle chaîne d'affection, de siècle en siècle, unit ensemble les familles ! Et moi, malheureuse, je suis en dehors de cette chaîne ; j'ai perdu mes parens, je n'aurai point d'enfans, et tous les sentimens de mon âme sont rassemblés sur un seul être, dont je suis séparée pour jamais !

Louise, je ne supporte cette situation qu'en me livrant tous les jours davantage à mes rêveries. Je n'ai plus, pour ainsi dire, qu'une existence idéale, ce qui m'entoure n'est de rien dans ma vie : on me parle, je réponds ; mais les objets que je vois pendant le jour laissent moins de traces dans mon souvenir, que les songes de la nuit, qui m'offrent souvent son image. J'ai les yeux sans cesse fixés sur les montagnes qui séparent la Suisse de la France ; il vit par-delà, mais il ne m'a point oubliée ; la douceur de mes pensées me l'assure.

Quand je me promène sous les voûtes de la nuit, mes regrets ne sont point amers, et s'il avoit cessé de m'aimer, le frissonnement de la mort m'en auroit avertie.

Le bien le plus précieux qui me reste encore, mon amie, c'est ma confiance dans votre coeur ; il n'y a pas une de mes peines dont je n'adoucisse l'amertume, en la déposant dans votre sein.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVII.

LETTRE XVII.

Madame de Cerlebe à madame d'Albémar.

Ce 7 mars.

Ce n'est point sans dessein que je vous ai demandé d'assister à la plus douce époque de ma vie ; j'espérois que les sentimens qu'elle vous inspireroit vous détourneroient des cruelles résolutions que je vous vois prête à suivre, et je me suis promis de vous exprimer avec sincérité toute la peine qu'elles me font éprouver.

Vous refusez M. de Valorbe, et vous m'avez dit vous-même que vous l'estimiez ; il vous aime avec passion, vous ne m'avez point nié que ses malheurs n'eussent été causés par son amour pour vous, et qu'avant ses malheurs même, vous ne crussiez lui devoir beaucoup de reconnoissance ; j'examinerai avec vous, à la fin de cette lettre, quelles sont les obligations que la délicatesse vous impose vis-àvis de lui ; mais c'est sous le rapport de votre bonheur, que je veux d'abord considérer ce que vous devez faire.

Un attachement, dont j'ose vous parler la première, décide de votre vie ; cet attachement est contraire à vos principes de morale, et, trop vertueuse pour vous y livrer, vous êtes assez passionnée pour y sacrifier, à vingt-deux ans, toute votre destinée, et renoncer à jamais au mariage et à la maternité. Il faut, pour attaquer cette résolution avec force, que je vous déclare d'abord que je ne crois point au bonheur de l'amour, et que je suis fermement convaincue qu'il n'existe dans le monde aucune autre jouissance durable, que celle qu'on peut tirer de l'exercice de ses devoirs. Ces maximes seroient d'une sévérité presque orgueilleuse, si je ne vous disois pas qu'il me fallut plusieurs années pour en être convaincue, et que si je n'avois pas eu pour père l'ange que vous vîtes hier présider à nos destinées, j'aurois souffert bien plus long-temps, avant de m'éclairer.

Sans entrer dans les détails de mon affection pour M. de Cerlebe, vous savez que le bonheur de ma vie intérieure n'est fondé ni sur l'amour, ni sur rien de ce qui peut lui ressembler ; je suis heureuse par les sentimens qui ne trompent jamais le coeur, l'amour filial et l'amour maternel.

Dans les premiers jours de ma jeunesse, j'ai essayé de vivre dans le monde, pour y chercher l'oubli de quelques-unes de mes espérances déçues ; mais, je ressentois dans ce monde une agitation semblable à celle que fait éprouver une voiture rapide, qui va plus vite que vos regards même, et vous présente des objets que vous n'avez pas le temps de considérer. Je ne pouvais me rendre compte de la durée des heures, ma vie m'était dérobée, et cet état, qui semble être celui du plus grand mouvement possible, me conduisoit cependant à la plus parfaite apathie morale ; les impressions et des idées se succédoient sans laisser en moi aucune trace ; il m'en restoit seulement une sorte de fièvre sans passion, de trouble sans intérêt ; d'inquiétude sans objet, qui me rendoit ensuite incapable de m'occuper seule.

C'est dans cette situation, qu'une voix qui, depuis que j'existe, a toujours fait tressaillir mon coeur, sut me rappeler à moi-même ; mon père me conseilla de m'établir une grande partie de l'année à la campagne, et d'élever moi-même mes enfans. Je m'ennuyai d'abord un peu de la monotonie de mes occupations ; mais, par degrés, je repris la possession de moi-même, et je goûtai les plaisirs qui ne se sentent que dans le silence de tous les autres, la réflexion, l'étude, et la contemplation de la nature. Je vis que le temps divisé n'est jamais long, et que la régularité abrège tout.

Il n'y a pas un jour, parmi ceux qu'on passe dans le grand monde, où l'on n'éprouve quelques peines : misérables, si on les compte une à une ; importantes, quand on considère leur influence sur l'ensemble de la destinée.

Un calme doux et pur s'empare de l'âme dans la vie domestique, on est sûr de conserver jusqu'au soir la disposition du réveil ; on jouit continuellement de n'avoir rien à craindre, et rien à faire pour n'avoir rien à craindre ; l'existence ne repose plus sur le succès, mais sur le devoir ; on goûte mieux la société des étrangers, parce qu'on se sent tout-à-fait hors de leur dépendance, et que les hommes dont on n'a pas besoin ont toujours assez d'avantages, puisqu'ils ne peuvent avoir aucun inconvénient.

Quand je regrettais l'amour, et désirois le succès, la société, la nature, tout me paroissoit mal combiné, parce que je n'avois deviné le secret de rien : je me sentois hors de l'ordre, à l'extrémité du cercle de l'existence ; mais rentrée dans la morale, je suis au centre de la vie, et loin d'être agitée par le mouvement universel, je le vois tourner autour de moi sans qu'il puisse m'atteindre.

J'ai pour père un ami, le premier de mes amis ; mais quand je serois seule, je pourrois trouver dans ma conscience le confident de toutes mes pensées. J'entends au dedans de moi-même la voix qui me répond ; et cette voix acquiert chaque jour plus de force et de douceur. Le devoir m'ouvre tous ses trésors ; et j'éprouve ce repos animé, ce repos qui n'exclut ni les idées les plus hautes, ni les affections les plus profondes, mais qui naît seulement de l'harmonie de vous-même avec la nature.

Les occupations qui ne se lient à aucune idée de devoir, vous inspirent tour à tour du dégoût ou du regret ; vous vous reprochez d'être oisif ; vous vous fatiguez de travailler ; vous êtes en présence de vous-même, écoutant votre désir, cherchant à le bien connoître, le voyant sans cesse varier, et trouvant autant de peine à servir vos propres goûts que les volontés d'un maître étranger.

Dans la route du devoir, l'incertitude n'existe plus, la satiété n'est point à redouter ; car dans le sentiment de la vertu, il y a jeunesse éternelle ; quelquefois on regrette encore d'autres biens ; mais le coeur, content de lui-même, peut se rappeler sans amertume les plus belles espérances de la vie : s'il pense au bonheur qu'il ne peut goûter, c'est avec un sentiment dont la douceur lui tient lieu de ce qu'il a perdu.

Quelles jouissances ne trouve-t-on pas dans l'éducation de ses enfans !

Ce n'est pas seulement les espérances qu'elle renferme qui vous rendent heureux, ce sont les plaisirs mêmes que la société de ces coeurs si jeunes fait éprouver ; leur ignorance des peines de la vie vous gagne par degrés ; vous vous laissez entraîner dans leur monde, et vous les aimez non-seulement pour ce qu'ils promettent, mais pour ce qu'ils sont déjà ; leur imagination vive, leurs inépuisables goûts rafraîchissent la pensée ; et si le temps que vous avez d'avance sur eux ne vous permet pas de partager tous leurs plaisirs, vous vous reposez du moins sur le spectacle de leur bonheur ; l'âme d'un enfant doucement soutenue, doucement conduite par l'amitié, conserve long-temps l'empreinte divine dans toute sa pureté ; ces caractères innocens, qui s'étonnent du mal, et se confient dans la pitié, vous attendrissent profondément, et renouvellent dans votre coeur les sentimens bons et purs, que les hommes et la vie avoient troublés : pouvez-vous, madame, pouvez-vous renoncer pour toujours à ces émotions délicieuses ?

M. de Valorbe est un homme estimable, spirituel, digne de vous entendre. Nos destinées, sous ce rapport, seront au moins pareilles.

Je l'avoue, il est un bonheur dont je jouis, et qui n'a été donné à personne sur la terre ; c'est à lui peut-être que je dois mon retour aux résolutions que je vous conseille ; il faut donc vous faire connoître ce sentiment, dans tout ce qu'il peut avoir de doux et de cruel.

Vous avez entendu parler de l'esprit et des rares talens de mon père, mais on ne vous a jamais peint l'incroyable réunion de raison parfaite et de sensibilité profonde, qui fait de lui le plus sûr guide et le plus aimable des amis. Vous a-t-on dit que maintenant l'unique but de ses étonnantes facultés est d'exercer la bonté, dans ses détails comme dans son ensemble ? il écarte de ma pensée tout ce qui la tourmente ; il a étudié le coeur humain pour mieux le soigner dans ses peines, et n'a jamais trouvé dans sa supériorité qu'un motif pour s'offenser plus tard, et pardonner plus tôt ; s'il a de l'amour-propre, c'est celui des êtres d'une autre nature que la nôtre, qui seroient d'autant plus indulgens, qu'ils connoîtroient mieux toutes les inconséquences et toutes les foiblesses des hommes.

La vieillesse est rarement aimable, parce que c'est l'époque de la vie où il n'est plus possible de cacher aucun défaut ; toutes les ressources pour faire illusion ont disparu ; il ne reste que la réalité des sentimens et des vertus ; la plupart des caractères font naufrage avant d'arriver à la fin de la vie, et l'on ne voit souvent dans les hommes âgés que des âmes avilies et troublées, habitant encore, comme des fantômes menaçans, des corps à demi ruinés ; mais, quand une noble vie a préparé la vieillesse, ce n'est plus la décadence qu'elle rappelle, ce sont les premiers jours de l'immortalité.

L'homme que le temps n'a point abattu, en a reçu des présens que lui seul peut faire, une sagacité presque infaillible, une indulgence inépuisable, une sensibilité désintéressée. La tendresse que vousinspire un tel père est la plus profonde de toutes ; l'affection qu'il a pour vous est d'une nature tout-à-fait divine.

Il réunit sur vous seul tous les genres de sentimens ; il vous protège, comme si vous étiez un enfant ; vous lui plaisez, comme si vous étiez toujours jeune ; il se confie à vous, comme si vous aviez atteint l'âge de maturité.

Une incertitude presque habituelle, une réserve fière se mêlent à l'amour que vous inspirent vos enfans. Ils s'élancent vers tant de plaisirs qui doivent les séparer de vous ; ils sont appelés à tant de vie après votre mort, qu'une timidité délicate vous commande de ne pas trop vous livrer, en leur présence, à vos sentimens pour eux. Vous voulez attendre, au lieu de prévenir, et conserver envers cette jeunesse resplendissante la dignité que l'on doit garder avec les puissans, alors même qu'on a pour eux la plus sincère amitié ! Mais il n'en est pas ainsi de la tendresse filiale, elle peut s'exprimer sans crainte ; elle est si sûre de l'impression qu'elle produit !

Je ne suis pas personnelle, je crois que ma vie l'a prouvé ; mais si vous saviez combien il m'est doux de me sentir environnée de l'intérêt de mon père ! de ne jamais souffrir sans qu'il s'en occupe, de ne courir aucun danger sans me dire qu'il faut que je vive pour lui, moi qui suis le terme de son avenir ! L'on nous assure souvent qu'on nous aime, mais peut-être est-il vrai que l'on n'est nécessaire qu'à son père ? Les espérances de la vie sont prêtes à consoler tous nos contemporains de route ; mais le charme enchanteur de la vieillesse qu'on aime, c'est qu'elle vous dit, c'est que l'on sait, que le vide qu'elle éprouveroit en vous perdant ne pourroit plus se combler.

Si j'étois dangereusement malade, et que je fusse loin de mon père, je serois accessible à quelques frayeurs ; mais s'il étoit là, je lui abandonnerois le soin de ma vie, qui l'intéresse plus que moi.

Le coeur a besoin de quelque idée merveilleuse qui le calme, et le délivre des incertitudes et des terreurs sans nombre que l'imagination fait naître ; je trouve ce repos nécessaire dans la conviction où je suis que mon père porte bonheur à ma destinée : quand je dors sous son toit, je ne crains point d'être réveillée par quelques nouvelles funestes ; quand l'orage descend des montagnes et gronde sur notre maison, je mène mes enfans, dans la chambre de mon père, et, réunis autour de lui, nous nous croyons sûrs de vivre, ou nous ne craignons plus la mort, qui nous frapperoit tous ensemble.

La puissance que la religion catholique a voulu donner aux prêtres, convient véritablement à l'autorité paternelle ; c'est votre père qui, connoissant toute votre vie, peut être votre interprète auprès du ciel ; c'est lui dont le pardon vous annonce celui d'un Dieu de bonté ; c'est sur lui que vos regards se reposent avant de s'élever plus haut ; c'est lui qui sera votre médiateur auprès de l'Être suprême, si, dans les jours de votre jeunesse, les passions véhémentes ont trop entraîné votre coeur.

Mais, que viens-je de vous dire, madame ? n'allez-vous pas vous hâter de me répondre, que je jouis d'un bonheur qui ne vous est pointaccordé, et que c'est à ce bonheur seul que je dois la force de ne plus regretter l'amour. Vous ne savez donc pas quel attendrissement douloureux se mêle à ce que j'éprouve pour mon père ? Croyez-moi, la nature n'a pas voulu que le premier objet de nos affections nousprécédât de tant d'années dans la vie, et tout ce qu'elle n'a pas

voulu fait mal. Chaque fois que mon père, ou par ses actions, ou par ses paroles, pénètre mon âme d'un sentiment indéfinissable de reconnoissance et de tendresse, une pensée foudroyante s'élève et me menace ; elle change en douleur mes mouvemens les plus tendres, et ne me permet d'autre espoir que cette incertitude de la destinée, qui laisse errer la mort sur tous les âges.

Non, il vaut mieux, dans la route du devoir, n'être pas assaillie par des affections si fortes ; elles vous attendrissent trop profondément, elles vous détournent du but où vous devez arriver, elles vous accoutument à des jouissances qui ne dépendent pas de vous, et que l'exercice le plus pur de la morale ne peut pas vous assurer. Vous vous sentez exposée à ces douleurs déchirantes, dont l'accomplissement habituel des devoirs doit préserver ; et si le malheur vous atteignoit, vous ne pourriez plus répondre de vous-même.

Pour vous, madame, vous auriez dans votre famille moins de bonheur, mais moins de craintes ; et vous rempliriez la douce intention de la nature, en reposant votre affection tout entière sur vos enfans, sur ces amis qui doivent nous survivre. Acceptez cet avenir, madame ; éloignez de vous les chimères qui troublent votre destinée ; elle sera bien plus malheureuse, si vous avez à vous reprocher le désespoir, peut-être la mort d'un honnête homme.

M. de Valorbe souffre à cause de vous toutes les infortunes de la terre ; ce n'est pas, je le sais, vous détourner de vous unir à lui, que de vous peindre l'amertume de son sort. Ses biens vont être séquestrés en France, et ses créanciers le poursuivent ici ; je sais que vous lui avez offert, avec une grande générosité, de disposer de votre fortune ; mais rien ne pourra l'y faire consentir si vous lui refusez votre main ; un de ces jours il sera jeté dans quelque prison, et il mourra ; car, dans l'état déplorable de sa santé, il ne pourroit supporter une telle situation sans périr.

Vous exercez sur lui un empire presque surnaturel ; je le vois passer de la vie à la mort, sur un mot que je lui dis, qui relève ou détruit ses espérances ; ce n'est point pour répéter le langage ordinaire aux amans, c'est pour vous préserver d'un grand malheur que je vous annonce que M. de Valorbe ne survivra pas à la perte de touteespérance ; et combien ne le regretterez-vous pas alors !

Il ne vous touche pas maintenant, parce que vous redoutez ses instances ; mais quand il n'existera plus, votre imagination sera pour lui, et vous vous reprocherez son sort. Contentez-vous d'être passionnément aimée ; c'est encore un beau lot dans la vie, quand seulement on peut estimer celui qui nous adore.

Dans quelques années, fussiez-vous unie à l'homme que vous aimez, votre sentiment finiroit par ressembler à ce que vous éprouveriez maintenant pour M. de Valorbe ; ne vous est-il pas possible de vous transporter par la réflexion à cette époque ? La morale nous rend l'avenir présent, c'est une de ses plus heureuses puissances ; exercez-la pour votre bonheur, exercez-la pour sauver la vie à celui qui l'avoit conservée à M. d'Albémar.

Je ne répéterai point les excuses que je vous dois pour cette lettre ; je sais que mon amitié, ma considération pour vous, me l'ont inspirée ; je me confie dans l'impression que fait toujours la vérité sur un caractère tel que le vôtre.

HENRIETTE DE CERLEBE.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVIII.

LETTRE XVIII.

Réponse de Delphine à madame de Cerlebe.

Ce 8 mars 1792.

Votre lettre, madame, m'a pénétrée d'admiration pour votre caractère, et m'a fait sentir combien ma position étoit malheureuse ; car je ne pourrai jamais échapper au regret d'avoir été la cause des chagrins qu'éprouve M. de Valorbe ; et cependant, permettez-moi de vous le dire, je ne me sens pas la force de m'unir à lui, et il me semble qu'aucun devoir ne m'y condamne.

De tous les malheurs de la vie, je n'en conçois point qu'on puisse comparer aux peines dont une femme est menacée par une union mal assortie ; je ne sais quelle ressource la religion et la morale peuvent offrir contre un tel sort, quand on y est enchaînée ; mais le chercher volontairement me paroît un dévouement plus insensé que généreux, et je me sens mille fois plus disposée à m'ensevelir dans le cloître où je vis maintenant, à désarmer par cette sombre résolution les désirs persécuteurs de M. de Valorbe, qu'à me donner à lui, quand je porte au fond du coeur une autre image et d'éternels regrets.

Que pourrois-je, en effet, pour le bonheur de M. de Valorbe, lorsque je me serois condamnée à ce mariage, sans amour, et bientôt après sans amitié ? car jamais je ne me consolerois de la grandeur du sacrifice qu'il auroit exigé de moi, et toujours, à la place des sentimens pénibles qu'il me feroit éprouver, je rêverois au bonheur que j'aurois goûté, si j'eusse épousé l'objet que j'aime ; comment suppléer en rien aux affections vraies et involontaires ? Ah ! bien heureusement pour nous, la vérité a mille expressions, mille charmes, tandis que l'effort ne peut trouver que des termes monotones, une physionomie contrainte, sur laquelle se peignent constamment les tristes signes de la résignation du coeur.

Mon esprit plaît à M. de Valorbe ; mais a-t-il réfléchi que cet esprit même ne peut être animé que par des sentimens naturels et confians ? Je ne suis rien, si je ne puis être moi ; dès que je serai poursuivie par une pensée qu'il faudra cacher, je ne songerai plus qu'à ce que je dois taire ; mes facultés suffiront à peine pour dissimuler mon désespoir ; m'en restera-t-il pour faire le bonheur de personne ?

Les détails de la vie domestique, source de tant de plaisirs, quand ils se rapportent tous à l'amour ; ces détails me feroient mal, un à un, et tous les jours : il ne s'agiroit pas seulement d'un grand sacrifice, mais de peines qui se renouvelleroient sans cesse ; je redouterois, chaque lien, quelque foible qu'il fût, après avoir contracté le plus fort de tous ; et je chercherois, avec une continuelle inquiétude, les heures qui pourroient me rester, les occupations qui m'isoleroient, les plus petits intérêts qui pourroient n'appartenir qu'à moi.

Quand le sort d'une femme est uni à celui de l'homme qu'elle aime, chaque fois qu'il rentre chez lui, qu'elle entend son pas, qu'il ouvre sa porte, elle éprouve un bonheur si grand, qu'il fait concevoir comment la nature, en, ne donnant aux femmes que l'amour, n'a pas été cependant injuste envers elles ; mais s'il faut que leur solitude ne soit interrompue que par des sentimens pénibles, s'il faut qu'elles aient la contrainte pour unique diversité de l'ennui, et l'effort d'une conversation gênée pour distraction de la retraite ; c'est trop, oh ! oui, c'est trop ! A ce prix, qui peut vouloir de la vie ? Vaut-elle donc tant de persistance ? faut-il mettre tant de scrupule à conserver tous les jours qu'elle nous a destinés ?

Ne vous offensez point pour M. de Valorbe, madame, de ce tableau trop vrai du malheur que me feroit éprouver notre union ; je sais qu'il est digne de toute mon estime, mais vous n'avez jamais vu celui dont je me suis séparée pour toujours ; jamais ceux qui l'ont connu ne pourroient me demander de l'oublier !

Ce n'est pas du bonheur, dites-vous, que vous m'offrez, c'est l'accomplissement d'un devoir. Ah ! sans doute, la situation de M. de Valorbe me désespère, il n'est point de preuve de dévouement que je ne lui donnasse, avec l'empressement le plus vif, s'il daignoit m'en accorder l'occasion ; mais ce qu'il exige de moi, c'est la perte de ma jeunesse, c'est celle de toutes les années de ma vie, c'est peut-être même le sacrifice de la vie à venir que j'espère.

Puis-je, en effet, répondre des mouvemens qui s'élèveront dans mon âme, quand j'aurai long-temps souffert, quand je verrai ma destinée ne laisser après elle, en s'écoulant, que d'amers souvenirs, pour aigrir d'amères douleurs ? Ne finirai-je point par douter de la protection de la Providence, et mes résolutions vertueuses ne s'ébranleront-elles pas ? les sentimens doux ne tariront-ils pas dans mon coeur ? C'est du mariage que doivent dériver toutes les affections d'une femme, et si le mariage est malheureux, quelle confusion n'en résulte-t-il pas dans les idées, dans les devoirs, dans les qualités même ! Ces qualités vous auroient rendue plus digne de l'objet de votre choix ; mais elles peuvent dépraver le coeur qu'on a privé de toutes les jouissances : qui peut être certain alors de sa conduite ? Vous, madame, parce que vous ne croyez plus à l'amour : mais moi, que son charme subjugue encore, quel est l'insensé qui veut de moi, qui veut d'une âme enthousiaste, alors qu'il ne l'a pas captivée !

Vous me menacez de la mort de M. de Valorbe ; cette crainte m'accable, je ne puis la braver. Si vous avez raison dans vos terreurs, il faut que je le prévienne ; ensevelie dans cette retraite, me comptera-t-il parmi les vivans ? voudroit-il plus encore ? seroit-il plus calme, si je n'existois plus ? je lui ferois facilement ce sacrifice ; il a sauvé mon bienfaiteur, je croirois m'immoler à ce souvenir ; mais qu'il me laisse expirer seule, et que ma fin ne soit point précédée par quelques années d'une union douloureuse et funeste !

Ah ! c'est surtout pour mourir qu'il faudroit être unie à l'objet de sa tendresse ! Soutenue, consolée par lui, sans doute on regretteroit davantage la vie, et cependant les derniers momens seroient moins cruels ; ce qui est horrible, c'est de voir se refermer sur soi le cercle des années, sans avoir joui du bonheur.

Une indignation amère et violente peut s'emparer de vous, en songeant qu'elle va passer, cette vie, sans qu'on ait goûté ses véritables biens ; sans que le coeur, qui va s'éteindre, ait jamais cessé de souffrir ; quelle idée peut-on se former des récompenses divines, si l'on n'a pas connu l'amour sur la terre ! Oh ! que le ciel m'entende ; qu'il me désigne, s'il le veut, pour une mort prématurée ; mais que je la reçoive tandis que le même sentiment anime mon coeur, qu'un seul souvenir fait toute ma destinée, et que je n'ai jamais rien aimé que Léonce.

Voilà ma réponse à M. de Valorbe, madame ; confiez-la-lui, si vous le voulez ; mon coeur, sans se trahir, n'en pourroit donner une autre.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIX.

LETTRE XIX.

Monsieur de Valorbe à M. de Montalte.

Zurich, ce 10 mars.

J'ai reçu ta lettre, Montalte ; dans toute autre circonstance, peut-être m'auroit-elle fait impression, peut-être aurois-je consenti à ménager madame d'Albémar ; mais elle m'a donné le terrible droit de la haïr ; si tu savois ce qu'elle a écrit à madame de Cerlebe ! Quel amour pour Léonce ! quel mépris pour moi ! Elle se flatte de se délivrer ainsi de mes poursuites, elle se trompe ; c'est à présent surtout qu'elle doit me redouter. Ne me parle plus des égards qu'elle mérite ; je punirai son ingratitude, je soumettrai son orgueil. Tant d'insultes ont soulevé mon âme, tout mon amour se change en indignation ! Il faut que madame d'Albémar tombe en ma puissance ; par quelques moyens que ce soit, il le faut. Adieu, Montalte, je serai maître d'elle, ou je n'existerai plus.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XX.

LETTRE XX.

Delphine à madame de Cerlebe.

De l'abbaye du Paradis, ce 14 Mars.

Enfin, madame, il se présente une occasion de soulager mon coeur, en donnant à M. de Valorbe une véritable preuve de mon intérêt.

J'apprends à l'instant, par un homme à lui, qu'il est arrêté pour dettes à Zell, et qu'on l'a jeté dans une prison qui compromet sa vie, en le privant des secours nécessaires à son état de santé ; je pars, afin d'offrir ma garantie à ceux qui le poursuivent, et de souscrire à tous les arrangemens qui pourront le délivrer.

J'ai craint de m'exposer à l'humeur de madame de Ternan, en lui demandant la permission d'aller à Zell ; c'est une personne si exigeante et si despotique, qu'il faut esquiver son caractère, quand on ne veut pas se brouiller avec elle : comme elle étoit un peu malade hier, elle dort encore, et je laisse un billet qui lui apprendra, à son réveil, que je serai absente seulement pour quelques heures. Zell n'étant qu'à trois lieues d'ici, je suis sûre d'être revenue ce soir, avant que le couvent soit fermé.

Je vous avouerai qu'il m'est très-doux de trouver un moyen de montrer un grand empressement à M. de Valorbe. J'aurois pu me contenter de chercher quelqu'un qu'on pût envoyer à Zell ; mais c'étoit perdre nécessairement deux ou trois jours, ce retard pouvoit être funeste à la santé de M. de Valorbe, et peut-être aussi refuseroit-il le service que je veux lui rendre, si je ne l'en sollicitois pas moi-même.

Je sais bien que la démarche que je fais ne seroit pas jugée convenable, si elle étoit connue ; mais ma conscience me dit que je remplis un devoir.

M. d'Albémar, s'il vivoit encore, m'approuveroit de donner à l'homme qui l'a sauvé, ce témoignage de reconnoissance. Je ne me consolerois pas de posséder les biens que M. d'Albémar m'a laissés, tandis que M. de Valorbe seroit dans la détresse, et me refuseroit le bonheur de lui être utile ; je ne veux pas m'exposer à cette peine, et j'espère qu'en présence il ne résistera point à mes prières.

J'étois, d'ailleurs, je vous l'avoue, cruellement tourmentée de quelques torts que je me reprochois envers M. de Valorbe ; mon silence a pu le tromper une fois ; ce silence a obtenu de lui un sacrifice qui a rendu sa vie très-malheureuse. Depuis ce temps j'ai refusé de le voir, soit par embarras, soit par crainte d'offenser celui dont le souvenir règne encore sur ma vie ; je me reproche ces mouvemens, que la reconnoissance et la générosité devoient m'interdire ; je saisis donc avec vivacité une circonstance importante qui me permet de tout réparer, et je pars. Adieu, madame ; vous m'avez flattée que vous viendriez demain me voir, ne l'oubliez pas.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXI.

LETTRE XXI.

Léonce à M. de Lebensei.

Paris, ce 14 mars.

Juste ciel ! me cachiez-vous ce que je viens d'apprendre ? M. de Valorbe est parti en disant qu'il alloit rejoindre madame d'Albémar, et l'on assure qu'il est auprès d'elle. Seroit-ce là le motif de l'absence de Delphine ? Non, je ne le crois pas ; mais il n'y a qu'elle au monde maintenant qui puisse m'ôter cette horrible idée. Je veux aller à Montpellier, parler à sa belle-soeur ; savoir, oui, savoir enfin, et personne ne pourra me le refuser, dans quels lieux elle vit, dans quels lieux est M. de Valorbe.

Si elle l'a vu, si elle lui a parlé, malgré les bruits qu'on a répandus sur leur attachement mutuel, après ce que j'en ai souffert, rien ne peut l'excuser ; non, je ne puis rester un jour ici dans une anxiété si douloureuse ; qu'on ne me parle plus de mes devoirs envers Matilde ; Delphine oseroit-elle me les rappeler ? a-t-elle respecté les liens qui l'attachoient à moi ?... Ce que je dis est peut-être injuste ; oui, je le crois, je suis injuste ; mais j'ai beau me le répéter, je ne saurois me calmer ! elle seule, elle seule peut m'ôter la douleur qu'on vient de jeter en mon sein. Tout ce que vous me diriez ne suffiroit pas... Mais que me diriez-vous, cependant ? Au nom du ciel !

répondez-moi... je n'attendrai point votre réponse.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXII.

LETTRE XXII.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 20 mars.

Il faut donc, ma chère Delphine, que votre vie soit sans cesse troublée ; et c'est moi qui suis condamnée à ranimer dans votre coeur les sentimens et les inquiétudes que la solitude avoit adoucis. C'est en vain que je désirois vous cacher tout ce je savois de l'agitation et du malheur de Léonce ; je suis forcée de vous apprendre ce que son désespoir lui a inspiré ; il est ici, et dans quelles circonstances, hélas ! et pour quel but !

Hier, j'étois seule, occupée de vos dernières lettres, cherchant par quel moyen je pourrois vous aider à sortir de la cruelle perplexité où vous jetoit l'amour de M. de Valorbe, lorsque je vis Léonce entrer dans ma chambre et s'avancer vers moi ; hélas ! qu'il est changé ! Ses yeux n'ont plus rien que de sombre ; sa marche est lente, et comme abattue sous le poids de ses pensées ; il vint à moi, me prit la main, et je sentis à l'instant même mes yeux remplis de larmes.-Vous me plaignez, me dit-il ; elle ne m'a pas plaint, celle qui m'a quitté ; mais ce n'est pas tout encore, s'il étoit possible, s'il étoit vrai que M. de Valorbe... alors il n'y auroit plus sur la terre que perfidie et confusion. Savez-vous que M. de Valorbe est parti de France en publiant qu'il alloit rejoindre Delphine ? Savez-vous qu'on assure qu'il est près d'elle, qu'il sait le lieu de sa retraite, qu'il l'a vue ? Je ne le crois pas ; j'ai perdu ma vie pour un soupçon injuste, je les repousse tous loin de moi. Peut-être M. de Valorbe erre-t-il autour de la demeure de Delphine, et cherche-t-il ainsi à la compromettre dans le monde ? Peut-être espère-t-il, la forcer à se donner à lui, en renouvelant les bruits déjà si cruellement répandus de leur attachement réciproque ? Vous sentez que je ne puis vivre dans la situation d'âme où je suis ; daignez donc me répondre, mademoiselle : que savez-vous de Delphine, de l'homme qui ose mettre son nom à côté du sien ?

Parlez, de grâce, parlez.

-Je suis certaine, lui dis-je, que Delphine abhorre l'idée d'épouser M. de Valorbe.-Il en est donc question ! s'écria-t-il avec violence : je ne le pensois pas, vous m'en apprenez plus que je n'en voulois croire ; sait-il où elle est ? l'a-t-il vue, l'a-t-il vue ?-Sa fureur étoit telle que je n'osai lui dire même qu'il étoit près de vous, quoique vous ayez refusé de le voir. Je lui répondis que j'ignorois entièrement ce qu'il me demandoit, et que je savois seulement qu'une amie de M. de Valorbe, vous avoit envoyé une lettre de lui en écrivant en sa faveur, mais que vous y aviez répondu par le refus le plus formel.-Il peut donc lui écrire ! s'écria-t-il ; il a peut-être reçu des lettres d'elle et moi, depuis trois mois, je ne sais plus qu'elle existe que par le désespoir qu'elle me cause : non, il faut un événement pour tout changer ; mon âme ne sera plus alors fatiguée par les mêmes souffrances.

Cependant, ajouta-t-il, ma femme doit accoucher dans deux mois ; il y a quelque chose de barbare à l'abandonner dans cette situation : n'importe, je le ferai, je compterai pour rien mes devoirs ; c'est à ceux à qui le ciel a donné quelques jouissances qu'il peut demander compte de leurs actions ! moi, je n'ai droit qu'à la pitié, je n'éprouve que de la douleur, qu'on me laisse la fuir ! j'irai... je ne m'arrêterai pas que je n'aie rencontré Delphine, et si je trouve M. de Valorbe auprès d'elle, s'il a senti le bonheur de la voir quand je frappois ma tête contre terre, désespéré de son absence... M. de Valorbe ou moi, nous serons victimes de l'amour funeste qu'elle a su nous inspirer.

L'émotion de Léonce étoit si profonde, sa résolution si ferme, que je n'aurois pas eu l'espoir de l'ébranler, s'il ne m'étoit pas venu l'idée de lui proposer de vous écrire, et de vous demander de m'adresser ici pour lui une réponse formelle sur vos rapports avec M. de Valorbe.

Cette offre le frappa tout à coup, et l'acceptant avec la vivacité qui lui est naturelle, il me dit, en me serrant les mains :-Eh bien ! si je reçois, si je possède ces lignes que Delphine écrira pour moi, je retournerai vers Maltide, je me remettrai sous le joug de ma destinée ; oui, je vous le promets. Ah ! sans doute, ajouta-t-il, je sais que je ne suis pas libre, et j'exige cependant que Delphine refuse un lien qui, peut-être... Il ne put achever ce qu'il avoit intention de dire.-N'importe, s'écria-t-il, si un homme étoit l'époux de Delphine, je ne lui laisserois pas la vie ; peut-elle se marier, quand un vengeur est tout prêt ? et si c'étoit moi qui dusse périr, a-t-elle donc tout-à-fait oublié son amour, ne frémiroit-elle donc pas pour moi ?-Je le rassurai de mille manières sur le premier objet de ses craintes, et j'obtins de lui qu'il attendroit ici votre réponse.

Hâtez-vous donc de me l'envoyer, ne perdez pas un jour, il les comptera tous avec une douloureuse anxiété ; j'ai cru entrevoir, par quelques mots-qu'il m'a dits, que Matilde, pour la première fois, se plaignant sans réserve, avoit été profondément affligée de son absence, et qu'il craignoit d'exposer sa vie, s'il restoit loin d'elle au moment de ses couches. Calmez donc Léonce dans votre lettre, ma chère Delphine, autant qu'il vous sera possible ; et refusez-vous absolument à voir M. de Valorbe. C'est moi qui ai à me reprocher de vous avoir trop souvent pressée de le traiter avec bonté, par considération pour la mémoire de mon frère ; mais je vois clairement, que s'il revenoit à Léonce le moindre mot qui pût lui faire croire qu'on a seulement parlé de nouveau de vous et de M. de Valorbe, il seroit impossible de prévoir ce qu'il éprouveroit et ce qu'il feroit.

Je chercherai quelques détours pour rendre service à M. de Valorbe, vous m'y aiderez, nous y parviendrons.

Mais Léonce est tellement irrité, au nom seul de M. de Valorbe, que si des calomnies, quelque absurdes qu'elles fussent, lui revenoient encore à ce sujet, son sentiment pour vous s'aigriroit, et sa colère contre M. de Valorbe ne connoîtroit plus de bornes.

J'espère vous avoir détournée pour toujours de l'idée insensée de vous lier où vous êtes par des voeux religieux. Il me semble, au contraire, que si M. de Valorbe ne vouloit pas s'éloigner des environs de votre demeure, vous feriez bien de quitter la Suisse, et de venir vous établir près de moi, lorsque Léonce sera retourné à Paris. Vous savez quel bonheur j'éprouverois, en étant pour toujours réunie avec vous !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIII.

LETTRE XXIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 28 mars.

Remettez ce billet à Léonce, ma soeur ; vous ne savez pas dans quel abîme de douleur je suis tombée ! qu'il l'ignore surtout, et vous-même aussi... Adieu, ne pensez plus à moi. Un événement cruel, inouï, fixe mon sort, et me rend désormais toute consolation inutile ; adieu.

Delphine à Léonce.

Je jure à Léonce de ne jamais revoir M. de Valorbe ; je lui proteste, pour la dernière fois, qu'il doit être content de mon malheureux coeur ; maintenant, qu'il ne s'informe plus de ma destinée, et qu'il retourne auprès de Matilde.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIV.

LETTRE XXIV.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine,

Montpellier, ce 6 avril.

Ma chère amie, il est parti plus calme, je ne lui ai point fait partager mes cruelles inquiétudes ; que signifie ce que vous m'écrivez ? d'où vient votre profonde douleur ? que vous est-il arrivé ? je ne puis rien deviner, mais vos paroles mystérieuses me glacent d'effroi. Dans quelque situation que vous soyez, vous avez besoin que je vous parle de Léonce. Je reviens aux derniers momens que j'ai passés avec lui. Je l'avois prévenu du jour où je pouvois recevoir votre lettre ; le matin de ce jour, je savois que, depuis cinq heures, il s'étoit promené sur la route par laquelle le courrier devoit venir, sans pouvoir rester en repos une seconde ; marchant à pas précipités, revenant après avoir avancé, tournant la tête à chaque pas, et dans un état d'agitation si remarquable, que plusieurs personnes s'étoient arrêtées dans le chemin, frappées de l'égarement et du trouble extraordinaire qu'exprimoit son visage ; enfin, à dix heures du matin il entra chez moi, pâle et tremblant, et me dit, en se jetant sur une chaise près de la fenêtre, que le courrier étoit arrivé, et que je pouvois envoyer mon domestique chercher mes lettres. J'en donnai l'ordre, et je revins près de lui.

Il se passa près d'une heure dans l'attente ; je parlai plusieurs fois à Léonce, il ne me répondit point ; mais je vis qu'il tâchoit de prendre beaucoup sur lui, et qu'il rassembloit toutes ses forces pour ne point se livrer à son émotion. La violence qu'il se faisoit l'agitoit cruellement ; je ne sais à quels signes j'apercevois ce qu'il éprouvoit au fond de son coeur, mais à la fin de cette heure, passée dans le silence, j'étois abîmée de douleur, comme après la scène la plus violente, dont l'intérêt et l'émotion auroient toujours été en croissant.

Il distingua le premier le bruit de la porte de ma maison qui s'ouvrit, et me dit d'une voix à peine intelligible :-Voilà votre domestique qui revient.-Je me levai pour aller au-devant de lui ; Léonce ne me suivoit pas, il cachoit sa tête dans ses mains ; il m'a dit depuis, que, dans cet instant, il auroit souhaité qu'il n'y eût point de lettre ; il désiroit l'incertitude autant qu'il l'avoit jusqu'alors redoutée.

Lorsque je reconnus votre écriture, je déchirai promptement l'enveloppe, pour que Léonce n'en vît pas le timbre ; il croit que vous êtes en Suisse, mais il n'a pas la moindre idée du lieu même où vous demeurez. Je lus d'abord ce qui étoit pour Léonce, et, dans mon impatience de le lui porter, je ne vis point ce que vous m'écriviez ; je rentrai, tenant à la main votre lettre, et je m'écriai :-Lisez, vous serez content.-Je serai content, s'écria-t-il : ah Dieu !-Et loin de saisir ce que je lui offrois, il répandoit des pleurs, et répétant toujours : Je serai content, avec une voix, avec un accent que je ne pourrai jamais oublier. Enfin, il prit votre lettre ; et, après l'avoir lue plusieurs fois, il me regarda d'un air plein de douceur, me serra la main et sortit ; il revint deux heures après, et m'annonça qu'il alloit retourner auprès de Matilde ; il ne me demanda rien, ne me fit plus aucune question ; seulement il me dit :-Soignez son bonheur, vous à qui le sort permet de vivre pour elle.-Quand il fut parti, je me croyois soulagée ; et c'est alors que j'ai lu les lignes pleines de trouble et de douleur que vous m'adressiez : je ne savois que devenir, je voulois vous rejoindre, le misérable état de ma santé m'en ôte la force. Se peut-il que vous m'ayez laissée dans un doute si cruel ? ne recevrai-je aucune lettre de vous, avant que vous répondiez à celle-ci ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXV.

LETTRE XXV.

Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 12 avril.

Madame d'Albémar, mademoiselle, n'est pas en état de vous écrire ; elle me condamne à la douloureuse tâche de vous apprendre sa situation : elle est horrible, elle est sans espoir, et mon amitié n'a pas su prévenir un malheur, que la générosité de madame d'Albémar devoit peut-être me faire craindre. Elle m'a raconté la scène la plus funeste par ses irréparables suites, et le coupable M. de Valorbe, dans une lettre pleine de délire, de regrets et d'amour, m'a confirmé tout ce que Delphine m'avoit appris. Il m'est imposé de vous en instruire, mademoiselle ; votre amie veut que vous connoissiez les motifs du parti désespéré qu'elle a pris : ah ! qui me donnera le moyen d'en adoucir pour vous l'amertume !

M. de Valorbe avoit été mis en prison pour dettes à Zell, ville d'Allemagne, occupée maintenant par les Autrichiens ; son valet de chambre de confiance informa madame d'Albémar de sa situation. Il n'est que trop certain que M. de Valorbe avoit commandé lui-même cette démarche, et que, connoissant la bonté de Delphine, et l'imprévoyante vivacité de ses mouvemens généreux, il avoit calculé le parti qu'il pouvoit tirer d'un imprudent témoignage d'inquiétude et de pitié.

Madame d'Albémar m'écrivit en partant pour Zell ; j'éprouvai, lorsque je reçus sa lettre, une vive inquiétude ; je condamnai sa résolution, je redoutai le blâme qu'elle pouvoit attirer sur elle, et, comme vous allez le savoir, cette crainte que je ressentois, vague alors, devint bientôt la plus cruelle des anxiétés.

Delphine partit à six heures du matin, sans avoir vu madame de Ternan ; elle arriva à Zell à dix heures, accompagnée seulement d'un cocher et d'un domestique suisse, qui ne la connoissoient pas.

Madame de Ternan avoit exigé, en prenant madame d'Albémar en pension dans son couvent, qu'elle renvoyât son valet de chambre à Zurich, et Delphine ne quitte jamais Isore sans laisser auprès d'elle sa femme de chambre, pour la soigner. Arrivée à Zell, madame d'Albémar s'aperçut qu'elle n'avoit point de passe-port : on lui demanda son nom à la porte ; elle en donna un au hasard, se promettant de repartir dans peu d'heures, avant que l'officier autrichien qui commandoit la place eût le temps de s'informer d'elle.

Elle descendit chez le négociant que l'homme de M. de Valorbe lui avoit indiqué, comme sachant seul tout ce qui avoit rapport à ses affaires ; le négociant dit à Delphine que, par commisération pour l'état de santé de M. de Valorbe, on avoit, la veille, obtenu de ses créanciers sa sortie de prison, à condition qu'il seroit gardé chez lui. Madame d'Albémar voulut s'informer de ce que devoit M. de Valorbe, pour offrir son cautionnement, et repartir sans le voir. Le négociant lui dit que M. de Valorbe lui avoit expressément défendu de rien accepter de personne, et en particulier d'une femme qui devoit être elle, d'après le portrait qu'il lui en avoit fait. Alors madame d'Albémar pria le négociant de la conduire chez M. de Valorbe ; il la mena jusqu'à la porte ; mais quand elle y fut arrivée, il la quitta brusquement, en indiquant assez légèrement qu'elle arrangeroit mieux ses affaires sans lui. Madame d'Albémar m'a dit que se trouvant seule dans ce moment au bas de l'escalier de M. de Valorbe, elle éprouva un effroi dont elle ne put s'expliquer la cause ; elle vouloit retourner

sur ses pas, mais elle ne savoit quelle route suivre, dans une ville inconnue, et dont elle ignoroit la langue.

Comme elle délibéroit sur ce qu'elle devoit faire, elle aperçut M. de Valorbe qui descendoit quelques marches pour venir à elle :

Son changement, qui étoit très-remarquable, écarta d'elle toute autre idée que celle de la pitié, et elle monta vers lui sans hésiter ; il lui prit la main, et la conduisit dans sa chambre : la main qu'il lui donna trembloit tellement, m'a-t-elle dit, qu'elle se sentit embarrassée et touchée de l'émotion qu'il éprouvoit ; elle se hâta de lui parler de l'objet de son voyage ; il l'écoutoit à peine, et paroissoit occupé d'un grand débat avec lui-même.

Delphine lui répéta deux fois la prière d'accepter le service qu'elle venoit lui offrir ; et comme il ne lui répondoit rien, elle crut qu'il lui en coûtoit de prononcer positivement son consentement à ce qu'elle demandoit, et posant sur son bureau le papier sur lequel elle avoit signé la garantie de ses dettes, elle voulut se lever et partir : à ce double mouvement, M. de Valorbe sortit de son silence par une exclamation de fureur, et, saisissant Delphine par la main, il lui demanda, avec amertume, si elle le méprisoit assez pour croire qu'il recevroit jamais aucun service d'elle.

-Je suis banni de mon pays, s'écria-t-il, ruiné, déshonoré ; des douleurs continuelles mettent mon sang dans la fermentation la plus violente. Je souffre tous ces maux à cause de vous, de l'amour insensé que j'ai pour vous, et vous vous flattez de les réparer avec votre fortune ! et vous imaginez que je vous laisserai le plaisir de vous croire dégagée de la reconnoissance, de la pitié, de tous les sentimens que vous me devez ! Non, il faut qu'il existe du moins un lien, un douloureux lien entre nous, vos remords. Je ne vous laisserai pas vous en délivrer, je troublerai de quelque manière votre heureuse vie.-Heureuse ! s'écria Delphine ; M. de Valorbe, songez dans quel lieu je vis, songez à ce que j'ai quitté, et répétez-moi, si vous le pouvez encore, que je suis heureuse !

-La voix brisée de Delphine attendrit un moment M. de Valorbe, et se jetant à ses pieds, il lui dit :-Eh bien ! ange de douceur et de beauté, s'il est vrai que tu souffres, s'il est vrai que les peines de la vie ont aussi pesé sur toi, pourquoi refuserois-tu d'unir ta destinée à la mienne ? Ah ! je voudrois exister encore, le temps n'est point épuisé pour moi, il me reste des forces, je pourrois honorer encore mon nom, il y a des momens où j'ai horreur de ma fin ; Delphine, consentez à m'épouser, et vous me sauverez.-N'avez-vous pas lu, répondit madame d'Albémar, ma lettre à madame de Cerlebe ?-Oui, je l'ai lue, s'écria M. de Valorbe en se relevant avec colère ; vous faites bien de me la rappeler, c'est en punition de cette lettre que vous êtes ici, c'est pour l'expier que je vous ai fait tomber en ma puissance, vous n'en sortirez plus.

-Représentez-vous l'effroi de Delphine, à ces mots dont elle ne pouvoit encore comprendre le sens ; elle s'élance précipitamment vers la porte ; M. de Valorbe se saisit de la clef, la tourne deux fois, en mordant ses lèvres avec une expression de rage, et dans le même instant il va vers la fenêtre, l'ouvre, et jette cette clef dans le jardin qui environnoit la maison. Delphine poussa des cris perçans, et perdant la tête de douleur, elle appeloit à son secours de toutes les forces qui lui restoient.

-Vous essayez en vain, lui dit M. de Valorbe en s'approchant d'elle avec toutes les fureurs de la haine et de l'amour, vous essayez en vain de me faire passer pour un assassin ; tout est prévu, personne ne vous répondra ; il n'y a dans la maison qu'un homme fidèle, qui, me voyant souffrir chaque jour tous les maux de l'enfer à cause de vous, ne sera pas sensible à vos douleurs ; il a été témoin des miennes ! Vous souffrez à présent, je le vois, mais il ne me reste plus de pitié pour personne : pourquoi serois-je le plus infortuné des hommes ?

Pourquoi Léonce, l'orgueilleux, le superbe Léonce, jouiroit-il de tous les biens de la vie, de votre coeur, de vos regrets ? tandis que moi je suis seul, seul en présence de la mort, que je hais d'autant plus, que je me sens poussé vers elle. Delphine, je n'étois pas né méchant, je suis devenu féroce ; savez-vous combien les hommes aigrissent la douleur ? ils m'ont abandonné, trahi, pas un coeur ne s'est ouvert à moi ; les livres m'avoient appris qu'au milieu des ingrats, des perfides, l'infortuné trouvoit du moins un ami obscur qui venoit au secours de son coeur ; eh bien ! cet unique ami, je ne l'ai pas même rencontré ! tous se sont réunis pour me faire du mal ; je rendrai ce mal à quelqu'un. Pauvre créature ! dit-il alors en regardant Delphine avec pitié, c'est injuste de te persécuter, car tu es bonne ; mais je t'aime avec idolâtrie, tu es là devant moi, toi qui es le bonheur, l'oubli de toutes les peines, la magie de la destinée ; et la mort est ici, dit-il en montrant ses pistolets armés sur la table. Il faut donc que tu sois à moi, il le faut.

-M. de Valorbe, reprit Delphine avec plus de calme, et retrouvant dans le désespoir même le courage et la dignité ; quand je vous estimois, j'ai refusé de m'unir à vous ; quel espoir pouvez-vous former maintenant ?-Vous me méprisez donc ? s'écria-t-il avec un sourire amer ; votre situation ne sera pas dans le monde bien différente de la mienne : vous n'avez pas réfléchi que votre réputation ne se relèvera pas de votre imprudente démarche ; vous êtes ici seule, chez un jeune homme ; vous y passez tout le jour ; on vous attend à votre couvent, et vous n'y retournerez pas ; tout le monde saura que nous sommes restés enfermés ensemble, que c'est vous qui êtes venue me chercher ; en voilà plus qu'il n'en faut pour vous perdre dans l'opinion, si vous ne m'épousez pas : et si c'en est assez aux yeux de tous, que n'est-ce pas pour votre amant, pour Léonce, le plus irritable, le plus ombrageux, le plus susceptible des hommes !

-A ces mots, Delphine se renversa sur sa chaise en s'écriant :-Malheureuse que je suis !-avec un accent si déchirant, que M. de Valorbe en frémit ; et, pendant quelques instans, il assure qu'il eut horreur de lui-même ; mais il s'étoit juré d'avance de résister à l'attendrissement qu'il pourroit éprouver ; il mettoit de l'orgueil à lutter contre ses bons mouvemens.

Delphine tout à coup s'avança vers lui, et lui dit :-Si je suis ici, c'est pour en avoir cru mon désir de vous rendre service ; je n'ai point réfléchi sur les dangers que je pouvois courir, il ne m'est pas venu dans la pensée qu'ils fussent possibles. Si vous me perdez, c'est l'amitié que j'avois pour vous que vous, punissez ; si vous me perdez, c'est ma confiance en vous dont vous démontrez la folie : arrêtez-vous au moment d'être coupable ! me voici devant vous, sans appui, sans défenseur ; je n'ai d'espoir qu'en faisant naître la pitié dans votre coeur, et jamais je n'en eus moins les moyens : je me sens glacée de terreur, l'étonnement que j'éprouve surpasse mon indignation ; je ne puis me persuader ce que j'entends, je ne puis imaginer que ce soit vous, bien vous qui me parlez ; vous me découvrez des abîmes du coeur humain qui passoient ma croyance, et vous me consolez presque de la mort à laquelle vous me condamnez, en m'apprenant qu'il existoit sur la terre tant de dépravation et de barbarie !-Ah ! s'écria M. de Valorbe, il fut un temps où je vous aurois tout sacrifié, même le bonheur auquel j'aspire ! Mais vous ne savez pas quel sentiment intérieur me dévore ; tout me dit que je dois me tuer, le ciel et les hommes me le demandent, et tout me dit aussi que si vous m'aimiez, je vivrois.

Mon amour pour vous affoiblit mon âme ; mais toute sa fureur lui revient, quand vous me repoussez dans le tombeau, vous qui seule pouvez m'en sauver.

Dites-moi, pourquoi voulez-vous qu'à trente ans je cesse de vivre ? Cette arme que vous voyez là, savez-vous qu'il est affreux de la placer sur son coeur pour en chasser votre image ? Le sang, le froid, les convulsions de l'agonie, toutes les horreurs de la nature désorganisée s'offrent à moi, et vous m'y condamnez sans pitié !

Je le sais bien, je n'intéresse personne ; Léonce, vous, qui sais-je encore ? tout le monde désire que je n'existe plus, que je fasse place à tous les heureux que j'importune ; mais pourquoi n'entraînerois-je personne dans ma ruine ?

Vous a-t-on parlé de la fureur des mourans ? elle porte un caractère terrible ; prêts à s'enfoncer dans l'abîme, ils saisissent tout ce qu'ils peuvent atteindre ; ils veulent faire tomber avec eux ceux même qui ne peuvent les secourir ; ils font, avant de périr, un dernier effort vers la vie, plein d'acharnement et de rage. Voilà ce que j'éprouve ! voilà ce qui me justifie ! je ne sens plus le remords ; je n'ai qu'un désir furieux d'exister encore, et néanmoins un sentiment secret que je n'y parviendrai pas, que tout ce que je fais ne sera pour moi que des douleurs de plus ; n'importe, vous serez ma femme, ou vous souffrirez mille fois plus encore par les soupçons, et le mépris persécuteur de la vie ! Je l'ai éprouvé, le mépris ; je l'ai subi pour vous, il m'a rendu implacable, insensible à vos pleurs ; jugez quel mal il doit faire !

-Le jour avançoit pendant que M. de Valorbe parloit ainsi, l'heure se faisoit entendre, et Delphine sentoit que le moment de retourner à son couvent alloit passer ; elle connoissoit madame de Ternan ; elle savoit que si elle restoit une nuit hors du couvent sans l'en avoir prévenue, elle se brouilleroit avec elle : et quel éclat, pensoit-elle, que de se brouiller avec madame de Ternan, avec la soeur de madame de Mondoville, pour une visite à M. de Valorbe ! rien ne pourroit la justifier aux yeux de Léonce !

Elle auroit dû craindre aussi tous les coupables projets que pouvoit former M. de Valorbe, pendant qu'elle se trouvoit entièrement dans sa dépendance ; mais elle m'a dit depuis qu'elle avoit un tel sentiment de mépris pour sa conduite, qu'il ne lui vint pas même dans l'esprit qu'il osât se prévaloir de son indigne ruse. D'ailleurs M. de Valorbe étoit lui-même si humilié devant celle qu'il opprimoit, que, par un contraste bizarre, il se sentoit pénétré du plus profond respect pour elle, en lui faisant la plus mortelle injure.

Une seule idée donc occupoit Delphine, et faisoit disparoître toutes les autres ; elle regardoit sans cesse le soleil prêt à se coucher, et la pendule qui marquoit les heures ; elle voyoit, en comptant les minutes, qu'il lui restoit encore le temps de rentrer dans son couvent, avant qu'il fût fermé ; alors elle conjuroit M. de Valorbe de la laisser partir, avec une instance, avec une si vive terreur de perdre un moment, que ses paroles se précipitoient, et qu'on pouvoit à peine les distinguer.-Mon cher M. de Valorbe, lui disoit-elle en serrant ses deux mains, sans penser à son amour pour elle, et sans qu'il osât lui-même le témoigner : mon cher M. de Valorbe, il y a quelques minutes encore, il y en a entre moi et la honte ; je ne suis pas encore déshonorée, je puis encore retrouver un asile, laissez-moi l'aller chercher ; si je reste encore, il faudra que je couche cette nuit sur la pierre, et qu'au jour je n'ose plus lever les yeux sur personne : voyez, je suis encore une femme que ses amis peuvent avouer, dont les peines excitent encore l'intérêt et la pitié ; mais dans une heure, solitaire avec ma conscience, les hommes ne me croiront pas ; celui que j'aime, enfin vous le savez, je l'aime, il ne reconnoîtra plus ma voix, et rougira des regrets qu'il donnoit à ma perte.

O M. de Valorbe, que ne prenez-vous cette arme pour me tuer ! Je vous pardonnerois ; mais m'ôter son estime, mais l'avoir prévu, mais le vouloir, ô Dieu ! L'heure se passe ; vous le voyez, encore quelques minutes, encore...-Et elle se laissa tomber à ses pieds, en répétant ce mot : encore ! encore ! de ses dernières forces.

M. de Valorbe me l'a juré, et j'ai besoin de le croire, il se sentit vaincu dans ce moment, et, s'il garda le silence, ce fut pour jeter un dernier regard sur cette figure enchanteresse qu'il perdoit pour jamais, et qu'il voyoit à ses pieds dans un état d'émotion qui la rendoit encore plus ravissante. Mais on entendit un bruit

extraordinaire dans la maison, on frappa d'abord avec violence à la porte, et des coups redoublés la faisant céder, des soldats entrèrent dans la chambre, un officier à leur tête. Delphine, sans s'étonner, sans s'informer du motif de leur arrivée, voulut sortir à l'instant, on la retint, et bientôt on lui fit savoir que c'étoit elle qui étoit suspecte ; on la croyoit un émissaire des Français en Allemagne, et on venoit la chercher pour la conduire au commandant de la place.

M. de Valorbe, en apprenant cet ordre, se livra à toute sa fureur ; il ne pouvoit supporter le mal que d'autres que lui faisoient à Delphine, et, sans le vouloir, il aggrava sa situation par la violence de ses discours. Delphine, quand elle entendit sonner l'heure qui ne lui permettoit plus d'arriver à temps à son couvent, redevint calme tout à coup, et se laissa conduire chez le commandant ; on ne permit pas à M. de Valorbe de la suivre.

Le commandant autrichien prouva facilement à Delphine, en l'interrogeant, qu'elle n'avoit pas dit son vrai nom ; car celui qu'elle s'étoit donné étoit suisse, et dès la première question, elle avoua qu'elle étoit Françoise ; mais elle étoit décidée à ne se pas faire connoître, puisqu'elle avoit été trouvée seule, enfermée avec M. de Valorbe.

Le négociant chez qui elle étoit descendue d'abord, avoit déposé qu'elle étoit venue pour le voir ; quelques plaisanteries grossières de ceux qui l'entouroient, ne lui avoient que trop appris quelle idée ils s'étoient formée de ses relations avec M. de Valorbe ; et, pour rien au monde, elle n'auroit voulu que dans de semblables circonstances son véritable nom fût connu. Elle se complaisoit dans l'espoir que son refus constant de le dire, irriteroit le commandant, confirmeroit ses soupçons, et qu'il l'enfermeroit peut-être dans quelque forteresse pour le reste de ses jours : la nuit entière se passa sans qu'elle voulût répondre.

Quelle nuit ! vous représentez-vous Delphine, seule, au milieu d'hommes durs et farouches, qui, d'heure en heure, revenoient l'interroger, et cherchoient à lui faire peur, pour en obtenir un aveu qu'ils croyoient être de la plus grande importance. Le commandant surtout, se flattoit de trouver dans une découverte essentielle un moyen d'avancement ; et que peut-il exister de plus inflexible, qu'un ambitieux qui espère du bien pour lui, de la peine d'un autre ! Delphine, vers le milieu de la nuit, avoit obtenu qu'on la laissât seule pendant quelques heures ; elle s'endormit, accablée de fatigue et de douleur : quand elle se réveilla, et qu'elle se vit dans une chambre noire, délabrée, entendant le bruit des armes, les juremens des soldats, elle fut dans une sorte d'égarement qui subsistoit encore quand je la revis.

Tout à coup le commandant entre chez elle, et lui demande pardon avec un ton respectueux, de ne l'avoir pas connue. M. de Valorbe, qui avoit pu enfin pénétrer jusqu'à lui, lui avoit appris, à travers les plus sanglans reproches, le nom de madame d'Albémar, et de quel couvent elle étoit pensionnaire.

Comme dans cette abbaye il y avoit plusieurs femmes de la plus grande naissance d'Allemagne, et que madame de Ternan, en particulier, étoit très-considérée à Vienne, le commandant eut peur de lui avoir déplu, en maltraitant une personne qu'elle protégeoit ; et changeant de conduite à l'instant, il donna un officier à madame d'Albémar pour la ramener jusqu'à l'abbaye, et se contenta de faire arrêter M. de Valorbe (qui est encore en prison), parce qu'il l'avoit offensé, en se plaignant avec hauteur des traitemens que madame d'Albémar avoit soufferts.

Ce commandant avoit fait partir un officier une heure avant madame d'Albémar, avec le procès-verbal de tout ce qui s'étoit passé, et une lettre d'excuses à madame de Ternan, qui contenoit des insinuations très-libres sur la conduite de madame d'Albémar avec M. de Valorbe.

J'étois au couvent, où depuis la veille au soir je souffrois les plus cruelles angoisses ; lorsque cet officier arriva, madame de Ternan, qui avoit déjà exprimé de mille manières l'impression que lui faisoit l'inexplicable absence de Delphine, ordonna, après avoir lu la lettre de Zell, que les principales religieuses se réunissent chez elle, et refusa très-durement de me communiquer, et ce qu'elle avoit reçu, et ce qu'elle projetoit.

L'infortunée Delphine arriva pendant que l'assemblée des religieuses duroit encore. J'eus le bonheur au moins d'aller au-devant d'elle ; en descendant de voiture elle ne vit que moi ; et lorsque je lui témoignai la plus tendre affection, elle me regarda avec étonnement, comme s'il n'étoit plus possible que personne prît le moindre intérêt à elle ; nous nous retirâmes ensemble dans son appartement, et j'appris de Delphine, à travers son trouble, ce qui s'étoit passé ; une inquiétude l'emportoit sur toutes les autres, et revenoit sans cesse à son esprit.-Léonce le saura, il me méprisera, disoit-elle en interrompant son récit.

-Et quand elle avoit prononcé ces mots, elle ne savoit plus où reprendre ce récit, et les répétoit encore.

J'essayois de la consoler ; mais ce qui me causoit une inquiétude mortelle, c'étoit la décision qu'alloit prendre madame de Ternan. Elle entra dans ce moment, Delphine essaya de se lever, et retomba sur sa chaise ; je souffrois de lui voir cet air coupable, quand jamais elle n'avoit eu plus de droits à l'estime et à la pitié. Madame de Ternan aimoit l'effet qu'elle produisoit ; elle regardoit Delphine, non pas précisément avec dureté, mais comme une personne qui jouit d'une grande impression causée par sa présence, quel qu'en soit le motif.-Madame, dit-elle à Delphine, après ce qui s'est passé à Zell, après l'éclat de votre aventure, nos soeurs ont jugé que votre intention étoit sans doute d'épouser M. de Valorbe, et elles ont décidé que vous ne pouviez plus rester dans cette maison.-Ah ! Voilà le coup mortel ! s'écria Delphine, et elle tomba sans connoissance sur le plancher.

Je la pris dans mes bras ; madame de Ternan s'approcha d'elle, nous la secourûmes. Quand elle parut revenir à elle, madame de Ternan, qui étoit placée derrière son lit, lui adressa quelques mots assez doux ; Delphine égarée s'écria :-C'est la voix de Léonce ; est-ce qu'il me plaint, est-ce qu'il a pitié de moi ? Cependant je suis chassée, chassée de la maison de sa tante ; c'est bien plus que quand je sortis de ce concert d'où la haine des méchans me repoussoit ; et cependant que n'ai-je pas souffert alors ! n'ai-je pas craint de perdre son affection ! et maintenant qu'on m'a surprise enfermée avec son rival, qu'un acte authentique l'atteste, que je suis perdue, déshonorée, que des religieuses me chassent ; ah ! Dieu, Dieu, je suis innocente ! je le suis, Léonce, Léonce !-Et elle retomba dans mes bras de nouveau, sans mouvement.

-Laissez-moi seule avec elle, me dit madame de Ternan, j'entrevois un moyen de la sauver.-Si vous le pouvez, lui dis-je, c'est un ange que vous consolerez ;-et je me hâtai de lui dire la vérité ; elle l'entendit, et je crus même voir qu'elle y étoit préparée. Je ne compris pas alors comment elle n'avoit pas pris plus tôt la défense de Delphine ; mais c'est une femme d'une telle personnalité, qu'on n'a l'espérance de la faire changer d'avis sur rien ; car il faudroit lui découvrir dans son intérêt particulier quelques rapports qu'elle n'eût pas saisis, et elle s'en occupe tant que c'est presque impossible.

Je me retirai : deux heures après il me fut permis de revenir ; je trouvai un changement extraordinaire dans Delphine ; elle étoit plus calme, et non moins triste ; elle n'avoit plus cette expression d'abattement qui lui donnoit l'air coupable ; sa tête s'étoit relevée, mais sa douleur sembloit plus profonde encore ; l'on auroit dit seulement qu'elle s'y étoit vouée pour toujours. Elle me pria avec douceur de revenir la voir dans huit jours, et seulement dans huit jours. Je la quittai avec un sentiment de tristesse, plus douloureux que celui même que j'avois éprouvé, lorsque son désespoir s'exprimoit avec violence.

Huit jours après, quand je la vis, elle venoit de recevoir une lettre de vous, qui lui annonçoit et l'arrivée de Léonce, et sa fureur, à la seule pensée qu'elle pouvoit avoir vu M. de Valorbe.-Lisez cette lettre, me dit Delphine ; vous voyez que s'il apprenoit ce qui s'est passé à Zell, il ne me le pardonneroit pas ; je le connois, il vengeroit mon offense sur M. de Valorbe ; il exposeroit encore une fois sa vie pour moi ; et quand même je pourrois un jour me justifier à ses yeux, ne sais-je pas ce qu'il souffriroit, en voyant celle qu'il aime flétrie dans l'opinion ? Son caractère s'est manifesté malgré lui cent fois à cet égard, dans les momens où son amour pour moi le dominoit le plus ; et quel éclat, grand Dieu ! que celui qui me menaçoit il y a huit jours ! quel homme, quel autre même que Léonce le supporteroit sans peine !

Écoutez-moi, me dit-elle alors, sans m'interrompre, car vous serez tentée d'abord de me combattre, et vous finirez cependant par être de mon avis.

Madame de Ternan m'a dit qu'il n'existoit qu'un moyen de rester dans le couvent où je suis, c'étoit de m'y faire religieuse ; à cette condition, les soeurs consentent à me garder ; le crédit de madame de Ternan fera disparoître toutes les traces de l'événement de Zell En prononçant les voeux de religieuse, je m'assure d'un repos que rien ne pourra troubler, j'y ai consenti. Je prends l'habit de novice après demain ; ne frémissez pas, jugez-moi : voulez-vous que je sorte de cette maison comme une femme perdue ? que Léonce apprenne que c'est pour M. de Valorbe que je suis bannie de l'asile que madame de Ternan m'avoit donné ? que je me trouve aux prises de nouveau avec l'opinion, avec le monde, avec tout ce que j'ai souffert ? Le nom de M. de Valorbe une seconde fois répété avec le mien ne s'oubliera plus, et Léonce saura que ma réputation est détruite sans retour ; je resterai libre, mais j'aurai perdu tout le prix de moi-même, et je finirai par m'enfermer dans la retraite, sans avoir, comme à présent, la douce certitude que je suis restée pure dans le souvenir de Léonce, et que ses regrets me sont encore consacrés.

Si madame de Ternan avoit voulu me rendre les mêmes services sans exiger de moi un grand sacrifice, je l'aurois préféré ; car ni mon coeur, ni ma raison, ne m'appellent à l'état que je vais embrasser ; mais elle n'avoit aucun motif pour s'intéresser à moi, si je ne cédois pas à sa volonté ; elle pouvoit m'objecter toujours la résolution de ses compagnes. Je savois bien que cette résolution venoit d'elle, mais c'étoit une raison de plus pour croire qu'elle ne chercheroit pas à la faire changer ; je n'avois que le choix du parti que j'ai pris, ou de trouver en sortant de cette maison tous les coeurs fermés pour moi, tous, ou du moins un seul, n'étoit-ce pas tout ?

Pouvois-je y survivre ?

Je n'ai pas su mourir, voilà tout ce que signifie la résolution, en apparence courageuse, que je viens d'adopter. Il ne me restoit pas d'alternative ; vous-même, répondez, que m'auriez-vous conseillé ?

-Je ne sus que pleurer ; que pouvois-je lui dire ? Elle avoit raison.

L'infâme M. de Valorbe ! quels mouvemens de haine je sentois contre lui ! mon émotion étoit extrême, mais je me taisois.-Ne vous affligez pas trop pour moi, reprit Delphine avec bonté ; car dans ses plus grandes peines, vous le savez, elle s'occupe encore des impressions des autres :-Qu'est-ce donc que je sacrifie ? une liberté dont je ne puis faire aucun usage ; un monde où je ne veux pas retourner, qui a blessé mon coeur, dont l'opinion pourroit altérer l'affection de Léonce pour moi ; je m'en sépare avec joie. Ma belle-soeur viendra peut-être me rejoindre un jour, et je passerai ma vie avec vous deux, qui connoissez mes affections et ma conduite comme moi-même.

Je ne sais, ajouta-t-elle avec la plus vive émotion, si j'avois aimé un homme tout-à-fait indifférent aux opinions des autres hommes ; bannie, chassée, humiliée, j'aurois pu l'aller trouver, et lui dire : voilà le même coeur, le même amour, la même innocence ; eh bien ! Qu'y a-t-il de changé ? Mais il vaut mieux mourir, que de se livrer à un sentiment de confiance ou d'abandon qui ne seroit pas entièrement partagé par ce qu'on aime. Ah ! n'allez pas penser que Léonce ne soit pas l'être le plus parfait de la terre ! le défaut qu'il peut avoir est inséparable de ses vertus : je ne conçois pas comment un homme qui n'auroit pas même ses torts pourroit jamais l'égaler ; et n'est-ce pas moi d'ailleurs dont l'imprudente vie a fait souffrir son coeur ?

J'ai cru long-temps que mes malheurs venoient d'un sort funeste ; mais il n'y a point eu, non, il n'y a point eu de hasard dans ma vie.

Je n'ai pas éprouvé une seule peine dont je ne doive m'accuser. Je ne sais ce qui me manque pour conduire ma destinée, mais il est clair que je ne le puis. Je cède à des mouvemens inconsidérés ; mes qualités les meilleures m'entraînent beaucoup trop loin, ma raison arrive trop tard pour me retenir, et cependant assez tôt pour donner à mes regrets tout ce qu'ils peuvent avoir d'amer ; je vous le dis, l'action de vivre m'agite trop, mon coeur est trop ému ; c'est à moi, à moi surtout, que conviennent ces retraites où l'on réduit l'existence à de moindres mouvemens ; si la faculté de penser reste encore, les objets extérieurs ne l'excitent plus, et, n'ayant à faire qu'à soi-même, on doit finir par égaler ses forces à sa douleur.

Il y a deux jours, avant que j'eusse donné à madame de Ternan une réponse décisive, mes promenades rêveuses me conduisirent jusqu'à la chute du Rhin, près de Schaffouse ; je restai quelque temps à la contempler, je regardois ces flots qui tombent depuis tant de milliers d'années, sans interruption et sans repos. De tous les spectacles qui peuvent frapper l'imagination, il n'en est point qui réveille dans l'âme autant de pensées ; il semble qu'on entende le bruit des générations qui se précipitent dans l'abîme éternel du temps ; on croit voir l'image de la rapidité, de la continuité des siècles dans les grands mouvemens de cette nature, toujours agissante et toujours impassible, renouvelant tout, et ne préservant rien de la destruction.-Oh ! m'écriai-je, d'où vient donc que j'attache à mon avenir tant d'intérêt et d'importance ? Voilà l'histoire de la vie !

notre destinée, la voilà ! des vagues engloutissant des vagues, et des milliers d'êtres sensibles, souffrant, désirant, périssant, comme ces bulles d'eau qui jaillissent dans les airs et qui retombent.

Il ne faut pas moins que le bouleversement des empires, pour attirer notre attention ; et l'homme qui sembloit devoir se consumer de pitié, puisqu'il a seul la prévoyance et le souvenir de la douleur, l'homme ne détourne pas même la tête pour remarquer les souffrances de ses semblables ! Qui donc entendra mes cris ? est-ce la nature ? comme elle suit son cours majestueusement ! comme son mouvement et son repos sont indépendans de mes craintes et de mes espérances ! Hélas ! ne puis-je pas m'oublier comme elle m'oublie ! ne puis-je pas, comme un de ces arbres, me laisser aller au vent du ciel, sans résister ni me plaindre !

Non, ma chère Henriette, continua madame d'Albémar, il ne faut pas lutter longtemps contre le malheur ; je me soumets au sort que m'impose madame de Ternan. Croyez-moi, je fais bien, je consacre ma mémoire dans le coeur de celui pour qui j'ai vécu ; je me survis, mais pour apprendre qu'il me regrette, et que rien ne pourra plus altérer ce sentiment. Les anciens croyoient que les âmes de ceux qui n'avoient pas reçu les honneurs de la sépulture, erroient long-temps sur les bords du fleuve de la mort ; il me semble qu'une situation presque semblable m'est réservée. Je serai sur les confins de cette vie et de l'autre, et la rêverie me fera passer doucement les longues années qui ne seront remplies que par mes souvenirs.

Je voudrois pouvoir unir à ce grand sacrifice l'idée qu'il est agréable à Dieu, mais je ne puis me tromper moi-même à cet égard. Je n'ai jamais cru qu'un Dieu de bonté exigeât de nous ce qui ne pouvoit servir à notre bonheur ni à celui des autres. En brisant mes liens avec le monde, je ne sens au fond de mon coeur que l'amour qui m'y condamne, et l'amour qui m'en récompense ; oui, c'est pour son estime, c'est pour ne point exposer sa vie, c'est pour sauver la réputation de celle qu'il a honorée de son choix, que je m'enferme ici pour jamais !

Pardonne, ô mon Dieu ! l'on exige de moi que je prononce ton nom ; mais tu lis au fond de mon âme, et tu sais que je ne t'offre point une action dont tu n'es pas l'objet ! je t'offre tout ce que je ferai jamais de bon, d'humain, de raisonnable ; mais ce que le désespoir m'inspire, ce sont les passions du coeur qui l'ont obtenu de moi !

Je suis fière, cependant, reprit Delphine, d'immoler mon sort à Léonce ; je traverserai le temps qui me reste comme un désert aride, qui conduit du bonheur que j'ai perdu, au bonheur que je retrouverai peut-être un jour dans le ciel. Je tâcherai d'exercer quelques vertus dans cet intervalle, quelques vertus qui me fassent pardonner mes fautes, et soutiennent en moi jusque dans la vieillesse l'élévation de l'âme. Voilà tous mes desseins, voilà toutes mes espérances ! Ne discutez rien, n'ébranlez rien en me parlant, ma chère Henriette ; vous pourriez me faire beaucoup de mal, mais vous ne changeriez rien à mon sort : le déshonneur est sur le seuil de ce couvent : si j'en sors, il m'atteint ; s'il m'atteint, Léonce me venge, son sentiment est altéré, je crains pour sa vie, et je perds son amour ! Grand Dieu ! qui oseroit me conseiller de quitter cette demeure, fût-elle mon tombeau ? qui ne me retiendrait pas par pitié, si mes pas m'entraînoient hors de cette enceinte ?

-En l'écoutant, mademoiselle, je ne conservois qu'un espoir, c'est l'année de noviciat qui nous reste. Ne peut-on pas obtenir pendant ce temps de madame de Ternan qu'elle conserve Delphine dans sa maison, et qu'elle étouffe par tous ses moyens l'éclat de son aventure, sans exiger d'elle de prendre le voile ? Mais cet espoir, s'il existe encore, ne dépend point de Delphine, je ne devois donc pas risquer de lui en parler.

Je l'embrassai en pleurant ; elle me chargea de vous écrire, et nous nous quittâmes, sans que j'eusse tâché d'ébranler dans ce moment sa résolution.

Je vais laisser passer quelques jours, afin que Delphine ait le temps d'adoucir, par sa présence, les cruelles préventions de ses compagnes ; et je retournerai chez madame de Ternan, pour essayer ce que je puis sur elle. Vous aussi, mademoiselle, écrivez à Delphine ; servez-vous de votre ascendant pour la détourner de son projet, et consacrons nos efforts réunis à la sauver du malheur qui la menace.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVI.

LETTRE XXVI.

Mademoiselle d'Albémar à Delphine.

Montpellier, ce 18 avril.

Ma chère Delphine, je frémis de la lettre de madame de Cerlebe, que je viens de recevoir ! Au nom du ciel ! retirez le consentement que vous avez donné à madame de Ternan ; je sens tout ce qu'il y a de cruel dans votre situation, mais rien ne doit vous décider à un engagement irrévocable ; ni vos opinions ni votre caractère ne sont d'accord avec les obligations que vous voulez vous imposer ; votre pitié généreuse vous a fait commettre une grande imprudence, mais il n'est point impossible de faire connoître le véritable motif de votre démarche.

M. de Valorbe ne peut-il pas se repentir et vous justifier authentiquement ? pensez-vous que le reste de votre vie dépende de ce qui sera dit pendant quelques jours, dans un coin de la Suisse ou de l'Allemagne ? Si vous n'aviez pas peur d'être condamnée par Léonce, combien il vous seroit facile de braver l'injustice de l'opinion ! Vous que j'ai vue trop disposée à la dédaigner, vous lui sacrifiez votre vie tout entière ; quel délire de passion ! car, ne vous y trompez pas, votre seul motif, c'est la crainte d'être un instant soupçonnée par Léonce, ou d'en être moins aimée, quand même il connoîtroit votre innocence, si votre réputation restoit altérée. Mon amie, peut-on immoler sa destinée entière à de semblables motifs !

Le plus grand malheur des femmes, c'est de ne compter dans leur vie que leur jeunesse ; mais il faut pourtant que je vous le dise, dussé-je vous indigner ! dans dix ans, vous n'éprouverez plus les sentimens qui vous dominent à présent ; dans vingt ans, vous en aurez perdu même le souvenir ; mais le malheur auquel vous vous dévouez ne passera point, et vous vous désespérerez d'avoir soumis votre destinée entière à la passion d'un jour ; encore une fois, pardonnez, je reviens à ce que vous pouvez entendre sans vous révolter contre la froideur de ma raison.

Avez-vous pensé que vous mettiez une barrière éternelle entre Léonce et vous ? S'il étoit libre une fois, si jamais... juste ciel ! dites-moi, l'imagination la plus exaltée auroit-elle pu inventer des douleurs aussi déchirantes que le seroient les vôtres ? Vous vous êtes mal trouvée de vous livrer à l'enthousiasme de votre caractère, la réalité des choses n'est point faite pour cette manière de sentir ; vous mettez dans la vie ce qui n'y est pas, ce qu'elle ne peut contenir ; au nom de notre amitié, au nom encore plus sacré de celui que vous nommez votre bienfaiteur, de mon frère, renoncez à votre noviciat avant que l'année soit écoulée ! le temps amènera ce que la pensée ne pouvoit prévoir ; mais que peut-il, le temps, contre les engagemens irrévocables ?

Je crains beaucoup l'ascendant qu'a pris sur vous madame de Ternan ; sa ressemblance avec Léonce en est, j'en suis sûre, la principale cause : elle agit sur vous, sans que vous puissiez vous en défendre ; sans cette fatale ressemblance, madame de Ternan vous déplairoit certainement : la femme qui n'a pu se consoler de n'être plus belle, doit avoir l'âme la plus froide et l'esprit le plus léger. Moi qui ai été vieille dès mes premiers ans, puisque ma figure ne pouvoit plaire, j'ai su trouver des jouissances dans mes affections ; et si vous étiez heureuse, j'aimerois la vie. Madame de Ternan avoit des enfans, pourquoi n'a-t-elle pas désiré de vivre auprès d'eux ? Elle étoit riche, pourquoi n'a-t-elle pas mis son bonheur dans la bienfaisance ? elle n'a vu dans la vie qu'elle, et dans elle que son amour-propre. Si elle avoit été un homme, elle auroit fait souffrir les autres ; elle étoit femme, elle a souffert elle-même ; mais je ne vois en elle aucune trace de bonté, et, sans la bonté, pourquoi la douleur même inspireroit-elle de l'intérêt ? en a-t-elle pour vous, cette femme cruelle, quand elle vous offre l'alternative du déshonneur, ou d'une vie qui ressemble à la mort ?

Vous avez la tête presque perdue, vous ne croyez plus à l'avenir ; vous êtes saisie par une fièvre de l'âme qui ne se manifeste point aux yeux des autres, mais qui vous égare entièrement. Je conçois qu'il est des momens où l'on voudroit abdiquer l'empire de soi, il n'y a point de volonté qu'on ne préfère à la sienne, et la personne qui veut s'emparer de vous le peut alors, sans avoir besoin, pour y parvenir, de mériter votre estime. Mais quand on se trouve dans une pareille situation, ce qu'il faut, mon amie, c'est ne prendre aucune résolution, replier ses voiles, laisser passer les sentimens qui nous agitent, employer toute sa force à rester immobile, et six mois jamais ne se sont écoulés sans qu'il y ait eu un changement remarquable en nous-mêmes et autour de nous.

Ma chère Delphine, avant que votre année de noviciat soit finie, j'irai vous chercher ; et si mes raisons ne vous ont pas persuadée, j'oserai, pour la première fois, exiger votre déférence.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVII.

LETTRE XXVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 1er mai.

Pardonnez, ma soeur, si je ne puis vous peindre avec détail les sentimens de mon âme ; parler de moi me fait mal. Ce que je puis vous dire seulement, c'est que je souhaiterois sans doute qu'avant la fin de mon noviciat, une circonstance heureuse me permît de ne pas prononcer mes voeux ; mais tant que je n'aurai que l'alternative de ces voeux ou de mon déshonneur, rien ne peut faire que j'hésite à les prononcer ; pardon encore de repousser ainsi vos conseils et votre amitié ; mais il y a des situations et des douleurs dans la vie, dont personne ne peut juger que nous-mêmes.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXVIII.

LETTRE XXVIII.

Madame de Mondoville, mère de Léonce, à sa soeur, madame de Ternan.

Madrid, ce 15 mai 1792.

Vainement, ma chère soeur, vous vous croyez certaine d'avoir fixé madame d'Albémar auprès de vous ; vainement vous pensez que je n'ai plus rien à craindre du fol amour de mon fils pour elle ; tous vos projets peuvent être renversés, si vous ne suivez pas le conseil que je vais vous donner.

Une lettre de Paris m'apprend que Matilde est malade, elle le cache à tout le monde, et plus soigneusement encore à mon fils ; mais le jeûne rigoureux auquel elle s'est astreinte cette année, quoiqu'elle fût grosse, lui a fait un mal peut-être irréparable ; et l'on m'écrit que si, dans cet état, elle persiste à vouloir nourrir son enfant, certainement elle n'y résistera pas deux mois : si elle meurt, mon fils ne perdra pas un jour pour découvrir la retraite de madame d'Albémar ; il l'engagera bien aisément à renoncer à son noviciat, et rien au monde alors ne pourra l'empêcher de l'épouser ; quelle est donc la ressource qui peut nous rester contre ce malheur ? une seule, et la voici :

Il faut obtenir des dispenses de noviciat pour madame d'Albémar, et lui faire prononcer ses voeux tout de suite ; rien de plus facile et rien de plus sûr que ce moyen : j'ai déjà parlé au nonce du pape en Espagne ; il a écrit en Italie, l'on ne vous refusera point ce que vous demanderez ; envoyez un courrier à Rome, donnez les prétextes ordinaires en pareils cas, et quand vous aurez obtenu la dispense, offrez, comme vous l'avez déjà fait, à madame d'Albémar, le choix de prononcer ses voeux, ou de sortir de votre maison ; elle n'hésitera pas, et nous n'aurons plus d'inquiétude, quoi qu'il puisse arriver.

Nous ne pouvons nous reprocher en aucune manière d'abréger le noviciat de madame d'Albémar ; elle a manifesté son intention de se faire religieuse, elle a vingt-deux ans, elle est veuve, personne n'est plus en état qu'elle de se décider, et ce n'est pas la différence de quelques mois qui rendra ses voeux moins libres et moins légitimes ; mais de quelle importance n'est-il pas pour nous, de ne pas nous exposer à attendre les couches de Matilde ? Si elle meurt, madame d'Albémar vous quitte ; vous perdez ainsi pour jamais une société qui vous est devenue nécessaire ; et moi, j'aurai pour belle-fille un caractère inconsidéré, une tête imprudente, qui mettra le trouble dans ma famille.

Je suis vieille, assez malade, je veux mourir en paix, et rappeler près de moi mon fils ; soit que Matilde vive ou qu'elle meure, Léonce m'aimera toujours par-dessus tout, s'il n'est pas lié à une femme dont il soit amoureux, et qui absorbe entièrement toutes ses affections ; mon esprit, au moins à présent, lui est nécessaire : s'il a une femme qui ait aussi de l'esprit, et de plus, de la jeunesse et de la beauté, que serai-je pour lui ? Vous m'avez avoué, ma soeur, que vous vous préfériez aux autres : moi, si je suis personnelle, c'est dans le sentiment que je le suis ; je donnerois ma vie avec joie pour le bonheur de mon fils ; mais je ne voudrois pas qu'une autre que moi fit ce bonheur, et je me sens de la haine pour une personne qu'il aime mieux que moi.

Vous voyez, chère soeur, avec quelle franchise je vous parle ; mais songez surtout combien il est essentiel de ne pas perdre un moment, pour nous préserver des chagrins qui nous menacent.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXIX.

LETTRE XXIX.

Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 20 juin.

Tout est dit, le temps sur lequel je comptais nous est arraché. Les voeux éternels sont prononcés ! Ah ! nous avons été entraînées par je ne sais quelle puissance inexplicable, et maintenant qu'il faut que je vous rende compte de ces malheureux jours, leur souvenir se perd dans le trouble qui nous a peut-être empêchées de faire usage de notre raison.

Depuis près de trois mois, que madame d'Albémar étoit novice, madame de Ternan avoit cherché tous les moyens de prendre de l'ascendant sur elle ; ce n'étoit point par de l'art ou de la fausseté qu'elle y étoit parvenue ; il faut rendre à madame de Ternan la justice qu'elle a beaucoup de vérité dans le caractère, mais tant d'humeur et de personnalité, qu'il faut, ou se brouiller avec elle, ou céder à ses volontés. Combien, dans la plupart des associations de la vie, n'y a-t-il pas d'exemples de l'empire de l'humeur et de l'exigeance, sur la douceur et la raison : dès qu'un lien est formé de manière qu'on ne puisse plus le rompre sans de graves inconvéniens, c'est le plus personnel des deux qui dispose de l'autre.

Je me croyois sûre cependant que nous avions encore plusieurs mois devant nous ; je comptois sur votre arrivée, que vous aviez annoncée ; je me flattois que pendant ce temps il surviendroit des incidens qui délivreroient madame d'Albémar sans la compromettre : lorsqu'il y a trois jours, je vins la voir à son couvent, je la trouvai beaucoup plus triste qu'elle ne l'avoit été jusqu'alors ; interrogée par moi, elle me dit que madame de Ternan avoit obtenu à Rome des dispenses de noviciat, et qu'elle vouloit l'obliger à prononcer ses voeux dans trois jours : indignée de cette résolution, j'en demandai les motifs.

-Elle ne me les a pas fait connoître, répondit madame d'Albémar, elle s'est retranchée dans la phrase ordinaire dont elle se sert, quand elle a de l'humeur contre moi ; elle m'a dit que si je ne voulois pas suivre ses conseils, elle rendrait publique la lettre du commandant de Zell, et se conformeroit à la délibération des soeurs qui, en conséquence de cette lettre, avoient décidé qu'elles ne me garderoient pas dans leur couvent. J'ai cependant persisté dans mon refus d'abréger mon noviciat, continua Delphine ; mais cette affreuse menace me remplit de terreur.-J'essayai alors de rassurer madame d'Albémar, et je me déterminai à parler à madame de Ternan, malgré l'éloignement qu'elle m'inspire : je lui fis demander de la voir ; elle me fit dire capricieusement de revenir le lendemain.

En arrivant, je lui expliquai l'objet de ma visite ; elle me dit, avec une franchise d'égoïsme tout-à-fait originale, qu'elle avoit des raisons de craindre que si le noviciat de Delphine duroit un an, les circonstances ou ses amis ne la fissent renoncer au projet de se faire religieuse, et qu'elle ne vouloit pas s'exposer à perdre la société d'une personne qui lui plaisoit extrêmement. Je voulus lui parler alors du plaisir d'être généreuse envers ses amis, de se sacrifier pour eux ; elle me répondit honnêtement, mais comme s'il falloit de la politesse pour ne pas se moquer de ce qu'elle appeloit ma mauvaise tête ; et non-seulement elle n'étoit pas ébranlée par tout ce que je pouvois lui dire, mais elle n'avoit pas l'air de croire qu'on pût hésiter sur ce que je proposois, et répétoit sans cesse :-Comment peut-on me demander de ne pas employer tous mes moyens pour faire réussir une chose que je souhaite ? c'est vraiment de la folie.

-Je retournai ensuite vers Delphine, et je voulus l'engager à sortir de l'abbaye, à braver ce qu'on pourroit dire, en venant s'établir chez, moi ; mais je vis avec douleur qu'elle n'en avoit pas la force.

-Autrefois, me dit-elle, je ne craignois pas du tout l'opinion, et je ne consultois jamais que le propre témoignage de ma conscience ; mais depuis que le monde a trouvé l'art de me faire mal dans mes affections les plus intimes, depuis que j'ai vu qu'il n'y avoit pas d'asile contre la calomnie, même dans le coeur de ce qu'on aime, j'ai peur des hommes, et je tremble devant leur injustice, presque autant que devant mes remords ; enfin, j'ai tant souffert, que je n'ai plus qu'un vif désir, celui d'éviter de nouvelles peines.-C'est ainsi, mademoiselle, que me trouvant entre l'inflexible personnalité de madame de Ternan, et l'effroi que causoit à Delphine la seule idée d'un éclat déshonorant, tous mes efforts auprès de l'une et l'autre étoient inutiles.

Cependant je me flattois, avec raison, d'avoir plus d'ascendant sur Delphine ; elle redoutoit les voeux précipités qu'on exigeoit d'elle, et souhaitoit extrêmement de pouvoir y échapper : j'étois avec elle, et nous cherchions ensemble s'il existoit un moyen d'ébranler la résolution de madame de Ternan, lorsqu'elle entra dans la chambre avec un air d'indignation qui me fit battre le coeur.-Voilà, madame, dit-elle à Delphine, la lettre que vous m'attirez ; c'en est trop, il faut pourtant que vous cessiez de porter le trouble dans cette maison.-Je lus à Delphine tremblante la lettre que madame de Ternan consentit à me donner ; elle contenoit des menaces insensées et offensantes, que M. de Valorbe écrivoit à madame de Ternan ; il lui déclaroit qu'il avoit appris qu'elle vouloit forcer madame d'Albémar à se faire religieuse, et que, dans peu de jours, espérant obtenir sa liberté du gouvernement autrichien, il viendroit réclamer lui-même madame d'Albémar, et accuser publiquement quiconque voudroit la retenir : il ajoutoit à ces menaces, déjà très-blessantes, quelques mots qui indiquoient le peu de dévotion de madame de Ternan, et les motifs de vanité qui lui avoient fait haïr le monde.

Après une telle lettre, il n'étoit plus possible d'espérer que madame de Ternan fléchît jamais sur la volonté qu'elle avoit exprimée ; le malheureux Valorbe n'avoit certainement dans cette circonstance que le désir d'être utile à madame d'Albémar, et pour la seconde fois il la perdoit.

Madame de Ternan étoit irritée à un degré excessif ; c'est une personne qu'on ne peut plus ramener, quand une fois son amour-propre est offensé. Madame d'Albémar voulut dire quelques mots sur ce qu'il seroit injuste de la rendre responsable du caractère de M. de Valorbe, elle qui en avoit été si cruellement victime.-Que vous soyez innocente ou non, madame, de son insolente folie, répondit madame de Ternan, il n'en est pas moins vrai qu'il veut vous enlever d'ici, quand il aura recouvré sa liberté. Pour prévenir cette scène scandaleuse, il ne reste que deux partis à prendre ; ou vous ferez perdre toute espérance à M. de Valorbe, en vous fixant dans cette maison pour toujours, ou vous voudrez bien en sortir ; et comme il ne faut pas que M. de Valorbe puisse se flatter que ces menaces m'ont fait peur, je ferai connoître la délibération de nos soeurs et ses motifs.-J'espérai un moment que le ton impérieux de madame de Ternan avoit révolté Delphine, et qu'elle alloit tout braver pour lui résister, car elle lui répondit, avec beaucoup de dignité :-Vous abusez trop, madame, de mon malheur, et vous comptez trop peu sur mon courage.

-Dans ce moment on apporta une lettre de vous ; pardonnez-moi, mademoiselle, la peine que je vais vous causer ; ne vous accusez pas cependant, car je suis sûre que cette lettre n'a rien changé à l'événement, il étoit inévitable. Madame de Ternan prit, avec sa hauteur accoutumée, votre lettre adressée à madame d'Albémar, et dit à Delphine :-Tant que vous êtes novice dans ma maison, madame, j'ai le droit de lire vos lettres : la voici, continua-t-elle, après l'avoir parcourue ; on y parle seulement de mon neveu et de l'heureux accouchement de sa femme.

-Delphine tressaillit au nom de Léonce, et la main qu'elle tendit pour recevoir la lettre trembloit extrêmement.

Vous savez que vous lui mandiez que Matilde étoit accouchée d'un fils, et que sans doute elle se portoit bien, puisqu'elle étoit décidée à nourrir son enfant ; vous ajoutiez que Léonce paroissoit sentir vivement le bonheur d'être père.

Delphine baissa son voile, pour lire cette lettre, afin de cacher son trouble ; je lui demandai de la voir, et comme elle me la donnoit, sa main souleva par hasard ce voile, et nous vîmes baigné de pleurs ce visage céleste, que toutes les impressions de l'âme, même les plus douloureuses, embellissent encore. Elle rougit extrêmement, quand elle s'aperçut que son émotion, dans une pareille circonstance, et pour un semblable sujet, avoit été connue ; et c'est alors qu'avec l'accent le plus sombre, et l'expression de découragement la plus déchirante, elle dit :-C'est assez résister, c'est assez combattre pour une existence infortunée, contre tous les événemens et tous les caractères ; mes amis, le monde et mon propre coeur sont lassés de moi, c'est assez ; demain, madame, continua-t-elle en s'adressant à madame de Ternan, demain, à pareille heure, je me lierai par les sermens que vous me demandez. Que personne n'en soit témoin, je vous en conjure ; ma disposition ne me rend pas digne de l'appareil qui donneroit à cette cérémonie un caractère imposant ; séparez-moi du passé, de l'avenir, de la vie ; c'est tout ce que je veux, c'est tout ce que je puis.-Madame de Ternan embrassa Delphine avec une sorte de triomphe qui me fit bien mal ; ce qui lui causoit le plus de plaisir encore dans la résolution de Delphine, c'étoit d'être parvenue à se faire obéir.

Elle me demanda de la laisser seule avec madame d'Albémar tout le jour, pour la préparer au lendemain ; il fallut m'éloigner.

Delphine, profondément absorbée, ne remarqua point mon départ.

Le lendemain, j'arrivai de bonne heure au couvent ; les religieuses entouroient Delphine, et lui demandoient si elle sentoit la grâce descendre dans son coeur ; elle ne répondoit rien, pour ne pas les scandaliser ni les tromper ; mais elle m'a dit depuis, que dans aucun temps de sa vie, elle n'avoit éprouvé des sentimens moins conformes à la situation où elle se trouvoit ; car rien ne lui paroissoit plus contraire à l'idée qu'elle a toujours nourrie de la véritable piété, que ces institutions exagérées qui font de la souffrance le culte d'un Dieu de bonté. Les cérémonies de deuil dont on l'entouroit ne produisirent aucune impression ; une fois, m'a-t-elle dit, elle avoit été profondément touchée d'une semblable cérémonie, mais son âme étoit maintenant si fort occupée, qu'aucun objet extérieur ne frappoit même son imagination.

L'abbesse arriva ; elle avoit mis du soin dans l'arrangement de son costume, elle avoit l'air plus jeune, et sans doute elle rappeloit davantage Léonce ; car Delphine, s'approchant de moi, me dit :-Considérez madame de Ternan, c'est la ressemblance de Léonce que je vois, c'est elle qui marche devant moi, puis-je me tromper en la suivant ? N'y a-t-il pas quelque chose de surnaturel dans cette ombre de lui qui me conduit à l'autel ? O mon Dieu ! continua-t-elle à voix basse, ce n'est pas à vous que je me sacrifie, ce n'est pas vous qui exigez l'engagement insensé que je vais prendre ; c'est l'amour qui m'entraîne, c'est l'injustice des hommes qui m'y condamne ; pardonnez si l'on me force à prononcer votre nom, je ne cherche ici qu'un asile ; c'est dans mon coeur qu'est votre culte.

Toutes ces vaines démonstrations, toutes ces folles promesses, je vous en demande le pardon, loin d'en espérer la récompense.

-Je ne puis vous peindre, mademoiselle, ce qu'il y avoit d'effrayant dans ce discours, et dans l'expression de douleur qu'on voyoit alors sur le visage de Delphine ; si elle s'étoit faite religieuse avec les sentimens de cet état, j'aurois versé plus de larmes, mais j'aurois moins souffert ; il me sembloit que je la voyois marcher à la mort, sans réflexion, sans terreur, avec cet égarement qui a quelquefois le caractère de l'insouciance, mais qui ne vient cependant que de l'excès même du désespoir.

Les religieuses accompagnèrent Delphine sans ordre, sans recueillement ; elles avoient, sans s'en rendre compte, une idée confuse du motif de tout ce qui se passoit. Delphine étoit plus belle que je ne l'ai vue de ma vie ; mais ces charmes ne venoient point de l'abattement ni de la pâleur qui la rendoient si intéressante depuis quelque temps ; elle avoit, au contraire, une expression animée, qui tenoit, je crois, à de la fièvre ; elle ne leva pas même une seule fois les yeux vers le ciel, comme si elle eût craint de l'attester dans une pareille circonstance.

Madame de Ternan remplissoit les devoirs de sa place avec décence, mais sans que rien en elle pût émouvoir le coeur par des sentimens religieux ; un prêtre d'un talent médiocre fit un discours que personne n'écouta fort attentivement : cependant lorsqu'à la fin, suivant l'usage, il interpella formellement la novice, pour lui recommander de ne point embrasser l'état de religieuse par des motifs humains, Delphine tressaillit, et, laissant tomber sa tête sur ses deux mains, elle fut absorbée dans une méditation si profonde, qu'aucun des objets qui l'entouroient ne paroissoit attirer son attention ; elle devoit, dans un moment convenu, s'avancer au milieu du choeur ; et, comme elle n'avoit pas l'air de penser à quitter sa place, j'eus un moment l'espoir qu'elle alloit refuser de prononcer ses voeux, mais cet espoir dura peu.

L'abbesse commença la première à chanter, ainsi que cela est ordonné dans ces cérémonies, un psaume très-solennel, dont les paroles sont :

Souviens-toi qu'il faut mourir.

[Mémento mori.]

La voix de madame de Ternan est belle et jeune encore : je reconnus dans sa manière de prononcer cet accent espagnol dont madame d'Albémar m'avoit souvent parlé, et je compris d'abord, à l'extrême émotion de Delphine, que tout lui rappeloit Léonce ; enfin elle se leva, et se dit à elle-même, assez haut cependant pour que je l'entendisse :-Eh bien ! puisque le ciel se sert de cette voix pour m'ordonner de mourir, il n'y faut pas résister. Léonce, Léonce ! répéta-t-elle encore en se jetant à genoux, reçois mon sacrifice !-Sa beauté, en ce moment, étoit enchanteresse, et je pensois, avec un mélange d'étonnement et de terreur, à cet amour tout-puissant, à cet homme inconnu, mais sans doute extraordinaire, puisque son souvenir occupoit entièrement cette charmante créature, qui s'immoloit à sa tendresse pour lui.

Pendant le reste de la cérémonie, Delphine montra assez de force ; et ce qui acheva de me confondre, c'est que, rentrée chez elle avec moi, lorsque tout fut terminé, elle ne paroissoit pas se ressouvenir qu'elle eût changé d'état : elle ne disoit plus rien qui eût aucun rapport avec ce qui venoit de se passer, et s'occupoit seulement de la lettre qu'elle vouloit écrire à M. de Valorbe, en lui apprenant la résolution qu'elle venoit d'accomplir, et le priant d'accepter une partie de sa fortune. Je ne combattis point cette généreuse pensée ; madame d'Albémar ne peut se soutenir dans sa situation que par l'enthousiasme ; tant qu'il lui restera quelque action noble à faire, elle ne sentira pas tout ce que son état a de cruel.

Elle a pris de grandes précautions pour qu'on ne sache point son nom, afin que de long-temps Léonce ne puisse découvrir ce qu'elle est devenue, ni les motifs qui l'ont forcée à se faire religieuse ; elle craindroit qu'il ne s'en vengeât sur M. de Valorbe. Enfin, je l'ai vue, pendant les deux heures que j'ai passées avec elle, constamment occupée des autres, et, dans l'éclat de la jeunesse et de la beauté, parlant d'elle-même comme si elle eût déjà cessé d'exister.

Maintenant, hélas ! mademoiselle, en écrivant à votre amie, songez que son malheur est sans ressource, encouragez-la à le supporter ; vous avez de l'empire sur elle, faites-en l'usage que la nécessité commande. Ne me haïssez pas de n'avoir pu sauver Delphine ! j'ai assez souffert pour que vous ne puissiez pas douter des sentimens dont je suis pénétrée.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXX.

LETTRE XXX.

M. de Valorbe à madame d'Albémar.

Zell, ce 24 juin.

Vous avez eu tort de vous faire religieuse, vous avez craint d'être déshonorée par les heures passées à Zell, et vous n'avez pas daigné penser que je vous justifierois avant de mourir ; en mourant, je ferai connoître la vérité ; elle parviendra à Montalte, qui est maintenant en Languedoc ; je lui permettrai d'en instruire Léonce, une fois, dans quelque temps, quand mes cendres seront assez refroidies, pour que votre triomphe ne les insulte pas ; vous serez alors bien affligée de vous être séparée pour jamais du monde ; mais pourquoi n'avez-vous pas compté sur ma mort ? Je vous l'avois promise, il falloit m'en croire.

Si quelqu'un avoit voulu m'aimer, je sens que je me serois adouci, je serois redevenu digne de ce qu'on auroit fait pour moi ; mais à qui importoit-il que je vécusse ?

Savez-vous ce qu'il y a d'horrible dans ma situation ? Ce n'est pas de terminer une vie que la ruine, les souffrances, le déshonneur me rendent odieuse ; mais c'est de n'avoir pas au fond du coeur un seul sentiment doux, de ne pouvoir verser des pleurs sur mon sort, d'être dur pour moi, comme l'a été le reste des hommes ; de me haïr, de repousser l'instinct de la nature, par une sorte de férocité qui m'inspire la dérision de mes propres douleurs. Oui, les hommes m'ont enfin mis de leur parti, je me traite comme ils m'ont traité ; et si c'est un crime de repousser tous les secours qui pourroient conserver la vie, je le commets, ce crime, avec le sang-froid barbare qui feroit immoler un ennemi long-temps détesté.

Delphine, vous que j'aimois, vous qui pouviez tirer encore des larmes de ce coeur desséché, vous avez mieux aimé nous tuer tous les deux, que de réunir nos malheureuses destinées.

Écoutez-moi, je vous ai pardonné, vous valiez encore mieux que le reste de la terre ; votre réputation sera complètement rétablie, elle le sera par moi ; Léonce ne pourra pas former contre vous le moindre soupçon. Malheureux que je suis ! il y aura encore de l'amour après moi, il y aura des coeurs qui seront heureux... Qu'ai-je dit, hélas ! pauvre Delphine, ce ne sera pas vous qui jouirez de la vie. Je vous le répète encore, pourquoi vous êtes-vous faite religieuse ? C'étoit moi que vous vouliez fuir, et vous préfériez le tombeau à notre hymen. Mais ne pouviez-vous pas attendre quelques momens, quelques jours ? je n'en demandois pas plus pour achever de vivre. Oh ! que je souffre ! mourir est plus douloureux encore que je ne croyois.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXI.

LETTRE XXXI.

Madame de Cerlebe à mademoiselle d'Albémar.

Zurich, ce 28 juin 1792.

L'infortuné Valorbe n'est plus ; en mourant, il a écrit à madame d'Albémar qu'il la justifieroit dans l'opinion ; ainsi, huit jours après avoir prononcé ses voeux, elle apprend que le sacrifice affreux qu'elle a fait est devenu inutile.

La mort de M. de Valorbe a été terrible. En recevant la lettre de madame d'Albémar, qui lui apprenoit qu'elle avoit prononcé ses voeux, il est tombé dans un accès de désespoir tel, qu'il a déchiré lui-même ses blessures déjà rouvertes, et, pendant trois jours, il a refusé tous les secours qu'on vouloit lui donner pour le sauver ; mais, par une inconséquence déplorable, quand il n'y avoit plus de ressource, il a vivement désiré qu'on pût en trouver. Violent et foible jusqu'au dernier moment, il a regretté la vie, quand sa volonté avoit appelé la mort ; irrité par ses douleurs, irrité par la résistance que la nature opposoit à ses désirs, il a éprouvé comme une sorte de rage de mourir, après avoir maudit l'existence, tant qu'il étoit en son pouvoir de la conserver. Plusieurs fois, en expirant, il a nommé madame d'Albémar, et l'a accusée de son sort.

Madame de Ternan, qui ne ménage jamais les autres, a remis à Delphine une lettre de Zell, qui contenoit tous ces détails ; et quand je suis arrivée à l'abbaye, madame d'Albémar savoit tout, et, se jetant dans mes bras, elle m'a dit :-Jusqu'à ce jour, je n'avois fait de mal qu'à moi, et maintenant je suis coupable de la mort d'un homme, d'un homme qui avoit conservé la vie à mon bienfaiteur ! Oh ! que j'ai pitié de lui ; oh ! que je voudrois, aux dépens de ma vie, l'avoir sauvé ! Il vivroit, s'il ne m'eût pas connue ! malheureuse, pourquoi suis-je née !

-J'ai dit à Delphine tout ce qui pouvoit lui persuader qu'elle ne devoit point se reprocher la mort de M. de Valorbe.-Je sais bien, me répondit-elle, que je ne suis pas méchante, mais j'ai d'autres défauts qui causent autant de malheurs autour de moi, l'imprudence, l'entraînement, les sentimens irréfléchis et passionnés. Je n'ai pas su guider ma vie, et j'ai précipité les autres avec moi.-Je vous en conjure, lui dis-je, ne considérez pas les malheurs que vous éprouvez comme le résultat de vos erreurs et de vos fautes. Les résolutions que vous avez prises appartenoient à des sentimens tout-à-fait involontaires. Il y a de la fatalité, en nous comme hors de nous, et il ne faut pas plus se révolter contre soi, que contre les autres.-Ah ! reprit Delphine, tout pouvoit encore se supporter ; mais la mort ! l'irréparable mort !-

J'essayai de lui parler du soin que M. de Valorbe avoit pris de la justifier dans l'esprit de Léonce.-Le malheureux, s'écria-t-elle, c'est un trait de bonté qui doit l'absoudre de tout, il m'a justifiée !

Voilà donc, dit-elle en s'arrêtant subitement comme si une pensée tout-à-fait imprévue se fût emparée d'elle, voilà déjà la moitié de la prédiction de ma soeur qui s'est accomplie ! ne m'a-t-elle pas dit que la vérité seroit connue sur mon voyage à Zell ? elle le sera. Ne m'a-t-elle pas dit aussi que peut-être un jour Léonce seroit libre ?

Oh ! d'où vient que cette idée, la plus invraisemblable de toutes, m'est revenue dans cet instant ? c'est parce que mon sort est maintenant irrévocable, que je crois aux événemens qui me paroissoient impossibles il y a quelque temps : funeste imagination ! S'écria-t-elle, ah Dieu !-Et elle resta plongée dans le plus profond silence.

Madame d'Albémar n'est pas encore en état de vous écrire, mademoiselle, elle m'a demandé de m'en charger ; c'est toujours à vous qu'elle pense au milieu de ses plus grandes peines.

Ah ! Mademoiselle, venez, venez ici. Votre présence est le seul bien qui puisse consoler cette jeune infortunée, privée de tout autre espoir pour le cours de sa longue vie.

H. DE CERLEBE.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XXXII.

LETTRE XXXII.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 30 juin 1792.

Madame de Mondoville est tombée tout à coup très-malade, mademoiselle ; elle s'obstine à vouloir nourrir son enfant, dans cet état, et si l'on n'obtient pas d'elle d'y renoncer, sa mort est certaine. Je vous donnerai de ses nouvelles exactement ; mon mari ne quitte pas M. de Mondoville. Ne mandez pas à madame d'Albémar la situation de Matilde ; il faut lui épargner des impressions trop mêlées, trop diverses, pour ne pas agiter vivement son coeur. Soyez sûre que je ne passerai pas un jour sans vous informer de la santé de madame de Mondoville. Nous nous entendons sans nous exprimer. Adieu, mademoiselle.

ÉLISE DE LEBENSEI.

DELPHINE - Madame de STAËL > SIXIÈME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

SIXIÈME PARTIE. LETTRE PREMIÈRE.

Delphine, à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 1er juillet 1792.

Mon amie, j'ai causé la mort d'un homme ! c'est en vain que je cherche dans ma pensée des excuses, des explications ; je n'ai pas eu des intentions coupables, mais sans doute je n'ai pas su ménager le caractère de M. de Valorbe ; je n'aurois pas dû lui donner un asile dans ma propre maison : un bon sentiment m'y portoit ; mais la destinée des femmes leur permet-elle de se livrer à tout ce qui est bien en soi ? Ne falloit-il pas calculer les suites d'une action même honnête, et trouver une manière plus sage de concilier la bonté du coeur avec les devoirs imposés par la société ? Si je n'avois pas des reproches à me faire, serois-je si malheureuse ? on ne souffre jamais à ce point sans avoir commis de grandes fautes.

Je repasse sans cesse dans ma pensée ce que j'aurois pu écrire à M. de Valorbe, qui eût adouci son désespoir, quand je lui annonçai mon nouvel état : il me semble que la crainte fugitive de ce qui vient d'arriver a traversé mon esprit, et que je ne m'y suis pas assez arrêtée. Je cherche à me rappeler le moment où cette crainte m'est venue, le degré d'attention que j'y ai donné, les pensées qui m'en ont détournée. Je m'efforce de suivre en arrière les plus légères traces de mes réflexions, pour m'accuser ou m'absoudre. Je me reproche enfin de ne pas accorder à la mémoire de M. de Valorbe les sentimens qu'il demandoit de moi, de ne pas regretter assez celui qui est mort pour m'avoir aimée ; je n'ose me livrer à m'occuper de Léonce : il me semble que M. de Valorbe me poursuit de ses plaintes, il n'y a plus de solitude pour moi, les morts sont partout.

Vous le savez, autrefois, quand j'étois près de vous, je me plaisois dans la vie contemplative ; le bruit du vent et des vagues de la mer, qu'on entendoit souvent dans notre demeure, me faisoit éprouver les sensations les plus douces ; je rêvois l'avenir, en écoutant ces bruits harmonieux, et, confondant les espérances de la jeunesse avec celles d'un autre monde, je me perdois délicieusement dans toutes les chances de bonheur que m'offroit le temps, sous mille formes différentes. Cet été même, quand je n'avois plus à attendre que des peines, vingt fois, au milieu de la nuit, me promenant dans le jardin de l'abbaye, je regardois les Alpes et le ciel, je me retraçois les écrits sublimes qui, dès mon enfance, ont consacré ma vie au culte de tout ce qui est grand et bon : les chants d'Ossian, les hymnes de Thompson à la nature et à son Créateur, toute cette poésie de l'âme qui lui fait pressentir un secret, un mystère, un avenir, dans le silence du ciel et dans la beauté de la terre ; le merveilleux de l'imagination, enfin, m'élevoit quelquefois dans la solitude au-dessus de la douleur même ; je me rappelois alors la destinée de tout ce qui a été distingué dans le monde, et je n'y voyois que des malheurs. Amour, vertu, génie, tout ce qui a honoré l'homme, l'homme l'a persécuté. Pourquoi donc, me disois-je, serois-je révoltée de mon sort ? quand j'ai osé sentir, penser, aimer, ne me suis-je pas condamnée à souffrir ! Et je levois des regards plus fiers vers ces astres, qui ont recueilli toutes les idées, toutes les affections que les vulgaires habitans de ce monde ont repoussées. Cette disposition de mon coeur m'étoit assez douce, elle m'aidoit à supporter le nouvel état que j'ai embrassé ; mais depuis la mort de M. de Valorbe, je ne sais quelle inquiétude, quel sentiment amer ne me permet plus d'être bien quand je suis seule.

Il faut que j'essaie d'une vie plus utilement employée, et que je fasse servir mon existence au bien des autres, pour parvenir à la supporter moi-même.

Les plaisirs d'une bienfaisance continuelle, l'espoir de perfectionner mon âme, en soulageant l'infortune, me ranimeront peut-être : les heures oisives que l'on passe ici me deviennent trop pénibles ; la rêverie me consume, au lieu de me calmer ; je ne puis échapper à moi, qu'en m'occupant sans cesse à secourir les souffrances de l'humanité ; écoutez mon projet, ma soeur, et secondez-le.

La société de madame de Ternan me devient chaque jour moins agréable ; je ne lui plais plus, depuis que les malheurs que j'ai éprouvés me rendent incapable de chercher à la distraire ; elle a un fond de tristesse sans sujet, qui lui fait détester dans les autres les peines qui ont une cause réelle ; et jamais personne n'a été moins propre à consoler, car elle n'observe jamais que ce qui la regarde personnellement ; on diroit qu'elle ne croit à rien qu'à ce qu'elle éprouve, et que tout ce qui l'environne lui paroît devoir être une modification d'elle-même. Je voudrois quitter cette femme qui m'a fait tant de mal, et me réunir à quelque association religieuse, mais consacrée à la bienfaisance. Je n'ai pas la moindre vocation pour le genre de vie qu'on mène ici ; les pratiques continuelles et minutieuses que l'on m'impose sont, avec ma manière de voir, une sorte d'hypocrisie qui révolte mon caractère. Je ne veux pas cependant, comme madame de Ternan, m'affranchir presque entièrement des exercices religieux qu'on exige de nous ; je craindrois d'affliger, par mon exemple, mes compagnes qui s'y soumettent, mais je voudrois remplir quelques devoirs qui fussent analogues aux idées que j'ai sur la vertu.

Hier, un religieux du mont Saint-Bernard est venu dans notre couvent ; je lui trouvois une expression de calme et de sensibilité que n'ont point nos religieuses.

Je me promenai quelque temps avec lui ; il me raconta par hasard, et sans y attacher lui-même autant d'importance que moi, un trait qui pénétra mon coeur. Un vieillard de son ordre, accablé d'infirmités, et retiré dans l'hospice des malades, apprit cet hiver qu'un voyageur, tombé dans les neiges à peu de distance de son couvent, étoit près de mourir ; il se trouvoit seul alors, tous ses frères étant absens pour rendre d'autres services ; il n'hésita pas, il partit, et trouva le malheureux voyageur expirant au milieu des neiges ; il n'étoit plus possible de le transporter, il entendoit avec difficulté ce qu'on lui disoit ; le vieillard se mit à genoux près de lui, sur les glaces qui l'environnoient, il se pencha vers son oreille, et tâcha de lui faire comprendre les paroles qui donnent encore de l'espérance au dernier terme de la vie ; il resta près d'une heure dans cette situation, recevant sur sa tête blanchie et sur son corps infirme la pluie et les frimas, qui sont mortels au sommet des Alpes pour la jeunesse elle-même. Le vieillard élevoit la voix ou l'adoucissoit, suivant l'expression du visage de son infortuné malade ; il faisoit pénétrer des consolations à travers les souffrances de l'agonie, et suivoit l'âme enfin jusqu'à son dernier souffle, pour apaiser les peines morales, quand la nature physique se déchiroit et s'anéantissoit. Peu de jours après, ce bon vieillard mourut du froid qu'il avoit souffert. Celui qui me racontoit ce généreux dévouement, s'étonnoit de mon émotion.

-Croyez-moi, ma chère soeur, me dit-il, on est heureux de consacrer sa vie et sa mort au bien des autres ; que signifieroient nos engagemens, nos sacrifices, s'ils n'avoient pas pour but de secourir les misérables ? La prière est un doux moment, mais c'est quand on a fait beaucoup de bien aux hommes, que l'on jouit de s'en entretenir avec Dieu ; la piété se renouvelle par la vertu, les exercices religieux sont la récompense et non le but de notre vie.

Nous mettons de bonnes actions faites sur la terre entre le ciel et nous ; c'est alors seulement que la protection divine se fait sentir au fond de notre coeur.-Voilà, ma chère Louise, ce qui peut être utile dans l'état religieux ; voilà le genre de vie que je veux adopter, que je veux suivre.

Hélas ! si l'infortuné Valorbe m'avoit justifiée pendant sa vie, comme il l'a fait à sa mort, je serois libre encore ; mais pourquoi regretter les voeux que j'ai faits ? ils m'ont été arrachés dans un moment de délire, ils n'avoient pour objet que d'échapper au plus grand des malheurs ; mais ces voeux me lieront plus fortement encore à l'accomplissement de tous les devoirs de la morale ; et si je puis consacrer toutes les heures de ma journée à des actes d'humanité, j'espère que je reprendrai du calme. Non, mon amie, je le sens, je n'ai pas mérité de souffrir toujours ; et si je conforme ma vie à la plus parfaite vertu, la paix de l'âme doit m'être un jour rendue.

Existe-t-il encore, ma chère Louise, dans le Languedoc ou la Provence, quelques établissemens de charité tels que je les désire ? je pourrois peut-être obtenir de mes supérieurs la permission de m'y retirer, et je finirois près de vous ma vie qui ne peut être longue. Ma soeur, dites-moi que vous désirez me revoir ; je n'en doute pas, mais il me sera doux de me l'entendre répéter.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE II.

LETTRE II.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De l'abbaye du Paradis, ce 15 juillet 1792.

-Ne quittez pas le lieu où vous êtes, la retraite inconnue où vous vivez ; ne venez pas près de moi à présent ; au nom du ciel, n'y venez pas !-Voilà ce que vous m'écrivez ! Est-ce vous que mon malheur a lassée ? est-ce vous qui, fatiguée de mes égaremens, ne voulez plus me tendre une main protectrice ? Écoutez, Louise, j'ai perdu successivement toutes mes illusions, toutes mes espérances ; mais si vous n'êtes pas ce qu'il y a de plus noble et de meilleur au monde, j'ignore ce que je suis moi-même ; je ne puis plus rien juger, rien aimer ; le ciel et la terre sont confondus à mes yeux ; je ne sais où poser mes pas, et je demande à la nature ce qu'elle veut faire de moi, quand elle m'ôte le seul appui sur lequel je reposois encore mon âme.

Mais non, j'en suis sûre, vous m'expliquerez le mystère qui règne dans votre lettre : le sort renferme mille événemens extraordinaires, toutefois il en est un impossible, c'est que la bonté se démente, c'est que l'amitié sincère se détache par le malheur, c'est que vous ne soyez pas une amie parfaitement bonne et généreuse ! Réveillez-vous, Louise, réveillez-vous ! un motif qui m'est inconnu vous a dicté votre incroyable refus ; mais quel qu'il soit, ce motif, il ne doit rien valoir.

Peut-être croyez-vous qu'il est plus convenable pour moi de rester ici, que je ferois mieux de ne pas aller en France ; ah ! ne me déchirez pas le coeur, pour ce que vous croyez mon bien ; la douleur que vous m'avez causée est au-dessus de toutes celles que vous voudriez m'épargner ; les chances de l'avenir sont incertaines, et la douleur présente est le véritable mal.

Plus je relis votre lettre, plus je me persuade que ce n'est point un sentiment froid, raisonnable, calculé, qui vous l'a dictée ; il y règne un trouble, une obscurité, une contradiction qui me font craindre pour vous, pour moi, quelque grand malheur que vous redoutez, que vous me cachez. Léonce est-il malade ? est-il menacé de quelque péril ?

Vous dirai-je que de malheureuses superstitions se sont emparées de moi, depuis que votre lettre a frappé mon esprit de terreur. Le dernier mot que M. de Valorbe a écrit en mourant, c'étoit pour exprimer son désir d'être enseveli dans notre église ; nos religieuses s'y refusoient d'abord, parce que l'on avoit répandu le bruit qu'il s'étoit tué ; mais j'ai mis tant de chaleur dans ma demande, que je l'ai enfin obtenue ; j'attachois un grand prix à rendre à cet infortuné ce dernier hommage. Hier au soir, je voulus aller visiter son tombeau ; votre lettre m'avoit inspiré plus de désir encore d'apaiser ses mânes.

Je craignois pour Léonce ; j'avois besoin d'implorer toutes les protections invisibles que les infortunés appellent sans cesse, dans leurs impuissantes douleurs. J'arrive près du tombeau de M. de Valorbe, je frémis du profond silence qui m'environnoit, près d'un coeur si passionné, près d'un homme que la violence de ses sentimens avoit fait mourir. Je me mis à genoux, et je me penchai sur la pierre qui couvroit sa cendre. J'y versai long-temps des pleurs de pitié, de regret et de crainte. Quand je me relevai, mon premier mouvement fut de tirer de mon sein le portrait de Léonce, que j'y ai toujours conservé ; je voulus justifier auprès de lui la pitié que m'inspiroit M. de Valorbe ; mais je trouvai le portrait entièrement méconnoissable ; le marbre du tombeau de M. de Valorbe, sur lequel je m'étois courbée, l'avoit brisé sur mon coeur !

Plaignez-moi ; cette circonstance si simple me parut un présage ; il me sembla que du sein des morts, M. de Valorbe se vengeoit de son rival, et qu'un jour Léonce devoit périr dans mes bras. Ce jour approche-t-il ? le savez-vous ? voulez-vous me le cacher ? Ah ! cessez de vous montrer insensible à mon sort ! je ne puis le croire, je ne puis soupçonner votre coeur ; et toutes les chimères les plus cruelles s'offrent à moi, pour expliquer ce que je ne saurais comprendre.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE III.

LETTRE III.

Madame de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 15 juillet 1792.

Les médecins ont déclaré que si Matilde persistoit à nourrir son enfant, elle étoit perdue, et que son enfant même ne lui survivrait peut-être pas. Un confesseur et un médecin amené par ce confesseur, soutiennent l'opinion contraire, et Matilde ne veut croire qu'eux.

Léonce s'est emporté contre le prêtre qui la dirige ; il a supplié Matilde à genoux de renoncer à sa résolution ; mais jusqu'à présent il n'a pu rien obtenir. Elle se persuade que toutes les femmes qui sont un peu malades se font conseiller de ne pas nourrir, pour se dispenser d'un devoir ; et rien au monde ne peut la faire sortir de cette opinion. Elle sait une phrase pour répondre à tout ; elle dit que, quand elle se sentira malade, elle cessera de nourrir ; mais que, n'éprouvant aucune douleur à présent, elle n'a point de motif pour céder à ce qu'on lui demande. On lui parle de son changement ; on lui retrace tous les symptômes alarmans de son état ; on veut l'effrayer sur le mal qu'elle peut faire à son fils : elle répond qu'elle n'y croit pas ; que le lait de la mère convient à l'enfant ; qu'un changement de nourriture seroit très-dangereux pour lui, et qu'elle doit savoir, mieux que personne, ce qui est bon pour son fils et pour elle-même. Ces deux ou trois phrases répondent à toutes les conversations qu'on veut avoir avec elle, elle les répète toujours, les varie à peine ; et l'on sent en lui parlant, m'a dit M. de Lebensei, la résistance de l'entêtement comme un obstacle physique, sur lequel la force des raisonnemens ne peut rien.

Quel triste spectacle cependant que cette altération du jugement, cette folie véritable, revêtue des formes les plus froides et les plus régulières ! Léonce est au désespoir, surtout pour son fils.

J'espère qu'il triomphera de la résistance de Matilde ; elle l'aime, c'est le seul sentiment qui ait sur elle un pouvoir indépendant de sa volonté.

M. de Lebensei ne quitte pas Léonce ; il ne se montre pas toujours à Matilde, mais il est habituellement dans la chambre de M. de Mondoville, pour le soutenir et le consoler. Léonce, depuis huit jours, n'a pas prononcé le nom de madame d'Albémar. J'aime ce respect et cette pitié pour la situation de sa femme. Jamais, cependant, je crois, il ne fut plus occupé de Delphine ! Agréez, mademoiselle, mes tendres hommages.

ÉLISE DE LEBENSEI.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IV.

LETTRE IV.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 21 juillet 1792.

Hier, la femme de Léonce a cessé de vivre ! c'est vous, mademoiselle, qui l'apprendrez à madame d'Albémar. Je ne puis me refuser à vous exprimer la pitié que j'ai ressentie pour les derniers momens de cette jeune Matilde ; je suis sûr que votre noble amie, loin de me blâmer, la partagera.

Depuis un mois, l'opiniâtreté de madame de Mondoville avoit révolté tout ce qui l'entouroit. Léonce, surtout, inquiet pour son enfant, et ne sachant quel parti prendre, entre la crainte de réduire Matilde au désespoir, et le danger de son fils, n'avoit cessé de montrer à Matilde un sentiment contenu, mais très-blessé ; lorsqu'il y a quatre jours, une nuit plus alarmante que toutes les autres convainquit Matilde de son état ; elle fit venir Léonce, et, lui remettant son fils entre les bras, elle lui dit :-Il se peut que j'aie eu tort de vous résister si long-temps ; mais les opinions que je vous opposois exercent un tel empire sur moi, que je leur sacrifie sans regrets, à vingt ans, une vie que vous rendiez heureuse. Pardonnez, si votre volonté n'a pas d'abord obtenu ce que je ne faisois pas pour la conservation de ma propre existence. Je crains que la roideur de mon caractère ne vous ait donné de l'éloignement pour la religion que je professe ; ce seroit la pensée la plus amère que je pusse emporter au tombeau : n'attribuez point mes défauts à ma religion, elle n'a pu les corriger tous ; mais sans elle, ils auroient fait mon malheur et celui des autres ; c'est elle qui m'inspire la force de quitter avec courage ce que Dieu même me permettoit d'appeler le bonheur, une union intime avec le seul homme que j'aie aimé sur la terre.-Ces derniers mots touchèrent Léonce ; Matilde s'en aperçut, et lui prenant la main :-Croyez-moi, lui dit-elle, ce coeur n'étoit pas si froid que vous le pensiez ! mais ne falloit-il pas l'habituer à la contrainte ?

La vie religieuse est une oeuvre d'efforts, et l'entraînement trop vif vers les penchans les plus purs, détourne l'âme de son Dieu.

-Trois jours après cette conversation, Matilde, se sentant tout-à-fait mal, voulut causer seule avec Léonce, pour lui confier tout ce qui s'étoit passé entre elle et madame d'Albémar. Elle remit à son mari la lettre qu'elle avoit reçue de Delphine, et qui exprime si noblement tous les sentimens généreux de cette âme angélique. Léonce, qui avoit toujours conservé une sorte de ressentiment du départ de Delphine, éprouva l'émotion la plus vive en en apprenant la cause ; et, malgré tous ses efforts, il lui fut impossible, m'a-t-il avoué, de cacher à Matilde l'admiration qu'il éprouvoit pour la conduite de madame d'Albémar.-Vous l'aimez, lui dit Matilde avec douceur, vous l'aimez encore ! et je meurs. Eh bien ! avouez donc que Dieu me protège !

Croyez en lui, Léonce, et ne rendez pas inutiles les prières que je fais pour vous !-Ces mots si sensibles causèrent un remords douloureux à Léonce ; il se jeta au pied du lit de Matilde, et couvrit sa main de larmes. Matilde reprit de la force ; son coeur étoit satisfait de l'attendrissement de Léonce.-Vous épouserez madame d'Albémar, continua-t-elle ; c'est une âme sensible et généreuse ; mais je pense avec peine que votre bonheur, à l'un et à l'autre, est bien dépendant des hommes et des circonstances. L'honneur est votre guide, le sentiment est le sien ; mais vous n'avez point en vous-même un appui qui vous réponde de votre sort ; prenez-y garde, Léonce, Dieu veut être notre premier ami, notre seul maître, et la soumission entière à sa volonté est l'unique moyen d'être affranchi de tout autre joug.

Léonce, ajouta-t-elle d'une voix émue, Léonce ! je voudrois emporter l'idée que vous serez heureux ; mais je crains bien que vous n'en ayez pas pris la route.

Si je pouvois obtenir de vous que vous élevassiez notre enfant dans mes principes ! mais, hélas ! ce pauvre enfant, qui sait s'il vivra ? Il sera bientôt, peut-être, un ange dans le sein de Dieu.-Tout à coup elle s'arrêta, comme si une idée l'avoit troublée, et demanda son confesseur avec instance ; Léonce crut apercevoir qu'elle étoit inquiète d'avoir nourri son enfant trop long-temps. Il alla chercher le confesseur, et lui dit :-Monsieur, vous nous avez fait bien du mal, tâchez de le réparer autant qu'il est en votre puissance ; écartez de Matilde toute idée de remords.-Je ferai mon devoir, répondit le confesseur, et il entra chez Matilde.-C'est un homme tout à la fois rempli de fanatisme et d'adresse ; convaincu des opinions qu'il professe, et mettant cependant à convaincre les autres de ces opinions, tout l'art qu'un homme perfide pourroit employer ; imperturbable dans les dégoûts qu'il éprouve, et toujours actif pour les succès qu'il peut obtenir ; portant enfin dans une persévérance que rien ne rebute, cette dignité religieuse qui s'honore des humiliations, et place son orgueil dans les souffrances même et dans l'abaissement.

Il resta plusieurs heures enfermé avec Matilde, et quand Léonce la revit, elle lui parut calme et ferme, et ne cherchant aucune occasion de lui parler seule. Pendant toute la nuit qui précéda sa mort, cette jeune et belle Matilde supporta courageusement toutes les cérémonies dont les catholiques environnent les mourans. J'étois retiré dans un coin de la chambre, derrière les domestiques qui écoutoient à genoux les prières des agonisans ; j'apercevois dans une glace le lit de Matilde, et je voyois son confesseur approcher souvent la croix de ses lèvres mourantes. J'éprouvois à ce spectacle un tressaillement intérieur que tout l'effort de ma volonté ne pouvoit vaincre.

A-t-on raison, me disois-je, d'entourer nos derniers momens d'un appareil si sombre, de surpasser en effroi la mort même, et de frapper par tant d'idées terribles l'imagination des infortunés qui expirent ? Le sacrifice même est à peine aussi redoutable que ses préparatifs ? Ne vaut-il pas mieux laisser venir la fin de l'homme comme celle du jour, et faire ressembler, autant qu'il est possible, le sommeil de la mort au sommeil de la vie ! Oui, je le crois, celui qui meurt regretté de ce qu'il aime doit écarter de lui cette pompe funèbre ; l'affection l'accompagne jusqu'à son dernier adieu, il dépose sa mémoire dans les coeurs qui lui survivent, et les larmes de ses amis sollicitent pour lui la bienveillance du ciel ; mais l'être infortuné qui périt seul, a peut-être besoin que sa mort ait du moins un caractère solennel ; que des ministres de Dieu chantent autour de lui ces prières touchantes, qui expriment la compassion du ciel pour l'homme, et que le plus grand mystère de la nature, la mort, ne s'accomplisse pas sans causer à personne ni pitié ni terreur.

Léonce étoit resté toute la nuit appuyé sur le pied du lit de Matilde, absorbé dans les impressions profondes qu'il éprouvoit. Il m'a dit depuis, qu'en voyant mourir avec le calme le plus parfait, une femme si belle et si jeune, il se demandoit pourquoi dans les peines du coeur on s'efforçoit de vivre, puisque la mort causoit si peu d'effroi, même au milieu de toutes les prospérités de la vie ; tant il est vrai que, dans la destinée la plus heureuse, il y a toujours une fatigue secrète d'exister, qui console d'arriver au terme, quelque court qu'ait été le voyage !

Vous savez combien la physionomie de Léonce est expressive, et surtout combien la douleur s'y peint avec un charme et une énergie singulière ; il avoit passé la nuit dans la même attitude, debout et immobile ; ses cheveux étoient défaits, et sa beauté étoit vraiment alors très-remarquable.

Matilde, qui avoit fermé les yeux depuis assez long-temps, les ouvrit ; le premier objet qui frappa ses regards, ce fut Léonce.-O mon Dieu ! s'écria-t-elle, est-ce mon époux ? est-ce un messager du ciel que je vois ?-A peine eut-elle dit ces mots, que son visage pâle se couvrit d'une vive rougeur ; elle appela son confesseur, et lui parla bas pendant quelques minutes ; j'entendis seulement qu'il lui répondoit :-Vous pouvez, madame, dire à M. de Mondoville un dernier adieu, vous le pouvez ; mais, après l'avoir prononcé, vous devez rester seule avec nous.-Léonce, dit alors Matilde en serrant la main de son époux dans les siennes, Léonce, répéta-t-elle avec un regard où se peignoient à la fois elles ombres de la mort, et le sentiment le plus vif de la vie, je vous ai toujours aimé ; ne conservez de moi que ce souvenir ! Jésus-Christ lui-même n'a-t-il pas dit qu'il seroit beaucoup pardonné à qui a beaucoup aimé ? Ne dédaignez point ma mémoire, ne foulez point aux pieds, sans tressaillir, le tombeau de celle qui n'a chéri que vous sur la terre.-Léonce se précipita vers Matilde en pleurant ; peu de secondes après, le confesseur s'approcha du lit, et dit à Léonce :

Éloignez-vous, monsieur ; madame de Mondoville ne se doit plus maintenant qu'à la prière et aux intérêts du ciel.-Léonce irrité se releva, Matilde prévit qu'il alloit exprimer sa colère, et se hâta de lui dire :-Léonce, c'est mon dernier, c'est mon plus grand sacrifice ; mais il le faut, il le faut !-Léonce, accablé par cet ordre, se retira, et ne revit plus Matilde ; une heure après elle expira.

Depuis ce moment, Léonce n'a point quitté son fils, dont l'état est fort dangereux, et je suis bien sûr qu'il n'a pas l'idée de s'en éloigner dans ce moment.

Mais je ne doute pas non plus que, si son enfant étoit mieux, il ne partît à l'instant pour rejoindre Delphine.

Il ne m'a pas encore prononcé son nom ; mais ce matin, comme nous étions ensemble à la fenêtre, au moment où le jour commencoit à paroître, il me dit :-Voyez, mon ami ! c'est du côté de la Suisse que le soleil se lève, c'est de là que viennent tous ses rayons !-Et il se tut, craignant d'exprimer ses pensées secrètes ; mais son visage trahissoit des sentimens d'espoir qu'il auroit voulu cacher.

Mandez-moi dans quel lieu demeure Delphine, il faut en instruire Léonce ; ah ! maintenant, rien ne s'oppose plus à son bonheur ! Que l'infortunée Matilde le pardonne, mais je bénis le ciel d'avoir enfin réuni pour toujours deux êtres qui s'aimoient, et qui désormais ne seront plus séparés ! Élise et moi, mademoiselle, nous vous offrons nos tendres et respectueux hommages.

HENRI DE LEBENSEI.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE V.

LETTRE V.

Mademoiselle d'Albémar à M. de Lebensei.

Montpellier, ce 27 juillet.

Gardez-vous bien, monsieur, de laisser partir Léonce pour la Suisse ; il n'est point de dessein plus funeste. Il faut vous révéler un secret affreux, un secret qui anéantit toutes nos espérances, au moment où le sort avoit écarté tous les obstacles. Les persécutions de M. de Valorbe, la barbare personnalité d'une femme, un enchaînement de circonstances enfin, dont l'ascendant étoit inévitable, ont précipité madame d'Albémar dans la plus malheureuse des résolutions ; elle est religieuse dans l'abbaye du Paradis, à quatre lieues de Zurich. M. de Valorbe, l'auteur de tous les chagrins de Delphine, est mort désespéré, lorsqu'il ne pouvoit plus rien réparer. Madame d'Albémar ne se repent que trop, je le crois, des voeux imprudens qui la lient pour jamais ; et cependant elle ignore encore la mort de Matilde ! Je ne puis penser sans horreur au désespoir que vont éprouver Léonce et Delphine, quand elle apprendra qu'il est libre, quand il saura qu'elle ne l'est plus. On ne peut éviter qu'ils ne connoissent une fois leur sort ; mais il faut les y préparer, si toutefois il est possible qu'ils l'apprennent sans en mourir.

Je suis retenue dans mon lit par un accident assez fâcheux ; remplissez à ma place, monsieur, les devoirs de l'amitié ; vous avez plus de force et de caractère que moi, vos conseils leur seront plus utiles que mes larmes ; secourez nos amis, jamais ils ne furent plus malheureux.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VI.

LETTRE VI.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Paris, ce 2 août.

Quelle nouvelle vous m'apprenez, juste ciel ! et il est parti ce matin, avant que votre lettre me fût arrivée ! Je vais le rejoindre ; dans deux heures j'aurai mon passe-port, et je serai sur ses traces. J'ignore ce que je lui dirai, ce que je pourrai faire pour lui ; mais enfin il ne sera pas seul. L'infortuné ! quels événemens funestes ont précédé le malheur qui va l'accabler ! Avant-hier, il reçut la nouvelle qu'une maladie violente l'avoit privé de sa mère, et deux heures après, son fils est mort dans ses bras ! Au moment où ce pauvre enfant a cessé de vivre, Léonce s'est jeté sur son berceau, avec des convulsions de douleur qui me faisoient craindre pour lui :-Mon ami, s'est-il écrié, tous mes liens sont brisés, tous, hors un seul ! mais celui-là, si je le retrouve, je puis vivre ; oui, sur le tombeau de ma famille entière, barbare que je suis, l'amour peut encore me rendre heureux.-Hélas ! Et j'entendois ces paroles sans me douter de ce qu'elles avoient d'horrible. Je croyois à l'espérance qu'il invoquoit alors à son secours : depuis ce moment il ne m'a plus prononcé le nom de Delphine.

Le lendemain, il a suivi l'enterrement de son fils jusqu'au cimetière de Bellerive, où il a voulu qu'on l'ensevelît. J'y ai été avec lui ; rien n'est plus touchant que les honneurs rendus au cercueil d'un enfant : cette cérémonie n'a rien de sombre ; il semble qu'on devroit plaindre davantage celui qui perd la vie avant d'avoir goûté ses beaux jours, et cependant j'éprouvois un sentiment tout-à-fait contraire : ce qui attriste dans la mort, ce sont les longues douleurs qui l'ont précédée, les espérances trompées, les efforts pénibles qui n'ont pu conduire au but, et n'ont creusé que l'abîme où le temps et la douleur précipitent tous les hommes ; mais j'aime ces mots d'Hervey sur la tombe d'un enfant :

«La coupe de la vie lui a paru trop amère, il a détourné la tête.» Heureux enfant ! dispensé de l'épreuve ! Pauvre enfant ! que va devenir ton père ? prieras-tu pour lui dans le ciel ? Ta mère se réunira-t-elle à toi ? Oh ! quel est l'esprit assez fort pour ne pas appeler ceux qui ne sont plus, au secours des vivans qu'ils ont aimés ! Quel est le coeur qui n'invoque pas ce qu'il ignore, quand il succombe à ce qu'il éprouve ! Hélas ! maintenant que je sais de quel sort Léonce est menacé, il me semble que l'expression de sa physionomie en étoit le présage ; il y avoit des rayons d'espoir qui l'illuminoient tout à coup ; mais il retomboit l'instant d'après dans la tristesse la plus profonde, comme si l'image du bonheur lui étoit apparue, et qu'une voix secrète eût empêché son âme de s'y confier.

Quand la cérémonie fut achevée, il se mit à genoux sur le gazon qui recouvroit les restes de son fils. Je n'avois jamais pensé qu'à la douleur d'une mère ; lorsque je vis la mâle expression des regrets paternels, ce jeune homme pleurant sur l'enfance, cette âme forte abattue, je fus touché profondément ; les femmes sont destinées à verser des larmes ; mais quand les hommes en répandent, je ne sais quelle corde habituellement silencieuse résonne tout à coup au fond du coeur.

En sortant de l'église, Léonce me demanda d'aller avec lui dans le jardin de Bellerive ; quand nous fûmes arrivés à la grille du parc, il s'appuya sur un des barreaux sans l'ouvrir, et, après quelques minutes d'hésitation, il me dit :-Non, cela me feroit mal, de me rappeler le passé ; qui sait si j'ai un avenir, qui le sait ? et sans cet espoir, comment affronter ces lieux ! Mon enfant, dit-il en levant les yeux sur l'église de Bellerive, mon enfant ! tu reposes près du séjour où ton père a goûté les seuls instans fortunés de sa vie ; toutes les espérances de mon coeur sont ensevelies ici.

O destinée ! que me rendrez-vous ?-Sa voix s'altéra en prononçant ces derniers mots ; mais vous savez combien il a d'empire sur lui-même ; il reprit des forces, s'éloigna du jardin, et me fit signe de remonter en voiture avec lui.

Il ne me dit rien pendant la route ; mais quand nous fûmes arrivés chez lui, il m'annonça qu'il partoit pendant la nuit.-Vous savez où je vais, me dit-il ; mon fils, ma femme, ma mère n'existent plus ; il n'y a plus qu'un seul objet d'espoir pour moi sur la terre ; si je l'ai conservé, je vivrai ; s'il m'étoit ravi, quel droit le ciel même auroit-il sur l'être privé de tout ce qui lui fut cher ? Adieu.-Peu d'heures après, Léonce étoit parti, et ce n'est que ce matin que j'ai reçu votre lettre. Je me suis décidé à l'instant même ; je suivrai Léonce, et dès que je l'aurai retrouvé, je verrai ce que m'inspirera sa situation. Mais quand je pourrois lui proposer une ressource salutaire, ses opinions lui permettroient-elles de l'accepter ? Enfin, il faut le rejoindre, il faut qu'un ami soit près de lui, dans le plus cruel moment de sa vie. Madame de Lebensei a consenti à mon absence ; j'ai obtenu un passe-port pour un mois ; ma première lettre sera datée de Suisse. Adieu, mademoiselle, adieu, bonne et malheureuse amie ; que pourrons-nous faire pour sauver Delphine et Léonce ? quels conseils suivront-ils, si l'on osoit leur en donner ?

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VII.

LETTRE VII.

Léonce à M. Barton.

Lausanne, ce 5 août.

Je suis venu ici en moins de trois jours ; je puis m'arrêter, maintenant que j'habite une ville où elle a été ; je n'ai pas encore de renseignemens précis sur son séjour actuel ; mais me voici sur ses traces, et bientôt je l'atteindrai. Mon cher Barton, que je suis honteux de l'état de mon âme ! je viens de perdre une mère que je chérissois, une femme estimable, un fils qui m'avoit fait connoître les plus tendres affections de la paternité. Eh bien ! Vous l'avouerai-je ? il y a des momens où mon coeur tressaille de joie.

L'idée de revoir Delphine, de la retrouver libre, d'unir mon sort au sien ; cette idée efface tout, l'emporte sur tout ; cependant ne croyez pas que j'aie foiblement senti les malheurs qui m'ont frappé : mon état est extraordinaire, mais mon âme n'est pas dure, jamais même elle ne fut plus sensible ! J'éprouve au fond du coeur une tristesse profonde, je ne puis être seul sans verser des larmes ; quand j'aurai retrouvé Delphine, je me livrerai à mes regrets, je pleurerai à ses pieds ; de long-temps, même auprès d'elle, je ne serai consolé ; mais dans l'attente où je suis, ce que je sens ne peut être ni du plaisir ni de la peine ; c'est une agitation qui confond dans le trouble l'espérance comme la douleur.

Vous m'avez connu de la fermeté, eh bien ! à présent je suis très-foible, je crains, comme une femme, tous les mouvemens subits ; ce qui va se décider pour moi est trop fort ; il y a trop loin du désespoir à ce bonheur ; j'ai peur des émotions même que me causera sa présence, et je me surprends à souhaiter un sommeil éternel, plutôt que ces secousses morales, si violentes que la nature frémit de les éprouver.-Ah, Delphine ! qu'ai-je dit ! c'est toi, oui, c'est toi qui fermeras toutes les blessures de mon coeur !

Le premier son de ta voix, de ta voix fidèle à l'amour, va me rendre en un moment toutes les jouissances de la vie. Il me reste toi, toi que j'ai tant aimée ; d'où viennent, donc mes inquiétudes ?-Mon ami ! ne sais-je pas qu'elle m'aime, ne connois-je pas son caractère vrai, tendre, dévoué ? Je crains, parce que la revoir me semble un bonheur surnaturel ; depuis huit mois j'invoque en vain son image, depuis huit mois je souffre à tous les instans, je n'ai plus foi au bonheur ; mais c'est une foiblesse que ce doute ; n'a-t-il pas existé un temps où je la voyois ? un temps où chaque jour je passois trois heures avec elle ? Pourquoi ces heures ne reviendroient-elles pas ? elles ont été dans ma vie, elles peuvent encore s'y retrouver.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE VIII.

LETTRE VIII.

Léonce à M. Barton.

Zurich, ce 7 août.

Je suis à six lieues de madame d'Albémar, je viens de le savoir, presque avec certitude ; je ne doute pas, d'après ce qu'on m'a dit, que ce ne soit elle qui s'est retirée, il y a trois mois, dans l'abbaye du Paradis ; sensible Delphine ! c'est dans la retraite la plus profonde qu'elle a passé le temps de notre séparation : depuis qu'elle a quitté Zurich, on n'a pas une seule fois entendu parler d'elle ; personne, même ici, ne la connoît sous son véritable nom ; mais sa généreuse conduite dans tous les détails de la vie, mais l'impression que ses charmes ont produite sur ceux qui l'ont vue, ne me permettent pas de m'y méprendre. J'ai reconnu ses traces divines, mon coeur en est assuré ; il est sept heures du soir, les couvens ne s'ouvrent pas pendant la nuit, mais demain, avec le jour, demain je la verrai !

O mon cher maître ! quel avenir se prépare pour moi ! comme l'espérance ouvre mon âme à toutes les plus nobles pensées ! comme elle la dispose à la vertu ! ah ! qu'elle me deviendra facile, quand cet ange sera ma femme ! elle sera un de mes devoirs ; elle, un devoir ! Félicités éternelles, divinités tutélaires ! toutes mes veines battent pour le bonheur ; que les morts me le pardonnent ! j'irai peut-être les rejoindre bientôt, une vie si heureuse ne sauroit être longue ; mais qu'on me laisse m'enivrer de ce moment.

P. S. J'apprends à l'instant que Henri de Lebensei est arrivé de Paris, et qu'il demande à me voir. Quel peut être le motif de ce voyage ? J'aime M. de Lebensei, mais je ne sais pourquoi j'aurois voulu qu'il ne vînt point ; je n'ai besoin de me confier à personne, mon âme est toute remplie d'elle-même ; il m'en coûte de parler.

C'est à vous seul, mon ami, qu'il m'étoit doux d'exprimer ce que j'éprouve. Combien je suis fâché que M. de Lebensei soit ici !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE IX.

LETTRE IX.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Ce 7 août.

Il est minuit ; j'ai vu Léonce ce soir, et je n'ai pu me résoudre à lui annoncer son malheur. Il lui reste une ressource, s'il avoit le courage de l'embrasser ; j'essaierai de l'y préparer. Je verrai madame d'Albémar dans peu d'heures, et je ferai tout pour secourir ces

infortunés ! Jamais aucun des événemens de ma propre vie n'a si vivement agité mon coeur !

Depuis sept heures du soir, je suis à Zurich ; Léonce y étoit arrivé le même jour. J'ai appris d'abord où il demeuroit ; je l'ai prévenu par un mot de mon arrivée, et j'ai été le voir un quart d'heure après ; il m'a bien reçu, mais avec une distraction très-visible ; j'ai supposé qu'une affaire personnelle m'avoit obligé de venir à Zurich ; il ne m'écoutoit pas ; enfin, je lui ai dit que j'avois reçu de vos nouvelles ; votre nom rappela son attention, et il me dit qu'il partoit à quatre heures du matin pour être à l'abbaye du Paradis, au moment où l'on en ouvroit les portes ; il ajouta qu'il se croyoit sûr d'y trouver Delphine. Je frémis de son projet, et j'eus la présence d'esprit de lui dire sans hésiter, que vous me mandiez par votre dernière lettre que madame d'Albémar avoit quitté ce couvent depuis quinze jours, pour se retirer dans une campagne près de Francfort ; il tressaillit à ces mots, et me dit :-Encore quatre jours, quand je comptois sur demain !-Et il porta sa main à son front avec douleur.-Si vous voulez, repris-je, je vous accompagnerai jusqu'à Francfort.-Je proposois ce voyage seulement dans l'intention de gagner encore quelques jours.-Vous êtes bon, me répondit-il, peut-être accepterai-je votre offre, nous en parlerons demain matin.

-Je voulois insister, et savoir quelque chose de plus sur ses projets, mais il me regardoit avec une sorte d'inquiétude qui me faisoit mal, et je résolus d'aller d'abord, sans qu'il le sût, chez madame d'Albémar, pour la prévenir à tout événement de l'arrivée de Léonce. Ce dessein arrêté, je me promis de laisser encore à mon malheureux ami ce jour de repos, et je lui proposai d'aller nous promener ensemble sur le bord du lac de Zurich ; il y consentit, et ne me dit pas un mot pendant le chemin.

Arrivés dans une allée de peupliers qui conduit au tombeau de Gessner, nous nous avançâmes jusque sur le rivage du lac ; Léonce regarda tour à tour pendant quelque temps le ciel parsemé d'étoiles, et les ondes qui les répétaient :-Mon ami, me dit-il alors, croyez-vous qu'enfin je doive être heureux ?-Et il s'arrêta pour attendre ma réponse ; je baissai la tête, en signe de consentement, mais je ne pus articuler un seul mot ; il ne remarqua point ce qui se passoit en moi, tant il étoit absorbé dans ses pensées.-Pourquoi ne le serois-je pas ? continua-t-il. Ceux qui ne se sont point occupés des idées religieuses, les croyez-vous l'objet du courroux de la Divinité qu'ils auroient ignorée ? Il y a tant de mystères dans l'homme, hors de l'homme ; celui qui ne les a pas compris, doit-il en être puni ? sera-t-il condamné sur cette terre à ne jamais posséder ce qu'il aime ? s'il a respecté la morale, s'il a servi l'humanité, s'il n'a point flétri dans son âme l'enthousiasme de la vertu, n'a-t-il pas rendu un culte à ce qu'il y a de meilleur dans la nature, quelque nom qu'il ait attribué au principe de tout bien ? Il est vrai, je l'avoue, j'ai attaché trop de prix à l'estime et à l'opinion publique ; mais qu'ai-je fait de condamnable pour les obtenir ? Ce que j'ai fait ! s'écria-t-il, j'ai soupçonné Delphine ! je pouvois l'épouser, et j'ai pris Matilde pour femme ! Matilde que je n'aimois point, et que je n'ai pas su rendre aussi heureuse qu'elle le méritoit.

Mon cher Henri, reprit Léonce d'une voix plus sombre, quel homme, en examinant sa vie, peut se trouver digne du bonheur ! et cependant comment l'espérer, si l'on n'en est pas digne ?-Combien n'y a-t-il pas dans votre vie, lui dis-je, de bonnes et de nobles actions, qui doivent vous inspirer de la confiance ?-Oh ! reprit-il, la source de ce qui est bien est-elle entièrement pure ? On veut les suffrages des hommes pour récompense d'une bonne conduite, et c'est ainsi que la vertu n'est jamais sans mélange ; mais dans le mal, il n'y a que du mal. Je repasse toute ma jeunesse dans mon souvenir, et j'y découvre des torts qui ne m'avoient point frappé. Serai-je heureux, serai-je heureux ! Est-il vrai que je vais revoir Delphine, m'unir à son sort pour toujours ? Je suis foible, bien foible, il suffit du moindre présage, de votre silence, quand je vous interroge, pour m'effrayer.-Je voulus m'excuser alors.-Asseyons-nous, me dit-il ; j'ai une palpitation de coeur très-douloureuse, parlez-moi, je ne peux plus parler ; mais ayez soin de ne me rien dire qui me trouble.

Je vous en prie, donnez-moi du calme, si vous le pouvez.-Vous concevez, mademoiselle, ce que je devois souffrir ; je voyois mon malheureux ami comme un homme frappé de mort à son insu, et je n'osois ni le consoler ni l'inquiéter, car il auroit suffi d'un mot pour bouleverser son âme ; je voulus tâcher de découvrir sa disposition sur les idées qui m'occupoient, et je lui demandai si, pour posséder Delphine, il s'exposeroit cette fois, s'il le falloit, au blâme universel de la société.-Pourquoi cette question ? s'écria-t-il, en se levant avec colère. Madame d'Albémar n'est-elle pas le choix le plus honorable, le caractère le plus estimé ? Que savez-vous ? Que croyez-vous ?-Je ne sais rien, interrompis-je, qui ne soit à la gloire de celle que vous aimez ; mais dans les momens les plus agités de la vie, j'aime qu'on soit capable de réfléchir et de raisonner.-Je ne le suis pas, me répondit-il brusquement, et il s'éloigna.

-Je le suivis, la bonté de son caractère le ramena ; il revint à moi et me dit, en me tendant la main :-Vous qui saviez si bien trouver, il y a quelques mois, ce que j'avois besoin d'entendre, pourquoi, depuis que vous êtes ici, l'état de mon âme est-il beaucoup moins doux ?-C'est que l'attente se prolonge, lui répondis-je. Partons demain pour Francfort.-Eh bien ! oui, me répondit-il, je vous verrai demain.-Et il me quitta pour rentrer chez lui.

Dans quelques heures, je serai à l'abbaye du Paradis ; madame d'Albémar soutiendra, je le crois, avec plus de force la nouvelle que j'ai à lui annoncer, elle n'a pas un instant cessé de souffrir ; mais ce qui me fait trembler pour Léonce, c'est qu'il a repris à l'espoir du bonheur, avec confiance et vivacité. Je vous apprendrai dans ma première lettre comment j'aurai trouvé madame d'Albémar, et quel conseil elle adoptera dans son malheur. Ah ! je voudrois qu'elle se confiât entièrement à mes avis, sa situation ne seroit pas encore désespérée.

Je ne vous dis pas, mademoiselle, combien vos peines m'affligent ! Je fais mieux que vous plaindre, je souffre autant que vous.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE X.

LETTRE X.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Près de l'abbaye du Paradis, ce 9 août.

Tous mes efforts ont été vains ; ce que je craignois le plus est arrivé ; sans le souvenir de ma femme et de mon enfant, je ne sais si ma raison me suffirait pour supporter l'affreux spectacle de douleur dont je suis témoin. Il paroît que Léonce ne s'étoit pas entièrement confié à ce que je lui avois dit du prétendu départ de Delphine pour Francfort, ou qu'il vouloit du moins s'informer d'elle dans un lieu qu'elle avoit habité long-temps. Hier matin, il partit sans m'en prévenir pour l'abbaye du Paradis ; je le sus un quart d'heure après, au moment où je montois moi-même à cheval pour m'y rendre. Je me flattois encore de le rejoindre avant qu'il fût arrivé, et jamais, je crois, on n'a fait une course plus rapide que la mienne. Le soleil commençoit à se lever, je parcourois le plus beau pays du monde sans distinguer un seul objet. J'aperçus enfin Léonce à un quart de lieue de l'abbaye, mais à deux cents pas de moi ; je redoublai d'efforts pour l'atteindre, et, comme s'il eût craint que je ne le joignisse, il hâtoit tellement le pas de son cheval, qu'il m'étoit impossible d'approcher de lui, même à la distance de la voix. Enfin, il descendit à la porte de l'abbaye, et dit à l'instant même, ainsi que je l'ai su depuis, qu'il demandoit à parler à une dame qui demeuroit dans le couvent, de la part de mademoiselle d'Albémar. Je ne sais par quel malheureux hasard la tourrière qui se trouvoit là, se rappela que ce nom avoit été souvent prononcé par Delphine ; elle monta pour la prévenir que quelqu'un vouloit la voir de la part de mademoiselle d'Albémar ; et j'arrivois lorsqu'on disoit à Léonce que la personne qu'il demandoit étoit prête à le recevoir.

Je voulus le retenir au moment où il montoit les premières marches de l'escalier du couvent.

-Au nom du ciel ! m'écriai-je, écoutez-moi, Léonce, arrêtez !-M'arrêter ! dit-il en se retournant vers moi ; qui sur la terre oseroit me le proposer ?-Daignez m'entendre, répétai-je, vous ne savez pas...-Je sais que Delphine est ici, interrompit-il avec fureur, et que vous vouliez me le cacher ! c'en est trop, ne prononcez pas un mot de plus !-Il ouvrit la porte en finissant ces dernières paroles ; il n'étoit plus temps de rien essayer, le sort avoit tout décidé.

Comme Léonce entroit dans le parloir, Delphine parut revêtue de son voile noir derrière la fatale grille ; à ce spectacle, un tremblement affreux saisit Léonce ; il regardoit tour à tour Delphine et moi, avec des yeux dont l'expression appeloit et repoussoit la vérité presque en même temps :-Est-elle religieuse ! s'écria-t-il ; l'est-elle !-A ces accens, Delphine reconnut Léonce ; elle tendit les bras vers lui ; il s'élança vers la grille qu'il saisit, qu'il ébranla de ses deux mains, avec une contraction de nerfs impossible à voir sans frémir, et dit avec une voix dont les accens ne sortiront jamais de mon souvenir :-Matilde est morte ; Delphine, pouvez-vous être à moi ?-Non, lui répondit-elle, mais je puis mourir !-Et elle tomba par terre sans mouvement.

Léonce la considéra quelque temps avec un regard fixe et terrible ; puis, se retournant vers moi, il s'appuya sur mon bras et s'assit avec un calme apparent, que démentoit l'affreuse altération de son visage ; il se mit à me parler alors, mais il m'étoit impossible de le comprendre, car ses dents frappoient les unes contre les autres avec une grande violence, et ses idées se troubloient tellement, qu'il n'y avoit plus aucun sens dans ce qu'il disoit. Delphine, revenant à elle, fit demander à l'abbesse la permission d'entrer dans la chambre extérieure ; madame de Ternan, effrayée de l'arrivée de son neveu, n'osa ni se montrer, ni refuser ce que lui demandoit Delphine.

Mon malheureux ami n'entendoit déjà ni ne voyoit plus rien ; lorsqu'on ouvrit la grille à Delphine, elle se précipita dans l'instant aux genoux de Léonce, et tint ses mains glacées dans les siennes, en lui prodiguant les noms les plus tendres. Léonce alors, sans revenir tout-à-fait à lui, reconnut cependant son amie, et la prenant dans ses bras, il la pressa sur son coeur avec un mouvement si passionné, des regards tellement enthousiastes, qu'involontairement je levai les mains au ciel pour le prier de les réunir tous les deux ! Peut-être m'a-t-il exaucé ! Léonce, serrant dans ses mains tremblantes les mains tremblantes de Delphine, et déjà dans le délire de la fièvre qui ne l'a point quitté depuis, lui disoit :-D'où vient donc, mon amie, que tu m'apparois couverte de ce voile ? quel présage m'annonce cet habit lugubre ? n'est-ce pas avec des parures de fête que notre hymen doit être célébré ? Oh ! dégage-toi de ces ombres noires qui t'environnent, viens à moi vêtue de blanc, dans tout l'éclat de ta jeunesse et de ta beauté ; viens, l'épouse de mon coeur, toi sur qui je repose ma vie.

Mais pourquoi pleures-tu sur mon sein ? tes larmes me brûlent ; quelle est la cause de ta douleur ? N'es-tu pas à moi, pour jamais à moi, à moi !...-Sa voix s'affoiblissoit toujours plus ; en répétant ces paroles déchirantes, il pencha sa tête sur mon épaule, et perdit absolument connoissance.

Delphine me reconnut alors, et me dit :-Vous le voyez, je lui donne la mort ; je ne sais quel être je suis, je porte le malheur avec moi, je ne fais rien que de funeste ; sauvez-le, sauvez-le.-Écoutez-moi, lui dis-je, vos voeux ne sont point irrévocables, ils peuvent être brisés, ils le seront.-Ces paroles la firent frissonner, mais elle les entendit sans en conserver le souvenir ; elle posa la tête défaillante de son ami sur son sein, et m'envoya chercher du secours ; je revins avec deux tourières du couvent.

Tous nos efforts pour rappeler Léonce à la vie furent d'abord vains ; Delphine, dont l'effroi redoubloit à chaque instant, pressant Léonce dans ses bras, cherchoit à le soutenir, à le ranimer, et lui répétoit, avec cet abandon de tendresse qui fait d'une femme un être céleste, un être qui n'exprime et ne respire que l'amour :-Mon ami, mon amant, ange de ma vie ! ouvre les yeux ; n'entends-tu donc plus cette voix d'amour qui t'appelle, cette voix de ta Delphine ? nous mourrons ensemble, mais reviens à toi, pour me dire encore une fois que tu m'aimes ; ne sens-tu pas mon coeur sur ton coeur ? ma main qui presse la tienne ? Je ne sais ce que je suis, je ne sais quels liens m'enchaînent, mais mon âme est restée libre, et je t'adore : l'excès du sentiment que j'éprouve n'auroit-il donc aucune puissance ? la vie qui me dévore, ne puis-je la faire passer dans tes veines ? Léonce, Léonce !-Il ouvrit les yeux à ces accens, mais il les referma bientôt après, repoussant de sa main Delphine même, comme s'il ne se trouvoit bien que dans l'engourdissement de la mort.

Je remarquai l'embarras des religieuses, témoins de cette scène, et je résolus de faire transporter Léonce dans une maison voisine du couvent, où l'on pourroit le secourir. Delphine ne s'opposa point aux ordres que je donnai, et quand on emporta l'infortuné Léonce, sans qu'il eût repris ses sens, elle se mit à genoux sur le seuil de la porte, le suivit de ses regards tant qu'elle put l'apercevoir, et baissant ensuite son voile, elle se releva, et rentra dans son couvent.

Depuis ce moment, je n'ai pas quitté Léonce ; il n'a pas cessé d'être en délire ; cependant les médecins me donnent l'espoir de sa guérison.

Je vous manderai dans peu de jours, mademoiselle, ce que je veux tenter pour nos malheureux amis ; il faut que je recueille mes pensées, pour l'importante résolution que je dois leur proposer ; en attendant, je leur prodiguerai tous les soins qui peuvent conserver leur vie.

Ne vous affligez pas trop d'être loin d'eux ; daignez croire que mon amitié ne négligera rien pour les secourir.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XI.

LETTRE XI.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Près l'abbaye du Paradis, ce 11 août 1792.

Léonce ne peut pas survivre à son malheur, et je suis certain qu'il a résolu de terminer sa vie. Il m'a interrogé plusieurs fois sur le récit que Delphine m'a fait des événemens qui l'ont amenée à se faire religieuse ; une circonstance se retrace sans cesse à lui, c'est la terrible crainte qu'a éprouvée Delphine de se voir perdue de réputation ; il sent que c'est surtout à cause de lui qu'elle n'a pu supporter l'idée d'être même injustement soupçonnée, et il se regarde comme l'auteur de son propre malheur. Sa fièvre a cessé, mais c'est parce qu'il est décidé, qu'il est calme : il m'a annoncé, avec une sorte de solennité, que dans quatre jours il vouloit avoir un entretien, seul avec Delphine.-Madame de Ternan, me dit-il, ne me le refusera pas, après le mal qu'elle m'a fait ; elle me craint, elle redoute de me parler, mais elle n'osera pas s'exposer inconsidérément à m'irriter. Je veux revoir Delphine près de cette église où elle a permis que les restes de M. de Valorbe fussent déposés.-Je connois Léonce, son caractère, sa passion, sa douleur ; je ne sais ce que moi-même je trouverois à lui dire dans sa situation, pour l'engager à vivre, mais je sais mieux encore qu'il ne veut rien écouter. Delphine, vous n'en doutez pas, n'existera pas un jour après Léonce, et je laisserois périr ainsi ces deux nobles créatures ! Non, que tous les préjugés de la terre s'arment contre moi, n'importe ! je suis sûr que je fais une bonne action, en essayant de rendre à la vie deux êtres dignes du bonheur et de la vertu ; je dédaigne ceux qui me blâmeront, ils ne m'atteindront pas dans l'asile de mon coeur, où je suis content de moi ; ils n'ébranleront point cette parfaite conviction de l'esprit, qui est aussi une conscience pour l'homme éclairé.

Vous saurez dans deux jours, mademoiselle, l'issue de mon projet ; j'espère que vous l'approuverez ; votre suffrage m'est nécessaire ; et plus je sais m'affranchir des vaines clameurs, plus j'ai besoin de l'estime de mes amis.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XII.

LETTRE XII.

M. de Lebensei à mademoiselle d'Albémar.

Ce 13 août, près de l'abbaye du Paradis.

Je crois que mon projet a réussi, cependant vous en allez juger ; madame d'Albémar m'a particulièrement recommandé de ne vous laisser rien ignorer. J'ai été la voir hier matin.-Léonce va terminer sa vie, lui ai-je dit, sa résolution est irrévocablement prise, voulez-vous le sauver ?-Dieu ! s'écria-t-elle, comment pouvez-vous me parler ainsi ! ai-je un autre espoir que de mourir avec lui ? peut-il en exister un autre ? que prétendez-vous, en faisant naître en moi des émotions si violentes ? laissez-moi périr résignée.-Vous avez fait des voeux, repris-je, sans aucune des formalités ordonnées, ils vous ont été surpris cruellement ; je suis fermement convaincu que les scrupules les plus religieux pourroient vous permettre de réclamer votre liberté, si vous en aviez le moyen ; ce moyen, je vous l'offre. Il existe un pays, et ce pays, c'est la France, où l'on a brisé par les lois tous les voeux monastiques ; venez l'habiter avec Léonce, et, bravant l'un et l'autre d'absurdes préjugés, unissez-vous pour jamais à la face du ciel qui l'approuvera.-Que me proposez-vous ? s'écria-t-elle avec un tremblement affreux, puis-je y consentir sans honte ? le croyez-vous ? seroit-il possible ?-Vous souvenez-vous, lui dis-je, qu'il y a près d'un an, lorsque je vous écrivis sur la possibilité du divorce, vous me répondîtes que vous ne connoissiez qu'un devoir, un devoir dont ils dérivoient tous, celui de faire le plus de bien possible, et de ne jamais nuire à qui que ce fût sur la terre ; eh bien ! je vous le demande, qui faites-vous souffrir en brisant ces voeux insensés que le désespoir seul a pu vous arracher ? et vous sauvez Léonce ! lui, pour qui vous avez pris la fatale résolution qui vous perd ! Ne m'avez-vous pas avoué que l'amour seul vous l'avoit inspirée ! eh bien ! que l'amour délie les noeuds funestes qu'il a formés !

-Quoi ! me dit encore Delphine, vous croyez impossible de consoler Léonce, de fortifier assez son âme pour qu'il puisse consacrer sa vie à la gloire et à la vertu ? Ne vous embarrassez pas de mon sort, je me sens frappée à mort, je sens que la nature va bientôt venir à mon secours : s'il veut vivre, je pourrai mourir en paix.-Non, lui répondis-je, je ne dois pas vous le cacher, rien ne peut engager Léonce à supporter sa destinée.-Et lui-même, reprit Delphine, accepteroit-il un parti si contraire à ses idées habituelles, à l'opinion, qu'il a toujours profondément respectée ?-Les grands malheurs, lui répondis-je, les malheurs réels font disparoître les défauts qui sont l'ouvrage des combinaisons factices de la société ; les loisirs et l'agitation du monde irritent les peines de l'imagination ; mais aux approches de la mort, on ne sent plus que la vérité ; Léonce, prêt à périr, saisira avec transport le moyen secourable qui ferme le tombeau sous ses pas ; permettez seulement que je lui donne cet espoir.-Laissez-

Avant que le jour soit fini, vous aurez ma réponse.-Je la quittai ; le soir, elle m'envoya la lettre qu'elle avoit reçue de Léonce, avec la réponse qu'elle m'avoit promise ; les voici toutes deux.

Léonce à Delphine.

Delphine, dans le jardin de ta prison, non loin des lieux où tu n'as pas refusé un sombre asile même à ton ennemi, je veux te voir ; ne sois pas effrayée, j'ai besoin de quelques momens doux avant le dernier, je ne veux pas cesser de vivre dans la disposition où je suis ; il faut que ta voix m'ait attendri ; il ne faut pas que mon âme s'exhale dans un moment de fureur ; rends-la digne du ciel vers lequel elle va remonter.

Infortunée ! veux-tu mourir avec moi, le veux-tu ? C'est quelque chose qui ressemble au bonheur, que de quitter la vie ensemble ; je te donnerai le poignard qu'il faut plonger dans mon coeur ; tu le sentiras, ce coeur, à ses palpitations terribles ; je guiderai le fer et ta main. Bientôt après tu me suivras... non... attends encore, je le veux ; mais qui oseroit exiger de moi que je survécusse à cette rage du destin qui nous sépare, lorsque tant de hasards nous réunissoient ! Je reste seul dans cet univers, où rien de ce qui me fut cher n'est plus auprès de moi. Qui maintenant a le secret de mes douleurs ? qui a connu ma vie passée ? pour qui ne suis-je pas un être nouveau ? faudroit-il recommencer l'existence avec un coeur déchiré ? je la supportois avec peine, même avant d'avoir souffert ; que ferois-je maintenant ?

Ah ! Delphine, donnons un dernier jour à nous voir, à nous entendre ; il y a, crois-moi, beaucoup de douceur dans la mort, je veux la savourer tout entière. Je me fais de ce jour un long avenir ; oui, tous les sentimens que l'homme peut éprouver se trouveront réunis, confondus, et quand le soleil se couchera, la nature, qui m'aura laissé goûter toutes les affections les plus tendres, ne sera-t-elle pas quitte envers moi ?

Lorsque je te reverrai, je porterai déjà la mort dans mon sein : vers la fin du jour, mes yeux s'obscurciront par degrés ; mais les derniers traits que j'apercevrai seront les tiens. Delphine, demain je te dirai tout ce que je pense, dans cette situation sans avenir, sans espérance ; mon âme s'épanchera tout entière dans la tienne ; je goûterai les délices de l'abandon le plus parfait ; les liens de la vie seront brisés d'avance, je n'attendrai plus rien d'elle qu'un dernier jour, une dernière heure d'amour passée près de toi.

Delphine, ne crains rien, demain te laissera un doux souvenir ; espère demain, au lieu de le redouter. Que la mort de ton amant, ainsi préparée, te paroisse ce qu'elle est pour lui, un heureux moment dans un sort funeste ! Adieu.

Delphine à M. de Lebensei.

Voilà sa lettre, monsieur, elle achève de me déterminer ; écrivez-lui vos motifs ; ce qu'il décidera, je l'accepterai.

J'aurois voulu pouvoir consulter une amie, madame de Cerlebe, que la maladie de son père retient loin de moi depuis plusieurs jours ; son esprit n'égale sûrement pas le vôtre ; mais elle est femme, et son opinion sur les devoirs d'une femme doit être plus scrupuleuse ; n'importe, je m'en remets à vous. Je n'ignore pas cependant à quel malheur je m'expose ; il se peut que Léonce condamne ma résolution, et que je sois moins aimée de lui pour l'avoir prise ; je préférerois les tourmens les plus affreux à ce danger ; mais il s'agit de la vie de Léonce, et non de la mienne, tout disparoît devant cette pensée. Je n'ai pu goûter un moment de repos, depuis qu'un homme que je n'aimois point a péri pour moi, et je serois destinée à donner la mort au plus aimable, au plus généreux des hommes ! Non, la honte même, la honte, du moins celle qui n'est point unie aux remords, est plus facile à supporter que le désespoir de ce qu'on aime !

Au fond de mon coeur, je ne me crois point coupable ; mais tout m'annonce que je serai jugée ainsi, que j'offense l'opinion dans toute sa force, dans toute sa violence. Il suffira peut-être à Léonce de savoir que je n'ai pas repoussé un tel dessein, pour cesser de m'aimer. Eh bien ! néanmoins qu'il sache que je ne l'ai pas repoussé !

Si je lui deviens moins chère, il pourra vivre sans moi, je n'aspire qu'à sa vie, tous les sacrifices sont possibles quand il s'agit de le sauver.

Demain, il veut mourir ; demain, s'éteindroit dans mes bras cette âme héroïque et pure : la dernière fois que je l'ai vu, mes cris, mes pleurs l'ont ranimé, et dans quelques jours il seroit de même étendu sans mouvement à mes pieds, de même, mais pour toujours ! Je me dégrade peut-être à ses yeux ; mais soit qu'il refuse ou qu'il accepte, il vivra ; l'impression qu'il recevra de ce que vous allez lui proposer arrêtera son funeste projet : si je détruis ainsi l'amour de Léonce pour moi, je saurai mourir, mais alors il me survivra ; c'est tout ce que je veux. Écrivez-lui donc, j'y consens.

DELPHINE.

Après avoir reçu la lettre de Delphine, j'écrivis à l'instant à Léonce ce que vous allez lire.

M. de Lebensei à M. de Mondoville.

Serez-vous capable d'écouter un conseil courageux, salutaire, énergique ; un conseil qui vous sauve de l'abîme du malheur, pour élever Delphine et vous à la destinée la plus parfaite et la plus pure ? Saurez-vous suivre un parti qui blesse, il est vrai, ce que vous avez ménagé toute votre vie, les convenances ; mais qui s'accorde avec la morale, la raison et l'humanité ?

Je suis né protestant, je n'ai point été élevé, j'en conviens, dans le respect des institutions insensées et barbares qui dévouent tant d'êtres innocens au sacrifice des affections naturelles ; mais faut-il moins en croire mon jugement, parce qu'aucune prévention n'influe sur lui ? l'homme fier, l'homme vertueux ne doit obéir qu'à la morale universelle ; que signifient ces devoirs qui tiennent aux circonstances, qui dépendent du caprice des lois, ou de la volonté des prêtres, et soumettent la conscience de l'homme à la décision d'autres hommes, asservis depuis long-temps sous le joug des mêmes préjugés, et surtout des mêmes intérêts ?

Certes, la morale est d'une assez haute importance, pour que l'Être suprême ait accordé à chacune de ses créatures ce qu'il faut de lumières pour la comprendre et pour la pratiquer ; et ce qui répugne aux coeurs les plus purs, ne peut jamais être un devoir ! écoutez-moi. Les lois de France dégagent Delphine des voeux que de fatales circonstances ont arrachés d'elle ; venez vivre sur le sol fortuné de votre patrie, et, vous unissant à celle que vous aimez, soyez l'homme le plus heureux et le plus digne de l'être. Vous voulez mourir plutôt que de renoncer à Delphine, et l'idée que je vous présente ne s'est point encore offerte à votre esprit ! est-ce un époux qui vous enlève votre amie ? quel est le devoir véritable qui la sépare de vous ? un serment fait à Dieu ? ah ! nous connoissons bien peu nos rapports avec l'Être suprême ; mais sans doute il sait trop bien quelle est notre nature, pour accepter jamais des engagemens irrévocables.

La veille du jour où madame d'Albémar a prononcé ses voeux, toute son âme n'étoit-elle pas livrée aux plus cruelles incertitudes ? Ces funestes voeux ne furent que l'acte d'un moment, suivi du plus amer repentir ; et toute sa destinée seroit attachée à cet instant passionné, qui l'entraîna comme une force extérieure, dont elle ne seroit en rien responsable ! Hélas ! d'un âge à l'autre, il y a souvent dans le même caractère plus de différence, qu'entre deux êtres qui se seroient totalement étrangers ; et l'homme d'un jour enchaîneroit l'homme de toute la vie ! qu'est-ce que l'imagination n'a pas inventé pour se fixer elle-même ! mais de toutes ses chimères, les voeux éternels sont la plus inconcevable et la plus effrayante. La nature morale se soulève, à l'idée de cet esclavage complet de tout notre avenir ; il nous avoit été donné libre, pour y placer l'espérance, et le crime seul pouvoit nous en priver sans retour.

Quand le sort des autres est intéressé dans nos promesses, alors sans doute des devoirs sacrés peuvent en consacrer à jamais la durée ; mais l'Être tout-puissant et souverainement bon n'a pas besoin que sa créature soit fidèle aux voeux imprudens qu'elle lui a faits. Dieu, qui parle à l'homme par la voix de la nature, lui interdit d'avance des engagemens contraires à tous les sentimens, comme à toutes les vertus sociales ; et si d'infortunés téméraires ont abjuré, dans un moment de désespoir, tous les dons de la vie, ce n'est pas le bienfaiteur dont ils les tiennent, qui peut leur défendre d'appeler de ce suicide, pour faire du bien et pour aimer.

Je n'ai pas besoin de vous parler davantage sur la folie des voeux religieux, vous pensez à cet égard comme moi ; mais si le malheur ne vous a point changé, la crainte du blâme agit fortement sur vous ; et lorsqu'à Zurich je voulois vous préparer à l'événement cruel qui vous menaçoit, je vous vis tressaillir, au moment où j'osai vous conseiller le mépris de l'opinion, ce mépris sans lequel je prévoyois que le bonheur ne pouvoit vous être rendu. Peut-être aussi éprouvez-vous de la répugnance à faire usage des lois françoises, qui sont la suite d'une révolution que vous n'aimez pas.

Mon ami, cette révolution que beaucoup d'attentats ont malheureusement souillée, sera jugée dans la postérité par la liberté qu'elle assurera à la France ; s'il n'en devoit résulter que diverses formes d'esclavage, ce seroit la période de l'histoire la plus honteuse ; mais si la liberté doit en sortir, le bonheur, la gloire, la vertu, tout ce qu'il y a de noble dans l'espèce humaine est si intimement uni à la liberté, que les siècles ont toujours fait grâce aux événemens qui l'ont amenée !

Au reste, ai-je besoin de discuter avec vous ce qu'on doit penser des lois de France ? jugez vous-même les circonstances qui ont accompagné les voeux de Delphine, la précipitation de ces voeux, les moyens employés par madame de Ternan pour abréger le noviciat ; quel est le tribunal d'équité, dans quelque lieu, dans quelque époque que ce fût, qui ne releveroit pas Delphine de semblables engagemens !

Aucun sentiment de délicatesse, aucun scrupule de conscience, ne s'opposent au parti que je vous propose ; il n'est donc question que d'un seul obstacle, d'un seul danger, le blâme de la plupart des personnes de votre classe avec qui vous avez l'habitude de vivre.

Avez-vous bien réfléchi, mon cher Léonce, sur la peine que vous causera cet injuste blâme, quand il seroit vrai qu'il fût impossible de l'apaiser ? Heureux, le plus heureux des mortels dans votre intérieur, vivez dans la solitude, et renoncez à voir ceux dont l'opinion ne seroit pas d'accord avec la vôtre. Vous oublierez les hommes que vous ne verrez pas, et vous transporterez ailleurs qu'au milieu d'eux, votre considération et votre existence. L'imagination ne peut se guérir, quand la présence des mêmes objets renouvelle ses impressions ; mais elle se calme, lorsque pendant long-temps rien ne lui rappelle ce qui la blesse. Il y a dans presque tous les hommes quelque chose qui tient de la folie, une susceptibilité quelconque qui les fait souffrir, une foiblesse qu'ils n'avouent jamais, et qui a plus d'empire sur eux cependant que tous les motifs dont ils parlent ; c'est comme une manie de l'âme, que des circonstances particulières à chaque homme ont fait naître ; il faut la traiter soi-même, comme elle le seroit par des médecins éclairés, si elle avoit dérangé complètement les organes de la raison ; il faut éviter les objets qui réveilleroient cette manie, se faire un genre de vie et des occupations nouvelles, ruser avec son imagination, pour ainsi dire, au lieu de vouloir l'asservir ; car elle influe toujours sur notre bonheur, alors même qu'on l'empêche de diriger notre conduite. Je ne viens donc point avec des lieux communs de philosophie, vous conseiller de triompher de vos inquiétudes sur tout ce qui tient à l'opinion ; mais je vous dis d'adopter une manière de vivre qui vous mette à l'abri de ces inquiétudes.

Votre amour pour Delphine doit vous rendre la solitude bien douce avec elle ; n'admettez dans votre intimité que quelques amis exempts de préjugés et qui jouiront de votre bonheur. Vous voulez mourir, dites-vous ? Mais n'est-ce pas immoler aussi Delphine ? elle ne vous survivra pas, vous n'en pouvez douter ; et vous renonceriez l'un et l'autre à la plus belle des destinées, à l'amour dans le mariage, parce qu'il existera quelques hommes qui vous blâmeront ! Rappelez-vous un à un ces hommes dont vous redoutez le jugement ; en est-il qui vous parussent mériter le sacrifice d'un jour, d'une heure de la société de Delphine ? et pour tous réunis, vous lui donneriez la mort ! Vous pouvez généraliser d'une manière assez noble les sentimens qu'inspire la crainte de blesser l'opinion des hommes, mais représentez-vous en détail ce que vous redoutez. Une visite qu'on ne fera pas à votre femme, une invitation qu'elle ne recevra pas, une révérence qui lui sera refusée ; vous aurez honte de mettre en balance le bonheur et l'amour avec ces misérables égards de politesse, que le pouvoir obtient toujours, quelque mal qu'il ait fait, chaque fois qu'il menace d'en faire plus encore.

Ah ! si votre conscience étoit d'accord avec ce que les hommes diroient de vous, chacun d'eux pourroit vous humilier, car votre coeur ne conserveroit en lui-même aucune force pour se relever ; mais est-ce vous, Léonce, est-ce vous à qui l'amour et la vertu, les affections du coeur et le repos de la conscience ne suffiroient pas pour supporter la vie ! Si vous vous trouviez tout à coup transporté sur les rives de l'Orénoque avec Delphine, vous y seriez heureux, parfaitement heureux.

Eh bien ! vous avez de plus les plaisirs et les jouissances que la fortune et les arts de la civilisation peuvent donner.

Seroit-il possible, que des êtres qui n'ont pour vous aucun genre d'attachement, des êtres qui emploieroient un quart d'heure de leur journée à vous blâmer, mais qui n'en auroient pas consacré autant à vous rendre le plus important service, seroit-il possible qu'ils se plaçassent entre Delphine et vous, et vous empêchassent de vous réunir ! Ils seroient bien étonnés, Léonce, des sacrifices que vous leur feriez, ces redoutables censeurs ; ils seroient bien fiers d'avoir blessé de leurs petites armes, un caractère qu'ils croyoient eux-mêmes au-dessus de leurs atteintes !

Votre sang, celui de Delphine, couleroient, non pour l'amour, non pour le remords, mais pour les frivoles discours de telle société, de tel cercle de femmes, parmi lesquelles vous ne daigneriez pas choisir une amie, mais à qui vous croyez devoir immoler celle que le ciel vous a donnée dans un jour de munificence !

Léonce, j'ai réduit votre désespoir à son unique cause ; désormais il ne peut plus en exister d'autres ; j'ai dégradé dans votre esprit jusqu'à votre douleur. Repoussez les fantômes qui pourraient vous intimider encore ; regardez le ciel, revoyez la nature, parcourez pendant quelques heures les montagnes qui nous environnent, considérez la terre de leur sommet, et dites-moi si vous ne sentez pas que toutes les misérables peines de la société restent au niveau du brouillard des villes, et ne s'élèvent jamais plus haut. Croyez-moi, les rapports continuels avec les hommes troublent les lumières de l'esprit, étouffent dans l'âme les principes de l'énergie et de l'élévation ; le talent, l'amour, la morale, ces feux du ciel, ne s'enflamment que dans la solitude. Léonce, vous pouvez être heureux dans la retraite, vous le serez avec Delphine.

Vous êtes tous les deux pleins de jeunesse, d'amour et de vertu, et vous formez le projet d'anéantir tous ces dons avec la vie ! Dans les beaux jours de l'été, sous un ciel serein, la nature vous appelle, et la méchanceté des hommes vous rendroit sourds à sa voix ! L'intention du Créateur ne se manifeste qu'obscurément dans toutes ces combinaisons de la société, que les passions et les intérêts ont compliquées de tant de manières ; mais le but sublime d'un Dieu bienfaisant, vous le retrouverez dans votre propre coeur, vous le comprendrez au milieu des beautés de la campagne, vous l'adorerez aux pieds de Delphine ! Mon ami, c'en est assez, votre coeur doit s'indigner de mon insistance.

Delphine sait le conseil que je vous donne, Delphine l'approuve ; c'est aux femmes peut-être qu'il est permis de trembler devant l'opinion ; mais c'est aux hommes, c'est à Léonce surtout qu'il convient de la diriger, ou de s'en affranchir.

H. DE LEBENSEI.

On porta cette lettre à M. de Mondoville ; il resta trois heures enfermé, depuis le moment où elle lui fut remise ; enfin, après ce temps, il donna sa réponse à mon domestique, d'un air calme, mais sérieux. Il ne me fit point demander ; il défendit à ses gens d'entrer dans sa chambre le reste de la soirée. Voici cette réponse.

M. de Mondoville à M. de Lebensei.

Delphine a donné son consentement à votre proposition, je l'accepte ; elle change mon sort, elle change le sien ; nous vivrons, et nous vivrons ensemble, quel avenir inattendu ! demain devoit être mon dernier jour, il sera le premier d'une existence nouvelle ; Delphine enfin sera donc heureuse ! Adieu, mon ami ; je vous dois la vie ; je vous dois bien plus, puisque vous croyez que Delphine ne m'auroit pas survécu.

Achevez de terminer les arrangemens nécessaires à notre départ et à notre établissement, je me sens incapable de tout, après de si violentes secousses.

LÉONCE DE MONDOVILLE.

Dans les premiers momens, j'étois parfaitement content de cette lettre, et je la portai, plein de joie, à Delphine ; elle la lut d'abord vite, une seconde fois lentement ; puis me la remettant, elle me dit :-Le parti qu'il prend lui coûte cruellement ; examinez quelle est sa première pensée, le consentement que j'ai donné à ce parti ; et plus loin, il espère que je serai heureuse ! dit-il un seul mot de lui ? et cette manière de vous charger de tous les détails, n'est-ce pas une preuve qu'ils lui sont tous pénibles ? et bien d'autres nuances encore... Mais il vivra, l'impression est faite, il vivra. Mon ami, ajouta-t-elle, ne terminez rien, je veux seule conserver la décision de mon sort. J'obtiendrai de madame de Ternan, que ma douleur fatigue, et qui redoute le ressentiment de Léonce, la permission, d'aller prendre les eaux de Baden, près de Zurich ; l'état de ma santé motive cette demande, elle ne me sera point refusée. Je serai seule avec Léonce, nous causerons librement ensemble, et, quoi qu'il arrive, je l'aurai fait du moins renoncer au projet funeste qui menaçoit sa vie.-

Voilà, mademoiselle, dans quelle situation se trouvent maintenant, les deux personnes du monde qui mériteroient le plus d'être heureuses.

J'espère que pendant le séjour de madame d'Albémar à Baden, ses inquiétudes et les peines de Léonce se dissiperont entièrement ; je leur ai donné tous les secours que l'amour peut recevoir de l'amitié ; leur sort maintenant ne dépend plus que d'eux seuls. [C'est ici que commençoit l'ancien dénoûment de Delphine ; je remplis les intentions de ma mère, en y substituant celui que l'on va lire, tel que je l'ai trouvé dans ses manuscrits.

Mais comme l'ancien dénoûment contient des beautés que l'on peut admirer, indépendamment de leur liaison avec le reste du tableau, je l'ai placé, en variante, à la fin de ce volume. (Note de l'Éditeur.)]

La lettre de Léonce à M. de Lebensei donna, comme on le voit, beaucoup d'inquiétude à Delphine. Cependant, l'espoir de s'unir à Léonce lui causoit tant de bonheur, qu'elle écartoit sans s'en apercevoir tout ce qui pouvoit troubler une impression si douce ; elle résolut cependant de ne prendre aucun parti avant deux mois, et de passer ce temps avec Léonce aux eaux de Baden ; le mauvais état de sa santé, et la crainte qu'avoit madame de Ternan de rien refuser à Léonce, rendoient facile pour elle d'obtenir la permission de s'absenter pendant quelque temps ; elle prit donc une maison de campagne assez solitaire, auprès de Baden, et c'est là qu'elle revit Léonce. En se retrouvant, ils éprouvèrent un sentiment de bonheur qui s'exprima par beaucoup de larmes. Je ne sais s'il existoit au fond du coeur de l'un et de l'autre des pensées pénibles, si la délicatesse de Delphine lui reprochoit de rompre ses voeux, et si Léonce pressentoit confusément ce qu'il éprouveroit, lorsque le monde sauroit la résolution de Delphine et la sienne, mais tous les deux évitoient de se parler sur leur avenir, et sembloient goûter le présent en repoussant la crainte, et même l'espérance. A Bellerive, Léonce souhaitoit avec fureur de posséder celle qu'il aimoit ; dans la solitude, près de Baden, il ne se seroit pas permis un témoignage d'amour qui auroit pu faire croire à Delphine qu'il n'étoit pas déterminé à l'épouser. Ses manières avec elle étoient tendres et respectueuses ; il tomboit souvent dans de profondes rêveries ; en la regardant, ses yeux se remplissoient de pleurs.

Quand Delphine lui adressoit quelques paroles sensibles, et souvent même aussi quand elle paroissoit calme et heureuse, Léonce éprouvoit une émotion qui sembloit autant appartenir à la mélancolie qu'à la joie. Ils lisoient ensemble, ils faisoient de la musique ensemble, ils éprouvoient chaque jour davantage que leur esprit et leur âme étoient parfaitement en harmonie ; cependant, il y avoit un point par où leurs coeurs ne se touchaient pas, et, d'un commun accord, ils évitoient ce qui pouvoit le leur faire sentir.

Delphine étoit inépuisable dans la solitude ; elle embellissoit de mille manières cette existence idéale, que l'imagination et l'amour peuvent rendre si animée et si douce ; elle savoit trouver dans les poètes, dans les ouvrages dramatiques, ces morceaux qui appartiennent aux plus heureux momens de l'inspiration, et font éprouver à l'âme la délicieuse sensation de l'enthousiasme, le pur sentiment de l'élévation : ils sont en petit nombre, ces vers délicieux, ou ces pages sensibles, qui répondent parfaitement à nos impressions secrètes, et développent en nous une existence nouvelle : il suffit d'un mot froid ou déplacé, pour nous tirer tout à coup de cette extase du coeur qui fait oublier le reste du monde ; mais, quand l'émotion est complète, quand rien n'en détourne, et que l'on peut admirer de toute la puissance de sa sensibilité, quel bonheur de faire partager cette impression à ce qu'on aime, de pleurer près de lui, de voir son attendrissement, de sentir sa main pressée par la sienne, d'être averti enfin, par les plus douces impressions, que le même sentiment remplit deux âmes à la fois, et que si les portes du ciel s'ouvroient dans cet instant, elles y entreroient ensemble !

Léonce et Delphine passoient de la poésie à la musique, mystérieuse puissance qui jette dans le vague nos pensées, et nous plonge quelquefois dans une rêverie toute céleste.

Il semble que c'est aux sons de la musique qu'on voudroit passer de ce monde dans une meilleure vie ; il semble qu'il y a des secrets de notre nature que notre esprit ne peut découvrir, et qui nous sont comme indiqués par l'exaltation qu'inspire la musique ; et, s'il nous arrive souvent d'éprouver cette exaltation dans la solitude, quelles paroles pourront la peindre, quand elle est partagée par ce qu'on aime ! Delphine, en jouant de la harpe, en écoutant Isore, qu'un maître habile accompagnoit, savoit Léonce près d'elle ; elle se sentoit regardée par lui, environnée de son intérêt protecteur ; elle éprouvoit ce repos délicieux qu'on ne peut goûter que quand le coeur est parfaitement satisfait. Sa santé étoit moins bonne qu'autrefois ; mais cet état de foiblesse ajoutoit au charme de sa situation. Quand il lui venoit quelques inquiétudes sur les dispositions futures de Léonce, sur le bonheur qu'il goûteroit, lorsqu'il seroit uni avec elle, l'idée confuse que peut-être elle ne vivroit pas longtemps amortissoit ses inquiétudes ; un nuage couvroit ses craintes, et laissoit à sa félicité présente toute sa vivacité. On s'étonnera peut-être que Delphine, dont l'esprit étoit si pénétrant, ne cherchât point à découvrir l'avenir avec certitude ; mais qui n'a pas éprouvé cette sorte d'aveuglement, quand le bonheur présent avoit une grande force ! Ne se fait-on pas quelquefois illusion jusqu'au moment du départ, sur la douleur même de la séparation ? Tant que l'on voit l'objet qu'on aime, on n'a pas l'idée de l'absence, et l'imagination, ébranlée par le coeur, est tantôt follement inquiète, tantôt follement rassurée.

Léonce et Delphine se promenoient ensemble dans ce beau pays, où la nature est si poétique ; ils en sentoient les merveilles avec délices ; quelquefois ils s'arrêtoient pour considérer les accidens des nuages au milieu des montagnes.

Ils écoutoient le vent, ils regardoient tomber les torrens, et trouvoient je ne sais quel charme dans le frémissement qu'inspire une nature sombre, dans le besoin qu'elle donne de s'appuyer l'un sur l'autre, et d'animer le désert par nos sentimens et nos espérances. Quelquefois il échappoit à Léonce de dire : «Oh ! que la nature seroit belle, si le souvenir des hommes ne nous y poursuivoit pas !» et il parloit avec amertume de la société.

Delphine exprimoit des sentimens plus doux ; elle se sentoit heureuse, son coeur étoit plein d'indulgence. «Qui peut, disoit-elle à Léonce, connoître et mesurer les diverses circonstances qui disposent de la conduite et des opinions des hommes ; je pardonne beaucoup, par exemple, à ceux qui souffrent, de quelque manière que ce soit. On ne sait pas quel ravage le malheur produit dans le coeur ; je ne suis sévère que pour la prospérité, et c'est bien rarement qu'on la rencontre. Il y a tant de souffrances cachées au fond de l'âme ! Mon ami, il faut beaucoup plaindre ; car la plupart des torts sont précédés par de grandes douleurs.-Oui, dit Léonce en soupirant ; mais pourquoi ?... Puis il s'arrêta, et voulut rassurer Delphine, comme s'il lui eût confié ce qui l'occupoit Elle le regarda avec étonnement ; un sentiment de terreur s'empara d'elle ; Léonce le vit et le dissipa ; car il aimoit, car il étoit aimé, et rien ne résiste à cette magie.

Delphine étoit véritablement fascinée par l'amour : après deux années de peines, elle avoit tellement besoin d'être heureuse, qu'elle rejetoit loin d'elle tous les doutes, comme cette mère qui répétoit sans cesse pendant la maladie de son enfant : Il ne mourra pas, non, il ne mourra pas, car Dieu sait que je ne pourrois pas le supporter.

Léonce reçut une lettre d'un de ses amis émigrés, qui le prioit d'aller le trouver à son passage à Lausanne.

Delphine ne put voir Léonce s'éloigner, même pour peu de jours, sans éprouver une peine très-vive : peut-être craignoit-elle d'avoir du temps pour réfléchir, et pour approfondir ce qu'elle ne vouloit pas s'avouer ; mais elle versa beaucoup de larmes avant de le quitter ; et, descendant pour l'accompagner jusque sur le seuil de la porte, elle répéta : «O mon Dieu ! protégez-nous, bénissez-nous !» Léonce s'arrêta, prêt à monter à cheval, et lui demanda avec inquiétude, quel sentiment lui inspiroit cette prière. «Aucun qui doive vous alarmer, lui dit-elle ; mais quand le coeur est plein d'affection, ne faut-il pas prier Dieu pour ce qu'on aime ? Nos plus vifs sentimens ont si peu de puissance, comment ne pas frémir en se séparant, si l'on n'en appelle pas au secours du ciel.»

Léonce écrivit à Delphine pendant son absence, qui se prolongea quelques jours ; ses lettres étoient tendres, mais courtes ; il donnoit toujours un prétexte pour les abréger ; il étoit aisé de voir qu'il craignoit de développer ses sentimens. Les impressions qu'on éprouve se trahissent plus facilement encore peut-être dans les lettres que dans la conversation. La présence de la personne qu'on aime vous attendrit toujours, quand vous lui parlez ; mais séparé d'elle, ce que vous écrivez appartient à vos sentimens les plus profonds et les plus habituels. Si vous aimez parfaitement, si vous êtes dans une situation simple, vous êtes inépuisable en expressions passionnées ; mais, s'il faut expliquer des combats, modifier des sentimens, on a peur des mots dont on se sert, des paroles qui vont prendre un caractère de fixité, qui seront relues vingt fois, et dont l'impression profonde ne pourra peut-être plus s'effacer.

Delphine, en recevant les lettres de Léonce, éprouvoit d'abord une sensation très-pénible ; mais, comme il se servoit cependant des mêmes termes de tendresse, elle se disoit que ses lettres prouvoient sa sécurité, et que l'amour, certain d'obtenir ce qu'il souhaite, ne pouvoit pas avoir le même langage que la passion agitée.

Elle relisoit ces lettres ; elle cherchoit, dans une expression contenue, les trésors de sentiment dont son coeur avoit besoin ; elle retardoit enfin de tous ses efforts ce cruel moment où l'on commence à juger ce qu'on aime, à connoître avec précision le degré de sentiment que l'on inspire.

Léonce cependant n'étoit pas moins amoureux de Delphine ; elle lui étoit aussi chère que jamais ; mais il frémissoit à la pensée de l'effet que produiroit dans le monde son mariage avec une femme qui rompoit ses voeux, quittoit l'état de religieuse, et s'appuyoit de lois que l'opinion n'avoit point encore sanctionnées, pour faire une démarche si hasardée. Il n'avoit osé parler de son projet à aucun des amis qu'il avoit rencontrés à Lausanne ; mais il avoit essayé, dans la conversation générale, de mettre en avant quelques thèses qui pussent les engager à montrer leur manière de voir, et tous ses essais avoient été les plus malheureux du monde. Ses amis quittoient la France par haine des principes qui auroient pu favoriser la rupture des voeux ; et tout ce qu'ils disoient, trop d'accord avec les idées de Léonce, lui faisoit souffrir mille morts. Il revint à Baden, plus décidé que jamais à se séparer entièrement du monde ; il se flattoit encore que, s'il ne rencontroit personne qui lui parlât de sa situation, il parviendroit à oublier ce que les autres en pourroient penser. Mais tous ces combats qui se passoient en lui-même, remplissoient son coeur de tristesse, et il revit Delphine sans que cette tristesse fût dissipée. Elle n'osa pas l'interroger sur le sentiment qui l'occupoit ; et, gardant Isore auprès d'elle, elle évita de rester seule avec lui.

Isore vouloit fêter le retour de Léonce ; elle avoit préparé pour le lendemain, avec quelques-unes de ses petites compagnes, dans un bosquet du jardin, des fleurs, de la danse et de la musique.

Delphine ne s'opposa point au désir d'Isore, et conduisit vers le soir Léonce près des lieux que sa petite amie avoit entourés de guirlandes. Léonce éprouva d'abord un sentiment d'inquiétude sur cette fête ; il craignoit ce qu'Isore pouvoit dire ; il craignoit sa propre émotion ; enfin, il avoit au fond du coeur un malaise qu'il parvenoit à cacher, lorsque rien d'inattendu ne le surprenoit, mais qui lui faisoit craindre vivement tout ce qui pouvoit troubler son âme. Cependant, la grâce charmante d'Isore, sa gaîté, la simplicité de ses chants, qui n'exprimoient que la reconnoissance, le calme et le bonheur, tout ce qu'il y avoit de champêtre et de paisible dans sa petite fête éloigna par degrés de la mémoire de Léonce, les souvenirs importuns de la société, et il se livra sans arrière-pensée aux douces émotions qu'il éprouvoit. Au milieu de cette fête, et dans le moment où il regardoit son amie avec le plus d'amour et d'espoir, deux instrumens à vent, d'une justesse et d'une beauté parfaites, se firent entendre à quelque distance, et les petites filles elles-mêmes suspendirent leur danse, pour écouter ces sons si doux et si mélancoliques. «Pourquoi, dit Léonce à Delphine, mêler aux joies de l'enfance des impressions d'une nature si sérieuse ?» Delphine ne répondit rien, et les instrumens continuèrent à jouer la complainte de Marie Stuart, air écossais de la plus touchante et de la plus noble simplicité. Léonce, profondément ému, répéta encore avec un accent douloureux : «Delphine, pourquoi des larmes au milieu du bonheur ? Vous me faites mal, bien mal !-Léonce, lui dit-elle alors, j'ai voulu attacher mon souvenir à cet air ; dans quelque lieu du monde que vous l'entendiez, je veux qu'il vous rappelle Delphine.-Grand Dieu ! reprit-il avec force, est-ce que vous vous imaginez que nous serons jamais séparés ? que voulez-vous dire ? expliquez-vous.» et il l'entraîna loin du jardin et de la fête.

Ils se trouvèrent ensemble dans le bois qui environnoit leur maison, près d'une salle de verdure, où les habitans de Baden avoient coutume de se réunir. Delphine gardoit le silence, et les vives prières de Léonce ne pouvoient pas obtenir d'elle une seule réponse ; elle marchoit appuyée sur lui ; elle vouloit parler, mais elle frémissoit de tout ce qui pouvoit naître du premier mot, et prolongeoit le vague du silence aussi long-temps qu'elle pouvoit. Tout à coup ils entendirent dans le lointain une marche vive et animée ; et, s'approchant pour l'écouter, ils virent passer des jeunes filles qui ramenoient de l'église une charmante personne, qui venoit de se marier avec l'homme qu'elle aimoit ; Léonce et Delphine les avoient entendu nommer ; ils les avoient vus passer une fois, et les reconnurent à l'instant. Une émotion inexplicable s'empara de tous les deux au même moment ; ils s'approchèrent de la salle de danse où se rendoit la joyeuse troupe, et ils contemplèrent long-temps le jeune homme et la jeune femme, qui étoient l'image du plus parfait bonheur : la physionomie de l'homme exprimoit cet intérêt calme et tendre, qui devoit servir de guide et d'appui à sa douce compagne ; sa femme le regardoit avec confiance, comme le généreux souverain de son coeur et de sa vie ; ils s'avançoient ensemble, comme Adam et Ève dans le paradis, la main dans la main, hand in hand, et goûtoient tous les plaisirs de la vie ; exaltés par l'amour, ils dansoient avec une légèreté, avec une gaîté remarquable ; les airs vifs des allemandes-suisses étoient encore animés par un tambour qui marquoit la mesure avec force ; ils regardoient les compagnons de leur enfance, ils s'entremêloient à leurs danses, pour se montrer reconnoissans de la bienveillance qu'on leur témoignoit ; mais on voyoit bien qu'ils existaient seuls l'un pour l'autre dans l'univers.

Ils se cherchoient, ils ne se perdoient pas de vue, et quand ils se retrouvoient, il sembloit que la terre bondissoit sous leurs pieds, et qu'ils étaient portés dans l'air sur les ailes d'un bonheur céleste. Quel spectacle pour Delphine ! Il y avoit bien long-temps qu'elle n'avoit vu de fête, et depuis un an surtout, elle n'avoit vécu que dans la retraite et la douleur ; elle se sentit comme étourdie par tant de sensations diverses ; et, s'appuyant contre un arbre, ses regards étoient attachés sur cette femme couronnée de fleurs, entourée des bras de son ami, et s'enivrant de la plus délicieuse coupe de la vie, de l'amour dans le mariage.

Léonce étoit près de Delphine ; et quoiqu'il ne parlât point, Delphine sentoit qu'il partageoit toutes ses impressions. Il avoit des regards si éloquens, une expression si touchante ! «Léonce, lui dit-elle en lui montrant l'heureux couple, ils sont heureux, et moi, jamais ! jamais !-Il faut que je vous parle, s'écria Léonce, il le faut ; écoutez-moi ce soir, je le veux.-Moi, répondit-elle, je le veux aussi ;» et ils s'éloignèrent en silence. Il étoit tard quand ils revinrent chez eux ; tout dormoit dans la maison ; Léonce, en se voyant seul avec Delphine, se jeta à ses pieds, et lui avoua toutes les pensées qui l'avoient troublé. Elle voulut à l'instant lui rendre sa parole, retourner dans son couvent ; mais il lui exprima son amour avec tant de vérité, mais il chercha tellement à la convaincre que, dans la solitude, avec elle, il seroit parfaitement heureux, qu'elle consentit doucement à l'entendre développer ses projets. Il étoit parti de France avec un passe-port ; il pouvoit y retourner sans danger ; il lui proposa de la mener à sa terre de Mondoville, de l'épouser à son arrivée, et de s'y fixer pour toujours.

Quand elle s'inquiétoit des sacrifices qu'il lui faisoit, en quittant ainsi le monde, il lui représentoit qu'au milieu des événemens cruels qui déchiroient son pays, il n'y avoit ni honneur, ni sûreté que dans la solitude.

Delphine revenoit souvent à la crainte qui l'agitoit le plus ; elle demandoit à Léonce si, dans le fond de son coeur, il ne l'estimoit pas moins, pour le sacrifice même qu'elle étoit disposée à lui faire. «Je sais, lui dit-elle, que l'amour, et l'amour seul, pouvoit vaincre la répugnance que j'éprouve à sortir de ma retraite ; je ne m'explique pas précisément la nature du devoir qui pouvoit m'y retenir ; mais je sens cependant que, de quelque manière que les voeux m'aient été arrachés, il eût été plus délicat de m'y soumettre ; je le sens, et mon irrésistible passion pour toi m'entraîne ; le reste du monde ne recevra pas cette excuse ; mais si tu l'acceptes, Léonce, c'en est assez. Ah, Dieu ! si ton coeur se blâsoit sur l'excès même de mon affection, si ton imagination, qui ne peut rien souhaiter au-delà de ce que j'éprouve, se lassoit de notre bonheur, alors, tu réfléchirois sur ma faute.»

Léonce interrompit Delphine par les protestations les plus vives et les plus sincères. Dans ce moment, le jour commençoit à paroître ; leur entretien avoit duré toute la nuit sans qu'ils s'en fussent doutés.

Les premiers rayons du soleil levant leur causèrent à tous deux une grande émotion ; ils se sentirent un témoin, et, s'avançant vers la fenêtre, ils se dirent qu'ils s'aimoient en présence du ciel. L'aspect de l'horizon étoit singulièrement majestueux ; la nature se réveilloit, les êtres vivans dormoient encore ; Léonce et Delphine célébroient seuls la toute-puissance du Créateur.

Léonce, qui jusqu'alors s'étoit peu occupé d'idées religieuses, parut les saisir avec ardeur ; il vouloit échapper aux hommes ; il cherchoit un asile au fond de sa conscience : car dans le sein de l'homme vertueux, dit Sénèque, Je ne sais quel Dieu, mais il habite un Dieu. Tous les sentimens désintéressés, toutes les idées élevées, toutes les affections profondes, ont un caractère religieux ; chacun entend à sa manière cette révélation de l'âme ; mais il n'existe aucune émotion tendre et généreuse qui ne nous fasse désirer un autre monde, une autre vie, une région plus pure, où la vertu retrouve sa patrie. Léonce mit un genou en terre devant Delphine ; Delphine se pencha sur lui, et ses cheveux couvrirent presque en entier la belle tête de son amant. Il se releva en la pressant sur son coeur ; et, passant à son doigt un anneau, gage de sa foi, il lui promit devant Dieu de la prendre pour son épouse.

«Être tout-puissant, s'écria Delphine en élevant ses mains vers le ciel, je n'aurai jamais ni plus de bonheur ni plus d'amour : fermez mes yeux pour toujours ; en ce moment, j'ai touché les bornes de l'existence ! pourquoi redescendre vers l'incertain avenir !-Quel souhait ! s'écria Léonce ; arrête ! arrête !» et il trembloit, comme si les paroles de Delphine avoient pu attirer la mort sur sa tête.

Pourquoi trembloit-il ? pourquoi crioit-il, arrête ? Quand la pauvre Delphine formoit ce voeu, peut-être étoit-il inspiré par son bon génie.

Le lendemain, Léonce et Delphine partirent pour Mondoville, et ce voyage fut encore très-heureux. Il n'y a rien de si doux que de voyager avec ce qu'on aime ! Le sentiment d'isolement que fait éprouver cette situation, ce sentiment pénible, quand on est seul, est précisément ce qui rend les jouissances de l'affection plus délicieuses.

Vous ne connoissez personne, personne ne vous connoît ; vous traversez des pays nouveaux, votre curiosité est agréablement satisfaite, mais rien ne vous distrait de l'idée profonde qui remplit votre coeur ; vous aimez à sentir à chaque instant la différence de cet univers étranger qui passe devant vos yeux, avec cet être si cher, si intime, que vous avez près de vous, et qu'aucune affaire, aucune relation de société ne vous enlèvera, même pour un moment.

La santé de Delphine étoit restée très-foible, depuis les peines qu'elle avoit éprouvées à l'abbaye du Paradis ; les soins de Léonce pour elle étoient inépuisables ; elle étoit placée dans sa voiture entre Isore et lui, et l'enfance et l'amour rivalisoient auprès d'elle de tendresse. Léonce étoit l'ange tutélaire de son amie, dans les plus petites comme dans les plus grandes circonstances. Cette protection habituelle, le commencement de la vie domestique, plongeoit Delphine dans la rêverie enchanteresse du bonheur ; à chaque poste elle s'étonnoit que le chemin fût si court ; elle perdoit du temps sous mille prétextes ; elle ralentissoit le voyage, elle craignoit d'arriver, soit qu'un pressentiment l'avertît qu'elle devoit craindre le séjour de Mondoville, soit que dans un état heureux, le moindre changement fasse peur. Tout conspire en nous-mêmes comme au dehors de nous, contre ces impressions si délicates et si vives, qui satisfont à la fois l'imagination et le coeur, et le plus simple hasard suffit pour les détruire.

Léonce fut reçu avec beaucoup d'affection et de respect, dans la terre qu'avoient habitée long-temps son père et sa mère. Mondoville étoit près de la Vendée, où se rassembloient les royalistes, et l'ancienne considération que l'on avoit pour les seigneurs de terres s'y étoit conservée ; on y détestoit assez généralement tout ce qui tenoit à la révolution, et les opinions nouvelles n'y avoient point encore pénétré.

Delphine s'enferma chez elle avec Isore, pendant que Léonce vit les personnes auxquelles il avoit affaire. Léonce, en arrivant, donna quelques jours à la vive douleur que lui causa la nouvelle de la mort de son respectable ami, M. Barton : il vouloit le consulter, se confier à lui : il n'étoit plus. A peine eut-il passé quelque temps à Mondoville, que le bruit s'y répandit sourdement qu'il avoit amené avec lui une religieuse, et qu'il comptoit l'épouser ; il ne sut point précisément quel effet produisit ce bruit ; personne ne l'en avertit, mais il vit une sorte de contrainte dans la manière de quelques vieux serviteurs de ses parens, et, comme il craignoit d'en découvrir la cause, il n'interrogea personne ; mais chaque jour il devenoit plus sombre, et, sous des prétextes divers, il éloignoit souvent les occasions de s'entretenir avec Delphine. Delphine s'en aperçut promptement. La crainte d'être moins aimée l'emportant sur tout, l'empêchoit de réfléchir sur ce que sa situation avoit d'horrible ; mais néanmoins un sentiment d'humiliation aiguisoit quelquefois son désespoir ; sa dépendance, son isolement, le sacrifice de sa réputation, de son existence, toutes ces preuves de dévouement qu'il lui avoit été si doux de donner, lui causoient quelquefois, non des regrets, mais une crainte délicate et naturelle : elle sentoit que Léonce se croiroit obligé à l'épouser, et cette idée lui étoit affreuse. Enfin, un matin, l'altération de Delphine, dont la santé dépérissoit chaque jour, frappa tellement Léonce, qu'il fut tout à coup saisi par un sentiment de terreur et de remords ; et, après lui avoir prodigué les expressions d'amour les plus tendres, il sortit de chez elle, résolu d'aller à l'instant chez le maire, pour déclarer l'intention où il étoit de se marier, et de choisir le jour où il conduiroit Delphine à l'autel.

Au moment où il arriva, l'on recevoit la nouvelle des massacres qui avoient eu lieu le deux septembre à Paris, et toutes les femmes s'étoient précipitées dans la salle de l'hôtel de ville, pour en apprendre les détails.

Plusieurs d'entre elles connoissoient quelques-uns de ceux qui avoient péri, et tous les esprits étoient très-agités par cette horrible nouvelle. Léonce étoit tellement troublé de ce qu'il alloit faire, qu'il ne s'informa point du sujet de la rumeur générale ; et, s'avançant rapidement vers le maire, il lui annonça, avec une voix d'autant plus haute et d'autant plus ferme, qu'il vouloit cacher son agitation intérieure, la résolution où il étoit d'épouser madame d'Albémar. Le maire, qui avoit été autrefois attaché à la famille de Mondoville, baissa les yeux, soupira, et écrivit en silence le nom de Léonce, et celui de madame d'Albémar. A l'instant un murmure retentit dans toute la salle, et Léonce entendit plusieurs voix qui disoient : Quoi, notre jeune seigneur va épouser une religieuse qui fuit de son couvent ! quoi, il déshonore ainsi son nom ! ah ! que diraient ses parens, s'ils vivaient encore ! Aucun homme sur la terre ne pouvoit éprouver une douleur égale à celle que ces paroles causèrent à Léonce ; cependant, il fit effort sur lui pour marcher à travers la foule avec sa contenance accoutumée ; on se tut en le voyant passer ; mais il aperçut sur tous les visages cette désapprobation muette, tourment de ceux qui ont besoin de l'estime des autres. En sortant, il trouva rangés devant la porte de l'hôtel de ville quelques soldats qui avoient autrefois servi dans son régiment ; ils lui présentèrent les armes ; mais l'instant d'après, par un mouvement tout-à-fait irréfléchi, ils baissèrent tristement leurs fusils devant lui, comme ils ont coutume de le faire devant des funérailles illustres. Léonce, frappé de cette action, leur dit : «Vous avez raison, mes amis ; ce n'est plus moi, c'est à peine mon ombre : je vous remercie de me pleurer.» et il s'éloigna rapidement.

Passant devant l'église, il vit ouverte la porte qui conduisoit à la chapelle où tous ses ancêtres avoient été ensevelis ; il recula d'abord en l'apercevant ; puis, triomphant de sa première impression, il entra dans la chapelle, pour épuiser toutes les douleurs dans un même jour.

La première pierre qu'il aperçut étoit celle qui couvroit la tombe de son respectable ami Barton : il en fut à peine ému. «Je suis bien aise, dit-il tout haut, que tu ne sois pas témoin de cela ;» et il se reposa quelques momens sur cette pierre. Il vit dans le fond de la chapelle un tombeau plus remarquable que tous les autres, et qui n'y étoit point encore lorsqu'il avoit quitté Mondoville ; il frémit à cet aspect, sans pouvoir comprendre lui-même d'où venoit son effroi. Dans ce moment, un vieil officier, qui avoit servi sous son père, entra dans l'église, le reconnut, et se jeta à ses pieds. «Que faites-vous, s'écria Léonce ; que faites-vous ?-Je suis arrivé hier, lui dit-il, de la campagne où je vis, pour vous voir, pour embrasser encore une fois avant de mourir le fils de mon général ; j'ai appris, faut-il le croire ! que vous, noble jeune homme, que vous, héritier d'un sang illustre, vous alliez faire une action déshonorante ; je ne sais pas ce qu'on peut dire pour excuser votre résolution, mais je sais que vous n'oserez plus regarder sans rougir les anciens amis de vos parens, et je viens vous supplier, pendant qu'il en est temps encore, d'abjurer cette erreur d'un jour, que démentent votre caractère et votre vie.-Laissez-moi, s'écria Léonce, laissez-moi ; vous ne savez pas !...-Oserez-vous me refuser, dit le vieillard en se relevant, si j'embrasse ce tombeau en suppliant ?» et il alla s'appuyer, les mains jointes, sur le marbre noir qui étoit placé au fond de la chapelle.

«Quel est ce tombeau, s'écria Léonce ; quel est-il ?-C'est celui de votre mère, répondit le vieil officier ; elle m'a ordonné d'apporter ici son coeur. Je suis venu du fond de l'Espagne avec ces précieux restes, elle m'a commandé de les déposer dans cette chapelle, pour reposer près de vous, quand le temps vous auroit frappé à votre tour ; mais si votre conduite flétrit la gloire de votre famille, au nom de votre mère, si noble, si fière, si délicate sur l'honneur, je vous défends de placer votre tombe auprès de la sienne ; je bannis votre cendre loin des cendres de vos aïeux !» Pendant qu'il parloit, Léonce fit quelques pas en chancelant, pour arriver jusqu'au tombeau de sa mère ; mais l'excès de son émotion surpassant enfin ses forces, il tomba comme mort sur le pavé de l'église ; on le transporta chez lui, et la malheureuse Delphine le vit arriver dans cet état. Comme elle se jetoit sur lui pour l'embrasser et mourir avec lui, l'impitoyable vieillard qui l'avoit suivi, lui dit : «Madame, c'est vous qui plongez M. de Mondoville dans le désespoir ; c'est le combat de l'amour et de l'honneur, c'est l'effroi que lui cause la honte à laquelle vous le condamnez en vous épousant, qui causera sa mort ; de grâce, éloignez-vous, ne sentez-vous pas que vous le devez à vous-même ?» Il n'en falloit pas tant pour anéantir Delphine ; et, malgré son inquiétude mortelle pour Léonce, elle tomba sur une chaise, derrière le lit où on l'avoit posé, et ne prononça pas un seul mot. Léonce, en revenant à lui, ne la vit pas ; il aperçut l'officier, dont les paroles avoient produit sur lui une impression si terrible qu'il étoit encore dans le délire. «Malheureux, s'écria-t-il, vous voulez que je lui plonge un poignard dans le sein ! que je l'abandonne, quand elle a tout sacrifié pour moi, quand elle sera seule dans cet univers, quand elle mourra ! et moi, qu'est-ce que je veux ? le déshonneur, la honte ?

Opinion ! exécrable fantôme ! me poursuivras-tu jusque dans la retraite, jusqu'auprès de cet ange qui m'aime ?

Non, ce n'est pas l'ombre de ma mère, homme cruel, que vous avez fait parler ; non, ce n'est pas elle, c'est l'opinion ; c'est son inflexible puissance que vous avez armée contre moi. Si les morts pensent encore à nous, c'est avec des sentimens plus doux, plus purs, plus dégagés des misérables préjugés des hommes ; mais, moi, comment ferai-je pour supporter la honte, ces soldats, ces femmes, ces tombeaux ? Tuez-moi, s'écria-t-il en regardant le vieillard qui se taisoit ; tuez-moi,» et il s'élança pour saisir son épée. Dans ce moment, un cri de Delphine la fit reconnoître ; il comprit qu'elle avoit tout entendu ; il voulut s'approcher d'elle, la prendre dans ses bras ; un froid mortel l'avoit déjà saisie, elle ne pouvoit plus ni parler ni faire un mouvement ; elle n'étoit pas tombée sans connoissance, mais son état étoit plus effrayant. Encore immobile, le regard fixe, on auroit dit qu'elle se relevoit du cercueil, sans avoir repris la vie. Léonce la porta dans sa chambre, et renvoya avec fureur, loin du château, tous ceux dont la vue pouvoit retracer à Delphine ce qui venoit de se passer. Pendant dix jours et dix nuits, il ne la quitta pas un instant ; mais tous ses soins furent inutiles, le poignard étoit entré dans le coeur, et de ses coups jamais on ne revient. Delphine cependant recouvra la parole, et quand, examinant son état, elle se crut certaine que sa maladie étoit mortelle, elle fut plus calme.

Lorsque Léonce vit combien l'état de Delphine étoit dangereux, il tomba dans le plus sombre désespoir, et, se reprochant avec amertume d'être la cause de sa mort, irrité contre son propre caractère, il conçut pour lui-même un sentiment de haine qui suffit à lui seul pour rendre la vie odieuse, et il résolut fermement de ne pas survivre à son amie.

Elle s'aperçut de ce dessein ; des paroles échappées à Léonce l'en informèrent, et surtout une résignation triste et sombre qui n'étoit pas dans le caractère de son ami. Quand le médecin vouloit lui donner quelque espérance sur l'état de Delphine, il la repoussoit, et disoit presque froidement devant elle, qu'il étoit certain qu'elle ne pouvoit être sauvée. «Mais, généreuse Delphine, ajoutoit-il, ton coeur a tant de bonté, que tu consentiras sans peine à ce départ de la vie, avec le coupable ami qui t'a percé le coeur.» Quelquefois cependant il perdoit entièrement cette sorte de calme qui lui coûtoit tant d'efforts ; et considérant son amie, que la douleur avoit déjà si fort changée, il se jetoit par terre, avec des convulsions de désespoir.

«C'est moi, s'écrioit-il, c'est moi qui prive le monde de cette douce et noble créature ; c'est moi qui ai empoisonné sa jeunesse ; c'est moi qui la traîne dans le tombeau ! qu'importe que je l'y suive, moi, si violent, si amer, si irritable ; c'est du repos pour moi que la mort : mais elle, qui n'a jamais éprouvé que des sentimens d'affection et de bonté, pourquoi faut-il qu'elle meure désespérée ? Innocent objet, s'écria-t-il en se jetant au pied de son lit, tu me regardes encore avec une expression si touchante, tu sembles me demander de vivre ; hélas ! je ne puis te sauver ; je t'ai déchiré le coeur, mais je n'ai pas la puissance de te soulager ; tu sais bien que le mal est irréparable ! Insensé que j'étois ! j'ai foulé sous mes pas ta destinée, et je voudrois te relever maintenant, pauvre fleur que j'ai flétrie ; mais tu retombes, et l'inflexible nature me punit. Ah ! Delphine, si la mort ne dépendoit pas de nous, si je ne pouvois pas te suivre, quel supplice, quel tourment égaleroit ce qui se passe dans mon sein ! Mais, Delphine, entends-moi ; je ne te quitte pas, je suis là, près de toi ; je t'accompagne dans la mort, dans ses mystères ; ton ami sera près de toi, Delphine ! Delphine !»

Il l'appeloit ; son amie vouloit répondre, mais sa foiblesse ne lui permettant pas de parler long-temps, elle lui dit qu'elle désiroit d'être seule ; et quand il l'eut laissée aux soins de ses femmes et d'Isore, elle essaya de lui écrire, et lui fit dire plusieurs fois, lorsqu'il vouloit rentrer chez elle, qu'elle lui demandoit encore quelques instans, pour achever de lui faire connoître ses derniers sentimens et ses dernières volontés. Voici ce qui fut remis, de sa part, à M. de Mondoville.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIII ET DERNIÈRE.

LETTRE XIII ET DERNIÈRE.

Delphine à Léonce.

Je vois avec douleur, mon ami, combien vous vous reprochez la peine que vous croyez m'avoir causée, et je frémis des résolutions que vous vous plaisez à entretenir. La plus douce pensée qui me reste, c'est l'espoir que vous me survivrez, et que le noble objet de toutes mes affections sur cette terre, conservera de moi ce qui vaut la peine d'être sauvé, mon souvenir. Il ne faut pas beaucoup regretter ma vie ; je suis convaincue que j'avois un caractère qui ne m'auroit jamais permis d'être heureuse ; je ne sais si c'est le monde ou ma disposition qu'il faut blâmer, mais il est certain que j'ai toujours senti entre ma manière de voir et celle de la société, une sorte de désaccord qui devoit, tôt ou tard, me causer de grands chagrins. Il me semble qu'il y a de la dureté dans la plupart des hommes, de la dureté surtout pour les peines du coeur. On parvient assez à inspirer de la pitié pour ces maux qu'on appelle incontestables, et que les êtres les plus vulgaires redoutent pour eux-mêmes ; mais on froisse, mais on déchire sans scrupule les âmes sensibles : leur délicatesse, leur exaltation, s'appellent bientôt de la folie, et quand on a dit à ces pauvres personnes qu'elles n'ont pas raison de souffrir, on passe, assez satisfait de la barbare consolation qu'on croit leur avoir donnée.

Voyez ce vieillard qui nous a fait tant de mal ; il m'a dit les paroles les plus cruelles sans en éprouver le moindre remords, et cependant, je le sais, ce n'est pas un méchant homme : si mes peines avoient été dans l'ordre de ses idées, dans le cours des sentimens qu'il conçoit, il m'auroit volontiers secourue ; mais parce que ma situation heurtoit ses préjugés, il a été sans pitié ; le monde est ainsi, et l'indépendance et l'irréflexion même de mon caractère, m'exposent sans cesse à irriter contre moi ce monde qui trouve toujours le moyen de se venger.

On ne peut, quoi qu'on fasse, s'isoler entièrement de la société, et l'opinion des autres est une sorte de poison qui s'insinue dans l'air que l'on respire.

Ne vous blâmez point, mon ami, d'avoir frémi en voyant l'effet que produiroit votre mariage avec moi : c'est un sentiment naturel dans un homme d'honneur ; c'est moi qui ai eu tort, extrêmement tort de ne considérer que votre sentiment et le mien. Si le coeur pouvoit ainsi porter son univers avec lui, l'existence seroit trop douce ; Dieu, sans doute, a voulu que quelque chose consolât de mourir, et c'est la société, ce sont nos relations nécessaires avec elle qui nous lassent de vivre. Un coeur long-temps flétri par l'injustice, l'ingratitude et la dureté, se repose dans le tombeau, et, toute jeune que je suis, je sens déjà cette fatigue qui doit accabler à la fin du voyage. Mon ami, j'avois quelques défauts, peut-être même quelques qualités, qui me livroient sans défense à tous les coups de la destinée ; j'ai pensé souvent que mon malheur ne venoit que de la fatalité des circonstances ; mais je le crois à présent, la plupart de nos circonstances sont en nous-mêmes, et le tissu de notre histoire est toujours formé par notre caractère et nos relations.

Léonce, vous me regretterez : je ne puis souhaiter que vous m'oubliiez.

Je ne vaux rien pour moi, je valois peut-être quelque chose pour vous : car une affection complète et profonde ne se trouve pas deux fois, dans la vie même de l'homme le plus brillant et le plus aimable ; mais vous auriez été malheureux par la situation où mes propres imprudences m'ont placée. Dieu, qui m'auroit trouvée trop punie, si j'avois vu votre attachement pour moi diminuer, m'a rappelée à lui, et je sens que j'y serai bien.

En effet, n'est-il pas temps que votre pauvre amie ne souffre plus ? mon coeur est épuisé ; il a reçu je ne sais quelle blessure qui m'empêche de respirer, et tout, dans ma nature désolée, appelle le sommeil de la mort. Ne savez-vous pas que je joins à une grande sensibilité, une imagination qui m'offre sans cesse, sous mille formes différentes, ou le passé ou l'avenir ? des regrets, des craintes agitent mon âme, et tous ces regrets, et toutes ces craintes, inspirés par mes affections, me font éprouver une oppression, un serrement de coeur qui auroit dû me donner déjà plusieurs fois la secourable maladie dont je meurs. Pardon, Léonce, de nommer ainsi ce qui me sépare de toi : mais ne falloit-il pas te quitter ? Et quel supplice que de vivre, après avoir déchiré tous nos liens ! quelle occupation, quel intérêt me seroit-il resté, qui ne renouvelât ton souvenir ? Je n'ai eu dans ma vie qu'une idée, qu'un sentiment, c'est toi : tout est empreint de ton image ; mon esprit, je le développois pour toi ; mes talens avoient pour but de te plaire ; ma rêverie ou ma gaîté, les plus petits de mes plaisirs, les plus grandes de mes pensées, tout me ramenoit à toi. Léonce, que ferois-je seule ? nulle femme n'a plus besoin d'appui que moi : je n'ai point de confiance en mes propres forces : j'invoque un bras protecteur sur cette terre, comme un juge miséricordieux dans le ciel : je ne puis rien pour moi-même ; ce qu'on appeloit ma supériorité, n'est qu'une vaine louange donnée à quelques dons brillans et inutiles ; mon âme est foible et tremblante, et tout ce que cette âme peut éprouver de souffrances, je le sentirois loin de toi.

Léonce, ne m'envie pas la mort ; songe au cruel changement de destinée qui me menaçoit ; songe à tous ces longs jours recommencés sans toi, à cette solitude, à cette lutte pour vivre, à ces heures si délicieuses pendant nos entretiens, arides et brûlantes lorsque leur poids retomberoit sur moi seule ; songe enfin que peut-être, au milieu de ces peines insupportables, je finirois par m'aigrir contre toi, par te blâmer de mon malheur :

Mon caractère, qui est doux, deviendrait âpre, irritable, douloureux pour moi-même et pour les autres. Léonce, je meurs sans avoir un moment cessé de t'admirer, sans avoir éprouvé contre toi un seul sentiment amer. Ah ! qu'il eût été horrible, le moment où tout cet amour que j'ai pour toi m'eût excitée à me plaindre, à t'accuser ! et qui peut se répondre que la douleur à la fin n'altère pas le caractère ? Nous avons tant besoin d'être heureux, que nous perdons toute justice quand tout espoir nous est ôté. Et que deviendrois-je, le jour où je te croirois coupable de ma douleur, où j'éprouverois un sentiment amer en pensant à toi ? Ah, Léonce ! Qu'il est doux de mourir, lorsque les affections sont encore dans tout leur charme, et lorsque l'on peut exhaler une âme douce et pure dans le sein de celui qui nous l'a donnée !

Mais vous, Léonce ; mais vous, pourquoi voudriez-vous me suivre ? Sans doute, je le sais, vous serez quelque temps malheureux ; vous le serez jusqu'au moment où de grands intérêts, le désir d'être utile à vos amis ou à votre patrie, ranimeront votre espérance. Le bonheur d'un homme se recommence, sa destinée se répare, son avenir renaît ; mais ce coeur tout plein d'affection, que les pauvres femmes possèdent, ce coeur qui ne sait qu'aimer, qui ne voit dans les idées, dans les opinions, dans les succès, que des moyens d'être aimé, que voulez-vous qu'il devienne, quand la source de sa félicité est tarie ? Léonce, laisse-moi te précéder dans ce monde inconnu qui m'attend. Oui, peut-être ai-je épuisé sur cette terre toutes les douleurs que je méritois, et ne trouverai-je qu'indulgence auprès du Tout-Puissant !

S'il en est ainsi, je demanderai de revenir, quand il sera temps, auprès de ton lit de mort, et d'accompagner ton âme dans ce cruel passage.

Mon ami, j'en conviens, il me cause quelque effroi : je crains la mort, sans regretter la vie ; l'être le plus malheureux ne voit pas approcher sans terreur cet inconcevable moment, dont la jeunesse et l'amour écartoient si doucement l'idée ; je me contemple avec une sorte de pitié : ces yeux éteints qui t'exprimoient autrefois tant de tendresse, ces traits abattus, ces mains déjà sans couleur.

O Léonce ! te souviens-tu de ce jour de fête où nous dansâmes ensemble ?

que de roses alors ornoient ma tête ! que d'espérances remplissoient mon coeur ! Il y a à peine trois années depuis ce temps, et tout est dit. Mais je ne meurs pas seule : ta main chérie soutiendra ma tête, que je n'ai déjà plus la force de soulever ; je vais te rappeler, et de cet instant tu ne me quitteras plus : mon avenir est court, mais il est sans nuage, et les dernières lueurs que j'apercevrai te montreront encore à moi. Ah, cher Léonce ! et tant d'amour cependant ne pouvoit nous donner une félicité parfaite ! Madame de Vernon ne m'a-t-elle pas répété que les différences de nos caractères nous auraient empêchés d'être heureux ensemble, quand même aucun obstacle ne se seroit opposé à notre union ? J'ai toujours repoussé cette idée, et cependant il me semble que je l'accepte, à présent qu'il faut me détacher de la vie ; je craindrois de mourir désespérée, si je me persuadois que des événemens seuls se sont opposés au bonheur suprême que je pouvois goûter avec toi ; mais quand je me dis qu'une fatalité invincible nous séparoit, qu'il y avoit en moi des défauts qui ne m'empêchoient pas de te paroître aimable, mais qui troubloient ton repos et inquiétoient ton caractère : je suis bien aise de cesser de vivre ; je me détache de moi sans peine, puisque je ne pouvois rendre ta destinée tout-à-fait heureuse.

Adieu, Léonce ; adieu ! je laisse à la douce Isore la plus grande partie de ma fortune ; tu la conduiras près de ma bonne amie, mademoiselle d'Albémar. Songe que cette pauvre petite va se trouver seule dans le monde, et que tu me dois de ne la pas quitter avant de l'avoir remise entre les mains de ma soeur ; c'est le seul devoir que je laisse après moi : mon ami, il faut que tu l'accomplisses. Adieu encore, tu vas revenir ; ne parlons plus de la mort : que mes derniers momens ne soient remplis que de ma tendresse pour toi ; je me sens beaucoup de calme, aucun départ ne m'a causé moins d'effroi ; ne trouble pas la bienfaisante intention de la Providence, elle veut que je meure en paix dans tes bras : ouvre-les pour me recevoir : je croirai que le ciel descend au-devant de moi, et que le précurseur des anges me console, et me rassure en leur nom.

Cette lettre ne changea point les résolutions de Léonce, mais elle le détermina à faire sur lui-même un effort presque surnaturel pour montrer du courage à son amie dans ses derniers momens. Il rentra dans la chambre de Delphine ; elle le reçut avec un sourire angélique, et lui fit signe de s'asseoir auprès de son lit : elle fit venir Isore qui la croyoit seulement indisposée, et ne se doutoit pas de son danger.

Delphine ne vouloit pas épouvanter l'enfance par cette idée de la mort que la nature ne lui révèle que plus tard ; elle lui parla seulement de la confiance qu'elle devoit avoir en Léonce. La petite l'écoutoit avec attention, et, quand Delphine lui parloit de l'amitié que M. de Mondoville auroit pour elle, elle répondoit toujours : «Mais, maman, je n'ai pas besoin d'un autre ami que toi.» Cette simple réponse émut Delphine ; et, se sentant affoiblir, elle ordonna qu'on éloignât Isore, et elle pria une de ses femmes de lui lire quelques morceaux qu'elle préféroit dans les Psaumes, dans l'Évangile, et dans quelques écrivains religieux : tous ceux qu'elle avoit choisis étoient pleins de douceur et de miséricorde.

«Tu le vois, dit-elle à Léonce, ce sont des paroles de paix ; écoute-les dans tes jours malheureux, elles rameneront le calme dans ton coeur. Il y a quelques rapports secrets, quelque noble intelligence entre nous et l'idée d'un Dieu souverainement bon. Je ne sais si toutes les espérances qu'elle inspire à notre âme se réaliseront, mais il me semble impossible de se résigner à ce qui nous est donné sur cette terre : le coeur mérite mieux que cela ; il faut donc qu'il ait une autre destinée. O Léonce ! si je la connois avant toi, ne pourrai-je pas t'en informer par quelques douces et secrètes pensées ?» Le désespoir de Léonce l'emportoit toujours davantage sur ses résolutions, et Delphine sentit qu'elle devoit éviter de l'entretenir trop long-temps, puisque chacune de ses paroles ajoutoit à sa douleur. «Écoute, dit-elle à Léonce, le jour baisse ; quand il fera nuit, nous serons plus tristes encore ; je voudrais cependant vivre jusqu'à l'aurore de demain ; tu sauras pourquoi je le voudrois. Fais venir dans la chambre à côté de la mienne, cet orgue dont les sons harmonieux ont attiré notre attention l'autre jour : j'ai toujours pensé qu'il me seroit doux de mourir en entendant une musique belle et simple. Oh ! je suis plus heureuse que je ne l'espérois ; je comptois tirer de moi seule les consolations que ta présence me donnera. O mon ami ! mets ta main sur mon coeur ; ne sens-tu pas qu'il bat doucement ? je te le dis, je suis heureuse ; mais ne t'éloigne pas. Peut-être est-il barbare d'exiger de toi que tu sois témoin de ma mort : mais nous avons toujours trouvé de la douceur l'un et l'autre à nous pénétrer de notre amour ; et quelque amer que soit cet instant, si c'est celui où nous nous sommes le plus aimés, il ne faut pas l'abréger.»

Léonce se leva pour ordonner ce que Delphine avoit demandé ; il se promena quelque temps dans sa chambre, tourmenté par le désir le plus violent de finir sa vie avant que Delphine eût expiré, et se reprochant néanmoins la cruauté qu'il y auroit à l'abandonner ainsi.

Pendant que ce combat absorboit ses pensées, la musique que Delphine avoit demandée se fit entendre ; et sa douceur pénétrant jusque dans l'âme de Léonce, il put se jeter au pied du lit de Delphine, et répandre, pendant long-temps, des torrens de larmes. Enfin, soulevant sa tête, et regardant le malheureux objet de sa tendresse : «Céleste créature, lui dit-il, que j'ai précipitée dans le tombeau, est-il vrai que tu voies sans horreur ce coupable ami, plein d'orgueil, d'irritation, d'injustice ; mais cet ami, qui cependant n'a jamais cessé de t'adorer, et qui, du jour où il t'a vue, n'a plus eu dans le coeur un sentiment dont tu ne fusses l'objet ? hélas ! cet amour ne t'a conduite qu'à la mort ! Ange de beauté, de jeunesse, te voilà donc frappée par moi, immolée par moi ; peux-tu pardonner à ton assassin ? Et s'il te rejoint bientôt, ton ombre indignée ne se détournera-t-elle pas de lui ?-Te pardonner, s'écria Delphine avec toute la force qu'elle put rassembler, ah ! ne m'as-tu pas tendrement aimée ? Après un tel bonheur, tu pouvois me causer de grandes peines sans épuiser le don que tu m'as fait, sans en effacer la reconnoissance ; tu m'avois aimée, tu m'aimes encore, toutes les jouissances du coeur subsistent encore pour moi ; je n'ai pas un sentiment amer, pas une inquiétude, je m'endors, et voilà tout. Ah ! Léonce, cesse de t'accuser ; mais si tu m'accordes quelques droits sur les volontés, jure-moi de me survivre, jure-le devant Dieu, désormais l'unique protecteur de ton amie, et ne l'irrite pas contre nous deux, en trahissant tes devoirs et ta promesse !

-Va, lui dit Léonce, je pourrois te tromper, pour rendre tes derniers momens plus calmes ; mais toi, qui oses me demander de vivre, réponds-moi, supporterois-tu l'existence, si c'étoit moi que tu visses sur ce lit de douleur ?» Delphine se tut un moment ; mais bientôt après, désespérée du trouble qu'elle avoit montré, elle s'efforçoit avec agitation et avec crainte, de dissimuler la cause de son silence : «Ne cherche pas à cacher ta pensée, noble Delphine, reprit Léonce ; dans toute la force de ton esprit, jamais tu n'en eus le pouvoir, et ta touchante foiblesse me laisse plus facilement encore lire au fond de ton âme. Mais écoute-moi : Je conduirai Isore près de ton amie, et j'irai servir ensuite dans le parti que je crois le plus malheureux et le plus juste ; n'exige rien, ne demande rien de contraire à ce projet ; et si j'ose encore en appeler à l'ascendant que j'avois sur toi, ne prononce pas un mot sur une résolution invariable.» Le respect que Delphine avoit toute sa vie ressenti pour Léonce, lui imposa

Une grande partie de la nuit s'étoit déjà passée, et plusieurs fois Delphine étoit tombée dans des évanouissemens si profonds, qu'on avoit craint de ne pouvoir la ranimer. En revenant de cet état, elle dit à Léonce : «Je vais me lever, pour m'approcher de la fenêtre ; je voudrois encore revoir le soleil.» Léonce s'éloigna quelques instans ; Delphine fit placer son fauteuil en face du jour, qui ne devoit pas tarder à paroître. Au moment où Léonce rentroit, l'orgue qui s'étoit souvent fait entendre pendant la nuit, de distance en distance, exécuta une marche que Delphine et Léonce reconnurent à l'instant pour celle qui

avoit été jouée dans l'église, lorsque Léonce et Matilde alloient ensemble à l'autel.

«Ah ! c'en est trop, s'écria Léonce ; cessez, répéta-t-il avec les cris les plus sombres, cessez !» La musique s'arrêta ; Delphine, que cet air avoit aussi vivement émue, se remit bientôt cependant, et dit à Léonce : «Mon ami, pourquoi ce désespoir ? pourquoi repousser le souvenir que le ciel nous envoie dans ce moment ?

Ne dois-je pas reconnoître sa bonté dans le hasard qui me rappelle ce que j'ai souffert de plus cruel pendant la vie, au moment où je dois braver la mort. Ah ! depuis l'époque terrible et solennelle de ton mariage avec Matilde, ai-je goûté un seul jour de véritable bonheur ? pourquoi donc ces déchiremens ? pourquoi ce désespoir ? mon ami, mon ami ! entends encore ma voix mourante ; ne repousse pas cette main qui s'avance vers toi ; retiens, si tu peux, le reste de chaleur qui l'anime encore.» A ce mot, Léonce, qui étoit tombé à terre, se releva, prit cette main, et la réchauffa contre son coeur ; il sembloit se flatter, dans son ardeur, de prolonger ainsi l'existence de Delphine : elle fit signe à la femme qui la servoit de lui donner l'anneau qu'elle avoit reçu de Léonce, et qu'elle ne pouvoit plus porter depuis quelques jours, à cause de son extrême maigreur ; elle le mit à son doigt, et dans ce moment les rayons du soleil commencèrent à pénétrer dans sa chambre. «Reconnois-tu cet anneau, dit-elle à Léonce, et te rappelles-tu quand je l'ai reçu de toi ? de même l'aurore commençoit à paroître, de même tu étois à mes pieds ; tu jurois alors d'unir ton sort au mien ; eh bien ! l'accomplissement de ta promesse n'est que retardé. O Dieu ! dit-elle en se soulevant sur le bras de Léonce, ce soleil que vous envoyez pour saluer mes derniers instans, il fut témoin du plus beau moment de ma vie ; il sembloit alors éclairer pour moi tous les plaisirs de la terre ; puisse-t-il maintenant me tracer ma route vers le ciel ! O Léonce ! Léonce ! le nuage s'élève, je ne te vois plus ; es-tu là ? Adieu.»

Léonce prit Delphine dans ses bras avec des convulsions de douleur ; il l'appela, répéta son nom, lui adressa les paroles les plus passionnées ; elle parut les entendre encore, tressaillit, et expira.

Un mois après, Léonce, ayant recouvré quelque force, conduisit Isore à l'infortunée mademoiselle d'Albémar, qui ne pouvoit survivre à Delphine que pour accomplir ses dernières volontés ; il se rendit ensuite immédiatement à la Vendée, et se fit tuer à la première action où il se trouva.

O mort ! ô douce mort ! quel bien vous faites à ceux qui s'aiment, lorsqu'ils sont pour jamais séparés !

DELPHINE - Madame de STAËL > ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE. LETTRE XIII.

ANCIEN DÉNOUEMENT DE DELPHINE. LETTRE XIII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bade, ce 18 août 1792.

Vous avez su, ma soeur, par M. de Lebensei, tout ce qui me concerne ; les nouvelles de France l'ont forcé à nous quitter, son inquiétude pour sa femme ne lui laissoit plus un moment de repos. Ce matin, à mon arrivée à Bade, il est venu me voir avec Léonce, pour prendre congé de moi ; je n'avois pas revu Léonce depuis les propositions faites par M. de Lebensei, j'avois cru plus convenable de lui défendre de revenir à mon couvent ; mais cependant sa résignation à cet ordre m'a étonnée.

Son émotion, en me retrouvant ce matin, m'a profondément touchée, et du moins j'ai vu que je n'avois rien perdu dans son coeur. Nous ne nous sommes point parlé seuls ; je le craignois, mais lui aussi ne l'a pas cherché ; nous nous sommes uniquement occupés l'un et l'autre du départ de M. de Lebensei : il étoit simple que moi je ne parlasse que de ce départ ; mais, Léonce, pourquoi ne me forçoit-il pas à m'entretenir d'un autre sujet ?

Louise, cet espoir d'être à Léonce, en rompant mes voeux, ne m'avoit d'abord inspiré que de la terreur ; il s'est emparé de mon âme maintenant avec toutes ses séductions : ne croyez pas cependant que si je démêle dans Léonce une peine, un regret, je ne sache pas briser ce dernier lien, avec la vie que l'amitié de M. de Lebensei a su tout à coup renouer pour moi.-Non, Léonce, si mon coeur n'est pas content du tien, je ne t'en accuserai point, je te pardonnerai, mais je saurai te rendre au monde, à ses gloires ; et, quand ma perte ne sera plus pour toi qu'un regret qui te permettra de vivre, il me sera libre de mourir.-Il y a bien longtemps, ma chère Louise, que je n'ai reçu de vos lettres ; êtes-vous malade, ou plutôt ne voulez-vous pas me parler sur ma situation ? Vous avez raison, je craindrois de connoître votre opinion, si elle ne s'accorde pas avec mes désirs.

Je suis dans un de ces momens de la vie où l'on ne veut se soumettre qu'aux événemens ; je ne demande aucun conseil, je suis entraînée par un sentiment tellement irrésistible, que rien de ce qui n'est pas lui ne peut avoir d'empire sur moi ; je ne crois point, non, je ne crois point que je prenne l'heureuse et terrible résolution qui me rendroit libre ; mais ce n'est aucun des motifs qu'on pourroit me présenter qui me fait hésiter. Je suis fière de ma passion pour Léonce, elle est ma gloire et ma destinée, tout ce qui est d'accord avec elle m'honore à mes propres yeux : depuis que je ne crains plus de troubler par mon amour le bonheur de personne, je m'y abandonne comme les âmes pieuses à leur culte. Je ne suis rien que par Léonce ; s'il m'aime, s'il me choisit pour compagne, devant qui pourrois-je rougir ? Qui ne seroit pas au-dessous de moi ! Mais lui que pense-t-il ? qu'éprouve-t-il ? ma soeur, le devinez-vous ? pourriez-vous me l'apprendre ? Ah ! ne me parlez que de lui.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIV.

LETTRE XIV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bade, ce 20 août.

Non, il ne s'abandonne pas sans regrets à notre avenir, non ! Hier au soir, nous nous sommes trouvés seuls pour la première fois depuis près d'une année, après tant d'événemens terribles pour tous les deux ; en entrant, il a cherché des yeux M. de Lebensei, qu'il ne savoit pas encore parti ; autrefois, en me voyant, il ne cherchoit plus personne ! il s'est approché de moi et m'a dit :-Ma chère Delphine, j'ai perdu ma respectable mère, mon fils, ma famille entière.-Il s'est arrêté, puis il a repris :-Mais je vais m'unir à toi, je serai encore trop heureux.-J'ai serré sa main sans rien dire ; il faut, hélas ! il faut que je l'observe. Heureux le temps où je lisois dans mon propre coeur tout ce que le sien éprouvoit !

Un silence a suivi les derniers mots de Léonce, puis il a passé ses bras autour de moi, et m'a dit :-Delphine, te voilà, c'est bien toi, tu as quitté cet habit qui ressembloit aux ombres de la mort ; ah ! combien je t'en remercie !-Oui, lui dis-je, je l'ai quitté pour un temps.-Pour toujours ! reprit-il ; c'étoit pour moi que tu avois prononcé ces voeux, je dois les rompre, je dois te rendre l'existence que tu as sacrifiée pour moi, je dois...-II s'arrêta lui-même, comme s'il avoit senti que ce mot de devoir, si souvent répété, pouvoit blesser mon coeur.-Ah ! reprit-il, j'ai tant souffert depuis quelque temps, que je suis encore triste, comme si le malheur n'étoit pas passé.-Nous parlerons ensemble, répondis-je, de tout ce qui nous intéresse, de notre avenir...-De quoi parlerons-nous ? Interrompit-il précipitamment ; tout n'est-il pas décidé ? il n'y a rien à dire.-Plus rien à dire ! repris-je.

Ah, Léonce ! est-ce ainsi...-II ne me laissa pas finir le reproche inconsidéré que j'allois prononcer. Il se jeta à mes pieds, et m'exprima tant d'amour, que je perdis par degrés, en l'écoutant, toutes mes inquiétudes ; quand il me vit rassurée, il se tut, et retomba de nouveau dans ses rêveries. Il vouloit que je fusse heureuse ; mais quand il croyoit que je l'étois, il n'avoit plus besoin de me parler.

Je veux qu'il s'explique, je le veux. Qui, moi, j'accepterois sa main, s'il croyoit faire un sacrifice en la donnant ! Son caractère nous a déjà séparés : s'il doit nous désunir encore, que ce soit sans retour !

Si ce dernier espoir est trompé, tout est fini, jusqu'au charme même des regrets : dans quel asile assez sombre pourrois-je cacher tous les sentimens que j'éprouverois ? Suffiroit-il de la mort pour en effacer jusqu'à la moindre trace ? Ah, ma soeur ! est-ce mon imagination qui s'égare ? est-il vrai ?... Non, je ne le crois point encore ; non, ne le croyez jamais.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XV.

LETTRE XV.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Bade, ce 24 août.

Aujourd'hui, Léonce et moi, nous sommes sortis ensemble pour aller sur les montagnes et dans les bois qui environnent Bade ; il étoit huit heures du matin, jamais le temps n'avoit été si beau.-Ah ! me dit Léonce quand nous fûmes à quelque distance de la ville, qu'il est doux de contempler la nature ! elle fait oublier les hommes ! Enfonçons-nous dans ce bois, que je ne voie plus les habitations, qu'il n'y ait que toi et moi dans l'univers ; ah ! que nous y serions bien alors !-Et quel mal nous font, lui répondis-je, d'autres êtres qui vivent et meurent comme nous, s'aiment peut-être, souffrent du moins presque autant que s'ils s'aimoient, et méritent notre pitié, alors même que nous avons le plus de droit à la leur ?-Quel mal ils nous font ? reprit Léonce avec véhémence, ils nous jugent ! mais n'importe, oublions-les !-Et il marcha plus vite vers la forêt où il me conduisoit : je pâlis, les forces me manquèrent ; depuis quelque temps, je souffre assez, et peut-être la nature me délivrera-t-elle des perplexités de mon sort.

Léonce vit l'altération de mes traits ; il en éprouva la peine la plus vive et la plus touchante ; il me conjura de m'asseoir, et, me prodiguant les expressions et les promesses les plus tendres, il ne s'aperçut pas qu'en me rassurant sur ses pensées les plus secrètes, il me les révéloit, et m'apprenoit ce qu'il ne m'avoit pas dit encore. Je ne laissai rien échapper, en lui répondant, qui pût lui faire remarquer ce que j'avois observé ; mais je revins, résolue de l'interroger demain solennellement, et de le dégager de toutes les promesses qu'il m'avoit faites ; mais dans quel état sera-t-il, quand je lui découvrirai son propre coeur ? que deviendrai-je moi-même ? Je cherche en vain une ressource, toutes me sont ravies ; une idée me vient, je la saisis d'abord, et la réflexion me prouve qu'elle est impossible.

Quand tout espoir est perdu, quand il ne reste plus une situation où l'on puisse être, je ne dis pas heureux, mais soulagé, la vie ne devroit-elle pas cesser d'elle-même ? Mais, hélas ! la nature, prodigue de douleurs, semble s'arrêter mystérieusement avant la dernière, avant celle qui, surpassant nos forces, nous délivreroit de l'existence.

Je croyois avoir beaucoup souffert, et cependant je ne connoissois pas le supplice d'être contrainte avec celui qu'on aime ; de sentir, lorsqu'on est seule avec lui, le malaise qu'on éprouveroit, s'il y avoit dans la chambre un tiers qui vous empêchât de lui parler. Quand Léonce étoit absent, je l'appelois de mes regrets ; maintenant il est près de moi, et je n'ai pas retrouvé le bonheur ; il m'aime, je le sens, autant qu'il m'a jamais aimée, et néanmoins nous ne nous entendons pas, nos âmes s'évitent ; jamais les devoirs qui nous séparoient, les torts même qu'il m'a supposés, n'ont mis entre nous une semblable barrière ! une explication la renverseroit ; mais nous frémissons l'un et l'autre de cette explication, parce que nous sentons bien qu'il y va de la vie. Je l'exigerai de Léonce cependant, une fois ; mais chaque mot qu'il me dira, oui, chaque mot sera irréparable ! C'est le fond de son coeur que je veux connoître, ce sont les sentimens intimes qui renaîtroient bientôt dans toute leur force, quand un mouvement d'amour les lui auroit fait oublier.

Enfin, demain... non... c'est trop tôt ; je veux me donner quelques jours pour reprendre des forces ; quoi, demain, je saurois tout ! Non, retardons encore, conservons ces impressions vagues et indécises qui me suspendent sur l'abîme, mais ne m'y précipitent pas sans retour.

Louise, ne me refusez pas votre pitié, jamais le malheur ne m'y a donné plus de droits.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVI.

LETTRE XVI.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 30 août.

Mon sort n'est pas encore décidé, mais l'instant irrévocable approche.

Hier, Léonce m'entretint des événemens politiques de la France, de l'indignation qu'il en éprouvoit, et du désir qu'il avoit eu de rejoindre les émigrés, pour faire la guerre avec la noblesse françoise ; il lui échappa même quelques mots qui pouvoient indiquer qu'il avoit encore ce désir. Je restai confondue ; c'étoit la première fois qu'il me parloit de lui, indépendamment de moi ; c'étoit la première fois qu'il m'exprimoit un sentiment, ou me faisoit connoître un dessein, sans le rattacher, ou du moins sans chercher à le rattacher à l'amour ; un froid mortel me saisit au coeur ; il me sembla que la nuit couvroit toute la terre, et je n'eus pas la force de prononcer un mot.

Léonce voulut continuer, et fit un grand effort pour articuler ces mots en se levant :-Pourquoi ne suivrois-je pas ce que l'honneur me commande ?-Je crus alors que tout étoit dit, et sans doute mon visage exprima le désespoir, car Léonce m'ayant regardée, s'écria :-Barbare que je suis !-et tomba sans connoissance à mes pieds. Dieu ! Que n'éprouvai-je pas en le voyant ainsi ! les mouvemens les plus passionnés de l'amour rentrèrent dans mon âme, je rappelai Léonce à la vie, et quand il put m'entendre, je voulus renoncer à tout, et lui pardonner jusqu'aux sentimens qui nous séparoient ; mais chaque fois que je commençois à m'expliquer, il m'interrompoit en me disant :-Au nom du ciel, arrête, je souffre trop ; veux-tu me faire mourir ?-Et l'altération de ses traits me faisoit craindre qu'il ne retombât dans l'état dont il venoit de sortir.

-C'est au coeur, me dit-il, que j'éprouve une souffrance aiguë.-Et il y portoit la main, comme pour soulager une douleur insupportable ; j'étois dans un trouble, dans une émotion qui surpassoit tout ce que j'ai jamais éprouvé ; je craignois le mal que je pouvois lui faire en lui parlant, et cependant je souhaitois vivement lui rendre la liberté, et le délivrer d'un combat qui offensoit mon coeur, quoique la peine qu'il en ressentoit dût me toucher. Toute explication me fut impossible ; il évita, il repoussa tout, et me quitta, pouvant à peine se soutenir, mais ne voulant ni rester plus long-temps, ni rompre le silence.

Ah ! puis-je me dissimuler encore quels sont les sentimens qui l'agitent ! Ma soeur, pourquoi faut-il que j'aie eu de l'espérance ! Ne savois-je donc pas que je n'échapperois jamais au malheur !

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVII.

LETTRE XVII.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

Ce 8 septembre 1792.

Le hasard a tout fait, je sais tout, mon parti est pris ; mais, je l'espère, il me coûtera la vie ! Depuis la dernière scène qui s'étoit passée entre Léonce et moi, nous continuions, par une terreur secrète, par un accord singulier, à ne nous point parler de nos projets à venir, et l'on auroit dit, à nos entretiens, que nous n'avions aucun parti à prendre, aucun plan à former, mais seulement une situation douce et mélancolique.

Nous avions ainsi passé la matinée, tous les deux rêveurs, tous les deux craignant de mettre un terme à ces jours où nous tenant par la main, nous nous promenions encore appuyés l'un sur l'autre. J'avois remarqué que Léonce prenoit constamment un détour, pour éviter de traverser la ville en me ramenant à ma maison ; je m'attendois ce matin qu'il feroit ce même détour, lorsque nous vîmes quelques personnes qui se hâtoient d'aller à la poste, parce qu'on y racontoit, disoient-elles, de très-mauvaises nouvelles de France ; un mouvement irréfléchi nous engagea à les suivre, Léonce et moi ; mais lorsque nous fûmes au milieu du groupe qui environnoit la maison de la poste, j'entendis des voix autour de moi qui murmuroient : Voyez-vous cette religieuse, qui fuit de son couvent pour épouser ce jeune homme ! Des femmes d'une figure aigre et désagréable, disoient : c'est avec ces beaux principes qu'on assassine en France ! comment souffre-t-on un tel scandale ici ! Léonce fit un geste menaçant ; je l'arrêtai.-Que voulez-vous ? lui dis-je ; redoutez un éclat qui seroit plus funeste encore ; éloignons-nous.-Il m'obéit ; mais je vis des gouttes de sueur tomber en abondance de son front pendant le chemin qui nous restoit à faire, et tour à tour la pâleur et la rougeur couvroient son visage.

Quand nous fûmes montés dans ma chambre, il se jeta sur un canapé, et se parlant à lui-même, en oubliant que j'étois là, il s'écria :-Non, la vie ne peut se supporter sans l'honneur ! et l'honneur, ce sont les jugemens des hommes qui le dispensent, il faut les fuir dans le tombeau.-Ces paroles, la violence de l'émotion qu'il éprouvoit en les prononçant, ce que je venois d'entendre au milieu de la foule, tout enfin m'éclaira sur ma faute ! je vis la vérité, comme si je l'apercevois pour la première fois ; et je ne conçois pas encore comment j'ai pu croire que M. de Mondoville sauroit braver la situation où nous nous serions trouvés, si nous avions suivi les conseils de M. de Lebensei.

-Léonce, lui dis-je, demain je retourne à mon couvent ; je renonce pour jamais à la folle espérance qui avoit rempli mon âme ; demain je vous quitte ; adieu.-Adieu ? répéta-t-il. Juste ciel, qu'ai-je donc dit ?-Il se leva comme égaré, et retomba l'instant d'après dans l'accablement de la douleur ; je me plaçai près de lui, et avec plus de courage que je ne me flattois d'en avoir, je lui dis :-Léonce, ne vous faites point de reproches, nous nous sommes abusés l'un et l'autre ; non-seulement un caractère aussi délicat que le vôtre ne devoit pas maintenant supporter l'idée de notre union, mais elle eût fait souffrir tout homme que ses habitudes et ses réflexions n'ont pas affranchi du monde ; elle attirera sur vous le blâme universel, il faut y renoncer.-Misérable que je suis ! dit-il ; oui, je l'avouerai, aujourd'hui j'ai souffert ; la honte m'auroit-elle atteint ? La honte avec toi ! quoi ! prêt à te posséder, je te perdrois ! mon indomptable caractère nous sépareroit encore une fois ! Si tu n'avois pas consen

Exécrable fantôme ! s'écria-t-il dans un véritable accès de délire ; que veux-tu de moi, en me représentant sans cesse sous les plus noires couleurs le mépris ! le mépris ? qui a pu prononcer ce nom ? qui oseroit en témoigner pour moi, pour elle ? ne puis-je pas poignarder tous ceux qui auroient l'audace de nous blâmer ? Mais il en renaîtra de leur sang, pour nous insulter encore ; où trouver l'opinion, comment l'enchaîner, où la saisir ? O Dieu ! je veux déchirer ce coeur, qui ne sait ni tout immoler à l'amour, ni sacrifier l'amour à l'honneur ; j'ai soif de la mort ! Dieu qui m'as créé pour tant de maux, détruis ton ouvrage, je t'invoque, je t'offense, anéantis-moi !-Arrête, lui dis-je, arrête ; il fera mieux pour nous, ce Dieu que tu méconnois ; je me sens mourir.-En effet, j'en éprouvois alors l'espérance.-Tu meurs, reprit Léonce, et tu aurois vécu pour moi, tu aurois été ma femme ! viens à l'autel, viens à l'instant même ; quand je te posséderai, je serai dans l'ivresse, je ne sentirai rien que mon bonheur ; suis-moi, décidons dans ce moment de notre vie ; il est des résolutions qu'il faut prendre avec transport, ne laissons pas aux réflexions amères le temps de renaître ! livrons-nous à l'amour qui nous inspire, ne laissons pas le froid de la pensée nous gagner ; je t'en conjure, n'hésite plus, ne tarde plus...-Insensé que vous êtes ! interrompis-je ; quel bonheur maintenant pourrois-je goûter avec vous ? Si j'avois découvert un seul regret dans votre coeur, il eût suffi pour empoisonner ma vie ; et j'oublierois les atroces combats que je viens de voir, je les oublierois ! Je fais devant toi, lui dis-je avec force, un serment plus sacré que tous ceux que je voulois rompre, car il est libre, car il est fait dans toute la force de ma raison : Que le ciel me fasse périr à tes yeux, si jamais je suis ton épouse !-Eh bien ! s'écria Léonce, que je perde et ton amour et jusqu'à ta pitié, si je survis à cette imprécation !-Et il voulut sortir à l'instant.

Épouvanté de son dessein, je me jetai à genoux pour le conjurer de rester ; il fut ému à cet aspect, la pâleur mortelle de mon visage le toucha ; il me prit dans ses bras, et me dit d'une voix plus douce :-Pourquoi t'affligerois-tu de ma perte ? ne vois-tu pas que nous avons flétri notre sentiment, que je t'ai offensée, que tu dois me haïr, que je déteste ma foiblesse, et que je ne puis en guérir ? Tout est contraste, tout est douleur dans mon existence, laisse-moi mourir ! la fièvre intérieure qui m'agite cessera par degrés, quand mes forces m'abandonneront ; mais j'ai trop de vie encore, et les hommes, les hommes savent si bien irriter la puissance de la douleur ! comment se venger de ce qu'ils font souffrir ? comment satisfaire le mouvement de rage qu'ils excitent ?-Dans ce moment, un régiment passa sous mes fenêtres, et une musique militaire très-belle se fit entendre. Léonce, en l'écoutant, releva la tête, avec une expression de noblesse et d'enthousiasme si imposante et si sublime, qu'oubliant toutes mes douleurs, encore une fois je m'enivrai d'amour en le regardant ; il devina mes sentimens, et laissant tomber sa tête sur mes mains, je les sentis inondées de ses pleurs. La musique cessa ; Léonce, paroissant alors avoir retrouvé du calme, me dit :-Mon âme est plus tranquille, il m'est venu d'en haut, de l'intelligence céleste qui veille sur toi, un secours véritablement salutaire ; adieu, mon amie, j'ai besoin de repos ; à demain.-A demain, répétai-je.-Oui, répondit-il, adieu !-Et il me quitta sans rien ajouter.

Il n'a point voulu me dire quels sentimens l'avoient occupé pendant qu'il écoutoit cette musique. Auroit-elle réveillé dans son âme le dessein d'aller à la guerre ? Ah Dieu ! dans quelle situation mes malheurs et mes fautes m'ont précipitée ! Demain je veux annoncer à Léonce que je retourne dans mon couvent, que je m'y renferme pour toujours ; il saura demain que je lui pardonne, que je le conjure de m'oublier oui, demain... Ah ! Qu'arrivera-t-il ?...

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XVIII.

LETTRE XVIII.

Léonce à Delphine.

Ce 8 septembre 1792.

En remontant chez moi, j'ai appris les massacres qui ont ensanglanté Paris ; tout est douleur, tout est crime ! qui a pu se flatter d'être heureux dans ce temps effroyable ? Ne vois-tu pas dans l'air quelque chose de sombre, quelques signes, avant-coureurs des événemens funestes ? Non, je ne te reverrai plus ; écoute-moi... que vais-je te dire ? Je pars, eh bien ! tu le sais... n'entends-tu pas le reste ?...

Notre situation étoit horrible, je rougissois de mes foiblesses sans pouvoir en triompher, tout étoit bouleversé dans nos rapports ensemble. Je te repoussois, toi que j'adore, je repoussois le bonheur sans lequel je ne puis vivre ; la douleur alloit faire de moi le plus méprisable insensé, lorsque hier, en écoutant cette musique qui rappeloit les combats, je me suis senti ranimé. J'ai su depuis d'affreuses nouvelles, elles ont achevé de me décider. Dans les combats, les hasards m'appartiennent ; et je saurai, quand je voudrai, les diriger sur ma tête. Non, ce n'est qu'au milieu de la guerre que je pouvois soutenir la douleur de te quitter ; c'est là que la mort toujours facile, toujours présente, vous aide à supporter quelques derniers jours de vie, consacrés à la gloire ; c'est là que j'éprouverai des mouvemens qui soulagent le désespoir même, le sang qu'on doit verser, le péril qui vous menace, l'horreur qui vous environne, et tous ces cris de haine qui suspendent pour un temps les douleurs de l'amour ; je serai bien, tant que le glaive sera levé sur moi ; je serai mieux encore, quand il aura pénétré jusqu'à mon coeur.

O mon amie ! ne crois pas que ma passion pour toi se soit affoiblie dans cette lutte de mon caractère contre mon amour ; je n'ai pu les accorder que par le sacrifice de ma vie, ce n'est pas te moins aimer ; mais devois-je m'unir à toi sans t'honorer, sans pouvoir repousser loin de toi les traits cruels de la censure publique ?

Falloit-il éprouver, au milieu du bonheur suprême, un sentiment d'amertume ? rougir de soi-même, parce qu'on n'a pas la force de dompter ce sentiment ? rougir devant les autres alors qu'ils le devinent ? Aimer avec idolâtrie, et n'être pas heureux avec ce qu'on aime ? T'estimer, t'adorer à l'égal des anges, et te voir flétrie dans l'opinion ? Garder dans le fond de son âme une peine qu'il aurait fallu te cacher ? Ah ! cette existence étoit odieuse ! De tous les supplices les plus affreux, le plus extraordinaire n'est-il pas de trouver dans son propre coeur un sentiment qui nous sépare de l'objet de notre tendresse ? d'avoir en soi l'obstacle, quand tous les autres ont disparu ? Malheureux ! Je souffrois encore pendant que je serrois dans mes bras celle que j'adore, pendant que le feu de l'amour couloit dans mes veines ; cependant, après avoir pu devenir ton époux, comment souffrir le jour, en s'accusant de la perte d'un tel sort ! comment recommencer cette douleur déjà éprouvée, mais la recommencer en se disant à toutes les heures : si je le veux, elle est à moi, et je m'éloigne d'elle, et je la laisse languir dans une solitude déplorable où son amour pour moi l'a précipitée !-Non, non, ma Delphine, quand ces contrastes, ces inconséquences, ces douleurs opposées se sont emparées d'un malheureux, il faut qu'il meure, car il ne peut ni se décider, ni rester incertain, ni vivre après avoir choisi.

Et toi, mon amie, et toi, quelle douleur je te fais éprouver ! Quel prix de ta tendresse ! Mais déjà le trouble que je n'ai pu cacher n'a-t-il point altéré ton affection pour moi ? Ne m'as-tu pas dit que jamais tu n'oublierois le moment fatal, l'instant d'incertitude qui avoit désenchanté notre avenir ? Ah ! je me suis montré si peu digne de ton amour, que peut-être ce souvenir te consolera de ma perte.

O ma Delphine ! crois-mois cependant, je t'ai passionnément aimée ; non, jamais, jamais tu n'oublieras cet ami plein de défauts, d'orgueil, de véhémence, mais cet ami qui, du jour où il t'a vue, sentit que seule dans cet univers tu remplissois son âme, et que sa destinée se composeroit de toi seule.

Oh ! c'en est donc fait, et ma volonté nous sépare. Puis-je avoir un ennemi plus cruel que moi-même ! te ferai-je jamais comprendre comment il se peut que je te quitte et que je t'adore, que je cherche la mort, quand un bonheur tant souhaité m'étoit offert, et que ma passion pour toi soit au comble de sa violence, dans le moment même où cette passion ne peut dompter mon caractère ! O toi, si douce et si tendre ! toi qui toujours as su lire dans mon coeur, vois au fond de ce coeur les tourmens qui le déchirent, vois ce que je ne puis dire, et ce que je ne puis supporter ; et tout coupable qu'il est, prends encore pitié de ton malheureux ami.

Je ne te demande point de regrets trop amers ; vis, ange de paix, pour répandre encore sur les malheureux la douce influence de ta bonté ; vis, pour que ma dernière pensée retourne à toi, et que mon nom, inconnu sur la terre, tombant un jour sous tes yeux, parmi les listes des morts, obtienne encore quelques larmes, quelques souvenirs qui te rappellent les jours heureux où tu m'aimois, où je me croyois digne de toi ! Ah ! je pouvois les recommencer encore... Non, je ne le pouvois plus. Un regret étoit un outrage qui auroit profané ton culte et le bonheur... Allons... Adieu ; encore une prière, si tu me pardonnes. Oh ! la meilleure des femmes ! quand je ne serai plus, informe-toi de ma tombe, viens te reposer sur la place où mon coeur sera enseveli ; je te sentirai près de moi, et je tressaillerai dans les bras de la mort.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XIX.

LETTRE XIX.

Delphine à Léonce.

[Cette lettre, écrite le 9 septembre, après le départ de Léonce, ne lui parvint pas.]

Tu me quittes, tu pars... je te suivrai... mais, barbare, tu m'as caché ta route... je ne sais où te chercher sur la terre, jamais tant de cruauté !... l'infortuné, non il n'est pas cruel, il va mourir... Je veux te retrouver... je veux te dire... ; mais seule, où courir ? Quel isolement affreux ! ah ! mon Dieu ! mon Dieu, un secours, un appui... On me demande ; qui veut me voir ? Ce n'est pas lui, qui donc ? O divine Providence, m'avez-vous exaucée ? C'est un ami, c'est M. de Serbellane.

DELPHINE - Madame de STAËL > LETTRE XX.

LETTRE XX.

Delphine à mademoiselle d'Albémar.

De tous les hommes, le meilleur, le plus compatissant, c'est M. de Serbellane. Si je meurs, qu'après moi tous mes amis lui témoignent une profonde reconnoissance. Il a rencontré Léonce, et sait dans quels lieux il va chercher la mort ; ce généreux ami n'a pu ramener Léonce, mais il me conduit vers lui ; il espère, il croit que si je le revois, j'apaiserai son désespoir. M. de Serbellane, cet homme dont tout le monde vante la raison parfaite, a pitié de mon coeur égaré, il ne condamne point les conseils du désespoir, il sait secourir la douleur comme elle veut être secourue. Ah ! je le bénis, c'est lui qui sera mon ange tutélaire, c'est lui qui me rendra le bonheur... le bonheur !

Hélas ! de quel mot ai-je osé me servir ! pourquoi l'effacerois-je ?

Louise, je le jure, vous n'entendrez plus parler que de mon bonheur : sur la terre ou dans le ciel ; vous me saurez heureuse.

DELPHINE - Madame de STAËL > CONCLUSION.

CONCLUSION.

Les lettres nous ont manqué pour continuer cette histoire, mais M. de Serbellane et quelques autres amis de madame d'Albémar nous ont transmis les détails que l'on va lire. M. de Serbellane, effrayé de l'état où il avoit vu M. de Mondoville, ne résista point au désir et à la douleur de madame d'Albémar, et la conduisit sur les traces de Léonce, à travers l'Allemagne. Suivant toujours M. de Mondoville, sans pouvoir l'atteindre, ils arrivèrent jusqu'à Verdun, où l'armée qui entroit en France se trouvoit réunie. Ce voyage fut cruel, mais la fermeté de M. de Serbellane et sa bonté délicate, tour à tour contenoient et soulageoient les mortelles inquiétudes de madame d'Albémar.

Quand elle entra dans la ville de Verdun, elle frémit, et son impatience parut s'arrêter au moment de tout savoir ; elle pria M. de Serbellane d'aller s'informer de M. de Mondoville, et descendit dans une auberge, en attendant son retour. Pendant qu'elle y étoit, un jeune François blessé fut rapporté dans une chambre voisine de la sienne : elle demanda son nom ; on lui dit que c'étoit Charles de Ternan ; elle ne l'avoit jamais rencontré, mais elle savoit qu'il étoit parent de M. de Mondoville, et pensant qu'il pouvoit l'avoir vu, elle entra dans sa chambre, par un mouvement tout-à-fait irréfléchi ; cependant l'embarras la retint sur le seuil de la porte, et elle entendit M. de Ternan qui disoit :-Non, ce n'est pas de moi qu'il faut s'occuper, mais de mon brave compagnon, de mon généreux ami : ne peut-on envoyer personne au camp françois pour le réclamer ? Il ne servoit point dans l'armée des étrangers, il venoit seulement d'arriver à Verdun ; en nous promenant ensemble, je me suis trop écarté des limites du camp, que mon ami ne connoissoit point ; nous avons été attaqués par une patrouille républicaine, j'ai été blessé au premier coup de fusil, et mon ami, sachant que si j'avois été fait prisonnier, j'étois perdu, n'a pris les armes que pour me sauver ; je suis arrivé trop tard à son secours, il était déjà pris, emmené à Chaumont, pour être jugé, pour être fusillé.

Juste ciel, si vous saviez quel mépris de la vie, quel héroïsme d'amitié il a montré !-Delphine, entendant ces paroles, ne douta presque plus de son malheur : couverte d'un voile qui empêchoit de remarquer son éclatante figure, elle s'avança dans la chambre, et, tendant les bras vers M. de Ternan, elle s'écria :-Cet homme généreux, intrépide, infortuné, c'est Léonce de Mondoville ?-Oui, répondit M. de Ternan, en retournant la tête ; qui l'a deviné ?-Moi, répondit Delphine en perdant connoissance : on courut à son secours, on détacha son voile, et ses cheveux tombèrent sur son visage, comme pour le couvrir encore. M. de Serbellane, en arrivant, la vit entourée d'hommes, qui croyoient presque qu'il y avoit quelque chose de surnaturel dans cette apparition d'une femme inconnue, si belle et si touchante.

Il avoit appris de son côté ce que Delphine venoit de découvrir. Quand elle revint à elle, saisissant les mains de M. de Serbellane, avec une force convulsive, elle lui dit :-Vous viendrez avec moi : nous irons à son aide ; votre pays n'est point en guerre avec les François ; ils vous écouteront, je les implorerai : n'y a-t-il pas des accens de douleur auxquels nul homme n'a résisté ? Partons.-M. de Serbellane n'hésita pas : il avoit déjà formé le dessein d'aller à Chaumont, et portoit avec lui les passe-ports nécessaires pour s'y rendre : il comprit qu'il étoit impossible de détourner Delphine de le suivre, et ne voulut pas même le lui proposer. Son caractère étoit aussi calme que celui de Delphine étoit passionné ; mais quand les grandes affections de l'âme sont compromises, tous les êtres généreux s'entendent et suivent la même conduite.

Ils partirent ensemble, et furent à Chaumont en moins de dix heures.

Peu de momens avant d'arriver, Delphine, se ressouvenant que M. de Serbellane lui avoit dit autrefois qu'il existoit en Italie un poison doux mais rapide, qui terminoit la vie en très-peu de temps, rappela à M. de Serbellane ce poison dont ils s'étoient une fois entretenus ensemble.

-Il est dans cette bague, répondit M. de Serbellane en la montrant, je la porte toujours depuis que j'ai perdu Thérèse ; je me sentois plus calme et plus libre, en pensant que si la vie me devenoit insupportable, j'avois avec moi ce qui pouvoit facilement m'en délivrer.-Delphine alors, quelle que fût son intention secrète, et l'idée vague et terrible qui l'occupoit, donna pour motif à M. de Serbellane, en lui demandant cette bague, le désir qu'auroit Léonce, fier et irritable comme il l'étoit, d'échapper au supplice, dans un temps où le peuple pouvoit se permettre des insultes contre l'homme qui lui seroit désigné comme son ennemi.-Je crois à la vérité de ce que vous me dites, répondit M. de Serbellane : si vous vouliez mourir, vous ne me le cacheriez pas ; nous parlerions ensemble de ce dessein, avec le courage qui convient à une âme telle que la vôtre, et je vous en détournerois, je l'espère : je vous dirois ce que j'ai éprouvé, c'est qu'on peut encore faire servir au bonheur des autres une vie qui ne nous

Dès qu'ils furent arrivés à Chaumont, M. de Serbellane alla demander la permission de voir M. de Mondoville. Madame d'Albémar, en l'attendant, s'assit sur un banc, en face de la prison où elle avoit appris que M. de Mondoville étoit renfermé.

La beauté de Delphine, et la douleur qui se peignoit dans toute sa personne, avoient attiré l'attention de plusieurs femmes, enfans et vieillards, qui l'environnoient sans qu'elle s'en aperçût ; mais au moment où elle se leva, pour aller au-devant de M. de Serbellane qui lui apportoit la permission d'entrer dans la prison, les pauvres gens qui l'avoient vue pleurer, lui dirent : Vous avez du chagrin, ma bonne dame, nous prierons Dieu pour vous.-Je vous en remercie, répondit-elle : priez pour un ami que j'ai dans ce monde, et que l'on veut faire périr. Il y a parmi vous peut-être des créatures bien plus innocentes que moi, Dieu les écoutera plus favorablement. Priez donc pour qu'il me fasse grâce ; et si vous avez sur la terre un être que vous aimiez, que cet être vous récompense du bien que vous m'aurez fait !-En parlant ainsi, elle attendrit ceux qui l'écoutoient, mais ils ne pouvoient la servir.

M. de Serbellane annonça à Delphine qu'elle pouvoit voir Léonce à l'instant, et qu'il lui resteroit encore le temps d'entretenir celui qui devoit présider le tribunal, avant qu'il s'assemblât pour prononcer sur la vie de Léonce. M. de Serbellane, pendant que Delphine seroit dans la prison, devoit continuer à voir tous ceux qui, dans la ville, pouvoient avoir quelque influence sur le tribunal, et venir reprendre Delphine, quand elle auroit vu M. de Mondoville, et qu'elle auroit su de lui toutes les circonstances qui pouvoient servir à le justifier.

La permission étant présentée au geôlier, il ouvrit la porte de la prison, et Delphine, en entrant dans ce lieu de douleur, vit son amant qui écrivoit avec beaucoup de calme.

Le bruit de la porte lui fit lever la tête, et, se jetant à genoux devant elle, il s'écria :-Juste ciel, quel miracle s'accomplit pour moi ! est-ce mon imagination qui me la représente ? Je l'invoquois, et la voilà ! tous ses traits, tous ses charmes sont-ils devant mes yeux ! Delphine, Delphine, est-ce toi ?-Et, la serrant dans ses bras, il perdit entièrement le souvenir de sa situation ; mais le coeur de Delphine n'étoit pas soulagé, et les transports de son amant ne lui donnèrent pas même un instant d'illusion.

-Delphine, lui dit encore Léonce en découvrant sa poitrine, vois-tu ce médaillon qui contient tes cheveux ? je n'ai défendu que lui ; ils n'ont pu me l'arracher. Si tu n'étois venue près de moi, c'est à lui seul que j'aurois confié mes adieux. Ah ! Delphine, pourquoi t'ai-je quittée ?-C'est moi qui suis coupable de ton sort, répondit-elle, je le sais ; si je n'avois pas consenti à sortir de mon couvent, si... ; mais que fait cette douleur de plus dans l'abîme des douleurs !

Dites-moi seulement ce que je puis dire à vos juges ; j'ignore si j'espère encore, mais je veux leur parler.-Vous n'obtiendrez rien, mon amie, reprit Léonce ; cependant je pourrois consentir à vivre maintenant : il s'est fait un grand changement dans ma manière de voir.

Au milieu des malheurs que je viens d'éprouver, et de la destinée qui me menace, je me suis senti comme humilié d'avoir attaché tant de prix aux jugemens des hommes. La présence de la mort m'a éclairé sur ce qu'il y a de réel dans la vie ; je ne le cache point, j'ai regretté d'avoir sacrifié les jours que tu protégeois. J'ai connu le prix de l'existence simple et douce que j'aurois goûtée près de toi.

S'il en étoit temps encore, aucun nuage ne troubleroit plus notre bonheur : vois donc, ô ma Delphine ! si tu peux me sauver, je l'accepte.-O mon Dieu ! s'écria Delphine,-et les sanglots étouffèrent sa voix.

-Je ne sais, réprit Léonce, ce qu'on peut dire pour ma défense ; cependant il me semble que, dans l'opinion même de ceux qui vont me juger, je ne suis pas coupable. J'étois arrivé à Verdun le matin du jour où l'on m'a fait prisonnier ; je cherchois la mort, il est vrai, mais je ne savois point encore quel moyen je prendrois pour atteindre ce but facile. J'ai suivi sans dessein le jeune Ternan, mon ami d'enfance. Je n'étois pas reçu dans l'armée, mon nom même n'y étoit point encore connu. Charles Ternan s'est imprudemment éloigné des limites du camp, une patrouille nous a attaqués, le premier coup de fusil a blessé Charles Ternan ; il ne pouvoit plus se défendre, et, pris en uniforme les armes à la main, son sort n'étoit pas douteux. Je lui ai crié de tâcher de s'éloigner, pendant que j'arrêterois la patrouille par ma résistance, et, afin de le déterminer à me quitter, j'ai ajouté qu'il devoit retourner au camp pour demander du secours ; mais avant que le secours arrivât, le nombre m'a accablé : je ne sais par

Léonce eut un moment d'embarras ; mais bientôt, s'abandonnant au mouvement inspiré par Delphine, il se mit à genoux devant les rayons du soleil, qui perçoient à travers les barreaux de sa prison, et dit :-Être tout-puissant, être inconnu ! je t'implore pour la première fois de ma vie, je ne mérite pas que tu m'exauces ; mais l'un de tes anges attache sa vie à la mienne ; sauve-moi, puisqu'elle le souhaite, et je jure de consacrer le reste de mes jours à suivre ton culte ; mon amie me l'enseignera.-Delphine, en écoutant ces paroles, eut un moment d'espoir.-Ah ! s'écria-t-elle, quelque insensés, quelque coupables que nous soyons, peut-être le Dieu de bonté, qui ne nous a donné que des commandemens d'amour, a-t-il entendu nos prières, a-t-il pris pitié de nous ! Adieu, Léonce ; à ce soir, il y a encore ce soir. Adieu !-Et elle le quitta en réprimant son émotion. La nature donne toujours un moment de calme dans les situations les plus violentes de la vie, comme un instant de mieux avant la mort ; c'est un dernier recueillement de toutes les forces, c'est l'heure de la prière ou des adieux.

Delphine, en sortant de la prison, rencontra M. de Serbellane qui venoit la chercher ; il la conduisit chez le président du tribunal.

Arrivés devant la maison de celui dont dépendoit la vie de Léonce, Delphine tressaillit, et, comme elle franchissoit le seuil de la porte, elle se sépara de M. de Serbellane, avec un dernier regard qui lui demandoit de faire des voeux pour elle. Elle entra, et trouva le président entouré de quelques secrétaires : elle lui demanda s'il lui seroit permis de l'entretenir sans témoins.-Je n'ai de secrets pour personne, répondit-il en élevant d'autant plus la voix que Delphine cherchoit à la baisser ; il ne faut pas qu'un homme public mette de mystère dans sa conduite.-Hélas ! monsieur, reprit Delphine, sans doute vous n'avez point de secret, mais je puis en avoir un ; me refuserez-vous de ne le confier qu'à vous ?

-Je vous ai déjà dit, reprit le juge, que je ne veux point éloigner de moi ceux qui m'entourent ; je ne le dois point.-Delphine, se retournant alors vers ceux qui étoient dans la chambre, leur dit avec une noble douceur :-Messieurs, je vous en conjure, éloignez-vous pendant quelques momens ; soyez assez généreux pour me prouver ainsi votre pitié.-La voix et le regard de Delphine exprimoient l'émotion la plus profonde, et produisirent un effet inespéré ; tous ceux qui étoient dans la chambre s'éloignèrent doucement, sans proférer un seul mot.

Quand Delphine se vit seule avec celui qui pouvoit absoudre ou condamner son amant, ses lèvres tremblèrent avant de prononcer les paroles qui devoient appeler ou repousser la conviction, donner la vie ou causer la mort : tout annonçoit dans le juge un homme inflexible ; cependant Delphine avoit aperçu sur son bureau le portrait d'une femme tenant un enfant dans ses bras, et ce tableau, lui apprenant qu'il étoit époux et père, lui avoit un moment donné l'espoir de l'attendrir. Elle tâcha d'exposer avec calme le récit des faits qui prouvoient que Léonce n'avoit pris aucun grade dans l'armée ennemie, que le danger seul de son ami l'avoit forcé à le secourir ; et, racontant avec courage et simplicité toutes les circonstances qui avoient engagé Léonce à quitter la Suisse, elle se donna tous les torts, en cherchant à prouver au juge que Léonce n'avoit cédé qu'à la douleur qu'il éprouvoit, et qu'aucun motif politique, aucune résolution ennemie n'étoit entrée pour rien dans les circonstances qui l'avoient conduit à Verdun. Le juge s'étoit d'abord montré inaccessible à la conviction ; et, regardant Léonce comme coupable, il étoit résolu à le condamner ; le récit déchirant de Delphine lui persuada que la conduite de Léonce n'avoit pas été telle qu'il se l'imaginoit.

Mais il sentit l'impossibilité de persuader à ses collègues que Léonce pouvoit être absous, quand toutes les apparences l'accusoient ; ne voulant pas prendre sur lui de le faire mettre en liberté sans qu'il eût été jugé, il ne voyoit aucun moyen de le sauver ; et, la pitié que lui inspirait madame d'Albémar le faisant souffrir, il cherchoit à lui répondre en termes vagues, et à terminer le plus tôt possible ce cruel entretien. Une timidité douloureuse enchaînoit Delphine ; elle sentoit qu'il n'existoit plus pour elle qu'une ressource, c'étoit de se livrer sans contrainte à toute l'émotion qu'elle éprouvoit ; mais l'idée que cet espoir une fois détruit il n'en resteroit plus, lui faisoit essayer des moyens d'un autre genre, qui n'épuisoient pas encore sa dernière espérance. Enfin, le juge fit quelques pas pour sortir, en déclarant que, dans cette affaire, il ne pouvoit être éclairé que par l'opinion de ses collègues, et que c'étoit à eux seuls qu'il vouloit s'en remettre.

L'infortunée Delphine, à ces mots, ne se connoissant plus, se précipita vers la porte et s'écria :-Non, vous n'avancerez pas, non, vous n'irez pas commettre l'action la plus barbare ! il n'est pas criminel, celui que vous allez condamner, il ne l'est pas, vous le savez ; je vous ai prouvé qu'il n'avoit point porté les armes, qu'il n'étoit pas votre ennemi, que la générosité, l'amitié, l'avoient seules entraîné ; et quand il seroit vrai que vos opinions et les siennes sur la guerre actuelle ne fussent pas d'accord, n'est-il pas le meilleur et le plus sensible des êtres, celui que le hasard a jeté dans un parti différent du vôtre ? Les hommes se ressemblent comme pères, comme amis, comme fils ; c'est par ces affections de la nature que tous les coeurs se répondent, mais les fureurs des factions ne peuvent exciter que des haines passagères, des haines qu'on peut sentir contre des ennemis puissans, mais qui s'éteignent à l'instant, quand ils sont vaincus, quand ils sont abattus par le sort, et que vous ne voyez plus en eux que leurs vertus privées, leurs sentimens et leur malheur.

Ah ! celui pour qui je vous implore, si vous étiez en péril, et que je lui demandasse de vous sauver, il n'hésiteroit pas, non-seulement à vous absoudre, mais à vous secourir de tous ses moyens, de tous ses efforts ; si vous donnez la mort à qui ne l'a pas méritée, vous, ne savez pas quelle destinée vous vous préparez, vous ne savez pas quels remords vous attendent ! plus de repos, plus de douces jouissances ; au sein de votre famille, au milieu de vos concitoyens, vous serez poursuivi par des craintes, par une agitation continuelle ; vous ne compterez plus sur l'estime ; vous ne vous fierez plus à l'amitié ; et quand vous souffrirez, et quand les maladies vous feront redouter une fin cruelle, une vieillesse douloureuse, vous vous accuserez de l'avoir mérité, et votre propre pitié vous manquera dans vos propres maux.-Jeune femme, vous m'insultez, lui dit le juge, parce que je veux obéir aux lois de mon pays.-Moi, je vous insulte ! s'écria Delphine en se jetant à ses pieds ; ô Dieu ! s'il m'est échappé une seule parole qui puisse vous blesser, si mon trouble ne m'a pas permis d'être maîtresse de mes discours, ah ! n'en punissez pas mon ami. Est-il coupable de mon imprudence, de ma foiblesse, de ma folie ?

Dites, seroit-ce moi qui vous irriterois contre lui, moi qui ai déjà fait tomber tant de douleurs sur sa vie ! Ah ! je me prosterne devant vous ; juste ciel ! voudrois-je vous offenser ? quelle réparation voulez-vous ? parlez ;-et l'infortunée, à genoux, penchoit son visage jusqu'à terre, dans un état si déplorable que le juge en fut touché.-Non, madame, lui dit-il en la relevant ; vous ne m'avez point offensé ; non, soyez tranquille, si je pouvois sauver M. de Mondoville, ce seroit pour vous que je le ferois.-Delphine étonnée, saisie d'un premier espoir qui redoubloit encore la violence de son état, s'appuya sur le bras de cet homme qui ne l'effrayoit plus, et lui dit dans une sorte d'égarement :-Ce seroit pour moi que vous le sauveriez !

Vous savez donc que je vais mourir aussi ? En effet, vous n'avez pu croire que je survécusse à cet être si bon et si tendre. Il va porter dans le tombeau tant d'affection pour moi, pour moi, pauvre insensée, qui ne lui ai fait que du mal ! Qu'importe au reste que je meure ! la mort est mon unique espoir ; mais vous qui pouvez tout, me refuserez-vous ce mot sacré, ce mot du ciel qui absout l'innocent et rend la vie aux infortunés qui le chérissent ? Hélas ! dans les temps orageux où nous vivons, savez-vous quel sera votre avenir ? il y a six mois que toutes les prospérités de la terre environnoient mon malheureux ami ; et maintenant, jeté dans les prisons, près de périr, il n'a plus qu'une amie qui verse des pleurs sur son sort. Vous êtes le président du tribunal ; vous pouvez, je le sais, s'il vous est prouvé que M. de Mondoville ne servoit pas dans l'armée ennemie, vous pouvez décider qu'il n'y a pas lieu à le juger criminellement, et le faire mettre en liberté.-Vous ne savez pas, madame, interrompit le juge, en cessant de se contraindre et laissant voir un caractère qui avoit en effet beaucoup de bonté, vous ne savez pas ce que vous me demandez ; vous ignorez à quels périls je m'exposerois si je voulois soustraire M. de Mondoville au cours naturel des lois. Sans doute j'aurois souhaité que la liberté pût s'établir en France, sans qu'un seul homme pérît pour une opinion politique ; mais puisque la guerre étrangère excite une fermentation violente, n'exigez pas d'un père de famille, qui s'est vu forcé d'accepter dans ces temps difficiles un emploi pénible, mais nécessaire, n'exigez pas qu'il compromette ses jours pour conserver ceux d'un inconnu.-D'un inconnu ! reprit Delphine, s'il est innocent ; d'un inconnu ! si sa vie dépend de vous ! ah ! qu'il doit nous être cher, l'homme infortuné que nous pouvons sauver d'une mort injuste et certaine !

Oui, j'en conviens, ce que je vous demande exige du courage, de la générosité, du dévouement ; ce n'est point une pitié commune que j'attends de vous, c'est une élévation d'âme qui suppose des vertus antiques, des vertus républicaines, des vertus qui honoreront mille fois plus le parti que vous défendez, que les plus illustres victoires. Eh bien ! soyez cet homme supérieur aux autres hommes, cet homme qui se sacrifie lui-même à ce qui est noble et bon ! Écrivez sur ce papier, dit-elle en s'avançant pour le prendre sur le bureau du juge, écrivez que M. de Mondoville doit sortir de prison ; tout est dit alors, son nom ne sera point cité, il quittera la France, il partira pour la Suisse, et dans ce pays vous avez deux êtres à vous ; venez les retrouver, et vous apprendrez ce que c'est que la reconnoissance dans les coeurs généreux ; jamais lien plus sacré put-il unir les âmes ? Ah ! si le libérateur de Léonce me demandoit ma vie, au bout du monde, après vingt années, cette vie seroit encore à lui. Signez, signez...-Le juge, étonné des impressions qu'il éprouvoit, mit sa main sur ses yeux pour ne pas voir Delphine, et retrouvant alors dans le fond de son âme la crainte que l'émotion combattoit, il fit un dernier effort pour étouffer son attendrissement, et refusa nettement ce que madame d'Albémar se croyoit près d'obtenir. A ces mots, elle tomba sur une chaise, presque sans vie, comme frappée d'un coup mortel et inattendu.

Dans ce moment une femme ouvrit la porte, et Delphine la reconnut pour celle dont le portrait l'avoit frappée : cette femme, voyant que son mari n'étoit pas seul, voulut se retirer ; Delphine, inspirée par son désespoir, s'avança vers elle et la conjura d'entrer.-Je venois, répondit-elle, prier mon mari de monter pour voir le médecin, qui est très-inquiet de notre fils.-Votre fils, s'écria Delphine, votre fils ! Oui, madame, répondit la femme, je n'ai que cet enfant, et il est bien malade.

-Votre enfant est malade ! répéta Delphine ; eh bien ! Dit-elle en se retournant vers le juge, avec un regard solennel, si vous livrez Léonce au tribunal, votre enfant, cet objet de toute votre tendresse, il mourra ! il mourra !-Le juge et sa femme reculèrent, effrayés de cette voix et de cet accent prophétique.-Oui, reprit-elle, vous ne savez pas combien est infaillible la punition du ciel, quand on s'est refusé à la pitié. Vous serez frappés dans ce que vous avez de plus cher. La douleur qu'on redoute, c'est la douleur qui nous atteint, et l'être qui nous punit sait où porter ses coups ; mais ajouta-t-elle en versant un torrent de pleurs, si vous sauvez mon ami, si vous signez sa délivrance, votre unique enfant vivra, et bénira le nom de son père jusqu'à son dernier jour.-A ces mots, la femme du juge, sans parler, supplioit son mari de ses regards, de ses mains élevées, demandoit ainsi la grâce de Léonce, presque sans s'apercevoir elle-même de ce qu'elle faisoit. Le mari, regardant tour à tour Delphine et s

-Que je ne meure pas, lui dit-elle, homme généreux, sans avoir fait sentir à votre âme un peu du bonheur que je lui dois ! adieu.-Elle courut à la prison, craignant de perdre une seconde, ralentissant quelquefois ses pas, pour ne pas attirer l'attention de ceux qui la regardoient, mais ne pouvant calmer la

frayeur que lui causoit le danger du moindre retard. En entrant dans la chambre de Léonce, elle lui tendit l'ordre, et resta quelques instans sans pouvoir prononcer un seul mot. Léonce lut l'ordre, et, profondément attendri, il répéta plusieurs fois à Delphine :-C'est toi qui m'arraches à la mort ! que ma vie sera heureuse avec toi !-Quand elle eut repris ses forces, elle se hâta d'expliquer qu'il falloit partir à l'instant, que le moindre délai pouvoit être funeste, et pressa le geôlier avec une ardeur passionnée, d'aller remplir une dernière formalité, nécessaire pour sortir de la prison et de la ville ; il partit.

Léonce alors se livra à tous les projets de bonheur les plus doux.-Ma Delphine, disoit-il, te souviens-tu de cette maison sur le coteau de Baden, dont le site nous rappeloit Bellerive ? Nous pouvons l'acquérir, nous nous y établirons ; quelques légers changemens la rendront tout-à-fait semblable à ce séjour où nous avons passé des momens heureux, mais troublés, tandis que dans notre habitation nouvelle une félicité parfaite nous est promise. Tu ne seras point poursuivie dans un pays protestant ; je suis sûr d'ailleurs d'en imposer à madame de Ternan, et notre destinée obscure n'excitant l'envie de personne, nous n'aurons point d'ennemis. Oh ! que cet avenir se présente à moi sous un aspect enchanteur ! Delphine, ma céleste amie, ajoute donc quelques traits à ce tableau, peins-moi le sort qui nous attend, que l'espérance nous y transporte.-Delphine ne répondoit point, son âme agitée n'avoit point retrouvé de calme.-Craindrois-tu, lui dit encore Léonce, de retrouver en moi quelques traces des foiblesses qui nous ont séparés ; me ferois-tu cette offense ?

-Non, non ! Interrompit Delphine.-Même avant ton arrivée, continua Léonce, ton souvenir et mon amour avoient entièrement dissipé les erreurs de mon caractère ; je te l'avouerai, certain de périr, la mort que j'avois désirée ne m'inspiroit plus qu'un sentiment assez sombre : il me sembloit que la nature m'accusoit d'avoir méconnu ses bienfaits ; et mon imagination se retournant tout à coup, je n'ai plus vu, prêt à perdre l'existence, que les affections délicieuses qui devoient me la rendre chère ; ah ! j'avois peut-être besoin de cette épreuve, mais je n'en perdrai jamais le fruit ; je vivrai pour être heureux, pour être aimé...-Hélas ! reprit Delphine, le temps se passe, le geôlier ne revient point.-Cette inquiétude augmentant son trouble à chaque minute, elle n'entendoit plus ce que Léonce lui disoit pour la calmer, et, s'approchant des barreaux de la prison, à travers lesquels on entrevoyoit la rue, elle y resta fixement attachée. Tout à coup elle s'écria :-O mon Dieu ! ô mon Dieu ! d'une voix si déchirante

Delphine, levant les yeux au ciel, s'avança d'un pas assez ferme, pour demander aux deux hommes envoyés s'il ne lui seroit pas permis de voir le commissaire.-Non, madame, lui répondirent-ils, vous ne pouvez pas sortir, vous êtes en arrestation ici jusqu'à demain.-Léonce tendit alors la main à Delphine, avec un sentiment qui n'étoit pas sans quelque douceur ; les stupides témoins de cette scène voulurent rassurer Delphine sur son propre sort, croyant qu'il étoit l'objet de son inquiétude, et lui dirent qu'elle pouvoit être tranquille, qu'elle sortiroit au moment même où le jugement de M. de Mondoville seroit exécuté. A ces affreuses paroles, Delphine fut près de succomber ; mais prenant sur elle, elle dit seulement à voix basse :-En est-ce assez, mon Dieu !-et demanda ensuite à ceux qui venoient de parler, si un étranger qui l'avoit accompagnée, M. de Serbellane, ne devoit pas venir la voir.-Il nous a chargés de vous dire, lui répondirent-ils, qu'il seroit ici dans une heure, quand le tribunal, qui est assemblé maintenant, aura prononcé. Il fait ce qu'il peut pour vous être utile ; mais à présent que le commissaire de Paris est arrivé, cela ne se passera pas comme ce matin.-Léonce, assez vivement irrité, les interrompit en leur disant :-Je ne suis pas condamné à votre présence, laissez-moi.-Ils murmurèrent intelligiblement quelques paroles d'humeur, mais le regard de Léonce leur en imposa, et ils sortirent.

Léonce alors, se rapprochant de Delphine, la serra dans ses bras avec l'émotion la plus passionnée ; elle ne répondoit à rien, n'exprimoit rien, et sembloit tout entière renfermée en elle-même.-Dieu ! prononça-t-elle à demi-voix, Dieu qui m'avez abandonnée, préservez-moi de sentimens impies ! que je supporte ce cruel jeu de la destinée sans cesser de croire en vous ! La mort, après tout, la mort...

Eh bien ! Mon ami, dit-elle en se jetant dans les bras de Léonce, nous la recevrons ensemble ; c'est un reste de pitié de la Providence envers nous.

Pressons nos coeurs l'un contre l'autre, que leurs derniers battemens cessent au même instant ; le seul mal au-delà des forces humaines, c'est de vivre ou de mourir séparés.-

Léonce, inquiet de la résolution de Delphine, voulut lui parler de ses devoirs, de son sort après lui :-Je te défends de m'entretenir sur ce sujet, interrompit-elle ; ignore mes desseins, quels qu'ils soient ; ne m'interroge plus, et passons ces dernières heures dans la confiance et l'abandon qui peuvent encore leur donner du charme.-Léonce lui obéit ; il sentoit que sur un pareil sujet, il ne pouvoit rien obtenir d'elle ; mais il se flattoit que M. de Serbellane veilleroit sur le sort de son amie, quand il n'existeroit plus, et c'étoit à lui qu'il se proposoit de la confier.

Léonce et Delphine gardèrent donc le silence, l'un à côté de l'autre, pendant assez long-temps. Ils attendoient M. de Serbellane, quoiqu'ils n'en espérassent rien ; enfin il arriva, portant sur son visage l'empreinte des sentimens qui le déchiroient.

-Demain, à huit heures du matin, dit-il à Léonce, vous devez être conduit dans une plaine, à une demi-lieue de la ville, pour être fusillé ; un espoir cependant reste encore ; le juge généreux de qui madame d'Albémar avoit obtenu votre liberté, vient de sortir du tribunal même pour me parler ; il m'a dit que si je pouvois lui apporter à l'instant une déclaration signée de vous, qui attestât positivement que vous n'avez point eu l'intention de porter les armes, et que vous traversiez l'armée en voyageur, pour revenir en France, cette déclaration pourroit vous sauver.-Delphine, à ce mot, leva les yeux, qu'elle avoit tenus fixés sur la terre jusqu'alors ; Léonce répondit à M. de Serbellane, avec la plus noble simplicité :

-Quand j'ai été fait prisonnier, j'en conviens, je n'avois point encore porté les armes ; j'étois venu à Verdun, non pour seconder aucune cause, mais dans l'espoir de mourir ; qu'importent toutefois ces détails connus de moi seul ? Les François qui sont dans l'armée des étrangers ont dû croire que je venois pour servir avec eux ; une déclaration contraire leur paroîtroit un mensonge que je ferois pour sauver ma vie ; mon intention d'ailleurs n'étoit point de rentrer en France ; je ne puis donc, sans m'avilir, attester ce qui paroîtroit faux aux yeux des autres, ou ce qui le seroit réellement.-Delphine, en entendant ce refus décisif, baissa de nouveau les yeux, sans prononcer une parole ; elle savoit que Léonce n'appelleroit jamais d'une résolution qu'il croyoit honorable.

M. de Mondoville, touché de la douleur que lui témoignoit M. de Serbellane, lui prit la main et lui dit :-Généreux ami, vous avez tout fait pour nous ; il ne me reste plus, relativement à moi, qu'un service à vous demander. Si mon nom étoit calomnié, quand j'aurai cessé de vivre, donnez à la vérité l'appui de votre respectable caractère : n'oubliez pas que la mémoire d'un homme qui fut passionné pour l'honneur, est un dépôt qu'il confie aux soins scrupuleux de ses amis.-J'accepte avec reconnoissance ce glorieux dépôt, répondit M. de Serbellane ; votre réputation, sans doute, ne sera point attaquée ; mais, si jamais je pouvois être appelé à la défendre, quelle force, quelle énergie ne trouverois-je pas dans l'admiration que m'inspire votre courageuse conduite !-Maintenant, reprit Léonce, encore une prière, et la plus sacrée de toutes !-Il conduisit M. de Serbellane vers la fenêtre, pour lui recommander Delphine, quand il ne seroit plus.

Il auroit pu parler devant elle sans qu'elle l'entendît ; ses réflexions l'absorboient entièrement.

Immobile et pâle, quelquefois elle tressailloit, mais elle n'écoutoit ni ne voyoit plus rien, et ne versoit pas même une larme. Quand toute espérance est perdue, toute démonstration de douleur cesse, l'âme frissonne au dedans de nous-mêmes, et le sang glacé n'a plus de cours.

Léonce entra dans les plus grands détails avec M. de Serbellane, sur la conduite qu'il devoit tenir pour conserver les jours de Delphine, si sa douleur lui inspiroit le désir de les terminer. M. de Serbellane, non-seulement lui promit tout ce qu'il désiroit, mais sut presque le rassurer, en se montrant digne de soutenir et de consoler l'infortunée remise à ses soins. Léonce, touché de son noble caractère, ne put lui témoigner sa reconnoissance sans avoir les yeux remplis de larmes : il étoit resté ferme contre le malheur ; mais en retrouvant la pitié, il s'attendrit.-Adieu, mon ami, lui dit-il ; laissez-moi seul avec elle ; demain, avec le jour, revenez la chercher ; vous recevrez, le dernier serrement de main d'un homme qui vous estime et vous honore. Adieu.-M. de Serbellane, en s'en allant, s'approcha de Delphine, et lui demanda sa main qu'elle abandonna :-Madame, lui dit-il d'une voix émue, courage et résignation ! Les plus vives douleurs ont encore cette ressource.-Un profond soupir souleva le sein de Delphine :-N'oubliez pas Isore, lui répondit-elle : Adieu.- M. de Serbellane sortit, se promettant de revenir le lendemain auprès de ses infortunés amis. Alors Léonce et Delphine se trouvèrent seuls, au commencement de cette nuit solennelle qu'ils devoient passer ensemble, dans cette sombre prison qu'éclairoit une lumière pâle et tremblante ; ils entendirent le geôlier refermer sur eux les verroux.-Ah ! s'écria Delphine, si ces portes pouvoient ne plus s'ouvrir ; si le jour pouvoit ne jamais se lever, quels lieux de délices vaudroient cette prison !

Léonce, pourront-ils t'arracher à moi ?-Et elle le serroit dans ses bras avec une force surnaturelle, à laquelle succédoit le plus profond abattement. Léonce, effrayé de son état, voulut fixer sa pensée sur quelques idées plus douces, et, passant ses bras autour d'elle, il lui dit :-Ma Delphine, tu crois à l'immortalité, tu m'en as persuadé ; je meurs plein de confiance dans l'Être qui t'a créée. J'ai respecté la vertu, en idolâtrant tes charmes ; je me sens, malgré mes fautes, quelques droits à la miséricorde divine, et tes prières me l'obtiendront. Mon ange, nous ne serons donc pas pour jamais séparés ; même avant de nous réunir dans le ciel, tu sentiras encore mon âme auprès de toi ; tu m'appelleras toujours, quand tu seras seule. Plusieurs fois tu répéteras le nom de Léonce, et Léonce recueillera peut-être dans les airs les accens de son amie. Cherche, ma Delphine, tout ce qu'il y a de doux, de sensible dans la douleur ; remplis ta vie des hommages solitaires et tendres que

l'on peut rendre encore à la mémoire de l'objet que l'on regrette.-Arrêtes, interrompit Delphine, que parles-tu de ma vie ?

As-tu donc osé penser que je pourrais te survivre ? Oui, sans doute, mon coeur s'est toujours confié dans l'immortalité de l'âme, quand il ne s'agissoit que de mon sort ; cette noble croyance suffisoit à mon repos : mais est-ce assez de cette espérance, qu'un nuage couvre encore aux regards des plus vertueux des mortels ? est-ce assez d'elle pour supporter l'existence après ta mort ? Non, rien ne peut me soutenir contre l'horreur de ta perte. Léonce, en ton absence, le moindre souvenir de toi, un mot que tu m'avois dit, des lieux que nous avions

vus ensemble, mille hasards qui retracent une idée toujours présente, me faisoient succomber sous la douleur d'une émotion déchirante, et j'aurois ces mêmes souvenirs, mais avec les traits de la mort ! Je m'écrierois sans cesse :

Jamais ! jamais ! mes pleurs, mes cris n'obtiendroient pas de la nature entière un son de ta voix, la trace de tes pas, une ombre de tes traits ! Léonce, ami si tendre, toi qui, dans mes chagrins, as si souvent eu pitié de moi, je me précipiterais, désespérée, sur la terre qui te renfermeroit, sans qu'il en sortît, un soupir pour répondre à mes larmes ! Non, non ! je n'irai point dans ce désert, dans ce silence, dans cette nuit du monde, où je ne te verrois plus. La mort, dont l'affreuse idée m'a souvent glacée de terreur, te frapperoit, moi vivante ! je me représenterois ton visage défiguré, tes yeux éteints pour toujours, tes restes froids, ensevelis dans la tombe où je t'aurois laissé seul, seul ! O mon ami, tu n'y seras pas seul !

Léonce, souverain de ma vie, répétoit Delphine, je te vois ému, je sens que ton coeur répond au mien ; dis-moi donc que tu m'appelles, que tu ne voudrois pas me laisser vivre, dis que tu ne le veux pas ! Ah ! j'aimerois cette touchante preuve d'amour, ce dédain d'une pitié vulgaire, cette compassion véritable qui t'inspireroit ces douces paroles :-Delphine, suis-moi ; pauvre Delphine, n'essaie pas de la vie, sans la main qui te conduisoit !-O Léonce, Léonce ! répète ces mots consolateurs, je t'en conjure...-Les pleurs interrompoient les prières passionnées de Delphine ; elle embrassoit les genoux de Léonce ; elle vouloit obtenir de lui-même le conseil de mourir ; il cherchoit en vain à la calmer, et la conjuroit de s'éloigner avec M. de Serbellane, avant l'heure du supplice. Delphine, pensant alors à la fatale bague, voulut en parler à Léonce, mais sans lui confier d'abord qu'elle la possédoit, de peur qu'il ne la lui ôtât, quand même il seroit résolu à n'en pas faire usage.

-Léonce, lui dit-elle, cette mort, semblable à celle que subiroit un criminel, ce supplice, en présence d'un peuple furieux, ne révolte-t-il point ton âme ? Veux-tu te l'épargner ?

Notre ami, M. de Serbellane, peut nous donner un poison salutaire qui nous affranchiroit du sort qu'on nous prépare.-Léonce, étonné, réfléchit quelques instans, puis il dit :-Mon amie, je crois plus digne de moi de périr aux yeux des François ; il me condamnent aujourd'hui, mais peut-être sauront-ils une fois que je ne l'ai pas mérité ; et si, dans mes derniers momens, j'ai montré quelque force d'âme, je ne hais pas, je l'avoue, l'espoir que mes ennemis même ne me verront pas tomber sans émotion. Pardonne, mon amie, si cette pensée me force à rejeter le secours inespéré que tu daignes m'offrir ; ta main auroit fermé mes yeux, et le même sentiment qui anima mon existence, l'eût conduite doucement jusqu'à sa fin ; ah ! qu'il m'en coûte pour m'y refuser !-Delphine garda le silence ; elle craignoit, en insistant, de faire connoître à Léonce qu'elle possédoit un moyen sûr de ne pas lui survivre.

-Hélas ! continua Léonce, il y a, j'en conviens, quelque chose de sombre dans cette prison qui précède le dernier jour ; je voudrois pouvoir regarder le ciel avec toi ; ce sont ces murs qui nous dérobent son aspect, c'est la barbarie des hommes, nos gardiens et nos juges, qui donne à la mort un caractère si terrible ; vingt fois je l'avois désirée à tes pieds ; mais à présent que j'avois abjuré mes misérables erreurs, à présent que je pouvois être ton époux, ton heureux époux ; ah Dieu !-Il s'arrêta, craignant de rappeler des pensées trop amères.

Delphine, succombant au désespoir, n'avoit plus la force d'exprimer les tourmens qu'elle souffroit : quelques heures se passèrent encore, pendant lesquelles Léonce se montra le plus sensible et le plus courageux des hommes. Delphine l'admira quelquefois, plus souvent elle l'interrompit par ses gémissemens.

Enfin Léonce, accablé par plusieurs nuits d'insomnie, laissa tomber sa tête sur les genoux de Delphine, et s'endormit pendant une heure. Elle le regardoit dans toute sa beauté ; ses cheveux noirs tomboient sur son front, et son visage conservoit encore une expression d'attendrissement dont le sommeil n'altéroit point le charme.

Ah ! qui s'est jamais vu dans une situation si cruelle ? La malheureuse Delphine éprouva pendant cette nuit tout ce que l'âme peut souffrir de plus déchirant. Elle sentoit le temps s'écouler, et regardoit sans cesse à la fenêtre, craignant d'apercevoir les avant-coureurs du jour.

Ses yeux se portoient alternativement du visage enchanteur de son amant, à ce ciel dont les premiers rayons devoient le lui ravir ; mais bientôt elle aperçut, sur le mur opposé à la fenêtre, la fatale lueur qui annonçoit le jour, et avant que Léonce fût réveillé, le soleil avoit percé dans cette demeure du désespoir.-O Dieu ! S'écria-t-elle, pas un nuage, pas un voile de deuil sur ce soleil ! Le plus brillant éclat de la nature, pour éclairer le plus horrible des forfaits et les plus infortunés des êtres !-Enfin, le coup de tambour, ce bruit subit et funeste, réveilla Léonce. Il leva les yeux sur Delphine, et, l'embrassant avec transport :-C'est toi, dit-il, c'est encore toi ! jusqu'à mon dernier moment ta vue aura le pouvoir de suspendre toutes mes peines !-Léonce se hâta de rattacher ses cheveux en désordre, pour donner à toute sa contenance l'air du calme et de la fermeté. Delphine alors se tenoit à quelque distance de Léonce, suivoit ses mouvemens, et s'appuyoit de temps en temps contre la muraille, soutenant par la puissance de sa volonté ses forces prêtes à défaillir.

Enfin, Léonce s'approcha d'elle ; et, remarquant l'extrême altération de ses traits, il ne put réprimer plus long-temps ce qu'il éprouvoit.-Delphine, s'écria-t-il, dans cet instant sans espoir, un mouvement cruel et doux m'entraîne encore à te le répéter, oui, je regrette la vie ! Quand mes farouches ennemis vont paroître, je saurai leur cacher ce sentiment, mais je te l'avoue, à toi qui me l'inspires, à toi...-Les soldats approchoient de la prison, et l'on ouvrit les verroux pour les recevoir. Alors Delphine, comme hors d'elle-même, se jeta aux genoux de Léonce, et s'écria :-Mon ami, pardonne-moi ta mort, dont je suis la véritable cause. Je n'ai jamais aimé que toi ; jamais ce coeur n'a tressailli qu'en ta présence, jamais une autre voix n'a régné sur mon âme ; nous allons mourir ensemble, quand de longues années d'union et de tendresse pouvoient nous être accordées ; il le faut ! Les barbares avancent, encore un instant ; mais que toute la passion d'une vie entière soit renfermée dans cet instant !-La porte s'ouvrit, et les soldats remplirent la chambre.

Delphine, se relevant avec dignité, adressa la parole aux soldats :-J'étois aux genoux, leur dit-elle, du plus estimable des hommes, du plus admirable caractère qui ait jamais existé ; je lui devois cet hommage ; vous allez le conduire au supplice. Votre aveugle obéissance ferme vos coeurs à la pitié ; mais, qu'ai-je dit ? ne vous offensez pas ; j'ai besoin de vous implorer encore : permettez-moi de suivre mon ami jusqu'à la mort.-Madame, répondit l'officier, on n'accorde d'ordinaire cette permission qu'au prêtre qui exhorte les condamnés avant de mourir.-Eh bien, reprit Delphine, je saurai remplir cet auguste ministère. Léonce, dit-elle en se retournant vers lui, la religion donne aux malheureux qui marchent au supplice un ami pour les consoler, veux-tu que je sois cet ami ?

Je te parlerai comme lui, au nom d'un Dieu de bonté : un instant, je n'en fus pas digne, un instant j'ai douté ; je trouvois le malheur qui m'accabloit plus grand que mes fautes ; mais à présent les espérances religieuses sont revenues dans mon coeur : le ciel me les a rendues, je te les ferai partager.-Ce que tu veux entreprendre, répondit Léonce, est au-dessus de tes forces.-Non, je l'ai résolu, reprit Delphine, tu me verras te suivre d'un pas ferme, avec une âme courageuse ; je ne suis plus agitée, pourquoi n'aurois-je pas maintenant le même calme que toi ?-Madame, reprit l'officier, on conduira le condamné sur un char, jusqu'à une demi-lieue de la ville, dans la plaine où il doit être fusillé ; vous ne serez pas en état de le suivre jusque-là.-Je le pourrai, répondit-elle.-Ah ! s'écria Léonce, dois-je accepter ce généreux effort ?-Tu le dois, interrompit Delphine.-Et M. de Serbellane entrant dans ce moment, il obtint pour lui-même aussi d'accompagner madame d'Albémar. Léonce, incertain encore s'il devoit consentir à ce qu'exigeoit son amie, consulta M. de Serbellane.-Ne vous opposez pas, répondit-il, au voeu que madame d'Albémar exprime avec tant d'instance ; si elle peut vous survivre, ce n'est qu'après avoir épuisé toutes les douleurs ; laissez-la s'y livrer, ne lui refusez rien.

-J'ai besoin, reprit Delphine, d'un moment de recueillement, avant ce grand acte de courage ; accordez-le-moi, dit-elle en s'adressant au chef de la garde, votre char funèbre n'est point encore arrivé.-Le chef de la garde y consentit ; le geôlier murmura qu'il n'avoit point de chambre seule à donner, excepté une dans laquelle étoit mort un prisonnier, cette nuit même. Delphine n'entendit point ce qu'il disoit ; et M. de Serbellane, occupé à recueillir dans un dernier entretien les volontés de Léonce, oublia quel don funeste il avoit fait à madame d'Albémar ; elle suivit le geôlier, et il la quitta, après lui avoir montré la chambre dans laquelle elle pouvoit entrer.

En travers de la porte étoit le cercueil du malheureux prisonnier mort pendant la nuit ; et des quatre cierges placés aux coins de ce cercueil, deux brûloient encore, et mêloient leurs tristes clartés à celle du jour. Delphine frémit à cette vue, et recula ; cependant elle voulut avancer, et dit :-Pourquoi donc aurois-je peur de la mort ?

N'est-ce pas elle que je viens chercher ? d'où vient que son image m'effraie déjà ?-Il falloit, pour entrer, passer près du cercueil placé devant la porte ; la robe de Delphine s'y accrocha, et son effroi redoublant, elle tomba à genoux dans la chambre, en face du lit encore défait d'où l'on avoit enlevé le corps de celui qui venoit de mourir.

On voyoit ses habits épars, un livre ouvert, une montre qui alloit encore, tous les détails de la vie de l'homme, excepté l'homme même, que la bière renfermoit ! Un tel spectacle auroit frappé l'imagination dans les circonstances les plus calmes, il troubla presque entièrement la tête de Delphine ; elle ne savoit plus si son amant vivoit encore ; elle l'appela plusieurs fois, et, dans un moment de convulsion et de désespoir, elle ouvrit la bague qui renfermoit le poison, et prit rapidement ce qu'elle contenoit ; à peine eut-elle achevé cette action désespérée, qu'elle se prosterna contre terre ; après y être restée quelques instans, elle se releva plus calme, mais absorbée dans une méditation profonde.

-O mon Dieu ! dit-elle alors, qu'ai-je fait ? me suis-je rendue coupable ? ne puis-je plus espérer votre miséricorde ? il falloit le suivre jusqu'au supplice, je lui devois cette dernière preuve de l'amour qui l'a perdu ; en aurois-je eu la force, sans la certitude de mourir ? Je pouvois me fier à la douleur, avec le temps elle m'auroit tuée ; mais ce temps redoutable, ô mon Dieu ! m'ordonniez-vous de le supporter ? ces tourmens étoient-ils nécessaires ? et les anges qui vous entourent ne se réjouiront-ils pas de les voir abrégés !

S'il me restoit un lien sur cette terre, si j'avois un père dont je pusse consoler la vieillesse, je vivrois, je le crois ; un devoir si sacré me l'auroit commandé : mais l'infortuné qui va périr étoit mon unique ami, et vous me l'ôtez ! O mon Dieu ! s'écria-t-elle en se jetant à genoux, le visage tourné vers le ciel ; on m'a souvent dit que vous ne pardonniez pas le crime que je viens de commettre, le trouble, l'égarement m'y ont conduite ; est-il vrai qu'à présent vous soyez inflexible ! suis-je plus criminelle que tous ceux qui ont été durs envers leurs semblables ? et cependant il en est tant, que sans doute parmi eux quelques-uns seront pardonnés ! vous m'aviez accordé la jeunesse, la beauté, tous les dons de la vie, et je la rejette loin de moi, cette vie ; il faut donc que j'aie bien souffert, et je souffrirois éternellement ! et vous n'accepteriez pas mon repentir ! non, vous l'acceptez, je le sens, une force nouvelle renaît en moi ; j'entends le char, j'entends les pieds des chevaux qui vont entraîner ce que j'aime ; je vais l'entretenir de vous, mon Dieu ! bénissez mes paroles, et, quand ma voix seroit impie, quand vous rejetteriez mes prières pour moi-même, faites que celui qui va m'entendre éprouve en m'écoutant les sentimens religieux qui obtiendront pour lui votre miséricorde !-Elle descendit alors d'un pas ferme, et rejoignit Léonce au moment où il montoit sur le char.

Delphine marcha près de lui, et les soldats, par pitié pour elle, ralentissoient la marche, et faisoient souvent arrêter la voiture, pour lui donner le temps de parler à Léonce. M. de Serbellane, qui la suivoit, répandoit de l'argent pour obtenir que personne ne s'opposât à ces instans de retard. Delphine eut d'abord le désir d'avouer à son ami qu'elle venoit de s'assurer la mort, elle auroit trouvé quelque douceur à lui confier cette funeste et dernière preuve de la tendresse passionnée qu'elle éprouvoit pour lui.

Mais tout entière à la solennité du devoir dont elle étoit chargée, elle craignit qu'après un tel aveu, Léonce, uniquement occupé d'elle, ne donnât plus un moment aux sentimens religieux dont elle vouloit le pénétrer ; et, quoi qu'il pût lui en coûter, elle résolut de taire son secret, pour entretenir Léonce de piété plutôt que d'amour.

En traversant la ville, la multitude qui les environnoit de toutes parts se permit d'indignes injures contre celui qu'elle croyoit criminel, puisqu'il étoit condamné. Léonce rougissoit et pâlissoit tour à tour, d'indignation et de fureur.-Dédaigne, lui disoit Delphine, ces misérables insultes. Bannis de ton âme tous les sentimens amers ; ah ! nous allons entrer dans le séjour de l'indulgence et de l'oubli, dans le séjour où nos ennemis ne seront point écoutés.

Vois ce ciel, comme il est pur, comme il est serein ! l'auteur de ces merveilles pourroit-il n'avoir abandonné que nous ? Cet asile vers lequel nos coeurs s'élancent, Léonce, c'est le nôtre ; nous y sommes appelés. L'amour que je sens pour toi ne m'a-t-il pas été inspiré par mon Créateur ? il ne désunira point deux êtres qu'il a rendus nécessaires l'un à l'autre. Léonce, ta conduite a été sans reproches, c'est la mienne seule qu'il faut accuser ; mais tu me feras recevoir dans la région du ciel qui t'est destinée. Tu diras, oui, tu diras que tu n'y serois pas bien sans moi. L'Être suprême t'accordera ton amie ; tu la demanderas, n'est-il pas vrai, Léonce ?-Delphine fut prête encore alors à tout révéler, en disant à Léonce quelle étoit l'action coupable dont il devoit implorer le pardon pour elle. Peut-être aussi désiroit-elle qu'il connût la véritable cause du courage extraordinaire qu'elle témoignoit, dans la plus terrible de toutes les situations ; mais Léonce leva vers le ciel un regard plein de courage et de confiance ; ce regard convainquit Delphine qu'elle avoit enfin inspiré à son ami les pieuses espérances qu'elle lui souhaitoit ; et elle craignit de détruire tout l'effet de ses paroles, en lui avouant de quelle faute sa religion même n'avoit pu la préserver.

Réprimant donc encore une fois tout ce qui pouvoit trahir son secret, Delphine rassembla ses forces, pour remplir dignement l'auguste mission dont elle s'étoit chargée.-Ne vois plus en moi, dit-elle à Léonce, celle qui partagea tes fautes, celle qui fut plus coupable encore. J'aimois la vertu, mais je n'avois point la force de l'accomplir, et Dieu, dans sa pitié, retire du monde la femme infortunée dont l'amour et le devoir ont déchiré le foible coeur. J'ai pris auprès de toi la place d'un homme religieux, qui auroit été vraiment digne de te parler au nom du ciel ; mais une voix qui t'est chère pouvoit pénétrer plus avant dans ton âme, et cette voix, écoute-la, Léonce, comme si la Divinité l'avoit pour un moment consacrée. Au milieu des terreurs qui nous environnent, lorsque la nature, amie de la vie, se révolte dans notre sein, la Providence éternelle nous voit et nous protège ; non, il est impossible que toutes les pensées, tous les sentimens qui nous animent soient anéantis ; notre esprit embrasse encore un immense avenir, notre coeur vit encore tout entier dans l'objet qu'il aime, et dans quelques minutes, sur cette plaine, où bientôt les roues de ce char vont nous entraîner, un fer romproit la trame de tant d'idées, de tant de sentimens, et les livreroit au vent qui disperse la poussière ! Ceux qui succombent lentement sous le poids des années peuvent croire à la destruction que d'avance ils ont ressentie ; mais nous qui marchons vers le tombeau tout pleins de l'existence, nous proclamons l'immortalité ! Il est vrai, ce temps qui s'écoule, ces armes qui se préparent, ce bruit sourd qui annonce déjà le coup mortel, remplissent d'effroi tous les sens, mais c'est un dernier effort de l'imagination trompée ; la vérité va nous rassurer, notre âme se retire en elle-même, et dans notre intime pensée, dans ce sanctuaire de l'amour et de la vertu, nous retrouvons un Dieu !

Ah ! Léonce, gloire et tourment de ma vie, objet de la passion la plus profonde ! c'est moi qui t'exhorte à la mort, c'est moi... la prière m'a donné une force surnaturelle, la prière, cet élan de l'âme qui nous fait échapper à la douleur, à la nature et aux hommes ; imite-moi, Léonce, cherche aussi ce refuge...-La longueur et la fatigue de la route faisoient disparoître la pâleur de Delphine ; ses yeux avoient une expression dont rien ne peut donner l'idée ; les sentimens les plus passionnés et les plus sombres s'y peignoient à la fois ; et, malgré les douleurs cruelles qu'elle commençoit à sentir, et qu'elle tâchoit de surmonter, sa figure étoit encore si ravissante, que les soldats eux-mêmes, frappés de tant d'éclat, s'écrioient :-Qu'elle est belle ! et baissoient, sans y songer, leurs armes vers la terre en la regardant. Léonce entendit ce concert de louanges, et lui-même, enivré d'amour, il prononça ces mots à voix basse :-Ah Dieu ! que vous ai-je fait pour m'ôter la vie, le plus grand des biens avec elle ?-Delphine l'entendit.-Mon ami, reprit-elle, ne nous trompons pas sur le prix que nous attacherions maintenant à l'existence ; nous ne voyons plus que des biens dans ce que nous perdons, et nous oublions, hélas ! combien nous avons souffert ! Léonce, je t'aimois avec idolâtrie, et cependant, du jour où l'ingratitude de l'amitié me fut révélée, je reçus une blessure qui ne s'est point fermée. Léonce, des êtres tels que nous auroient toujours été malheureux dans le monde, notre nature sensible et fière ne s'accorde point avec la destinée ; depuis que la fatalité empêcha notre mariage, depuis que nous avons été privés du bonheur de la vertu, je n'ai pas passé un jour sans éprouver au coeur je ne sais quelle gêne, je ne sais quelle douleur qui m'oppressoit sans cesse.

Ah ! N'est-ce rien que de ne pas vieillir, que de ne pas arriver à l'âge où l'on auroit peut-être flétri notre enthousiasme pour ce qui est grand et noble, en nous rendant témoins de la prospérité du vice et du malheur des gens de bien ! vois dans quel temps nous étions appelés à vivre, au milieu d'une révolution sanglante, qui va flétrir pour long-temps la vertu, la liberté, la patrie ! mon ami, c'est un bienfait du ciel qui marque à ce moment le terme de notre vie. Un obstacle nous séparoit, tu n'y songes plus maintenant, il renaîtroit si nous étions sauvés ; tu ne sais pas de combien de manières le bonheur est impossible. Ah ! n'accusons pas la Providence, nous ignorons ses secrets ; mais ils ne sont pas les plus malheureux de ses enfans, ceux qui s'endorment ensemble sans avoir rien fait de criminel, et vers cette époque de la vie où le coeur encore pur, encore sensible, est un hommage digne du ciel.-Ces douces paroles avoient attendri Léonce, et pendant quelques momens il parut plongé dans une religieuse méditation.-Tout à coup, en approchant de la plaine, la musique se fit entendre, et joua une marche, hélas ! bien connue de Léonce et de Delphine. Léonce frémit en la reconnoissant :-O mon amie ! dit-il, cet air, c'est le même qui fut exécuté le jour où j'entrai dans l'église pour me marier avec Matilde.

Ce jour ressembloit à celui-ci. Je suis bien aise que cet air annonce ma mort. Mon âme a ressenti dans ces deux situations presque les mêmes peines ; néanmoins je te le jure, je souffre moins aujourd'hui.-Comme il achevoit ces mots, la voiture s'arrêta devant la place où il devoit être fusillé. Il ne voulut plus alors s'abandonner à des sentimens qui pouvoient affoiblir son coeur.

Il descendit rapidement du char, et s'avança en faisant signe à M. de Serbellane de veiller sur Delphine.

Se retournant alors vers la troupe dont il étoit entouré, il dit, avec ce regard qui avoit toujours commandé le respect :-Soldats, vous ne banderez pas les yeux à un brave homme ; indiquez-moi seulement à quelle distance de vous il faut que je me place, et visez-moi au coeur ; il est innocent et fier, ce coeur, et ses battemens ne seront point hâtés par l'effroi de la mort. Allons.-Avant de s'avancer à la place marquée, il se retourna encore une fois vers Delphine ; elle étoit tombée dans les bras de M. de Serbellane, il se précipita vers elle, et entendit M. de Serbellane qui s'écrioit :-Malheureuse ! elle a pris le poison quelle m'avoit demandé pour Léonce ; c'en est fait, elle va mourir !

-Léonce alors jeta des cris de désespoir, qui arrachèrent des larmes à tous ceux qui l'avoient vu si calme, un moment auparavant, quand il marchoit à la mort ; personne n'osoit prononcer un mot, ni faire un mouvement, en contemplant ce cruel spectacle. Delphine revint à elle, à travers les convulsions de la mort, et put encore dire à Léonce, qui tenoit sa main à genoux :-Mon ami, je devois mon courage à la mort que je portois dans mon sein. Et comme Léonce s'accusoit de barbarie, pour avoir consenti qu'elle le suivît jusqu'au supplice :-Ah ! mon ami, lui dit-elle encore, remercie la nature de m'avoir épargné les heures où je t'aurois survécu ; pardonne-moi, Léonce, si j'ai imposé la plus grande douleur à l'âme la plus forte, c'est toi qui d'un instant me survis ; je ne meurs pas sans toi, ma main tient encore la tienne, le dernier souffle de ma vie est recueilli dans ton sein.

Ces soldats, je les vois là, prêts à te saisir... Ah, Dieu ! de quel mal me sauve la mort !-Elle expira. Léonce se précipita sur la terre à côté d'elle, en la tenant embrassée. Les soldats eux-mêmes, attendris, restoient à quelque distance, et sembloient ne plus songer à remplir leur cruel emploi ; quelques-uns s'écrioient :-Non, nous ne tuerons pas ce malheureux homme ; c'est bien assez que sa pauvre maîtresse ait péri de douleur ; non, qu'il s'en aille, nous ne tirerons pas sur lui.-Léonce les entendit, et, se relevant avec une fureur sans bornes, il s'écria :-Juste ciel ! il ne vous restoit plus, barbares, qu'à vouloir m'épargner après l'avoir tuée. Tirez à l'instant, tirez.-Et il vouloit s'approcher d'eux, mais il portoit toujours le corps sans vie de sa maîtresse, et tout à coup il frémit d'horreur à l'idée que cette belle image de son amie pourroit être défigurée par les coups qu'on dirigeroit sur lui ; retournant donc vers M. de Serbellane, il remit entre ses bras Delphine, qui sembloit dormir en paix sur le sein de son ami :-Il faut m'en séparer, dit-il, afin que ses nobles restes ne soient point outragés par des barbares. Réunissez-nous tous les deux dans le même tombeau ; c'est là que, dans un repos éternel, mon innocente amie me pardonnera mes fautes et ses malheurs.-En achevant ces mots, il s'éloigna : quand il fut en face des soldats, ils balancèrent encore, et leurs gestes exprimoient qu'ils ne vouloient plus obéir à l'ordre qui leur avoit été donné. Un instant de vie de plus faisoit souffrir mille maux à Léonce ; tout-à-fait hors de lui, il eut recours à l'insulte, chercha tout ce qui pouvoit allumer la colère des soldats, les menaça de se jeter sur eux, s'ils ne tiroient pas sur lui ; et les appelant enfin des noms qui pouvoient les irriter davantage, l'un d'eux s'indigna, reprit son fusil qu'il avoit jeté à terre, et dit :-Puisqu'il le veut, qu'il soit satisfait.-Il tira, Léonce fut atteint, et tomba mort.

M. de Serbellane rendit à ses amis les derniers devoirs. Il les réunit dans un tombeau qu'il fit élever sur le bord d'une rivière, au milieu de peupliers, et partit pour la Suisse, afin de veiller sur la destinée d'Isore, que la perte de Delphine avoit jetée dans la plus profonde douleur ; il écrivit à sa mère, et en obtint la permission de conduire sa fille à mademoiselle d'Albémar, à qui cet intérêt seul pouvoit faire supporter la vie, après la perte de Delphine. M. de Lebensei s'acquit un nom illustre dans les armées françoises. Pourquoi le caractère de Léonce de Mondoville ne lui permit-il pas d'avoir cette glorieuse destinée ?

M. de Serbellane qui, avec une âme naturellement calme, faisoit toujours ce que les sentimens les plus tendres et les plus exaltés peuvent inspirer, revint en France, au péril de sa vie, pour visiter encore une fois le tombeau de ses amis, et s'assurer que l'homme à qui il en avoit confié la garde l'avoit défendu de toute insulte, au milieu de la guerre. Voici l'un des fragmens de la lettre qu'il écrivoit en revenant de ce voyage pieux envers l'amitié.

«Je me sens mieux, disoit-il, depuis que je me suis reposé quelque temps près de leurs cendres. Je me répétois sans cesse qu'ils n'avoient point mérité leur malheur ; je ne me dissimulois point leurs torts ; Léonce auroit dû braver l'opinion dans plusieurs circonstances où le bonheur et l'amour lui en faisoient un devoir, et Delphine, au contraire, se fiant trop à la pureté de son coeur, n'avoit jamais su respecter cette puissance de l'opinion, à laquelle les femmes doivent se soumettre ; mais la nature, mais la conscience apprend-elle cette morale instituée par la société, qui impose aux hommes et aux femmes des lois presque opposées ? et mes amis infortunés devoient-ils tant souffrir pour des erreurs si excusables ? Telles étoient mes réflexions, et rien n'est plus douloureux pour le coeur d'un honnête homme, que l'obscurité qui lui cache la justice de Dieu sur la terre.»

Mais un soir que j'étois assis près de la tombe où reposent Léonce et Delphine, tout à coup un remords s'éleva dans le fond de mon coeur, et je me reprochai d'avoir regardé leur destinée comme la plus funeste de toutes. Peut-être dans ce moment, mes amis, touchés de mes regrets, vouloient-ils me consoler, cherchoient-ils à me faire connoître qu'ils étoient heureux, qu'ils s'aimoient, et que l'Être-suprême ne les avoit point abandonnés, puisqu'il n'avoit pas permis qu'ils survécussent l'un à l'autre. Je passai la nuit à rêver sur le sort des hommes ; ces heures furent les plus délicieuses de ma vie, et cependant le sentiment de la mort les a remplies tout entières ; mais je n'en puis douter, du haut du ciel mes amis dirigeoient mes méditations ; ils écartoient de moi ces fantômes de l'imagination qui nous font horreur du terme de la vie ; il me sembloit qu'au clair de la lune, je voyois leurs ombres légères passer à travers les feuilles sans les agiter ; une fois je leur ai demandé si je ne ferois pas mieux de les rejoindre, s'il n'étoit pas vrai que sur cette terre les âmes fières et sensibles n'avoient rien à attendre que des douleurs succédant à des douleurs ; alors il m'a semblé qu'une voix, dont les sons se mêloient au souffle du vent, me disoit :-Supporte la peine, attends la nature, et fais du bien aux hommes.-J'ai baissé la tête, et je me suis résigné ; mais, avant de quitter ces lieux, j'ai écrit, sur un arbre voisin de la tombe de mes amis, ce vers, la seule consolation des infortunés que la mort a privés des objets de leur affection :

On ne me répond pas, mais peut-être on m'entend.»

FIN.

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